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OVIDE

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LES PONTIQUES.

LIVRE I LIVRE II LIVRE III LIVRE IV



LIVRE DEUXIÈME

LETTRE I

À GERMANICUS CÉSAR

Le bruit du triomphe de César a retenti jusque sur ces plages, où le Notus n'arrive que d'une aile fatiguée. Je pensais que rien d'agréable ne pouvait m'arriver au pays des Scythes, mais enfin cette contrée commence à m'être moins odieuse qu'auparavant. Quelques reflets d'un jour pur ont dissipé le nuage de douleurs qui m'environne. J'ai mis en défaut ma fortune. César voulût-il me priver de tout sentiment de joie, celui-là du moins, il ne peut empêcher que tout le monde ne le partage. Les dieux eux-mêmes veulent lire la gaieté sur le front de leurs adorateurs, et ne souffrent pas la tristesse aux jours qui leur sont consacrés. Enfin, et c'est être fou que d'oser l'avouer, malgré César lui-même, je me réjouirai. Toutes les fois que Jupiter arrose nos plaines d'une pluie salutaire, la bardane tenace croît mêlée à la moisson. Moi aussi, herbe inutile, je me ressens de l'influence des dieux, et souvent, malgré eux, leurs bienfaits me soulagent. Oui, la joie de César, autant que je le puis, est aussi la mienne. Cette famille n'a rien reçu qui soit à elle seule. Je te rends grâce, ô Renommée ! à toi qui as permis au prisonnier des Gètes de voir par la pensée le pompeux triomphe de César ! C'est toi qui m'as appris que des peuples innombrables se sont assemblés pour venir contempler les traits de leur jeune chef, et que Rome, dont les vastes murailles embrassent l'univers entier, ne fut pas assez grande pour leur donner à tous l'hospitalité. C'est toi qui m'as raconté qu'après plusieurs jours d'une pluie continuelle, chassée du sein des nuages par l'orageux vent du midi, le soleil brilla d'un éclat céleste, comme si la sérénité du jour eût répondu à la sérénité qui apparaissait sur tous les visages. Alors, on vit le vainqueur distribuer à ses guerriers des récompenses militaires, qu'il accompagnait d'éloges passionnés ; brûler l'encens sur les saints autels, avant de revêtir la robe brodée, éclatants insignes du triomphateur, et apaiser par cet acte religieux la Justice, à qui son père éleva des autels, et qui a toujours un temple dans son cœur. Partout où il passait, des applaudissements et des vœux de bonheur accueillaient sa présence ; et les roses jonchaient les chemins auxquels elles donnaient leur couleur. On portait devant lui les images, en argent, des villes barbares, avec leurs murailles renversées, et leurs habitants subjugués ; puis encore des fleuves, des montagnes, des prairies entourées de hautes forêts, des glaives et des traits groupés en trophées. Le char de triomphe étincelait d'or, et le soleil, y reflétant ses rayons, donnait la teinte de ce métal aux maisons qui avoisinent le forum. Les chefs captifs et le cou enchaîné étaient si nombreux qu'on en aurait, pour ainsi dire, composé une armée. La plupart d'entre eux obtinrent leur pardon et la vie, et de ce nombre fut Bato, l'âme et l'instigateur de cette guerre. Lorsque les dieux sont si cléments envers des ennemis, pourquoi ne pourrais-je espérer qu'ils s'apaiseront en ma faveur ? La même renommée, Germanicus, a aussi publié, jusque dans ces climats, que des villes avaient été vues à ce triomphe, inscrites sous ton nom, et que l'épaisseur de leurs murs, la force de leurs armes, leur situation avantageuse, n'avaient pu les protéger contre toi. Que les dieux te donnent les années ! le reste, tu le trouveras en toi-même, pourvu qu'une longue carrière aide au développement de ta vertu. Mes vœux seront accomplis : les oracles des poètes ont quelque valeur, car un dieu a répondu à mes vœux par des présages favorables. Rome, ivre de bonheur, te verra aussi monter vainqueur au Capitole sur un char traîné par des chevaux couronnés, et, témoin des honneurs prématurés de son jeune fils, ton père éprouvera à son tour cette joie qu'il donna lui-même aux auteurs de ses jours. Jeune homme, déjà le plus illustre de tous, soit dans la paix, soit dans la guerre, n'oublie pas ce que je te prédis dès aujourd'hui. Peut-être ma muse chantera-t-elle un jour ce triomphe, si toutefois ma vie résiste aux souffrances qui m'accablent ; si, auparavant, je n'abreuve pas de mon sang la flèche d'un Scythe, et si ma tête ne tombe pas sous le glaive d'un Gète farouche. Que je vive assez pour voir le jour où tu recevras dans nos temples une couronne de lauriers, et tu diras que deux fois mes prédictions se sont vérifiées.

