CHANT III (1-743) - SCOLIES DU CHANT III
ARGONAUTIQUES
CHANT III
SOMMAIRE
Invocation à Érato (1-5) — Héra et Athéné se concertent sur les moyens de venir en aide aux Argonautes (6-35) — Les deux déesses se rendent chez Cypris pour lui demander de faire intervenir Éros (36-110). — Cypris obtient de son fils qu'il aille frapper d'une flèche Mèdée, fille d'Aiétès (111-166). — Jason expose aux Argonautes son plan de conduite (167-209). — Arrivée de Jason et de quelques compagnons choisis au palais d'Aiétès (210-274). — Éros perce Médée d'une flèche (275-298). — Entrevue d'Aiétès et des héros; Jason s'engage à entreprendre le travail imposé par le roi (299-438). — Angoisses de Médée, occupée du souvenir de Jason (439-470). — Délibération des héros : sur les conseils d'Argos, on décide d'avoir recours à l'intervention de Chalciopé auprès de Médée (471-575) — Projets d'Aiétès contre les Argonautes (576-608). — Médée promet à Chalciopé de secourir ses fils et leurs compagnons (609-743). — Après de longues hésitations, Médée se dispose a porter à Jason les substances magiques (744-824). — Médée va avec ses suivantes au temple d'Hécate pour y rencontrer Jason (829-911). — Jason s'y rend de son côté; entrevue du héros avec la jeune fille (912-1145). — Retour de Médée dans sa. maison (1146-1162). — Aiétès remet les dents du dragon aux envoyés de Jason (1163-1190). — Jason offre un sacrifice nocturne a Hécate (1191-1224). — Aiètés se dispose à aller assister a la lutte de Jason contre les taureaux (1225-1245). — Jason se prépare à la bataille (1246-1277). — Jason met les taureaux sous le joug et force les géants à se tuer entre eux (1278-1407).
Νὺξ μὲν ἔπειτ' ἐπὶ γαῖαν ἄγεν κνέφας· οἱ δ' ἐνὶ
πόντῳ
Ἀλλὰ μάλ' οὐ Μήδειαν ἐπὶ γλυκερὸς λάβεν ὕπνος.
« Δειλὴ ἐγώ, νῦν ἔνθα κακῶν ἢ ἔνθα γένωμαι;
Ἠ, καὶ φωριαμὸν μετεκίαθεν, ᾗ ἔνι πολλὰ |
v. 744-824. Cependant la nuit étendait ses ombres sur la terre: en mer, les matelots s'endormaient en contemplant de leur navire l'Hélice et les astres d'Orion ; le moment du sommeil était souhaité du voyageur en route et du gardien qui veille aux portes. La mère elle-même qui vient de voir mourir ses enfants, était enveloppée dans la torpeur d'un assoupissement profond; l'aboiement des chiens ne s'entendait plus dans la ville ; plus de rumeur sonore ; le silence possédait les ténèbres de la nuit. Mais Médée n'était pas envahie par le doux sommeil. 115 Bien des inquiétudes, nées de son amour pour Jason, la tenaient éveillée : elle redoutait la force puissante des taureaux par qui — sort indigne! — il était destiné à être tué dans le champ d'Arès. Sans cesse, son cœur bondissait dans sa poitrine. Tel, dans une chambre, un rayon de soleil bondit, reflété par l'eau qui vient d'être versée dans un chaudron ou dans une terrine; agité par un rapide tournoiement, il sautille çà et là : de même, le cœur de la jeune fille tourbillonnait dans sa poitrine. Des larmes de pitié coulaient de ses yeux; une douleur intime ne cessait de l'accabler de consumer toutes les parties de son corps, autour des nerfs minces, et surtout à la nuque, au nerf le plus bas derrière la tête; c'est là que pénètre la souffrance la plus insupportable, quand les Éros ne se lassent pas de lancer dans l'âme les tourments d'amour. Elle se disait tantôt qu'elle donnerait la substance pour calmer les taureaux, tantôt qu'elle ne le ferait pas; elle pensait à périr elle-même, puis à ne pas mourir, à ne pas donner la substance, à supporter son mal sans rien faire. Puis, s'étant assise, elle réfléchit et dit : « Infortunée que je suis! Entourée de malheurs, de quel côté me laisser aller! Partout, des incertitudes pour mon âme : aucun remède à ma souffrance, elle est toujours là qui me brûle. Oh ! si Artémis, de ses flèches rapides, avait pu me tuer avant qu'il me fût apparu, avant que les fils de Chalciopé fussent partis vers la terre Achéenne : eux qu'un dieu ou une Érinys a ramenés ici de là-bas, pour nous porter de lamentables angoisses. Qu'il périsse en combattant, si la fatalité veut qu'il meure dans ce champ ! Comment, en effet, pourrais-je, à l'insu de mes parents, préparer ces substances magiques? Quelle fable dire? Quelle ruse, quelle habileté secrète pourrait dissimuler l'aide que je lui donnerais? Et lui! loin de ses compagnons, l'entretiendrai-je amicalement, le voyant seul? Malheureuse ! Quand même il mourrait, je n'espère pas être délivrée de mes tourments! La douleur nous entourerait, fût-il privé de la vie! Adieu 116 pudeur, adieu honneur! Sauvé, grâce à moi, sain et sauf, là où son cœur le poussera, qu'il s'en aille! Quant à moi, ce jour-là même où il aura livré son combat, puissé-je mourir pendue par le cou à la poutre qui soutient le toit, ou rassasiée des poisons qui détruisent la vie. Mais, morte ainsi, les railleries me poursuivront; et, au loin, la ville entière proclamera ma destinée; et, passant de bouche en bouche, je serai indignement outragée par les Colchiennes, moi, la morte par excès d'amour pour un homme étranger, la fille opprobre de ses parents et de sa maison, la fille qui s'est abandonnée à une folle passion! Quelle ne sera pas mon infamie! Hélas, malheur à moi, quelle destinée! Il me serait bien meilleur de quitter la vie dans ma chambre, cette nuit même, par une mort imprévue qui m'éviterait ces hontes; il me vaudrait mieux mourir, ayant d'avoir mis à exécution cette action misérable, à laquelle je n'ose donner un nom! » Elle dit, et alla chercher un coffret où étaient enfermées beaucoup de substances, les unes salutaires, les autres funestes. L'ayant placé sur ses genoux, elle se lamentait; elle inondait, sans s'arrêter, sa poitrine de larmes qui coulaient et se répandaient, pendant qu'elle déplorait sa destinée. Elle désirait choisir des poisons meurtriers pour s'en rassasier; elle avait déjà défait les liens du coffret, dans le désir d'en tirer ces poisons, la malheureuse! Mais, tout à coup, la terreur de l'odieux Adès pénétra son âme. Elle resta muette longtemps, et, autour d'elle, toutes les occupations de la vie, qui sont douces au cœur, apparaissaient. Elle se souvenait des plaisirs qui charment les vivants; jeune fille, elle se souvenait des compagnes de son âge et de leur gaieté; et la vue du soleil lui devenait plus douce qu'auparavant, à mesure qu'elle repassait toutes ces choses dans son esprit. Alors elle enleva le coffret de dessus ses genoux; l'influence d'Héra changeait son âme, ses pensées n'étaient plus hésitantes. Elle n'avait plus qu'un désir : voir le plus tôt possible Eos se lever, pour lui donner, à lui, les substances qu'elle avait promises, pour paraître en sa présence. Bien des fois elle 117 défit les verrous de ses portes, épiant les clartés de l'aube. Érigène lui envoya enfin la lumière bien-aimée, et déjà, dans la ville, tous étaient en mouvement.
