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PLATON THÉÉTÈTE Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer Oeuvres de Platon Victor Cousin Autre traduction de Chambry
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00 OEUVRES DE PLATON TOME DEUXIÈME. 00 A LEIPSIG, CHEZ BOSSANGE FRÈRES, REICHS STRASSE. DE L’IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, IMPRIMEUR DU ROI, RUE JACOB, N° 24. 00 OEUVRES DE PLATON, TRADUITES PAR VICTOR COUSIN. TOME DEUXIÈME.
PARIS, BOSSANGE FRERES, LIBRAIRES, RUE DE SEINE, N° 12. M. DCCC. XXIV 00 page blanche 00 A ALEXANDRE MANZONI. PUISSENT CES DEUX MONUMENS DE LA PHILOSOPHIE QUI A PRÉCÉDÉ ET PRÉPARÉ LE CHRISTIANISME, EN LUI RAPPELANT DES IDÉES QUI LUI SONT CHÈRES, LE FAIRE SONGER QUELQUEFOIS À UN AMI ABSENT. 00 page blanche 1 THÉÉTÈTE, OU DE LA SCIENCE. 2 page blanche LE sujet du Théétète est la science et son fondement. Il s’agit d’y déterminer, non pas quels sont les objets de la science, ni quelles sont les différentes sciences, mais ce que c’est que la science considérée en elle-même, ce qui la caractérise et la constitue. L’adversaire de Socrate propose trois solutions à ce problème. D’abord il répond que savoir, c’est sentir. Battu sur ce point, il a recours à une solution un peu plus étendue, et avance que savoir, c’est juger ; substituant déjà à une impression des sens une opération de l’intelligence. Cette opération semblant encore trop circonscrite pour embrasser toute la science, il s’adresse au raison- 4 nement, à la définition, à l’analyse. Or, ces deux opérations, juger ou se faire une opinion immédiatement et sur simple apparence, et raisonner ou se faire une opinion par un procédé réfléchi et par voie discursive, s’appellent dans la langue de la philosophie ancienne δοξάζειν et λογίζεσθαι. La δόξα des Grecs est à peu près le jugement des modernes, sous ce rappot qu’elle reste en deçà du raisonnement ; mais elle n’a rien à voir avec ces jugemenτs d’un tout autre ordre qui, loin d’être au-dessous de la portée du raisonnement, le surpassent et atteignent la vérité par une intuition à la fois immédiate et absolue. Ce qui sépare essentiellement cette dernière classe de jugemenτs de la première, c’est qu’ils sont marqués du caractère de nécessité et d’universalité (ἔννοιαι ou νοήσεις), tandis que la δόξα est contingente et arbitraire, relative à telle ou telle circonstance, à tel ou tel individu. Maintenant il faut faire attention que les deux der- 5 nières solutions du problème de la science, le jugement sur simple apparence et le jugement appuyé sur le raisonnement, la définition et les autres procédés de ce genre, ont cela de commun qu’elles appartiennent aux fonctions de l’entendement travaillant sur des données sensibles, et qu’elles renferment la science dans l’enceinte de la logique. On peut donc considérer les deux dernières solutions comme n’en faisant qu’une, et les confondre ensemble dans le caractère dialectique qui les comprend toutes les deux ; ce qui réduit à deux points fondamentaux tout ce dialogue : le premier qui contient l’explication de la science par la sensation, le second par les procédés logiques. Dans l’école empirique de l’antiquité grecque, ce principe psychologique, Toute connaissance dérive de la sensation, empruntait sa plus grande force du principe ontologique et cosmologique auquel il se rattache dans le système général dont il fait partie. 6 Le génie d’Héraclite avait deviné que le mouvement est le père du monde ; que cet immense univers est un mécanisme animé et vivant ; et que la face entière de la nature change et se renouvelle sans cesse. Rien n’est, dit Héraclite, tout se fait ; ce qu’on appelle l’ordre de la nature est une révolution constante, une décomposition et une recomposition perpétuelle. Le feu est le principe élémentaire, l’instrument de ce mouvement intérieur qui crée, détruit et reproduit toutes choses. Or, si tout est dans un flux et un reflux continuel, comme le veut Héraclite, il suit que rien n’existe en soi et d’une existence substantielle ; et que toute chose, c’est-à-dire tout phénomène, n’est, c’est-à-dire encore n’apparaît que dans son rapport avec d’autres phénomènes. D’un autre côté, comme les choses extérieures et les objets de la contemplation changent sans cesse, de même le sujet qui les contemple, cette autre pièce du mécanisme universel, 7 change également ; et les variations de l’objet contemplé se réfléchissent dans celles du contemplateur. Mais le contemplateur, comment peut-il apercevoir les objets ? Nécessairement de son point de vue, c’est-à-dire sous le prisme de l’impression qu’il en reçoit ; delà ce principe psychologique de Protagoras, L’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non existence de celles qui n’existent pas ; principe qui revient à celui-ci : La sensation est toute la science. Si la sensation est toute la science, la sensation, n’étant, dans le système général, qu’un rapport entre deux termes mobiles, leur emprunte une égale mobilité. Sa réalité est toute entière dans l’apparence, et ce qui paraît à chacun étant pour lui la mesure du réel, chacun s’en tient et doit s’en tenir à ce qui lui paraît ; et toutes les apparences étant dans une variation perpétuelle et dans le même individu et d’individu à individu 8 par l’effet et le contrecoup nécessaire du mouvement universel, il en résulte que la science humaine est condamnée à la contradiction et la philosophie au scepticisme. Que l’on y pense: la sensation, comme base de toute science, est un point intermédiaire dont le premier principe est la négation de toute substance en haute philosophie, et dont la dernière conséquence pratique est le doute absolu. La science n’est que la sensation, à cette condition seulement qu’il n’y a aucune substance, car la supposition d’une substance, quelle que soit l’idée qu’on se fasse de cette substance, surpasserait de toutes parts la science que peut donner la sensation ; et si cette science est la science unique, toute science n’est qu’apparence, et le système entier des connaissances humaines un tableau fantastique. Telle était la doctrine, conséquente et bien liée, que les sophistes enseignaient. Une des parties de cette doctrine est précisément 9 l’idéologie moderne, ou la théorie des métamorphoses de la sensation dans toutes les idées dont se compose la science humaine. Locke