LETTRE II

À MESSALINUS

Cet ami qui, dès son jeune âge, honora ta famille, aujourd'hui exilé sur les tristes bords du Pont-Euxin, Ovide, t'envoie, ô Messalinus, du pays des Gètes indomptés, les hommages qu'il avait coutume de t'offrir lui-même lorsqu'il était à Rome. Malheur à moi si, à la vue de mon nom, tu changes de visage ! si tu hésites à lire cette lettre jusqu'au bout. Lis-la donc tout entière ; ne proscris pas mes paroles, comme je suis proscrit moi-même, et que Rome ne soit pas interdite à mes vers. Je n'ai jamais eu la pensée d'entasser Pélion sur Ossa, ni l'espoir de toucher de ma main les astres éclatants. Je n'ai point suivi la bannière insensée d'Encelade, ni déclaré la guerre aux dieux maîtres du monde, et, semblable à l'audacieux Diomède, je n'ai point lancé mes traits contre une divinité. Ma faute est grave, sans doute, mais elle n'a osé compromettre que moi seul, et c'est le plus grand mal qu'elle ait fait ! On ne peut m'accuser que d'imprudence et de témérité, seuls reproches légitimes que j'aie mérités. Mais, je l'avoue, après la juste indignation d'Auguste, tu as le droit de te montrer difficile à mes prières. Telle est ta vénération pour tout ce qui porte le nom de Iule, que tu regardes comme personnelles les offenses dont il est le but. Mais en vain tu serais armé et prêt à porter les coups les plus terribles, que tu ne parviendrais point à te faire craindre de moi. Un vaisseau troyen reçut le Grec Achéménide, et la lance d'Achille guérit le roi de Mysie. Souvent le mortel sacrilège vient chercher un refuge au pied de ces autels qu'il a profanés, et ne craint pas d'implorer l'assistance de la divinité qu'il a outragée. Cette confiance, dira-t-on, n'est pas sans danger ; j'en conviens, mais mon vaisseau ne vogue pas sur des eaux paisibles. Que d'autres songent à leur sûreté : l'extrême misère est aussi un gage de sûreté, car elle ne redoute rien de pire qu'elle-même. Quand on est entraîné par le destin, de qui si ce n'est du destin doit-on attendre du secours ? Souvent la rude épine produit la douce rose. Emporté par la vague écumante, le naufragé tend ses bras vers les récifs ; il s'attache aux ronces et aux rochers aigus. Fuyant l'épervier d'une aile tremblante, l'oiseau fatigué se réfugie dans le sein de l'homme, et la biche effrayée, poursuivie par la meute qui s'acharne après elle, n'hésite point à venir chercher un asile dans la maison voisine. Ô toi, Messalinus, si accessible à la pitié, laisse-toi, je t'en conjure, laisse-toi toucher par mes larmes, que ta porte ne reste pas obstinément fermée à ma timide voix. Dépose avec bonté mes prières aux pieds des divinités de Rome, de ces dieux que tu n'honores pas moins que le dieu du Capitole, que le dieu du tonnerre. Sois le mandataire, le défenseur de ma cause, quoique toute cause plaidée en mon nom soit une cause perdue. Déjà un pied dans la tombe, déjà glacé par le froid de la mort, si je puis être sauvé, je le serai par toi.
Que le crédit que tu dois à l'amitié d'un prince immortel se déploie pour ma fortune abattue, que cette éloquence particulière à tous les membres de ta famille, et dont tu prêtais le secours aux accusés tremblants, se révèle encore en ma faveur, car la voix éloquente de votre père revit dans son fils. C'est un bien qui a trouvé un digne héritier.
Je ne l'implore point ici pour qu'elle cherche à me justifier ; l'accusé qui avoue sa faute ne doit pas être défendu. Considère cependant si tu peux pallier cette faute du nom d'erreur ou s'il conviendrait mieux de ne pas aborder une semblable question. Ma blessure est de celles qu'il est, selon moi, imprudent de toucher, puisqu'elle est incurable. Arrête-toi, ma langue, tu ne dois pas en dire davantage : que ne puis-je ensevelir avec mes cendres ce lugubre souvenir ! Ainsi donc, parle de moi comme si je n'avais pas été le jouet d'une erreur, afin que je puisse jouir de la vie telle que César me l'a laissée. Quand tu lui verras un visage serein, quand il aura déridé ce front sévère qui ébranle le monde et l'empire, demande-lui alors qu'il ne permette pas que moi, faible victime, je devienne la proie des Gètes, et qu'il accorde à mon exil un plus doux climat.
Le moment est propice pour solliciter des grâces. Heureux lui-même, Auguste voit s'accroître, ô Rome, la grandeur de la puissance qu'il t'a faite. Sa femme, respectée par la maladie, garde la chasteté dans sa couche, et son fils recule les bornes de l'empire de l'Ausonie. Germanicus lui-même devance les années par son courage ; le bras de Drusus est aussi redoutable que son cœur est plein de noblesse ; ses brus aussi, ses tendres petites-filles, les enfants de ses petits-fils, enfin tous les membres de la famille d'Auguste sont dans l'état le plus florissant. Ajoute à cela les dernières victoires sur les Péoniens, les bras des Dalmates condamnés au repos dans leurs montagnes, et enfin l'Illyrie, qui, après avoir déposé les armes, s'est glorifiée de porter sur son front l'empreinte du pied de César. Lui-même, remarquable par la sérénité de son visage, paraissait sur son char, la tête couronnée de laurier. Avec vous marchaient à sa suite des fils pieux (
1), dignes d'un tel père et des honneurs qu'ils en ont reçus (2), semblables à ces frères (3) dont le divin Iule aperçoit le temple du haut de sa demeure sacrée qui l'avoisine. Messalinus ne disconviendra pas que la première place, au milieu de l'allégresse générale, ne leur appartienne, à eux, devant qui tout doit céder ; après eux, il n'est personne à qui Messalinus ne le dispute en dévouement. Non, sur ce point, tu ne le céderas à personne ; celui qui récompensa ton mérite avant l'âge ceignit ton front de lauriers bien acquis (4). Heureux ceux qui ont pu assister à ces triomphes, et jouir de la vue d'un prince qui porte sur ses traits la majesté des dieux ! Et moi, au lieu de l'image de César, j'avais devant les yeux de grossiers Sarmates, un pays où la paix est inconnue, et une mer enchaînée par la glace. Si pourtant tu m'entends, si ma voix arrive jusqu'à toi, emploie tout ton crédit, toute ta complaisance, à faire changer mon exil. L'ombre éloquente de votre père, s'il lui reste encore quelque sentiment, te le demande pour moi, qui l'honorai dès ma plus tendre enfance. Ton frère aussi le demande, quoiqu'il craigne peut-être que ton empressement à m'obliger ne te soit nuisible ; toute ta famille enfin le demande, et toi-même tu ne pourrais pas nier que j'ai toujours fait partie de tes amis ; à l'exception de mes leçons d'amour, tu applaudissais souvent aux productions d'un talent dont je reconnais que j'ai mal usé. Efface les dernières fautes de ma vie, et ta maison n'aura point à rougir de moi. Puisse le bonheur être toujours fidèle à ta famille ! Puissent les dieux et les Césars ne point l'oublier dans leurs faveurs. Implore ce dieu plein de douceur, mais justement irrité, et prie-le de m'arracher aux régions sauvages de la Scythie. La tâche est difficile, je l'avoue, mais le courage aime les obstacles, et ma reconnaissance de ce bienfait en sera d'autant plus vive. Et cependant, ce n'est point Polyphème retranché dans son antre de l'Etna, ce n'est point Antiphate, qui doivent entendre tes prières. C'est un père bon et traitable, disposé à l'indulgence, qui souvent fait gronder la foudre sans la lancer, qui s'afflige de prendre une décision trop pénible, et qui semble se punir en punissant les autres. Cependant ma faute a vaincu sa douceur, et forcé sa colère à emprunter contre moi les armes de sa puissance. Puisque, séparé de ma patrie par tout un monde, je ne puis me jeter aux pieds des dieux eux-mêmes, ministre (5) de ces dieux, que tu révères, porte-leur ma requête, et appuie-la de tes ardentes prières. Cependant ne tente ce moyen que si tu n'y entrevois aucun danger ; pardonne-moi enfin, car, après mon naufrage, il n'est plus de mer qui ne m'inspire de l'effroi !

