OVIDE
Introduction | Héroïdes | Amours | L'art d'aimer | Le remède d'Amour | Les cosmétiques | |
les halieutiques | les Métamorphoses | les Fastes | les Tristes | les Pontiques | consolation | Ibis Noyer |
LES héroïdes.
ÉPÎTRE
I |
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II |
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III |
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IV |
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V |
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VI |
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VII |
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VIII |
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IX |
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X |
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XI |
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XII |
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XIII |
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XIV |
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XV |
ÉPÎTRE XVI |
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XVII |
ÉPÎTRE XVIII |
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XIX |
ÉPÎTRE
XX |
ÉPÎTRE
XXI |
PÉNÉLOPE
À ULYSSE
Ta
Pénélope t'envoie cette lettre, trop tardif Ulysse. Ne me réponds rien, mais
viens toi-même. Elle est certainement tombée, cette Troie, odieuse aux filles
de la Grèce. Priam et Troie tout entière valent à peine tout ce qu'ils me coûtent.
Oh ! Que n'a-t-il été enseveli dans les eaux courroucées, le ravisseur adultère,
alors que sa flotte le portait vers Lacédémone ! Je n'aurais pas, sur une
couche froide et solitaire, pleuré l'absence d'un époux. Je n'accuserais pas,
loin de lui, la lenteur des jours, et, dans ses efforts pour remplir le vide des
nuits, ta veuve ne verrait point une toile toujours inachevée pendre à ses
mains fatiguées.
Quand m'est-il arrivé de ne pas craindre des périls plus grands que la réalité
? L'amour s'inquiète et craint sans cesse. Je me figurais les Troyens fondant
sur toi avec violence. Le nom d'Hector me faisait toujours pâlir.
M'apprenait-on qu'Antiloque avait été vaincu par Hector (1),
Antiloque était le sujet de mes alarmes, que le fils de Ménoete avait succombé,
malgré ses armes trompeuses (2),
je pleurais en songeant que le succès pouvait manquer à la ruse. Tlépolème
avait rougi de son sang la lance d'un Lycien, la mort de Tlépolème renouvela
mes frayeurs (3).
Enfin, quel que fût, dans le camp des Grecs, le guerrier qui eût succombé, le
cœur de ton amante devenait plus froid que la glace.
Mais un dieu équitable a servi mon chaste amour. Troie est réduite en cendres,
et mon époux existe. Les chefs d'Argos sont de retour. L'encens fume sur les
autels. La dépouille des Barbares est déposée aux pieds des dieux de la
patrie. Les jeunes épouses y apportent les dons de la reconnaissance, pour le
salut de leurs maris, et ceux-ci chantent les destins de Troie vaincus par les
leurs. Les vieillards expérimentés et les jeunes filles tremblantes les
admirent. L'épouse est suspendue aux lèvres de son époux qui parle (4).
Quelques-uns retracent sur une table l'image des combats affreux, et, dans
quelques gouttes de vin, figurent Pergame tout entière : "Là coule le
Simoïs. Ici est le promontoire de Sigée. C'est là que s'élevait le superbe
palais du vieux Priam. C'est ici que campait le fils d'Éaque, ici Ulysse. Plus
loin Hector défiguré effraya les chevaux qui le traînaient." Le vieux
Nestor avait tout raconté à ton fils, envoyé à ta recherche, et ton fils me
l'avait redit. Il me dit encore Rhésus et Dolon égorgés par le fer, comment
l'un fut trahi dans les bras du sommeil, l'autre par une ruse. Tu as osé,
beaucoup trop oublieux des tiens, pénétrer la nuit, par la fraude, dans le
camp des Thraces, et, secondé par un seul guerrier, en immoler un grand nombre
à la fois. Était-ce là de la prudence ? Était-ce se souvenir de moi ? La
crainte a fait battre mon sein jusqu'à ce qu'on m'eût dit que, vainqueur, tu
avais traversé des bataillons amis sur les coursiers d'Ismare.
Mais que me sert qu'Ilion ait été renversée par vos bras, et que ses antiques
remparts soient au niveau du sol, si je reste ce que j'étais lorsque Troie résistait
à vos armes, si l'absence de mon époux ne doit point avoir de terme ? Détruite
pour les autres, pour moi seule Pergame est encore debout, et cependant des bœufs
captifs y promènent la charrue d'un étranger vainqueur. Déjà croît la
moisson dans les champs où fut Troie, et la terre, engraissée du sang
phrygien, offre au tranchant de la faux une riche culture. Le soc recourbé
heurte les ossements à demi ensevelis des guerriers. L'herbe couvre les maisons
ruinées. Vainqueur, tu restes absent, et je ne puis apprendre ni la cause de ce
retard ni dans quel lieu du monde tu te caches, insensible à mes larmes.
Quiconque dirige vers ces rivages sa poupe étrangère, ne s'en éloigne qu'après
que je l'ai pressé de nombreuses questions sur ta destinée. Je confie à ses
mains un écrit tracé de la mienne, et qu'il doit te remettre, si toutefois il
parvient à te voir quelque part. Nous avons envoyé à Pylos, où règne le
fils de Nélée, le vieux Nestor (5).
Des nouvelles incertaines nous ont été rapportées de Pylos. Nous avons envoyé
à Sparte. Sparte ignore aussi la vérité. Quelle terre habites-tu, et en quel
lieu prolonges-tu ton absence ? J'aurais gagné davantage à ce que les remparts
de Troie subsistassent encore ( hélas ! inconséquente, je m'irrite contre mes
propres vœux !). Je saurais où tu combats, je ne craindrais que la guerre, et
ma crainte serait commune à beaucoup d'autres. Je ne sais ce que je crains.
Cependant je crains tout dans mon égarement, et un vaste champ est ouvert à
mes inquiétudes. Tous les périls que recèle la mer, tous ceux que recèle la
terre, je les soupçonne d'être la cause de si longs retards. Tandis que je me
livre follement à ces pensées, peut-être, car quels ne sont pas vos
caprices, peut-être es-tu retenu par l'amour sur une rive étrangère. Peut-être
parles-tu avec mépris de la rusticité de ton épouse, qui ne sait que dégrossir
la laine des troupeaux.
Mais que ce soit une erreur, et que cette accusation s'évanouisse dans les airs
: libre de revenir, tu ne veux pas être absent. Mon père Icare me contraint
d'abandonner une couche que tu as désertée, et condamne cette absence éternelle.
Qu'il t’accuse, s'il le veut. Je ne suis, je veux n'être qu'à toi. Pénélope
sera toujours l'épouse d'Ulysse. Cependant mon père, vaincu par ma tendresse
et mes prières pudiques, modère la force de son autorité. Mais une foule
d'amants de Dulichium, de Samos et de la superbe Zacinthe, s'attache sans cesse
à mes pas (6).
Ils règnent dans ta cour, sans que personne s'y oppose. Ils se disputent mon cœur
et tes richesses. Te nommerai-je Pisandre, Poybe, Médon le cruel, Eurimaque,
Antinoüs aux mains avides, et tant d'autres encore, que ta honteuse absence
laisse se repaître des biens acquis au prix de ton sang ? L'indigent Irus et Mélanthe,
qui mène les troupeaux aux pâturages, mettent le comble à ta honte et à ta
ruine (7).
Nous ne sommes que trois ici, bien faibles contre eux : une épouse sans force,
le vieillard Laërte et Télémaque enfant. Celui-ci, des embûches me l'ont
presque enlevé naguère. Il prépare, malgré tous, à aller à Pylos. Fasse
les dieux que, selon l'ordre accoutumé des destins, il ferme mes paupières et
les tiennes. C'est le vœu
que font aussi et le gardien de nos bœufs, et la vieille nourrice, et
celui dont la fidélité veille sur l'étable immonde. Mais Laërte incapable de
supporter le poids des armes, ne peut tenir le sceptre au milieu de ces ennemis.
Avec l'âge, Télémaque, pourvu seulement qu'il vive, acquerra des forces, mais
sa faiblesse aurait maintenant besoin du secours de son père. Je ne suis pas
assez puissante pour repousser nos ennemis du palais qu'ils assiègent. Viens,
viens au plus tôt, toi, notre port de salut, notre asile. Tu as, et puisses-tu
avoir longtemps, un fils dont la jeunesse doit se former à l'exemple de la
sagesse paternelle ! Songe à Laërte, dont il te faudra bientôt fermer les
yeux. Il attend avec résignation le jour suprême du destin. Pour moi, jeune à
ton départ, quelque prompt que soit ton retour, je te paraîtrai vieille.
PHYLLIS
À DÉMOPHOON
Ta
Phyllis, ton hôtesse du Rhodope, se plaint, Démophoon, que ton absence ait dépassé
le terme promis à mon amour. Quand les croissants de la lune auraient, en se
rapprochant, fermé quatre fois son orbite, l'ancre de ton vaisseau devait
toucher nos rivages. Quatre fois la lune a disparu, j'ai vu quatre fois son
disque se remplir, et l'onde de Sithonie ne ramène point de navires de
l’Attique.À compter les instants, et les amants savent compter, ma plainte
n'est pas prématurée. L'espérance aussi fut lente à m'abandonner. On croit
tardivement ce qui fait mal à croire, et maintenant que ton amante s'afflige,
c'est encore malgré elle. Souvent je me suis fait, pour t'excuser, une illusion
mensongère. Souvent j'ai pensé que les autans orageux ramenaient tes voiles
blanches. J'ai maudit Thésée, parce qu'il s'opposait à ton départ. Peut-être
aussi n'a-t- il point retenu tes pas. J'ai craint quelquefois qu'en te dirigeant
vers les ondes de l'Hèbre, ton vaisseau ne pérît submergé dans l'abîme des
eaux. Souvent j'ai, pour ta santé, cruel, adressé aux dieux des prières, et
fait, à genoux, fumer l'encens sur leurs autels. Souvent, en voyant les vents
favorables au ciel et sur la mer, je me suis dit à moi-même : S'il vit encore,
il vient sans doute. Enfin, tous les obstacles que peut rencontrer une marche
empressée, mon fidèle amour les a imaginés ; j'ai été ingénieuse à
trouver des raisons. Mais ton absence se prolonge, et ni les dieux par lesquels
tu as juré, ne te ramènent, ni l'idée de mon amour ne te fait revenir. Démophoon,
tu as livré aux vents et tes paroles et tes voiles. Je me plains de ne voir ni
revenir tes voiles ni s'accomplir tes paroles.
Qu'ai-je fait, dis-moi, que de t'avoir follement aimé ? Ma faute a donc pu me
faire démériter près de toi ? Mon seul crime, ingrat, est de t'avoir
accueilli, mais ce crime doit être mon excuse et un mérite à tes yeux. Où
est maintenant la foi jurée ? Où la main qui serrait ma main ? Où sont
les dieux sans nombre attestés par ta bouche parjure ? Où est cet hyménée
promis par elle, qui devait enchaîner nos vies l’une à l'autre, qui était
le gage et la caution de notre union ? Tu jurais par la mer, jouet des vents et
des ondes, par celle que tu avais souvent parcourue, par celle que tu devais
parcourir encore, par ton aïeul, comme s'il n'était pas lui-même un trompeur,
par cet aïeul qui calme les flots qu'ont soulevés les vents, par Vénus et ses
traits trop puissants sur moi, par les traits de son arc, par ceux de ses
flambeaux, par Junon, dont la divinité préside au lit nuptial, par les mystères
sacrés de la déesse armée d'une torche (8).
Si de tant de divinités, chacune venge son honneur outragé, non, tu ne pourras
suffire aux châtiments.
Mais n'ai-je pas, dans mon délire, réparé ta poupe brisée, raffermi la carène
qui devait t'aider à m'abandonner ! Je t'ai donné des rameurs pour servir ta
fuite. Je souffre, hélas ! des blessures que mes traits ont faites. J'ai cru
aux douces paroles dont ta bouche est prodigue. J'ai cru à ta naissance et aux
dieux dont tu descends (9).
J'ai cru à tes larmes. Ont-elles donc aussi appris à feindre ? Sont-elles
aussi capables d'artifice, et coulent-elles au gré de ta volonté ? J'ai cru
encore aux dieux que tu attestais. Que m'ont servi tant de promesses ? Une seule
eût suffi pour me séduire. Non, je ne regrette pas de t'avoir ouvert un port
et un asile. Ce
devait être le plus grand de mes bienfaits. Je me repens, je rougis d'avoir mis
le comble au bienfait de l'hospitalité en t'associant à ma couche, et d'avoir
pressé mon sein contre ton sein. Que ne fut-elle la dernière, la nuit qui précéda
celle-là ! Phyllis pourrait mourir innocente. J'espérais mieux, parce que je
croyais avoir mieux mérité. Toute espérance qui naît du mérite est légitime.
C'est une bien faible gloire que de tromper une jeune fille crédule. Ma candeur
était digne de récompense. Tes paroles n'ont abusé qu'une amante et qu'une
femme. Fassent les dieux que ce soit là le dernier de tes exploits ! Qu'une
statue te soit érigée parmi les Égides, au milieu de la ville ! Qu'on
voie en face celle de ton père avec ses titres pompeux ! Quand on aura lu
les noms de Sciron, du farouche Procuste, de Sinis et du monstre à la double
forme de taureau et d'homme, celui de Thèbes conquise par ses armes, des
centaures défaits par son bras, du sombre empire du noir Pluton forcé par sa
valeur, que ton image, après 1es leurs, soit consacrée par cette inscription :
Ici est celui qui eut recours à la ruse pour séduire l’amante dont il fut
l’hôte. De tant de hauts faits et d'exploits de ton père, ton esprit ne
s'est arrêté que sur cette femme de Crète qu'il abandonna. La seule action
qu'il se reproche est la seule que tu admires en lui. Perfide ! De l’héritage
de ton père tu ne veux pour toi que la fraude. Quant à elle, et je ne lui
porte pas envie, elle possède un époux meilleur, et s'assied avec orgueil sur
un char tiré par des tigres domptés (10).
Les Thraces, que je dédaignais, fuient aujourd'hui mon alliance, parce qu’on
me reproche d'avoir préféré aux miens un étranger. « Qu'elle aille,
maintenant, dit-on, dans la docte Athènes. Un autre se trouvera pour gouverner
la Thrace belliqueuse. L'événement, ajoute-t-on, justifie l’entreprise. »
Ah ! Puisse le succès manquer à quiconque veut qu’on juge une action par
l'issue qu'elle a ! Si nos mers blanchissent sous les coups de ta rame, alors on
dira que je fus bien inspirée pour moi, pour les miens. Mais je ne l'ai pas été.
Mon palais ne te voit plus, et l'onde bistonienne ne lavera pas tes membres
fatigués.
J'ai encore présent devant les yeux le spectacle de ton départ. Je vois ta
flotte, prête à voguer, stationnant dans mes ports. Tu osas m'embrasser, et,
penché sur le cou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longs
baisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de la faveur des
vents qui enflaient tes voiles, et m'adresser, en t'éloignant, cette dernière
parole : "Phyllis, attends ton Démophoon." T'attendrai-je, toi qui
partis pour ne jamais me revoir ? Attendrai-je des voiles refusées à nos mers
? Et cependant j'attends. Reviens vers ton amante ! Tu as déjà tant tardé
! Puisse ta foi n'avoir failli que sur le temps !
Que demandé-je, infortunée ! Déjà peut-être es-tu retenu par une autre épouse,
et par l'amour, qui m'a si mal servi. Depuis que ton cœur a répudié mon
souvenir, tu ne connais plus Phyllis, sans doute. Hélas ! tu demandes s'il est
une Phyllis et d'où elle est. C'est la même, Démophoon, qui offrit à tes
vaisseaux, depuis longtemps ballottés sur les mers, les ports de la Thrace et
l'hospitalité. C'est celle dont la générosité te secourut, qui, riche
lorsque tu étais pauvre, te combla de présents, et voulait t'en combler
encore, qui soumit à ton empire le vaste royaume de Lycurgue, que peut
gouverner à peine le sceptre d'une femme, cette région, où le Rhodope glacial
s'étend jusqu'aux forêts de l'Hémus, et où le fleuve sacré de l'Hèbre
verse les eaux qu'il a reçues. C'est celle enfin qui te sacrifia sa virginité
sous de sinistres auspices, et dont ta main trompeuse détacha la chaste
ceinture. Tisiphone présida à cet hymen et le consacra par des hurlements. Un
oiseau de malheur y fit entendre un chant de tristesse. Alecto y fut présente
avec son collier de courtes vipères, et la torche sépulcrale fut le seul
flambeau qu'on y vit briller. Cependant triste et désespérée, je foule sous
mes pieds les récifs et la grève du rivage, et, jetant les yeux sur la vaste
étendue des mers, soit que le soleil ouvre le sein de la terre, soit que les
astres brillent dans la fraîcheur de la nuit, je regarde quel vent agite les
flots. Quelques voiles que je voie s'avancer dans le lointain, j'augure aussitôt
qu'elles apportent mes dieux. (11)
Je m'avance au milieu des ondes, à peine retenue par elles, jusqu'à l'endroit
où le mobile élément m'oppose ses premières vagues. Plus la voile approche
et moins je me possède. Je me sens défaillir, et je tombe dans les bras de mes
suivantes. Il est un golfe dont la courbe insensible décrit un demi-cercle. Un
môle domine et hérisse l'extrémité des deux pointes. Il me vint à l'esprit
de me précipiter de là dans les ondes qui en baignent la base, et puisque ta
trahison m'y pousse, j'exécuterai mon dessein. Que les flots portent ma dépouille
vers les rivages que tu habites, et que mon corps sans sépulture aille s'offrir
à tes yeux. Fusses-tu plus dur que le fer et que le diamant, plus dur que toi-même.
"Ce n'est pas ainsi, diras-tu, que tu devais me suivre, ô Phyllis."
Souvent j'ai soif de poison. Souvent je voudrais périr par une mort cruelle,
par le fer d'un glaive. Ce cou que tes bras infidèles ont entouré, je voudrais
l'étreindre d'un lacet. Ma résolution est prise. Une mort prématurée vengera
ma jeunesse abusée. Le choix du trépas m'arrêtera peu. Tu seras nommé sur
mon sépulcre, comme la cause odieuse de ma mort. Par cette inscription ou une
autre semblable, ton crime sera connu : "Démophoon, y lira-t-on, donna la
mort à Phyllis ; il était son hôte, elle fut son amante. C'est lui qui causa
son trépas, elle qui le consomma."
BRISÉIS
À ACHILLE
La
lettre que tu lis vient de Briséis que l'on t'enleva. Une main barbare put à
peine en bien former les caractères grecs. Les taches que tu y verras, ce sont
mes larmes qui les ont faites, mais les larmes ont tout le poids de la parole.
S'il est permis à une esclave, à une épouse de se plaindre un peu de toi, je
dois m'en plaindre un peu, mon maître et mon époux. Que j'aie été livrée
sur-le-champ au roi qui me réclamait, ce n'est pas ta faute, bien que tu ne
sois pas innocent de la promptitude avec laquelle je fus remise entre les mains
d'Eurybate et de Talthybius, aussitôt qu'ils m'eurent demandée. Jetant les
yeux l'un sur l'autre, ils se demandaient silencieusement où était notre
amour.
On pouvait différer. Ce délai eût été pour moi une faveur dans mon chagrin.
Je partis, hélas, sans te donner aucun baiser, mais je versai des larmes sans
fin, et je m’arrachai les cheveux. Infortunée ! Il me sembla qu’on me
faisait pour la seconde fois prisonnière (12)
Souvent je voulus, trompant la vigilance de mes gardiens, revenir sur mes pas,
mais l’ennemi était là, prêt à saisir une femme timide. Je craignais, si
je me fusse avancée, d'être prise pendant la nuit, et conduite, comme esclave,
à quelque bru de Priam. Mais j'ai été livrée. Il fallait sans doute que je
le fusse. Malgré tant de nuits passées loin de moi, tu ne me réclames pas. Tu
attends, et ta colère est lente à éclater. Le fils de Ménoete lui-même, témoin
de mon départ, me dit tout bas : "Pourquoi pleurer ? tu seras bientôt de
retour."
C'est peu de ne m'avoir pas réclamée. Tu t'opposes à ce qu'on me rende,
Achille. Va, maintenant porte le nom d’amant passionné. Les fils de Télamon
et d'Amyntor sont venus te trouver. L'un t'est attaché par les liens du sang (13),
l’autre est ton compagnon.À eux s’était joint le fils de Laërte. Ils
devaient accompagner mon retour. De douces prières ont relevé le prix de
magnifiques présents : vingt bassins d'airain d'un travail achevé, et sept trépieds
où l'art le dispute à la matière. On y ajouta dix talents d'or, douze chevaux
accoutumés à vaincre, et, ce qui était superflu, de jeunes Lesbiennes d'une
grande beauté, dont la captivité avait suivi la ruine de leur patrie. Avec
tous ces présents, on t'offrit pour épouse - mais qu'as-tu besoin d'épouse ?-
une des trois filles d'Agamemnon. Si tu avais voulu me racheter des fils d'Atrée
à prix d'argent, ce que tu aurais dû donner, tu refuses de le recevoir ? Par
quelle faute, Achille, ai-je mérité ton mépris ? Où a fui si tôt loin de
moi ton volage amour ? Une fortune contraire poursuit-elle sans relâche les
malheureux ? Un vent plus favorable ne soufflera-t-il pas pour moi ?
J'ai vu s'écrouler sous tes armes les remparts de Lyrnesse, et cependant j'étais
une grande partie de ma patrie. J'ai vu tomber trois guerriers, dont la
naissance, dont la mort fut semblable. Leur mère était aussi la mienne. J'ai
vu mon vaillant époux couvrir de son corps la terre ensanglantée, et rejeter
des flots de sang de sa poitrine. Cependant à tant de pertes tu fus ma seule
compensation. Tu étais mon maître, mon époux, mon frère. Jurant par la
divinité de ta mère qui se plaît sur les ondes, tu me disais que ma captivité
serait mon bonheur. Je devais sans doute te voir me repousser, malgré la dot
que j'apporte, et me fuir ainsi que les richesses qu'on te présente.
On dit même que demain, lorsque brillera l'aurore, tu dois livrer tes voiles au
souffle des vents. Dès que cette funeste nouvelle eut frappé mes oreilles
effrayées, mon sang se glaça dans mon sein, et le sentiment m'échappa. Tu
partiras, mais à qui donc, cruel, laisseras-tu le soin de ta malheureuse amante
? Qui consolera Briséis abandonnée ? Oui, que la terre s'entrouvre soudain et
me dévore, que la foudre, tombant sur moi, me consume de ses feux
resplendissants (14),
avant que, sans moi, les mers blanchissent sous les rames de Phtie, avant que je
voie tes vaisseaux partir et m'abandonner. Si tu veux retourner déjà vers le
foyer paternel, je ne suis pas un pesant fardeau pour ta flotte. Je serai
l'esclave qui suit un vainqueur, et non l'épouse qui suit un époux. Mes mains
sauront filer la laine. Choisie parmi les plus belles femmes achéennes, ton épouse
entrera dans ta couche nuptiale, et puisse-t-elle y entrer ! La bru est digne du
beau-père, du petit-fils de Jupiter et d'Egine, digne de la parenté du vieux Nérée.
Moi, servante humble et soumise, je m'acquitterai de la tâche qui me sera imposée.
L'épais fuseau s'amincira quand ma main tiendra la traîne. Je demande
seulement que ton épouse ne me persécute pas. Je crains, je ne sais pourquoi,
qu’elle ne me soit point favorable. Ne souffre pas qu'on me rase la tête en
ta présence (15),
et ne dis pas d'un ton léger : "Elle aussi fut à moi." Ou plutôt
souffre-le, pourvu que tu ne m'abandonnes pas avec dédain. Hélas !
Malheureuse, cette crainte agite tous mes membres.
Qu'attends - tu pourtant ? Agamemnon se repent de son emportement, et la Grèce
affligée est à tes genoux. Partout vainqueur, sache aussi vaincre ta colère
et ton ressentiment. Pourquoi l'infatigable Hector démembre-t-il la puissance
des Grecs ? Prends tes armes, fils d'Éaque, mais auparavant que je retourne auprès
de toi. Conduit par le dieu Mars, poursuis des guerriers déjà en désordre.
Allumé pour moi, que pour moi ton courroux s'apaise ! Que je sois et la
cause et le terme de ces ressentiments ! Ne crois pas qu'il soit humiliant
pour toi de céder à mes instances. Le fils d'Oenéus
a pris les armes à la prière d'une épouse. Je l’ai ouï dire et tu
le sais aussi. Privée de deux frères, une mère maudit l'avenir et les jours
de son fils. La guerre était déclarée. Ce fils, dans sa colère, dépose les
armes et se retire. Il refuse obstinément à sa patrie le secours de son bras.
Son épouse seule put le fléchir. Elle fut plus heureuse, elle ! Mais moi, mes
paroles sont sans pouvoir, et tombent inutiles. Je ne m’en indigne pas
toutefois. Je ne suis pas regardée comme ton épouse, et c'est comme esclave
que j'ai été le plus souvent appelée à partager la couche de mon maître.
Une femme captive, il m'en souvient, me donnait le titre de maîtresse : "A
la servitude, lui dis-je, tu ajoutes le poids d'un nom."
Et pourtant, par les ossements d'un époux que recouvre mal un sépulcre élevé
à la hâte, par ces ossements toujours vénérables à mes yeux, par les âmes
courageuses de mes trois frères, que j'adore comme des dieux et qui ont péri
pour leur patrie et péri avec elle, par ta tête et par la mienne, que l'amour
rapprocha, par ton épée, arme connue des miens, aucun Mycénien, je le jure,
ne partagea ma couche. Si je te trompe je consens à ce que tu m'abandonnes. Si
maintenant je te disais : "Jure aussi, vaillant guerrier, que tu n'as goûté
sans moi aucun plaisir", tu ne pourrais l’affirmer. Mais les Grecs
pensent que tu pleures mon absence. On charme tes oreilles par les sons de la
lyre. Une douce amie te réchauffe sur son sein, et si quelqu’un cherche à
savoir pourquoi tu refuses de combattre, "c'est que la guerre est l'ennemie
de la cithare, que la nuit et l'amour ont mille charmes, qu'il est plus sûr de
rester étendu sur un lit, de tenir dans ses bras une jeune fille, de faire résonner
sous ses doigts une lyre de Thrace, que de soutenir sur son bras le bouclier et
la lance au fer acéré, et sur sa tête un casque pesant." Mais tu préférais
le courage et l’honneur à des jours tranquilles et sûrs, et tu te montrais
jaloux de la gloire acquise dans les combats. N'était-ce donc que pour me faire
ta captive, que tu aimais la guerre homicide ? Et ta gloire est-elle restée
ensevelie sous les ruines de ma patrie ? T'en préservent les dieux ! Ah ! Que
plutôt ta lance du mont Pélias, brandie par un bras vigoureux, traverse le
flanc d'Hector.
Grecs, envoyez-moi vers lui. Députée par vous, je prierai mon maître, je mêlerai
à mes discours des baisers sans nombre, je ferai plus que Phénix, plus que l'éloquent
Ulysse, plus aussi, croyez-moi, que le frère de Teucer. Des bras entourant un
cou habitué à leurs étreintes ne sont pas sans pouvoir, non plus que le sein
que j'offrirai alors à ses yeux charmés. Quoique barbare et plus cruel que les
ondes de ta mère, tu seras, sans que je parle, attendri par mes larmes.
Maintenant encore, et puisse à ce prix Pélée, ton père, compléter le nombre
de ses années, et Pyrrhus débuter sous tes auspices dans la carrière des
armes ! vois Briséis éplorée, valeureux Achille, et ne laisse pas une
infortunée se consumer dans une attente éternelle ou si ton amour a fait place
au dédain, celle que tu contrains à vivre sans toi, contrains-la à mourir.
Poursuis, et tu l'y contraindras. Mes grâces, les couleurs de mon visage ont
disparu. Cependant l'unique espoir de te posséder soutient ce qui me reste de
vie. S'il me faut y renoncer, j'irai rejoindre mes frères et mon époux, et il
ne sera pas glorieux pour toi d'avoir voulu la mort d'une femme. Mais pourquoi
la vouloir ? Plonge dans mon sein ton épée nue. J'ai du sang qui jaillira
quand tu perceras ma poitrine. Ouvre-la avec ce glaive qui, si une déesse l'eût
permis (16),
devait traverser le tueur d'Atride. Mais plutôt, conserve ma vie, qui est un de
tes bienfaits. Ce que, vainqueur, tu accordas à une ennemie, c'est une amie qui
le demande. Pergame, ouvrage de Neptune, offre à ton courroux des victimes plus
dignes de le satisfaire. La défaite d'un ennemi apaisera mieux ta soif de
carnage. Mais soit que tu te disposes à livrer ta flotte aux efforts de la
rame, soit que tu restes, rappelle-moi, comme un maître son esclave.
PHÈDREÀ
HIPPOLYTE
La
jeune fille que la Crète a vue naître envoie au fils de l'Amazone le salut qui
lui manquera à elle-même, si tu ne le lui donnes. Quelle qu'elle soit, lis ma
lettre en entier. Quel mal crains-tu de cette lecture ? Peut-être même
trouveras-tu quelque charme à la faire.À l'aide de ces signes, un secret
parcourt et la terre et les mers. L'ennemi examine la lettre qu'il a reçue de
son ennemi. Trois fois je résolus de m'entretenir avec toi, trois fois s’arrêta
ma langue impuissante, trois fois le son vint expirer sur mes lèvres. La pudeur
doit, autant qu'il est possible, se mêler à l'amour. Ce que je n'osai pas
dire, l’amour m'a ordonné de l'écrire, et les ordres qu'Amour donne, il est
dangereux de les dédaigner. Il règne, il étend ses droits sur les dieux
souverains. C'est lui qui, me voyant hésiter d'abord, m'a dit : "Écris ;
ce cœur de fer, se laissant vaincre, reconnaîtra des lois." Qu'il me protège,
et comme il embrase mes veines d'un feu dévorant, qu'il rende aussi ton cœur favorable à mes
vœux.
Ne crois pas que ce soit par corruption de cœur que je romps les liens qui
m'enchaînent. Nulle faute, et tu peux t'en enquérir, n'a terni ma renommée.
L'amour exerce d'autant plus d'empire qu'on le connaît plus tard. Je brûle intérieurement,
je brûle, et une blessure cruelle fait saigner mon cœur. Comme les jeunes
taureaux se sentent blessés par le premier joug qu'on leur impose, comme un
poulain tiré du troupeau ne peut d'abord supporter le frein, ainsi un cœur novice subit difficilement et avec peine les premières atteintes de l’amour,
et le mien succombe sous ce fardeau qui l’accable. Le crime devient un art,
lorsqu'il est appris dès un âge tendre. Celle qui aime tard aime avec plus de
violence. Tu raviras les prémices d'un honneur resté intact, et la faute entre
nous deux sera égale. C'est quelque chose que de cueillir à pleines mains des
fruits dans un verger, que de détacher d'un doigt délicat la rose qui vient d'
éclore. Si toutefois cette pureté native d'un cœur qui ne connut jamais le
crime doit être souillée d'une tache inaccoutumée, je suis heureuse de brûler
d'un feu digne de moi. Je n'ai pas fait un choix honteux, pire que l’adultère.
Oui, si Junon m'offrait le dieu, son frère et son époux, il me semble qu'à
Jupiter je préférerais Hippolyte.
Déjà même, pourras-tu le croire ? je suis entraînée vers un art jusqu'alors
inconnu pour moi. Je veux, d'une course rapide, suivre aussi les bêtes fauves.
Déjà ma première divinité est celle de Délos, dont la parure est un arc
recourbé. Tes goûts sont devenus ma loi. Je voudrais parcourir l'étendue des
forêts (17),
presser le cerf dans les toiles, exciter, sur la cime des monts, l’ardeur
d'une meute. Je voudrais, d’un bras vigoureux, lancer le javelot tremblant, ou
reposer mon corps sur un frais gazon. Souvent je me plais à diriger un char léger
à travers la poussière (18),
et à faire sentir le frein à la bouche d'un coursier docile. Tantôt je m’élance,
semblable à la prêtresse de Bacchus qu’agitent les fureurs de ce dieu,
semblable à celles qui, sur le mont Ida, font résonner les tambourins, à
celles à qui les Dryades, ces demi-déesses, et les Faunes à la double corne,
ont soufflé un enthousiasme inconnu. Car on me redit tout, lorsque mon
transport est calmé. Moi seule je connais l'amour secret qui me brûle.
Peut-être me faut-il éprouver cet amour fatalement attaché à ma race, et Vénus
doit-elle lever ce tribut sur ma famille entière. Jupiter (et c'est là
l'origine première de notre maison) (19),
Jupiter aima Europe. Un taureau cachait le dieu sous sa forme. Pasiphaë, ma mère,
livrée à un taureau abusé, rejeta de ses flancs son crime et son fardeau. Le
fils ingrat d'Égée, en suivant le fil libérateur que tenait la main de ma sœur, parcourut sans danger les détours du Labyrinthe. Moi-même à mon tour,
afin que l'on me reconnaisse pour la fille de Minos, je subis la dernière les
lois communes à ma famille (20).
Le destin l'a encore voulu, deux femmes ont trouvé des chaînes dans la même
maison. Ta beauté m'a séduite, ma sœur s'est éprise de ton père. Thésée
et son fils ont ravi les deux sœurs. Marquez par un double trophée ce triomphe
sur notre maison.
Au temps où tu vins à Éleusis la ville de Cérès, j'aurais voulu que la
terre de Gnos (21)
eût pu me retenir. Je t'aimais déjà. Tu me plus alors bien davantage. Un
amour brûlant pénétra jusque dans la moelle de mes os. Ton vêtement était
d'une éclatante blancheur. Des fleurs entouraient ta chevelure. Une chaste
rougeur colorait tes joues d'un noble incarnat. Ce visage, que les autres femmes
appellent dur et farouche, n'était point dur au jugement de Phèdre, il était
mâle. Loin de moi ces jeunes gens parés comme une femme. Une beauté virile
n'aime que de modestes ajustements. Cette fierté même, ces cheveux flottants
sans art et une légère poussière répandue sur ton front, tout cela sied bien
à sa noblesse. Soit que tu rendes flexible l'encolure rebelle d'un coursier frémissant,
j'admire tes pieds qui se rapprochent en un cercle étroit ; soit que d’un
bras nerveux, tu brandisses un pesant javelot, la vigueur qu'il déploie attire
tous mes regards. J'aime encore à te voir la main armée d'épieux de
cornouiller garnie d'un large fer. Tout, oui, tout ce que tu fais charme mes
yeux.
Laisse dans les forêts ta rudesse sauvage. Ma mort ne peut pas t'honorer. Que
te sert de te livrer aux exercices de la légère Diane, si tu ravis ses droits
à Vénus ? Ce qui se fait sans alternative de repos ne peut durer longtemps,
c'est le repos qui répare les forces et délasse les membres fatigués. L'arc
(et règle-toi sur les armes de la déesse objet de ton culte), l'arc que tu ne
cesserais jamais de tendre deviendrait lâche. Céphale était fameux dans les
forêts, et sa main avait jonché de bêtes l'herbe qui les tapisse. Il sut
cependant se prêter à l’amour de l'Aurore. Pour le visiter, la sage déesse
quittait son vieil époux. Souvent, sous les yeuses, le premier gazon qui
s'offrait, fut foulé par Vénus et par le fils de Cinyra, étendus l'un près
de l’autre. Le fils d'Oenéus brûla pour Atalante du mont Ménale, et
celle-ci a pour gage d’amour la dépouille d'une bête fauve.
Que l'on nous compte bientôt aussi parmi cette foule heureuse. Si tu dédaignes
Vénus, tes bois restent sauvages. Moi-même je serai ta compagne. Je ne
reculerai ni devant les roches caverneuses ni devant la dent oblique du sanglier
redoutable. Deux mers entourent de leurs flots un isthme qu'elles assiègent. Un
étroit défilé entend leurs doubles mugissements. C'est là, qu'avec toi
j'habiterai Trézène, royaume de Pithée. Ces lieux me sont déjà plus chers
que ma patrie.
Le héros, fils de Neptune, est maintenant absent, et il le sera longtemps. Il
est retenu dans le pays de son cher Pirithoüs. Thésée, nous n'en pouvons
douter, préfère Pirithoüs à Phèdre, Pirithoüs à toi-même. Ce n'est pas
le seul affront qui nous vienne de lui. Nous en avons reçu tous deux de bien
graves blessures. Sa massue à trois nœuds brisa les os de mon frère, et les
dispersa sur le sol. Ma sœur fut laissée par lui en proie aux bêtes féroces.
Celle que son courage éleva au premier rang parmi les filles qui portent la
hache, t'a enfanté, toi qui héritas de la valeur de ta mère. Si tu veux
savoir où elle est, Thésée lui traversa le flanc de son épée. Un tel gage
d'amour ne put mettre ta mère à l'abri de ses coups. Elle ne fut pas même son
épouse. Le flambeau nuptial ne s’alluma point pour elle. Pourquoi ? Sinon
pour que tu fusses, comme fils illégitime, exclu du trône paternel ? Il
t'associa les frères que je t'ai donnés, et le sang qu'ils ont, ce n'est pas
à moi qu’ils le doivent, mais à lui. Oh ! Puisqu'il devait t'être funeste,
à toi le plus beau des mortels, pourquoi ce sein n'a-t-il pas été déchiré
au milieu des efforts de l'enfantement ? Va, maintenant, révère la couche d'un
père si digne qu'on la lui garde pure, une couche qu’il fuit, qu'il abdique
par de coupables actions.
Que l’union d'une belle-mère avec son beau-fils n'offre pas à ton esprit les
terreurs qu’inspirent de vains préjugés. Ce scrupule suranné, qui devait
disparaître dans les âges suivants, appartenait à celui qui vit Saturne
gouverner son rustique royaume. Jupiter a légitimé tout ce qui peut plaire, et
l'hymen de la sœur avec le frère rend tout licite. L'alliance forme une chaîne
indissoluble de parenté, lorsque à ces nœuds, Vénus elle-même a ajouté les
siens. Il ne sera pas difficile de celer le mystère de notre amour. Que la
parenté nous serve à le cacher, elle pourra couvrir notre faute de son nom.
Si, nous tenant embrassés, nous sommes vus de quelqu'un, on nous en louera tous
les deux. On dira que la belle-mère a de l'amitié pour son beau-fils. Tu
n'auras pas à te faire ouvrir, pendant les ténèbres, la porte d'un mari
redoutable. Tu n'auras pas de gardiens à tromper. Le même toit qui nous a réunis
pourra nous réunir encore. Tu me donnais publiquement des baisers, tu m'en
donneras publiquement. Avec moi tu seras en sûreté. Ta faute te méritera des
éloges, fusses-tu même aperçu dans mon lit. Seulement bannis tout retard, et
hâte le moment de cette union. Qu'à ce prix, Amour, maintenant cruel pour moi,
t'épargne les tourments qu'il cause.