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825 Ἔνθα κασιγνήτους μὲν ἔτ' αὐτόθι μεῖναι ἀνώγει
Ἡ δ' ἐπεὶ οὖν τὰ πρῶτα φαεινομένην ἴδεν ἠῶ
Αὐτὴ δ' ἡνί' ἔδεκτο καὶ εὐποίητον ἱμάσθλην |
V. 825-911. Cependant Argos ordonnait à ses frères de demeurer encore là où ils étaient, afin d'observer les dispositions et les projets de la jeune fille. Quant à lui, il retourna au vaisseau dont il était jusque alors resté éloigné. Mais, dès que la jeune fille eut aperçu les premières lueurs d'Éos, elle lia de ses mains ses blonds cheveux, qui flottaient abandonnés à eux-mêmes en désordre; elle essuya ses joues ou les larmes s'étaient séchées; grâce à un enduit aussi doux que le nectar, elle rendit son corps brillant. Elle revêtit un beau péplos attaché par des agrafes bien arrondies; et, sur sa tête divine, elle jeta un voile blanc. Alors, circulant dans le palais, elle foulait aux pieds le sol, oublieuse des angoisses présentes qui étaient sans nombre, et de celles qui devaient plus tard s'élever devant elle. Elle avait douze esclaves qui, toutes, étaient du même âge et habitaient dans le vestibule de sa chambre parfumée; elles n'avaient jamais paré un lit qui leur fût commun avec un homme : elle leur ordonna de mettre en hâte les mules sous le joug de son char pour la conduire au temple splendide d'Hécate. Aussitôt, les servantes préparaient le char; elle tira cependant de son coffret profond un poison qu'on appelle, dit-on, du nom de Prométhée. Si, après avoir apaisé par des sacrifices nocturnes Coré, fille unique de sa mère, on s'enduit le corps du suc de cette plante, on est sur d'être invulnérable aux blessures de l'airain, et de ne pouvoir être dompté par l'ardeur du feu : au contraire, on devient, ce jour-là, plus remarquable en force et en courage. Cette plante est née pour la première fois alors que l'aigle carnassier laissait couler sur les coteaux boisés du Caucase le sang divin du misérable Prométhée. Sa fleur, haute d'une coudée environ, apparut semblable à peu prés par la couleur au safran de Corycie: elle s'élevait sur deux tiges jumelles; et, dans la terre, la racine se développait, pareille à de la chair que l'on vient de couper. Son 118 suc, semblable au suc noir des chênes des montagnes, la jeune fille l'avait recueilli pour ses enchantements dans une coquille des bords de la mer Caspienne, après s'être lavée sept fois dans des eaux qui ne tarissent jamais, après avoir appelé sept fois Brimô, nourricière de la jeunesse, Brimô errante la nuit, déesse souterraine, maîtresse des enfers : Médée l'avait invoquée, couverte d'un sombre manteau, au milieu de l'obscurité lugubre. Les noires entrailles de la terre étaient ébranlées par un gémissement, qui sortait de leurs profondeurs, au moment où la racine Titanienne était tranchée; et lui-même il gémissait, le fils de Japet, agité dans son cœur par l'excès de la souffrance. L'ayant donc enlevée, elle l'avait nouée dans la ceinture parfumée qui était placée au-dessous de sa poitrine divine. Sortie de la maison, elle monta sur le char rapide, et, avec elle, deux esclaves montèrent de chaque côté; elle prit dans la main droite les rênes et le fouet artistement travaillé, et elle conduisit à travers la ville; les autres esclaves, se tenant cramponnées par derrière au coffre d'osier adapté au char, couraient dans la large rue, retroussant leurs fines tuniques jusqu'à leur genou blanc. —Telle, après s'être baignée dans les eaux tièdes du Parthénios ou du fleuve Amnisos, la fille de Létô, montée sur son char d'or, se fait emporter par ses biches rapides à travers les collines, et vient de loin pour une hécatombe qui exhale une forte odeur de graisse; elle est suivie par la foule des Nymphes, ses compagnes, qui se sont rassemblées, les unes à la source même de l'Amnisos, les autres dans les bois et au milieu des rochers d'où les cours d'eau jaillissent en abondance. Et, tout autour de la déesse qui s'avance, les bêtes sauvages, pleines d'effroi, remuent la queue en poussant des rugissements craintifs: telles, les jeunes filles s'avançaient par la ville; tout autour le peuple se retirait pour éviter les yeux de la vierge royale. — Mais une fois sortie des quartiers bien bâtis de la ville, quand elle fut arrivée, à travers champs, vers le temple, alors, en cet endroit même, elle se hâta de descendre de son char 119 aux roues rapides, et elle parla ainsi à ses servantes : « Mes amies, j'ai commis une grande faute; je n'ai pas songé au ressentiment que doivent éprouver contre nous ces hommes étrangers qui vont et viennent sur notre sol. Toute la ville est dans le trouble et la confusion : aussi, il n'est venu aucune de ces femmes, qui auparavant s'assemblaient ici chaque jour. Mais, puisque nous voilà arrivées, puisqu'il n'y a personne autre que nous, allons, nous pouvons, sans nous gêner, charmer notre cœur par des chants agréables, en cueillant les belles fleurs de cette tendre prairie. Puis, nous reviendrons, quand il en sera temps. D'ailleurs, vous pourrez rentrer aujourd'hui à la maison en rapportant bien des richesses, si vous approuvez mon dessein. Car Argos me circonvient par ses discours, ainsi que Chalciopé elle-même: — mais gardez dans le silence de votre cœur ce que vous entendez de moi; il ne faut pas que ces paroles parviennent aux oreilles de mon père. — Ils veulent donc que cet étranger, qui s'est engagé à lutter contre les taureaux, je l'arrache, moyennant des présents que je recevrai, aux funestes dangers de ce combat. J'ai accueilli cette demande, et je fais venir devant moi l'étranger, seul, sans ses compagnons, pour que nous partagions entre nous les présents qu'il pourra porter; quant à nous, nous lui donnerons quelque substance funeste. Pour vous, éloignez-vous de moi, quand il viendra. »
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Ὧς ηὔδα· πάσῃσι δ' ἐπίκλοπος ἥνδανε μῆτις.