LETTRE III

À MAXIME

Maxime, toi dont les qualités distinguées répondent à la grandeur de ton nom, et qui ne permets pas que l'éclat de ton esprit soit éclipsé par ta noblesse, toi que j'ai honoré jusqu'au dernier moment de ma vie, car en quoi l'état où je suis diffère-t-il de la mort ? tu montres, en ne méconnaissant point un ami malheureux, une constance bien rare de nos jours. J'ai honte de le dire, et cependant convenons de la vérité du fait, le commun des hommes n'approuve que les amitiés fondées sur l'intérêt. On s'occupe bien plus de ce qui est utile que de ce qui est honnête, et la fidélité reste ou disparaît avec la fortune ; à peine en est-il un sur mille qui trouve dans la vertu sa propre récompense. L'honneur même ne touche pas s'il est sans profit, et la probité gratuite laisse des remords. L'intérêt seul nous est cher ; ôtez à l'âme cupide l'espérance du profit, et après cela ne demandez à personne qu'il pratique la vertu. Aujourd'hui, chacun aime à se bien pourvoir, et compte avec anxiété sur ses doigts ce qui lui rapportera le plus. L'amitié, cette divinité autrefois si respectable, est à vendre, et, comme une propriété, attend qu'on vienne l'acheter. Je t'en admire d'autant plus, ô toi qui fus rebelle au torrent, et te tins à l'abri de la contagion de ce désordre général. On n'aime que celui que la fortune favorise ; l'orage gronde, et soudain met en fuite les plus intrépides. Autrefois, tant qu'un vent favorable enfla mes voiles, je vis autour de moi un cortège nombreux d'amis ; dès que la tempête eut soulevé les flots, je fus abandonné au milieu des vagues sur mon vaisseau déchiré. Quand la plupart ne voulaient même pas paraître m'avoir connu, à peine fûtes-vous deux ou trois qui me secourûtes dans ma détresse. Tu fus le premier, Maxime, et en effet tu étais bien digne, non pas de suivre les autres, mais au contraire de les attirer par l'autorité de ton nom ; donne l'exemple au lieu de le recevoir. L'unique profit que tu retires d'une action est le sentiment de l'avoir bien faite, car alors la probité, la conscience du devoir ont été ton seul guide. La vertu, dénuée de tout le cortège des biens étrangers à la nature, n'a point, selon toi, de récompense à attendre, et ne doit être recherchée que pour elle-même. C'est une honte, à tes yeux, qu'un ami soit repoussé parce qu'il est digne de commisération, et qu'il cesse d'être un ami parce qu'il est malheureux. Il est plus humain de soutenir la tête fatiguée du nageur que de la replonger dans les flots ! Vois ce que fit Achille après la mort de son ami, et crois-moi, ma vie est aussi une sorte de mort.
Thésée accompagna Pirithoüs jusqu'au rivage du Styx, et quelle distance me sépare de ce fleuve ! Le jeune Pylade ne quitta jamais Oreste livré à sa folie, et la folie est pour beaucoup dans ma faute. Accepte aussi ta part des éloges qu'ont mérités ces grands hommes, et continue, après ma chute, à me secourir de tout ton pouvoir. Si j'ai bien connu ton âme, si elle est encore ce qu'elle était autrefois, si elle n'a rien perdu de sa grandeur, plus la fortune est rigoureuse, plus tu lui résistes ; tu prends les mesures que l'honneur exige pour n'être pas vaincu par elle, et les attaques incessantes de ton ennemi rendent plus opiniâtre ta résistance. Ainsi la même cause me nuit et me sert en même temps. Sans doute, illustre jeune homme, tu regardes comme un déshonneur de marcher à la suite d'une déesse toujours debout sur une roue. Ta fidélité est inébranlable ; et comme les voiles de mon vaisseau battu par la tempête n'ont plus cette solidité que tu voudrais qu'elles eussent, telles qu'elles sont, ta main les dirige. Ces ruines ébranlées par des commotions violentes, et dont la chute paraît inévitable, se soutiennent encore, appuyées sur tes épaules.  Ta colère contre moi fut juste d'abord, et tu ne fus pas moins irrité que celui-là même que j'offensai, l'outrage qui avait frappé au cœur le grand César, tu juras aussitôt que tu le partageais ; cependant, mieux éclairé sur la source de ma disgrâce, tu déploras, dit-on, ma funeste erreur. Alors, pour première consolation, tu m'écrivis, et me donnas l'espoir qu'on pourrait fléchir la colère du dieu offensé. Tu te sentis ému par cette amitié si constante et si longue qui, pour moi-même, avait commencé avant ta naissance (
6), et si, plus tard, tu devins l'ami des autres, tu naquis le mien ; c'est moi qui te donnai les premiers baisers dans ton berceau, qui, dès ma plus tendre enfance, honorai ta famille, et qui maintenant te force à subir le poids de cette vieille amitié. Ton père, le modèle de l'éloquence romaine, et dont le talent égalait la noblesse, fut le premier qui m'engagea à livrer quelques vers au public et qui fut le guide de ma muse. Je gagerais aussi que ton frère ne pourrait dire à quelle époque commença mon amitié pour lui : il est vrai pourtant que je l'aimai au-dessus de tous et que, dans mes fortunes diverses, tu fus l'unique objet de toute ma tendresse. Les dernières côtes de l'Italie me virent avec toi (7), et reçurent les larmes qui coulaient à flot sur mon visage. Quand tu me demandas alors si le récit qu'on t'avait fait de ma faute était véritable, je restai embarrassé, n'osant ni avouer ni contredire ; la crainte ne me dictait que de timides réponses. Comme la neige qui se fond au souffle de l'Auster pluvieux, mes yeux se fondaient en larmes qui baignaient ma figure interdite. À ce souvenir, tu dois voir que mon crime peut mériter l'excuse qu'on accorde à une première erreur ; tu ne détournes plus les yeux d'un ancien ami tombé dans l'adversité, et tu répands sur mes blessures un baume salutaire. Pour tant de bienfaits, s'il m'est encore permis de former des vœux, j'appellerai sur ta tête toutes les faveurs du ciel ou s'il me faut seulement régler mes désirs sur les tiens, je lui demanderai de conserver à ton amour et César et sa mère ; c'est là, je m'en souviens, la prière qu'avant tout tu adressais aux dieux, lorsque tu offrais l'encens sur leurs autels.