et Condillac, n’apercevant pas les liens qui l’attachent de tous côtés à un système plus vaste, et la considérant isolément, en ont fait une sorte de dogmatisme où ils se sont établis de la meilleure foi du monde et avec une confiance admirable, sans se douter qu’ils n’habitaient que des ruines qui devaient s’écrouler au premier regard d’une raison sévère. Hume est venu, et ce ferme génie, parti de la sensation comme base unique de tout savoir, a montré facilement que la sensation, ne contenant aucune idée de réalité substantielle, ne peut conduire qu’à un monde d’apparences et de contradictions, et que le nihilisme et le scepticisme sont les deux termes extrêmes de toute doctrine sensualiste. Depuis Hume, il n’est plus permis de contester la rigueur de ces résultats ; ils ont pris dans la philosophie euro- 10 péenne le rang et l’autorité de principes. Or, ce qui a fait la gloire de Hume, c’est-à- dire la rigueur des conséquences et l’enchaînement de tout le système, on le rencontre déjà dans l’empirisme Ionien, tel qu’il est exposé dans le Théétète. On peut dire, il est vrai, que cet empirisme doit beaucoup à Platon, et qu’en feignant de vouloir le défendre, Socrate l’explique avec plus de méthode, et en coordonne les diverses parties plus profondément peut-être que ne l’avaient fait Héraclite et Protagoras. Mais s’il en est ainsi, et l’on ne peut trop s’empêcher d’en convenir, il est d’autant plus curieux d’examiner comment Platon réfute ce qu’il a mis tant de soin à fortifier, et s’il a laissé beaucoup à faire à ceux qui combattent aujourd’hui le même système qu’il combattait il y a plus de deux mille ans. Platon s’attache d’abord à établir que ce principe, La science est la sensation, dé- 11 truit toute science et contient le scepticisme. C’est où aboutissent les propositions suivantes :
1 ° Si la sensation est la
science, il ne faut pas dire seulement que l’homme est la mesure de toutes
choses, il faut le dire aussi de tout être capable de sensation, du dernier 2° Si la sensation est la règle unique, chaque être est juge de ce qui lui paraît, et, dans ce sens, tous nos jugements sont toujours vrais, ou plutôt ils ne sont ni vrais ni faux ; et personne n’est juge du faux et du vrai. Alors pourquoi Protagoras se croit-il plus savant qu’un autre, et seul capable de connaître et d’enseigner la vérité ? 3° Si la science n’est que la sensation, la sensation étant bornée à l’instant présent, il suit qu’il ne peut y avoir aucune science du passé ; que la mémoire n’a aucune certitude et ne fonde aucune connaissance. 4° Si la science n’est que la sensation, la 12 sensation se composant de plus et de moins, il suivrait, en appliquant ceci à tous les sens, que la science varierait, augmenterait ou diminuerait à chaque instant ; qu’elle serait soumise aux plus frivoles circonstances, et que le même homme, par le moindre changement de position, saurait ou ne saurait pas la même chose. 5° Il faudrait dire, en morale, dans la science du juste, que ce qui est juste, c’est ce qui paraît tel à chacun ; que la morale publique ou privée est toute relative ; qu’une loi est juste là où elle est établie, et tant qu’elle est établie, mais pas au-delà. Et dans la politique, dans la science de l’utile, si la science est la sensation, tout individu, en tant que sensible, est constitué juge absolu de l’utile en général, et la législation entière est soumise aux caprices de la sensibilité individuelle. Ces conséquences, bien établies, accablent le principe de Protagoras. A ces conséquen- 13 ces et à leur principe que répond Platon ? C’est un fait incontestable que tous les hommes pensent que tout n’est pas arbitraire ; que tout n’est pas faux et vrai à la fois, juste ou injuste, mais qu’il y a du vrai et du faux, de la justice et de l’injustice, de la sagesse et de la folie, de la science et de l’ignorance. Or, une saine philosophie ne peut protester contre le sentiment universel ; car ce serait protester contre la nature humaine. Et avec quoi protesterait-on contre elle ? Avec elle-même. — Les adversaires écossais de Locke et de Hume ont-ils été au-delà ? Il y a plus ; non seulement le principe de Protagoras, La science est la sensation, détruit toute science ; mais le principe dont il émane, celui d’Héraclite, savoir, que toute chose est dans un mouvement perpétuel, détruit le principe même de Protagoras, qu’il semble fonder. En effet, tout mouvement est extérieur et intérieur à 14 la fois. Comme extérieur, c’est un mouvement de translation qui fait passer les choses d’un lieu à un autre, ou les fait tourner sur elles-mêmes. Le mouvement intérieur est un mouvement d’altération qui décompose leur organisation et leurs formes, et les renouvelle sans cesse ; convertit, par des dégradations insensibles, le blanc en noir, le jeune en vieux, et toujours de même à l’infini. Or, tout participe de ce double mouvement ; de sorte que tout change de lieu, et s’altère en même temps. Tout changeant et s’altérant donc à la fois, on ne peut fixer, même par la parole, l’état de ce qui change et s’altère sans cesse, et la perpétuelle mobilité de toutes choses s’oppose même à la détermination des mots. Dans ce système, il n’y a plus lieu à aucune appellation positive. Oui et non, ceci ou cela, et de cette manière, dit Platon, n’ont plus d’emploi légitime dans les langues humaines ; la seule expression qui leur reste est rien et d’aucune manière. Chose 15 étrange, c’est seulement en vertu de ce principe, Tout est en mouvement, que l’on conclut que la science est la sensation ; et cependant c’est précisément en vertu de ce principe qu’il est impossible de dire que la science est la sensation ; car on ne peut pas plus dire qu’une sensation existe qu’elle n’existe pas. En effet, la sensation est un rapport de l’être sentant à la chose sensible ; et la chose sensible et l’être sentant n’étant pas, à parler rigoureusement, mais changeant et s’altérant sans cesse dans un perpétuel mouvement ; là où les deux termes n’ont pas de réalité fixe, leur rapport n’en peut avoir davantage, et se trouve dans une impuissance absolue de fonder aucune définition légitime. La science n’est donc pas plus science que la sensation n’est sensation, que l’être sentant n’est identique à lui-même, et la chose sensible identique à elle-même. La variabilité la plus absolue, le changement et la contradiction sont les lois de ce monde. 