Ἔνθ' οὔπω τις τοῖος ἐπὶ προτέρων γένετ' ἀνδρῶν,
Ἔστι δέ τις πεδίοιο κατὰ στίβον ἐγγύθι νηοῦ
Ἴσκεν ἀτεμβομένη· μείδησε δὲ Μόψος ἀκούσας
Ἠ ῥα περιφραδέως, ἐπὶ δὲ σχεδὸν ᾔνεον ἄμφω.
975 « Τίπτε με, παρθενική, τόσον ἅζεαι, οἶον ἐόντα;
Ὧς φάτο κυδαίνων· ἡ δ' ἐγκλιδὸν ὄσσε βαλοῦσα
« Φράζεο νῦν, ὥς κέν τοι ἐγὼ μητίσομ' ἀρωγήν.
Ὧς ἄρ' ἔφη, καὶ σῖγα ποδῶν πάρος ὄσσε βαλοῦσα
Ὧς φάτο· τὸν δὲ καὶ αὐτὸν ὑπήιε δάκρυσι κούρης
Ὧς φάτο, μειλιχίοισι καταψήχων ὀάροισιν.
Ὧς ἄρ' ἔφη, ἐλεεινὰ καταπροχέουσα παρειῶν
Ὧς φάτο· τῇ δ' ἔντοσθε κατείβετο θυμὸς ἀκουῇ, |
V. 912-1145. Elle parla ainsi, et ce plan perfide leur plaisait à toutes. Or, bientôt après, ayant emmené à l'écart de ses compagnons l'Aisonide seul, Argos, qui avait déjà appris de ses frères que la jeune fille viendrait dès le matin au temple sacré d'Hécate, conduisait le héros à travers la plaine. A leur suite venait l'Ampycide Mopsos, habile à tirer des présages des oiseaux qu'il apercevait, habile à conseiller ceux avec qui il allait. Certes, à ce moment, personne parmi les anciens héros, ceux qui étaient nés du sang de Zeus lui-même ou des autres dieux, personne n'était tel que parut Jason en ce jour, 120 tant l'épouse de Zeus avait donné de charmes à son aspect et à sa parole. A sa vue, ses compagnons eux-mêmes étaient frappés d'admiration, car il resplendissait de grâces. Et, pendant la route, l'Ampycide était rempli de joie, car il prévoyait à peu près tout ce qui allait arriver. Or, il y avait sur la route de la plaine, prés du temple, un peuplier à qui ses feuilles sans nombre faisaient une chevelure touffue; les corneilles bavardes avaient coutume de s'y percher. Au moment où les héros passaient, un de ces oiseaux se plaça, d'un mouvement d'ailes, sur une des hautes branches, et interpréta ainsi la volonté d'Héra : « Méprisable est le devin qui n'a pas su concevoir dans son esprit ce que savent les enfants eux-mêmes : certes, la vierge ne dira à ce jeune homme aucune parole de bienveillance ou d'amour, tant qu'il sera accompagné par d'autres hommes, par des intrus. Va-t-en, ô mauvais devin, ô mauvais conseiller! Ni Cypris ni les aimables Éros ne te protègent de leurs faveurs. » Elle lui adressa ces reproches; Mopsos sourit en entendant la voix de l'oiseau, inspirée par la divinité, et il dit : «Aisonide, va donc vers le temple de la déesse, où tu trouveras la jeune fille; elle sera bien disposée en ta faveur, grâce à Cypris qui luttera avec loi dans tes épreuves, suivant ce qu'a prédit l'Agénoride Phinée. Quant à nous, Argos et moi, en attendant que tu reviennes, nous resterons ici même à l'écart. Seul avec elle, prie-la, persuade-la par d'habiles discours. » II parla ainsi avec sagesse : les deux héros s'empressèrent de l'approuver. De son côté, Médée, malgré ses chants, ne pouvait penser qu'à Jason; tous les jeux accompagnés de chant, quel que fût celui auquel elle se livrât, étaient impuissants à la charmer longtemps. Mais elle s'interrompait, pleine d'angoisses, et ne pouvait tenir un instant en repos ses yeux fixés sur le groupe de ses servantes : elle regardait au loin sur la route, la tête fixée en avant. Certes, son cœur battait à se rompre dans sa poitrine, chaque fois 121 qu'il lui semblait entendre passer rapidement le bruit d'un pas ou celui du vent. Mais bientôt il apparut à ses yeux qui l'attendaient, s'élevant rapide vers elle, tel que Seirios s'élève de l'Océan : il est beau sans doute et resplendissant aux yeux, mais il amène bien souvent pour les troupeaux des misères affreuses. Aussi beau à voir s'avançait l'Aisonide dont la vue causa à Médée des peines terribles. Le cœur de la jeune fille cessa de battre dans sa poitrine; ses yeux s'enveloppèrent de ténèbres; une ardente rougeur couvrit ses joues, et ses genoux ne pouvaient la faire avancer ni reculer : mais ses pieds étaient cloués au sol sous elle. Et cependant, toutes ses servantes s'étaient retirées bien loin d'elle et de lui. Ils se trouvaient en présence tous les deux, silencieux, incapables de parler, semblables à des chênes ou à de hauts sapins qui, côte à côte, ont poussé leurs racines dans les montagnes, calmes, alors que les vents se taisent : mais si l'impétuosité des vents s'élève, les arbres s'agitent et retentissent d'un bruit immense. C'est ainsi qu'ils allaient s'entretenir ardemment tous les deux, sous le souffle d'Éros. L'Aisonide reconnut que la jeune fille était atteinte du mal envoyé par les dieux, et il lui adressa ces paroles pleines de douceur : « Pourquoi, jeune fille, un tel trouble en face de moi, alors que je suis seul? Non certes, je ne suis pas ce que sont certains hommes insupportables par leur orgueil; et je n'ai jamais été ainsi, autrefois, quand j'habitais dans ma patrie. Ne crains donc pas, ô jeune fille, soit de m'interroger sur ce qui peut t'intéresser, soit d'exposer la première ce que tu as à dire. Puisque nous nous rencontrons, mutuellement animés de dispositions favorables, dans ce lieu divin, où une tromperie serait un sacrilège, interroge-moi et parle-moi avec franchise. Ne me joue pas avec des paroles aimables, puisque déjà tu as promis à ta propre sœur que tu me donnerais le charme nécessaire. C'est au nom d'Hécate elle- même que je te supplie, au nom de tes parents et de Zeus, qui étend sa main protectrice sur les étrangers et sur les 122 suppliants: je suis l'un et l'autre; c'est comme étranger et comme suppliant que je viens ici, forcé par la dure nécessité de t'implorer à genoux. Car, sans vous, je ne pourrai venir à bout de ce travail qui me cause bien des peines. Plus tard, je te témoignerai, comme il est juste, ma reconnaissance pour l'aide que tu m'auras donnée : je le ferai, comme on