Je ne dédaigne pas de descendre à d'humbles prières. Hélas ! Où est
maintenant le faste ? Où est l'orgueil de mes paroles ? J'avais résolu de
combattre longtemps, et de ne pas céder à ma passion. Comme si l'amour ne
triomphait pas de nos résolutions ! Vaincue et suppliante, je presse tes genoux
de mes mains royales. Nul amant ne voit ce qu'exige la dignité. Je ne rougis
plus, la pudeur une fois bannie renonce à son empire. Pardonne à ces aveux, et
dompte un cœur cruel. Que me sert d'avoir pour père Minos qui tient des mers
sous son sceptre (22)
? Que me sert que la foudre s'échappe en serpentant des mains de mon aïeul ?
Que mon grand-père (23),
le front ceint de rayons étincelants, ramène sur son axe brillant la douce
chaleur du jour ? La noblesse disparaît devant l'amour. Prends pitié de mes
ancêtres, et si tu ne veux m'épargner, épargne au moins les miens. J'ai pour
dot la Crète, île de Jupiter. Que toute ma cour obéisse à mon Hippolyte.
Laisse fléchir ton orgueil. Ma mère a pu séduire un taureau. Seras-tu plus
cruel qu'un taureau farouche ? Par Vénus qui me possède, prends pitié de moi,
je t'en conjure. Puisses-tu, à ce prix, n'aimer jamais qui pourrait dédaigner
ton amour ! Qu'à ce prix la déesse des forêts te protège dans ses retraites
solitaires ! Que les bois touffus offrent à ton gras de nombreuses victimes !
Qu'à ce prix, les Satyres et les Pans, divinités des montagnes, te soient
favorables, et que le sanglier tombe percé du fer de ta lance ! Qu'à ce prix
les Nymphes, quoiqu'on dise que tu hais leur sexe, présentent à ta soif brûlante
une onde qui l'apaise ! C'est au milieu des larmes que je te fais ces prières.
Tu lis jusqu'au bout ces paroles suppliantes, et mes larmes, tu peux te les représenter.
OENONE À PARIS
Me
lis-tu ou ta nouvelle épouse s'y oppose-t-elle (24)
? Lis : cette lettre n'a pas été écrite par une main de Mycènes (25).
C'est Oenone, la naïade célèbre dans les bois de la Phrygie, qui, offensée,
se plaint de toi, mon époux, si tu veux me le permettre. Quel dieu a opposé à
mes vœux sa divinité ennemie ? Pour ne plus être à toi, quel crime ai-je
commis ? On doit, quand on l'a mérité, supporter le malheur avec constance,
mais la peine dont on ne s'est pas rendu digne, on la ressent douloureusement.
Tu n'étais pas célèbre comme aujourd’hui lorsque je me contentai de toi
pour époux, moi nymphe et fille d'un grand fleuve. Maintenant le fils de Priam,
alors (ne craignons pas de dire la vérité), alors, tu étais esclave. Nymphe,
j'ai daigné m'unir à un esclave. Souvent, au milieu de nos troupeaux, nous
nous reposions ensemble à l'ombre d'un arbre, et le gazon mêlé au feuillage
naissant nous offrait un lit de verdure. Souvent, étendus sur la mousse ou sur
la paille épaisse, une humble cabane nous défendit contre les blancs frimas.
Qui te montrait les bois propices à la chasse, et la roche où la bête fauve
tenait ses petits cachés ? Ta compagne assidue, j'ai tendu des filets aux mille
mailles, et dirigé les limiers rapides sur la cime des montagnes. Les hêtres
conservent sur leur écorce le nom d'Oenone que ton fer a tracé. Ces troncs le
verront croître en même temps qu'ils grandiront eux-mêmes. Croissez, et que
mes titres s'élèvent avec votre tige superbe (26).
Il est, je m'en souviens, un peuplier planté sur la rive du fleuve. Tu y gravas
des mots qui rappellent notre amour. Peuplier, vis longtemps, toi qui, planté
sur le bord du rivage, portes ces mots sur ton écorce ridée : "Quand Pâris
pourra respirer loin d'Oenone, l'eau du Xanthe, changeant son cours, remontera
vers sa source." Xanthe, remonte maintenant vers elle. Ondes, retournez sur
vous-mêmes, Pâris peut vivre et avoir abandonné Oenone.
Ce jour a marqué la destinée de ta malheureuse amante, et commencé pour elle
les funestes orages que soulève un amour inconstant, ce jour où Vénus et
Junon, et la déesse à qui sied mieux une armure, Minerve nue, vinrent se
soumettre à ton jugement. La crainte, dès que tu me l'eus dit, fit palpiter
mon sein, et un froid tremblement parcourut mes membres raidis. Je consultai,
dans le trouble violent qui m'agitait, et les femmes âgées et les vieillards
les plus avancés dans la vie. Mon malheur me parut certain. Le pin fut abattu,
le bois façonné, la flotte bientôt prête, et l'onde azurée reçut les
vaisseaux enduits de cire. Tu pleuras en partant. Ne me fais pas le chagrin de le
nier. Ce n'est pas de ces premières, mais de tes nouvelles amours que tu as à
rougir. Tu pleuras, et tu vis des larmes couler de mes yeux. Nous mêlions nos
pleurs, nous souffrions tous deux. La vigne n'est pas attachée aussi étroitement
à l'ormeau que tes bras, dans leur étreinte, l’étaient à mon cou. Ah !
combien de fois ai-je surpris le rire sur les lèvres de tes compagnons, lorsque
tu te plaignais d'être retenu par le vent ! Il était propice. De combien de
baisers tu me couvris en me quittant ! Ta langue eut à peine le courage de dire
: "Adieu." Une brise légère enfle la voile pendante au mât dressé,
et l'onde blanchit bientôt sous la rame qui l'agite. Je suis des yeux,
malheureuse, ta voile qui s'éloigne. Je la suis autant que je le puis. Le sable
du rivage est arrosé de mes pleurs. Je prie les verdoyantes Néréides de te
ramener bientôt. Elles devaient bientôt te ramener, mais pour mon malheur. Mes
vœux t'ont donc rappelé afin que tu revinsses pour une autre ? Hélas ! je
voulais ainsi le bonheur d'une rivale qui m'a ravi le mien.
Un môle naturel domine sur la profondeur immense de l’abîme. C'est une
montagne, contre laquelle viennent se briser les eaux de la mer. De là je
reconnus la première les voiles de tes vaisseaux, et je voulus, à travers les
flots, m'élancer à leur rencontre. Tandis que je balance encore, je vois des
ornements de pourpre briller au sommet de ta proue (27).
Je frémis. Cette parure n'était pas la tienne. Ton navire approche, et, poussé
par un vent rapide, il aborde au rivage. Je vois alors, le cœur tout tremblant,
un visage de femme. N'était-ce pas assez ? Pourquoi aussi, insensée que j'étais,
demeurai-je en ces lieux ? Ton indigne amante se pressait contre ton sein. Alors
je me meurtris le mien, je me frappe la poitrine, je déchire, du bout de mes
ongles, mes joues trempées de larmes, je remplis de mes hurlements plaintifs le
mont sacré d'Ida. De là je vais cacher mes pleurs dans les antres qui me sont
chers. Puisse ainsi gémir et pleurer Hélène, épouse abandonnée ! Qu'elle éprouve
elle-même les tourments qu'elle m'a causés la première.
Ce qui te convient maintenant, ce sont des femmes qui te suivent à travers l'étendue
des mers, et désertent pour toi une couche légitime.
Mais lorsque tu étais pauvre, lorsque, encore berger, tu conduisais les
troupeaux, Oenone était l'unique épouse du pauvre pasteur. Ce n'est pas l'éclat
de tes richesses qui m'éblouit, ni ton palais qui me touche, non plus que
l'honneur d'être appelée l'une des brus de Priam qui en a tant. Non pourtant
que Priam puisse refuser le titre de beau-père d'une nymphe ou Hécube rougir
de m'avouer pour sa belle-fille. Je suis digne de devenir l’épouse d'un homme
puissant et j'y aspire. Le sceptre peut bien aller à mes mains. L'humble lit
que je partageais avec toi sous le feuillage du hêtre ne te donne pas le droit
de me mépriser. Une couche de pourpre me convient mieux encore.
Enfin, mon amour est pour toi sans dangers. Avec moi aucune guerre ne te menace,
et l’onde ne doit pas porter de vaisseaux vengeurs. La fille fugitive de
Tyndare est redemandée par des ennemis en armes. Voilà la dot que
l’orgueilleuse apporte à son époux (28).
Te faut-il la rendre aux Grecs ? Demande-le à ton frère Hector ou à Déiphobe
ou à Polydamas. Consulte, pour l'apprendre d'eux, et le grave Anténor et Priam
lui-même. L'âge fut leur maître à tous deux. C'est faire de l’honneur un
honteux apprentissage que de préférer à la patrie une femme qu'on a ravie. Ta
cause doit te faire rougir, et l’époux poursuit une juste vengeance. Et ne te
promets pas, s'il te reste quelque sagesse, la fidélité de cette Lacédémonienne,
qui s'est jetée si promptement dans tes bras. Comme le plus jeune des Atrides,
crie maintenant à l'outrage fait à la foi conjugale, ainsi tu crieras à ton
tour. La pudeur une fois bannie, nul art n'en peut réparer la perte. Elle périt
et ne revit plus. Cette femme brûle d'amour pour toi. De même elle aima Ménélas,
et maintenant, crédule époux, il se voit seul sur sa couche abandonnée.
Heureuse est Andromaque, que des nœuds légitimes unissent à un époux fidèle
! Tu devais, à l'exemple de ton frère, devenir le mien. Ah ! ton cœur est
plus léger que la feuille qui, privée du pouls de la sève, voltige, desséchée,
au gré des vents mobiles, il est plus léger que l'extrémité du frêle épi,
brûlé chaque jour par un soleil ardent.
Un jour, il m'en souvient, ta sœur prophétisa ma destinée. Voici l'oracle
qu'elle prononça, la chevelure en désordre : "Que fais-tu, Oenone ?
Pourquoi semer sur le sable ? Tes bœufs labourent le rivage, et ne te donneront
rien à moissonner. Je vois venir de la Grèce une génisse (29)
qui vous perdra, toi, ta patrie, ta maison. Que le ciel détourne ce malheur !
Je vois venir de la Grèce une génisse. Tandis que vous le pouvez encore,
dieux, engloutissez dans la mer ce fatal vaisseau ! Hélas ! Que de sang
phrygien il porte dans ses flancs !" (30)
Elle dit. Ses suivantes l'enlèvent au milieu de ses transports. Mes blonds
cheveux se sont dressés d'épouvante. Ah ! Tes prédictions n'ont été pour
moi que trop véritables ! Oui, cette génisse est aujourd'hui maîtresse de ce
que je possédais.
Qu'importe l'éclat de sa beauté, si elle est adultère ? Elle a, séduite par
son hôte, abandonné les dieux de l'hyménée. Thésée, si je ne me trompe de
nom, je ne sais quel Thésée enfin, (31)
l'avait avant toi enlevée à sa patrie. Jeune et passionné, crois-tu qu'il
l'ait rendue vierge encore ? Comment ai-je pu m'instruire aussi bien ? Tu le
demandes ? J'aime. Appelle sa fuite un rapt, et voile de ce nom la faute qu'elle
a commise (32).
On n'est pas enlevée si souvent, sans que l'on s'y prête soi-même. Oenone
cependant reste fidèle à un époux qui la trahit, et l'exemple que tu donnes
pouvait l'autoriser à te tromper.
Une troupe lascive de légers satyres (j'errais alors, cachée dans les forêts),
me poursuivit d'un pas rapide, ainsi que Faune au front armé de cornes, et hérissé
d'une couronne de pins, sur cette chaîne immense de monts que domine l'Ida. Le
dieu de la lyre, le dieu qui fonda Troie, m'aima. Il a une dépouille de ma
virginité, mais il ne la doit qu'à la violence. De mes mains je lui arrachai
les cheveux, et mes doigts ont laissé sur ses joues plus d'une meurtrissure.
Pour prix de mon déshonneur, je ne demandai ni des pierres précieuses ni de
l'or. Il est honteux de vendre un corps libre pour des présents. Me jugeant
digne d'être initiée à ses secrets, il m'enseigna l'usage des plantes médicinales,
et fit servir mes mains à sa science bienfaisante. Toute herbe secourable,
toute racine qui, née sur le globe, est utile à l'art de guérir, m'est
aujourd'hui connue. Malheureuse, que les simples n'aient point de remède pour
l'amour ! Habile dans mon art, c'est à moi que cet art fait faute. Le dieu qui
trouva ces remèdes salutaires a mené paître, dit-on, les génisses du roi de
Phère, et fut consumé des feux dont je l'embrasai. Le soulagement que n'ont pu
me procurer ni un dieu ni la terre, dont le sein fécond produit toutes sortes
de plantes, tu peux, toi, me le donner. Tu le peux, et je le mérite. Accorde ta
pitié à une jeune fille qui en est digne. Je n'apporte point avec les Grecs
toutes les fureurs de la guerre, mais je suis à toi. C'est avec toi que j'ai
passé mes plus jeunes années. Ah ! Que je sois encore à toi pour le reste de
mes jours.
HYPSIPYLE À JASON
On
dit que, maintenant de retour, ton vaisseau, riche de la Toison du bélier d'or,
a touché les rivages de la Thessalie. Je te félicite, autant que tu le
permets, de l'heureuse issue de ton expédition. Cependant, j'aurais dû en être
informée par un écrit de ta main. Les vents peuvent bien avoir contrarié ton
désir d'aborder dans mes états, selon ta promesse, mais les vents opposés
n'empêchent pas d'écrire une lettre. Hypsipyle était digne que tu lui
envoyasses ton salut.
Pourquoi faut-il que la renommée, et non une lettre de toi, m'ait appris la
première que les taureaux consacrés à Mars avaient plié sous le joug ?
Qu'une semence dispersée par ta main avait produit des moissons de guerriers,
et que, pour périr, ils n'avaient pas eu besoin de ton bras (33)
? Qu'un dragon vigilant gardait la dépouille du bélier, et que ta main intrépide
avait néanmoins enlevé la précieuse toison ?À ceux qui doutaient de cet
exploit, si j'avais pu dire : "Il me l'a écrit lui-même", ah que je
serais fière ! Mais pourquoi me plaindre du retard qu'a mis un époux à
remplir son devoir ? J'ai obtenu, si tu n'as pas cessé d'être le mien, un
grand acte de complaisance.
On dit que tu ramènes avec toi une enchanteresse barbare, qui usurpera dans ta
couche la place qui m'est due. L'amour est crédule. Fassent les dieux qu'on
dise que j'ai témérairement accusé mon époux de crimes imaginaires ! Naguère,
des côtes de l'Hémonie, un hôte thessalien était venu me visiter.À peine
avait-il touché le seuil de ma demeure : "Que fait, lui dis-je, le fils
d'Aeson, mon époux ? " Interdit, il hésite à me répondre, et ses yeux
restent fixés sur la terre. Soudain je m'élance, et déchirant la tunique qui
couvre mon sein : "Vit-il, m'écriai-je, ou le destin m'appelle-t-il vers
ses mânes ? " Il vit," dit-il. J'exigeai qu'il jurât ce que me
disait sa voix timide. J'osai à peine croire à ta vie, attestée par le nom
d'un dieu. Dès que j'eus repris mes sens, je lui demandai le récit de tes
exploits. Il me raconta alors comment les taureaux de Mars, aux pieds d'airain,
ont labouré la terre, comment les dents du dragon, jetées sur le sol comme une
semence, ont soudain donné naissance à des guerriers tout armés, comment ce
peuple, enfant de la terre, accomplit, en périssant par la guerre civile, les
destins de sa vie éphémère. Enfin le monstre est vaincu. Je m'informe de
nouveau si Jason vit encore. La foi que j'accorde à ses paroles flotte entre
l'espérance et la crainte.À travers les détails de la vive narration qu'il se
plaît à me faire, il me découvre les blessures que ton cœur fit au mien.
Hélas ! Où est la foi promise ? Où sont les droits de l'hyménée ? Où ce
flambeau plus digne d'embraser un bûcher ? Ce n'est pas un amour furtif qui m'a
liée à toi, c'est sous les yeux de Junon, qui préside au mariage, et de
l'Hymen couronné de guirlandes, qu'il fut consacré. Mais non, ce n'est ni
Junon ni l'Hymen, mais la triste Erinys qui, tout ensanglantée, l'éclaira de
ses torches sinistres. Qu'avais-je affaire aux Argonautes ? Qu'avais-je affaire
au vaisseau de Minerve ? Nautonier Tiphys, que t'importait ma patrie ? Là n'étaient
point le bélier à l'éclatante Toison d'or, ni Lemnos, la royale demeure du
vieil Aetas.
J'avais résolu d’abord, mais ma destinée m'entraînait, de repousser cette
cohorte étrangère à l'aide de mes bataillons féminins. Les femmes de Lemnos
ne savent que trop vaincre des hommes (34).
Avec d'aussi courageux soldats, je pouvais défendre ma vie. Je vis le héros
dans nos murs. Je lui donnai un asile dans mon palais et dans mon cœur. Là s'écoulèrent
pour toi deux étés et deux hivers. Le temps de la troisième moisson était
venu, lorsque, forcé de mettre à la voile, tu m'adressas ces paroles, en
versant un torrent de larmes : "On m'entraîne, Hypsipyle, mais, que les
destins m'accordent seulement de revenir ! Je m'éloigne. Ton époux, je le
serai toujours. Tu portes dans ton sein un gage de notre union. Qu'il vive,
qu'il soit notre enfant à tous deux.
A ces mots, des larmes coulèrent sur ton visage trompeur, et je me souviens que
tu ne pus en dire davantage. L'Argo te vit monter le dernier de tes compagnons
sur son bord sacré. Il vole à travers les flots. Le vent a enflé ses voiles.
L'onde azurée se dérobe sous la carène qui fuit. Tes yeux restent fixés sur
la terre, et les miens sur les eaux. Une tour, d'où la vue s'étend au loin,
domine les ondes. J'y monte. Des pleurs inondent mon visage et mon sein. Je
regarde à travers ces larmes, et, servant l'ardeur de mes désirs, mes yeux ont
alors une portée qui leur était inconnue. Je fais de chastes prières.
Craintive, j'adresse au ciel des vœux, que maintenant encore je dois acquitter,
puisque tu es sauvé. Moi acquitter ces vœux ! Médée profiter de mes vœux !
Mon cœur souffre, et l'amour, pour le remplir, s'y joint au ressentiment. Je
porterai aux temples des offrandes, parce que Jason vivant est perdu pour moi.
Le sang d'une victime immolée sera le prix de mon malheur !
Je ne fus jamais sans trouble, il est vrai. Toujours je craignais que ton père
ne se choisît une bru dans une des villes d'Argos. J'ai craint les femmes de la
Grèce. C'est une concubine barbare qui m'a nui. C'est d'une ennemie que je ne
soupçonnais pas que me vient ma blessure. Ce n'est du moins ni sa beauté ni
son mérite qui peuvent plaire. Elle t'a séduit par ses enchantements. Sa faux magique moissonne des plantes funestes. Elle a appris à faire descendre, malgré
elle, la Lune du char qui la porte (35),
et à plonger dans les ténèbres les coursiers du Soleil. Elle sait imposer un
frein aux ondes, arrêter les fleuves dans leur cours oblique, déplacer les forêts
et faire mouvoir les rochers qu'elle anime. Elle erre parmi les tombeaux, la
chevelure flottante et en désordre. Elle enlève aux bûchers encore tièdes
les ossements qu'elle a choisis (36).
Son infernal pouvoir s'étend sur les absents. Elle pique des images de cire, et
enfonce d'imperceptibles traits dans un foie qu'elle tourmente. Son art a
d'autres secrets que je préfère ignorer. Un philtre est un odieux moyen de
faire naître l'amour, qui ne se doit accorder qu'aux vertus et qu'à la beauté.
Peux-tu la presser dans tes bras ? Peux-tu, étendu sur la même couche, goûter,
dans le silence des nuits, un sommeil tranquille ? Le joug qu'on impose aux
taureaux, elle te l'a fait subir. Le pouvoir qui assoupit le dragon féroce,
c'est celui-là qui t'a charmé. Ajoute qu'elle se flatte d'avoir partagé la
gloire de tes exploits et de ceux de tes compagnons. Cette épouse est une
rivale qui détruit les titres de son époux. Des partisans de Pélias imputent
tes succès à ses enchantements, et le peuple le croit d'après eux. Ce n'est
pas le fils d'Aeson, mais la fille d'Aetes, des bords du Phase, qui enleva la
Toison d'or du bélier de Phryxus. Tu n'es approuvé ni d'Alcimède ta mère
(consulte-la plutôt), ni de ton père, qui voit venir une épouse des régions
glaciales. Ah ! qu'elle se cherche un époux près du Tanaïs, dans les marais
de l'humide Scythie, et jusqu'aux sources du Phase, sa patrie.
Fils volage d'Aeson, plus inconstant que la brise printanière, pourquoi tes
promesses ne sont-elles d'aucun poids ? Tu étais mon époux en quittant ces
bords, tu ne l'es plus en les revoyant. Que je sois ta femme à ton retour,
comme je l'étais à ton départ ! Si la noblesse et des noms glorieux te
touchent, eh bien ! tu vois en moi la fille de Thoas, descendant de Minos. J'ai
Bacchus pour aïeul. L'épouse de Bacchus efface par l'éclat de la couronne
qu'elle porte celui des astres moindres qu'elle (37).
La dot que je t'apporterai sera Lemnos, terre si favorable à qui la cultive.
Parmi de tels avantages, je puis me compter aussi.
Maintenant même je suis mère. Félicite-nous tous deux, Jason. L'auteur de ma
grossesse m'en avait rendu le poids bien doux. Le nombre même ajoute à mon
bonheur, et par la faveur de Lucine, j'ai donné le jour à des jumeaux, double
gage de notre tendresse. Si tu demandes à qui ils ressemblent, on te reconnaît
en eux. Ils ne savent pas tromper. Le reste, ils le tiennent de leur père. Je
voulais qu'on te les portât comme en ambassade au nom de leur mère, mais la
crainte d'une marâtre cruelle m'a retenue au moment de ce départ. J'ai redouté
Médée. Médée est plus qu'une marâtre. Les mains de Médée sont exercées
à tous les crimes. Elle qui a pu disperser dans les champs les membres déchirés
d'un frère épargnerait-elle mes enfants ?
Cette femme cependant, ô insensé qu'ont égaré les poisons de Colchos ! tu la
préfères, dit-on, à Hypsipyle. Vierge adultère, c'est par l'infamie qu'elle
s'est fait connaître à son époux. Une flamme pudique m'a donnée à toi,
comme toi à moi. Elle a trahi son père. J'ai dérobé Thoas à la mort. Elle a
fui Colchos. Lemnos, ma patrie, est mon séjour. Qu'importe la vertu si la scélératesse
peut triompher d'elle, si des forfaits sont sa dot et lui méritent un époux (38)
? Je réprouve le crime des femmes de Lemnos, mais il ne m'étonne pas, Jason.
Le ressentiment fait une arme de tout a ceux qu'il transporte. Dis-moi, si,
poussés par des vents furieux, comme ils eussent dû l'être, vous fussiez entrés
dans mon port, ta compagne et toi, et si j'étais allée à ta rencontre avec
nos deux enfants à mes côtés, la terre n'eût-elle pas dû, à ta prière,
s’ouvrir sous tes pas ? De quel œil, époux criminel, aurais-tu vu ces
enfants, m'aurais-tu vue moi-même ? Quelle mort n'avais-tu pas méritée pour
prix de ta perfidie ? Près de moi, tu aurais été en sûreté. J'eusse épargné
tes jours, non que tu en sois digne, mais je ne sais pas être cruelle. J'eusse
assouvi dans le sang de cette concubine mes regards et ceux de l'homme que m'ont
ravi ses poisons. Pour Médée je serais une autre Médée.
Si, du séjour où il règne, Jupiter daigne entendre et exaucer mes vœux, que
celle qui a usurpé ma couche éprouve le malheur dont gémit Hypsipyle !
Qu'elle-même sanctionne ses lois, et que, comme j'ai été délaissée, malgré
mon titre d'épouse et de mère de deux enfants, elle en pleure un nombre égal,
et perde son époux ! Qu'elle ne conserve pas longtemps celui que lui soumit son
art odieux ! Qu'elle en soit abandonnée, et que de plus grands malheurs la
poursuivent ! Qu'elle soit exilée, et cherche un asile dans tout le globe !
Que, redevenant ce que cette sœur fut pour son frère, ce que cette fille fut
pour son malheureux père, elle soit, autant que pour eux, cruelle pour ses
enfants et pour son époux ! Qu'après avoir lassé et les mers et la terre,
elle tente le chemin des airs (39)
! Qu'elle erre ainsi sans secours, sans espoir, partout couverte du sang des
siens. Voilà ce que demande la fille de Thoas, dépouillée de ses droits d'épouse.
Vivez, époux dignes l'un de l'autre, sur une couche que les dieux maudissent.
DIDON À ÉNÉE
Tel,
penché sur les humides roseaux, le cygne au blanc plumage chante aux bords du Méandre,
quand les destins l'appellent. Ce n'est pas dans l'espoir de te fléchir par ma
prière, que je t'adresse ces mots : j'y suis poussée par un dieu qui m'est
contraire. Mais après avoir perdu pour un ingrat le fruit de mes bienfaits, mon
honneur, un corps chaste et une aine pudique, c'est peu de perdre des paroles.
Tu as résolu de t'éloigner cependant et d'abandonner la malheureuse Didon. Tu
vas livrer au souffle des vents tes voiles et tes serments (40).
Tu as résolu, Énée, de délier et ton ancre et ta foi, de chercher un royaume
d'Italie, que tu ne sais pas même où trouver. Peu t'importent et la naissante
Carthage, et ses murs qui s'élèvent, et le pouvoir confié à ton sceptre. Tu
fuis ce qui est fait, tu poursuis ce qui est à faire. Il te faut chercher dans
le monde une autre terre. Que tu la trouves, cette terre, qui t'en livrera la
possession ? Qui cédera, pour qu'ils s'y établissent, son territoire à des
inconnus ? Il te reste à avoir un autre amour et une autre Didon, et, pour la
violer de nouveau, à engager de nouveau ta foi. Quand viendra le jour où tu
pourras élever une ville semblable à Carthage, et voir du haut de ta citadelle
les peuples soumis à tes lois ?
Que tout te réussisse, que tes vœux ne rencontrent point d'obstacles, où
trouveras-tu une épouse qui t'aime comme moi ? Je brûle comme ces torches de
cire, enduites de soufre, comme l'encens sacré jeté sur le brasier fumant. Énée
est toujours, pendant que je veille, comme attaché à mes yeux. La nuit et le
jour retracent sans cesse Énée à mon esprit. C'est un ingrat pourtant, que
mes bienfaits ne touchent pas, et que je devrais oublier, si je n'étais insensée,
et cependant, bien qu'il songe à me trahir, je ne hais pas Énée, mais je me
plains de l'infidèle, et ma plainte me le fait aimer davantage. Vénus, prends
pitié de ta bru, et toi, Amour, embrase de tous tes feux un frère cruel. Qu'il
combatte sous tes drapeaux, et qu'à ce prix, j'y consens, celui que j'ai
commencé à aimer donne à mon amour de nouveaux sujets de tourments !
Je m'abuse, et une illusion mensongère se joue de moi. Que son cœur est différent
de ce lui de sa mère ! Oui, c'est la pierre, ce sont les montagnes, c'est le chêne
qu'on voit croître sur la cime des rochers, ce sont de cruelles bêtes sauvages
qui t'ont donné le jour ou bien c'est la mer que maintenant même tu vois agitée
par les vents, et dont tu t'apprêtes à traverser les flots furieux. La tempête
te ferme le chemin de la fuite. Que la tempête me serve et me favorise ! Vois
comme l'Eurus soulève et agite les eaux. Ce que j'eusse préféré te devoir,
permets que je le doive aux orages. Le vent et l'onde sont plus justes que ton cœur.
Je ne suis pas d'un assez grand prix, quoique ta perfidie te rende digne de ce
sort, pour que tu périsses dans ta fuite à travers le vaste océan. Tu nourris
une haine qui doit coûter bien cher, si, pourvu que tu sois privé de moi, la
mort ne te semble rien. Les vents se calmeront bientôt, et sur les ondes
devenues tranquilles et unies, Triton sillonnera la mer, emporté par ses
coursiers d'azur. Que n'es-tu toi-même mobile comme les vents ! Et tu le seras,
si tu ne surpasses en dureté les chênes. Ignorerais-tu donc ce que peuvent les
flots en courroux ? Tu te confies à cet élément dont tu as tant de fois éprouvé
les perfides caprices ? Que, séduit par l'aspect de la mer, tu lèves l'ancre
qui te retient encore, combien de dangers te menacent sur le sein des abîmes ?
Avoir violé sa foi et s'en remettre à celle des ondes, est dangereux. Elles
punissent les infidèles. Elles vengent surtout l'Amour blessé, parce qu'à sa
naissance, la mère de l’Amour sortit nue, dit-on, de celles de Cythère.
Perdue moi-même, j'en crains d’en perdre un autre, et de nuire à qui me
nuit. Je crains que les eaux de la mer n'engloutissent mon ennemi naufragé.
Vis, je t'en conjure. J'aime mieux te perdre ainsi que d'avoir ta mort à
pleurer. Sois plutôt toi-même la cause de mon trépas.
Voyons, imagine-toi (puisse ce présage ne pas s'accomplir ! ) qu'un tourbillon
rapide t'a saisi dans ses flancs. Quelles seront tes pensées ? Soudain se présenteront
à toi les parjures d'une bouche mensongère, et Didon forcée de mourir,
victime de la perfidie phrygienne. Devant tes yeux l'ombre de ton épouse trompée
se dressera triste, sanglante et les cheveux épars. "Tout ce qui m'arrive,
diras-tu alors, je l'ai mérité ! Dieux, pardonnez ! " Et la foudre qui
tombera, tu la croiras lancée contre toi. Accorde aux rigueurs de la mer et aux
tiennes un instant de relâche. Une sûre navigation doit être l'inestimable
prix de ce délai.
Et ne m'épargne pas, épargne Iule, ton enfant. C'est assez pour toi de pouvoir
t'attribuer ma mort. Mais qu'a fait ton fils Ascagne ? Qu'ont tait tes dieux pénates
? Ces dieux arrachés aux flammes, l'onde les engloutira. Mais non, tu ne les
portes pas avec toi. Non, quoique tu t'en vantes à moi, perfide, ni les objets
sacrés du culte ni ton père n'ont chargé tes épaules. Tout cela n'est que
mensonge, et ce n'est pas moi que ta langue a commencé à tromper. Je ne suis
pas la première que tu aies fait gémir. Si tu cherches où est la mère du
charmant Iule (41),
elle a péri, laissée seule, abandonnée par son cruel époux. Tu me l'avais
raconté. Mais ai-je craint pour moi ? Brûle-moi, je le mérite. Ce supplice
sera trop doux encore pour ma faute. Je ne doute pas que tes dieux ne se vengent
de toi. Depuis sept hivers, un destin contraire te fait errer sur la terre et
sur les mers. Les flots t'ont jeté sur mes rivages. Je t'ai reçu, je t'ai
offert un asile sûr, et à peine eus-je entendu ton nom, que je t'ai donné un
royaume.
Plût aux dieux que j'eusse borné là mes bienfaits, et que le bruit de notre
union fût resté enseveli ! Ce fut un jour fatal que celui où l'orage nous fit
chercher, dans un antre profond, un abri contre une pluie soudaine ! J'avais
entendu une voix. Je la pris pour le cri des Nymphes : c'étaient les Euménides,
qui donnaient le signal à ma destinée. Pudeur outragée, venge Sichée de la
violation de ma foi, en m'accablant de tortures, au-devant desquelles,
malheureuse et pleine de honte, j'irai bientôt moi-même. Dans un temple de
marbre est l'image sacrée de Sichée. Des guirlandes de feuillage et de blancs
tissus la protègent et la recouvrent. De là il m'a semblé que sa bouche, qui
m'est connue, m'avait appelée quatre fois. Il me disait même d'une voix faible
: "Élise, viens." Plus de retard, je viens, je viens à toi, moi l'épouse
qui t'appartient, mais toutefois d'un pas que ralentit la honte de ce que j'ai
fait. Pardonne à ma honte. L'auteur en est séduisant, et m'a trompée. Il ôte
à ma faute ce qu'elle a d'odieux. La déesse, sa mère, son vieux père, le
pieux fardeau d'un fils, voilà ce qui m'a donné l'espoir d'une union légitime
et durable. Si je devais errer, mon erreur à d'honorables motifs, joins-y la
foi donnée, et je n'aurai plus à rougir de rien.
L'influence du destin qui pesait auparavant sur moi se fait sentir, jusqu'à la
fin, et me poursuit jusqu'aux derniers instants de ma vie. Mon époux périt
immolé aux pieds des autels de son palais, et c'est un frère qui obtient le
prix d'un tel forfait. Je m'exile. J'abandonne les cendres d'un époux et ma
patrie. Je fuis, à travers des routes périlleuses, mon ennemi qui me poursuit.
J'aborde sur des plages inconnues. Echappée à mon frère et aux ondes, j'achète
le rivage dont je te fis présent, perfide. Je fonde une ville, je l'entoure
d'une vaste enceinte de murailles, objet d'envie pour les contrées voisines.
Des guerres me menacent. Étrangère et femme, on essaie mes forces dans la
guerre. Je fais à la fois et fermer les portes à peine achevées de ma ville
et préparer les armes. Je plais à mille prétendants, qui viennent se plaindre
à moi que je leur aie préféré pour époux je ne sais quel étranger. Que
balances-tu à me livrer enchaînée au Gétule Iarbas ? Je prêterais mes bras
à ton crime. J'ai aussi un frère, dont la main impie, arrosée du sang de mon
époux, peut se baigner dans le mien. Laisse là tes dieux et les objets sacrés
que tu profanes en les touchant : l'hommage rendu aux Immortels par une main
indigne d'eux est une injure. Si c'est pour que tu leur rendes un tel culte que
les dieux ont été sauvés de l'incendie, ils regrettent d'avoir échappé aux
flammes.
Peut-être, barbare, laisses-tu Didon enceinte (42)
? Peut-être recelé-je, enfermée dans mon sein, une partie de toi-même ? Un
malheureux enfant partagera les destinées de sa mère, et tu seras, avant sa
naissance, l'artisan de sa mort. Avec sa mère mourra le frère d'Iule, et un
seul supplice enveloppera deux victimes.
Mais un dieu t'ordonne de partir ! Je voudrais qu'il t'eût défendu de venir,
et que le sol carthaginois n'eût pas été foulé par des Troyens. N'es-tu pas,
sous la conduite de ce dieu, le jouet des vents orageux, et ne passes-tu point
une longue suite de jours sur la mer impétueuse ?À peine autant de fatigues
devraient-elles être le prix de ton retour à Pergame, si cette ville était
aussi florissante que du vivant d'Hector. Ce n'est pas le Simoïs de ta patrie
que tu cherches, mais les ondes du Tibre. Ne seras-tu donc, pour parvenir au but
de tes désirs, qu'un hôte étranger ? Et, comme la terre que tu poursuis se
cache et se dérobe à tes vaisseaux, à peine pourras-tu la toucher dans ta
vieillesse. Renonçant à ces détours, accepte plutôt en dot et ces peuples et
les richesses de Pygmalion, que j'ai emportées. Transporte, sous de plus
heureux auspices, Ilion dans la ville des Tyriens, et là, monte sur le trône
et saisis le sceptre sacré. Si ton âme est avide de combats, si le jeune Iule
cherche un triomphe dont la gloire ne se puisse attribuer qu'à ses armes, pour
que rien ne manque à ses voeux, nous lui donnerons à vaincre un ennemi : ce
royaume peut faire ou des traités de paix ou la guerre.
Seulement, au nom de ta mère, au nom des armes fraternelles, au nom des dieux
adorés dans la Dardanie, et qui accompagnèrent ta fuite (et puissent, à ce
prix, triompher tous ceux de ta nation que tu traînes à ta suite ! Cette
guerre cruelle être le terme de tes malheurs ! Ascagne parcourir heureusement
la suite de ses années, et les os du vieil Anchise reposer mollement ! ) (43)
épargne, je t'en conjure, une maison qui se livre et se donne à toi. Quel
crime me reproches-tu, que d'avoir aimé ? Je ne suis pas de Phtie. Mycènes la
grande ne m'a pas vue naître (44).
Ni mon époux ni mon père n'ont porté contre toi les armes. Si tu crains de
m'avouer pour ton épouse, que ce ne soient pas les liens du mariage, mais ceux
de l'hospitalité qui paraissent nous unir. Pourvu qu'elle t'appartienne, Didon
consentira à être quoi que ce soit. Je connais la mer qui se brise contre la
plage africaine. C'est à des époques déterminées qu'elle offre ou qu'elle
refuse une navigation sûre. Lorsque les vents permettront de l'entreprendre, tu
livreras tes voiles à leur souffle. Maintenant l'algue légère arrête le
vaisseau déjà lancé. Confie-moi le soin d'observer le temps, tu t'éloigneras
en sûreté, et, quand tu le désirerais toi-même, je ne souffrirai pas que tu
restes. D'ailleurs tes compagnons réclament du repos, la flotte endommagée et
à peine réparée exige quelques délais. Pour prix de mes services et de ceux
que je puis te rendre encore, par l'espoir de notre hymen, je demande un peu de
temps. Attends que les flots aient perdu de leur courroux, l'amour de sa
violence, et que j'aie appris à supporter courageusement le malheur.
Sinon, j'ai résolu de renoncer à la vie. Tu ne peux être longtemps encore
cruel envers moi. Que n'as-tu devant les yeux la triste image de celle qui t'écrit.
Je t'écris, et l'épée troyenne est près de mon sein. Des larmes coulent de
mes joues sur cette épée nue, qui bientôt, au lieu de larmes, sera trempée
de sang. Que ton présent convient bien à ma destinée, et que le tombeau que
tu m'élèves t'aura peu coûté ! Ce n'est pas le premier trait qui perce mon
sein. Le cruel Amour y a déjà fait une blessure. Anne ma sœur, ma sœur Anne,
toi, hélas ! la confidente de ma faute, tu vas bientôt offrir à ma cendre les
dons suprêmes. Quand le feu du bûcher m'aura consumée, on ne gravera pas sur
ma tombe le nom d'Élise, épouse de Sichée. Mais on lira cette inscription sur
le marbre funéraire : "Énée, l'auteur de son trépas, en fournit aussi
l'instrument. Didon périt frappée de sa propre main (45)."