16 Oui sans doute tout est contradiction, changement, révolution dans ce monde, mais dans le monde des phénomènes et dans celui de la sensation. Mais n’y a-t-il que des phénomènes dans la nature ? N’y a-t-il que des sensations sur le théâtre de la conscience ? Dans cette nature extérieure, le mouvement et le changement ne sont-ils pas soumis à des lois auxquelles nous élève successivement une sage induction, ou à des lois plus générales encore qu’atteint, prévoit et mesure le calcul ? Sous cette action infinie de forces diverses ne se cache-t-il pas une force absolue qui crée, soutient, embrasse toutes les autres, et en est à la fois la cause, la raison et le lien harmonique ? Et dans la conscience de l’homme, n’y a-t-il pas, en opposition avec les impressions passives des sens, une force personnelle qui s’en sépare, reconnaît et proclame elle-même son indépendance ? La volonté n’est pas fille de la sensation, elle en est la rivale, et elle 17 sait qu’elle en doit être la maîtresse (01). Il y a plus ; la raison n’est pas moins distincte et indépendante de la sensation que la volonté ; elle la domine, puisqu’elle la juge. N’est-ce pas un fait incontestable, que par-delà les impressions des sens la raison développe en nous certains jugements sur les rapports des objets sensibles, sur leur différence ou leur ressemblance, sur l’identité ou l’opposition, sur l’unité, sur l’existence, sur le bien et le mal, sur la beauté et la difformité, sur le mérite et le démérite, sur la bassesse et la dignité, sur la convenance et la disconvenance ? D’où viennent ces jugements ? Ce ne peut être de la sensation ; car, encore une fois, la sensation est renfermée toute entière dans l’impression organique faite sur chaque sens en particulier. La plus légère comparaison entre ces impressions dépasse les bornes de chaque sensation particulière, 18 et suppose l’intervention d’un nouvel élément. Chaque sensation limitée à elle-même, resserrée dans l’instant fugitif et rapide où elle fait son apparition, ne sort point de ses propres limites pour apercevoir la sensation qui la précède ou qui la suit ; elle ne peut saisir aucun rapport avec aucune autre sensation, et, comme elle ne se sait pas elle-même, elle sait encore moins tout le reste, et à quoi elle ressemble, et de quoi elle diffère : toute idée de relation lui est interdite. Transitoire et mobile, comment en sortirait-il l’idée de quelque chose d’égal à soi, d’identique et d’un ? Elle dont le caractère propre est l’arbitraire et la contingence, comment constituerait-elle celui de la nécessité et de l’universalité qui distingue certaines notions qui s’élèvent irrésistiblement dans l’intelligence de l’homme ? Comment aurait-elle empreint d’une obligation absolue la distinction du bien et du mal moral ? Elle, enfin, dont la destinée est de paraître et de passer, dont 19 la nature est toute phénoménale, dont l’essence est de n’en point avoir, comment serait-elle la source de cette notion mystérieuse d’essence, d’existence, de substance, dont l’esprit humain ne peut pas plus se séparer qu’il ne peut se séparer de lui-même ? Il y a de l’être dans toute proposition, dit Léibnitz. En effet, il y a de l’être dans toute pensée ; toute pensée, tout acte, tout phénomène interne se rattachant et ne pouvant pas ne pas se rattacher à un sujet, à un principe actif et pensant, centre et foyer de toute existence, d’où partent et où viennent aboutir tous les rayons épars de la vie, de l’activité, et de la pensée. Présente dans le premier fait de la conscience tout aussi bien que dans le dernier, à l’aurore et au déclin de la vie intellectuelle, cette notion élémentaire et simple n’abandonne jamais la pensée de l’homme, qu’elle accable à la fois et qu’elle soutient de la grandeur et de la force qui est en elle. Or, 20 cette majestueuse idée de l’existence, comment la demander à la sensation qui devient sans cesse sans être jamais ? En résumé, la science se rapporte à la vérité ; toute vérité ne se trouve que dans l’essence : si donc l’essence et la sensation se repoussent, la science n’est pas dans la sensation. — Je demande ce que la philosophie moderne pourrait ajouter à ces arguments qu’environné à la fois et la magie de l’antiquité et une éternelle évidence. La philosophie écossaise les a réfléchis dans le cadre un peu étroit de ses nobles théories ; et leur lumière, quoique affaiblie, a suffi pour dissiper la fausse clarté de l’empirisme anglais et français. Kant a fait sans doute un emploi supérieur de cet héritage des siècles, mais, à la forme près et à part cet ordre et cette précision presque extérieure qui abuse souvent la rigueur moderne, je ne crains pas d’avancer que, pour tout vrai penseur, cette partie du Théétète laisse bien peu à faire à celle de la Cri- 21 tique de la raison pure qui s’y rapporte. Les formes de la sensibilité, les catégories de l’entendement, les idées de la raison détruisent à jamais toute tentative d’élever le sensualisme jusqu’à la science ; mais, dans le cadre large et savant de cette admirable analyse, la notion d’existence est jetée là à je ne sais plus quel degré dans une des dix catégories de l’entendement, comme si la notion d’existence pouvait occuper une place aussi subalterne, aussi arbitraire, elle qui domine toutes les autres notions, et qui peut-être les renferme toutes. Platon est moins didactique dans sa marche, mais il s’élève plus haut ; il va plus droit au but, et, dans l’opposition irréconciliable de la sensation et de l’essence, il découvre tout d’abord à la pensée un horizon bien autrement vaste. Au lieu de diviser et de subdiviser les notions, il saisit le point fondamental, et l’entoure d’une immense lumière. Examinons maintenant la dernière partie 22 du Théétète. C’est un vrai labyrinthe de subtilités logiques et grammaticales ; mais ce labyrinthe a une issue : la route est tortueuse, il est vrai, mais le but est bien marqué, et il y a de loin en loin quelques points lumineux qui éclairent tout le reste. La première solution logique de la science, c’est le jugement. Mais, qu’est-ce que juger ? Y a-t-il des vrais et des faux jugements ? Si nous savions ce que c’est que mal juger, nous saurions ce que c’est que bien juger, et ce que c’est que juger. Qu’est-ce donc que mal juger ? Ce ne peut être que l’une de ces quatre