peut, quand on habite bien loin l'un de l'autre. Je rendrai célèbres ton nom et ta gloire; et, de même, les autres héros parleront de toi quand ils seront de retour en Hellade, et aussi les femmes et les mères des héros qui, peut-être déjà, pleurent notre sort, immobiles sur les rivages : c'est toi qui feras cesser leurs tristes soucis. Certes, autrefois Thésée fut délivré de ses funestes travaux par la vierge Minoïde, Ariane, qui était bien disposée pour lui, elle qu'avait enfantée Pasiphaé, la fille d'Hélios. Mais, après que Minos eut apaisé sa colère, montée sur le navire de Thésée avec lui, elle quitta sa patrie. Aussi les immortels eux-mêmes l'ont chérie, et, au milieu des régions supérieures de l'air, un signe céleste, une couronne d'étoiles, qu'on appelle couronne d'Ariane, accomplit toutes les nuits sa révolution parmi les constellations du ciel. C'est ainsi que les dieux te témoigneront de la reconnaissance, si tu sauves une si nombreuse troupe de héros. Et, certes, à voir le charme de tes traits, tu semblés parée d'une aimable bonté. » II lui dit ces paroles louangeuses; mais elle, la tète penchée, les yeux baissés, eut un sourire doux comme le nectar; son cœur se fondait, tant l'éloge l'exaltait. Puis elle leva les yeux et le regarda en face. Elle ne savait quelle parole lui dire pour commencer, et elle désirait ardemment lui tout dire à la fois. Et, d'abord, se livrant tout entière, elle tira de sa ceinture embaumée la substance magique : et lui, aussitôt, il la saisit dans ses mains, rempli de joie. Certes, elle aurait arraché toute son âme du fond de son cœur, bien heureuse de la lui donner s'il l'eût désirée. Si charmant était l'éclat qu'Eros faisait rayonner de la tête blonde 123 de l'Aisonide; ravis, les yeux de Médée étaient entraînés vers lui; une ardeur la brûlait : au fond de sa poitrine son âme se fondait, comme, sur les rosés, on voit se fondre les gouttes de rosée à l'ardeur des rayons du matin. Tantôt ils tenaient tous les deux les yeux fixés à terre, car ils étaient vaincus par la pudeur; tantôt, au contraire, ils se regardaient, et la joie détendait leurs sourcils par un aimable sourire. Enfin, à grand-peine, la jeune fille adressa ces paroles à Jason : «Maintenant, rends-toi compte de la manière dont je dois combiner le secours que je te prêterai. Quand tu seras allé vers mon père et qu'il t'aura donné à semer les funestes dents arrachées aux mâchoires du serpent, alors observe le moment exact qui divise en deux parties égales la nuit au milieu de sa course; alors, lave-toi dans le courant d'un fleuve dont les eaux ne tarissent jamais; et, seul, loin de tous, en vêtements sombres, creuse une fosse circulaire, et là égorge un agneau femelle et place crue et tout entière la victime sur un bûcher que tu auras construit avec soin dans la fosse même. Rends-toi propice Hécate, fille unique de Perses, en versant de ta coupe, comme libation, la substance produite dans les ruches des abeilles. Alors, aussitôt que tu te seras souvenu d'apaiser la déesse, hâte-toi de t'éloigner du bûcher. Que le bruit de pas que tu entendras ne te fasse pas retourner en arrière, pas plus que le hurlement des chiens. Sans quoi, tout ce que tu aurais fait deviendrait inutile, et toi-même tu ne retournerais pas dans un état convenable vers tes compagnons. Au matin, fais fondre cette substance magique, et, nu, frottes-en complètement ton corps, comme on fait d'un onguent : alors tu auras une force immense, une grande vigueur; tu ne te croirais plus égal aux hommes, mais aux dieux immortels. Que non seulement ta lance, mais aussi ton bouclier et ton épée soient enduits de la substance. Tu seras de la sorte invulnérable aux lances pointues des hommes fils de la terre, et à la flamme irrésistible que lancent les funestes taureaux. 124 Tu ne resteras pas longtemps en cet état, mais ce jour-là seulement: aussi, n'hésite en rien à engager la lutte. Je vais te donner, en outre, une autre indication utile: quand tu auras mis sous le joug les bœufs robustes, et labouré rapidement toute la rude jachère, grâce à la force de tes bras et à ton courage, quand déjà les géants seront montés comme des épis du fond des sillons — moisson née des dents du serpent semées dans la glèbe noire, — si tu vois qu'ils se dressent nombreux dans le champ, lance, sans qu'ils s'en aperçoivent, une pierre des plus solides. A cause d'elle, semblables à des chiens affamés autour d'un aliment, ils se tueront les uns les autres. Alors, empresse-toi d'aller toi-même droit au combat; tu pourras ainsi emporter la toison en Hellade, bien loin d'Aia. Va cependant là où il te plaît d'aller au loin, étant parti d'ici. » Elle dit; puis, silencieuse, tenant les yeux baissés et fixés à ses pieds, ses joues s'arrosèrent d'une violente pluie de larmes chaudes, à la pensée qu'il dût aller bien loin d'elle errer sur la mer. Elle lui adressa de nouveau des paroles affligées et lui saisit la main droite: car la modeste pudeur avait quitté ses yeux : « Souviens-toi, si du moins tu reviens un jour dans ta patrie, souviens-toi du nom de Médée, comme moi aussi je me souviendrai de celui qui sera parti. Mais dis-moi de bon cœur où est ta demeure, quelle route ton navire prendra sur la mer en partant d'ici? Dois-tu aller auprès de l'opulente Orchomène ou aux environs de l'île d'Aia? Parle-moi de cette jeune fille que tu m'as nommée, enfant illustre de Pasiphaé, qui est la sœur de mon père. » Elle parla ainsi : mais lui, avec les larmes de la jeune fille, le cruel amour le pénétrait, et il répondit de son côté en ces termes: «Certes, jamais, ni jour ni nuit, je ne pense t'oublier, si j'échappe au destin, si je puis