HERMIONE À ORESTE
Hermione
adresse ces mots à celui qui, naguère son frère et son époux (46),
n'est plus aujourd'hui que son frère : un autre a le titre d'époux. Pyrrhus,
fils d'Achille, qu'anime la mémoire de son père, me retient prisonnière au mépris
des lois divines et humaines. J'ai résisté autant que j'ai pu, pour ne pas être
volontairement sa captive : les mains d'une femme n'ont pas eu d'autre pouvoir.
"Que Fais-tu, fils d'Éaque ? lui dis-je ; je ne suis pas sans vengeur.
Cette jeune fille que tu retiens, Pyrrhus, a son maître." Plus sourd que
la mer, ce ravisseur, pendant que j'invoquais le nom d'Oreste, me traîna échevelée
jusque dans son palais. Esclave dans Lacédémone, livrée à des vainqueurs,
quel sort plus cruel eussé-je éprouvé, si leur troupe barbare eût enlevé
les femmes grecques ? La Grèce victorieuse a traité Andromaque avec plus de ménagement,
lorsque des soldats consumèrent dans les flammes les richesses de la Phrygie.
Mais, si une tendre sollicitude pour moi te touche, Oreste, soutiens tes droits
d'un bras que rien n'intimide. Eh quoi ! si quelqu'un enlevait tes troupeaux
enfermés dans leurs étables, ne prendrais-tu pas les armes ? On te ravit ton
épouse, pourrais-tu différer ta vengeance ? Que l'exemple de ton beau-père te
serve. Il réclama sa fiancée qu'on lui avait enlevée, et une jeune fille fut
pour lui un motif légitime de guerre. Si ton beau-père s'était lâchement
reposé dans sa cour déserte, ma mère serait encore l'épouse de Pâris, comme
elle le fut auparavant. Tu n'as à rassembler ni des milliers de vaisseaux, ni
leurs voiles flottantes, ni des armées de soldats grecs. Viens toi-même.
Toutefois c'était ainsi que tu devais me redemander. Un époux ne peut rougir
d'affronter les périls de la guerre pour une union qui lui est chère.
N'avons-nous donc pas pour aïeul Atrée, fils de Pélops ? Et si déjà tu n'étais
pas mon époux, ne serais-tu pas mon frère ? Époux, prends, je t'en conjure, la
défense de ton épouse. Frère, prends celle de ta sœur. Ce double nom te
trace ton devoir.
Tyndare, dont les vertus et l'âge donnent à ce qu'il fait une grave autorité,
m'a livrée à toi. Un aïeul avait ce droit sur sa petite-fille. Mais si mon père,
ignorant cet engagement, m'a promise au fils d'Éaque, mon aïeul, dont le choix
a précédé le sien, pouvait aussi plus que lui. Lorsque je t'épousai, mon
hymen ne nuisit à personne. Si l'on m'unit à Pyrrhus, on te fait une offense.
D'ailleurs, Ménélas, mon père, nous pardonnera notre amour. Lui-même
succomba sous les traits du dieu ailé ! L'amour qu'il s'est permis, il le
permettra à son gendre. Celui qu'il eut pour ma mère sera un exemple utile. Ce
qu'il fut pour ma mère, tu l'es pour moi.
Le rôle que joua autrefois l'étranger Dardanien, Pyrrhus le joue
maintenant. Que les hauts faits de son père, vantés sans cesse, le rendent
superbe. Tu as aussi les exploits d'un père à citer. Le petit-fils de Tantale
commandait à tous, à Achille lui-même. L'un faisait partie de l'armée,
l'autre était le chef des chefs. Tu as aussi pour bisaïeul Pélops et le père
de Pélops, et en comptant mieux encore, tu es le cinquième descendant de
Jupiter.
Ce n'est pas non plus le courage qui te manque. Tes armes t'ont servi dans une
circonstance odieuse, mais que pouvais-tu faire ? Un père armait ton bras.
J'aurais voulu que ta valeur eût eu un objet plus noble.
Tu n'as pas choisi cette cause, mais on te l'a imposée comme un devoir.
Tu l'as rempli toutefois, tu as ouvert le flanc d'Égisthe, et il a ensanglanté
le même palais que ton père. Pyrrhus t'en fait un crime. Ta gloire, il
l'appelle un forfait, et cependant il soutient mes regards. J'éclate en
sanglots, mon visage et mon cœur se gonflent, et un feu intérieur embrase ma
poitrine brûlante. Adresser, devant Hermione, un reproche à Oreste ! Et je
suis sans forces, et je n'ai pas un fer vengeur ! Au moins je puis pleurer. La
colère se calme quand on verse des larmes, et elles inondent mon sein comme un
torrent. Je n'ai qu'elles sans cesse, et sans cesse j'en répands. Leur source
intarissable baigne mes joues décolorées.
C'est le destin de ma race, qui s'étend jusque sur mon existence. Femmes du
sang de Tantale, nous sommes une proie offerte aux ravisseurs. Je ne rappellerai
pas l'imposture du cygne glissant sur les eaux. Je ne me plaindrai pas que
Jupiter se soit caché sous un plumage. Au milieu de l'isthme qui sépare deux
vastes mers, Hippodamie fut emportée sur un char étranger. La sœur de Tyndare
fut rendue par la ville de Mopsope aux Amycléens, Castor et Pollux (47).
La fille de Tyndare, que l'hôte du mont Ida emmena au-delà des mers, vit les
Grecs prendre les armes pour elle. Je m'en souviens à peine. Je m'en souviens
cependant. Tout était plein de deuil, plein d'inquiétude et d'alarmes. Mon aïeul
pleurait, ainsi que Phébé ma sœur, et les deux frères jumeaux. Léda
invoquait les dieux et Jupiter son époux. Moi-même, bien jeune encore, je
m'arrachais les cheveux, et m'écriais : "Tu pars sans moi, ma mère, sans
moi ! " Son époux était absent. Pour ne point démentir le sang de Pélops,
je devins aussitôt la proie de Néoptolème.
Plût aux dieux que le fils de Pélée se fût soustrait aux flèches d'Apollon
! Père, il condamnerait la coupable audace de son fils. Achille n'approuva pas
jadis, et il n'approuverait pas aujourd'hui, qu'un époux pleurât, dans le
veuvage, l'enlèvement de son épouse. Quel crime attire sur moi la colère céleste
? Quel astre funeste accuserai-je de mes malheurs ? Encore enfant, je me vis
sans mère, mon père portait les armes. Tous deux vivaient, et j'étais
cependant privée de tous deux. Dans ses jeunes années, ta fille, ô ma mère !
ne te fit pas entendre les mots caressants d'une bouche qui s'essaie à les
dire. Je n'ai pas entouré ton cou de mes bras enfantins. Je ne me suis pas,
doux fardeau, assise sur tes genoux (48).
Tu n'as pu prendre soin de me parer. Fiancée à un époux, je ne suis pas entrée,
conduite par ma mère, dans la nouvelle chambre nuptiale. Lorsque, à ton
retour, j'allai à ta rencontre, j'avouerai la vérité, les traits de ma mère
m'étaient inconnus. Cependant je devinai, en te voyant la plus belle, que tu étais
Hélène. Tu cherchais, toi, qui pouvait être ta fille.
Il ne me reste pour tout bien qu'Oreste mon époux. Lui aussi, s'il ne combat
pour lui-même, me sera enlevé. Le ravisseur Pyrrhus me possède, et mon père
est de retour victorieux ! Voilà le présent que m'a fait Troie détruite.
Cependant, lorsque Titan, dans sa carrière sublime, presse ses coursiers
radieux, mon mal me laisse quelque liberté, mais, quand la nuit me conduit à
ma couche, que je cherche en poussant des cris et de lugubres gémissements,
quand je me suis étendue sur le lit, témoin de ma tristesse, mes yeux, que ne
ferme plus le sommeil, se remplissent de larmes. Je le fuis, autant que je le
puis, comme un époux qui serait mon ennemi. Souvent mes maux me rendent
insensible. J'oublie et ce que je fais, et où je suis, et ma main égarée
touche les membres du héros de Scyros.À peine me suis-je aperçue de cette
coupable méprise, que je m'éloigne de ce corps dont le contact m'est odieux,
et il me semble que j'ai les mains souillées. Souvent, au lieu du nom de Néoptolème,
c'est le nom d'Oreste que je prononce, et j'aime, comme un présage heureux,
cette erreur de ma bouche. Je le jure par ma race infortunée, par l'auteur de
cette race, qui fait mouvoir les mers, la terre et le céleste empire, par les
os de ton père, mon oncle, qui, vengés par ton courage, te doivent la tombe où
ils reposent. Ou je mourrai jeune, et serai moissonnée à la fleur de mes ans
ou, fille de Tantale, je serai l'épouse du fils de Tantale.
DÉJANIRE À HERCULE
Je
te félicite de joindre Aechalie (49)
à tes titres de gloire ; je me plains qu'un vainqueur ait cédé à celle qu'il
avait vaincue. Ce bruit injurieux s'est subitement répandu dans les villes de
la Grèce, et semble démenti par tes hauts faits : celui que n'ont jamais pu
abattre Junon et une immense série de travaux aurait subi le joug d'Iole ! Que
ce soit le vœu
d'Eurysthée, que ce soit le vœu
de la sœur
de Jupiter, et celui d'une belle-mère heureuse de voir une tache sur ta
vie, ce n'est pas le vœu
du dieu à qui, dit-on, la nuit n'a pas suffi seule pour l'enfantement
d'un héros tel que toi. Vénus t'a plus nui que Junon.
Celle-ci, en t'opprimant, t'a élevé, celle-là tient sous ses pieds ta
tête humiliée.
Vois le monde pacifié par ta force vengeresse, aussi loin que Nérée entoure
la terre d'un cercle d'azur. La terre te doit la paix, les mers leur sécurité.
L'orient et l'occident sont pleins de ta gloire. Tu as le premier porté le ciel
qui doit te porter un jour. Lorsque Atlas étaya les astres, Hercule en fut le
support. Qu'as-tu fait, que publier ta honte, et ajouter le déshonneur à tes
premiers exploits ? Est-ce bien toi que l'on cite pour avoir avec vigueur étouffé
deux serpents, toi, cet enfant qui, dès le berceau, était déjà digne de
Jupiter ? Tu as mieux commencé que tu ne finis : tes derniers pas le cèdent
aux premiers. L'homme d'aujourd'hui et l'enfant d'autrefois ne se ressemblent
pas. Celui que mille monstres, que le fils de Sthénélée, ton ennemi, que
Junon même, n'ont pu vaincre, Amour en triomphe.
Mais on vante mon hymen, parce que je me nomme l'épouse d'Hercule, et que mon
beau-père est le dieu qui fait gronder le tonnerre du haut de son char rapide.
Autant deux jeunes bœufs
de taille inégale vont mal à la charrue qu'ils traînent, autant une épouse
inférieure à son époux est écrasée par sa gloire. Ce n'est pas un honneur,
mais un fardeau, un masque fait pour blesser ceux qui le portent. Si vous voulez
qu'une union vous puisse convenir, unissez-vous à votre pareil. Mon époux est
toujours loin de moi. Il m'est plus connu comme hôte que comme époux. Il est
sans cesse à la poursuite des monstres et d'animaux terribles. Veuve dans mon
palais, j'y forme de chastes vœux, et je tremble que mon époux ne tombe sous
les coups d'un cruel ennemi. Je me représente des serpents, des sangliers, des
lions avides, je vois des chiens prêts à se disputer tes os. Les fibres des
victimes, les vains fantômes d'un songe, et les mystérieux présages de la
nuit, tout m'épouvante. J'épie, dans mon malheur, les bruits d'une vague
renommée. La crainte, dans mon cœur
incertain, fait place à l'espoir, et l'espoir à la crainte. Ta mère
est absente, et gémit d'avoir plu à un dieu puissant. Ton père Amphitryon,
Hyllus, notre enfant, sont loin de ces lieux. Eurysthée, ministre des
vengeances de la cruelle Junon, me poursuit, ainsi que l'implacable courroux de
la déesse.
C'est peu de ces tourments. Tu y ajoutes tes amours étrangères. Par toi, toute
femme peut devenir mère. Je ne rappellerai ni Augé, violée dans les vallons
du Parthénus ni ton enfantement, ô nymphe, fille d'Urménus. Je ne te
reprocherai pas cette troupe de sœurs, petites filles de Theutra, peuple de
femmes, dont aucune ne fut dédaignée de toi. Je rappellerai une adultère dont
le crime est récent. Par elle, je suis devenue belle-mère du Lydien Lamas (50).
Le Méandre, qui s'égare tant de fois dans les mêmes contrées, qui replie
souvent sur lui-même ses ondes fatiguées, a vu des colliers suspendus au cou
d'Hercule, à ce cou pour lequel le ciel fut un fardeau léger. Il n'a pas eu
honte d'enchaîner dans des liens d'or ses bras robustes, et de couvrir de
pierreries ses doigts nerveux. Sous ces bras cependant expira le monstre de Némée.
Sa dépouille recouvre-t-elle encore ton épaule gauche ? Tu n'as pas craint de
cacher sous une coiffure recherchée tes cheveux hérissés. Le blanc peuplier
ornait bien mieux le front d'Hercule. Tu n'as pas rougi en ceignant la ceinture
méonienne, à la manière d'une jeune fille lascive. As-tu oublié l'aspect
terrible du féroce Diomède, qui nourrissait ses cavales de chair humaine ? Si
Busiris t'eût vu sous cette parure, le vaincu n'eût-il point rougi du
vainqueur ? Antée arracherait ces ornements du cou vigoureux qui les porte,
pour n'avoir pas la honte d'être tombé sous un homme efféminé.
On dit que, parmi les jeunes filles de l’Ionie, tu as tenu la corbeille, et
craint les menaces d'une maîtresse. Tu ne dédaignes pas, Alcide, de tomber des
corbeilles légères ta main victorieuse dans mille travaux ? Tes doigts
robustes filent une trame grossière, et tu distribues des tâches égales, au
nom d'une beauté qui t'en fait un devoir ! Ah ! tandis que tes doigts inexpérimentés
tordaient le fil, combien de fois s'est brisé le fuseau sous tes mains pesantes
! Alors, on le dit, malheureux ! Tout tremblant sous les coups du fouet, tu
tombais aux pieds de ta maîtresse.
Tu parlais alors du pompeux appareil qui embellissait la gloire de tes
triomphes, tu racontais tes exploits, qu'il te fallait faire, tu disais sans
doute que d'énormes serpents avaient enveloppé dans les replis de leur queue
ton bras enfantin qui les étouffa, comment le sanglier de Tégée tomba sous
les cyprès d'Érymanthe, et fit, sous son poids, gémir au loin la terre. Tu
n'omets ni ces têtes exposées dans les palais de la Thrace, ni ces cavales
engraissées du carnage des hommes, ni le triple monstre, ni le possesseur des
troupeaux ibériens, Géryon, qui, malgré ses trois formes, n'en avait qu'une,
ni Cerbère, qui, d'un tronc unique, se partage en autant de chiens, dont les têtes
sont entrelacées de couleuvres menaçantes, ni l’hydre, qui de ses blessures
fécondantes renaissait en rejetons fertiles, et que ses pertes même
enrichissaient, ni cet ennemi qui, pressé par la gorge entre ton flanc gauche
et ton bras gauche, y resta ainsi suspendu comme un pesant fardeau (51),
ni le bataillon équestre qui, malgré la rapidité de sa course, et sa double
forme, se vit chassé des monts de la Thessalie (52).
Peux-tu, décoré de la pourpre de Sidon, redire ces exploits ? Cette parure ne
condamne pas ta langue au silence ? La nymphe, fille de Iardanus (53),
s'est aussi ornée de tes armes, et les trophées si connus d'un héros,
maintenant son prisonnier, sont devenus les siens.
Va maintenant, glorifie-toi. Énumère tes hauts faits. Tu as abdiqué le rôle
qui t'appartenait. C'est elle qui fut un homme. Tu es d'autant plus au-dessous
d'elle, ô le plus grand des mortels ! qu'il lui était plus glorieux de te
vaincre que ceux que tu as vaincus. C'est pour elle que s'agrandit la mesure de
tes actions. Renonce à ton bien, ta maîtresse est l'héritière de ta gloire. Ô honte ! la peau arrachée aux côtes d'un lion horrible et son poil hérissé
ont couvert un corps délicat. Tu te trompes, tu t'abuses. Cette dépouille
n'est pas celle du lion, mais la tienne. Si tu fus le vainqueur du monstre, elle
fut le tien. Une femme a porté les armes trempées dans les noirs poisons de
Lerne, une femme à peine capable de soutenir le fuseau chargé de laine ! Sa
main a touché la massue qui dompta les bêtes féroces, et elle a vu dans une
glace l'armure de son époux.
On me l'avait dit toutefois, et je refusais d'en croire la renommée. Ces
bruits, qui trouvaient mon oreille incrédule, sont venus affliger mes sens. Une
concubine étrangère est amenée sous mes yeux, et je ne puis plus dissimuler
ce que je souffre. Tu ne permets pas qu'on l'éloigne. Captive, elle traverse la
ville, et vient s'offrir à mes regards indignés. Et elle ne vient pas les
cheveux en désordre, à la manière des captives ni d'un air timide et
convenable au malheur. Elle s'avance, étalant fastueusement l'or dont l'éclat
se fait voir au loin, parée comme tu l'étais toi-même en Phrygie. Elle montre
au peuple un visage superbe, et l'on croirait qu'Hercule est vaincu, Aechalie
encore debout et son père plein de vie. Peut-être, quand tu auras chassé l'Étolienne
Déjanire, celle femme quittera-telle son nom de concubine pour celui d'épouse.
Peut-être un hymen honteux unira-t-il les ignobles corps d'Iole, la fille
d'Eurytus, et de l'insensé Alcide.À ce pressentiment, mon esprit s'égare, le
frisson parcourt mes membres, et ma main, devenue languissante, tombe sans
mouvement sur mes genoux.
Tu m'as aussi aimée avec beaucoup d'autres, mais ce fut sans crime. Deux fois,
n'en rougis pas, je fus pour toi une cause de combats. Achéloüs, en pleurant,
recueillit ses cornes sur ses rives humides, et plongea son front mutilé dans
une eau limoneuse. Nessus, ce demi-homme, trouva la mort dans l'Evénus qui la
donne, et son sang de cheval en infecta les eaux. Mais que servent ces souvenirs
? J'écrivais encore lorsque la renommée m'annonça que mon époux périt sous
la tunique empoisonnée qu'il a reçue de moi. Hélas ! qu'ai-je fait ? Où la
fureur a-t-elle emporté ton amante ? Impie Déjanire, qu'hésites-tu à mourir
? Quoi ! ton époux sera déchiré au milieu de l'Oeta, et toi, la cause d'un
tel forfait, tu lui survivras ? Que me reste-t-il à faire, pour qu'on me croie
l'épouse d'Hercule ? Oui, la mort sera le gage de notre union. Et toi aussi, Méléagre,
en moi tu reconnaîtras une sœur. Impie Déjanire, qu'hésites-tu à mourir ? Ô
famille maudite ! Agrius (54)
est orgueilleusement assis sur le trône, Oeneus délaissé traîne sa
vieillesse dans l'indigence, Tydée, mon frère, est exilé sur des plages
inconnues. L'autre voyait son existence attachée à un fatal tison (55).
Ma mère enfonça un poignard dans son propre sein. Impie Déjanire, qu'hésites-tu
à mourir ? Je ne demande qu'une chose, au nom des liens sacrés qui nous
unissent, c'est de ne point passer pour avoir attenté à tes jours. Nessus,
lorsqu'une de tes flèches frappa son cœur avide, s'écria : "Ce sang a la
vertu de ranimer l'amour." Je t'ai envoyé le tissu chargé du venin de
Nessus. Impie Déjanire, qu'hésites-tu à mourir ? Adieu, mon vieux père, Gorgé,
ma sœur ; adieu ma patrie, et toi, mon frère, qui fus enlevé à la tienne, et
toi, lumière de ce jour, le dernier que verront mes yeux, et toi, mon époux,
oh ! puisses-tu vivre ! et toi Hyllus, mon enfant, adieu.
ARIANE À THÉSÉE
J'ai
trouvé la race entière des animaux plus douce que toi, et je n'avais à
redouter d'aucun être plus de maux que tu m'en causes. Ce que tu lis, je te
l’envoie, Thésée, du rivage d'où les voiles emportèrent sans moi ton
vaisseau, du lieu où je fus indignement trahie, et par mon sommeil, et par toi
qui en profitas, dans ton odieuse perfidie.
C'était le moment où la terre est couverte de la transparente rosée du matin,
où les oiseaux gazouillent sous le feuillage qui les couvre. Dans cet instant
d'un réveil incertain, toute languissante de sommeil, j'étendais, pour toucher
Thésée, des mains encore appesanties ; personne à côté de moi ; je les étends
de nouveau, je cherche encore ; j'agite mes bras à travers ma couche ;
personne. La crainte m'arrache au sommeil ; je me lève épouvantée, et me précipite
hors de ce lit solitaire. Ma poitrine résonne aussitôt sous mes mains qui la
frappent, et ma chevelure, que la nuit a mise en désordre, est bientôt arrachée.
La lune m'éclairait ; je regarde si je puis apercevoir autre chose que le
rivage ; à mes yeux ne s'offre rien, que le rivage. Je cours de ce côté, d'un
autre, partout, d'un pas incertain. Un sable profond retient mes pieds de jeune
fille. Cependant, tout le long du rivage, ma voix crie : "Thésée !"
Les autres creux répétaient ton nom. Les lieux où j'errais t'appelaient
autant de fois que moi-même, et semblaient vouloir secourir une infortunée.
Il est une montagne au sommet de laquelle apparaissent des arbustes en petit
nombre. De là pend un rocher miné par les eaux qui grondent à ses pieds. J'y
monte (le courage me donnait des forces), et je mesure ainsi la vaste étendue
des mers que je domine (56).
De ce point, car les vents cruels me servirent alors, je vis tes voiles enflées
par l'impétueux Notus. Soit que je les visse en effet, soit que je crusse les
voir, je devins plus froide que la glace, et la vie fut près de m'échapper.
Mais la douleur ne me laisse pas longtemps immobile, elle m'excite bientôt,
elle m'excite, et j'appelle Thésée de toute la force de ma voix. Où fuis-tu ?
m'écrié-je ; reviens, barbare Thésée, tourne de ce côté ton vaisseau ; il
n'emporte pas tous ceux qui le doivent monter." (57)
Telles furent mes prières ; les sanglots suppléaient à ce qui manquait à ma
voix. Des coups accompagnaient les paroles que je prononçais.
Comme tu ne m'entendais pas, j'étendis vers toi, pour que tu pusses au moins
m'apercevoir, mes bras qui te faisaient des signaux. J'attachai à une longue
verge un voile blanc, pour rappeler mon souvenir à ceux qui m'oubliaient. Déjà
l'espace te dérobait à ma vue. Alors enfin je pleurai, car la douleur avait
arrêté jusque-là le cours de mes larmes. Que pouvaient faire de mieux mes
yeux, que de me pleurer moi-même, puisqu'ils avaient cessé de voir ton navire
? Ou j'errai seule et les cheveux en désordre, semblable à une bacchante agitée
par le dieu qu'adore le peuple d'Ogygès, (58)
ou, les regards attachés sur la mer, je m'assis sur un rocher, aussi froide,
aussi insensible que la pierre même qui me servait de siège. Je foule souvent
la couche qui nous avait reçus tous deux, et ne devait plus nous voir réunis.
Je touche, autant que je le puis, tes traces au lieu de toi, et la place qu'ont
échauffée tes membres. Je m'y jette, et inondant ce lit des larmes que je répands,
"Nous t'avons foulé deux, m'écrié-je ; deux reçois-nous encore. Nous
sommes venus ici ensemble ; pourquoi ne pas nous en aller ensemble ? Lit
perfide, où est la meilleure partie de moi même ? "
Que faire ? Où porter seule mes pas ? L'île est sans culture. Je n'aperçois
ni les travaux des hommes ni ceux des bœufs. La mer baigne dans toutes leurs
parties les côtes de cette terre. Aucun vaisseau, aucun n'est là prêt à
s'ouvrir des routes incertaines. Suppose que des compagnons, des Vents
favorables et un navire me soient accordés, où fuir ? La terre paternelle me
refuse tout accès. Quand ma proue heureuse sillonnerait des mers tranquilles,
quand Éole rendrait les vents propices, je serais une exilée. Crète, aux cent
villes superbes, pays connu de Jupiter au berceau, je ne te verrai plus, car
j'ai trahi mon père, j'ai trahi le royaume soumis à son sceptre équitable,
j'ai manqué à ces deux noms si chers, le jour où, pour te soustraire à la
mort qui eût suivi ta victoire dans l'enceinte aux mille détours, je te donnai
pour guide un fil que devaient suivre tes pas. Tu me disais alors : "J'en
jure par ces périls mêmes, tu seras à moi tant que nous vivrons l'un et
l'autre." Nous vivons, et je ne suis pas à toi, Thésée, si toutefois tu
vis, femme qu'a ensevelie la trahison d'un parjure époux.
Que ne m'as-tu aussi immolée, barbare, de la même massue qui frappa mon frère
? Cette mort eût délié la foi que tu m'avais donnée. Maintenant je me représente
non seulement les maux que je dois supporter, mais tous ceux que peut souffrir
une femme abandonnée. La mort s'offre à mon esprit sous mille aspects divers.
On souffre moins de la recevoir que de l'attendre. Je vois déjà venir à moi,
d'un côté ou d'un autre, des loups dont la dent avide déchirera mes
entrailles. Peut-être aussi le sol nourrit-il des lions à la fauve crinière.
Qui sait si cette île n'est pas infestée de tigres féroces ? On dit aussi que
la mer y vomit d'énormes phoques. Qui empêche que des glaives ne me traversent
le flanc ? Seulement, puissé-je n'avoir pas, comme une captive, à gémir sous
le poids cruel des chaînes ; ne pas voir, comme une esclave, mes mains condamnées
à une tâche accablante, moi, dont le père est Minos, et la mère une fille de
Phébus, moi, et c’est ce que j’ai oublié le moins, moi qui fus sa fiancée
! Si, je regarde les ondes, la terre et les rivages lointains, la terre et les
ondes me font d’égales et d'innombrables menaces. Restait le ciel : je crains
des dieux jusqu'à leurs images. Je suis une proie, une pâture livrée sans défense
aux bêtes furieuses. Ou si des hommes cultivent et habitent, ce lieu, je me défie
d'eux. Mes malheurs m'ont trop appris à craindre les étrangers.
Plût au ciel qu'Androgée vécût, et que tu n'eusses pas expié, terre de Cécrops,
un meurtre impie par tes funérailles ! Que ton bras cruel, armé d'une
noueuse massue, n'eût pas, ô Thésée, immolé le monstre, homme en partie, en
partie taureau ! Que je n'eusse pas, pour diriger ton retour, confié à
tes mains un fil qu'elles attiraient vers toi !
Je ne m'étonne pas, au reste, que la victoire te soit restée, et que le
monstre ait teint de son sang la terre de Crète. Sa corne ne pouvait percer un
cœur de fer. Sans bouclier, ta poitrine suffisait pour ta défense. Tu portais
là le caillou, là le diamant, et tu es là Thésée, plus dur que le caillou.
Sommeil cruel, pourquoi m'as-tu retenue dans cet engourdissement ? Je devais
cette fois rester ensevelie dans la nuit éternelle ! Vous aussi, vents cruels,
trop officieux alors, vous qui l’avez servi aux dépens de mes larmes ; toi,
main cruelle, qui as frappé de mort mon frère et moi ; foi accordée à mes
prières et qui fut un vain nom ; tout a conspiré contre moi, sommeil, vent,
foi jurée ; seule, une jeune fille fut la victime d'une triple trahison.
Prête à mourir, je ne verrai donc pas les larmes d'une mère, et nul doigt ne
me fermera les yeux ? Mon âme infortunée s'envolera sous un ciel étranger, et
une main amie ne parfumera pas mes membres inanimés. Des oiseaux marins
s'abattront sur mes ossements qu'on n'aura pas inhumés. Est-ce donc cette sépulture
qu'avaient méritée mes bienfaits ? Tu entreras dans le port de Cécrops. Quand
tu seras reçu dans ta patrie, que, de ta demeure élevée, tu verras la foule
se presser pour t'entendre, que tu auras pompeusement raconté la mort du
monstre moitié taureau moitié homme, comment tu as parcouru les routes
sinueuses du palais souterrain, raconte aussi que tu m'as abandonnée sur une
plage solitaire : je ne dois pas être oubliée parmi tes titres de gloire.
Tu n'as point pour père Égée (59)
ni pour mère Éthra, fille de Pitthée ; les rochers et la mer sont les auteurs
de tes jours (60).
Que ne m'as-tu vue du sommet de ta poupe ! Un si triste spectacle eût attendri
ton cœur. Maintenant encore, vois-moi, non plus des yeux, mais en idée, si tu
le peux ; vois-moi attachée à un rocher où vient se briser la vague
inconstante ; vois le désordre de mes cheveux, attestant ma douleur, et ma
tunique inondée de larmes comme si la pluie l'eût trempée. Mon corps
frissonne comme les épis qu'agite l'aquilon (61),
et ma lettre frémit sous ma main tremblante. Je ne te supplie pas au nom d'un
bienfait qui m'a si mal réussi ; qu'aucune reconnaissance ne soit due au
service que je t'ai rendu, mais aucune peine non plus. Si je n'ai pas été la
cause qui t'a sauvé la vie, pourquoi serais-tu celle qui me donne la mort ?
Malheureuse ! Je tends vers toi, dont me sépare la vaste mer, ces mains fatiguées
à meurtrir ma lugubre poitrine. Je te montre, tout éplorée, les cheveux qui
ont échappé à ma fureur. Je t'en conjure par les larmes que m'arrache ta
cruauté, Thésée, tourne vers moi la proue de ton vaisseau ! Reviens, que
les vents te ramènent ! Si je succombe avant ton retour, au moins tu
enseveliras mes os.
CANACÉ À MACÉRÉE
Si
des taches dérobent à ta vue troublée quelque chose de cet écrit, c'est que
cette lettre aura été couverte du sang de ta maîtresse (62).À
la main droite tient une plume ; l'autre tient un fer nu ; sur mes genoux est
une feuille déroulée. Telle est l'image de la fille d'Éole écrivant à son
frère ; c'est ainsi sans doute que je puis contenter un père inexorable (63).
Je voudrais qu'il fût lui-même témoin de mon trépas, et que le coup fût
porté sous les yeux de celui qui le commande. Barbare comme il l'est, et plus
cruel que les vents qu'il déchaîne, il aurait d'un oeil sec contemplé mes
blessures. C'est quelque chose que de vivre avec les vents furieux : son naturel
s'accorde avec celui de son peuple. Il commande au Notus, au Zéphyr, à
l'aquilon de Sithonie ; il dirige ton vol, Eurus capricieux. Il commande, hélas
! aux vents, et ne commande pas à sa colère orgueilleuse. Son royaume est
moins grand que ses vices.À quoi me sert que les noms de mes ancêtres me
rapprochent du ciel, et de pouvoir compter Jupiter au nombre de mes parents ? Un
présent de mort, un glaive fatal, une arme qui n'est point faite pour moi, en
est-elle moins dans la main d’une femme ?
Plût aux dieux, Macarée, que l’heure qui nous enchaîna l’un à l’autre
fût venue plus tard que celle de ma mort ! Pourquoi, ô mon frère ! m'as-tu
jamais aimée plus qu'un frère ? Pourquoi ai-je été pour toi ce qu'une sœur ne doit pas être ? Moi-même je me suis enflammée, et le dieu que j'avais
entendu dépeindre, ce dieu, je ne sais lequel, je l'ai senti dans mon cœur brûlant.
Les couleurs avaient fui mon visage ; la maigreur avait alangui mes membres ; ma
bouche ne consentait qu'avec peine à prendre quelques aliments ; mon sommeil était
pénible ; la nuit me paraissait une année ; je gémissais sans éprouver
aucune douleur. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui se passait ainsi en moi
; je ne savais pas ce que c'était que l'amour ; mais j'aimais.
Ma nourrice, instruite par l'âge, fut la première qui pressentit le mal ; la
première elle me dit : "Fille d'Éole, tu aimes." Je rougis ; la
pudeur me fit baisser les yeux sur mon sein : ce langage muet était un aveu
suffisant. Déjà s'arrondissaient mes flancs coupables ; ce poids furtif
chargeait mes membres malades. Quels herbages, quels médicaments ma nourrice ne
m'apporta-t-elle pas ? Combien m'en fit prendre sa main audacieuse, pour détacher
entièrement de mes entrailles - et nous ne t'avons caché que cela - le fardeau
qui y croissait ! Ah ! trop plein de vie, l'enfant résista aux efforts de
l'art, et fut protégé contre son ennemi secret.
Déjà neuf fois s'était levée la sœur charmante de Phébus, et la
dixième Lune conduisait ses coursiers lumineux. J'ignorais la cause des
douleurs soudaines que j'éprouvais ; j'étais sans expérience pour
l'enfantement ; j'étais comme un soldat novice. Je ne pus retenir mes cris :
"Pourquoi, dit-elle, trahir ton crime ? " Et ma vieille complice, en
me fermant la bouche, étouffa mes clameurs. Que faire, malheureuse ! La douleur
m'arrache des gémissements ; mais la peur, ma nourrice, la honte, les
compriment à la fois. Je tes retiens ainsi que les paroles qui m'échappent, et
je suis forcée de dévorer mes larmes. La mort était devant mes yeux ; Lucine
me refusait son assistance ; la mort, si je fusse morte, était aussi un grand
crime. Alors te précipitant sur moi, arrachant ta tunique et ta chevelure, tu réchauffes
ma poitrine en la pressant contre la tienne, et tu me dis : "Vis, ma sœur,
ô ma sœur bien aimée ! Vis, et ne perds pas deux êtres avec le corps d'un
seul. Que l'espoir te donne des forces ; car le mariage doit t'unir à ton frère
: celui par qui tu es mère sera ton époux." J'étais morte, crois-moi ;
toutefois ces mots me firent revivre, et je me vis délivrée du crime et du
fardeau que recelaient mes flancs.
Pourquoi t'en réjouir ? Éole siège au milieu du palais : il faut soustraire
mon crime aux yeux d'un père. Ma nourrice attentive cache l'enfant sous le
feuillage, sous les rameaux d'un blanc olivier, sous de légères bandelettes.
Elle simule un sacrifice, et prononce des mots de prière. Le peuple, mon père
lui-même, donnent passage au pieux cortège. Déjà l'on touchait presque au
seuil ; un vagissement arrive jusqu'aux oreilles de mon père ; l'enfant s'est
trahi et dénoncé lui-même. Éole le saisit et dévoile l'imposture du
sacrifice ; le palais retentit de ses clameurs insensées. Comme la mer devient
tremblante, quand une brise légère en ride la surface, comme la tige du frêne
est agitée par la tiède haleine du Notus, ainsi tu aurais vu frissonner mes
membres d'où le sang s'était retiré ; le lit sur lequel reposait mon corps était
ébranlé. Il s'élance, et ses cris divulguent mon déshonneur ; à peine si sa
main s'arrête devant mon visage. Je ne puis, dans ma stupeur, que répandre des
larmes ; ma langue, glacée par l'effroi, était restée muette.
Déjà il avait ordonné qu'on livrât son petit-fils à la rage des chiens et
des oiseaux de proie, qu'on l'abandonnât dans un lieu solitaire. L'enfant, dans
ce malheur, pousse un vagissement ; il semblait comprendre son sort, et priait
son grand-père, dans le langage qu'il pouvait employer. Songe, ô mon frère !
quel fut alors mon désespoir, car tu peux, d'après ton cœur, t'en former une
idée, lorsque, sous mes yeux, un ennemi emportait dans le fond des forêts le
fruit de mes entrailles, pâture destinée aux loups des montagnes ! Mon père
s'était éloigné de ma couche ; ce fut enfin alors que je pus me meurtrir le
sein, et imprimer sur mon visage la trace de mes ongles.
Cependant un satellite de mon père vient vers moi d'un air consterné, et
prononce ces cruelles paroles : "Éole t'envoie cette épée (il me remet
l'épée), et t'ordonne de savoir à quel usage tu mérites qu'elle serve."
Je le sais ; je me servirai avec courage de cette arme violente : j'enfouirai
dans mon sein le don paternel. Voilà donc, ô mon père les présents de noces
que tu me fais ! Voilà la dot dont s'enrichit ta fille, ô mon père ! Hymen,
trompé dans ton attente, emporte loin de moi le flambeau nuptial, et fuis, d'un
pied épouvanté, une infâme demeure. Noires furies, dirigez contre moi les
torches que vous portez ; que leur flamme allume mon bûcher. Que les Parques
plus propices rendent, ô mes sœurs ! vos mariages heureux (64)
; toutefois souvenez-vous de mon crime. Mais quel est celui de mon enfant, lui
qui respire depuis si peu d'heures ? Par quelle action, lui qui est né à
peine, a-t-il blessé son aïeul ? S'il a pu mériter la mort, qu'on dise qu'il
l’a méritée. Ah ! il porte, le malheureux, la peine de ma faute.
Mon fils, ô toi la douleur de ta mère, la proie des bêtes féroces ! toi, hélas
! qu'on déchire le jour même de ta naissance, mon fils, gage déplorable d'un
amour si peu fortuné, ce jour fut le premier, fut le dernier de ta vie. Il ne
m'a pas été permis de répandre sur toi de justes larmes ni de porter sur ton
sépulcre le tribut de ma chevelure. Je ne me suis pas jetée sur toi, je ne
t'ai pas pris de froids baisers. Des monstres avides déchirent mes entrailles.
Moi-même, je vais suivre, avec ma blessure, l'ombre de mon fils : on ne dira
pas que j'ai été mère et longtemps privée de mon enfant.
Et toi, toi qu'espéra en vain une sœur malheureuse, recueille, je t'en
supplie, les membres dispersés de ton fils ; rapporte-les près de sa mère ;
qu'ils reposent dans un tombeau commun, et qu'une même urne, si petite qu'elle
soit, renferme nos cendres à tous deux. Vis en gardant mon souvenir ; répands
des larmes sur ma blessure ; amant, ne redoute pas le corps de ton amante.
Accomplis, je t'en conjure, les volontés d'une sœur trop infortunée : j'exécuterai
moi-même celles de mon père.
MÉDÉE À JASON
Je
me suis, quoique reine de Colchos, mise, il m'en souvient, à ta disposition,
lorsque tu imploras le secours de mon art. Alors les Sœurs qui dispensent aux
mortels leurs destinées auraient dû rompre la trame de mes jours. Alors Médée
eût pu mourir dignement ; tout ce qui, depuis ce temps, s'est écoulé de ma
vie, a été un supplice.
Hélas ! pourquoi l'arbre de Pélion vogua-t-il, conduit par de jeunes bras,
contre le bélier de Phryxus ? Pourquoi avons-nous vu à Colchus l'Argo de Magnésie
(65)
? Pourquoi vous êtes-vous, troupe de Grecs, abreuvée aux eaux du Phase ?