choses ; ou prendre ce que l’on connaît pour une autre chose que l’on connaît aussi, ou prendre ce que l’on ne connaît pas pour une autre chose que l’on ne connaît pas davantage, ou prendre ce que l’on connaît pour une autre chose que l’on ne connaît pas, ou prendre ce que l’on ne connaît pas pour une autre chose que l’on connaît. D’où il suit, en dernière analyse, que 23 tout faux jugement se résout dans une méprise, et par conséquent tout jugement vrai dans la relation de l’opinion à son objet. N’est-ce pas là la théorie de Locke, qui considère le jugement comme un rapport de convenance ou de disconvenance, de conformité ou de dissemblance de l’idée qui est dans l’esprit avec son objet extérieur ? Platon répond comme Reid : Si tout faux jugement est une méprise, si tout jugement vrai l’est à ce titre seul que l’idée dans l’esprit est conforme à son objet sensible ; qui découvre cette méprise, qui atteste cette conformité ? Ce n’est pas l’original qui condamne ou absout la copie, puisque c’est par cette copie seule que nous soupçonnons l’existence de l’original. En tout cas, si nous affirmons dans le jugement la fidélité ou l’infidélité de la copie, il faut que nous ayons vu d’abord l’original pour prononcer que l’idée que nous nous en formons est une copie, et une copie fidèle ou non. La connaissance de 24 l’original est nécessairement antérieure à la reconnaissance de la prétendue copie. Quand donc nous jugeons de la conformité ou de la dissemblance, nous avions déjà jugé, et nous savions déjà avant ce savoir tardif, qui en présuppose un autre qui le précède et qui l’explique. — Il y a plus. Supposons que l’objet sensible puisse, sans paralogisme, réformer lui-même les méprises de l’esprit, et attester la conformité ou la non-conformité de l’idée à la réalité extérieure ; dans les jugements abstraits, et qui portent, non sur des grandeurs, mais sur des nombres, sur le bien, sur le beau, sur des vérités indépendantes de ce monde sensible, pour rectifier les méprises de l’esprit (toujours dans la théorie qui fait reposer le jugement sur un rapport de conformité ou de dissemblance) il faut un modèle idéal du vrai, du bien, du beau, avec lequel on confronte tous les cas particuliers, afin de leur appliquer, d’après leur convenance ou leur dis- 25 convenance, le caractère de vrai ou de faux, d’égal ou d’inégal, de bien ou de mal, de laid ou de beau. La connaissance ou le soupçon de ce modèle idéal est présupposé dans tout jugement. Loin donc que le jugement soit le principe de toute science, il repose sur une science qui lui fournit à lui-même ses principes et ses lois. Résoudre la science dans le jugement de convenance et de disconvenance, est donc, sous tous les rapports, un paralogisme manifeste. Si le simple jugement ne rend pas compte de toute la science, peut-être serons-nous plus heureux avec le jugement réfléchi et fondé en raison, comme dit Platon, σὺν λόγῳ, c’est - à - dire la définition. Mais si définir c’est diviser et classer (omnis definitio fit per genus et differentiam), toute définition porte sur un composé, et suppose des éléments intégrants ou des idées simples qui échappent à la division, et qui, seulement à cette condition, deviennent les bases 26 d’une classification solide ; sans quoi, les définitions tourneraient sans fin sur elles-mêmes. Elles s’arrêtent nécessairement devant les éléments simples et indivisibles de la pensée ; or, ces éléments ne peuvent être définis, puisqu’ils sont indivisibles et dominent toute classification. Cependant leur connaissance est présupposée dans toute définition ; toute définition suppose donc une connaissance antérieure à elle, et la science que donne la définition n’est qu’une science empruntée et dérivée, qui a besoin d’un savoir antérieur et supérieur qui la fonde et la légitime. Mais, reprend l’adversaire de Socrate, qui défend le terrain pied à pied et qui veut épuiser la défense de la définition et tous les sens du mot λόγος, savoir c’est définir, puisque définir c’est exprimer ce que l’on sait d’une manière précise ; comme si l’on ne pouvait pas exprimer avec précision ce que l’on sait mal et ce que l’on sait bien, 27 et que ce mérite ne convînt pas à la fausse science comme à la vraie ! — Mais savoir c’est définir, puisque définir c’est diviser, décomposer un tout dans ses éléments, et que la science des éléments a été démontrée la vraie science. Il est vrai, définir c’est décomposer le tout dans ses éléments ; mais la décomposition n’implique pas la connaissance des composants ; le tout décomposé en ses éléments, reste à savoir si les éléments que donne la décomposition sont tels qu’on les imagine, et là-dessus la décomposition n’apprend rien, comme nous avons vu : il faut s’adresser à une toute autre opération, à celle qui aborde directement les éléments, les considère et les examine en eux-mêmes. — Enfin, savoir c’est définir, puisque définir c’est assigner la différence d’un objet avec un autre ; car tout savoir suppose la connaissance de cette différence. Oui, définir c’est assigner la différence ; mais pour assigner la différence d’un objet 28 d’avec un autre, il faut d’abord connaître cet objet, cet objet, dis-je, et non pas un autre, c’est-à-dire qu’il faut déjà l’avoir distingué d’un autre ; de sorte que la détermination de la différence, ou la définition, suppose une opération antérieure semblable à elle, et qu’expliquer la science par la définition, c’est expliquer à peu près le même par le même. Telle est la marche de cette discussion imparfaite peut-être, mais encore si intéressante, puisqu’elle présente les premiers essais de l’esprit humain d’un côté pour appuyer la certitude et la science sur une base purement logique, et de l’autre pour en démontrer l’impossibilité. D’autres temps, un autre langage, une autre scholastique, d’autres débats. Mais celui qui, avec le talent de se placer dans le point de vue des différents siècles et de comprendre leurs différents langages, aura le courage de s’en- 29 gager dans les détails souvent pénibles de cette longue polémique, en tirera cet important résultat, que le raisonnement n’est qu’un instrument aussi bon pour l’erreur que pour la vérité, incapable de rien établir indépendamment de ses principes qui ne lui appartiennent pas et qu’il faut rapporter à un tout autre procédé de l’esprit ; que la définition et