réellement me réfugier sain et sauf en Achaïe, au cas où Aiétès ne placera pas devant nous quelque travail plus funeste encore. Mais, s'il te plaît de savoir ce qu'est notre patrie, je vais 125 t'en parler : moi-même, mon cœur m'y pousse ardemment. C'est une terre entourée de hautes montagnes; elle est tout à fait abondante en brebis et en gras pâturages; c'est là que l'Iapétide Prométhée a engendré le bienfaisant Deucalion qui, le premier, a bâti des villes et élevé des temples aux dieux immortels, et qui le premier a régné sur les hommes. Les peuples voisins de ce pays l'appellent Haimonie. C'est là que se trouve lolcos, ma ville; c'est là que se trouvent beaucoup d'autres villes pleines d'habitants : on n'y connaît, même pas de nom, l'île d'Aia. C'est de ce pays que Minyas partit, l'Aiolide Minyas, qui, dit-on, alla fonder la ville d'Orchomène, dans le voisinage des peuples de Cadinos. Mais, pourquoi te raconter toutes ces choses inutiles sur nos demeures, sur la fille de Minos, Ariane, dont la renommée s'est étendue bien loin? Car elle a reçu le nom charmant de vierge aimable, celle sur qui tu m'interroges. Minos a convenu avec Thésée de la lui donner : plaise au ciel que, de même, ton père s'accorde avec nous!» Il dit, la caressant par l'intimité de ses douces paroles; mais elle avait le cœur tourmenté par de pénibles angoisses, et c'est avec une grande tristesse qu'elle lui adressa ces plaintes désolées : « En Hellade, il peut être beau d'avoir égard à de telles conventions d'alliance. Mais Aiétès n'est pas parmi les hommes ce qu'était, comme tu viens de me le dire, Minos, époux de Pasiphaé; et moi, je ne me juge pas égale à Ariane. Aussi, ne parle plus d'amitié faite avec un étranger. Je ne te demande qu'une chose : de retour à lolcos, souviens- toi de moi; et moi aussi, en dépit de mes parents, je me souviendrai de toi. Et que, de là-bas, il nous vienne quelque vague rumeur ou quelque oiseau messager, le jour où tu m'auras oubliée! Ou que moi-même, les tempêtes rapides m'enlèvent par-dessus les flots d'ici à lolcos, pour que j'arrive devant toi t'accabler de reproches et te rappeler que c'est grâce à mon secours que tu as échappé à la mort. Ah! plût au ciel qu'il me fût permis de me trouver ainsi à l'improviste dans ton palais, à ton foyer!» 126 Elle parla ainsi, et des larmes pitoyables coulaient sur ses joues. Mais il lui dit à son tour : « Amie, laisse errer les vaines tempêtes et les oiseaux messagers, car tu prononces des paroles inutiles. En effet, si tu viens dans ma demeure sur la terre d'Hellade, tu seras honorée par les femmes et par les hommes, tu seras un objet de respect. Tous te vénéreront en toute chose, comme une divinité, puisque les fils de ceux-ci auront pu revenir à la maison grâce à tes conseils, puisque les frères, les amis et les jeunes époux de celles-là auront été arrachés par toi à tout danger. Et tu partageras notre couche qui sera ton lit nuptial de jeune femme légitime : rien ne nous séparera dans notre amour jusqu'au moment où la mort fixée par le destin nous enveloppera dans son ombre. » II dit; à ces mots, le cœur de la jeune fille défaillait. En présence des crimes affreux qu'il faudrait commettre, elle frissonna d'horreur, la malheureuse! Et cependant, elle ne devait pas longtemps refuser d'aller habiter en Hellade. En effet, Héra méditait que, pour la perte de Pélias, la jeune fille d'Aia, Médée, vînt dans la ville sacrée d'Iolcos, ayant quitté sa patrie. Déjà les esclaves, qui observaient de loin avec curiosité, s'inquiétaient en silence : à ce moment de la journée, il devenait nécessaire que la jeune fille retournât à la maison, vers sa mère. Mais elle ne se serait jamais souvenue qu'il fallait rentrer — car son cœur se charmait à contempler Jason, à écouter ses douces paroles — si l'Aiso- nide, soucieux enfin de leur sûreté, ne lui avait dit : « II est temps de nous séparer; que le coucher du soleil ne nous prévienne pas, ou quelque étranger pourrait tout deviner. Nous reviendrons ici et nous nous retrouverons. »
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Ὧς τώγ' ἀλλήλων ἀγανοῖς ἐπὶ τόσσον ἔπεσσιν |
v. 1146-1162. C'est ainsi que longtemps, avec de douces paroles, ils éprouvèrent leurs sentiments mutuels; et, ensuite, ils s'arrachèrent l'un à l'autre. Car Jason, plein de joie, se mit en route pour rejoindre le navire et ses compagnons. Mais elle se dirigea vers ses esclaves qui toutes ensemble s'approchèrent à sa rencontre; et, cependant, Médée ne s'aperçut 127 pas que ses suivantes l'entouraient : car, loin de la terre, son âme s'était envolée dans les nuages. D'un mouvement machinal de ses pieds, elle monta sur le char rapide; elle prit les rênes d'une main, et, de l'autre, le fouet de cuir, artistement travaillé, pour mettre en mouvement les mules; et celles-ci se hâtaient de courir à la ville vers le palais. Quand Médée fut de retour, Chalciopé, angoissée au sujet de ses enfants, se mit à l'interroger : mais, en proie au trouble et à l'indécision, elle n'écoutait rien, elle désirait vivement ne répondre à aucune question. Elle se tenait assise sur un escabeau très bas, au pied de son lit de repos, la tête inclinée, la joue appuyée sur sa main gauche. Ses yeux étaient humides entre ses paupières, car elle était inquiète, songeant quel terrible forfait allait s'accomplir, dont ses conseils la faisaient complice. |
Αἰσονίδης δ' ὅτε δὴ ἑτάροις ἐξαῦτις ἔμικτο |