Pourquoi ai-je été, plus que je ne devais l'être, charmée par ta blonde
chevelure, par ta beauté, par les grâces de tes discours mensongers ? Ou bien,
puisque sur nos côtes avait abordé un vaisseau nouveau pour elles, et qu'il y
avait apporté des mortels audacieux, que n'a-t-il été, le fils ingrat
d'Aeson, affronter sans défense et la flamme qu'exhalaient les taureaux et leur
mufle recourbé (66)
! Que n'a-t-il jeté la semence, et soulevé contre lui autant d'ennemis qu'il
en naquit d'hommes, pour qu'il tombât victime de l'ouvrage même dont il était
l'auteur ! Que de perfidie eût péri avec toi, barbare ! Combien de maux
n'eussent point pesé sur ma tête !
Il y a quelque plaisir à reprocher un bienfait à un ingrat ; je veux goûter
ce plaisir : c'est la seule jouissance qui me viendra de toi. Forcé de diriger,
sans expérience, un vaisseau vers Colchos, tu abordas aux rivages fortunés de
ma patrie. Là, Médée fut pour toi ce qu'est ici ta nouvelle épouse. Autant
son père a de richesses, autant en avait le mien : l'un règne sur Éphyre (67)
que baigne une double mer ; l'autre, sur toute la contrée qui s'étend depuis
la rive gauche du Pont jusqu'à la neigeuse Scythie. Æétès donne l'hospitalité
à la jeunesse grecque, et vos corps foulent des lits ornés de peintures. Ce
fut alors que je te vis, alors que j'appris à te connaître ; ce fut la première
atteinte portée à mon âme. Je te vis, je défaillis ; je brûlai d'une flamme
inconnue, comme brûle aux autels des grands dieux la torche de pin. Tu étais
beau, et ma destinée m'entraînait : tes yeux avaient attiré mes regards.
Perfide, tu l'as senti : qui peut facilement cacher l'amour ? La flamme, en s'élevant,
se trahit et se dénonce elle-même.
Cependant le roi t'avait dit d'assujettir à un joug inaccoutumé le cou rebelle
d'indomptables taureaux. Consacrés à Mars, ces taureaux n'étaient pas
seulement redoutables par la force de leurs cornes ; leur haleine terrible était
de feu, et leurs pieds d'airain massif ; leurs naseaux étaient recouverts
d'airain noirci par la vapeur de leur souffle. On t'ordonne en outre de répandre
au loin, dans les campagnes, d'une main obéissante, les semences qui doivent
engendrer des peuples destinés à t'attaquer toi-même, avec des traits nés en
même temps qu'eux : moisson formidable pour celui dont les soins l'ont
produite. Ta dernière épreuve est de tromper, à l'aide de quelque ruse, les
yeux du gardien, qui ont appris à ne pas succomber au sommeil.
Æétès avait parlé : vous vous levez tous consternés, et la table surchargée
de mets quitte bientôt les lits de pourpre. Que tu étais loin alors et du
royaume, la dot de Créüse, et de ton beau-père, et de la fille du grand Créon
! Tu pars en proie à la tristesse ; mes yeux mouillés de larmes suivent tes
pas ; et, dans un faible murmure, ma langue te dit : "Adieu." Lorsque,
blessée d'un trait fatal, j'eus touché le lit dressé dans mon appartement, la
nuit, dans toute sa durée, se passa pour moi au milieu des pleurs. Devant mes
yeux se présentaient et les taureaux farouches, et cette horrible moisson ;
devant mes yeux s'offrait le dragon vigilant. Je m'abandonnais tantôt à
l'amour, et tantôt à la crainte ; la crainte même augmentait mon amour. C'était
le matin ; et ma sœur chérie (68),
introduite dans mon appartement, me trouve les cheveux épars, et le visage
attaché sur ma couche, que j'inondais tout entière de mes larmes. Elle demande
protection pour les Minyens : ce que l'une demande, une autre devait l'avoir :
ce qu'elle sollicite, nous l'accordons au jeune fils d'Æson.
Il est un bois dont les sapins et les yeuses touffues font une obscure retraite
: les rayons du soleil peuvent à peine y pénétrer. Il y a dans ce bois, et
depuis un long temps, un temple consacré à Diane ; une main barbare a fait
d'or l'image qu'on v voit de cette déesse. Te rappelles-tu ces lieux, ou bien
en as-tu perdu le souvenir avec le mien ? Nous tous y rendîmes, et ta bouche
perfide parla ainsi la première : "La fortune t'a donné le droit de régler
à ton gré ma destinée ; ma vie et ma mort sont dans tes mains. Pouvoir perdre
un mortel, c'est assez pour l'orgueil de qui possède une telle puissance ; mais
me sauver te donnera plus de gloire. Je t'en conjure par nos maux que tu peux
alléger ; par ta race et la divinité de ton aïeul, dont le regard embrasse
tout ; par le triple visage et les mystères sacrés de Diane ; par les autres
dieux de ce pays, s'il en révère encore, ô vierge ! prends pitié de moi,
prends pitié de mes compagnons ! Que tes bienfaits m'enchaînent à toi pour
tout le temps de notre vie ! Que si tu ne dédaignes pas un Grec pour époux
(mais comment les dieux pourraient-ils m’être aussi favorables ?), mon
dernier souffle s'exhalera dans les airs, avant qu'une autre que toi partage ma
couche comme épouse. J'en prends à témoin Junon, qui préside à la sainteté
du mariage, et la déesse qui nous voit dans son temple de marbre."
Ces mots (et ils furent le moindre de tes artifices) touchèrent le cœur d'une
jeune fille naïve, et ta main fut jointe à ma main. J'ai vu jusqu'à tes
larmes couler : savent-elles donc tromper aussi ? Je fus ainsi bientôt prise à
tes paroles. Tu domptes les taureaux aux pieds d'airain, sans que ton corps soit
brûlé par leurs feux ; tu fends avec la charrue le sol dur qu'on t'a prescrit
d'ouvrir, et tu remplis les sillons, en guise de semence, de dents envenimées :
il en naît des soldats avec des glaives et des boucliers. Moi-même, moi qui
t'avais donné le préservatif, je devins pâle et immobile, quand je vis ces
guerriers naître tout armés, jusqu'à ce que ces enfants de la terre eussent
tourné les uns contre les autres leurs épées fratricides.
Mais voici que le dragon vigilant, hérissé d'écailles retentissantes, siffle,
et creuse avec son poitrail qui se replie, un sillon dans la terre. Où étaient
alors tes richesses dotales ? Où étaient ta royale épouse, et l'isthme qui sépare
les eaux d'une double mer ? Moi qui, à tes yeux, suis maintenant devenue une
barbare, moi qui maintenant te parais pauvre et coupable, j'ai soumis au
sommeil, par la puissance de mes charmes, ses yeux flamboyants ; tu as pu, grâce
à moi, enlever sans danger la Toison. J'ai trahi mon père ; j'ai quitté mon
royaume et ma patrie : l'exil, où que ce fût, je l'ai accepté comme une
faveur. Ma virginité est devenue la proie d'un ravisseur étranger ; avec une mère
chérie, j'ai abandonné la meilleure des sœurs. Mais, en fuyant, ô mon frère
! je ne t'ai pas laissé sans moi ; et là seulement ma lettre s'arrête : ce
que ma main a osé exécuter, elle n'ose l'écrire ; j'aurais dû moi-même,
mais avec toi, être aussi déchirée (69).
Je n'ai pas craint cependant (que pouvais-je en effet craindre après cela ?) de
me confer à la mer, moi femme et déjà coupable. Où est la divinité ? Où
sont les dieux ? Subissons dans l'abîme le châtiment que nous méritons, toi
pour ta perfidie, moi pour ma crédulité. Que n'avons-nous été brisés, écrasés
par les Symplégades (70)
! Mes os seraient alors restés collés à tes os. Plût au ciel que l'avide
Scylla nous eût donné à dévorer à ses chiens ! Scylla devait tirer
vengeance de l'ingratitude des hommes (71).
Et celle qui vomit autant de flots qu'elle en engloutit, que ne nous a-t-elle
aussi précipités dans les ondes Trinacriennes ! Tu retournes sain et sauf et
vainqueur dans les villes de l'Hémonie ; la laine d'or est offerte aux dieux de
ta patrie. Pourquoi rappellerai-je les filles de Pélias, criminelles par piété,
et les membres d'un père coupés par une main virginale (72)
? Que les autres m'accusent ; il te faut me louer, toi, pour qui j'ai été si
souvent forcée d'être coupable.
Tu as osé (les paroles manquent à mon juste ressentiment), tu as osé me dire
: "Quitte le palais d'Aeson (73)."
J'ai obéi, j'ai quitté le palais, accompagnée de mes deux enfants et de ton
amour, qui me suit partout. Aussitôt que les chants de l'hymen (74)
vinrent frapper mes oreilles, que brilla la flamme des torches allumées, que la
flûte célébra notre union par des sons plus lamentables pour moi que ceux de
la trompette funéraire, je fus saisie d'épouvante, sans toutefois penser
encore que le crime fût aussi odieux ; cependant ma poitrine était glacée. La
foule accourt : "Hymen" s'écrie-t-on, "Hyménée" répète-t-on
à l'envi. Plus les voix approchent, plus mon mal est cruel. Mes serviteurs s'éloignaient
pour pleurer, et me cachaient leurs larmes. Qui eût voulu m'annoncer un malheur
aussi grand ? Mieux valait pour moi que j'ignorasse ce qui se passait, mais,
comme si je le savais, mon âme était attristée. Alors le plus jeune de mes
fils, s'arrêtant, par mon ordre et par curiosité, sur le seuil de la porte
ouverte à deux battants : "Quitte ces lieux, me dit-il, ô ma mère !
C'est Jason mon père qui préside à la pompe, et qui, tout couvert d'or,
presse les coursiers attelés à son char." Soudain je déchirai mes vêtements,
je me frappai la poitrine ; mon visage même ne fut pas à l'abri de mes coups,
Je voulais, n'écoutant que mon ressentiment, fendre les flots de la foule, et
arracher les festons qui servaient d'ornement à ma chevelure. Je pus à peine
me contenir assez pour ne pas m'écrier ainsi échevelée : "C'est mon époux,"
et pour ne point te retenir avec mes mains.
Ô mon père ! que j'ai outragé, réjouis-toi ; réjouissez-vous, Colchos que
j'ai abandonnée ; ombre de mon frère, recevez-moi comme victime expiatoire. On
m'abandonne, et j'ai perdu mon royaume, ma patrie, mon palais, un époux, qui
seul était tout pour moi. Un dragon et des taureaux furieux, je les ai domptés,
et je ne puis rien contre un seul homme ! Moi qui, par de savants breuvages, ai
repoussé des feux terribles, je ne saurais échapper à ma propre flamme ! Mes
enchantements, mes simples, mon art, me laissent sans pouvoir ; et je n'ai rien
à espérer de la déesse, rien des mystères sacrés de la puissante Hécate !
Le jour n'a plus d'attraits pour moi ; mes nuits, mes veilles sont amères. Mon
âme infortunée ne goûte plus les douceurs du repos. Je ne puis me donner à
moi-même le sommeil dont j'ai pu endormir un dragon ; mon art me sert mieux
pour les autres que pour moi. Celui dont j'ai protégé la vie, une rivale
l'embrasse : c'est elle qui recueille le fruit de mes peines.
Peut-être même, tandis que tu cherches à te faire valoir auprès de la
compagne superbe, et que tu parles à ses coupables oreilles un langage digne
d'elles, peut-être inventes-tu de nouvelles accusations contre ma figure et mes
mœurs. Qu'elle rie, et qu'elle soit joyeuse de mes vices. Qu'elle rie, et que,
fière, elle s'étale sur la pourpre de Tyr : elle pleurera, et elle brûlera de
feux qui surpasseront les miens. Tant qu'il y aura du fer, de la flamme et des
sucs vénéneux, aucun ennemi de Médée n'échappera à sa vengeance.
Si les prières ne peuvent toucher ton cœur de fer, écoute maintenant des
paroles bien humiliantes pour une âme fière. Je suis avec toi suppliante,
autant que tu le fus souvent avec moi, et je n'hésite pas à tomber à tes
pieds. Si je te semble méprisable, songe à nos enfants communs ; une marâtre
cruelle poursuivra de ses rigueurs ce que mes flancs ont porté. Ils ne te
ressemblent que trop ; cette ressemblance me touche ; et chaque fois que je les
regarde, mes yeux se mouillent de larmes. Au nom des dieux, par la flamme et la
lumière que répand ton aïeul, par mes bienfaits, par mes deux enfants, ces
gages de notre amour, rends-moi, je t'en conjure, cette couche pour laquelle,
insensée ! j'ai abandonné tant de choses. Que je croie à la vérité de tes
paroles, et reçoive à mon tour des secours de toi. Ce n'est pas contre des
taureaux ni des guerriers que je t'implore, ni pour qu'un dragon sommeille,
vaincu par ton art. Je te réclame, toi que j'ai mérité, toi qui t'es donné
à moi ; c'est par toi que je suis devenue mère, en même temps que je te
rendais père.
Tu demandes où est ma dot ? Je l'ai comptée dans ce champ qu'il te fallait
labourer, pour enlever la toison. Ce bélier d'or, tout brillant de cette riche
toison, voilà ma dot. Si je te dis : "Rends-la moi," tu me la
refuseras. Ma dot, c'est la vie que je t'ai conservée ; ma dot, c'est la
jeunesse grecque (75).
Va maintenant, perfide, compare à ces dons l'opulence du fils de Sisyphe (76).
Si tu vis, si tu as une épouse, un beau-père puissant, si même tu peux être
ingrat, c'est à moi que tu le dois. Je veux bientôt... Mais que sert
d'annoncer d'avance les châtiments ? La colère enfante d'effroyables menaces ;
j'irai où me conduira la colère. Peut-être me repentirai-je de ce que j'aurai
fait ; mais je me repens aussi d'avoir veillé sur les jours d'un époux infidèle.
Je laisse à faire au dieu qui maintenant agite mon cœur ; je ne sais quel
projet affreux médite mon âme.
LAODAMIE À PROTÉSILAS
Laodamie
l'Émonienne (77),
envoie le salut à son époux l'Émonien qu'elle aime, et souhaite que ce salut
parvienne où elle l'adresse. La renommée publie que, retenu par les vents, tu
restes à Aulis : ah ! quand tu me fuyais, où était-il ce vent ? C’est alors
que la mer aurait dû résister à vos rames : c'était le temps où m'eût
servi la fureur des ondes. J'aurais donné plus de baisers, fait plus de prières
à mon époux ; et il est beaucoup de choses que je voulais te dire encore. Tu
as précipitamment quitté ces lieux ; le vent appelait tes voiles ; c'était
celui que désiraient les matelots, mais non pas moi ; ce vent, favorable pour
les nautoniers, ne l'était point pour une amante. Je m'arrache à tes
embrassements, Protésilas ; et ma langue laisse inachevées les prières que je
t'adressais. Elle put à peine te dire un triste adieu. L'impétueux Borée
avait soulevé et tendu les voiles : déjà mon cher Protésilas était loin de
moi.
Tant que j'ai pu regarder mon époux, j'ai pris plaisir à le regarder, et mes
yeux n'ont pas cessé de suivre les tiens. Je ne pouvais plus t'apercevoir, et
je pouvais encore apercevoir tes voiles ; mes regards restèrent longtemps
attachés sur elles. Mais, quand je ne vis plus ni toi ni tes voiles fugitives ;
quand je n'eus plus rien à contempler que la mer, et que la lumière se fut
enfuie avec toi, on dit qu'au sein des ténèbres qui m'environnaient, je
tombai, privée de sentiment, sur mes genoux fléchissant.À peine mon beau-père
Iphiclus, à peine le vieil Acaste, à peine ma mère éplorée, purent-ils,
avec de l'eau glacée, parvenir à me ranimer. Ils me rendirent un pieux mais
inutile service. Je leur reproche de n'avoir pas permis à une infortunée de
mourir.
Avec l'usage de mes sens revint aussi le sentiment de mes douleurs : un légitime
amour dévore mon chaste cœur. Je ne donne plus aucun soin aux apprêts de ma
chevelure ; je n'aime plus à me couvrir d'un vêtement tissu d'or. Semblable à
ceux que l'on croit qu'a frappés de son thyrse le dieu à la double corne, je
vais, çà et là, où me pousse mon délire. Les mères de Phylacé (78)
viennent à moi et me crient : "Revêts, Laodamie, ton manteau royal."
Moi, que je porte des vêtements chargés de pourpre, tandis qu'il porte la
guerre sous les remparts d'Ilion ! Moi, que je peigne ma chevelure, tandis qu'un
casque pèse sur sa tête ! Moi, que je prenne de nouveaux vêtements, et mon époux
de lourdes armes ! Je tâcherai qu'on puisse dire que j'ai, par ce désordre,
imité tes peines ; et c'est dans la tristesse que je passerai ces temps de
guerre.
Prince du sang de Priam, Pâris, dont la beauté fit le malheur des tiens, sois
un ennemi aussi impuissant que tu fus un hôte ingrat. Je voudrais ou que tu
eusses haï les traits de ton épouse de Ténare ou que les tiens lui eussent déplu.
Ménélas, ô toi qu'agite trop le souvenir d'un rapt, que ta vengeance, hélas
! fera couler de larmes ! Dieux, je vous en conjure, éloignez de nous ce présage
sinistre, et que mon époux consacre ses armes à Jupiter, qui aura permis son
retour. Cependant, je vis dans la crainte, et chaque fois que je songe à cette
fatale guerre, mes larmes coulent comme la neige qui fond au soleil. Ilion, Ténédos,
le Simoïs, le Xanthe, l'Ida, sont des noms qui me font peur presque par le son
même (79).
Non, il n’eût pas osé ravir ce qu'il n'eût pu défendre, cet hôte perfide
; il connaissait ses forces. Il était venu, dit-on, tout couvert d'or, et
portait sur son corps toutes les richesses de la Phrygie. Il était puissant par
sa flotte et par ses soldats, instruments des guerres terribles ; et pourtant
quelle faible partie de leur empire les rois y entraînent avec eux ? Voilà,
fille de Léda, sœur des jumeaux, voilà sans doute ce qui a triomphé de toi ;
voilà, je le crois, ce qui a pu être si funeste aux Grecs. Je crains je ne
sais quel Hector : Pâris a dit qu'Hector dirigeait de sa main sanguinaire les
cruelles batailles. Garde-toi, si je te suis chère, de cet Hector, quel qu'il
soit ; conserve ce nom gravé dans ton souvenir. Dès que tu l'auras évité,
n'oublie pas d'éviter les autres ; pense qu'il y a là beaucoup d'Hectors ; et
tâche de te dire, toutes les fois que tu te disposeras à combattre :
"Laodamie m'a recommandé d'avoir pitié d'elle."
S'il faut que Troie succombe sous les efforts du soldat grec, qu'elle tombe sans
qu'il t'en coûte une seule blessure. Que Ménélas combatte et qu'il marche
au-devant des ennemis, pour enlever à Pâris celle que Pâris lui a ravie.
Qu'il se jette dans la mêlée, et que, déjà son vainqueur par la justice de
sa cause, il le soit encore par ses armes. C'est à un époux d'aller au milieu
de l’ennemi ressaisir son épouse. Ta cause est différente ; ne combats que
pour défendre ta vie, et pouvoir revenir dans les bras fidèles de ta maîtresse.
Dardaniens, je vous en conjure, de tant d'ennemis, n'en épargnez qu'un ; que
mon sang ne coule pas de ce corps. Ce n'est pas à lui qu'il sied bien de
combattre un fer nu à la main, et d'opposer aux coups des guerriers un cœur
intrépide. Son ardeur se signale bien mieux dans l'amour que dans les
batailles. Que d'autres fassent la guerre ; Protésilas doit aimer. Je l'avoue
maintenant, j'ai voulu te rappeler, et mon cœur m'y portait ; mais la crainte
d'un mauvais augure arrêta ma langue. Lorsque, partant pour Troie, tu voulus
franchir la porte de ton père, ton pied, heurtant le seuil, fut un présage de
malheur.À cette vue, je gémis, et je me dis en secret dans mon cœur :
"Que ce soit là, ô dieux ! le présage du retour de mon époux !" Je
te fais aujourd'hui cet aveu, pour que tu ne te laisses pas emporter à la
fureur des armes : fais que toutes mes alarmes s'évanouissent dans les airs.
Le sort a marqué aussi pour une fin déplorable le guerrier, quel qu'il doive
être, qui, le premier des Grecs, touchera le sol troyen. Malheureuse celle qui
aura, la première, à pleurer la mort d'un époux ! Fassent les dieux que tu
n'aspires pas à te montrer intrépide ! Parmi les mille vaisseaux des Grecs (80),
que ta poupe aborde la dernière ; que la dernière elle fende les ondes déjà
fatiguées. Je te donne aussi cet avertissement : sors du vaisseau le dernier ;
cette terre, pour que tu t'empresses d'y descendre, n'est point celle de tes pères.
Quand tu reviendras, que la rame et la voile donnent à ta carène une impulsion
rapide, et arrête ta course hâtive au rivage de ta patrie.
Soit que Phébus se cache, soit qu'il fournisse sa carrière au-dessus de la
terre, tu es pour moi, pendant le jour, tu es pour moi, pendant la nuit, un
sujet de douleur ; il est toutefois plus grand la nuit que le jour. La nuit a
des charmes pour la jeune fille dont le cou repose sur un bras qui l'entoure. Je
poursuis dans une couche solitaire des songes mensongers : tandis que me
manquent les joies véritables, les fausses me plaisent. Mais pourquoi ton image
s'offre-t-elle pâle à ma pensée ? Pourquoi de ta bouche ne me vient-il
souvent que des reproches ? Je m’arrache au sommeil, et j'adore toutefois les
simulacres de la nuit. Je n'oublie de faire fumer aucun autel de la Thessalie :
je prodigue l'encens, je l'arrose de mes larmes, et la flamme s'étend et
brille, comme on la voit s'élever de la libation d'un vin pur. Quand donc, à
ton retour, te pressant dans mes bras avec amour, m'évanouirai-je, languissante
de joie ? Quand viendra le jour où, enfin réuni à moi dans une même couche,
tu me raconteras tes brillants exploits du champ de bataille ? Tandis que tu me
les diras quelque plaisir que j'éprouve à t'écouter, tu prendras cependant
beaucoup de baisers, tu en donneras beaucoup. Il y a toujours, un grand charme
à suspendre ainsi les paroles d'un récit : cette douce interruption dispose
bien la langue à le reprendre. Mais quand je songe à Troie, je songe aussi aux
vents et à la mer : et l'espérance, bientôt vaincue, cède aux anxiétés de
la crainte.
Ce qui m'alarme encore, c'est que les vents interdisent la mer aux vaisseaux ;
et vous vous disposez à braver les ondes. Qui voudrait, lorsque le vent s'y
oppose, retourner dans sa patrie ? Et vous, malgré les menaces de la mer, vous
faites voile loin de la vôtre. Neptune ne vous ouvre pas une route vers la
ville qu'il a bâtie. Où allez-vous ? Regagnez chacun vos demeures. Grecs, où
allez-vous ? Entendez les vents qui refusent de vous servir : ce n'est pas un
nasard soudain, c'est une divinité qui cause ce retard. Que redemande-t-on, une
infâme adultère, dans cette guerre terrible ? Tandis qu'il en est temps
encore, vaisseaux d'Inachus (81),
que les voiles vous ramènent ! Mais pourquoi les rappeler ? Loin le présage de
ma bouche qui les rappelle ! Qu'une brise favorable caresse les flots apaisés !
J'envie le sort des Troyennes, qui pourront assister, en pleurant, aux funérailles
des leurs, et voir l'ennemi près d'elles. La nouvelle fiancée placera de ses
propres mains le casque sur la tête de son vaillant époux, et lui donnera des
armes homicides ; elle lui donnera des armes, et, en les donnant, lui prendra
des baisers (soins qui seront bien doux pour tous deux) ; elle accompagnera le
guerrier, lui prescrira de revenir, et lui dira : "Fais en sorte de
rapporter ces armes à Jupiter." Celui-ci, emportant les recommandations récentes
de sa maîtresse, ne combattra qu'avec prudence, et tournera sa vue vers ses
foyers.À son retour, elle lui ôtera son bouclier, lui enlèvera son casque, et
recevra sur son sein sa poitrine fatiguée. Nous vivons, nous, dans
l'incertitude ; nous, l'anxiété, la crainte nous force à regarder comme réel
tout ce qui est possible.
Toutefois, tant que tu combattras, que tu porteras les armes dans une autre
partie du monde, une image en cire, que je possède, me retracera ton visage (82).
C'est à elle que j'adresse les mots tendres, les discours qui te sont destinés
; c'est elle qui reçoit mes embrassements. Crois-moi, cette image est plus que
ce qu'elle paraît : prête à la cire la parole, ce sera Protésilas. Je la
considère, je la presse contre mon sein, comme mon époux véritable ; et,
comme si elle pouvait répondre à mes paroles, je me plains à elle. Je le jure
par ton retour et par toi-même, qui es ma divinité, par les doubles flambeaux
de l'Amour et de l’Hymen, par cette tête que je voudrais voir blanchir, que
je voudrais que tu rapportasses ; j'irai, comme ta compagne, partout où tu
m'appelleras, soit qu'il t'arrive ce qu'hélas ! je redoute, soit que tu
survives à la guerre. Une dernière et courte prière terminera ma lettre : si
tu es jaloux du soin de ma personne, sois-le du soin de la tienne.
HYPERMNESTRE À LYNCÉE
Hypermnestre
envoie cette lettre au seul qui lui reste de tous les frères que naguère elle
avait : la foule des autres a péri par le crime de leurs épouses (83).
On me tient enfermée dans une prison, et chargée de chaînes pesantes. La
cause de ces tortures, c'est ma vertu. Parce que ma main a craint de plonger un
glaive dans une poitrine, je suis coupable ; on me louerait, si j'avais osé ce
forfait. Mieux vaut être coupable, que d'avoir, à ce prix, plu à mon père.
Je ne puis rougir d'avoir les mains pures d'un meurtre. Que mon père me brûle
des feux que je n'ai point voulu profaner, qu'il agite contre mon visage les
torches qui servirent aux cérémonies nuptiales ou qu'il m'égorge avec
l'inutile glaive qu'il me livra, afin que la mort que n'a point reçue mon époux,
moi épouse, je la reçoive ; il n'obtiendra cependant point que ma bouche
mourante dise : "Je me repens". Tu ne peux pas, toi, regretter d'avoir
été vertueuse. Que Danaüs et d'inhumaines sœurs éprouvent le remords de
leur forfait ; c'est la suite, la conséquence inévitable des actions
criminelles.
Mon cœur reste épouvanté au souvenir de cette nuit marquée de sang, et un
tremblement soudain vient arrêter ma main. Celle que tu croirais capable
d'avoir consommé le meurtre de son mari craint de retracer un meurtre qu'elle
n'a point commis. Je l'entreprendrai pourtant. Le crépuscule venait de poindre
sur la terre : c'étaient les derniers instants de la nuit et les premiers du
jour. On nous conduit, petites-filles d'Inachus, sous le toit du puissant Pélage,
et le beau-père reçoit dans son palais ses brus armées. De toutes parts étincellent
des flambeaux enrichis d'or ; on jette un sacrilège encens sur les brasiers,
qui l'exhalent à regret. La foule crie : "Hyménée ! Hyménée ! "
L'Hymen fuit ces invocations ; l'épouse même de Jupiter a quitté sa ville (84).
Alors, ivres et chancelants, les époux accourent ensemble à la voix de leurs
compagnons ; les fleurs du matin couronnent leurs cheveux parfumés ; on les
conduit pleins de joie dans leurs chambres nuptiales, dans ces chambres leurs
tombeaux ; et leurs membres foulent bientôt des couches funéraires. Chargés
de mets et de vin, ils étaient déjà plongés dans le sommeil ; un calme
profond régnait dans la tranquille Argos. Il me semblait entendre autour de moi
les voix plaintives des mourants, et je les entendais en effet ; mes appréhensions
étaient réelles. Mon sang se retire, et la chaleur abandonne mon esprit et mon
corps ; je reste immobile et glacée sur ma couche nuptiale. Comme un léger zéphyr
balance les frêles épis, comme un vent frais agite la tête des peupliers,
ainsi, et plus encore, je tremblais moi-même. Toi, tu sommeillais ; les vins
que je t'avais donnés étaient soporifiques.
Les ordres affreux d'un père ont banni la crainte ; je me lève et je prends
mon arme d'une main tremblante. Je ne le cacherai pas : trois fois ma main leva
le glaive homicide, trois fois elle retomba avec glaive levé pour le crime.
J'approchai de ta gorge (permets-moi de t'avouer la vérité), j'approchai de ta
gorge l'arme que m'avait donnée mon père ; mais la crainte et la pitié
s'opposèrent à cette cruelle audace, et mon chaste bras se refusa à l'exécution
d'un tel ordre. Je déchire ma poitrine, d'où coule le sang ; je m'arrache les
cheveux, et je prononce ces mots à voix basse : "Tu as, Hypermnestre, un père
cruel ; fais ce qu'il t'a ordonné : que ton époux accompagne ses frères. Mais
je suis femme et vierge encore : mon naturel et mon âge me conseillent la
douceur ; une arme sanguinaire ne convient pas à de faibles mains. N'importe ;
allons, et tandis qu'il repose, imite le courage de tes sœurs : il est croyable
qu'elles ont toutes égorgé leurs époux. Si cette main pouvait commettre
quelque meurtre, c'est celui de sa maîtresse qui devrait l'ensanglanter.
Comment ont-ils mérité la mort pour occuper, la place de leur oncle, un trône
qu'il eût cependant fallu donner à des gendres étrangers ? En supposant que
nos époux aient mérité la mort, qu'avons-nous fait nous-mêmes ? Quel crime
ai-je déjà commis, pour qu'il ne me soit plus permis d'être vertueuse ?
Qu'ai-je à faire d'un glaive ? Pourquoi des armes guerrières dans les mains
d'une jeune fille ? la laine et le fuseau conviennent mieux à mes doigts.
Je parlais ainsi. Pendant ce discours plaintif, des larmes en accompagnent tous
les mots, et elles tombent de mes yeux sur ton corps. Tandis que tu cherches mes
embrassements, et que tu agites tes bras encore engourdis, l'arme a presque
blessé ta main. Déjà je craignais et mon père, et ses serviteurs, et la lumière.
Ces paroles que je prononçai chassèrent de tes yeux le sommeil : "Lève-toi,
descendant de Bélus, le seul qui survives de tant de frères : cette nuit, si
tu ne te hâtes, sera pour toi éternelle." Épouvanté, tu te lèves ;
toute la langueur du sommeil se dissipe. Tu aperçois dans ma timide main l'arme
du guerrier ; tu m'interroges : "Tandis que la nuit le permet, fuis,"
te dis-je. Tandis que le permettent les ténèbres de la nuit, tu fuis ; moi, je
reste.
C'était le matin. Danaüs compte le nombre de ses gendres ; des victimes que le
massacre a faites, tu manques seul pour compléter le crime. Il ne peut
supporter l'idée qu'un seul des époux de ses filles ait échappé à la mort ;
et il se plaint que si peu de sang ait coulé. On m'arrache des pieds de mon père
; on m'entraîne par les cheveux, et (tel est le prix qu'a mérité ma
tendresse) on me jette en prison.
Le ressentiment de Junon n'est sans doute pas encore apaisé, depuis le jour où
une femme devint génisse, et de génisse déesse ; mais c'est être assez vengée,
qu'une jeune fille ait mugi, et que, belle naguère, elle ne puisse plus charmer
Jupiter. La génisse nouvelle s'arrêta sur les rives du fleuve son père (85),
et vit dans les eaux paternelles des cornes qui n'avaient pas encore chargé son
front. Elle s'efforce de parler ; sa bouche pousse un mugissement plaintif ;
elle est épouvantée de sa forme, épouvantée de sa voix. Pourquoi cette
fureur, malheureuse ? Pourquoi te contempler dans l'onde ? Pourquoi compter les
pieds destinés à soutenir tes nouveaux membres ? Toi, l'amante du grand
Jupiter ; toi, redoutable à sa sœur, tu soulages avec du gazon et des feuilles
ta faim devenue insatiable ; tu bois à une source, tu considères avec stupeur
ta figure ; et tu crains qu'elles ne te blessent, ces armes que tu portes. Toi
naguère assez riche pour paraître digne même de Jupiter, tu reposes nue sur
la terre nue. Tu cours à travers les mers, à travers les terres, et les
fleuves tes parents ; la mer, les fleuves, la terre te livrent un passage. Qui
te fait fuir ainsi ? Pourquoi, Io, errer sur la vaste étendue des mers ? Tu ne
pourras te dérober à ta propre vue. Fille d'Inachus, où cours-tu ? Tu ne
fais, en te fuyant, que te suivre ; tu es le guide qui t'accompagne, tu es la
compagne qui te guide. Le Nil, qui, par sept embouchures, va se jeter dans la
mer, rend à la génisse furieuse le visage qui l'a fait aimer.
Pourquoi rappeler le passé, que m'a raconté la vieillesse caduque ? Ma seule
vie peut me fournir des sujets de plaintes. Mon père et mon oncle se font la
guerre ; nous sommes chassés de notre patrie, de notre palais ; on nous
repousse jusqu'aux limites du monde. L'usurpateur féroce (86)
est seul maître du trône et du sceptre ; et nous, troupe indigente, nous
errons avec un vieillard indigent (87).
D'un peuple de frères, tu es le moindre reste ; je pleure et ceux à qui fut
donnée la mort, et celles qui la donnèrent : car autant j'ai perdu de frères,
autant aussi j'ai perdu de sœurs ; que les uns et les autres acceptent mes
larmes. Moi, maintenant, parce que tu vis, on me réserve pour les tortures du
supplice : coupable, que me ferait-on, puisque, digne d'éloges, on m'accuse !
La centième de cette foule de parents, moi, infortunée, me faudra-t-il bientôt
mourir, ne laissant qu'un frère ?
Mais toi, Lyncée, si tu rends à ta sœur un peu de l'attachement qu'elle te
porte, si tu es digne du don que je t'ai fait, viens ou me secourir ou me donner
la mort, et place mon corps privé de vie sur un bûcher furtif ; ensevelis
ensuite mes os baignés de tes larmes fidèles, et que cette courte inscription
soit gravée sur ma tombe : "Exilée, et ce fut là l'indigne prix de sa
vertu, Hypermnestre subit elle même la mort dont elle préserva son frère."
Je voudrais en écrire davantage ; mais le poids de ma chaîne a fatigué ma
main, et la crainte m'enlève mes forces.
SAPHO À PHAON
Tes
yeux, à la vue de cette lettre, écrite par une main dévouée, ont-ils aussitôt
reconnu la mienne ; ou bien, si tu n'avais pas lu le nom de Sapho, qui l'a tracée,
ne pourrais-tu savoir d'où part un écrit de si peu d'étendue ? Peut-être
aussi te demanderas-tu pourquoi j'ai choisi des vers d'une mesure inégale (88),
quand je suis plus propre aux accents de la lyre. Il me faut pleurer sur mon
amour ; l'élégie est un chant plaintif ; aucun luth ne convient à mes larmes.
Je brûle comme le champ fertile dans lequel le souffle de l’indomptable Eurus
entretient l'incendie d'une moisson embrasée. Phaon habite les campagnes
lointaines où l'Etna pèse sur Tiphée (89)
; eh bien ! je brûle de feux non moins ardents que ceux de l'Etna. Il ne me
vient pas de vers que je puisse marier aux savants accords de ma lyre (90)
; les vers sont l'œuvre d'un esprit libre. Ni les femmes de Pyrrha, ni celles
de Méthymne (91),
ni toutes les beautés de Lesbos ne peuvent me plaire : Anactorie est à mes
yeux sans charmes, la blanche Cydno sans charmes aussi ; Atthis ne me paraît
plus belle comme auparavant ; ainsi de cent autres objets d'un amour criminel.
Ingrat, ce qu'ont désiré tant de femmes, tu le possèdes seul.
Ta beauté, ton âge, sont faits pour les plaisirs de l'amour. Ô beauté perfide
pour mes yeux ! Prends la lyre et le carquois, et tu deviens aussitôt Apollon ;
que des cornes s'élèvent sur ta tête, et tu es Bacchus (92).
Phébus aima Daphné ; Bacchus, la fille de Gnosse (93)
; ni l'une ni l'autre, cependant, ne savaient tirer des sons de la lyre ; mais
moi, les Muses m'inspirent les chants les plus suaves ; déjà mon nom est
fameux dans le monde entier ; et Alcée, qui, né dans ma patrie, chante comme
moi sur la lyre, n'a pas plus de gloire, quoiqu'il prenne un ton plus sublime (94).
Si la nature rigoureuse m'a refusé la beauté, je répare ce tort par mon génie
; ma taille est petite, mais j'ai un nom qui peut remplir toute la terre : je
porte en moi-même ce qui doit en étendre la renommée. Si je ne suis pas
blanche, Andromède, fille de Céphée, sut plaire à Persée, quoique le ciel
ardent de sa patrie eût bruni son visage. Souvent aussi de blanches colombes
s'unissent à d'autres dont le plumage diffère du leur, et la noire tourterelle
est aimée d'un oiseau vert. Si, à moins de paraître digne de toi par sa beauté,
nulle femme ne peut devenir la tienne, nulle ne le deviendra.
Cependant, lorsque tu lisais mes vers, je te semblais belle aussi ; tu jurais
qu'il ne convenait qu'à moi de toujours parler. Je chantais ; et, il m'en
souvient (les amants se souviennent de tout), tu aimais, pendant mes chants, à
me ravir, à me donner des baisers. Tu les vantais aussi ; je te plaisais en
tout, mais principalement dans l'œuvre de l'amour. Alors, tu trouvais un charme
plus qu'ordinaire dans mes jeux lascifs, dans la rapidité de mes mouvements,
dans l'agaçant badinage de mes propos, et, lorsque nous avions tous deux épuisé
la volupté, dans la molle langueur d'un corps fatigué.
Les Siciliennes t'offrent maintenant de nouvelles conquêtes. Qu'ai-je à faire
à Lesbos, te dis-tu ? je veux rester Sicilien. Renvoyez un infidèle de votre
territoire, ô femmes, ô filles de Nisée (95).
Ne vous laissez pas tromper par les doux mensonges de sa bouche. Ce qu'il vous
dit, il me l'avait dit auparavant. Et toi, déesse de l'Éryx (96),
qui fréquentes les monts Sicaniens, protège, car je te suis vouée, protège
celle qui t'a chantée.