l’analyse décomposent et recomposent des éléments qu’elles ne font point, et qu’enfin, exclusivement employée, la dialectique n’est qu’un paralogisme continuel, et un cercle vicieux stérile. La sensation et la dialectique n’expliquant point la science, où la chercher, et quelle solution Platon met-il à la place des solutions incomplètes qu’il a écartées ? Au premier coup-d’oeil, on n’en aperçoit aucune. Mais, à défaut d’une solution positive, on trouve dans le Théétète ce qui vaut mieux peut-être, c’est-à-dire le dédain des solutions 30 positives, et l’esprit philosophique à la place de la philosophie. Il y a dans tout ce dialogue le sentiment d’une grande âme qui se donne le spectacle des tourments inutiles de la présomption systématique. Ce résultat si important, quoique négatif, n’est pourtant pas le seul qu’un esprit attentif puisse retirer de la méditation du Théétète. Platon n’y laisse guère percer, il est vrai, que la supériorité d’une raison qui plane sur toutes les théories : cependant cette raison si pure s’appuie elle-même sur une théorie, qu’elle ne montre pas, mais à laquelle elle conduit insensiblement Théétète, lorsque cherchant avec lui la science depuis les impressions les plus grossières des sens jusqu’aux subtilités les plus raffinées de la dialectique, Platon lui fait voir que la certitude n’est pas là ; et, qu’après l’avoir promené longtemps à travers tous les nuages qui enveloppent la région des sens et du raisonnement, et en 31 avoir pesé avec lui, pour ainsi dire, le vide et la mobilité, de loin en loin il les écarte doucement, et lui montre par-delà la région des idées. En effet, ne sent-on pas que Platon se sent lui-même sur un terrain ferme et solide, lorsque, pour confondre la sensation et le raisonnement, il leur demande de rendre compte de certaines notions qui se rencontrent dans l’intelligence humaine, des idées du beau, du bien, du juste, de l’égalité, de l’identité, de l’unité, enfin de l’existence ? Ne semble-t-il pas dire : La vraie science, celle que ne donnent ni les sensations qui passent, ni l’analyse, la définition et le raisonnement, instruments stériles sans données primitives, la vraie science est précisément dans ces idées qui échappent à la dialectique et au sensualisme, dans ces éléments intégrants de toute pensée, dans ces principes indécomposables, évidents par eux-mêmes, universels et nécessaires, que l’es- 32 prit tire de ses propres profondeurs et de l’immédiate contemplation de son essence ? Platon se contente d’indiquer légèrement ce résultat ; plus tard et ailleurs il le développera. OU DE LA SCIENCE. Premiers interlocuteurs, EUCLIDE, TERPSION, TOUS DEUX DE MÉGARE. Seconds interlocuteurs, SOCRATE, THÉODORE DE CYRÈNE, THÉÉTÈTE. [142a] EUCLIDE. ARRIVES-TU à l’instant de la campagne, Terpsion, ou y a-t-il longtemps que tu es ici (02) ? TERPSION. Il y a déjà quelque temps. Je t’ai même cher- 34 ché sur la place, et m’étonnais de ne pouvoir te trouver. EUCLIDE. Je n’étais pas dans la ville. TERPSION. Et où donc étais-tu ? EUCLIDE. Comme je descendais vers le port, j’ai rencontré Théétète, que l’on rapportait du camp devant Corinthe à Athènes. TERPSION, Vivant ou mort ? [142b] EUCLIDE. Vivant, mais à grand’peine. Il souffre beaucoup de plusieurs blessures ; mais ce qui le tourmente le plus, c’est la maladie qui s’est répandue dans l’armée. TERPSION. La dysenterie ? EUCLIDE. Oui. TERPSION. Quel homme tu m’apprends que nous sommes menacés de perdre ! 35 EUCLIDE. Oui, Terpsion, un bien excellent homme ! Tout à l’heure encore j’entendais faire le plus bel éloge de sa conduite le jour de la bataille. TERPSION. Je n’en suis point surpris, et il y aurait plutôt [142c] de quoi s’étonner qu’il ne se fût pas montré comme il l’a fait. Mais pourquoi ne s’est-il pas arrêté ici, à Mégare ? EUCLIDE. Il lui tardait d’arriver chez lui. Je l’ai bien prié de rester ; mais il n’a pas voulu : je l’ai donc accompagné, et, en m’en revenant, je me rappelai avec admiration la vérité des prophéties de Socrate sur bien des choses, et particulièrement sur le compte de Théétète. C’était, je crois, peu de temps avant sa mort qu’il connut Théétète, jeune encore et dans la fleur de l’âge, et que, s’étant entretenu avec lui, il fut charmé de son heureux naturel. Plus tard, comme j’étais à Athènes, Socrate me raconta la conversation, [142d] très remarquable, en vérité, qu’ils eurent ensemble, et il ajouta qu’infailliblement ce jeune homme se distinguerait un jour, s’il arrivait à l’âge mûr. TERPSION. L’événement semble prouver qu’il disait vrai. 36 Pourrais-tu bien, Euclide, me faire le récit de cette conversation ? EUCLIDE. Non, par Jupiter ! pas de vive voix, du moins. [143a] Mais, dès lors, aussitôt que je fus arrivé chez moi, je m’empressai de recueillir par écrit mes souvenirs, et je les rédigeai ensuite à loisir, à mesure que la mémoire m’en revenait ; et chaque fois que j’allais à Athènes, je me faisais redire par Socrate les choses qui m’étaient échappées ; puis, revenu ici, je les rétablissais avec ordre ; si bien que j’ai toute cette conversation à peu près écrite. TERPSION. Fort bien ; je t’en avais déjà entendu parler, et voulais toujours te prier de me la montrer, mais je n’en ai rien fait jusqu’ici. Qui nous empêche à présent de nous en occuper ? D’ailleurs, comme j’arrive de la campagne, j’ai grand besoin de repos. [143b] EUCLIDE. Et moi, j’ai accompagné Théétète jusqu’à l’Érinéon (03), et ne serai pas fâché non plus de me reposer. Allons donc, et tandis que nous nous délasserons, l’esclave lira. 37 TERPSION. Tu as raison (04). EUCLIDE. Voici le livre, Terpsion. Quant au dialogue, je l’ai arrangé, non pas comme si Socrate me racontait à moi-même ce qui s’est dit, ainsi qu’il l’a fait, mais je suppose qu’il s’adresse réellement à ceux avec qui l’entretien s’est passé ; et c’étaient, m’a-t-il dit, Théodore le géomètre et Théétète. J’ai voulu éviter par-là dans mon récit [143c] l’embarras de ces phrases qui interrompent sans cesse le discours, comme, Je lui dis, ou, Là-dessus, je répondis, si c’est Socrate qui parle ; ou, si c’est l’autre, Il en convint, ou, il le nia .Pour retrancher tout cela, j’introduis Socrate parlant directement avec les autres. TERPSION. Cela me paraît fort raisonnable, Euclide. EUCLIDE. Prends donc ce livre, esclave, et lis-nous. 38 SOCRATE, THÉODORE (05), THÉÉTÈTE. [143d] SOCRATE.