V. 1163-1190. Une fois que l'Aisonide eut de nouveau rencontré ses compagnons, à l'endroit où il les avait laissés en les quittant, il se dirigea avec eux, leur racontant toute chose, vers l'assemblée des héros. Ils arrivèrent ensemble au navire: à peine l'eurent-ils aperçu, les compagnons s'empressaient amicalement autour de Jason et le questionnaient. Il leur communiqua à tous les projets de la jeune fille, et il leur montra la substance puissante. Seul de tous, Idas restait à l'écart de ses compagnons, dévorant sa colère. Tous les autres étaient pleins de joie, et, comme les ténèbres de la nuit les tenaient captifs, ils s'occupaient tranquillement de ce qui les concernait eux-mêmes. Mais, à l'aube, ils envoyèrent à Aiétès, pour demander la semence, deux d'entre eux, d'abord Télamon lui-même, chéri d'Arès, et avec lui Aithalidès, fils illustre d'Hermès. Ils se mirent en route, et ce ne fut pas un voyage inutile : car, lorsqu'ils furent arrivés devant lui, le roi Aiétès leur donna, pour faire naître la bataille, les dents terribles du serpent Aonien que Cadmos avait tué dans Thèbes Ogygienne, alors qu'il y était venu à la recherche d'Europe : le monstre était le gardien d'une source consacrée à Arès. — C'est là que s'établit Cadmos, 128 merveilleusement conduit par une génisse que l'oracle d'Apollon lui avait donnée comme guide de son chemin. La déesse Tritonide arracha ces dents des mâchoires du serpent et en fit présent, partie à Aiétès, partie à celui-là même qui avait tué le monstre. L'Agénoride Cadmos les sema dans les champs d'Aonie, et, avec tous ceux des guerriers sortis de ces dents qui avaient survécu après que la lance d'Arès eut moissonné au milieu d'eux, il établit un peuple d'hommes nés du sol. — Quant à Aiétès, il permit bien volontiers qu'on emportât au navire celles des dents qu'il possédait; car il ne pensait pas que Jason arrivât au terme du combat, quand même il aurait réussi à mettre les taureaux sous le joug. |
Ἠέλιος μὲν ἄπωθεν ἐρεμνὴν δύετο γαῖαν |
v. 1191-1224. Cependant le soir venait; au-dessus des sommets les plus reculés des Éthiopiens, le soleil allait, au loin, s'enfoncer dans la terre obscure. Et la Nuit mettait ses chevaux sous le joug; les héros préparaient leurs couches sur le sol, près des amarres du vaisseau. Mais, au moment où les étoiles de l'Hélice — la Grande-Ourse splendide — furent couchées, alors que du ciel l'atmosphère se répandait, partout, très calme, Jason s'en alla secrètement, comme un voleur qui se cache, dans la plaine déserte. Il avait avec lui toutes les choses nécessaires dont il s'était muni pendant le jour. Argos lui porta, d'une bergerie où il était allé, l'agneau femelle et le lait; et il se procura le reste au navire même. Quand il eut trouvé un endroit à l'écart de la route fréquentée par les hommes, le héros, en sûreté au milieu des prés tranquilles arrosés par des ruisseaux, commença par laver, suivant les rites, son corps délicat dans le fleuve divin. Il jeta autour de lui un manteau sombre que la Lemnienne Hypsipylé lui avait donné en souvenir de la couche où ils avaient souvent reposé ensemble. Puis, ayant creusé dans le sol une fosse profonde d'une coudée, il y amoncela des morceaux de bois fendus pour le feu, il égorgea l'agneau et l'étendit avec soin sur le bûcher. Il enflamma le bois en allumant du feu au-dessous, et il versa par-dessus, comme 129 libations, un mélange de substances diverses, en invoquant Brimô-Hécate, protectrice de ses travaux. Après cet appel, il se retira en arrière. L'ayant entendu du fond de ses demeures souterraines, la déesse redoutable se rendit aux cérémonies sacrées de l'Aisonide. Elle avait une couronne de terribles serpents entrelacés à des rameaux de chêne; des torches répandaient autour d'elle une lumière éclatante, et les chiens des enfers faisaient retentir le bruit perçant de leurs aboiements. Sous ses pas, les prairies tremblaient au loin; elles hurlèrent aussi, les Nymphes fluviales des marais, qui parcourent, dans leurs courses errantes, les plaines basses et humides du Phase Amarantien. L'Aisonide fut saisi de crainte; mais, sans qu'il regardât derrière lui, ses pieds le ramenèrent vers ses compagnons auxquels il se joignit. Et déjà, au-dessus du Caucase neigeux, Eos, qui naît le matin, se levait et répandait la lumière. |
1225 Καὶ τότ' ἄρ' Αἰήτης περὶ μὲν στήθεσσιν ἕεστο
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v. 1225-1245. C'est à ce moment qu'Aiétès fixait autour de sa poitrine la cuirasse toute d'une pièce, dépouille du Phlégraien Mimas qu'Arès lui avait donnée, après avoir tué le géant de ses propres mains. Il plaça sur sa tête un casque d'or, orné de quatre pointes en métal brillant, aussi splendide que la lumière qui rayonne autour du soleil au moment où il sort de l'Océan. Il brandissait un bouclier recouvert de plusieurs couches de cuir, et une épée immense, invincible: aucun des héros n'aurait pu en soutenir le choc, depuis qu'ils avaient laissé loin derrière eux Héraclès, qui, seul, eût été capable de lui résister, opposant la force à la force. Auprès de lui, Phaéthon tenait en mains, pour qu'il y montât, le rapide attelage d'un char à deux places, bien construit : le roi y monta lui-même, et prit les rênes en mains; il le fit sortir de la ville et le lança par la vaste route praticable aux chariots, pour aller assister à la lutte; une foule immense se répandit à leur suite. — Tel, monté sur son char, Poséidon se rend aux combats de l'Isthme, ou à Tainaros, ou à la source de Lerne, ou au bois d'Onchestos Hyantien; tel il arrive avec ses chevaux à Calauréia ou à Pétra Haimo- 130 nienne, ou au Géraistos, planté d'arbres : semblable au dieu apparaissait Aiétès, roi des Colchiens. |
Τόφρα δὲ Μηδείης ὑποθημοσύνῃσιν Ἰήσων |