La fortune, qui a commencé à peser sur moi, continue-t-elle à m'accabler, et
poursuit-elle, pour ne plus l'interrompre, le cours de ses rigueurs ? Le jour de
ma naissance n'était revenu que six fois, lorsque les ossements de ma mère,
recueillis avant le temps, furent imbibés de mes larmes. Déjà pauvre, mon frère,
cédant aux charmes d'une esclave, brûla pour elle, et ne retira de cet amour
que la ruine jointe au déshonneur ; réduit à l'indigence, il parcourt, à
l'aide de sa rame agile, les plaines azurées de la mer (97),
et ses richesses perdues dans la honte, il cherche dans la honte à les reconquérir
; moi-même il me hait, parce que mon amitié lui donna de nombreux et sages
conseils : voilà ce que ma franchise, voilà ce que de tendres paroles m'ont
valu. Et, comme si quelque chose manquait aux maux sans fin qui m'assiègent,
une fille, enfant encore, met le comble à mes chagrins (98).
Enfin tu viens t'ajouter toi même à tous mes sujets de plainte. Ce n'est pas
un vent propice qui fait voguer ma barque.
Mes cheveux flottent maintenant épars et sans ordre sur mon cou ; la pierre
brillante ne presse plus mes doigts : un vêtement grossier me couvre ; il n'y a
pas d'or dans mes cheveux ; les parfums de l'Arabie ne sont plus répandus en
rosée sur ma chevelure. Pour qui me parerais-je, infortunée que je suis ?À qui m'étudierais-je à plaire ? Il est absent, celui qui, seul, me faisait
aimer la parure. Mon cœur est tendre, il est vulnérable aux traits légers de
l'amour ; et toujours il est une cause pour que j'aime toujours. Soit que les
trois Sœurs m'aient, à ma naissance, imposé cette loi, tels sont les jours
qu'elles me filent, dans leur rigueur : soit que le sujet de mes vers, et les
arts qui m'asservissent, me donnent les mœurs qu'ils peignent, Thalie dispose
mon esprit aux tendres impressions (99).
Faut-il s'étonner qu'un âge où paraît le premier duvet, et que des années où
l'homme peut aimer, aient eu un charme qui m'a ravie ? Je craignais, Aurore, que
tu ne l'enlevasses au lieu de Céphale, et tu l'aurais fait ; mais ta première
conquête (100)
te captive. S'il était vu de Phébé, qui voit tout, Phaon serait contraint par
elle à un sommeil éternel (101).
Vénus l'aurait emporté dans le ciel sur son char d'ivoire ; mais elle voit
qu'il pourrait plaire aussi à Mars, son amant. Ô toi qui n'es pas encore jeune
homme et qui n'es plus enfant, âge précieux ! Ô toi ! l'honneur et la gloire
incomparable de ton siècle, accours, et repose, bel enfant, sur mon sein : si
tu n'aimes pas, de grâce, au moins laisse-toi aimer. J'écris, et mes yeux sont
noyés dans d'abondantes larmes : vois combien il y a de taches à cet endroit
de ma lettre. Puisque tu étais si décidé à quitter ces lieux, ton départ
m'eût été moins cruel, si tu m'avais seulement dit : "fille de Lesbos,
adieu." Tu n'as emporté avec toi ni mes pleurs ni mes baisers ; enfin je
n'ai pas même pu craindre ce qui m'a tant affligée. Il ne m'est rien resté de
toi, que mon malheur ; et toi, tu n'as pas un gage qui te rappelle une amante.
Je ne t'ai pas fait de prières ; hélas ! je ne t'aurais prié que de ne pas
m'oublier.
Je le jure par l'Amour, par ce dieu qui jamais ne s'envole bien loin, par les
neuf déesses, mes divinités (102),
lorsque je ne sais qui vint me dire : "Ton bonheur s'enfuit," je ne
pus ni pleurer longtemps ni parler. Mes yeux ne purent trouver de larmes, ni ma
bouche de paroles ; un froid glacial resserra mon cœur. Quand la douleur fut
moins vive, je ne craignis pas de meurtrir ma poitrine, et de pousser des
hurlements, en m'arrachant les cheveux, semblable alors à une mère qui voit
porter sur le bûcher funèbre le corps inanimé du fils chéri qu'elle a perdu.
Mon frère Charaxus se réjouit et triomphe de mon affliction ; il passe et
revient sous mes yeux ; et, pour révéler la cause honteuse de ma douleur :
"qu'a-t-elle à pleurer ? "dit-il; "sa fille vit certainement (103)."
La pudeur et l'amour sont inconciliables : tout le peuple me voyait ; ma
poitrine découverte laissait voir mon sein déchiré.
C'est toi, Phaon, qui sans cesse occupes ma pensée ; c'est toi que lui offrent
mes songes, mes songes plus beaux qu'un beau jour. Là je te retrouve, malgré
la distance qui te sépare de moi ; mais le sommeil n'a pas de joies assez
longues : souvent il me semble que tes bras soutiennent ma tête, souvent aussi
que la tienne est appuyée sur les miens ; quelquefois je te caresse, et je
prononce des paroles qui ont toute l'apparence de la réalité : ma bouche
veille pour mes sens. Je crois sentir les baisers de ta langue voluptueuse, ces
baisers que tu savais si bien recevoir, si lien donner. Je n'ose décrire les
plaisirs qui suivent ceux-là, mais je les éprouve tous. Il m'est doux et il
m'est défendu de n'être pas sans toi.
Mais, lorsque Titan, se montrant à nous, nous fait voir en même temps tous les
objets, je me plains que le sommeil fuie si tôt mes paupières. Je cherche et
les grottes et les bois, comme si les bois et les grottes pouvaient pour moi
quelque chose : ils furent les confidents de mon bonheur. Là, éperdue,
semblable à celle que transporte la furie Érichto (104),
et les cheveux flottants sur mon cou, j'erre à l'aventure. Je vois la grotte
tapissée du tuf mousseux, qui était pour moi comme le marbre de Mygdonie. Je
revois la forêt qui nous offrit souvent un lit de verdure, où la cime touffue
des arbres nous couvrait de son ombre ; mais, dans cette forêt, je ne revois
pas son maître et le mien : ce lieu n'est plus que de la vile terre ; c'est lui
qui en faisait le prix. J'ai reconnu les herbes du gazon que je me souviens
d'avoir foulé ; les plantes, que notre poids avait courbées, l'étaient
encore. Je m'y suis reposée, et j'ai touché dans ce lieu la place où tu étais
; l'herbe, naguère témoin de mes plaisirs, a été humectée de mes larmes. Il
semble même que les rameaux aient, pour pleurer, laissé pendre leur feuillage
; aucun oiseau n'y fait entendre son doux ramage. Seul, celui de Daulis, mère
éplorée, qui se vengea cruellement de son époux, a des chants pour Itys
l'Ismarien (105)
: cet oiseau chante Itys, et Sapho son amour jusqu'à présent dédaigné ; le
reste fait silence comme au milieu de la nuit.
Il est une source sacrée, plus limpide que le cristal le plus pur ; on pense
qu'une divinité y préside ; l'aquatique alisier étend ses rameaux au-dessus
d'elle, et forme à lui seul un bois ; un tendre gazon y tapisse la terre : là,
comme je reposais, toute en larmes, mes membres fatigués, une naïade vient se
présenter à mes yeux ; elle se présente et dit : "Puisque tu brûles
d'un feu qui n'est point partagé, il te faut aller vers les rives d'Ambracie (106).
Phébus, du haut de son temple, y voit la mer dans toute son étendue ; les
peuples la nomment mer d'Actium et de Leucade : c'est de là que s'est précipité
Deucalion, brûlant d'amour pour Pyrrha ; et les eaux soutinrent et respectèrent
son corps ; soudain l'amour disparaît, et fuit le cœur, devenu insensible, de
celui que reçoivent les ondes ; Deucalion fut délivré du feu qui le dévorait.
Telle est la propriété de ces flots : dirige-toi promptement vers le sommet de
Leucade, et ne crains pas de te précipiter de ce rocher." Dès que j'eus
reçu d'elle cet avis, je cessai de l'entendre et de la voir ; je me levai tout
effrayée, et mes yeux, gros de larmes, ne purent les contenir. Oui, nymphe, je
t'obéirai, et j'irai chercher le rocher que tu m'as indiqué : loin de moi la
crainte, dont triomphait un fol amour. Mon sort, quoi qu'il arrive, sera plus
doux que maintenant. Air, soutiens-moi : le poids de mon corps est léger. Et
toi, tendre Amour, étends sur moi tes ailes pendant ma chute ; que ma mort ne
soit pas le crime des eaux de Leucade. Alors je consacrerai, comme un don, à Phébus
ma lyre que je tiens de lui ; et au-dessous d'elle sera gravée cette
inscription : "Sapho, poète reconnaissante envers toi, Phébus, ta consacré
sa lyre : elle convient à mes doigts, elle convient aux tiens. "
Mais, pourquoi m'envoyer sur les côtes d'Actium, infortunée que je suis !
lorsque tu peux ramener près de moi tes pas fugitifs ? Tu peux, pour me guérir,
plus que les ondes de Leucade ; par ta beauté, par ce bienfait, tu seras pour
moi Phébus. Veux-tu, plus cruel que tes rochers et que les ondes, veux-tu, si
je meurs, t'enorgueillir de mon trépas ! Que mon cœur, hélas ! n'est-il uni
au tien, plutôt que d'être précipité du haut des rochers ? C'est ce cœur,
ô Phaon ! que tu avais coutume de vanter, et dont l'esprit te charma tant de
fois. Je voudrais maintenant être éloquente : la douleur est un obstacle à
l'art, et mes malheurs compriment tout mon génie : mes forces d'autrefois ne me
soutiennent plus dans mes poétiques chants ; la douleur impose silence à mon
luth, la douleur rend muette ma lyre.
Femmes de la maritime Lesbos, soit vierges, soit épouses, femmes de Lesbos,
dont la lyre éolienne a célébré les noms (107),
femmes de Lesbos, dont l'amour a fait mon déshonneur, cessez de venir en foule
à mes chants : Phaon m'a ravi tout ce qui vous charmait naguère... Malheureuse
! j'allais presque l'appeler mon amant ! Faites qu'il revienne ; avec lui
reviendra aussi votre poète : c'est lui qui donne, c'est lui qui retire les
forces à mon esprit.
Mais pourquoi ces prières ? Son cœur sauvage en peut-il être ému ? N'est-il
pas insensible, et les zéphyrs n'emportent-ils pas mes inutiles paroles ? Ainsi
qu'ils les emportent, je voudrais qu'ils ramenassent tes voiles : si tu savais
aimer, voilà, tardif amant, ce qu'il te fallait faire. Mais si tu reviens, si
l'on prépare pour ton vaisseau les offrandes votives, pourquoi, par des délais,
déchirer mon cœur ? Quitte le rivage : Vénus, fille de la mer, ouvre la mer
aux amants ; les vents favoriseront ta course : seulement, quitte le rivage.
Cupidon, assis à la poupe, tiendra lui-même le gouvernail ; lui-même, de sa
main délicate, saura donner ou retirer les voiles. Mais si tu te plais à fuir
au loin la Pélagienne Sapho (et tu ne saurais trouver de justes motifs pour t'éloigner
de moi), qu'au moins une lettre cruelle le dise à une infortunée, afin que j'éprouve
le fatal effet des ondes de Leucade.
PÂRIS
à
HÉLÈNE
Le
fils de Priam t'envoie, fille de Léda, un salut qu'il attend de toi, que tu
peux seule lui donner. Dois-je parler ou bien ma flamme, qui est connue,
a-t-elle encore besoin de se déclarer, et mon amour s'est-il déjà manifesté
plus que je ne voudrais ? J'aimerais mieux qu'il restât caché, jusqu'à ce
qu'il me soit accordé des jours de bonheur, sans mélange de crainte.
Mais je dissimule mal : qui pourrait en effet cacher un feu que trahit toujours
sa propre lumière ? Si tu attends toutefois que la parole te confirme la vérité,
je brûle : tu vois ma passion dans ce mot qui te la révèle. Pardonne, je t'en
conjure, à cet aveu, et ne lis pas ce qui suit d'un air sévère, mais avec
celui qui sied à ta beauté.
Il m'est doux d'espérer que, puisque tu as relu ma lettre, tu pourras aussi me
recevoir comme elle. Ratifie cet espoir, et que la mère de l'Amour, qui m'a
conseillé ce voyage, ne t'ait pas en vain promise à mes vœux. Car, afin que
tes torts ne viennent pas d'ignorance, c'est un avertissement divin qui m'amène,
et une déesse puissante préside à mon entreprise. Le prix que je sollicite
est grand, je le sais, mais il m'est dû : Cythérée t'a promise à ma
couche. Parti du rivage de Sigée, sous un tel guide, j'ai, sur la nef de Phéréclès
(108), parcouru, à
travers les vastes mers, des routes périlleuses. C'est à elle que je dus une
brise complaisante et des vents propices : la mer est son empire, comme elle fut
son berceau. Qu'elle persiste, et qu'elle seconde comme ceux de la mer, les
mouvements de mon cœur ; qu'elle fasse arriver mes vœux au port où ils
tendent.
Cette flamme, je l'ai apportée, je ne l'ai pas trouvée ici ; c'est elle qui
m'a fait entreprendre un si long voyage. Car ce n'est ni la furie d'une tempête
ni une erreur de route qui nous a fait aborder à ce rivage : la terre de Ténare
(109) était celle
où se dirigeait ma flotte. Ne crois pas que je fende les mers avec un vaisseau
chargé de marchandises (que les dieux me conservent seulement les richesses que
je possède !). Je ne viens pas non plus, comme observateur, visiter les villes
grecques : celles de ma patrie sont plus opulentes. C'est toi que je viens
chercher, toi que la blonde Vénus a promise à ma flamme ; je t'ai désirée
avant de te connaître : ton visage, mon imagination me l’a montré avant mes
yeux ; la renommée fut la première qui me révéla tes traits.
Atteint par les traits rapides d'un arc éloigné, il n'est cependant pas étonnant
que j'aime ; je le dois. Tel fut l'arrêt du Destin ; tu tenterais en vain de le
changer ; un récit véridique et fidèle te l'apprendra. J'étais encore, par
un retard de la délivrance, retenu dans les flancs de ma mère ; déjà ils
allaient être allégés du poids qui les chargeait. Il lui sembla, dans les
apparitions d'un songe, qu'il sortait de son sein une immense torche enflammée.
Elle se lève épouvantée, et raconte l'effrayante vision de la sombre nuit au
vieux Priam, qui en transmet aux devins le récit. Les devins déclarent
qu'Ilion sera embrasé par le feu de Pâris. Cette flamme fut, comme elle l'est
aujourd'hui, celle de mon cœur. Ma beauté et ma force d'âme étaient déjà,
bien que je parusse sorti des rangs du peuple, l'indice de ma noblesse cachée (110).
Il est, dans les vallons boisés de l’Ida, un lieu solitaire, et planté de
sapins et d'yeuses, où ne vont paître ni la paisible brebis, ni la chèvre
amante des rochers, ni le bœuf paresseux au mufle épais. De là, du haut d'un
arbre, j'étendais mes regards sur les remparts de Troie, sur ses demeures
superbes et sur la mer. Tout à coup il me sembla que la terre tremblait, foulée
par des pas : ce que je vais dire est vrai, quoique à peine vraisemblable.
Devant mes yeux s'arrête, porté sur des ailes rapides, le petit-fils du grand
Atlas et de Pléione (il m'a été permis de le voir ; qu'il me soit permis de
rapporter ce que j'ai vu) ; dans la main du dieu était sa verge d'or (111).
Trois déesses, Vénus, Pallas et Junon, posèrent à la fois sur le gazon leurs
pieds délicats. Je restai interdit, et l'effroi dont je fus glacé hérissa ma
chevelure. "Bannis tes alarmes, me dit alors le messager ailé ; tu es
l’arbitre de la beauté ; mets fin au débat des déesses ; dis laquelle
efface en beauté les deux autres." Pour m'interdire tout refus, il
commande au nom de Jupiter, et s'élève soudain jusqu'aux astres par la route
éthérée. Mon âme se rassure ; la hardiesse me vient aussitôt, et mes
yeux ne craignent pas d'examiner chacune d'elles. Toutes étaient dignes de la
victoire, et je craignais, comme juge, que toutes elles ne pussent la remporter.
Déjà cependant l'une d'elles me plaisait davantage ; c'était, sache-le, la déesse
qui inspire l'amour. Bientôt, tant elles brûlent de triompher, elles se hâtent
d'influencer mon jugement par l’offre de dons magnifiques. L'épouse de
Jupiter me promet un trône ; sa fille la valeur ; je doute moi-même si je veux
être puissant ou courageux. Vénus me dit alors avec un doux sourire :
"Que ces présents, Pâris, ne te séduisent pas ; l'anxiété, la crainte
les accompagnent. Je te donnerai, moi, qui tu pourras aimer ; la fille de la
belle Léda, plus belle encore que sa mère, je la livre à tes baisers."
Elle dit ; j'applaudis également au don qu'elle me fait, et à sa beauté ; et
elle remonte d'un pied victorieux vers le ciel.
Cependant mes destinées étant, je pense (112), devenues prospères, je suis, à des signes certains,
reconnu pour un royal enfant. Ma famille, joyeuse de revoir un fils après un
long espace de temps, met, ainsi que Troie, ce jour au nombre de ses jours de fête.
Comme je te désire aujourd'hui, ainsi m'ont désiré des jeunes filles ; tu
peux posséder seule celui que tant d'autres ont aimé. Ce ne furent pas
seulement des filles de rois et de chefs, qui me recherchèrent ; je fus aussi
pour les Nymphes un objet d'amour et de soucis. Dans quelle ville aurais-je à
admirer un plus beau visage que celui d'Enone ? Après toi, Priam n'aurait pas
eu de belle-fille plus digne de lui (113).
Mais je n'ai que du dédain pour toutes ces beautés, depuis que je nourris
l'espoir de t'avoir pour épouse, fille de Tyndare. C'est toi que voyaient mes
yeux pendant la veille, mon imagination pendant la nuit, lorsque les paupières
cèdent au sommeil paisible qui les vient clore. Que feras-tu présente,
puisque, encore inconnue à mes yeux, tu me plaisais déjà ? Je brûlais, bien
que le feu fût loin de moi.
Je n'ai pu garder plus longtemps l'espoir d'un bien qui m'est dû, sans faire
franchir à mes vœux la route azurée des ondes. Les pins des campagnes de
Troie tombent sous la hache phrygienne ; et avec eux tous tes arbres utiles sur
le mobile élément. Les cimes du Gargare sont dépouillées de leurs vastes forêts,
et le sommet de l'Ida me fournit des poutres sans nombre. On fait fléchir les
chênes destinés à la construction des vaisseaux rapides, et la carène courbée
est garnie de ses flancs (114).
On place ensuite les antennes et les voiles, qui pendent le long des mâts ; la
poupe arrondie est ornée de dieux peints ; sur le vaisseau qui me porte, se
fait voir, avec le petit Cupidon qui l'accompagne, l'image de la déesse caution
de l'hymen qu'elle m'a promis. Quand on eut mis la dernière main à la
confection de la flotte, elle reçut aussitôt l'ordre de sillonner les ondes égéennes.
Mon père, ma mère, opposent leurs prières à mes vœux, et leur voix me
retient près de la route que je voulais m'ouvrir. Ma sœur Cassandre accourt,
les cheveux épars, au moment où déjà nos vaisseaux allaient mettre à la
voile : "Où vas-tu ? s'écrie-t-elle ; tu rapporteras un incendie avec toi
: tu ignores quel vaste embrasement tu vas chercher à travers ces flots."
Elle prophétisa vrai : j'ai trouvé les feux qu'elle m'a prédits ; un amour
effréné brûle en mon tendre cœur.
Je m'éloigne du port, et, à la faveur des vents qui me poussent, j'aborde sur
tes rivages, Nymphe de l'Œbalie (115).
Ton époux me reçoit comme son hôte : ainsi l'avait encore arrêté la volonté
suprême des dieux. Il me fait voir lui-même ce que Lacédémone entière offre
de beau à voir et de rare ; mais je n'aspirais qu'à contempler tes charmes
tant vantés, et mes yeux ne trouvaient plus rien qui les pût captiver. Je
t'aperçus, je restai ravi ; et, dans mon admiration, je sentis naître au fond
de mes entrailles le feu d'une passion nouvelle ; elle avait, autant que je m'en
souviens, des traits semblables aux tiens, la déesse de Cythère, lorsqu'elle
vint se soumettre à mon jugement. Si tu te fusses aussi présentée dans cette
lutte, je ne sais si Vénus eût obtenu la palme. Aussi la renommée t'a-t-elle
célébrée au loin ; aussi tes charmes ne sont-ils ignorés dans aucune région.
Nulle part dans la Phrygie, et depuis les contrées qui voient se lever le
soleil, il n'est de femme qui doive à ses attraits un nom égal au tien. M'en
croiras-tu ? Oui, ta gloire est au-dessous de la réalité ; la renommée est
presque calomnieuse sur ta beauté. Je trouve ici plus qu'elle n'avait promis,
et ta gloire est vaincue par son objet même.
Aussi fut-elle légitime la flamme de Thésée, qui connaissait tous tes
charmes, tu parus à ce héros une conquête digne de lui, lorsque, selon la
coutume de ta nation, tu t'exerças nue au jeu de la brillante palestre, et que,
femme, tu te mêlas aux hommes nus comme toi. Il t'enleva, et je l'en applaudis
; je m'étonne qu'il t'ait jamais rendue : un larcin aussi précieux, il devait
le garder toujours. On eût retranché cette tête de mon cou sanglant, avant de
t'enlever à ma couche (116).
Que mes mains consentent jamais à te quitter ! Que je souffre qu'on t'arrache
de mon sein, moi vivant ! S'il eût fallu te rendre, j'eusse du moins auparavant
conquis sur toi quelque droit ; Vénus ne m'eût pas vu rester entièrement
oisif ; je t'eusse ravi ou ta virginité ou ce que l'on pouvait te ravir sans y
porter atteinte.
Livre-toi seulement, et tu apprendras quelle est la constance de Pâris. La
flamme seule du bûcher verra finir ma flamme. Je t'ai préférée aux royaumes
que m'a promis naguère la sœur et l'épouse puissante de Jupiter ; afin de
pouvoir enlacer mes bras à ton cou, j'ai dédaigné le don de la valeur, que me
taisait Pallas (117).
Je n'en ai point de regret, et je ne croirai jamais avoir fait un choix insensé.
Mon âme, ferme dans ses vœux, y persiste encore. Seulement ne permets pas que
mon espérance soit vaine, je t'en conjure, ô digne objet de tant de soins et
de poursuites. L'hymen que je désire ne fera pas dégénérer ta noble famille,
et tu ne rougiras pas, crois-moi, en devenant mon épouse. Tu trouveras dans ma
race, si tu la veux connaître, une Pléiade (118)
et Jupiter, sans parler de mes ancêtres intermédiaires (119).
Mon père tient le sceptre de l'Asie, région fortunée que nulle autre n'égale,
et dont on peut à peine parcourir l'étendue immense. Tu verras d'innombrables
cités et des palais dorés, et des temples qui te paraîtront dignes de leurs
dieux. Tu verras Ilion et ses remparts que flanquent de superbes tours, et qu'éleva
la lyre harmonieuse de Phébus. Te parlerai-je de la foule et du nombre des
habitants qu'on y voit ?À peine cette terre peut-elle porter le peuple qui
l'habite. Les femmes troyennes accourront à ta rencontre en troupes épaisses :
notre palais ne pourra contenir les filles de la Phrygie. Oh ! que de fois tu
diras : "Combien notre Achaïe est pauvre (120) !" Une seule maison, une seule, possèdera
les richesses d'une ville.
Ce n'est pas que j'aie le droit de mépriser votre Sparte : la terre où tu es née
est heureuse à mes yeux. Mais Sparte est parcimonieuse ; tu es digne, toi, d'être
richement vêtue : cette terre ne convient pas à une telle beauté. Il faut
faire servir à tes charmes et les plus magnifiques parures renouvelées sans
fin, et ce que le luxe peut inventer de raffinements. Quand tu vois l'opulence
qu'étalent les hommes de notre nation, quelle crois-tu que doive être celle
des femmes dardaniennes ? Seulement, montre-toi facile à mes vœux : fille des
campagnes de Thérapné (121),
ne dédaigne pas un époux phrygien. Il était phrygien et issu de notre sang,
celui qui, maintenant mêlé aux dieux, leur verse le nectar dont ils
s'abreuvent. Il était Phrygien l'époux de l'Aurore ; elle l'enleva cependant,
la déesse qui marque à la nuit le terme de sa carrière. Il était Phrygien
aussi cet Anchise, auprès duquel la mère des légers Amours aimait à se
reposer sur le sommet de l'Ida.
Je ne pense pas non plus que Ménélas, si tu compares nos traits et notre âge,
puisse, à ton jugement, m’être préféré. Je ne te donnerai certes pas un
beau-père qui fasse fuir le brillant flambeau du Soleil, qui en contraigne les
coursiers effrayés à se détourner d'un festin (122) ; Priam n'a pas un père ensanglanté du
meurtre de son beau-père (123),
et qui ait marqué d'un crime les ondes de Myrtos (124).
Notre aïeul ne poursuit pas des fruits dans celles du Styx, et ne cherche pas
de l'eau dans le sein même des eaux (125).
Qu'importe cependant si leur descendant te possède, si dans cette famille
Jupiter est forcé de porter le nom de beau-père (126) ?
Ô crime ! Cet
indigne époux te presse des nuits entières dans ses bras, et jouit de tes
faveurs. Moi, hélas ! je ne puis t'apercevoir que quand la table vient d'être
enfin dressée ; et encore combien ce moment m'apporte-t-il d'angoisses !
Puissent mes ennemis assister à des repas tels que ceux que je subis souvent,
lorsque le vin est servi ! Je maudis cette hospitalité, lorsque, sous mes
yeux, il passe autour de ton cou ses bras grossiers. La jalousie me déchire,
faut-il tout dire enfin, lorsque, couvrant ton corps, il le réchauffe sous son
vêtement. Quand vous vous donniez, en ma présence, de tendres baisers, je
prenais ma coupe, et la plaçais devant mes yeux. Je les baisse, lorsqu'il te
tient étroitement serrée ; et les aliments s'accumulent lentement dans ma
bouche qui les refuse (127).
Souvent j'ai poussé des soupirs, et j'ai remarqué qu'à ces soupirs tu ne
retenais pas un rire folâtre. Souvent j'ai voulu éteindre dans le vin mon
ardeur ; mais elle ne faisait que s'accroître, et mon ivresse était du feu
dans du feu. Pour n'être pas témoin de maintes caresses, je détourne et
baisse la tête ; mais tu rappelles aussitôt mes regards. Que faire ? je
l'ignore ; ce spectacle est pour moi un tourment ; mais un tourment plus grand
encore serait d'être banni de ta présence. Autant que me le permettent mes
forces, je tâche de cacher cette frénésie, mais il est cependant visible, cet
amour que, je veux dissimuler.
Non, je ne t'en impose point : tu connais ma blessure, tu la connais, et plût
au ciel qu'elle ne fût connue que de toi ! Ah ! que de fois, près de verser
des larmes, j'ai détourné la vue, de peur qu'il ne me demandât la cause de
mes pleurs ! Ah ! que de fois, après avoir vidé ma coupe, j'ai raconté les
amours de jeunes cœurs, en tournant, à chaque mot, mon visage vers le tien !
C'était moi que je désignais sous un nom supposé ; j'étais, si tu
l’ignores, j'étais moi-même l’amant véritable. Bien plus, afin de pouvoir
employer des termes plus passionnés, j'ai plus d'une fois simulé l'ivresse. La
tunique flottante laissa, il m'en souvient, ton sein à découvert, et livra à
mes yeux un accès vers ce sein nu, ce sein plus blanc que la neige éclatante,
que le lait, et que Jupiter lorsqu'il embrassa ta mère. Tandis que je m'extasie
à cette vue, l'anse arrondie de la coupe que je tenais par hasard s'échappe de
mes doigts (128).
Si tu donnais à ta fille un baiser, soudain je le prenais avec bonheur sur la
bouche de la pure Hermione. Tantôt mollement couché, je chantais les antiques
amours ; tantôt j'empruntais au geste son mystérieux langage. J'ai osé dernièrement
adresser de douces paroles à tes premières compagnes, Clymène et Ethra. Elles
ne me parlèrent que de leurs craintes, et me laissèrent au milieu de mes
pressantes prières.
Oh ! que les dieux, t'offrant pour prix d'une lutte solennelle, ne t'ont-ils
promise à la couche du vainqueur ! Comme Hippomène emporta pour prix de la
course la fille de Schoené (129),
comme Hippodamie passa dans les bras d'un Phrygien, comme le fougueux Alcide
brisa les cornes d'Achéloüs, quand il aspira, ô Déjanire, à tes faveurs ;
mon audace eût, aux mêmes conditions, produit des hauts faits, et tu saurais
être pour moi le gage d'une victoire difficile. Il ne me reste plus maintenant,
belle Hélène, qu'à te supplier, qu'à embrasser tes genoux, si tu y consens. Ô toi ! l'honneur, ô toi ! aujourd'hui la gloire des deux jumeaux (130)
! Ô toi ! digne d'avoir Jupiter pour époux, si tu n'étais la fille de Jupiter
! Ou le port de Sigée me reverra avec toi mon épouse ou, exilé sur la terre
de Ténare, j'y serai enseveli. Le trait n'a pas légèrement effleuré ma
poitrine ; la blessure a pénétré jusqu'à mes os. C'était, je me le
rappelle, une flèche céleste qui devait me percer (131)
; cette prédiction de ma sœur
s'est vérifiée. Garde-toi, Hélène, de mépriser un amour
qu'autorisent les destins ; et puissent, à ce prix, les dieux exaucer tes vœux
!
Beaucoup de choses me viennent à la pensée ; mais pour que notre bouche en ait
plus à dire, reçois-moi dans ta couche pendant le silence de la nuit. La
pudeur et la crainte t'empêchent-elles de profaner l'amour conjugal, et de
violer les chastes droits d'une union légitime ? Ah ! dans ta simplicité que
j'ai presque appelée grossière, penses-tu, Hélène, que ta beauté puisse ne
pas faillir ? Il te faut cesser ou d'être belle ou d'être sévère. Une grande
lutte est engagée entre la sagesse et la beauté (132).
Ces larcins charment Jupiter ; ils charment la blonde Vénus. Ces larcins ne
t'ont-ils pas d'ailleurs donné pour père le maître des dieux ? Si le sang de
tes ancêtres a quelque vertu, fille de Jupiter et de Léda, tu peux à peine
demeurer chaste. Sois-le cependant alors que ma Troie te possédera ; ne sois,
je t'en supplie, coupable que pour moi seul. Commettons maintenant une faute que
le mariage expiera, si toutefois Vénus ne m'a pas fait une vaine promesse.
Mais ton époux t'y engage par sa conduite, sinon par ses discours, et il
s'absente pour n’être pas un obstacle au furtif amour de son hôte (133).
Il ne pouvait mieux choisir son temps pour visiter le royaume de Crète. Ô
merveilleuse pénétration de cet homme ! Il partit, et dit en s'éloignant :
"Prends soin à ma place, ô mon épouse ! de l'hôte phrygien, que je te
confie" Tu négliges, je l'atteste, les recommandations de ton mari absent.
Tu n'as aucun soin de ton hôte. Crois-tu donc, fille de Tyndare, que cet homme
imprudent soit capable d'apprécier le mérite de ta beauté ? Tu t'abuses, il
le méconnaît ; et il n'abandonnerait pas à un étranger, s'il y attachait un
grand prix, le trésor qu'il possède. Que si ma voix, que si mon ardeur ne te
peuvent déterminer, l’occasion qu'il nous offre nous oblige à en profiter.
Nous serons insensés, nous le serons plus que lui, si nous laissons s'échapper
une occasion si sûre. C'est presque de ses mains qu'il te présente un amant ;
profite de la simplicité d'un époux qui m'a confié à toi.
Tu reposes seule dans un lit solitaire, pendant la longueur des nuits ; seul
aussi je repose dans ma couche solitaire. Que des joies communes nous unissent
l’un à l’autre : cette nuit-là sera plus belle que le jour à son midi.
Alors je jurerai par les divinités qu'il te plaira, et je me lierai par 1e
serment solennel que tu m'aura dicté. Alors, si ma confiance n'est pas
trompeuse, j'obtiendrai que tu viennes dans mon royaume. Si la pudeur et la
crainte te retiennent, ce n'est pas toi qui paraîtras m'avoir suivi ; je serai
coupable sans toi de cet attentat : car j'imiterai le fils d'Égée et tes frères
; tu ne peux te rendre à un exemple qui te touche de plus près. Tu fus enlevée
par Thésée ; les deux filles de Leucippe le furent par eux (134) ; je serai le quatrième exemple que l’on
citera. La flotte troyenne est prête ; elle est garnie d'armes et d'hommes ; la
rame et le vent vont bientôt en accélérer la course. Tu traverseras, comme
une reine puissante, les cités dardaniennes ; et les peuples croiront voir une
divinité nouvelle. Partout où se porteront tes pas, la flamme exhalera le
cinnamome, et la victime fera retentir, en tombant, la terre ensanglantée. Mon
père et mes frères, mes sœurs
et ma mère, toutes les femmes d'Ilion, et Troie tout entière,
t'offriront des présents. Je te découvre, hélas ! à peine une faible partie
de l'avenir : tu recueilleras plus d'hommages que ne t'en prédit ma lettre.
Ne crains pas, une fois ravie, que de terribles guerres nous poursuivent, et que
la vaste Grèce arme contre nous ses forces. De tant de femmes qui se sont vues
enlever, laquelle réclama-t-on les armes à la main ? Crois-moi, ce projet
t'inspire de vaines alarmes. Les Thraces, sous la conduite de Murée, enlevèrent
la fille d'Erechtée ; et les rivages bistoniens (135) restèrent à l'abri de la guerre. Jason de
Pagase emmena sur son vaisseau, invention nouvelle, la jeune fille du Phase (136)
; et le sol thessalien ne fut pas en butte aux attaques de Colchos. Thésée,
qui t'enleva, avait enlevé aussi la fille de Minos ; Minos cependant n'appela
pas les Crétois aux armes. La terreur, dans ces circonstances, est d'ordinaire
plus grande que le péril ; et ce qu’on se plaît à craindre, on rougit de
l’avoir craint.
Toutefois, suppose, si tu le veux, qu'une guerre formidable s'élève ; j'ai
quelque force, et mes traits sont mortels. L'opulence de l'Asie ne le cède pas
à celle de vos contrées ; elle est riche en hommes, riche en coursiers. Ménélas,
ce fils d'Atrée, n'aura pas plus de valeur que Pâris, et ne peut lui être préféré
sous les armes. Presque enfant, j'ai enlevé leurs troupeaux à des ennemis que
j'avais immolés, et je dois à ces hauts faits le nom que je porte (137).
Presque enfant, j'ai, dans divers combats (138),
vaincu de jeunes hommes, au nombre desquels étaient Ilionée et Déiphobe. Et
ne pense pas que je ne sois redoutable que de près : ma flèche atteint le but
qui lui est assigné. Peux-tu lui accorder des débuts et des exploits pareils ?
Peux-tu attribuer au fils d'Atrée un art égal au mien ? Et quand tu lui
donnerais tort, lui donneras-tu Hector pour frère, Hector qui seul tient lieu
d'une armée ? Tu ne sais ni ce que je vaux ni ce que peut ma force ; tu ignores
à quel époux tu dois être unie.
Ainsi, ou tu ne seras pas réclamée par un tumultueux armement, ou l'armée des
Grecs devra céder à la nôtre. Je n'hésiterais pas cependant à porter le
poids de la guerre pour une épouse aussi précieuse ; de grandes récompenses
sont l'aiguillon des luttes. Et toi, si le monde entier se dispute ta conquête,
tu acquerras dans la postérité un nom immortel. Seulement, espère et ne
crains pas ; et, quittant ce séjour avec la faveur des dieux, exige en pleine
assurance l'accomplissement des mes promesses.
HÉLÈNE À PÂRIS
Maintenant que ta lettre a
souillé mes yeux, je croirais n'avoir qu'un faible mérite en n'y répondant
pas. Étranger ici, tu as osé, au mépris des droits de l'hospitalité, tenter
la foi d'une épouse légitime ! C'est donc pour cela que tu as traversé des
mers orageuses, et que la terre de Ténare t'a reçu dans son port (139)
? Notre palais, quoique tu vinsses d'un lointain pays, n'a pas tenu ses portes
fermées devant toi ; était-ce pour que l'outrage fût la récompense d'un si
grand bienfait ? En y entrant ainsi, étais-tu un hôte ou un ennemi ? Je ne
doute pas que ces reproches, tout justes qu'ils soient, ne te paraissent de
ridicules discours. Qu'ils soient ainsi jugés, j'y consens, pourvu que je
n'oublie pas la pudeur, et que ma vie soit une suite de jours sans tache. Si mon
visage hypocrite ne prend pas un air triste, si, dans un maintien immobile, je
ne fais pas voir un front dur et farouche, je n'en ai pas moins une réputation
pure ; jusqu'ici j'ai vécu sans crime, et nul adultère ne tire vanité de moi.
J'en admire d'autant plus ta confiance en ton entreprise, et le motif qui a pu
te donner l'espoir de partager ma couche. Quoi ! parce que le héros, petit-fils
de Neptune (140), a
porté sur moi des mains coupables, parce que j'ai été enlevée une fois, je
parais digne de l'être deux !
Ce crime devenait le mien, si je me fusse laissé séduire. Quand je fus enlevée,
qu'ai-je fait, sinon de ne le vouloir point ? Cependant, il n’a pas retiré de
son attentat le fruit qu'il désirait ; excepté la peur, je suis revenue sans
avoir rien éprouvé. Sa bouche téméraire m'a seulement dérobé quelques
baisers, que je lui disputai ; il n'a de moi rien de plus. L'audace que tu
montres ne se fût pas contentée de ces larcins. Grâce aux dieux, il ne t'a
pas ressemblé. Il m'a restituée intacte, et sa continence atténue sa faute ;
ce jeune héros s'est évidemment repenti de son action. Thésée s'est repenti
pour avoir dans Pâris un successeur ! Pour que mon nom ne cessât d'être dans
toutes les bouches ! Cependant je n'en ai pas de courroux (comment en effet
s'irriter contre quelqu'un qui vous aime ?), pourvu que l'amour dont tu te
vantes soit sincère, car j'en doute encore ; non que la confiance me manque ou
que mes traits ne me soient pas bien connus, mais parce que la crédulité porte
d'ordinaire malheur aux jeunes filles, et que vos paroles passent pour mensongères.
Mais, dira-t-on, d'autres femmes succombent, et il est rare d'en voir de
chastes. Et qui empêche que mon nom ne soit cité à côté de ces rares modèles
? Car la faiblesse de ma mère, dont l'exemple t'a paru propre à me pouvoir
entraîner n'est que le résultat d'une erreur : ma mère se vit déçue par une
image trompeuse : l'adultère s'était caché sous un plumage. Je ne pourrai,
moi, si je succombe, alléguer mon ignorance ; il n'y aura pas de méprise pour
colorer l'odieux de mon crime. L'erreur de ma mère est excusable, et l'auteur
de sa faute la rachète. Où est le Jupiter qui fasse dire que j'aie été
heureuse dans la mienne ?