LETTRE IV

À ATTICUS

Atticus, ô toi dont l'attachement ne saurait m'être suspect, reçois ce billet qu'Ovide t'écrit des bords glacés de l'Ister. As-tu gardé quelque souvenir de ton malheureux ami ? Ta sollicitude ne s'est-elle pas un peu ralentie ? Non, je ne le puis croire : les dieux ne me sont pas tellement contraires qu'ils aient permis que tu m'oubliasses si vite ! Ton image est toujours présente à mes yeux ; je vois toujours tes traits gravés dans mon cœur. Je me rappelle nos entretiens fréquents et sérieux et ces longues heures passées en joyeux divertissements. Souvent, dans le charme de nos conversations, ces instants nous parurent trop courts ; souvent les causeries se prolongèrent au-delà du jour. Souvent tu m'entendis lire les vers que je venais d'achever, et ma muse, encore novice, se soumettre à ton jugement. Loué par toi, je croyais l'être par le public, et c'était là le prix le plus doux de mes récentes veilles. Pour que mon livre portât l'empreinte de la lime d'un ami, j'ai, suivant tes conseils, effacé bien des choses.
Souvent on nous voyait ensemble dans le forum, sous les portiques, et dans les rues ; aux théâtres, nous étions souvent réunis. Enfin, ô mon meilleur ami, notre attachement était tel qu'il rappelait celui d'Achille et de Patrocle. Non, quand tu aurais bu à pleine coupe les eaux du Léthé, fleuve d'oubli, je ne croirais pas que tant de souvenirs soient morts dans ton cœur. Les jours d'été seront plus courts que ceux d'hiver, et les nuits d'hiver plus courtes que celles d'été ; Babylone n'aura plus de chaleurs, et le Pont plus de frimas ; l'odeur du souci l'emportera sur le parfum de la rose de Paestum, avant que mon souvenir s'efface de ta mémoire. Il n'est pas dans ma destinée de subir un désenchantement si cruel. Prends garde cependant de faire dire que ma confiance m'abuse, et qu'elle ne passe pour une sotte crédulité. Défends ton vieil ami avec une fidélité constante ; protège-le autant que tu le peux, et autant que je ne te serai pas à charge.

LETTRE V

À SALANUS

Ovide te salue d'abord, ô Salanus, et t'envoie ces vers au rythme inégal. Puissent mes vœux s'accomplir et leur accomplissement confirmer mes présages ! Je souhaite, ami, qu'en me lisant, tu sois dans un état de santé prospère. Ta candeur, cette vertu presque éteinte de nos jours, m'oblige à former pour toi de semblables vœux. Quoique je fusse peu connu de toi, tu as, dit-on, pleuré sur mon exil ; et quand tu lus ces vers envoyés des rivages du Pont, quelque médiocres qu'ils soient, ton suffrage leur a donné du prix. Tu souhaitas que César mît enfin un terme à sa colère contre moi ; et César, s'il les connaissait, permettrait de pareils désirs. C'est ta bienveillance naturelle qui te les a inspirés, et ce n'est pas ce qui me les rend moins précieux.
Ce qui te touche le plus dans mes malheurs, c'est sans doute, docte Salanus, de songer au lieu que j'habite. Tandis qu'Auguste fait jouir le monde entier des bienfaits de la paix, tu ne trouveras pas un pays où elle soit moins connue qu'ici ; cependant tu lis ces vers faits au milieu des combats sanglants et tu y applaudis ensuite ; tu donnes des éloges à mon génie, produit incomplet d'une veine peu féconde ; et d'un faible ruisseau tu fais un grand fleuve. Oui, tes éloges sont chers à mon cœur ; quoique tu puisses penser de l'impuissance des malheureux à éprouver un plaisir quelconque, quand je m'efforce d'écrire des vers sur un sujet de peu d'importance, ma muse suffit à ce travail facile. Naguère, lorsque le bruit du triomphe éclatant de César parvint jusqu'à moi (
8), j'osai entreprendre la tâche imposante de le célébrer, mais la splendeur du sujet et son immensité anéantirent mon audace ; j'ai dû succomber sous le poids de l'entreprise. Le désir que j'avais de bien faire est la seule chose que tu pourrais louer ; quant à l'exécution, elle languit écrasée par la grandeur de la matière. Si, par hasard, mon livre est tombé dans tes mains, je te prie, qu'il se ressente de ta protection ; tu la lui accorderais sans que je te la demandasse ; que du moins ma recommandation ajoute quelque peu à ta bonne volonté. Sans doute je suis indigne de louanges, mais ton cœur est plus pur que le lait, plus pur que la neige fraîchement tombée. Tu admires les autres quand c'est toi qui mérites qu'on t'admire, quand ton éloquence et tes talents ne sont ignorés de personne. Le prince des jeunes Romains, César, à qui la Germanie a donné son nom, s'associe ordinairement à tes études. Tu es le plus ancien de ses compagnons, son ami d'enfance ; tu lui plais par ton génie qui sympathise avec son caractère. Tu parles, et bientôt il se sent inspiré ; ton éloquence est comme la source de la sienne. Quand tu as cessé de parler, que toutes les bouches se taisent et que le silence a régné un instant, alors le prince si digne du nom de Iule se lève, semblable à l'étoile du matin sortant des mers de l'Orient. Tandis qu'il est encore muet, son visage, sa contenance, révèlent déjà le grand orateur, et jusque dans sa toge habilement disposée, on devine une voix éloquente (9). Enfin, après une légère pause, cette bouche céleste se fait entendre, et vous jureriez alors que son langage est celui des dieux : "C'est là, diriez-vous, une éloquence digne d'un prince, tant il y a de noblesse dans ses paroles !" Et toi, qu'il aime, toi dont le front touche les astres, tu veux avoir cependant les ouvrages du poète proscrit ! Sans doute il est un lien sympathique qui unit deux esprits l'un à l'autre, et chacun d'eux reste fidèle à cette alliance. Le paysan s'attache au laboureur ; le soldat, à celui qui fait la guerre ; le nautonier, au pilote qui gouverne la marche incertaine du vaisseau. Ainsi toi, qui aimes l'étude, tu te voues au culte des Muses ; et mon génie trouve en toi un génie qui le protège. Nos genres diffèrent, il est vrai, mais ils sortent des mêmes sources, et c'est un art libéral que nous cultivons l'un et l'autre. À toi le thyrse (10), à moi le laurier, mais le même enthousiasme doit nous animer tous les deux. Si ton éloquence communique à mes vers ce qu'ils ont de nerveux, c'est ma muse qui donne leur éclat à tes paroles. Tu penses donc avec raison que la poésie se rattache intimement à tes études, et que nous devons défendre les prérogatives de cette union sacrée. Aussi je fais des vœux pour que, jusqu'à la fin de ta vie, tu conserves l'ami dont la faveur est pour toi si honorable, et pour qu'un jour, maître du monde, il tienne lui-même les rênes de l'empire ; ces vœux, tout le peuple les forme avec moi.