Si je m’intéressais
particulièrement aux Cyrénéens, Théodore, je t’en demanderais des nouvelles ; je
voudrais savoir de toi ce qui se passe chez eux, et si parmi leurs jeunes gens
il en est qui s’y livrent à l’étude de la géométrie et des autres sciences. Mais
comme j’ai pour eux moins d’amitié que pour les nôtres, et que je suis
d’ailleurs singulièrement curieux de connaître ceux de nos jeunes gens qui
pourront un jour se distinguer, je m’applique par moi-même, autant qu’il m’est
possible, à les découvrir, et j’ai soin de consulter les hommes auprès desquels
je les vois s’empresser. [143e]
Ceux qui se sont attachés à toi ne sont pas en petit nombre ; et, il faut le
dire, tu le mérites à tous égards, et THÉODORE. Assurément, Socrate, je puis te dire aussi volontiers que tu désires l’apprendre, quel est le 39 jeune homme que j’ai distingué parmi les enfants d’Athènes. S’il était beau, je pourrais craindre d’en parler, de peur qu’on n’allât croire que j’ai de l’amour pour lui. Mais, soit dit sans t’offenser, loin d’être beau, il te ressemble avec son nez relevé comme le tien, et ses yeux sortant de la tête, excepté pourtant qu’en lui tout cela est moins marqué que chez toi. [144a] Ainsi, j’en parle avec sécurité. Tu sauras donc que de tous ceux auxquels j’ai donné jusqu’ici mes soins, et j’en ai vu beaucoup auprès de moi, jamais je n’ai rencontré un jeune homme d’un naturel plus heureux. En effet, qu’à une facilité d’apprendre presque sans exemple, on ait pu joindre une égalité d’humeur et une persévérance parfaite, c’est ce que je ne croyais pas possible et n’aperçois dans aucun autre. Loin de là, ceux qui, comme lui, ont un esprit pénétrant, de la vivacité et de la mémoire, paraissent assez ordinairement enclins à la colère. Ils se laissent emporter çà et là, ballottés comme un navire sans lest ; [144b] ils ont plus de fougue que de constance. D’autre part, les caractères plus posés et plus calmes apportent à l’étude un esprit paresseux et sujet à beaucoup oublier. Lui, il marche dans la carrière de la science et de l’étude d’un pas toujours aisé, ferme et rapide, avec une douceur et une facilité comparables à l’huile 40 qui coule sans bruit, et je ne puis assez admirer qu’à son âge il ait fait de si grands progrès. SOCRATE. Excellente nouvelle ! Mais auquel de nos citoyens appartient-il ? THÉODORE. J’ai bien entendu le nom de son père, mais je ne me le rappelle pas. [144c] Au reste, le voici lui-même, au milieu de ce groupe qui s’avance vers nous. Il était sorti avec ses amis pour se frotter d’huile, et je pense que leur exercice achevé, ils viennent de ce côté. Vois si tu le connais. SOCRATE. Je le connais ; c’est le fils d’Euphronios de Sunium, un homme, je puis le dire, tel que tu viens de peindre son fils : il jouissait d’une haute considération, et a laissé en mourant une grande fortune. Mais je ne sais pas le nom du jeune homme. [144d] THÉODORE. Il s’appelle Théétète. Ses tuteurs ont, je crois, beaucoup diminué son patrimoine. Mais c’est encore là, dans tout ce qui regarde l’argent, qu’on peut admirer la noblesse de ses sentiments. SOCRATE. En vérité, tu en fais l’éloge le plus parfait. 41 Dis-lui donc de venir s’asseoir auprès de nous. THÉODORE. Volontiers. Théétète, viens ici auprès de Socrate. SOCRATE. Oui, approche-toi, Théétète, que je me regarde une fois, et voie comment est fait mon visage ; car Théodore [144e] dit qu’il ressemble au tien. Si cependant l’un et l’autre nous avions une lyre, et qu’il prétendît qu’elles fussent parfaitement d’accord ensemble, l’en croirions-nous d’abord, avant d’avoir examiné s’il est musicien ? THÉÉTÈTE. Nous ferions d’abord cet examen. SOCRATE. Et venant à découvrir qu’il est musicien, nous aurions foi à ses paroles ; autrement nous n’y croirions point, s’il ne connaissait pas la musique. THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. Eh bien donc, il me semble que si nous voulons nous assurer de la ressemblance de nos visages, [145a] il nous faut voir si Théodore est peintre et en état d’en juger. 42 THÉÉTÈTE. C’est aussi mon avis. SOCRATE. Eh bien ! je te le demande, Théodore est-il peintre ? THÉÉTÈTE. Non, que je sache. SOCRATE. Et il n’est pas non plus géomètre ? THÉÉTÈTE. Si fait, il l’est sans aucun doute, Socrate ! SOCRATE. Est-il aussi astronome, mathématicien, musicien, et tout ce qui se rattache à ces sciences ? THÉÉTÈTE. Je le présume. SOCRATE. En ce cas, s’il prétend trouver en nous quelque ressemblance du côté du corps, en bien ou en mal, il ne faut pas donner grande attention à ses paroles. THÉÉTÈTE. Peut-être non. [145b] SOCRATE. Mais quoi ! s’il venait à louer l’un de nous 43 pour la vertu et la sagesse, ne conviendrait-il pas que chacun prît soin d’examiner celui sur qui tomberait l’éloge, et que celui-ci à son tour s’empressât de découvrir volontairement le fond de son âme ? THÉÉTÈTE. Assurément. SOCRATE. Ce sera donc à toi, mon cher Théétète, de te montrer à découvert, et à moi de t’examiner : car tu sauras que Théodore, bien qu’il m’ait déjà parlé avantageusement d’une foule de jeunes gens étrangers ou Athéniens, ne m’a jamais fait un aussi grand éloge de personne que de toi tout à l’heure. [145c] THÉÉTÈTE. J’en serais fort heureux, Socrate ; mais prends garde qu’il n’ait voulu plaisanter. SOCRATE. Ce n’est guère la manière de Théodore. Ainsi, ne rétracte pas- ce que tu viens de m’accorder, sous prétexte que son dire n’était qu’un badinage. Ce serait l’obliger à venir faire ici une déposition en règle, et personne assurément ne l’accuserait de faux témoignage. Restes-en plutôt, crois-moi, à ce dont tu es convenu. 