Tu vantes ton origine, et tes aïeux, et ton nom royal ; ma famille a une
illustration assez noble. Sans parler de Jupiter, le bisaïeul de mon beau-père
(141), ni de toute
la race de Tyndare (142)
et de Pélops, fils de Tantale, Léda, trompée par un cygne, me donna Jupiter
pour père, lorsque, trop crédule, elle réchauffa dans son sein cet oiseau
imposteur. Va, maintenant, rappelle à toute ta Phrygie l'origine de ta race, et
Priam avec Laomédon son père. Je les révère, mais celui que tu es si
glorieux d'avoir pour cinquième aïeul est le premier de mon sang. Bien que je
croie à la puissance du sceptre de Troie, ta patrie, je ne regarde pas comme
inférieur celui que je possède. S'il lui cède en richesses et en population,
assurément le tien est barbare (143).
Ta lettre, riche en promesses, contient l'offre de si magnifiques présents
qu'ils pourraient ébranler même des déesses ; mais, si je voulais franchir
enfin les limites de la pudeur, tu ne pourrais, pour me rendre coupable,
m'offrir de plus sûr attrait que toi-même. Ou je conserverai éternellement
sans tache ma réputation ou je te préférerai à tes dons. Si je ne les méprise
pas, c'est que des présents, dont tout le prix vient de celui qui les fait,
sont toujours bien reçus. Ce qui me touche bien davantage, c'est que tu
m'aimes, c'est que je suis la cause de tes peines, c'est que ton espérance a
traversé de si vastes mers.
Les marques que tu donnes maintenant de ton amour audacieux, quand la table est
dressée (144), ne
m'échappent point, bien que je m'étudie à dissimuler. Tantôt tu me lances de
passionnés et lascifs regards, dont les miens supportent à peine les
importunités ; tantôt tu soupires ; tantôt tu prends la coupe qui est près
de moi, et tu bois à l'endroit même où j'ai bu. Ah ! combien de fois ai-je
remarqué les signes que me faisaient tes doigts, combien de fois ceux de ton
sourcil qui avait, pour ainsi dire, son langage (145) ! Souvent aussi j'ai craint que mon époux ne
les vît, et j'ai rougi de ces intelligences trop peu cachées. Souvent, avec un
léger mouvement de mes lèvres ou d'une bouche immobile j'ai dit : « Il
n'a honte de rien », et je ne me trompais pas. J'ai lu aussi sur le
contour de la table, au-dessous de mon nom, j'ai lu, tracé avec du vin, le mot
J’AIME. Cependant j'ai, d'un oeil incrédule, refusé d'y croire. Hélas ! déjà
j'ai appris qu'on pouvait parler de cette sorte (146).
Voilà, si j'avais dû succomber, les séductions qui me toucheraient : c'est à
ces pièges que mon cœur pouvait se laisser prendre. Tu as aussi, je l'avoue,
des traits d'une rare beauté, et une jeune fille peut bien vouloir de tes
baisers. Qu'une autre devienne heureuse, sans être criminelle, plutôt qu'un
amour étranger triomphe de ma pudeur. Apprends, à mon exemple, à pouvoir te
priver de la beauté : il y a de la vertu à s'abstenir d'un bien qui nous plaît.
Combien penses-tu qu'il y ait de jeunes gens qui désirent ce que tu désires,
sans cesser d'être sages ? Pâris est-il le seul qui ait des yeux ? Tu ne sais
pas mieux voir ; mais ta témérité te fait oser davantage : ton cœur n'est
pas plus tendre, mais ta bouche est moins timide. Je voudrais que tu fusses venu
sur tes vaisseaux rapides, alors que mille prétendants aspiraient à ma main
vierge encore (147).
Si je t'avais vu, je t'eusse, entre mille, aimé le premier : mon époux lui-même
pardonnera le choix que j'eusse fait. Tu es venu trop tard chercher des plaisirs
qu'on a goûtés, qu'on t'a soustraits : ton espérance fut tardive : ce que tu
demandes, un autre l'a obtenu. Bien que j'eusse souhaité de devenir, à Troie,
ton épouse, ne crois pas cependant que Ménélas me possède contre mon gré.
Cesse, je t'en supplie, d'ébranler par tes discours un faible cœur, et ne nuis
pas à celle que tu dis aimer. Laisse-moi garder l'état où m'a placé la
fortune, et ne remporte pas mon honneur en humiliant trophée.
Mais Vénus t'a promis cette conquête, lorsque, dans les profondes vallées de
l'Ida, trois déesses se présentèrent nues à toi (148). L'une t'offrait la royauté ; l'autre la
gloire du guerrier ; la troisième te dit : "La fille de Tyndare sera ton
épouse." J'ai peine à croire que des créatures célestes aient soumis
leur beauté à ton arbitrage. Cela fût-il vrai, l'autre partie est
certainement inventée, qui m'assigne et me donne comme le prix de ton jugement.
Ce que je suis ne m'inspire pas assez de présomption pour me croire, sur la foi
d'une déesse, le don le plus précieux. Il me suffit que ma beauté obtienne
les suffrages des humains ; les louanges de Vénus me désignent à l'envie. Mai
je n'infirme rien ; j'applaudis même à ces éloges : car pourquoi ma bouche
nierait-elle ce qu'elle désire ? N’aie point de courroux, si je t'ai cru avec
trop de peine : d'ordinaire, pour les grandes choses la foi vient lentement.
Ma première joie est donc d'avoir plu à Vénus ; la dernière de t'avoir paru
la plus belle des récompenses, et de voir que tu n'as pas préféré, au bien
que l'on te disait d'Hélène, les honneurs que t'offraient et Pallas et Junon.
Ainsi, je suis pour toi la valeur ? Je suis pour toi un noble royaume ? Mon cœur
serait de fer, s'il n'en aimait pas un tel que le tien (149).
Non, crois-moi, il n'est pas de fer, mais je refuse d'aimer celui que je pense
à peine pouvoir être à moi. Pourquoi fendre avec le soc de la charrue le
sable humide du rivage ? Pourquoi voudrais-je poursuivre l'espoir d'un bien que
le sol même me dénie ? Je suis novice aux larcins de Vénus, et, les dieux
m'en soient témoins, je ne me suis jouée d'un époux fidèle par aucun
artifice. Maintenant même que je confie ces mots à des feuilles discrètes,
cette lettre remplit un office nouveau pour moi. Heureux ceux à qui
l’habitude vient en aide ! Pour moi, ignorante des choses, je soupçonne
difficile la route du crime.
La crainte même est un mal : je suis déjà toute confuse, et je m'imagine que
tous les yeux sont attachés sur les miens. Et je n'ai pas tort de le croire ;
je suis en butte aux malins propos du peuple, et Éthra m'en a rapporté
certaines paroles. Mais lui, dissimule, à moins que tu ne préfères renoncer
à moi. Que dis-je ? pourquoi y renoncerais-tu ? tu peux dissimuler. Que ton jeu
soit caché ; l’absence de Ménélas me donne une liberté plus grande, mais
non pas entière.
Il s'est vu forcé de partir loin d'ici ; la cause de ce subit voyage est grave
et légitime. J'en ai du moins ainsi jugé. Comme il balançait à s'éloigner :
"Fais en sorte, lui dis-je, de revenir promptement." Charmé du présage,
il me donne un baiser : « Je confie à tes soins, me dit-il, et mon
royaume, et mon palais, et l'hôte troyen. » Je contins à peine mon rire
; et tandis que je m'efforçais de l'étouffer, je ne pus lui répondre que ces
mots : "Il en sera ainsi."
Il a fait voile vers la Crète, secondé par les vents ; ne pense pas pour cela
que tout te soit permis. Mon époux est loin de nous ; mais, absent, il veille
encore sur moi ; ne sais-tu pas que les rois ont le bras long (150)
? Ma renommée aussi m'est à charge ; car plus ta bouche persiste à me donner
des louanges, plus il est fondé à craindre. La gloire dont je jouis
maintenant, et qui fait ma joie, fait aussi mon malheur ; mieux eût valu que ma
réputation eût provoqué des bruits injurieux. Ne sois pas surpris, parce
qu'il s'est éloigné, qu'il m’ait ici laissée avec toi ; il m'a confiée à
ma propre vertu, à l'honneur de ma vie. Il craignait, à cause de ma figure ;
il s'est fié à cette vie ; et ma vertu le rassure en même temps que ma beauté
t'alarme.
Tu m'engages à ne pas perdre une occasion qui s'offre d'elle-même, et à
profiter de la complaisance d'un époux trop simple. Je le désire et je le
crains : ma volonté est encore trop indécise, et mon cœur flotte au milieu du
doute. Mon époux est loin de moi, et tu reposes sans épouse ; nous sommes réciproquement
captivés, moi par tes charmes, toi par les miens. Les nuits sont longues, et déjà
nos paroles nous ont unis. Tu es séduisant, hélas ! et nous habitons la même
demeure. Que je périsse si tout ne m'invite pas à devenir coupable ! Je ne
sais pourtant quelle crainte me retient encore.
Celle que tu as difficilement persuadée, que ne peux-tu facilement la
contraindre ! C'est par la violence qu'il faudrait m'arracher mes scrupules.
L'outrage est quelquefois utile à ceux qui l'ont essuyé ; aussi voudrais-je
devenir forcément heureuse. Tandis qu'il est nouveau, combattons plutôt un
amour qui commence ; un peu d'eau répandue sur une flamme récente suffit pour
l'éteindre. L'amour n'est pas stable chez ceux qui ne sont que des hôtes ; il
est errant comme eux, et lorsque vous comptez le plus sur sa constance, il n'est
déjà plus. Témoin Hypsipyle, témoin la fille de Minos, toutes deux le jouet
d'hymens qui ne furent pas accomplis (151). Toi-même, après avoir longtemps aimé Énone,
on dit, infidèle, que tu l'abandonnas. Tu ne le nies pas non plus, et je me
suis, si tu l'ignores, enquise avec le plus grand soin de tout ce qui te
regarde. Tu voudrais demeurer constant dans ton amour, que tu ne le pourrais même
pas : déjà les Phrygiens déploient tes voiles. Tandis que tu t'entretiens
avec moi, tandis que s'avance la nuit désirée, déjà souffle le vent qui te
doit porter dans ta patrie. Tu abandonneras au milieu de leur cours des joies
toutes nouvelles : avec les vents s'envolera notre amour.
Te suivrai-je comme tu me le conseilles ? Verrai-je Troie si vantée, et
serai-je la bru du grand Laomédon ? Je ne méprise pas assez les louanges de la
volage renommée, pour la laisser remplir ces contrées du bruit de ma honte.
Que diront de moi et Sparte et toute l'Achaïe, et les nations de l'Asie, et ta
Troie elle-même ? Que pensera de moi Priam ? Qu'en penseront et son épouse et
tous tes frères, et les femmes dardaniennes ? Toi-même, comment pourras-tu espérer
que je te sois fidèle, et ne pas trouver dans ton propre exemple des sujets
d'inquiétude ? Tout étranger qui entrera dans le port d'Ilion sera pour toi le
sujet d'une crainte soupçonneuse. Que de fois, dans ton courroux, me diras-tu :
"Adultère ! " oubliant que mon crime est le tien ! Tu seras devenu à
la fois et le censeur et l'auteur de ma faute. Ah ! puisse auparavant
m'engloutir la terre !
Mais je jouirai de l'opulence troyenne et de soins qui feront mon bonheur ; je
recevrai de plus riches présents qu'il ne m'en est promis ; on me donnera sans
doute aussi et de la pourpre et de précieux tissus ; je me verrai riche d'énormes
monceaux d'or ? Pardonne à mon aveu : tes présents n'ont pas encore assez de
prix ; je ne sais quel charme me retient à cette terre. Quel bras, si l'on
m'outrage, me pourra défendre sur les bords phrygiens ? Où trouver mes frères
? Où l'appui d'un père ? Jason promit tout à Médée, et la trompa ; en
fut-elle moins rejetée de la demeure d'Éson ? Déshonorée, il n'y avait plus
d'asile pour elle auprès d'Æétès (152)
; il n'y en avait plus auprès d'Ipséa, sa mère, de Chalciope, sa sœur. Je ne
crains rien de semblable ; Médée aussi était sans crainte : un augure flatte
souvent une espérance qui sera déçue. Les vaisseaux, maintenant battus par la
tempête, on les a tous vus sortir du port sur une mer sans orage.
Ce qui m'effraie encore, c'est cette torche sanglante que ta mère crut mettre
au monde avant le jour de l'enfantement. Je redoute aussi les avertissements des
devins, qui annoncèrent, dit-on, que Troie périrait embrasée par la flamme
des Grecs. Et comme Cythérée te favorise, parce qu'elle doit à ton arbitrage
et son triomphe et un double trophée (153),
je crains alors les deux autres déesses auxquelles ton jugement, si tu ne te
glorifies pas en vain, fit perdre leur cause. Je ne doute pas non plus que, si
je te suis, l'on ne prenne les armes. Hélas ! notre amour n'aura que des
glaives autour de lui. Hippodamie d'Atrace n'a-t-elle pas forcé les guerriers
d'Hémonie à déclarer aux Centaures une guerre cruelle (154)
? Et tu penses que Ménélas, et mes deux frères, et Tyndare soient lents à
exercer une si juste vengeance ?
Tu me parles avec complaisance de tes preuves de courage ; mais ton visage
contredit tes discours : ton corps fut formé pour Vénus plutôt que pour Mars.
Qu'ils fassent la guerre, ceux qui ont la force en partage ; ton devoir, Pâris,
est de toujours aimer. Dis à Hector, que tu me vantes, de combattre à ta place
; cherche dans d'autres combats des succès dignes de toi. Je choisirais ce
parti, si j'étais sage et un peu plus hardie ; c'est celui que choisira toute
fille sensée. Et même, dépouillant toute honte, je le prendrai peut-être
moi-même, et, vaincue avec le temps, je porterai tes chaînes. Tu demandes que
nous puissions nous voir et nous parler en secret ; je sais ce que tu désires,
et ce que tu appelles un entretien. Mais tu as trop de hâte, et ta moisson ne
fait encore que de poindre. Puisse ce retard être favorable au vœu que tu
formes !
Je m'arrête ; ma main déjà fatiguée termine ici cette épître, muette
confidente des secrets de mon âme. Le reste, je pourrai te l'apprendre par Clymène
et Éthra mes compagnes, qui sont toutes deux ma société et mon conseil (155).
LÉANDRE À HÉRO
Ton amant d'Abydos
t'envoie le salut qu'il aimerait mieux te porter, fille de Sestos, si le
courroux des mers s'apaisait (156).
Si les dieux protègent et secondent mon amour, tes yeux regretteront d'avoir à
lire cet écrit (157)
; mais les dieux ne me sont pas favorables. Pourquoi, en effet, retardent-ils
l'accomplissement de mes vœux, et ne permettent-ils point que je prenne à
travers les îlots ma course accoutumée (158)
? Le ciel, tu le vois, est plus noir que la poix ; et la mer, bouleversée par
les vents, est à peine praticable pour les vaisseaux rapides. Un seul
nautonier, homme audacieux, a quitté le port ; c'est lui qui te remet ma
lettre. Je me serais aussi embarqué, si, au moment où il tranchait les liens
de la proue, tout Abydos n'eût été en observation. Je ne pouvais, comme
auparavant, échapper aux auteurs de mes jours ; l'amour que je voulais tenir
caché ne fût pas resté secret. Aussitôt, écrivant ces lignes : "Pars,
heureuse lettre, m'écriai-je, elle te tendra bientôt sa belle main ; peut-être
aussi te touchera-t-elle du bout de ses lèvres, lorsque sa dent, aussi blanche
que la neige, en voudra rompre les liens." Tels sont les mots que je
prononce d'un faible son de voix ; le reste, ma main le confia à ces feuilles.
Ah ! combien je préférerais, qu'au lieu d'écrire, elle pût nager, et qu'elle
aidât, comme auparavant, à me porter sur les ondes ! Elle est sans doute plutôt
faite pour battre les flots paisibles ; elle est cependant aussi l'interprète
fidèle de mes sentiments.
Voilà sept nuits, espace plus long pour moi qu'une année, que bouillonnent et
mugissent les eaux de la mer agitée. Si, pendant toutes ces nuits, j'ai vu le
sommeil calmer mes sens, que les ondes furieuses le soient longtemps encore.
Assis sur un rocher, je regarde tristement le rivage où tu es ; et, mon corps
ne pouvait s'y transporter, je m'y élance en esprit ; mes yeux, fixés vers ce
point, aperçoivent ou croient apercevoir les fanaux qui veillent sur le sommet
de la tour (159).
Trois fois je déposai mon vêtement sur la plage aride ; trois fois je tentai
de faire, nu, ce périlleux trajet ; la mer opposa son courroux à ma téméraire
jeunesse, et lança contre mon visage, pendant que je nageais, des flots qui
l'inondèrent.
Mais toi, le plus redoutable des vents impétueux, pourquoi as-tu ainsi résolu
de me combattre ? C'est contre moi, si tu ne le sais pas, et non contre les
mers, que s'exerce ta fureur. Que ferais-tu si l'amour ne t'était pas connu ?
Malgré ta froidure, tu ne peux pas nier, cruel, qu'une Athénienne t'ait jadis
embrasé de ses feux ? Si, au moment d'enlever celle qui fait ton bonheur, on eût
voulu fermer devant loi la barrière des airs, comment l'eusses-tu souffert ? Épargne-moi,
je t'en conjure ; modère et ralentis l'impétuosité de ton souffle ; qu'à ce
prix le petit-fils d’Hippotas (160) ne te commande rien qui t'attriste ! Vaine
demande ! Mes prières n'obtiennent même de lui que des murmures, et les eaux,
toujours battues, ne sont nulle part apaisées. Oh ! que Dédale ne peut-il me
donner maintenant ses ailes audacieuses, quoique le rivage d'Icare soit près de
ces lieux ! Je braverai tous les périls, pourvu seulement que je puisse élever
dans les airs ce corps qui fut souvent balancé, suspendu sur les flots. Mais,
tandis que les vents, que la mer, que tout s'oppose à mes désirs, mon esprit
se retrace les premiers temps de nos furtives amours.
Lorsque commençait la nuit (ce souvenir m'est bien doux ), ton amant quittait
le foyer paternel. Bientôt, déposant mes vêtements, et toute crainte avec
eux, j'agitais lentement mes bras dans l'humide élément. La lune semblait prêter
à ma marche sa tremblante clarté, et se faire la compagne officieuse de mes
voyages. Levant mes yeux vers elle ; " Favorise-moi, lui disais-je, déesse
aux blanches lueurs, et rappelle-toi les rochers de Latmos (161).
Tu n'as pas, grâce à Endymion, un cœur insensible. Tourne, je t'en conjure,
tes regards vers un amant discret. Déesse, tu descendis du ciel pour visiter un
mortel ; si le langage de la vérité m'est permis, celle que je poursuis est
elle-même une déesse. Sans parler de ses vertus, dignes d'une âme céleste,
tant de grâces n'appartiennent véritablement qu'aux déesses. Nulle, hormis Vénus
et toi, ne la surpasse en beauté ; n'en crois pas mes discours, et contemple-la
toi-même. Autant les purs rayons dont brille ton disque argenté font céder à
tes feux tous les astres ensemble, autant par sa beauté elle efface les plus
belles. Si tu en doutes, tu n'as, déesse du Cynthe (162),
que d'aveugles clartés."
Après ces paroles ou d'autres qui en différaient peu, je me glissais, pendant
la nuit, sur les eaux qui s'ouvraient devant moi. L'onde rayonnait de l'image réfléchie
de la lune, et l'éclat de la nuit silencieuse la faisait ressembler au jour.
Nul autre son, nul autre bruit ne frappait mes oreilles, que celui de l'eau séparée
par mon corps. Les seuls Alcyons, fidèles au souvenir de Céyx tant aimé, me
semblaient murmurer je ne sais quelle douce plainte (163).
Déjà la fatigue a gagné mes bras et mes épaules ; un vigoureux effort m'élève
à la surface de l'eau. Dès que j'eus aperçu de loin le fanal : "Là où
brillent ces feux sont aussi les miens, m'écriai-je, et ce rivage possède la
lumière de ma vie." Soudain mes bras fatigués recouvrent leurs forces, et
l'onde me paraît plus molle qu'auparavant je ne sens point les glaces du froid
abîme, grâce à l'amour qui embrase man ardente poitrine. Plus j'avance, plus
le rivage est proche, moins est grand l'espace qui m'en sépare encore, et plus
je me hâte de le franchir. Mais, quand je puis enfin être aperçu de toi, ta
présence ajoute aussitôt à mon courage et me fait trouver de l'énergie.
Alors aussi je m'efforce en nageant de plaire à ma maîtresse, et, je montre à
tes yeux la vigueur de mes bras. Ta nourrice peut à peine t'empêcher de
descendre vers la mer ; car je l'ai vu, tu ne m'en imposais pas. Elle ne peut
faire cependant, quoiqu'elle retienne tes pas, que le premier flot ne vienne
mouiller ton pied. Tu me reçois dans tes bras ; nous échangeons de voluptueux
baisers, baisers, j'en atteste les dieux, dignes qu'on aille les chercher par
delà les mers. Tu couvres mes épaules du manteau que tu as détaché des
tiennes, et tu sèches ma chevelure que l'eau de la mer a trempée.
Le reste est un mystère que connaissent avec nous la nuit, la tour, et le
flambeau qui me guide dans ma route à travers les ondes. Il n'est pas plus
possible de compter les joies de cette nuit, que les algues de la mer
Hellespontique. Plus était borné le temps accordé à nos secrets ébats, plus
nous avons pris soin qu'il ne fût pas perdu. Déjà l'épouse de Tithon allait
chasser la nuit devant elle ; déjà s'était levé Lucifer, avant-coureur de
l'Aurore. Nous précipitons à l'envi et nous entassons des baisers hâtifs, et
nous nous plaignons de la courte durée des nuits. Après ces délais, au triste
avertissement de ta nourrice, je quitte la tour, me dirigeant vers le froid
rivage. Je m'éloigne en pleurant, et je regagne la mer de la Vierge (164),
les regards attachés sur ma maîtresse, aussi longtemps qu'ils peuvent
l'apercevoir.
La vérité mérite quelque confiance : si, lorsque je vais vers toi, je suis un
nageur, il me semble, quand je reviens, que je suis un naufragé. Si tu m'en
crois encore, la route, à mon départ, me paraît facile ; elle oppose à mon
retour comme une montagne d'eau stagnante. C'est à regret, qui pourra le croire
? que je revois ma patrie. Oui, c'est à regret que je vis maintenant dans ma
ville. Hélas ! pourquoi, puisque nos cœurs nous unissent, les ondes nous séparent-elles
? nous n'avons tous deux qu'une âme, pourquoi n'avons-nous pas qu'une patrie ?
Ou que ta Sestos m'adopte ou toi mon Abydos. Ton pays me plaît autant qu'à toi
le mien. Pourquoi suis-je en proie à l'agitation, toutes les fois que la mer
est agitée ? Pourquoi le vent, cet obstacle si léger, peut-il en devenir un
pour moi ?
Déjà les dauphins, à la forme arrondie, n'ignorent plus nos amours, et je
crois n'être pas inconnu aux hôtes de la mer. Déjà le sentier que je me
creuse dans les ondes accoutumées offre une trace aussi battue que l'ornière
foulée par des roues sans nombre. Je me plaignais autrefois de n'avoir pas
d'autre chemin à suivre ; et je me plains aujourd'hui que les vents m'enlèvent
jusqu'à cette ressource. Le choc furieux des flots blanchit la mer de la fille
d'Athamas (165),
et les vaisseaux sont à peine en sûreté dans le port où ils séjournent.
Cette mer quand elle prit son nom de la Vierge qui y fut engloutie, offrait sans
doute un pareil spectacle. La catastrophe d'Hellé a valu à ces ondes une
triste célébrité : c'est assez ; qu'elles m'épargnent ; elles doivent déjà
leur nom à un crime.
Je porte envie à Phryxus qui se vit, à l'abri des dangers, porté sur une mer
périlleuse par le bélier à la Toison d'or. Je ne réclame point cependant le
secours d'un animal ou d'un vaisseau, pourvu qu'on m'accorde des eaux que je
puisse sillonner. Tout art m'est superflu ; qu'on me laisse seulement la faculté
de nager, je serai passager, navire et pilote à la fois. Je ne me guide pas sur
Hélicé ou sur l'Arcture, constellation qui sert aux Tyriens (166)
; mon amour se soucie peu des astres que peuvent voir tous les yeux. Qu'un autre
considère Andromède et sa Couronne resplendissante, et l'Ourse de Parrhasie,
qui brille dans un pôle glacé (167).
Les beautés qu'aimèrent Persée, Jupiter, Bacchus (168), je ne les veux point pour guides dans ma
route incertaine. Il est un autre flambeau, bien plus sûr pour moi, que ces
astres ; mon amour, en se guidant à sa clarté, ne saurait rester dans les ténèbres.
Je puis, en y fixant mes yeux, aller à Colchos, aux extrémités du royaume de
Pont, et jusqu’aux lieux où parvint le vaisseau thessalien ; je pourrais même
surpasser à la nage le jeune Palémon, et celui dont une plante merveilleuse
fit soudain un dieu (169).
Souvent, à force de se mouvoir, mes bras viennent à languir ; fatigués, ils
se traînent à peine dans l'immensité des eaux. Si je leur dis : "Le prix
de votre peine est beau ; bientôt je vous livrerai, pour appui, le cou de ma maîtresse,
ils retrouvent aussitôt des forces, et tendent vers la récompense qui leur est
promise, comme un prompt coursier de l'Élide qui a franchi la barrière. Fidèle
à l'amour qui brûle en moi, c'est toi que je poursuis, jeune fille digne du
ciel ; oui, digne du ciel : mais reste encore sur la terre ou dis quel chemin
peut me conduire jusqu'au séjour des dieux.
Tu es près d'ici, et un malheureux amant jouit rarement de ta présence ; le
trouble des flots se communique à son âme.À quoi me sert de n'être pas séparé
de toi par une mer étendue ? Un si court trajet en est-il moins un obstacle
pour moi ? Je ne sais si je n'aimerais pas mieux, relégué loin du monde
entier, savoir à une immense distance et ma maîtresse et mon espoir avec elle.
Plus tu es proche maintenant, plus est proche aussi la flamme qui me brûle ; je
n'ai pas toujours la réalité, l'espérance me reste toujours. Je touche
presque de la main ce que j'aime, tant j'en suis voisin ! mais c'est ce mot
presque qui fait souvent couler mes larmes. N'est-ce pas vouloir saisir des
fruits qui vous échappent sans cesse, et poursuivre de ses lèvres l'espoir
d'une onde fugitive ? Je ne te posséderai donc jamais, que les eaux n'y
consentent ; et toute tempête viendra me ravir mon bonheur ? Rien n'étant
moins constant que le vent et les flots, mon espoir devra donc toujours dépendre
et des flots et des vents ? Cependant l'orage dure encore. Que sera-ce, lorsque
les Pléiades et le Bouvier et la Chèvre d'Olénus, conjurés contre moi,
auront bouleversé les mers (170)
? Ou je ne sais pas de quoi est capable un amour téméraire ou il me précipitera
en aveugle dans les ondes.
Et ne crois pas que je m'engage ainsi pour un temps encore éloigné ; je ne
tarderai pas à te donner un gage de ma promesse. Que la mer garde son courroux
quelques nuits encore, et je tenterai d'en traverser les eaux menaçantes.
Alors, ou je vivrai après le succès de mon heureuse audace ou la mort
terminera les inquiétudes de mon amour. Puissé-je du moins être poussé près
des lieux où tu vis ! Puissent mes membres naufragés aborder à ce port ! Car
tu pleureras, tu daigneras toucher mon corps, et dire : "C'est moi qui ai
causé sa mort." Ce présage de mon trépas t'attriste sans doute, et cet
endroit de ma lettre à blessé ton cœur.
Je finis, épargne-toi la plainte ; mais, pour que la mer mette un terme à son
courroux, unis, de grâce, unis tes vœux aux miens. Il me suffit d'un peu de
calme, pour me transporter près de toi ; lorsque j'aurai touché ton rivage,
que la tempête continue. Là est le port qu'il faut à mon navire ; nulle anse
ne convient mieux à ma poupe. Que Borée m'y emprisonne, il me sera doux d'y séjourner.
Alors je deviendrai nageur paresseux, alors je deviendrai prudent. Je
n'adresserai aucune plainte aux flots qui y restent sourds ; je n'accuserai pas
la mer d'être impraticable pour qui la veut traverser à la nage. Que les vents
et l'amour avec eux me retiennent dans tes bras, et que j'y trouve un double
obstacle à mon départ.
Quand le permettra la tempête, je ferai usage des rames de mon corps ;
seulement, tiens le fanal toujours en vue. Qu'à ma place, jusque-là, cette
lettre passe avec toi la nuit : ce que je désire, c'est de n'être pas un
moment sans la suivre.
HÉROÀ
LÉANDRE
Le salut que tu m'as envoyé
en paroles, que je puisse, Léandre, le recevoir en réalité ; viens. Tout
retard me paraît bien long, qui diffère mon bonheur. Pardonne à mon aveu,
j'aime avec violence. Un même feu nous embrase ; mes forces toutefois n'égalent
bas les tiennes : les hommes sont doués, je le vois, d'une plus grande fermeté
d’âme. Les jeunes filles ont l'esprit aussi faible que le corps. Je
succomberai, si tu prolonges mon attente quelque temps encore. Pour vous, vous
trouvez, soit dans la chasse, soit dans la culture de terres fertiles, des
passe-temps agréables et variés.
Ce sont ou les affaires publiques qui vous retiennent, ou les prix disputés par
de souples lutteurs ; ou bien vous dressez un coursier docile au frein. Tantôt
vous prenez l'oiseau au lacet, et le poisson à l'hameçon ; et vous noyez les
heures du soir dans un vin généreux.
Privée de ces distractions, le feu qui me consume fût-il moins vif, il ne me
reste plus qu’à aimer. Je fais ce qui me reste, et j'ai pour toi, ô mon
unique volupté, plus d'amour même que tu ne pourrais m'en rendre. Ou je
m'entretiens de toi tout bas avec ma chère nourrice, et m’étonne du motif
qui diffère ton départ ; ou, promenant mes regards sur la mer, je gourmande,
presque dans les mêmes termes que toi (171),
les flots qu'agite un vent odieux. Ou bien, quand l'onde courroucée a un peu
ralenti sa fureur, je me plains que, pouvant venir, tu ne le veux cependant
point. Et pendant que je profère ces plaintes, les yeux de ton amante se
mouillent de larmes, qu'essuie le doigt tremblant de ma vieille confidente.
Souvent je regarde si tes pas sont marqués sur le rivage, comme si le sable
conservait les traces qui s'y imprimèrent. Pour m'enquérir de toi ou pour t'écrire,
je demande s'il est venu quelqu'un d'Abydos ou si quelqu'un s'y rend. Te
dirai-je combien de baisers je donne aux vêtements que tu quittes, quand tu te
prépares à traverser les ondes de Hellespont ?
Dès que ta lumière a disparu, et que le retour désiré de la nuit (172)
a montré dans leur éclat les astres qui succèdent au jour, je me hâte de
placer au sommet de la tour le vigilant fanal, dont la clarté doit guider ta
route accoutumée. Déroulant alors la trame du fuseau mobile, nous charmons,
par ces occupations de femme, les ennuis de l'attente. Veux-tu savoir le sujet
de mes entretiens pendant un temps aussi long ? Je n'ai à la bouche que le nom
de Léandre. "Penses-tu donc, nourrice, que mon bonheur ait déjà quitté
la maison, ou bien y veille-t-on encore, et craint-il ses parents ? Penses-tu
qu'il dépouille déjà ses vêtements, que les dons onctueux de Pallas aient déjà
coulé sur ses membres ? ", Celle-ci fait presque un signe affirmatif ; non
qu'elle se soucie de mes baisers ; mais c'est que le sommeil surprend et fait
hocher sa tête vieillie. Après quelques instants de silence : "Il
s'avance certainement déjà, lui dis-je, et ses bras s'agitent lentement dans
les ondes qu'ils divisent." Puis, quand j'ai fait quelques points sur ma
toile que j'ai reprise, je demande si tu peux être au milieu de ton voyage.
Tantôt je regarde au loin ; tantôt, d'une voix timide, je prie les dieux de
t'accorder un vent qui rende ton trajet facile. Quelquefois je prête aux voix
lointaines une oreille avide ; et le moindre bruit de pas qui approchent, je
crois que c'est celui des tiens.
Après avoir passé dans ces illusions la plus grande partie de la nuit, le
sommeil vient furtivement fermer mes paupières fatiguées. C'est peut-être à
regret, cruel, mais c'est cependant avec moi que tu dors, et tu viens à mes côtés
sans y vouloir venir. Il me semble en effet te voir nager près de moi, et
sentir tes bras humides s'appuyer sur mes épaules. Puis, je te donne, comme
d'habitude, des vêtements pour sécher tes membres, et je réchauffe ta
poitrine sur mon sein qui la presse. Je passe bien d'autres plaisirs que doit
taire une bouche modeste, qu'on se plaît à goûter et qu'on rougit de redire.
Hélas ! cette félicité est aussi courte que trompeuse, car tu disparais
toujours en même temps que le sommeil.
Oh ! amants pleins de désirs, unissons-nous par des liens plus solides, et que
le charme de la fidélité ne manque pas à nos joies. Pourquoi ai-je passé
dans le veuvage tant de froides nuits ? Pourquoi, tardif nageur, es-tu si
souvent loin de moi ? La mer, j'en conviens, ne veut pas en ce moment qu'on la
passe à la nage ; mais, la nuit dernière, le vent était plus doux. Pourquoi
n'en as-tu pas profité ? Pourquoi craindre ce qui ne devait pas arriver ?
Pourquoi as-tu laissé se dérober le chemin si sûr que t'offraient les flots
mobiles ? Dût la fortune te rendre bientôt une occasion semblable, celle-là
était la meilleure, parce qu'elle était la première. Mais l'aspect orageux de
la mer avait subitement changé. Souvent, quand tu te hâtes, tu viens en moins
de temps. Surpris ici par l’orage, tu n'aurais, je pense, aucun sujet de
plainte ; dans mes bras, nulle tempête ne pourrait t'atteindre. Alors
certainement j'entendrais, sans en être émue, les vents mugir, et je
n'appellerais jamais de mes vœux le calme des eaux.
Qu'est-il donc arrivé, pour que tu sois plus en garde contre les ondes, et pour
que tu redoutes maintenant cette mer qu'autrefois tu bravais ? Car je me
souviens du temps où tu venais, quand elle était furieuse et menaçante,
autant ou presque autant qu'elle l’est aujourd’hui. Je te criais alors :
"Oui, sois téméraire, sans que ton courage coûte des larmes à une
malheureuse amante." D'où te vient cette crainte nouvelle ? Qu'est devenue
ton audace ? Où est ce nageur intrépide qui affrontait les flots ? Mais non,
sois plutôt ce que tu es que ce que tu fus alors, et traverse sans danger une
mer paisible. Seulement, reste le même ; que je sois aimée ainsi que tu me l'écris,
et que cette flamme ne devienne pas une froide cendre. Je crains moins les vents
qui retardent mon bonheur, que de voir ton amour, semblable au vent, changer
comme lui, que de savoir mon empire détruit, tes dangers estimés plus grands
que le prix que tu en reçois, et ton amante regardée comme une récompense
indigne de tes fatigues.
J'appréhende quelquefois que ma patrie ne me fasse tort, et d'être, comme une
fille de la Thrace, jugée indigne d'un époux d'Abydos (173). Cependant, je puis tout supporter plus
patiemment que l'idée qu'une rivale te captive et te retient, que d'autres bras
que les miens entourent ton cou, et qu'un nouvel amour a mis fin au nôtre. Ah !
plutôt la mort que cette indigne blessure ; et que mes destinées
s'accomplissent avant ton forfait. Ce n'est pas, si je parle ainsi, que tu
m'aies, par quelque indice, fait pressentir cette cause de chagrin ni que des
bruits récents aient éveillé mon inquiétude. Mais je crains tout : qui donc
sut, dans l'amour, goûter la sécurité ? Le lieu où tu vis rend l'absence
plus dangereuse aux amants. Heureuses les femmes que leur présence oblige à
connaître les crimes réels, et empêche d'en redouter de chimériques ! Pour
moi, un vain outrage peut m'émouvoir, autant que me tromper un véritable :
l'une ou l'antre erreur me fait une aussi cruelle blessure. Oh ! puisses-tu
venir ! Ou bien que ce soit le vent, ou ton père, mais point une femme, qui
cause ce retard ! Si j'apprends que c'en est une, crois moi, je mourrai de
douleur. Tu n'as qu'à être coupable, si tu veux mon trépas.
Mais non, tu ne le seras pas, et de vaines terreurs m'agitent. C'est la tempête
envieuse qui s'oppose à ce que tu viennes. Malheureuse ! avec quel bruit les
vagues battent le rivage ! Quels nuages épais cachent et dérobent le ciel !
Peut-être est-ce la tendre mère d'Hellé qui vient verser sur sa fille
engloutie le torrent de ses pleurs (174)
; ou bien, une marâtre, changée en déesse des ondes, soulève-t-elle cette
mer qui porte le nom de sa belle-fille, odieux pour elle (175) ? Ces flots, je le vois, ne favorisent plus
les jeunes filles. Ils ont englouti Hellé ; ils font aujourd'hui mon tourment.
Cependant, au souvenir de tes feux, Neptune, tu ne devrais permettre aux vents
de contrarier aucun amour, si l'on ne cite pas à tort parmi tes conquêtes, et
Amymone, et Tyro, si vantée pour ses charmes, et la brillante Alcyone, et Circé,
et la fille d'Alymone, et Méduse, avant que des serpents se mêlassent à sa
chevelure, et la blonde Laodicée, et Céléno, admise au ciel, et d'autres dont
je me souviens d'avoir lu les noms. Elles furent, ô Neptune ! et en plus grand
nombre encore, chantées par les poètes, pour avoir pressé leur tendre sein
contre ton sein. Pourquoi donc, après avoir éprouvé tant de fois le pouvoir
de l'amour, nous fermer par des tempêtes la route accoutumée ?
Épargne-nous, dieu terrible, et livre tes combats sur une vaste mer. Le liquide
espace qui sépare ces deux terres est étroit. Il convient à ta grandeur
d'attaquer de grands vaisseaux ou de sévir contre des flottes entières. Il est
honteux pour le dieu des mers d'effrayer un jeune amant qui nage ; ces eaux sont
moins célèbres que celles du moindre étang. Il est à la vérité d'une noble
et illustre origine ; mais il ne descend pas d'Ulysse, qui te fut suspect (176).