LETTRE VI

À GRÉCINUS

Ovide, qui jadis offrait de vive voix ses vœux à Grécinus, les lui offre aujourd'hui avec tristesse des bords du Pont-Euxin. C'est ainsi que l'exilé communique sa pensée : mes lettres sont ma langue, et le jour on il ne me sera plus permis d'écrire, je serai muet. Tu as raison de blâmer la faute d'un ami insensé, et tu m'apprends à souffrir des malheurs que j'ai mérités plus grands encore. Ces reproches sont justes, mais ils viennent trop tard. Epargne les paroles amères au coupable qui avoue ses torts. Quand je pouvais encore voguer en droite ligne au-delà des monts Gérauniens, c'est alors qu'il fallait m'avertir de prendre garde aux perfides écueils ! Aujourd'hui naufragé, que me sert-il de connaître la route que j'aurais dû suivre ? Il vaut mieux tendre la main au nageur fatigué, et s'empresser de lui soutenir la tête : c'est ainsi que tu fais toi-même ; fais-le toujours, je t'en prie, et que ta mère et ton épouse, tes frères et toute ta famille soient sains et saufs. Puisses-tu, suivant les vœux que forme ton cœur, et que ta bouche ne dément jamais, rendre toutes tes actions agréables aux Césars ! Il serait honteux pour toi de refuser toute espèce de secours à un ancien ami dans l'adversité, honteux de reculer et de ne pas rester ferme à ton poste, honteux d'abandonner le vaisseau battu par la tempête, honteux enfin de suivre les caprices du sort, de faire des concessions à la fortune, et de renier un ami quand il n'est plus heureux. Ce n'est pas ainsi que vécurent les fils de Strophius et d'Agamemnon ; ce n'est pas ainsi que fut profanée la fidélité de Thésée et de Pirithoüs ; ils ont obtenu des siècles passés l'admiration que les siècles postérieurs ont ratifiée ; et nos théâtres retentissent d'applaudissements en leur honneur. Toi aussi, qui n'as pas désavoué un ami en butte aux persécutions des destins, tu mérites de prendre place parmi ces grands hommes ; tu le mérites sans doute, et, lorsque ton pieux attachement est si digne d'éloges, ma reconnaissance ne taira point tes bienfaits. Crois-moi, si mes vers ne sont pas condamnés à périr, la postérité prononcera ton nom plus d'une fois ! Seulement, Grécinus, je demande une chose, c'est que tu me restes fidèle dans ma disgrâce, et que ton ardeur à m'être utile ne se refroidisse point. Pendant que tu agiras, de mon côté, quoique secondé par le vent, je saurai me servir encore de la rame : il est bon de faire sentir l'éperon au coursier dans l'arène.

LETTRE VII

À ATTICUS

Cette lettre que je t'écris, Atticus, du pays des Gètes indomptés, doit être, à son début, l'expression des vœux que je forme pour toi ; ensuite, mon plus grand plaisir sera d'apprendre ce que tu fais, et si, quelles que soient tes occupations, tu as encore le loisir de songer à moi. Déjà je n'en doute pas moi-même ; mais la peur du mal me porte souvent à concevoir des craintes imaginaires. Pardonne, je te prie, pardonne à cette défiance exagérée : le naufragé redoute les eaux même les plus tranquilles ; le poisson, une fois blessé par l'hameçon trompeur croit que chaque proie qu'il va saisir recèle le crochet d'acier ; souvent la brebis s'enfuit à la vue d'un chien que de loin elle a pris pour un loup, et évite ainsi, sans le savoir, l'ami qui veille à sa défense ; un membre malade craint le plus léger contact ; une ombre vaine fait trembler l'homme inquiet. Ainsi, percé des traits ennemis de la fortune, mon cœur n'est plus accessible qu'à des pensées lugubres. Il faut que ma destinée suive son cours, et persiste à jamais dans ses voies accoutumées. Je crois, ami, que les dieux veillent à ce que rien ne me réussisse, et qu'il est impossible de mettre en défaut ta fortune : elle s'applique à me perdre ; divinité d'ailleurs inconstante et légère, elle n'est fermement résolue qu'à me persécuter. Crois-moi, si tu me connais pour un homme sincère, et si des infortunes telles que les miennes ne pouvaient être imaginées à plaisir, tu seras plus habile à compter les épis des champs de Cinyphie, les thyms qui fleurissent sur le mont Hybla, les innombrables oiseaux qui s'élèvent dans les airs sur leurs ailes rapides ; tu sauras plutôt le nombre des poissons qui nagent au sein des eaux, que tu ne calculeras la somme des maux que j'ai endurés et sur terre et sur mer. Il n'est point au monde de nation plus féroce que les Scythes, et cependant ils se sont attendris sur mes infortunes ; je ferais une nouvelle Iliade sur mes tristes aventures, si j'essayais, dans mes vers, de les retracer avec exactitude. Je ne crains donc pas que ton amitié, cette amitié dont tu m'as donné tant de preuves, ne me devienne suspecte ; mais le malheur rend timide, et, depuis longtemps, ma porte est fermée à toute joie ; je me suis fait une habitude de la douleur. Comme l'eau creuse le rocher qu'elle frappe incessamment dans sa chute, ainsi les blessures que m'a faites la fortune ont été si obstinément réitérées qu'elle trouverait à peine sur moi une place propre à en recevoir de nouvelles : le soc de la charrue est moins usé par un exercice continuel, la voie Appienne moins broyée par les roues des chars, que mon cœur n'est déchiré par la longue série de mes malheurs ; et pourtant je n'ai rien trouvé qui me soulageât. Plusieurs ont conquis la gloire dans l'étude des lettres, et moi, malheureux, j'ai été la victime immolée à mon propre talent ! Mes premières années sont exemptes de reproches ; elles s'écoulèrent sans imprimer de souillures à mon front ; mais, depuis mes malheurs, elles ne m'ont été d'aucun secours. Souvent, à la prière des amis, une faute grave est pardonnée : l'amitié pour moi est restée silencieuse. D'autres tirent parti de leur présence contre l'adversité qui les atteint, et moi j'étais absent de Rome quand la tempête est venue m'assaillir. Qui ne redouterait la colère d'Auguste, même lorsqu'elle se tait ? Ses cruels reproches ont été pour moi un supplice de plus. Une saison propice adoucit la perspective de l'exil ; moi, jeté sur une mer orageuse, j'ai subi les vicissitudes de l'Arcture et des Pléiades menaçantes. L'hiver est quelquefois inoffensif pour la navigation ; le vaisseau d'Ulysse ne fut pas plus le jouet des flots que le mien ; la fidélité de mes compagnons pouvait tempérer la rigueur de mes maux, une troupe perfide s'enrichit de mes dépouilles (11) ; la beauté du pays peut rendre l'exil moins amer, il n'est pas, sous les deux pôles, de contrée plus triste que celle que j'habite ; c'est quelque chose d'être près des frontières de sa patrie, je suis relégué à l'extrémité de la terre, aux bornes du monde. César, tes conquêtes assurent la paix aux exilés, le Pont est sans cesse exposé aux attaques de voisins armés contre lui ; il est doux d'employer son temps à la culture des champs, ici un ennemi barbare ne nous permet pas de labourer la terre ; l'esprit et le corps se retrempent sous une température salutaire, un froid éternel glace les rivages de la Sarmatie ; boire une eau douce est un plaisir qui ne trouve pas d'envieux, ici je ne bois que d'une eau marécageuse mêlée à l'eau salée de la mer. Tout me manque, et cependant mon courage se montre supérieur à tant de privations, et même il réveille mes forces physiques : pour soutenir un fardeau, il faut se raidir énergiquement contre sa pesanteur ; mais il tombera, pour peu que les nerfs fléchissent. Ainsi, l'espérance de voir avec le temps s'adoucir la colère du prince soutient mon courage et m'aide à supporter la vie. Et vous, amis, maintenant si peu nombreux, mais d'une fidélité à l'épreuve de mes malheurs, vous me donnez des consolations qui ont aussi leur prix. Continue, ô Atticus, je t'en fais la prière ; n'abandonne pas mon navire à la merci des flots, et sois à la fois le défenseur de ma personne et celui de ton propre jugement.