44 THÉÉTÈTE. Il faut bien m’y soumettre, si c’est là ton avis. SOCRATE. Eh bien, dis-moi, n’apprends-tu pas auprès de lui la géométrie ? THÉÉTÈTE. Oui. [145d] SOCRATE. Et aussi l’astronomie, l’harmonie, les mathématiques ? THÉÉTÈTE. Je m’y applique, du moins. SOCRATE. Et moi de même, jeune homme, j’apprends de Théodore et de tous ceux que je crois habiles en ces matières. Mais, quoique je sois déjà assez avancé sur tous les points, il me reste pourtant quelque doute sur une chose peu importante dont je voudrais m’éclaircir avec toi et avec ceux qui sont ici présents (06). Réponds-moi donc : apprendre, n’est-ce pas devenir plus savant sur ce que l’on apprend ? 45 THÉÉTÈTE. Se peut-il autrement ? SOCRATE. Et les savants, c’est, je pense, par le savoir qu’ils deviennent tels ? THÉÉTÈTE. Oui. [145e] SOCRATE. Mais est-ce autre chose que la science ? THÉÉTÈTE. Quoi ? SOCRATE. Le savoir. Ne sait-on pas les choses dont on a la science ? THÉÉTÈTE. Le moyen du contraire ? SOCRATE. Le savoir et la science sont donc une même chose. THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. C’est sur quoi il me reste des doutes, et je ne puis me suffire à moi-même pour approfondir ce que c’est que la science. [146a] Y aurait-il moyen de l’expliquer ? Qui de vous veut commencer ? Mais celui qui se trompera, et à son 46 tour chacun de ceux qui se tromperont, sera l’âne, comme disent les enfants au jeu de balles. Celui qui résoudra la question, sans se tromper, sera notre roi, et pourra nous proposer les questions qu’il voudra (07). Mais pourquoi gardez-vous le silence ? deviendrais-je incommode, Théodore, par le plaisir que je prends à causer, et en cherchant à engager une conversation qui nous lie, et nous fasse connaître les uns aux autres ? [146b] THÉODORE. Tu ne saurais par là nous être incommode, Socrate. Mais engage l’un de ces jeunes gens à te répondre : car, pour moi, je n’ai nul usage de cette manière de converser ; et, pour m’y accoutumer, je ne suis plus guère d’âge à le faire ; au lieu que cela leur convient, et qu’ils en peuvent tirer un grand profit. La jeunesse, il faut le dire, est propre à tout apprendre. Ainsi, ne laisse point aller Théétète, et continue à l’interroger. SOCRATE. Tu l’entends, Théétète, [146c]`et tu ne voudras pas, je pense, désobéir à Théodore ; d’ailleurs il serait mal séant à un jeune homme, en pareil cas, 47 de se refuser à ce qu’un sage lui commande. Dis-nous donc franchement et sans crainte ce que tu penses que soit la science. THÉÉTÈTE. Je le ferai, Socrate, puisque vous le voulez tous deux ; aussi bien, si je me trompe, vous me corrigerez. SOCRATE. Oui, si nous en sommes capables. THÉÉTÈTE. Je pense donc que tout ce que l’on peut apprendre de Théodore sur la géométrie et les autres arts dont tu as parlé sont autant de sciences ; [146d] comme aussi les arts, soit du cordonnier, soit de tous les autres artisans, chacun dans leur genre. SOCRATE. Pour une chose que je te demande, mon ami, tu m’en donnes libéralement plusieurs, et pour un objet simple des objets fort différents. THÉÉTÈTE. Comment, Socrate ; que veux-tu dire ? SOCRATE. Peut-être rien. Je vais pourtant t’expliquer ce que j’entends. Quand tu parles de l’art du cordonnier, veux-tu désigner par là autre chose que la science de faire des souliers ? 48 THÉÉTÈTE. Non. [146e] SOCRATE. Et l’art du menuisier, est-il autre que la science de fabriquer des ouvrages en bois ? THÉÉTÈTE. Non. SOCRATE. Dans l’un et l’autre cas, tu spécifies quel est l’objet dont chacun de ces arts est la science. THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. Mais je n’ai pas demandé quel est l’objet de chaque science, ni combien il y a de sciences : car notre but n’était pas de les compter, mais de bien comprendre ce que c’est que la science en elle-même. Ce que je dis n’est-il pas juste ? THÉÉTÈTE. Très juste. [147a] SOCRATE. Écoute encore ceci. Si, au sujet des choses les plus communes, telles que, par exemple, l’argile, quelqu’un nous demandait ce que c’est ; en répondant qu’il y a l’argile du potier, l’argile du faiseur de poupées, l’argile du fabriquant 49 de briques, ne craindrions-nous pas de nous faire moquer de nous ? THÉÉTÈTE. Peut-être bien. SOCRATE. D’abord, parce que nous croirions avoir instruit par notre réponse celui qui nous interroge, pour avoir répété avec lui, [147b] L’argile, ajoutant