v. 1246-1277. Cependant, suivant les instructions de Médée, Jason avait fait fondre la substance merveilleuse, et en avait enduit son bouclier, sa forte lance et son épée. Autour de lui, ses compagnons mirent ses armes à l'épreuve, en usant de toutes leurs forces: mais ils ne pouvaient pas le moins du monde faire plier cette lance, qui, résistant au contraire à leurs mains robustes, s'était durcie en séchant. Plein de rage, l'Apharéien Idas frappa avec sa grande épée sur la pointe qui terminait le bas de la lance. Mais l'épée rebondit comme le marteau du forgeron repoussé par l'enclume : un frémissement de joie agita les héros, car ils concevaient bonne espérance de la lutte. Ensuite, Jason s'enduisit tout entier de la substance merveilleuse; il fut pénétré d'une force effrayante, indicible, irrésistible : la vigueur coulait comme une sève dans ses deux mains devenues admirablement robustes. Tel, un cheval guerrier qui désire la bataille avec impatience, hennit, frappe le sol en bondissant, puis se cabre, dresse l'oreille et lève la tête: aussi ardent était l'Aisonide, plein de confiance dans la force de ses membres. Il allait de tous côtés, à grands pas, d'une démarche fière, brandissant dans ses mains son bouclier d'airain et sa lance. On aurait cru voir s'élancer du haut du ciel sombre l'éclair dont les fréquentes lueurs, pendant la tempête, sillonnent les nuages, quand ils vont amener la pluie noire à leur suite. — Les héros ne pouvaient pas rester éloignés plus longtemps du lieu du combat; ils se placèrent en ordre à leurs bancs de rameurs, et amenèrent vite le navire au rivage de la plaine d'Arès. Cette plaine se trouvait au delà de la ville et de l'autre côté que celui où ils étaient, à la distance qui sépare de la barrière, limite du champ des luttes, la borne qu'un char doit atteindre, dans les jeux que les chefs d'un peuple, après la mort du roi, proposent à ceux qui se disputent le prix, soit à pied, soit en char. Ils trouvèrent au lieu du combat Aiétès et la foule des Colchiens; ceux-ci s'étaient 131 placés sur les rochers du Caucase, et le roi se tenait au bord du fleuve, à l'endroit où il y a un tournant. |
Αἰσονίδης δ', ὅτε δὴ πρυμνήσια δῆσαν ἑταῖροι,
Θαύμασε δ' Αἰήτης σθένος ἀνέρος. Οἱ δ' ἄρα τείως
1340 Ἦμος δὲ τρίτατον λάχος ἤματος ἀνομένοιο
Οἱ δ' ἤδη κατὰ πᾶσαν ἀνασταχύεσκον ἄρουραν Ἦμαρ ἔδυ, καὶ τῷ τετελεσμένος ἦεν ἄεθλος. |
V. 1278-1407 Quand les amarres eurent été attachées par ses compagnons, l'Aisonide sauta du navire et marcha au combat avec son bouclier et sa lance; il prit aussi son casque d'airain brillant, qui était rempli des dents aiguës du serpent; nu, l'épée suspendue aux épaules, il semblait à la fois aussi fort qu'Arès et aussi beau qu'Apollon, le dieu aux armes d'or. Il jeta les yeux sur la jachère et vit le joug d'airain destiné aux taureaux, et, à côte, une charrue d'une seule pièce, tout entière du métal le plus dur. Il s'en approcha jusqu'à la toucher, et enfonça tout auprès sa terrible lance, qui se tint droite sur la pointe inférieure; contre sa lance, il appuya son casque et le laissa à terre. Alors, couvert de son bouclier, il s'en alla plus avant dans la plaine, cherchant des traces certaines des taureaux. Tout à coup, sans qu'il s'y attendît, sans qu'il sût d'où ils venaient, sortant d'un abîme souterrain où étaient leurs affreuses étables, enveloppés de tous côtés d'une épaisse vapeur, les deux taureaux se précipitèrent à la fois, en exhalant une flamme éclatante. Les héros furent saisis de crainte à leur vue: mais, solide sur ses jambes écartées, Jason attend leur choc : tel un écueil qui s'avance dans la mer résiste aux flots excités par les tempêtes déchaînées. Il tenait devant lui son bouclier qu'il leur présentait : les deux taureaux, en mugissant, le frappèrent de leurs cornes solides : mais leur impétuosité ne put pas l'ébranler le moins du monde. De même que, dans ces creusets ouverts par un bout, où l'on fond des métaux, les soufflets de cuir solide que les ouvriers manient, tantôt s'illuminent des reflets du feu violent qu'ils allument, tantôt se tiennent en repos : et alors il s'exhale un épouvantable frémissement, car l'air s'échappe du fond de l'appareil : de même les deux taureaux soufflaient une flamme rapide qui sortait à grand bruit de leur gueule. L'éclat ennemi de la flamme brillait autour du héros comme les éclairs d'un orage; mais le charme donné par la jeune Mlle le protégeait. Il saisit par 132 l'extrémité de sa corne le taureau qui était à sa droite, et, usant de toute sa vigueur, il entraîna l'animal maîtrisé jusqu'auprès du joug d'airain; là, d'un coup de pied rapide, lancé sur le pied d'airain du monstre, il le renversa à genoux sur le sol. Le second taureau s'approchait: il le jeta lui aussi à genoux, terrassé d'un seul coup. Il avait lancé à terre loin de lui son large bouclier; et, solidement établi, il maintenait de part et d'autre sous ses deux mains les deux taureaux tombés en avant sur leurs genoux : les flammes l'avaient aussitôt enveloppé. Aiétès fut saisi d'admiration en voyant la force du héros. Cependant, les Tyndarides — suivant ce qui avait été réglé à l'avance entre eux et Jason — lui amenèrent de la plaine le joug dont il devait couvrir le cou des taureaux : il les assujettit, en effet, très solidement, puis, saisissant le timon d'airain, il l'adapta à la pointe de l'extrémité recourbée qui termine la charrue. Les Tyndarides s'éloignèrent des flammes et retournèrent au navire. Quant à Jason, il reprit son bouclier, le plaça derrière lui sur ses épaules, et il saisit son casque solide rempli des dents aiguës du dragon, et sa lance invincible qu'il tint par le milieu: tel un laboureur aiguillonne de sa perche Pélasgique les bœufs dont il pique les flancs. Jason dirigeait d'une main ferme le manche de la charrue solidement