LETTRE VIII

À MAXIME COTTA

Les deux Césars (12), ces dieux dont tu viens de m'envoyer les images, Cotta, m'ont été rendus ; et, pour compléter comme il convenait ce précieux cadeau, tu as joint Livie aux Césars. Heureux argent, plus heureux que tout l'or du monde ! métal informe naguère, il est un dieu maintenant ! Tu ne m'eus pas donné plus en m'offrant des trésors, qu'en m'envoyant ici ces trois divinités. C'est quelque chose de voir des dieux, de croire à leur présence, de les entretenir comme s'ils étaient là en effet. Quel don inestimable que des dieux ! Non, je ne suis plus relégué au bout du monde, et, comme jadis, citoyen de Rome, j'y vis en toute sécurité. Je vois l'image des Césars, comme je les voyais alors ; mes espérances, mes vœux osaient à peine aller jusque-là. La divinité que je saluais, je la salue encore ! non, tu n'as rien à m'offrir de plus grand à mon retour ! Que me manque-t-il de César, si ce n'est de voir son palais ? mais, sans César, ce palais ne serait rien (13). Pour moi, quand je contemple César, il me semble que je vois Rome, car il porte dans ses traits toute la majesté de sa patrie. Est-ce une erreur ou ce portrait n'est-il pas l'expression d'un visage irrité ? N'y a-t-il pas dans ce regard quelque chose de menaçant ? Pardonne, ô toi que les vertus élèvent au-dessus du monde entier, et arrête les effets de ta juste vengeance ! pardonne, je t'en conjure, toi l'immortel honneur de notre âge, toi qu'on reconnaît à ta sollicitude pour le maître de la terre, par le nom de ta patrie, que tu aimes plus que toi-même, par les dieux qui ne furent jamais sourds à tes vœux, par la compagne de ta couche, qui seule fut jugée digne de toi, qui seule put supporter l'éclat de ta majesté, par ce fils dont la vertu est l'image de la tienne, et que ses mœurs font reconnaître pour le digne produit de ton sang, par tes petits-fils si dignes encore de leur aïeul et de leur père, et qui s'avancent à grands pas dans la route que ta volonté leur a tracée ; adoucis la rigueur de mon supplice, et accorde-moi la faveur légère de transporter loin du Scythe ennemi le séjour de mon exil. Et toi, le premier après César, que ta divinité, s'il se peut, ne soit point inexorable à mes prières ! et puisse bientôt la fière Germanie marcher, esclave et humiliée, devant ton char de triomphe ! Puisse ton père vivre autant que le vieillard de Pylos, et ta mère que la prêtresse de Cumes ! Puisses-tu longtemps encore être leur fils ! Toi aussi, digne épouse d'un si illustre époux, entends avec bonté la prière d'un suppliant ; que les dieux conservent ton époux ! qu'ils conservent ton fils et tes petits-fils, tes vertueuses brus avec les filles qui leur doivent le jour ! Que Drusus, enlevé à ta tendresse par la barbare Germanie, soit, de tous tes enfants, la seule victime tombée sous les coups du sort ! Que bientôt ton fils, revêtu de la pourpre triomphale, et, porté sur un char attelé de chevaux blancs, soit le courageux vengeur de la mort de son frère ! Dieux cléments, exaucez mes prières, mes vœux ! que votre présence ne me soit pas inutile ! Dès que César paraît, le gladiateur rassuré quitte l'arène, et la vue du prince est pour lui d'un grand secours. Que j'aie donc le même avantage, moi à qui il est permis de contempler ses traits et d'avoir pour hôtes trois divinités. Heureux ceux qui les voient elles-mêmes au lieu de leurs images ! heureux ceux à qui elles se manifestent ostensiblement ! Puisque ma triste destinée m'envie ce bonheur, j'adore du moins ces portraits que l'art a donnés à mes vœux. C'est ainsi que l'homme connaît les dieux cachés à ses regards dans les profondeurs du ciel ; c'est ainsi qu'au lieu de Jupiter il adore son image. Enfin, ne souffrez pas, ô vous mes divinités, que vos images, qui sont et qui seront toujours avec moi, restent dans un séjour odieux. Ma tête se détachera de mon corps ; mes yeux, volontairement mutilés, seront privés de la lumière, avant que vous me soyez ravis ! Ô dieux, chers à tous les mortels, vous serez le port, l'autel de l'exilé ! Si les armes des Gètes se lèvent sur moi, menaçantes, je vous embrasserai ; vous serez mes aigles, vous serez le drapeau que je suivrai. Ou je m'abuse, et suis le jouet de mes vains désirs ou j'ai tout lieu d'espérer un plus doux exil ; oui, ces images me semblent de moins en moins sévères, je crois les voir consentir à ma demande. Puissent, je vous en supplie, se vérifier ces présages, auxquels je n'ose encore me fier ! Puisse la colère, quoique juste, d'un dieu, s'apaiser en ma faveur !