Conserve, dans ta clémence, deux existences à la fois : c'est lui qui nage ;
mais mon espoir est, avec le corps de Léandre, suspendu sur les ondes.
Il a pétillé le flambeau qui éclaire ce que j'écris ; il a pétillé ; et ce
signe est d'un favorable augure. Voilà que ma nourrice verse un vin pur sur une
flamme propice : "Demain, dit-elle, nous serons un de plus." Et elle a
bu. Fais que nous soyons un de plus, en glissant sur les ondes enfin soumises,
ô toi ! qui remplis mon cœur tout entier ! Rentre au camp, déserteur des
drapeaux de l'Amour avec qui tu sers. Pourquoi mon corps occupe-t-il le milieu
de ma couche ? Tu n'as rien à redouter ; Vénus elle-même favorisera ton
audace ; et, fille de la mer, elle t'en aplanira les routes. J'ai voulu souvent
m'élancer moi-même au sein des ondes ; mais ce détroit est plus sûr pour les
hommes. Car, lorsqu'il porta Phryxus et la sœur de Phryxus, pourquoi la femme
a-t-elle donné seule son nom à la vaste étendue de ces eaux (177)
?
Peut-être crains-tu de voir le temps te manquer pour le retour, ou de ne
pouvoir supporter le poids d'une double fatigue. Eh bien ! partis des deux
rivages, réunissons-nous au milieu de cette mer ; donnons-nous, au-dessus des
ondes, de mutuels baisers, et retournons ensuite chacun vers notre ville. Ce
sera peu, mais plus que rien. Que ne puis-je oublier, ou la pudeur qui condamne
au secret notre amour, ou un amour qui craint d'être connu ! Maintenant deux
sentiments incompatibles, la passion et la décence, se combattent en moi. Je ne
sais lequel suivre ; l'un est convenable, et l'autre plein d'attraits. Dès que
Jason de Pagase fut entré à Colchos, il reçut sur son vaisseau rapide la
fille du Phase, et l'enleva ; dès que l'adultère du mont Ida eut abordé à
Lacédémone, il s'enfuit aussitôt avec sa proie ; et toi, l'objet que tu
aimes, tu le quittes aussi souvent que tu le viens chercher ; et quand il n'y a
sur la mer que des dangers pour les navires, toi, tu la traverses à la nage.
Cependant, ô jeune vainqueur des flots orageux ! brave les mers sans cesser de
les craindre. Les ondes engloutissent les vaisseaux que l'art a construits ;
penses-tu donc que tes bras soient plus puissants que des rames ? Ce que tu désires,
Léandre, les matelots même le redoutent ; ils craignent de nager ; c'est,
quand le vaisseau est brisé, la ressource qui reste. Malheureuse ! je voudrais
ne pas persuader quand j'exhorte. Que ton courage, je t'en prie, dédaigne mes
conseils. Arrive toutefois au terme de ta course, et passe autour de mes épaules
tes bras fatigués à battre les ondes, Mais je sens, chaque fois que je regarde
la plaine azurée, je ne sais quel froid pénétrer mon cœur épouvanté.
Je ne suis pas moins troublée par le songe de la nuit d'hier, quoique j'en aie
conjuré l’effet par mes sacrifices. Car, aux approches de l'aurore, lorsque déjà
ma lampe était mourante, à l'heure où apparaissent d'ordinaire les songes véritables,
le fuseau tomba de mes doigts languissants de sommeil, et j'appuyai ma tête sur
mon coussin. Alors, il me sembla voir réellement, sur les ondes soulevées par
le vent, un dauphin qui nageait. Lorsque le flot fout jeté suc le sable du
rivage, l'onde et la vie l’abandonnèrent, hélas ! en même temps. Quel que
soit ce présage, je crains ; et toi, ne ris pas de mes songes ; ne te confie
qu'à une mer calme. Si tu n'épargnes point tes jours, épargne au moins ceux
d'une jeune fille qui t'est chère, et qui ne vivra jamais que si tu vis (178).
Cependant les ondes apaisées donnent l'espoir d'une trêve prochaine ; alors
ouvre à ta poitrine une route facile et sûre. En attendant, et puisque tu ne
peux encore traverser la mer, qu'une lettre vienne calmer les angoisses de
l’attente.
ACONCE À CYDIPPE
Bannis la crainte : ici,
tu n'as point de serment nouveau à faire à un amant ; c'est assez de t'être
une fois promise à moi. Lis tout ; puisse ainsi ton corps être délivré de sa
langueur (179) ! Je
souffre moi-même de ta moindre souffrance. Pourquoi la honte que tu éprouves
avant cette lecture ? Car je soupçonne que, comme dans le temple de Diane, ton
front pudique a rougi. C'est un hymen, c'est la foi jurée, ce n'est pas un
crime que je réclame : c'est en époux légitime et non point en adultère que
j'aime. Tu dois te rappeler les paroles qu'un fruit détaché d'un arbre, et
lancé par moi, porta jusque dans tes chastes mains ; tu y trouveras que tu as
promis ce que je désire, si tu n'as pas oublié cette promesse avec les mots
que tu as lus. Je l'ai craint, en voyant le courroux de la déesse tomber sur
toi : c'était à toi, jeune fille, plutôt qu'à la déesse qu'il convenait de
s'en souvenir (180).
Je ressens maintenant la même crainte, mais elle a pris plus de force et
d'empire, et ma flamme s'est accrue par les délais. Cet amour qui ne fut jamais
médiocre, le temps et l'espoir que tu m'avais permis n'ont fait que
l'augmenter. Tu m'avais donné l'espérance. Mon ardent amour a cru à tes
serments. Tu ne peux nier ce fait qui a pour témoin une déesse. Présente et
attentive à ce serment, elle remarqua tes paroles, et sembla, par un signe de tête,
approuver ce que tu disais.
Tu diras que je t'ai abusée par un artifice ; j'y consens, pourvu que cette
fraude soit attribuée à l'amour. Quel était le but de ma ruse, sinon de
m'unir à toi seule ? Ce dont tu te plains doit être mon excuse à tes yeux. Ni
la nature ni l'expérience ne m'ont donné tant d'artifice ; c'est toi, jeune
fille, c'est toi, crois-le, qui m'inspiras cette finesse. C'est par une adroite
combinaison de mots, si toutefois il y a de l'art dans ce que j'ai fait, que
l'ingénieux Amour t'a liée à moi. J'ai écrit sous sa dictée les paroles de
nos fiançailles, et l'Amour, habile jurisconsulte, m'a rendu fourbe. Donne à
cet acte le nom de fraude et appelle-moi trompeur ; si cependant c'est tromper
que de vouloir obtenir ce qu'on aime. Voilà que j'écris de nouveau, que
j'envoie de suppliantes paroles ; c'est encore de la fraude, et tu as sujet de
te plaindre. Si je déplais parce que j'aime, je l'avoue, je ne cesserai de déplaire
; je te poursuivrai de mon amour, quelque précaution que tu prennes ; je te
poursuivrai sans fin. D'autres ont enlevé, le glaive à la main, les jeunes
filles qui leur plaisaient ; et une lettre écrite avec prudence sera pour moi
un crime ? Fassent les dieux que je puisse multiplier les nœuds qui t'enchaînent,
afin que ta foi ne soit libre d'aucun côté ! Mille ruses me restent
encore : je suis au pied de la colline (181)
; mon ardeur essaiera de tous les moyens. Qu'il soit douteux pour toi que tu
puisses être séduite ! Tu le seras certainement ; le succès dépend des
dieux, mais tu ne seras pas moins séduite. Pour avoir échappé à un piège,
tu ne les éviteras pas tous : l'Amour t'en a tendu plus que tu ne crois.
Si l'artifice ne réussit pas, j'aurai recours aux armes ; tu te verras enlevée,
emportée sur ce sein avide de tes charmes. Je suis loin de blâmer la conduite
de Pâris ni celle de quiconque fut homme pour devenir époux. Et moi aussi... ;
mais je me tais. Que la mort soit le châtiment de cette audace ! Il sera
moindre à mes yeux que le regret de ne t'avoir point possédée. Sois moins
belle, on te convoitera modérément ; c'est ta beauté qui m’oblige à être
audacieux. C'est toi qui m'y contrains ; ce sont tes yeux, devant lesquels pâlit
le feu des étoiles, et qui allumèrent ma flamme ; ce sont et ta blonde
chevelure, et l'ivoire de ton cou, et ces mains dont je voudrais que le mien fût
entouré, et ton chaste maintien, et ces traits pudiques sans embarras, et ces
pieds tels que Thétis en a sans doute à peine de semblables (182).
Si je pouvais louer le reste, je serais trop heureux ; je ne doute pas que
l’ouvrage ne soit partout un chef-d’œuvre. Il n'est pas surprenant que tant
de charmes m'aient porté à vouloir un gage de ta bouche.
Enfin, pourvu que tu sois forcée d'avouer que tu as été prise, je veux bien
que la jeune fille l'ait été dans mes pièges. J'en supporterai l'odieux :
qu'on me donne le prix dû à ma résignation ! Pourquoi un tel attentat
resterait-il sans récompense ? Télamon obtint Hésione ; Achille, Briséis (183). Chacune d'elles ne suivit-elle pas le
vainqueur comme un époux ? Accuse-moi sans mesure, sois irritée contre moi,
j'y consens, pourvu que je puisse jouir de toi, même irritée. Moi, qui l'aurai
excitée, j'apaiserai ta colère : que, pour la calmer, quelques instants
seulement me soient accordés ! Qu'il me soit permis de paraître en larmes
devant tes yeux, qu'il me soit permis de joindre à ces pleurs d'humbles
paroles, et, à l'exemple des esclaves qui redoutent le fouet cruel, de tendre
vers tes genoux des mains suppliantes ! Tu ignores tes droits : cite-moi ;
pourquoi m'accuser absent ? De ton droit de maîtresse, ordonne-moi de comparaître.
Libre en ta volonté, arrache alors ma chevelure ; que mon visage devienne
livide sous tes doigts ; je souffrirai tout : seulement peut-être craindrai-je
que ta main ne se blesse sur mon corps.
Mais ne me retiens ni avec des liens ni avec des chaînes ; l'amour qui m'unit
à toi sera une garde sûre. Quand ta colère se sera pleinement assouvie, et
autant qu'elle l'aura voulu, tu te diras : "Que d'amour et de résignation
!" Tu te diras, après m'avoir vu tout supporter : "Celui qui sert
aussi bien doit servir sous ma loi." Maintenant, infortuné ! je suis,
quoique absent, déclaré coupable, et je perds, parce que nul ne la défend, la
meilleure des causes.
Le serment qu'Amour m'ordonna d'écrire est un outrage de ma main ; tu n'as
sujet de te plaindre que de moi seul. Délie n'a pas mérité d'être trompée
avec moi : si tu ne veux pas acquitter ta promesse à mon égard, acquitte-la
envers la déesse. Elle était là, elle t'a vue, quand tu as rougi de ta méprise,
et son oreille a gardé le souvenir de tes paroles. Puisse mon présage ne pas
se réaliser ! Il n'est rien de plus violent que sa colère, lorsque, loin de
toi ce malheur ! elle voit sa divinité outragée. Témoin le sanglier de
Calydon ; car il se trouva, nous le savons, une mère qui fut plus que lui
cruelle envers son fils ; témoin Actéon, regardé jadis comme une bête féroce
par ceux-là même avec qui il avait auparavant donné la mort à des bêtes féroces
; témoin cette mère superbe, dont le corps, transformé en rocher, s'élève
aujourd'hui, triste spectacle ! du sein de la terre de Mygdonie (184).
Hélas ! Cydippe, je crains de te dire la vérité, et de paraître ne te donner
que dans mon intérêt un conseil trompeur. Il faut pourtant la dire : c'est là,
crois-moi, la cause de la maladie qui te frappe souvent, au moment même de
contracter ton hymen (185).
La déesse veille sur toi ; elle s'oppose à ce que tu sois parjure, et veut
sauver ta vie et ta foi en même temps. Ainsi, quand tu tentes de devenir
perfide, elle prévient ce crime autant de fois que tu le veux commettre.
Garde-toi d'attirer contre toi les flèches meurtrières de la redoutable Vierge
; elle peut, si tu t'y prêtes, s'adoucir encore. Garde-toi, je t'en conjure, de
laisser flétrir par la fièvre tes membres délicats ; préserves-en cette
beauté dont je dois jouir ; préserves-en ces traits formés pour embraser mon
cœur, et le tendre incarnat qui relève la blancheur de ton teint. Si un ennemi
me dispute ta possession, qu'il devienne ce que j'ai coutume d'être, dès que
je te sais souffrante. Ton hymen et tes maux me font endurer d'égales tortures,
et je ne pourrais dire ce que je désirerais le moins.
Je souffre cependant d'être pour toi une cause de douleur ; et je pense que tu
dois tes maux à mon artifice. Oh ! que le parjure de ma maîtresse retombe sur
ma tête ; que mon supplice mette la sienne en sûreté ! Pour ne pas ignorer ce
que tu fais, je passe et repasse souvent, plein d'une inquiétude que je
dissimule, devant le seuil de ta porte. Je m'attache furtivement aux pas d'une
suivante ou d'un serviteur, et je leur demande quel bien a fait le somme ou quel
bien la nourriture ! Que je suis malheureux de ne pouvoir ni exécuter les
ordres des médecins, ni caresser tes mains, ni m'asseoir sur ta couche ! Oui,
combien je suis malheureux qu'un autre peut-être, et celui-là même que je
voudrais le moins y voir, soit près de toi en mon absence (186) ! C'est lui qui caresse tes mains, qui
s'assied à ton chevet, lui que détestent les dieux et moi à l'égal des
dieux. Tandis que son doigt interroge les battements de ta veine, souvent, sous
ce prétexte, il tient tes bras blancs, presse ton sein, et te donne peut-être
des baisers, récompense bien au-dessus du service qu'il te rend.
Qui t'a permis de couper avant moi une moisson qui m'appartient ? Qui t'a frayé
un chemin à la haie d'autrui ? Ce sein est à moi ; tu ravis, à ta honte, des
baisers qui me sont dus. Éloigne tes mains d'un corps qui me fut promis. Misérable,
éloignes-en tes mains ; celle que tu touches est ma fiancée ; si tu persévères
dans cette profanation, tu seras un adultère. Choisis un cœur libre, qu'un
autre ne puisse revendiquer. Si tu ne le sais point, ce bien a un maître. Ne me
crois-tu pas ? Que la formule du pacte soit récitée ; et, pour que tu ne dises
pas qu'elle est fausse, fais-la-lui lire à elle-même. Renonce, c'est moi,
c'est moi qui te le dis, à une couche étrangère. Que fais-tu ici ? Pars ; ce
lit n'est pas libre ; car, si tu as reçu d'une autre bouche une parole, une
promesse, ton droit n'est pas pour cela égal au mien. Elle me fut promise par
elle-même ; elle te l'a été par son père, le premier après elle ; mais
certainement elle est plus que son père pour elle-même. Son père a fait une
promesse, et elle un serment à celui qui l'aime ; l'un a pris les hommes en témoignage,
l'autre une déesse. Celui-ci craint d'être appelé imposteur ; celle-ci
parjure. Ignores-tu maintenant de quel côté est la crainte la plus sérieuse ?
Enfin, pour pouvoir comparer les dangers qu'ils courent tous deux, considère ce
qui arrive : elle est malade, et lui bien portant. Nous aussi, nous entrons en
lutte, diversement animés ; nous n'avons ni une même espérance ni une crainte
semblable. Ta poursuite est sans périls ; un refus m'est plus affreux que la
mort ; et ce que tu aimeras peut-être, moi, je l’aime déjà. Si tu avais
souci de la justice et de l’honneur, tu aurais dû toi-même céder à mes
feux.
Si le cruel persiste à soutenir une cause inique, que sert, Cydippe, la lettre
que je t'écris ? C'est lui qui te retient sur un lit de douleur, et te rend
suspecte à Diane ; défends-lui, si tu es sage, les abords de ta couche ; il
expose ainsi ces jours à de si cruels périls ! Puisse celui qui te les suscite
y succomber à ta place ! Si tu repousses et n'aimes pas celui que condamne la déesse,
tu seras aussitôt sauvée, et je le serai avec toi. Mets, jeune fille, un terme
à tes alarmes ; tu jouiras d'une santé durable ; songe seulement à honorer la
divinité témoin de ta promesse. Ce n'est pas un bœuf immolé qui réjouit les
Immortels, mais la foi qu'on acquitte, lors même qu'elle n'a pas de témoin.
Quelques femmes souffrent, pour guérir, et le fer et le feu ; d'autres trouvent
dans un suc amer un triste soulagement. Il n'est pas besoin de ces remèdes : évite
seulement le parjure, et sauve-nous tous deux en même temps que ta foi jurée.
L'ignorance te fera pardonner ta faute passée ; on dira que tu avais oublié
l’engagement que tu avais lu. Tu as reçu des avertissements, tantôt de ma
voix, tantôt de cet accident, qui se renouvelle autant de fois que tu cherches
à fausser ton serment. Mais quand tu échapperais à ce danger, ne
demanderas-tu pas à la déesse, le jour de l'enfantement, le secours de ses
mains propices ? Elle entendra ta voix ; se rappelant alors ce qu'elle sait déjà,
elle voudra connaître le père de ton enfant. Tu promettras un vœu ; elle sait
que tes promesses sont vaines. Tu jureras ; elle sait que tu peux tromper les
dieux.
Il ne s'agit pas de moi ; un soin plus important m'occupe : mon cœur est
inquiet pour ta vie. Pourquoi tes parents, auxquels tu laisses ignorer ta faute,
ont-ils, dans leur effroi, pleuré naguère sur l'incertitude de ta conservation
? Et pourquoi l'ignoreraient-ils ? Tu peux tout raconter à ta mère ; tu n'as
rien fait, Cydippe, dont tu doives rougir. Fais-lui un récit détaillé dis
comment je te vis pour la première fois, durant un sacrifice à la déesse
chasseresse ; comment soudain, à ta vue, mes yeux, si par hasard tu l'as
remarqué, restèrent fixés sur toi ; comment, pendant cette avide
contemplation (signe certain d'une passion violente), mon manteau se détacha de
mes épaules, et tomba ; comment, un instant après, une pomme en roulant alla,
je ne sais comment, porter à tes pieds des mots savamment perfides (187) ; comment, après les avoir lus en la sainte
présence de Diane, ta foi fut liée sous la garantie d'une déesse. Et, pour
qu'elle n'ignore pas la formule de cet engagement, répète aujourd'hui les
paroles que tu lus jadis. "Épouse, je t'en conjure, dira-t-elle, l'amant
qu'unit à toi une divinité favorable ; celui que ton serment a fait mon
gendre, le doit être ; quel qu'il soit il me plaira, puisqu'il a plu à
Diane." Telle sera ta mère, si toutefois elle est mère.
Que si elle demande encore qui je suis, quel est mon rang , sache-le ,
elle trouvera que la déesse a servi vos intérêts. Il est une île, le séjour
autrefois des Nymphes de Corycie ; la mer Egée l'entoure ; elle se nomme Céos
(188). C'est ma
patrie ; et, s'il te faut un nom illustre, on ne me reproche pas d'être issu de
méprisables aïeux. J'ai des richesses, ma vie est sans tache, et ; ce qui vaut
mieux encore, mon amour m'enchaîne à toi. Tu rechercherais un époux tel que
moi, n'eusses-tu rien juré ; enchaînée par un serment, tu devrais ta main même
à qui en serait moins digne que moi.
Voilà ce que la chasseresse Phoebé m'a, en songe, ordonné de t'écrire ; ce
que, pendant la veille, m'a aussi ordonné de t'écrire l'Amour. Déjà les flèches
de l'un m'ont blessé ; prends garde que les traits de l'aube ne te blessent à
ton tour ; nos destinées sont unies : prends pitié de toi et de moi. Pourquoi
hésites-tu à nous prêter un secours qui nous sera commun à tous deux ? Si tu
y consens, on verra, lorsque le signal sonore sera donné, lorsque le sang des
victimes rougira Délos, on verra paraître l'image en or de cette pomme fortunée,
et deux vers expliqueront le motif de cette offrande : "Aconce atteste, par
l'emblème de cette pomme, que ce qui y fut écrit fut exécuté." Je
crains qu'une trop longue lettre ne cause quelque fatigue à ton corps affaibli,
et je la termine par la formule accoutumée : Porte-toi bien.
CYDIPPE À ACONCE
J'ai lu des yeux ta
lettre, dans la crainte que ma langue ne jurât, à son insu, par quelque
divinité (189) ;
car tu aurais une seconde foi, profité de la surprise, si, comme tu l'avoues,
tu ne me croyais pas assez engagée par une première promesse. Je ne devais pas
te lire, mais, si j'avais été inflexible envers toi, peut-être le courroux de
la cruelle déesse se fût-il accru. Malgré tout ce que je fais, malgré le
culte pieux que je voue à Diane, c'est toi cependant qu'elle favorise
par-dessus tout ; et, comme tu désires d'être cru, elle te venge avec la persévérance
du ressentiment.À peine accorda-t-elle une telle protection à son cher
Hippolyte (190).
Mais il convenait mieux à une vierge de veiller sur les jours d'une vierge ; et
je crains bien qu'elle ne veuille les abréger. En effet, une langueur, dont les
causes ne sont pas apparentes, oppose à tous les remèdes et à tous les
secours une résistance opiniâtre. Quelle penses-tu que doive être la
faiblesse d'une femme qui, pour tracer cette pénible réponse, peut à peine
soutenir sur son coude ses membres décolorés ?À cela se joint la crainte
qu'une autre que ma nourrice, confidente de mes secrets, ne s'aperçoive de cet
échange d'entretiens. Elle reste assise au dehors, et, pour que je puisse t'écrire
en sûreté, à ceux qui demandent ce que je fais chez moi : "Elle
dort," répond-elle. Bientôt, lorsque le sommeil, excellent prétexte
d'une longue solitude, commence, à force de délais, à devenir un motif
invraisemblable, lorsque enfin elle voit arriver ceux qu'il serait trop dur de
ne pas admettre, elle tousse pour me donner le signal dont nous sommes convenus.
Je m'arrête, laissant à la hâte les mots inachevés, et je cache dans mon
sein tremblant la lettre interrompue.
Je reprends ensuite cette tâche fatigante pour mes doigts. Tu vois ainsi quels
soins il me faut prendre. Je veux mourir si tu en es digne, pour parler vrai ;
mais je suis meilleure que je ne devrais, et que tu ne le mérites.
C'est donc pour toi que j'ai porté tant de fois, que je porte encore,
incertaine de ma guérison, la peine de tes stratagèmes ? Voilà donc ma récompense,
après les éloges que tu donnes à ma beauté superbe ? T’avoir plu fait donc
mon malheur ? Si, comme je l'eusse préféré, je t'avais paru laide, mon corps,
objet de ton mépris, n'aurait aujourd'hui besoin d'aucune assistance : je gémis
maintenant, pour avoir été louée ; maintenant votre rivalité fait mon
tourment, et je suis victime des avantages même que je possède (191).
Tandis que tu refuses de céder, et qu'il ne se croit pas le second, que tu
t'opposes à ses vœux, et qu'il fait obstacle aux tiens, je suis, moi, ballottée
comme un vaisseau que lance en pleine mer le souffle impétueux de Borée, et
que ramènent le reflux et l'onde. Lorsque arrive ensuite le jour désiré par
des parents chéris, mon corps devient la proie d'une fièvre ardente ; et, au
moment de contracter ce cruel hymen, l'inflexible Proserpine vient heurter à ma
porte (192). Je
rougis alors, et je crains, malgré mon innocence, de paraître avoir mérité
le courroux des dieux. L'un prétend que mon malheur est l'effet du hasard ; un
autre que cet époux ne saurait plaire aux Immortels ; car ne crois pas que la
rumeur publique t'épargne : quelques-uns attribuent ce qui se passe à tes maléfices.
Si la cause en est cachée, mes maux sont visibles : vous vous livrez, sans
espoir de paix, de terribles combats, et c'est moi qui en souffre.
Dis maintenant, cherche encore à m'abuser par tes ruses : que fera ta haine, si
ton amour est si cruel ? Si tu blesses ce que tu aimes, tu feras sagement
d'aimer ton ennemi : pour me sauver, consens, je t'en supplie, à me perdre. Ou
tu n'as déjà plus aucun souci de la jeune fille que tu espérais, puisque ta
cruauté la laisse périr d'un mal affreux qu'elle n'a pas mérité ou, si tu
implores en vain pour moi l'implacable déesse, pourquoi me vanter ton crédit ?
Tu n'en as aucun. Choisis entre deux impostures. Si tu ne veux pas apaiser
Diane, tu n'as pas d'amour pour moi ; si tu ne le peux pas, elle n'en a point
pour toi. J'aurais préféré ou que Délos qui s'élève du sein des ondes égéennes
ne me fût jamais connue ou qu'elle ne me le fût point à cette époque. Alors,
on ne lança que difficilement à la mer le vaisseau qui me portait, et un
sinistre augure marqua l'heure de mon départ. De quel pied me suis-je avancée
! De quel pied ai-je franchi le bord ! De quel pied ai-je touché le parquet
peint du rapide vaisseau ! Deux fois cependant un vent contraire repoussa les
voiles... Ah ! je mens, insensée ! ce vent était favorable ; oui, il était
favorable, puisqu'il me ramenait sur mes pas, et prévenait le danger d'un fatal
voyage. Que n'a-t-il persévéré à souffler contre les voiles ! Mais c'est
folie d'accuser l'inconstance des vents.
Attirée par la réputation de cette île, j'avais hâte de visiter Délos ; et
ma poupe paresseuse me semblait ne pas avancer. Combien de fois n'ai-je pas
reproché aux rames leur lenteur ! Combien de fois ne me suis-je pas plaint
qu'on donnât aux vents peu de voiles ! Déjà cependant j'avais franchi Mycone,
Ténos, Andros, et la blanche Délos était devant mes yeux (193). Du plus loin que je la vis : "Pourquoi
me fuir, lui dis-je, île révérée ? Es-tu donc, comme jadis, errante sur une
vaste mer (194)
?" J'avais touché la terre au moment où, vers le déclin du jour, le
Soleil allait dételer ses coursiers vermeils. Le lendemain, à l'heure où il a
coutume de les rappeler à l'Orient, on tresse ma chevelure, par ordre de ma mère.
Elle-même met à mes doigts des pierreries, et de l'or dans mes cheveux ;
elle-même couvre d'un vêtement mes épaules.À peine sorties, nous saluons les
divinités qui ont choisi cette île pour séjour, et nous leur offrons l'encens
et le vin. Tandis que ma mère fait rougir les autels du sang des victimes, et
en jette sur le brasier fumant les entrailles solennelles, ma nourrice empressée
me conduit dans d'autres temples, et nous errons, sans but arrêté, dans les
lieux consacrés. Tantôt je me promène sous les portiques, tantôt j'admire
les présents des rois et les statues qui s'élèvent en tous lieux ; là,
j'admire un autel construit d"innombrables cornes ; ici, l'arbre qui servit
d'appui à la déesse, quand elle devint mère (195), et partout (car je ne me rappelle ni ne veux
rapporter tout ce que j'y ai vu) les merveilles que renferme Délos.
Pendant cet examen, j'étais peut-être, Aconce, l'objet du tien, et ma
simplicité te parut se prêter à tes embûches. Je montai les degrés du
temple élevé de Diane ; est-il un asile qui doit être plus sûr ?À mes pieds
vient rouler une pomme avec ces vers... Hélas ! J'allais te faire encore le même
serment. Ma nourrice la prend, et, dans sa surprise : "Lisez tout,"
dit-elle. J'ai lu, grand poète, tes insidieuses paroles. Au nom d'hymen,
prononcé par ma bouche, confuse et honteuse, je sentis la rougeur couvrir mon
visage, et je tins mes yeux comme fixement attachés sur mon sein, ces yeux qui
avaient prêté leur ministère à tes projets. Cruel, pourquoi te réjouir ?
Quelle gloire as-tu acquise ? Quel mérite y a-t-il à un homme de tromper une
jeune fille ? Je ne m'étais pas présentée à toi armée de la hache et du
bouclier, telle que Penthésilée dans les champs d'Ilion ; aucun baudrier
d'amazone, orné de ciselures et d'or, ne fut, comme celui d'Hippolyte, le butin
de ta victoire (196).
Faut-il que tu triomphes ainsi, parce que tes paroles ont été pour moi un
leurre, parce qu'une jeune fille sans expérience s'est laissé prendre à tes
ruses ? Une pomme fut un piège pour Cydippe, un piège pour la fille de Schoené
: tu seras donc désormais un autre Hippomène (197)
?
Mais, si tu étais sous la puissance de cet enfant que tu dis avoir je ne sais
quel flambeau (10),
il eût mieux valu n'agir que selon les lois du bien, et ne pas détruire par la
fraude tes espérances ; il l'allait m'obtenir par des prières et non par
surprise. Pourquoi, lorsque tu désirais ma main, ne pensais-tu pas devoir déclarer
ce qui pouvait me faire désirer la tienne ? Pourquoi voulais-tu plutôt me
contraindre que me persuader, si je pouvais me rendre à une proposition d'hymen
? Que te sert maintenant que j'aie juré par la formule d'un serment, et que ma
langue ait pris à témoin une déesse qui m'entendait ? C'est l'âme qui jure,
et je n'ai rien juré de concert avec elle. Elle seule peut donner de la force
à un serment. C'est la réflexion, c'est un sentiment raisonné qui jure ; on
n'est véritablement lié que par sa volonté libre. Si j'ai voulu te promettre
ma main, exige l'exécution de cette promesse d'hymen et les droits qui te sont
dus : mais, si je n'ai rien donné, hormis une parole sans la participation du cœur,
tu invoques en vain des mots sans valeur. Je n'ai pas fait de serment ; j'ai lu
les paroles d'un serment. Ce n'est pas de cette manière que tu devais devenir
l'époux de mon choix. Trompe ainsi d'autres femmes ; qu'une lettre succède à
la pomme. Si ce moyen te réussit, ravis les immenses trésors du riche ; fais
que les rois te promettent par serment le don de leurs royaumes ; et deviens le
possesseur de tout ce qui te plaît dans l'univers. Tu es, crois-moi, beaucoup
plus puissant que Diane elle-même, si ce que tu écris possède un si
merveilleux pouvoir.
Cependant, après t'avoir ainsi parlé, après avoir fermement refusé d'être
à toi, après avoir bien plaidé contre la promesse que j'ai faite, je redoute,
je l'avoue, le ressentiment de la cruelle fille de Latone, et je la soupçonne
de causer le mal que j'éprouve. Pourquoi, en effet, chaque fois que se prépare
la solennité du mariage, les membres de la fiancée tombent-ils de langueur ?
Trois fois déjà L'Hyménée, qui venait aux autels élevés pour lui, a fui
loin d'eux, et s'est éloigné du seuil de la chambre nuptiale.À peine les
flambeaux, autant de fois arrosés d'huile, se sont ranimés sous sa main
paresseuse ; à peine il en a agité la lumière, que je la vois s'éteindre.
Souvent ses cheveux ornés d'une couronne distillent les parfums, et il traîne
un manteau tout éclatant de pourpre : mais, lorsqu'il a touché le seuil, il
voit des larmes, l'appréhension de la mort, et tout un appareil étranger à
son culte ; lui-même alors il jette au loin les couronnes détachées de son
front, et essuie avec colère les onctueux parfums qui faisaient briller sa
chevelure. Il est honteux de la joie qu'il apportait au milieu d'une foule
attristée, et la rougeur de son manteau passe sur son visage. Mes membres sont,
hélas ! embrasés des feux de la fièvre, et les tissus qui me couvrent m'écrasent
de leur poids ; je vois se pencher sur moi mes parents éplorés, et la torche
de la mort luit ici au lieu de celle de l’Hyménée. Épargne une malade, déesse
fière des couleurs de ton carquois ; et prête-moi dès à présent la
salutaire assistance de ton frère (11).
Il est honteux pour toi qu'il dissipe les causes du trépas, et que tu sois au
contraire l'artisan de ma mort. Quand tu voulais, à l’ombre d'un bois, te
baigner dans une fontaine, ai-je porté sur ta chaste nudité des regards
indiscrets ? Ai-je, parmi ceux de tant de dieux, négligé tes autels Ma mère
a-t-elle méprisé la tienne ? Je ne suis coupable que d'avoir lu un parjure, et
su comprendre une inscription fatale. Toi aussi, si ton amour n'est pas un
mensonge, brûle pour moi de l'encens : qu'elles me servent, les mains qui m'ont
nui. Pourquoi rends-tu impossible ton union avec la jeune fille, irritée de se
voir ta fiancée sans être encore à toi ? Tu as, si je vis, tout à espérer ;
pourquoi l'impitoyable déesse nous arrache-t-elle, à moi la vie, à toi l'espérance
de me posséder !
Non, ne crois pas que celui qu'on me destine pour époux réchauffe, en les
couvrant de ses mains, mes membres malades : il s'assied, il est vrai, près de
moi, autant qu'on le lui permet ; mais il n'oublie pas que mon lit est celui
d'une vierge. Déjà même il semble agité de je ne sais quelle vague inquiétude
: ses larmes coulent souvent pour une cause inconnue ; il est moins hardi dans
ses caresses, reçoit de rares baisers, et m'appelle son épouse d'une voix
timide. Ses soupçons ne m'étonnent point, puisque je me trahis ouvertement :
je me hâte, dès qu'il vient, de me tourner du côté droit ; je garde le
silence, et mes paupières baissées simulent le sommeil ; s'il cherche à me
toucher, je repousse sa main. Il gémit ; de secrets soupirs s’échappent de
sa poitrine ; et, quoique innocent, il me croit offensée. Malheur à moi, si tu
te réjouis de cet aveu, et s'il fait ta joie ; malheur à moi de t'avoir ouvert
mon cœur ! Si je pouvais parler, si j'étais plus juste, tu serais digne de ma
colère, toi qui me tendais des pièges.
Tu m'écris pour qu'il te soit permis de voir ce corps affaibli : tu es loin de
moi, et de cette distance encore, tu me nuis. Je m'étonnais que tu portasses le
nom d'Aconce ; c'est que tu as des traits qui font de loin des blessures (200).
Hélas ! je ne suis pas encore guérie de celle que tu m'as faite, le jour où
ta lettre est venue me frapper comme un trait mortel. Et pourquoi viendrais-tu
ici ? Sans doute pour voir un corps languissant, double trophée de ton mauvais
génie (201). La
maigreur a affaibli ce corps vide de sang, et ma couleur me rappelle celle de la
pomme fatale.À la pâleur de mon front ne se mêle plus l'incarnat ; tel est
l'aspect du marbre nouvellement taillé ; telle aussi, dans les festins, la
couleur de l'argent, que fait pâlir le froid contact d'une eau glaciale. Si tu
me voyais maintenant, tu prétendrais ne m'avoir pas vue jadis : "Elle ne mérite
pas, dirais-tu, la ruse imaginée pour la posséder." Tu me relèverais
alors du serment qui me lie à toi, et tu désirerais que la déesse pût
l'oublier. Peut-être encore m'en ferais-tu prêter un contraire au premier, et
m'enverrais-tu d'autres vers à lire.
Puisses-tu cependant me voir, comme tu le demandais toi-même, et connaître l'état
où languit le corps de ta fiancée ! Quoique ton cœur, Aconce, soit plus dur
que le fer, ta bouche elle-même, au lieu de la mienne, implorerait ma délivrance.
Pour que tu le saches aussi, on demande au dieu qui dicte à Delphes ses oracles
quel remède peut me rendre la santé. Lui aussi, à en croire aujourd'hui des
bruits vagues et légers, m'accuse d'avoir violé je ne sais quel engagement,
dont il fut témoin. Voilà ce que disent de concert et le dieu, poète aussi,
et les vers que j'ai lus ; il n'est aucun vers qui trahisse tes vœux. D'où te
vient une telle faveur ?... Peut-être as-tu trouvé quelque nouvelle lettre
dont la lecture a séduit les dieux de l'Olympe. Puisque les dieux sont pour
toi, je me soumets moi-même à leur pouvoir, et, vaincue, je souscris
volontiers à tes désirs. J'ai même, les regards attachés à la terre, et
pleine de confusion, avoué à ma mère le pacte de ma langue abusée. Le reste
dépend de tes soins. J'ai plus fait que ne doit une jeune fille, puisque ce
papier n'a pas craint de s'entretenir avec toi. Assez déjà ma plume a fatigué
mes doigts affaiblis ; et ma main malade me refuse plus longtemps son ministère.
Après t'avoir témoigné le désir de m'unir à toi, que me reste-t-il à
ajouter à cette lettre ? Adieu.
NOTES
DES HÉROIDES
ÉPÎTRE
1
(1) Antiloque ne fut pas tué par Hector, mais par Memnon, fils
de l'Aurore, selon le témoignage d'Homère, Od.,
4, 187, suivi par Pindare, Pyth., VI,
28.
(2)
Patrocle était fils de Ménoete, il s'était déguisé sous les armes
d'Achille. (Iliad. l. XVI )
(3) Tlépolème,
fils d'Hercule et d'Astyochée, fut tué par Sarpédon, roi des Lyciens. (Iliad.,
l. V.)
(4) Horace
a exprimé la même idée d'une manière non moins pittoresque.
Densum humeris bibit aure vulgus. (L.
II., Od. 13, v. 52.)
(5) Névius
(Nuits attiques) appelle Nestor Triseclis
senex et Horace (Od.) Ter aevo functus,
parce qu'il avait vécu, dit Homère, trois générations d'hommes.
(6) Le mot turba
n'est pas ici une exagération poétique, s'il est vrai, comme le dit Télémaque
dans Homère, Od., I. 247, qu'il y
avait cinquante-deux prétendants de Dulichium, vingt-quatre de Samos, vingt de
Zacinthe, et douze d'Ithaque.
(7) Ires
était un mendiant d'Ithaque, dont parle Homère. (Odyss.,
XVIII, v.7.) Mélanthe
était fils de Dolius, le chévrier d'Ulysse. (Ibid.,
XVII, v. 212.)
ÉPITRE
II
(8)
Cérès alluma une torche aux flammes de l'Etna, pour chercher sa fille
Proserpine, enlevée par Pluton. Voy. Claudien, de Raptu Proserpinae.
(9)
Virgile met aussi ce vers dans la bouche de Didon :
Credo equidem, nec vana fides, genus esse
deorum. (Aen., IV, 12.)
(10)
On représentait le char de Bacchus traîné par des tigres, pour figurer
l'empire qu'exerce le vin sur l'homme.
(11)
On a entendu par ces mots les dieux peints sur la poupe, et par conséquent le
vaisseau lui-même. Phyllis peut aussi entendre ce que Clytemnestre dit d'Iphigénie
à Achille :
Vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses dieux. (Iphig. III, 5.)