adapté et fait de l'acier le plus dur. Pendant un moment, la fureur des animaux fut terrible; ils vomissaient des torrents de flammes, et leur souffle s'élevait, semblable à l'agitation des vents mugissants, grande terreur des navigateurs qui alors carguent leur large voile. Mais bientôt, contraints par la lance, ils marchèrent; derrière eux, l'âpre jachère se brisait, fendue par la force des taureaux et la vigueur du laboureur. Cependant, des mottes de terre, grosses à faire la charge d'un homme, éclataient avec un bruit affreux dans le sillon de la charrue; le héros marchait à la suite, appuyant son robuste pied sur le coutre, et il jetait les dents loin de lui dans la terre qu'il ne cessait de labourer : il se retournait, craignant d'être prévenu par 133 l'attaque des hommes nés de la terre, funeste moisson qui allait sortir du sol. Et les taureaux peinaient, enfonçant toujours plus avant leurs ongles d'airain. A l'heure où, depuis le matin, le jour a tellement avancé qu'il n'en reste plus que la troisième partie à accomplir, alors que les laboureurs fatigués appellent avec impatience le moment qui leur est si doux où l'on dételle les bœufs, à cet instant, Jason, le laboureur infatigable, avait fini de défoncer la jachère, quoiqu'elle fût vaste de quatre arpents; il détachait les taureaux, et les effrayait pour leur faire prendre la fuite dans le champ. Quant à lui il retourna au navire, profitant de ce qu'il ne voyait encore sortir des sillons aucun des guerriers, fils de la terre. Ses compagnons l'entouraient avec des paroles d'encouragement; et lui, il puisa avec son casque même dans le fleuve, et l'eau apaisa sa soif. Il courba ses genoux rapides, et son grand cœur se remplit de force; il attendait, impatient, le combat : tel un sanglier qui aiguise ses dents pour attaquer les chasseurs; dans sa rage, l'écume qui sort de sa gueule coule en abondance sur le sol, autour de lui. Déjà, par tout le champ, on voyait s'élever, comme des épis, les fils de la terre; et de tous côtés se hérissait de solides boucliers, de lances à deux pointes et de casques splendides, l'enceinte d'Arès, dieu qui fait périr les hommes : et, du sol, l'éclat du métal montait à travers les airs jusqu'au ciel. Comme on voit, dans une nuit noire où la neige est tombée sur la terre en grande quantité, la tempête dissiper ensuite les nuées hivernales et les astres apparaître tous en rangs pressés, éclatants de splendeur au milieu des ténèbres : de même ces guerriers resplendissaient, à mesure qu'ils s'élevaient de terre. — Mais Jason se souvint des instructions que lui avait données Médée, féconde en ruses. Il arracha du sol une grande pierre arrondie, disque terrible d'Arès Ényalios : certes, quatre hommes dans la force de l'âge n'auraient pu la soulever de terre. Jason la saisit et, de bien loin, il la lança, en bondissant, au milieu d'eux; puis, 134 il s'assit à l'abri de son bouclier qui le cachait : il était plein de confiance. Les Colchiens poussaient de grands cris : tels les mugissements de la mer, quand elle se lance avec bruit contre des rocs aigus. Mais, en voyant lancer ce disque immense, une muette stupeur s'empara d'Aiélès. Quant aux guerriers, semblables à des chiens impétueux qui se sautent dessus mutuellement, ils se déchiraient en hurlant; certains d'entre eux tombaient sous les coups de leurs lances vers la terre, leur mère, comme des pins ou des chênes que les tourbillons du vent renversent. Tel, du haut du ciel, un astre de feu est lancé, laissant derrière lui une trace lumineuse, prodige étonnant aux yeux des hommes qui le voient passer rapidement dans sa splendeur au milieu de l'air obscur : tel le fils d'Aison se précipita contre les guerriers nés de la terre. Il portait son épée nue hors du fourreau, et il frappait, moissonnant au hasard ceux en grand nombre dont la moitié du corps, jusqu'aux flancs et au ventre, émergeait seule encore à la lumière du jour, et ceux qui sortaient de terre jusqu'aux membres inférieurs, et ceux qui commençaient à se tenir debout, et ceux dont les pieds se hâtaient vers le combat. De même, si, un jour, la guerre s'élève aux frontières, le maître d'un champ qui craint que les ennemis ne le préviennent en coupant sa moisson, saisit a deux mains sa faux flexible qu'il vient d'aiguiser et se hâte de couper les épis qui ne sont pas encore mûrs : il n'attend pas la saison où les rayons du soleil les auront desséchés : de même, Jason fauchait la moisson des enfants de la terre; et le sang remplissait les sillons, comme l'eau remplit le canal d'une fontaine. Ils tombaient les uns en avant, prenant entre leurs dents le sol raboteux et le mordant, les autres en arrière, ou sur les mains et sur le flanc; et en voyant ces corps étendus on eût cru voir des baleines. Plusieurs, blessés, avant d'avoir détaché leurs pieds du sol, courbés sous le poids de leur tête qui se laissait tomber, inclinaient vers la terre tout ce qui de leur corps s'était élevé à l'air libre. C'est ainsi que des plantes accablées par les pluies sans fin que 135 Zeus envoie, des plantes qui viennent de grandir dans une pépinière, s'affaissent vers la terre, brisées jusqu'aux racines, elles, l'objet des travaux des cultivateurs. Il baisse la tête, envahi par une mortelle tristesse, le possesseur du fonds de terre qui a fait la plantation. C'est ainsi que le roi Aiétès sentait son cœur envahi par une douleur accablante. Il partit, reprenant le chemin de la ville, en même temps que les Colchiens : il pensait au moyen le plus prompt de se venger des héros. Le jour disparaissait, et Jason avait accompli le travail imposé.
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