LETTRE IX

AU ROI COTYS

Fils des rois, toi dont la noble origine remonte jusqu'à Eumolpus, Cotys (14), si la voix de la renommée t'a fait connaître que je suis exilé dans un pays voisin de ton empire, écoute, ô le plus clément des princes, la prière d'un suppliant, et secours autant que tu le peux, et tu le peux en effet, le proscrit qui t'implore. La fortune, en me livrant à toi, ne m'aura point pour la première fois traité en ennemi ; je ne l'accuserai donc point. Reçois avec bonté sur tes rivages mon vaisseau brisé ; que la terre où tu règnes ne me soit pas plus cruelle que les flots. Crois-moi, il est digne d'un roi de venir au secours des malheureux : cela sied surtout à un prince aussi grand que toi ; cela sied à ta fortune, qui, tout illustre qu'elle est, peut à peine égaler ta magnanimité. Jamais la puissance ne brille d'un éclat plus favorable que lorsqu'elle exauce les prières. La splendeur de ton origine t'impose ce noble rôle ; il est l'apanage d'une race qui descend des dieux, il est aussi l'exemple que t'offrent Eumolpus, l'illustre auteur de ta famille, et le bisaïeul d'Eumolpus, Erichtonius. Tu as cela de commun avec les dieux, que, invoqué comme eux, comme eux aussi tu secours les suppliants. À quoi nous servirait de continuer à honorer les dieux, si on leur dénie la volonté de nous secourir ? Si Jupiter reste sourd à la voix qui l'implore, pourquoi immolerait-on des victimes dans le temple de Jupiter ? Si la mer refuse un moment de calme à mon navire, pourquoi offrirais-je à Neptune un encens inutile ? Si Cérès trompe l'attente du laborieux cultivateur, pourquoi Cérès recevrait-elle en holocauste les entrailles d'une truie prête à mettre bas ? Jamais on n'égorgera le bélier sur l'autel de Bacchus, si le jus de la grappe ne jaillit sous le pied qui la presse. Si nous prions les dieux de laisser à César le gouvernement du monde, c'est que César veille avec soin aux intérêts de la patrie. C'est donc leur utilité qui fait la grandeur des dieux et des hommes, car chacun de nous exalte celui dont il obtient l'appui. Toi aussi, Cotys, digne fils d'un illustre père, protège un exilé qui languit dans l'enceinte de ton vaste camp. Il n'est pas de plaisir plus grand pour l'homme que celui de sauver son semblable, c'est le moyen le plus sûr de se concilier les cœurs. Qui ne maudit Antiphate, le Lestrigon ? Qui n'admire la grandeur du généreux Alcinoüs ? Tu n'es point le fils d'un Cassandre, ni du tyran de Phères, ni de cet autre qui fit subir à l'inventeur d'un horrible supplice ce supplice même ; mais autant ta valeur brille dans les combats, et s'y montre invincible, autant le sang te répugne quand la paix est conclue. J'ajoute à cela que l'étude des lettres adoucit les mœurs et en prévient la rudesse : or, nul prince plus que toi n'a cultivé ces douces études, nul n'y a consacré plus de temps. J'en atteste tes vers : je nierais qu'ils fussent d'un Thrace, s'ils ne portaient ton nom. Orphée ne sera plus le seul poète de ces climats, la terre des Gètes s'enorgueillit aussi de ton génie. De même que ton courage, quand la circonstance l'exige, t'excite à prendre les armes et à teindre tes mains dans le sang ennemi, de même tu sais lancer le javelot d'un bras vigoureux, et diriger avec art les mouvements de ton agile coursier ; de même, quand tu as donné aux exercices familiers à ta race le temps nécessaire, et soulagé tes épaules d'un fardeau pénible, tu soustrais tes loisirs à l'influence oppressive du sommeil, et te fraies, en cultivant les Muses, un chemin jusqu'aux astres. Ainsi se noue entre toi et moi une sorte d'alliance. Tous les deux alors nous sommes initiés aux mêmes mystères. Poète, c'est vers un poète que je tends mes mains suppliantes ; je demande sur tes bords protection pour mon exil. Je ne suis point venu aux rivages du Pont après avoir commis un meurtre ; ma main criminelle n'a point fabriqué de poisons ; je n'ai pas été convaincu d'avoir appliqué un sceau imposteur sur un écrit supposé : je n'ai rien fait de contraire aux lois, et pourtant, je l'avoue, ma faute est plus grave que tout cela. Ne me demande pas quelle elle est. J'ai écrit les leçons d'un art insensé ! voilà ce qui a souillé mes mains. Si j'ai fait plus, ne cherche pas à le savoir ; que l'Art d'aimer seul soit tout mon crime. Quoi qu'il en soit, la vengeance de celui qui m'a puni a été douce : il ne m'a privé que du bonheur de vivre dans ma patrie. Puisque je n'en jouis plus, que près de toi du moins j'habite en sûreté dans cet odieux pays.