ÉPITRE
III
(12)
Briséis avait été prise une première fois, après la siège de Lyrnesse.
(13)
Télamon, frère de Pélée, était père d'Achille. C'est principalement sur
cette parenté qu'Ajax se fonda pour réclamer les armes d'Achille. ( Metam.
XIII, 21.)
(14)
Didon s'écrie avec plus d'éloquence, dans l'Enéide :
Sed mihi vel tellus optem prius ima
dehiscat,
Vel pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
Pallentes umbras Erebi, noctemque prufundam. (Aen., IV, 24.)
(15)
On rasait les cheveux aux esclaves.
(16)
Ce passage fait allusion à Junon, qui envoya Minerve pour arrêter le bras
d'Achille, prêt à frapper Agamemnon.
ÉPITRE
IV
(17)
Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts! (Racine. Phèdre,
I, 5.)
(18)
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière! ( lbid.)
(19)
Jupiter avait eu d'Europe Minos, Rhadamante et Sarpédon.
(20)
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable. (Phédre)
(21)
Gnos, ville située en Crète, est ici nommée pour cette contrée même.
(22)
Minos, outre la Crète, possédait plusieurs îles dans la Méditerranée.
(23)
Phèdre était arrière-petite-fille du soleil, par sa mère Pasiphaé.
ÉPITRE
V
(24)
Elle veut parler d'Hélène, enlevée à Ménélas par Pâris.
(25)
De la main de Ménélas, ton ennemi.
(26)
Voyez Virgile, Écl. X, 54.
(27)
Le poète veut parler ici du vêtement d'Hélène.
(28)
Sanguine Trojano et Rutulo dolabere, virgo
;
Et Bellona manet te pronuba !... (Aeneid,
VII, 518.)
(29)
Ce mot désignait assez l'adultère Hélène. Ce n'est qu'à cause de leur
impudicité, que Io et Proetides furent changées en vaches.
(30)
Voyez Horace, Carm. lib. I. od. 45. et
Virgile, Aen., VI, 88.
(31)
Ovide n'a pas voulu montrer trop instruite une jeune fille qu'il représente
simple et candide.
(32)
Voyez Virgile, Aen., IV, 172.
ÉPITRE
VI
(33)
Ces guerriers nés des dents d'un dragon s'entretuèrent en se combattant.
(34)
Les femmes de Lemnos, pour avoir refusé d'offrir à Vénus un sacrifice annuel,
furent affligées d'une espèce de maladie qui rendait désormais impossible
leur commerce avec leurs époux. Indignées de leurs dédains, elles conçurent
et exécutèrent le projet de les massacrer tous, et déférèrent ensuite à
Hypsipyle le droit de gouverner l'île.
(35)
Carminas vel caelo possunt deducere Lunam.
(VIRG. Eclog. VIII, 69.)
Cantus
et e curru Lunam deducere tentat.
(TIBULL. I. IX, 21.)
(36)
Tous les os du corps humain n'étaient pas indistinctement propres aux
conjurations.
....quin
ossa legant, herbasque nocentes. (HORAT. I. Sat. VIII. 22.)
(38)
Uxor mariti sanguine dotata regnunx viri et se pariter adultero tradidit.
(JUSTIN.
I, cap. 7.)
ÉPITRE
VII.
(40)
Ovide cherche trop ces rapprochements puérils ; il a déjà dit ;
... ventis et verba et vela dedisti :
Vela queror reditu, verba carere fide.
Et on lit dans le vers suivant :
Certus es....
cum foedere solvere
naves.
(41)
Créüse, fille de Priam et d'Hécube, et épouse d'Enée.
(42)
Saltem si qua mihi de te suscepta fuisset
Ante fugam soboles, si quis rnihi parvulus aula
Luderet Aeneas !.. (VIRG.,
Aen. IV, 527.)
Voyez
au reste, pour l'intelligence de cette épître d'Ovide, le quatrième chant de
l'Enéide, dont ce poète a fait de fréquentes imitations qui, comparées avec
les passages imités, prouvent toute la supériorité de Virgile.
(43)
Les anciens évitaient de charger de terre les restes des morts d'où leur
dernier souhait : Sit tibi terra levis !
... O mihi tum quam molliter ossa
quiescant ! (VIRG.,
Ecl. X, 55.)
Infelix Dido, nulli bene nupta marito,
Hoc pereunte fugis, hoc fugiente peris !
En
voici la traduction la plus connue :
Pauvre Didon, où t'a réduite
De tes amants le triste sort
L'un en mourant cause ta fuite,
L'autre en fuyant cause ta mort.
On a voulu que Corneille ait fait les trois imitations suivantes. C'était déjà
calomnier assez l'auteur du Cid que de
lui en attribuer une seule :
Misérable Didon, pauvre amante séduite,
Dedans tes deux maris je plains ton mauvais sort,
Puisque la mort de l'un est cause de ta fuite,
Et la fuite de l'autre est cause de ta mort.
Quel malheur en maris, pauvre Didon, te suit
Tu t'enfuis quand l'un meurt, tu meurs quand l'autre fuit.
Didon, tes deux époux ont fait tous tes malheurs ;
Le premier meurt, tu fuis ; le second fuit, tu meurs.
ÉPITRE
VIII
(46)
Oreste n'était à Hermione que cousin-germain, mais les anciens appelaient frères
les consanguins en ligne collatérale.
(47)
Un des premiers rois d'Athènes s'appelait Mopsope ou Mopsus, d'où les Athéniens
sont souvent appelés Mopsoü. Castor et P'ollux, nés à Amyclée, ville de
Laconie, parvinrent à soustraire Hélène à Thésée, qui l'avait emmenée à
Athènes.
(48)
Ovide a imité avec bonheur le vers d'Euripide, dans Iphigénie en Aulide :
Prôté se kalesa patera... 1220.
ÉPITRE
IX
(49)
Ville de l'Eubée.
(50)
Fils d'Hercule et d'Omphale.
(51)
Hercule étouffa Antée en le tenant ainsi, parce que ce géant, fils de la
terre, reprenait de nouvelles forces toutes les fois qu'il la touchait.
(52)
Les Centaures, monstres moitié hommes et moitié chevaux.
(53)
Omphale.
(54)
Cet Agrius avait détrôné Oenéus père de Déjanire.
(55)
Méléagre. Voyez le huitième livre des Métamorphoses.
ÉPITRE
X
(56)
On peut lire celle épisocle dans Catulle, Epithalame
de Thétis et Pélée :
Quem procul ex alga Martis Minois ocellis
Saxea ut effigies Bacchantis prospicit Evoë ;...
(57)
Catulle a su rendre cette plainte également touchante :
Siccine me patriis avectam, perfide, ab
oris....
(58)
Bacchus était particulièrement honoré à Thèbes, où régna Ogygès, fils de
Neptune et d'Alitra.
(59)
Ce reproche avait quelque fondement, en ce que Thésée passait pour le fils de
Neptune, et les fils de ce dieu sont toujours représentés par les poètes
comme des hommes cruels et féroces.
(60)
Catulle et Virgile ont employé les mêmes figures qu'Ovide dans ses vers.
Quaenam te genuit saeva sub rupe leaena ?
Quod mare conceptum spumantibus exspuit undis? (Catuli. 154.)
Nec te Diva parens, generis nec Dardanus
auctor.
Perfide; sed duris genuit te cautibus horrens
Caucasus. (Aeneid. IV, 365.)
(61)
Ovide s'est encore servi de cette comparaison, et en parlant d'Ariane, dans l'Art
d'aimer, I. 555.
ÉPITRE
XI
(62)
Si qua tamen tibi lecturo pars oblita deerit,
Haec erit a lacrimis facto litura meis. (Propert, IV, el. III, 5)
(63)
On verra plus bas pourquoi et comment l'ordre de se tuer fut envoyé à Canacé
par Eole, son père.
(64)
Apollodore lui donne quatre soeurs : Pisidice, Halcyone, Périmède et Calycé.
ÉPITRE
XII
(65)
Magnésie était une ville voisine de la Thessalie.
(66)
Médée l'avait prémuni contre la flamme que vomissaient les taureaux, par la
vertu d'herbes magiques qu'elle lui avait fait prendre.
(68)
Chalciope, soeur de Médée, favorisait les Argonautes, parce qu'elle avait
quatre fils parmi eux.
(69)
Médée, fuyant avec Jason, dispersa sur la route les membres de son frère
Absyrte qu'elle avait égorgé, pour que son père, occupé à les recueillir,
ne pût l'atteindre.
(70)
Les Symplégades, ou îles Cyanées, étaient situées sur les bords du
Pont-Euxin, au-dessus du Bosphore de Thrace.
(71)
D'après la mythologie, cette Scylla était une nymphe qui aima, sans être payée
de retour, le dieu marin Glaucus, aimé aussi de Circé. Transformée par
l'enchanteresse en un monstre dont la partie inférieure ressemblait à un
chien, cette nymphe alla se précipiter dans un gouffre de la mer de Sicile, où
le bruit des flots, qui ressemblait à des aboiements, a fait inventer cette
fable.
(72)
Médée avait persuadé aux filles de Pélias qu'en coupant et en faisant
bouillir les membres de leur père, elles le rajeuniraient.
(73)
Cede domo était la formule de répudiation
chez les Romains.
(74)
Médée veut parler du mariage de Jason avec Créuse.
(75)
Médée avait sauvé d'une mort certaine les Grecs, compagnons de Jason.
(76)
Créon était fils de Sisyphe.
ÉPITRE
XIII
(77)
La Thesssalie porta d'abord le nom d'Emonie, de celui d'une des filles de
Deucalion.
(78)
Phylacé était une ville de la Phtiotide en Thessalie.
(79)
Une amante seule devait trouver terribles les noms du Simoïs, du Xanthe, de Ténédos,
parce que son amant pouvait trouver la mort en ces lieux. Boileau, dans son épître
au Roi (ép. IV.), sur le passage du Rhin, après s'être plaint de la difficulté
de rimer avec les noms durs et barbares
de Woërden, du Zuiderzée, de Wageninghen, etc., regrette de n'avoir pas à écrire
les noms harmonieux des fleuves et des villes de l'Asie.
Oh! que le ciel, soigneux de notre poésie,
Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l'Asie !
...
II n'est plaine en ces lieux si sèche et si stérile
Qui ne soit en beaux mots partout riche et fertile.
Là, plus d'un bourg fameux par son antique nom,
Vient offrir à l'oreille un agréable son.
Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre,
D'y trouver d'Ilion la poétique cendre !
(80)
Non anni domuere decem, non mille carinae. (Aen.,
II, v. I98.)
(82)
Valère-Maxime (lib. V, cap. 8, e 3. ), nous apprend quelque chose sur la
coutume des peuples anciens, d'avoir de ces sortes d'images: Effigies
majorum cum titulis suis idcirco in prima aedium parte ponere solebant, ut eorum
virtutes posteri. non solum legerent, sed etiam imitarentur.
ÉPITRE
XIV
(83)
Voyez HORACE ( lib. III, od. II) :
Impiae sponsos potuere duro
Perdere ferro!
Una de multis, face nuptiali
Digne, perjurum fuit in parentem
Splendide mendax, et in omne virgo
Nobilis aevum......
(84)
Les noces des Danaïdes furent, dit la fable, célébrées à Argos, ville où
était née Junon.
(85)
Le fleuve Inachus.
(86)
Ovide veut désigner ici Égyptus, qui s'était emparé du trône, après en
avoir chassé son frère Danaüs.
(87)
Danaüs.
ÉPITRE
XV
(88)
Les Héroïdes d'Ovide sont composées
alternativement d'hexamètres (vers de 12 syllabes) et de pentamètres (vers de
10 syllabes) ou de distiques. Cette mesure était propre aux élégies, et n'était
point employée clans les odes ou les poèmes lyriques.
(89)
Phaon, pour se soustraire à la passion de Sapho, avait fui en Sicile, où elle
le suivit sans succès.
(90)
II ne reste des poésies de Sapho que deux odes, conservées par Denys
d'Halicarnasse et Longin. Mais elle avait composé un grand nombre de pièces
lyriques, des élégies, des hymnes, etc.
(91)
Pyrrha et Méthymne étaient des villes dans l'île de Lesbos.
(92)
On représentait Bacchus avec des cornes pour désigner sa force, ou par
allusion à l'habitude qu'il avait de porter une peau de bouc dans ses voyages.
(93)
Ariane de Gnos, ville de Crète, où régnait Minos, son père.
(94)
Alcée, poète lyrique célèbre, était de Mytilène, ville de l'île de
Lesbos. Le jugement qu'en porte Ovide est conforme à celui d'Horace. Il ne
reste plus d'Alcée que des fragments recueillis par Athénée.
(95)
Nisée était le nom d'une ville de l'Attique.
(96)
Vénus était ainsi appelée du mont Éryx, sur le sommet duquel elle avait un
temple qui passait pour le plus beau de tous ceux qui lui furent élevés en
Sicile.
(97)
Charaxus, frère de Sapho, avait racheté une esclave nommée Rhodopis, qui était
au service de Xanthus avec le fameux Esope. Charaxus, après la perte de sa
fortune, exerça la piraterie.
(98)
Sapho eut d'un certain Cercola, d'Andros, une fille nommée Cléis, du nom de
son aïeule maternelle.
(99)
On ne sait pourquoi Sapho, qui n'a point fait de comédies, choisit Thalie pour
sa muse.
(100)
Ovide veut désigner ici Céphale.
(101)
Allusion au sommeil d'Endymion.
(102)
Les neuf Muses.
(103)
Il paraît, d'après un fragment des poésies de Sapho, cité par Héphestion le
grammairien, que sa fille lui était très chère ; elle l'appelle
Kleis agapêta et déclare qu'elle la préfère à tous les trésors de la
Lydie.
(104)
Il y eut une magicienne de Thessalie, connue du tempe de Sextus Pompée soue le
norn d'Erichto. Lucain en parle longuement dans la Pharsale. Peut-être est-ce un nom commun à toutes les magiciennes.
(105)
Térée, ayant violé sa belle-soeur
Philomèle, l'enferma dans une prison après lui avoir coupé la langue,
pour qu'elle ne pût révéler ce secret. Mais elle peignit son histoire sur une
toile qu'elle fit parvenir à Progné, épouse de son persécuteur. Progné vint
à la tête d'une troupe de femmes délivrer sa soeur, et servit à son époux
dans un repas, les membres de son propre fils, Itys. Progné
fut changée en hirondelle, que les poètes appellent oiseau de Daulis, du nom
d'une ville de la Phocide où cette métamorphose eut lieu. Itys fut, dit la
fable, changé en faisan, Philomèle en rossignol et Térée en épervier,
pendant qu'il poursuivait sa femme.
(106)
La principale ville d'Épire était Ambracie, dans le golfe du même nom.
(107)
Sapho avait écrit dans le dialecte éolien.
ÉPITRE
XVI
(108)
Ce Phéréclès ou Phéréclus, file d'Armonide, était un habile constructeur
de vaisseaux, et chéri de Minerve, dit Homère, qui en parte dans l'Iliade,
I. v. vers 59l et suiv.
(109) La Laconie, patrie d'Hélène, était aussi
appelée terre de Ténare, à cause du promontoire de ce nom qui borde ses côtes.
(110)
On a remarqué ici que le manque de transition forme une lacune si considérable,
qu'il faudrait au moins un ou deux distiques pour la remplir. - Il faut se
rappeler, du reste, pour l'intelligence de celte phrase, que Pâris avait été
déshérité par Priam des droits attachés à sa naissance.
(111) Ovide veut parler ici de Mercure.
(112)
Au lien de credo qui forme un sens assez ridicule, un éditeur, Medenbach
Wakker a proposé sero.
(113)
Ce distique :
Quas super Oenonen facies mirarer in urbe?
Nec Priamo est a te dignior ulla nurus.
que donnent d'anciennes éditions, a été retranché dans d'autres, comme
n'ayant aucun sens. On l'a au reste refait de toutes les manières, et nous les
reproduisons ici pour donner une idée de la fertile imagination des
commentateurs.
Quas
super Oenonen facies mutarer in orbem.
(CORN. HEUSING.)
Quas super Oenonen facies imitarer in
orbem. (PAUL.)
Quas super Oenonen faciens mutabar in
urbem. (FR. HEUSING.)
Quas super Oenonen faciens mutarer in
urbem. (COLL. OVID. PONT.)
Quas super Oenone, facie memorata per
orbem. (BURM.)
Quas super Oenone facie supereminet omnes.
(BURM.)
Quas super Oenone facie nec talis in orbe.
(LENNEP.)
Quas super Oenone facies nec talis in orbe.
(LENNEP.)
Dans le second vers on a seulement proposé ad
te à la place de a te. Quelque leçon
que l'on adopte, et quelque équivoques que soient ces deux vers, il faut
cependant se garder de les supprimer ; car Hélène y fait sans doute allusion,
quand elle dit à Pâris, dans sa réponse, ép. XVII v. 495 :
Tu quoque dilectam multos, infide, per
annos
Diceris Oenonen destituisse tuam.
(114)
Virgile décrit à peu près dans les mêmes termes une vaste coupe de bois de
charronnage :
Procumbunt piceae ; sonat icta securibus
ilex ;
Fraxinaeque trabes, cuneis et fissile robur
Scinditur ; advolvunt ingentes montibus ornos. (Aeneid., liv. VI, v. 180)
(115)
Hélène est ainsi appelée du nom d'un de ses ancêtres nommé Oebalus.
(116) Ovide a évidemment imité ce vers de Properce
:
Nam citius paterer caput hoc, discedere
collo. (II, VI, 7.)
(117)
Après ce vers :
Contemta est virtus Pallade dante mihi,
quelques
éditions portaient ce distique :
Quum Venus et Juno, Pallasque in vallibus
Idae
Corpora judicio supposuere meo,
que l'on a encore bien diversement torturé ; mais les bonnes éditions ne le
donnent pas. Ovide, y dit-on, après avoir mis dans la bouche de Pâris, à
l'occasion de ce jugement, des paroles emphatiques, ne peut le rappeler ensuite
comme un simple fait ignoré ou déjà oublié.
(118)
Électre, mère de Dardanus par Jupiter, était une des sept Pléiades.
(120)
L'Achaïe est prise ici pour le Péloponnèse.
(121)
Ovide appelle ainsi Hélène, de Thérapné, ville de Laconie, voisine de
Sparte, et située sur la rive gauche de l'Eurotas.
(122) Le poète fait allusion à Atrée, père de
Ménélas, et par conséquent beau-père d'Hélène. Ayant servi, dans un
festin, à Thyeste son frère, les membres de son propre fils, le Soleil, dit la
fable, recula d'horreur.
(123) Il s'agit de Pélops, l'un des poursuivants
d'Hippodamie. Pour se soustraire à la peine qui lui était réservée s'il ne
parvenait pas à conquérir sur ses rivaux la main de cette princesse, à la
course des chars, il obtint de Myrtile, cocher d'Enomaüs, qu'il ferait verser
son maître, de manière à ce que celui-ci pérît dans sa chute.
(124) Le second crime qui est ici reproché à Pélops
est d'avoir précipité ce Myrtile à la mer, pour se libérer des promesses
qu'il lui avait faites, et ne pas laisser vivre un complice qui eût pu le
trahir.
(125) On connaît le supplice de Tantale, condamné
à la faim et à la soif au milieu des fruits et des eaux.
(126) Hélène et sa soeur Clytemnestre, quoique
filles de l'épouse de Tyndare, avaient réellement eu pour père Jupiter.
(127) Juvénal a dit aussi :
... interque molares
Difficili crescenle cibo. (Sat.
XIII, 212)
Senec., ép. LXXXII ;... non in ore
crevit cibus.
(128) Ce passage est une autre imitation de
Properce qui a dit :
Obstupuit regis facie et regalibus armis ;
Interque oblitas excidit urna manus. (Liv, 4,v. 19 et 20.)
(129) Cet Hippoméne était fils de Mégarée et
de Mérope. Son histoire a quelque analogie avec celle de Pélops. Quant à la
fille de Schaené, c'est Atalante, qu'Hippomène amusa sur la route, en lui
jetant des pommes d'or.
(130)
Castor et Pollux étaient sortis avec Clytemnestre et Hélène, des deux oeufs
de Léda.
(131) On sait que Pâris périt frappé par
Philoctète d'une des flèches d'Hercule.
(132) Juvenal a
dit après Ovide :
..
Rara est adeo concordia formae
Atque pudicitiae I
(133)
Il paraît, d'après Dictys de Crète, que Ménélas avait entrepris ce voyage
pour recueillir l'héritage d'un oncle maternel, fils de Minos.
(134)
Castor et Pollux enlevèrent deux soeurs, filles de Leucippe, Phébé et Ilaïre,
au moment où elles allaient épouser Idas et Lyncée, fils d'Apharée.
(135) Le Thrace
fut appelée Bistonie, d'un certain roi nommé Biston, fils de Mars et de
Callirhoé.
(136) Voyez l'épîre VI. - Pagase était une
ville de Thessalie, près de laquelle fut construite la flotte des Argonautes,
dans un golfe du même nom.
(137) Apollodore, III., 12, rapporte que Pâris,
dans sa jeunesse, surpassait en force et en beauté tous ceux de son âge, et
qu'il fut appelé Alexandre, du verbe grec alexeô qui signifie secourir, parce
qu'il avait prêté à des bergers l'appui de son bras.
(138)
Il faut peut-être entendre par l'expression
varia certamine le pentathle, qui
se composait, comme l'on sait, de cinq jeux : le disque, le javelot, la lutte,
la course et le saut.
certique petitor
Vulneris, et jussum mentiri nescius ictum. (CLAUDIAN. IV Cons.
Honor, v.529.)
ÉPITRE XVII
(139)
Voyez la note 2 de l'épître précédente.
(140) Thésée se disait petit-fils de Neptune.
(141) Atrée, qui passait pour le père de
Ménélas et d'Agamemnon, était ainsi le beau-père d'Hélène.
(142) Voici comment s'établit cette filiation au
cinquième degré : Priam,père de Pâris, était fils de Laomédon, qui avait
pour père Ilus, et celui-ci Tros ; entre Tros et Jupiter, il y avait
Erichtonius et Dardanus ; enfin, la mère de ce dernier, Électre, fille de
l'Océan et de Thétys, avait été femme de Jupiter.
(143) Hélène appelle cette région barbare,
dans le sens des Grecs, qui donnaient ce nom à tous ceux qui n'étaient pas
nés sur leur territoire.
(144) Voyez les vers 215 et suivants de l'épîre
précédente.
(145) Imitation de Properce:
Tecta superciliis si quando verba remittis,
Aut tua cum digitis scripta silenda notas. (L. III, eleg. VI, 25.)
(146) Burman, d'après le grammairien Ptolem.
Héphestion, (1. IV) attribue à Hélène l'invention de la pantomime ou langage
par gestes. (147) Le nombre et jusqu'aux noms des
poursuivants d'Hélène sont rapportés par Apollodore, III, 10 ; il y en avait
vingt-neuf, parmi lesquels on remarque Ulysse, Diomède, les deux Ajax,
Philoctète, etc,
(148) Voyez dons l'épître précédente (v,
53-89) le récit de cet événement.
(149) Cette expression ferreus, ferrea, se trouve
assez fréquemment employée dans quelques écrivains latins "Ferreus
essem, si te non amarem," (CICER. lib. XV, ad famil. epist. ult.)
Ferreus ille fuit, qui te quum possit habere,
Maluerit praedas stultus et arma sequi. (TIBULL. I, I, 67.)
(150) Cet adage, trop familier dans son
application ici, n'est pas nouveau. Les Grecs disaient de même Makrai turannôn
cheires.
(151) Voyez les Épîtres VI et X.
(152) Aeétès était roi de la Colchide et père
de Médée.
(153) Ce double trophée est la victoire
remportée par Vénus sur ses deux rivales.
(154) Voyez l'épître II - Atrace était une
ville de Thessalie, qui donne son nom à la contrée.
(155) Voyez le vers 257 de l'épître
précédente.
ÉPITRE
XVIII
(156)
Léandre demeurait à Abydos, ville d'Asie, sur la côte orientale de
l'Hellespont, en face de Sestos, située en Europe, et patrie d'Héro.
(157) Il supposait qu'Héro devait préférer sa présence
à une lettre.
(158) Nous citons ici les principaux passages d'une
lettre de Lord Byron, laquelle semble avoir été écrite pour servir de note à
cette épître :
"Quand il eut visité la Morée et toute l'Achaïe, dit un de ses
biographes, il s'embarqua pour Constantinople sur la frégate the Salsete, capitaine Bathurst. Pendant que le navire était à
l'ancre dans les Dardanelles, il s'éleva parmi les officiers une discussion sur
la possibilité de traverser l'Hellespont à la nage, et de vérifier ainsi les
récits d'Ovide et de Musée, au sujet de Léandre, Lord Byron et le lieutenant
Ekenhead convinrent d'en faire l'expérience, et l'exécutèrent le 5 mai 1810.
Il raconte lui-même son exploit, dont un accès de fièvre fut la suite, ce qui
lui fournit le sujet d'une pièce de vers assez piquante.
Depuis cette aventure, un Anglais nommé Turner renouvela la même tentative
sans réussir, et se permit quelques remarques sur le récit du poète.
Celui-ci, offensé de ses doutes, se hâta de les réfuter dans une lettre
adressée de Ravenne à son ami le libraire Murray, le 21 février 1824. -À la
page 44, vol. 1, des Voyages de Turner,
il est dit que Lord Byron, en publiant combien il était facile de traverser le
détroit d'Abydos à la nage, semble avoir oublié que Léandre fit le double
trajet avec et contre le courant, tandis que le noble lord n'en fit que la
partie la plus aisée, en nageant de l'Europe à l'Asie. - Je ne pouvais
certainement avoir oublié ce qui est su de tout écolier, que Léandre
traversait la mer le soir et revenait le matin. Mon but était de vérifier si
l'Hellespont pouvait être traversé à la nage, et c'est à quoi nous réussîmes,
M. Ekenhead et moi, l'un en une heure et dix minutes, l'autre en cinq minutes de
moins. Le courant ne nous favorisait pas ; au contraire, la grande difficulté
consistait à nager malgré le courant, qui, loin de nous porter vers le rivage
d'Asie, nous poussait vers l'Archipel. Nous n'avions aucune idée de la différence
du courant dont parle M. Turner ; je dis nous, c'est-à-dire, ni M. Ekenhead ni
moi, ni personne à bord de la frégate, depuis le capitaine jusqu'au dernier
matelot. Voici la première fois que j'en entends parler, ou j'aurais pris
l'autre direction. Notre seul motif, pour partir du rivage d'Europe fut la
considération que le petit cap au-dessus de Sestos était un point de départ
plus marqué, et que la frégate, qui était à l'ancre, formait un meilleur
point de vue. M. Turner dit : "Tout ce qu'on jette à la mer, de cette
partie du rivage d'Europe, doit constamment aborder au rivage d'Asie." -
Cela est si peu exact, que le courant entraîne plutôt dans l'archipel,
quoiqu'il puisse arriver parfois qu'un vent violent du rivage d'Asie produise un
effet contraire. M.Turner tenta le trajet du côté de l'Asie, et ne réussit
pas, y renonçant au bout de vingt-cinq minutes, épuisé complètement, et sans
avoir avancé plus de cent toises. Cela est très possible ; il aurait pu lui en
arriver autant s'il était parti du rivage opposé. J'ai positivement remarqué,
et M. Hobhouse en a fait autant, que la résistance des flots nous força de
faire un trajet de trois à quatre milles, tandis que le détroit n'en a qu'un
d'étendue. Je puis assurer M. Turner que son succès m'eût fait grand plaisir,
parce qu'il m'eût fourni une preuve de plus : il n'est pas très bien à lui de
prétendre que, parce qu'il a lui-même échoué, Léandre n'a pu mieux faire
que lui. On peut citer quatre exemples de la possibilité du trajet ; M.
Ekenhead et moi nous avions été précédés par un jeune Napolitain et un
Juif. Quant à la différence du courant, je n'en reconnus aucune. Il n'est
favorable d'aucun côté ; mais il peut être surmonté si le nageur plonge dans
la mer plus haut que le point opposé du rivage où il tend. La résistance est
forte ; mais, en calculant bien, on peut arriver à terre. Ma propre expérience,
et celle des autres, me fait prononcer que le passage de Léandre est très
praticable : tout jeune homme bien portant et passable nageur peut le pratiquer
des deux rivages. J'ai mis autrefois trois heures à traverser le Tage, trajet
bien plus hasardeux, puisqu'il exige deux heures de plus que l'Hellespont... Je
traversai l'Hellespont en une heure et dix minutes seulement. J'ai aujourd'hui
dix ans de plus, et vingt si je compte d'après ma constitution. Cependant il y
a deux ans que je fus capable de nager pendant quatre heures et vingt minutes,
et je suis persuadé que j'aurais pu continuer deux heures encore, quoique
j'eusse une paire de pantalons, accoutrement qui n'aide nullement comme, on
sait. Mes deux compagnons restèrent aussi quatre heures dans l'eau... Après de
tels essais sur les lieux et ailleurs, qui pourrait me faire douter de l'exploit
de Léandre ? Si trois individus ont fait plus que de passer l'Hellespont,
pourquoi aurait-il pu faire moins?... Qu'un jeune Grec des temps héroïques,
amoureux et robustes ait réussi dans cette entreprise, il n'y a rien là d'étonnant
et de douteux ; qu'il l'ait fait ou non, c'est une autre question parce qu'il
pouvait avoir un petit bateau pour s'en éviter la peine... " ( Essai
sur Lord Byron, par M. A. P.)
(159)
Léandre était guidé, dans ce trajet à travers l'Hellespont par un fanal que
son amante allumait sur le haut d'une tour.
(160) Il y eut deux personnages de ce nom. Celui de
cette épître est le même que visita Ulysse (Odyss., liv. X.) dans ses voyages, et qui commandait aux vents.
(161) On se rappelle le sommeil d'Endymion dans une
grotte du mont Latmos.
(162) Le Cynthe, où naquirent Diane et son frère,
était une montagne de l'île de Délos.
(163) Voyez, dans les Métamorphoses (liv. XI) cette fable, une des plus belles parties de
cet ouvrage.
(164)
Cette mer est l'Hellespont, qu'on devait appeler aussi mer de la Vierge, comme
paraissent le prouver ces vers et le 139 de cette épître. - Phryxus, fuyant,
sur le bélier à la toison d'or, les persécutions de Démodice, femme de son
oncle, roi d'lolcos, était accompagne d'Hellé sa soeur qui, effrayée du bruit
des vagues, tomba dans la mer à l'endroit qui porte son nom. Voyez les vers 139
- 145 de cette épître.
(165) Hellé avait pour père Athamas, fils d'Éole.
(166) On appelait la Grande Ourse Helice,
d'un nom grec helix, qui indique sa révolution
en un jour et une nuit autour du pôle arctique. La Petite-Ourse, sur laquelle
se réglaient les Tyriens dans leur navigation, se nommait Cynosure(kunos oura) queue
de chien.
(167) Andromède fille de Céphée, roi
d'Ethiopie, fut métamorphosée en constellation par Minerve. - La Couronne,
autre signe céleste, composée de sept étoiles, était, au rapport de la
Fable, celle qu'Ariane reçut de Vénus, à son mariage avec Bacchus. -
Callistho, fille de Lycaon, roi d'Arcadie, où était située la ville de
Parrhasia, fut changée en ourse avec son fils et enlevée au ciel. On la
confond souvent avec la Grande Ourse.
(168) Andromède, Ariane, Callistho, changées en
constellations.
(169) Palémon, appelé aussi Mélicerte, et fils
d'Athamas et d'Ino, se précipita dans la mer pour éviter le courroux de son père,
et fut changé en dieu marin. - Glaucus, fils d'Anthédon, trouva une plante qui
causait une vive agitation aux poissons qui la touchaient ; il toucha cette
plante, et fut transformé en dieu marin.
(170)
Ou comptait sept Pléiades, nommées aussi par les Latins, Vergiliae
; Arctophylax était la constellation
du Bouvier. - La chèvre d'Amalthée
avait, dit la Fable, allaité Jupiter à Olénus, ville d'Achaïe. Elle fut
ensuite enlevée au ciel, en récompense de ce service.
ÉPITRE
XIX
(171) Voyez les vers 139 et suivants de l'épître
précédente.
(172) On a vu, dans la précédente épître, que c'était
toujours pendant la nuit que Léandre venait visiter Héro.
(173) Les femmes de la Thrace étaient pour les
Grecs un objet de mépris. Quelques traits de leur histoire et plusieurs
passages de leurs comédies en font foi.
(174) Voyez la note 9 de l'épître précédente.
(175) Le poète veut ici parler d'Ino.
(176) On sait qu'Ulysse avait crevé l'oeil au
cyclope Polyphème, fils de Neptune, et fut,
pendant le cours de sa longue navigation, assailli de nombreuses et violentes
tempêtes soulevées par ce dieu. - Quelques passages de cette lettre et la
mention qui est faite ici d'Ulysse prouvent qu'au moins dans l'opinion d'Ovide,
Héro et Léandre existaient longtemps après la guerre de Troie. Stace les fait
cependant vivre avant cette époque puisqu'il les rappelle en parlant du manteau
qui fut donné à Admète, vainqueur dans les jeux célébrés sur le tombeau
d'Archémor. Théb. VI (542).
(177) Voyez la note 9 de l'épître précédente.
(178) Héro, comme l'on sait, ne manqua pas à sa
parole quand, du haut de la tour où elle l'attendait, elle eut aperçu le corps
inanimé de Léandre, porté par les flots contre les rochers voisins. (Musée,
v. 338.)
ÉPITRE
XX
(179)
Aconce, se trouvant à Délos pendant les fêtes de Diane, était soudainement
devenu amoureux de Cydippe qu'il avait aperçue dans le temple de cette déesse.
Il fait aussitôt rouler jusqu'aux pieds de la jeune fille une pomme, sur
laquelle étaient écrits ces mots : "Je jure par Diane, Aconce, de n'être
jamais qu'à toi."Une loi particulière à ce temple rendait obligatoire
tout ce qui était dit dans son enceinte. Cydippe relève le fruit, et en
lisant le serment prononce celui qui la lie pour jamais à Aconce. Quelque temps
après Cydippe est demandée en mariage, et promise à un autre par son père,
qui ignorait cette circonstance ; mais au moment dc la célébration, elle est
surprise par une fièvre violente, et chaque fois qu'on prépare cet hymen, les
mêmes symptômes se manifestent. Aconce lui écrit pour lui rappeler son
serment, et l'avertir que sa maladie est une punition de son parjure.
Burmann et Ruhnkenius prétendent que cette épître et la réponse ne sont pas
d'Ovide ; Scaliger, de son côté, les attribue à Sabinus, contemporain et ami
d'Ovide, et auteur de trois héroïdes souvent imprimées à la suite de celles
d'Ovide, mais comme ces deux épîtres passent encore, au jugement du plus grand
nombre, pour l'oeuvre de notre poète, nous les avons traduites et admises dans
cette collection.
(180)
Nous avons adopté ici, en admettant deux vers omis par quelques éditeurs, une
leçon qui réunit en sa faveur le plus d'autorités (éd. Vine. Cos Mic. et
Bersm.). Ce distique fut trouvé dans un vieux et presque indéchiffrable
manuscrit, par Ant. Volscus, qui le donna dans son édition de 1481.
(181) Cette phrase proverbiale s'appliquait à un
voyageur exténué par une longue marche et auquel il restait une colline à
gravir.
(182) Homère ( Il., liv. I. v. 538) donne à Thétis
l'épithète d'argurotexa ( aux pieds
d'argent). La blancheur des pieds devait être d'un grand prix à une époque, où
la forme de la chaussure les laissait presque à découvert.
(184) Diane avait lâché un sanglier furieux sur le
pays de Calydon, pour se venger de Méléagre, coupable d'une omission dans son
culte. Voyez les Métamorphoses (liv.
VIII, v. 267 et suiv. ).- Althée, mère de Méléagre, furieuse de la mort de
ses frères tués par lui, jeta au feu le tison fatal auquel était attachée la
durée de l'existence de son fils. - Actéon avait surpris Diane au bain. La déesse,
courroucée, le changea en cerf et le fit dévorer par sa propre meute. - Niobé,
mère de quatorze enfants et fière de sa fécondité, avait osé se préférer
à Latone. Apollon et Diane, pour venger leur mère, tuèrent à coups de flèches
les sept fils et les sept filles de Niobé, qui fut elle-même changée en
rocher. Ovide a dit, dans les Métamorphoses,
I. VI, v. 309 et suiv.
...
Intra quoque viscera saxum est,
Flet tamen, et validi circumdata turbine venti
In patriam rapta est ; ibi fixa cacumine montis
Liquitur, et lacrimas etiamnum marmora manant.
(185) Voyez la note 4 de celte épître.
(186) Aconce désigne le prétendant qui avait la
parole du père de Cydippe ; voyez la note 1 de cette épître.
(187) Ovide fait allusion à cette aventure, dans
les Tristes :
Poma negat regio nec haberet Acontius, in
quo
Scriberet hic dominae verba legenda suae.
(188) Il existait, au pied du mont Curycus, un
antre consacré aux Muses. De là la qualification vague qu'on leur donne de
Nymphes de Corycie.
ÉPITRE
XXI
(189) Il faut se rappeler que la lecture que Cydippe
avait faite à haute voix du serment écrit sur le fruit jeté à ses pieds,
avait suffi pour la lier, sans qu'elle y songeât. Voyez la note 1 de l'épître
XX.
(190) On sait que Diane avait aimé Hippolyte, et
qu'après sa mort, Esculape lui rendit la vie, à la sollicitation de cette déesse.
(191)
Voyez l'épître précédente et la note 1 de cette même épître.
(192) Voyez la note 1 de l'épître XX. - Proserpine
est nommée ici comme la déesse de la mort, qui vient chercher sa proie.
Pallida
mors aequo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres
(HORACE, lib. I, Od. 4, v. 15)
(194)
Voyez VIRGILE. (Aen., lib. III, v. 72
et suiv.)
(195) L'auteur fait allusion aux couches de Latone :
Illic incumbens cum Palladis arbore
palmae,
Edidit invita geminos Latona noverca.(OVIDE,
Metam., 1. VI, v. 235.)
(196) Penthésilée, reine des Amazones, auxiliaires
des Grecs pendant le siège de Troie, périt dans cette guerre. - La défaite de
l'amazone Hippolyte est un des travaux d'Hercule.
(197) Voyez la note 22 de l'épître XVI, et les Métam.
I. X, v. 666.
(198)
Voyez les vers 232 et 234 de l'épître précédente.
(199)
On sait qu'Apollon avait la médecine dans ses attributions.
.. opifer per orbem
Dicor, et herbarum subjecta potentia nobis. (Ovid. Metam., 1. II, v. 52.)
(201) Sa défaite est double, puisqu'elle est
condamnée au mariage et à la mort.