LETTRE X

À MACER

À la figure empreinte sur le cachet de cette lettre, ne reconnais-tu pas, Macer, que c'est Ovide qui t'écrit ? Si mon cachet ne suffit pas pour te l'apprendre, reconnais-tu au moins cette écriture tracée de ma main ? Se pourrait-il que le temps en eût détruit en toi le souvenir, et que tes yeux eussent oublié ces caractères qu'ils ont vus tant de fois ? Mais permis à toi d'avoir oublié et le cachet et la main, pourvu que tes sentiments pour moi n'aient rien perdu de leur vivacité. Tu le dois à notre amitié dès longtemps éprouvée ; à ma femme, qui ne t'est pas étrangère ; à nos études enfin, dont tu as fait un meilleur usage que moi. Tu n'as pas commis la faute d'enseigner aucun art. Tu chantes ce qui reste à chanter après Homère (15), c'est-à-dire le dénouement de la guerre de Troie. L'imprudent Ovide, pour avoir chanté l'art d'aimer, reçoit aujourd'hui la triste récompense de ses leçons. Cependant il est des liens sacrés qui unissent les poètes, quoique chacun de nous suive une route différente. Je suppose que, malgré notre éloignement, tu te les rappelles encore, et que tu souhaites de soulager mes maux. Tu étais mon guide quand je parcourus les superbes villes de l'Asie, tu le fus encore lorsque la Sicile apparut à mes yeux. Nous vîmes tous deux le ciel briller des feux de l'Etna, de ces feux que vomit la bouche du géant enseveli sous la montagne ; les lacs d'Henna et les marais fétides de Palicus, où l'Anape mêle ses flots aux flots de Cyane, et près de la nymphe qui, fuyant le fleuve de l'Élide, porte jusqu'à la mer le tribut de ses eaux invisibles à son amant. C'est là que je passai une bonne partie de l'année qui s'écoulait : mais hélas ! que ces lieux ressemblent peu au pays des Gètes, et qu'ils sont peu de chose comparativement à tant d'autres que nous vîmes ensemble, alors que tu me rendais nos voyages si agréables, soit que notre barque aux mille couleurs sillonnât l'onde azurée, soit qu'un choc nous emportât sur ses terres brûlantes ! Souvent la route fut abrégée par nos entretiens ; et nos paroles, si tu comptes bien, étaient plus nombreuses que nos pas. Souvent, pendant nos causeries, la nuit venait nous surprendre, et les longues journées de l'été ne pouvaient nous suffire. C'est quelque chose d'avoir couru l'un et l'autre les mêmes dangers sur mer, et adressé simultanément nos vœux aux divinités de l'Océan, d'avoir traité en commun des affaires sérieuses, et de pouvoir rappeler sans rougir les distractions qui venaient après elles. Si ces souvenirs te sont encore présents, tes yeux, en dépit de mon absence, me verront à toute heure, comme ils me voyaient jadis. Pour moi, bien que relégué aux dernières limites du monde, sous cette étoile du pôle qui demeure immobile au-dessus de la plaine liquide, je te contemple des yeux de mon esprit, les seuls dont je puisse te voir, et je m'entretiens souvent avec toi sous l'axe glacé du ciel. Tu es ici, et tu l'ignores ; quoique absent, tu es souvent près de moi, et tu sors de Rome, évoqué par moi, pour venir chez les Gètes. Rends-moi la pareille, et puisque ton séjour est plus heureux que le mien, fais en sorte de t'y souvenir toujours de moi.

LETTRE XI

À RUFUS

Ovide, l'auteur d'un Art qui lui fut si fatal, t'envoie, Rufus, cet ouvrage fait à la hâte.
Ainsi, quoique le monde entier nous sépare, tu sauras que je me souviens de toi. Oui, le souvenir de mon nom s'effacera de ma mémoire, avant que mon cœur ne perde celui de ta pieuse amitié, et mon âme prendra son essor dans le vide des airs, avant que je paie d'un ingrat oubli tes inappréciables bienfaits. J'appelle ainsi ces larmes qui coulaient de tes yeux quand l'excès de la douleur avait tari les miennes ; j'appelle ainsi ces consolations par lesquelles tu combattais à la fois la tristesse de mon cœur et du tien. Sans doute, ma femme est vertueuse par sa nature et comme d'elle-même. Toutefois elle ne peut que gagner encore à recevoir tes conseils. Je me réjouis de penser que tu es pour elle ce que Castor était pour Hermione, et Hector pour Iule (
16). Elle cherche à égaler tes vertus, et montre par la sagesse de sa vie que ton sang coule dans ses veines. Aussi ce qu'elle eût fait sans y être encouragée, elle le fait mieux encore, aidée de tes conseils. L'actif coursier qui s'élance dans l'arène pour y disputer l'honneur de la victoire redouble d'ardeur s'il entend une voix qui l'anime. Dirai-je ta fidélité scrupuleuse à suivre les recommandations de ton ami absent, et cette discrétion à laquelle nul fardeau n'arrache de plaintes ? Que les dieux t'en récompensent, puisque je ne le peux moi-même ! Ils le feront, si ta piété n'échappe pas à leurs regards. Puissent tes forces répondre à de si nobles efforts, Rufus, toi la gloire du pays de Fundi !

LIVRE DEUXIÈME

LETTRE II

(1) Tibère était accompagné de Drusus, son fils, et de Germanicus César, son neveu, qu'il avait adopté.

(2) Les petits-fils d'Auguste avaient reçu le nom de César.

(3) Sans doute Castor et Pollux.

(4) Messalinus, un des lieutenants de Tibère, dans la guerre d'lllyrie, partageait avec lui les honneurs du triomphe.

(5) Il appelle sacerdos son intercesseur auprès des Césars, parce qu'il appelle ceux-ci superos.

LETTRE III

(6 ) Ovide avait été l'ami du père de Maximus.

(7) II désigne ici le port de Brindes, où il s'est embarqué pour son exil.

LETTRE V

(8) Le triomphe de Tibère. Voy. lettre 4 , liv. II.

(9) On voit que les anciens ne dédaignaient pas de recommander â l'orateur de prendre des attitudes et de disposer sa robe d'une manière propre à prévenir son auditoire.

(10) Le thyrse était une pique entourée de pampres de vigne et de feuilles de lierre que les bacchantes agitaient dans les fêtes de Bacchus. Suivant le commentateur Mycillus, le thyrse est ici considéré par Ovide comme l'emblème de l'éloquence ; la couronne de laurier, au contraire, est l'emblème de la poésie. Nous partageons ce sentiment.

LETTRE VII

(11) Nous ne pensons pas, comme quelques traducteurs, qu'Ovide parle ici de certains compagnons de son voyage, qui l'auraient pillé. Si cela était, Ovide ne manquerait pas de s'en plaindre plus d'une fois. Or, il ne s'en est jamais plaint. Il est probable au contraire qu'il s'agit ici de quelques-uns de ses amis de Rome, de la façon de cet ennemi auquel ( Ibis, vers 29) il reproche de vouloir s'emparer de ses dépouilles, ce qui serait arrivé, si Auguste n'eût pas conservé au poète son patrimoine.

LETTRE VIII

(12) Les portraits d'Auguste et de César.

(13) Le palais de César.

LETTRE IX

(14) Cotys est le nom de plusieurs rois de Thrace.

LETTRE X

(15) Emilius Macer, de Vérone, voulut être le continuateur de l'Iliade, qui s'arrête, comme on sait, aux funérailles d'Hector.

LETTRE XI

(16) Castor était l'oncle d'Hermione, et Hector celui de Iule ; Ovide veut donc dire que, comme eux, Rufus est l'oncle de sa femme, rapprochement peu juste, mais délicat.