seulement du faiseur de poupées, ou de tel autre artisan. Imagines-tu qu’on puisse comprendre le nom d’une chose avant de savoir ce qu’il signifie ? THÉÉTÈTE. Cela ne se peut. SOCRATE. Il n’a donc nulle idée de la science des souliers celui qui ne sait pas ce que signifie ce mot, la science. THÉÉTÈTE. Non, sans doute. SOCRATE. Ne pas savoir ce que c’est que la science implique nécessairement l’ignorance, celle de l’art du cordonnier, ou de tout autre art. THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Il est donc ridicule à cette question, Qu’est-ce que la science ? de répondre par le nom d’un art 50 quelconque. [147c] C’est indiquer l’objet d’une science, tandis que ce n’est pas là ce qu’on demande. THÉÉTÈTE. En effet. SOCRATE. C’est prendre un long détour, quand il serait aisé de répondre en peu de mots ; car enfin, si l’on demande ce que c’est que l’argile, il est facile et simple de dire, L’argile est une terre détrempée avec de l’eau, sans aller faire mention de ceux à l’usage desquels elle est faite. THÉÉTÈTE. Rien de plus aisé maintenant, Socrate. La question me paraît de même nature que celle qui se présenta dernièrement à nous [147d] en travaillant ensemble, Socrate que voici, ton frère de nom, et moi. SOCRATE. Qu’était-ce, Théétète ? THÉÉTÈTE. Théodore nous enseignait quelque chose sur les racines des nombres, nous démontrant que celles de trois et de cinq ne sont point commensurables en longueur avec celle de un, et il prenait ainsi de suite chaque racine, jusqu’à celle de dix-sept, à laquelle il s’arrêta. Jugeant donc qu’elles étaient infinies en nombre, il nous prit envie d’essayer si on ne pourrait les compren- 51 dre [147e] sous un seul nom qui leur convînt à toutes. SOCRATE. Et avez-vous fait cette découverte ? THÉÉTÈTE. Je crois qu’oui ; et tu peux en juger. SOCRATE. Voyons. THÉÉTÈTE. Nous avons partagé tous les nombres en deux classes : ceux qui peuvent se disposer par rangées égales de telle sorte, que le nombre des rangées soit égal au nombre d’unités que chacune renferme, en les assimilant à des surfaces carrées, nous les avons nommés carrés et équilatères. SOCRATE. Bien. THÉÉTÈTE. Quant aux nombres intermédiaires, tels que trois, [148a] cinq, et les autres qui ne peuvent se partager en rangées égales de nombres égaux, ainsi qu’on vient de dire, et qui sont composés d’un nombre de rangées moindre ou plus grand que celui des unités de chacune d’elles, d’où il résulte que la surface qui les représente est toujours comprise entre des côtés inégaux ; quant à ces nombres, les assimilant à des surfaces oblongues, nous les avons nommés oblongs. 52 SOCRATE. Très bien ; mais après ? THÉÉTÈTE. Nous avons compris sous le nom de longueur (08) les lignes qui réduisent en carré le nombre équilatère plan, et sous celui de racine (09) [148b] celles qui réduisent en carré le nombre oblong, comme n’étant point commensurables en longueur aux premières, mais seulement par les surfaces qu’elles produisent. Il en est de même des solides. SOCRATE. A merveille, mes enfants ! on n’accusera point Théodore d’avoir rendu un faux témoignage. THÉÉTÈTE. Mais cependant, Socrate, je ne saurais te répondre sur la science comme je le ferais sur la longueur et la racine, et pourtant, si je ne me trompe, ta question est à peu près de même nature ; de sorte que Théodore pourrait encore avoir tort. [148c] SOCRATE. Comment ? s’il avait loué ton agilité, et qu’il eût dit qu’entre tous nos jeunes gens, il n’en avait pas rencontré de plus habiles à la course, croirais-tu, si tu venais par la suite à être surpassé par un adversaire dans la force de l’âge et 53 d’une rare vitesse, que son éloge fût pour cela moins véritable ? THÉÉTÈTE. Non pas. SOCRATE. Et penses-tu que ce soit aussi une petite affaire de découvrir la nature de la science, comme je le demandais tout à l’heure ? Ne serait-ce pas plutôt une des questions les plus difficiles ? THÉÉTÈTE. Une des plus difficiles, par Jupiter ! SOCRATE. Ne désespère donc pas de toi-même, et crois-en un peu Théodore ; [148d] mais applique-toi, en toutes choses, et particulièrement pour la science, à bien comprendre son essence et sa nature. THÉÉTÈTE. S’il ne tient qu’à faire des efforts, nous en viendrons à bout. SOCRATE. Eh bien donc, tu t’es mis déjà toi-même très bien sur la voie, et, prenant pour modèle ta réponse au sujet des surfaces du carré, de même que tu les a toutes comprises sous une idée générale, tâche de renfermer de même toutes les sciences dans une seule définition. 54 [148e] THÉÉTÈTE. Je t’avoue, Socrate, que j’ai essayé plus d’une fois de résoudre cette difficulté qu’on disait avoir été posée par toi ; mais je ne puis me flatter d’avoir jusqu’ici rien trouvé de satisfaisant, et jamais, que je sache, je n’ai entendu personne répondre à cette question comme tu le demandes. Je suis loin, malgré cela, de renoncer à m’en occuper. SOCRATE. Tu éprouves, mon cher Théétète, les douleurs de l’enfantement. En vérité, ton âme est grosse. THÉÉTÈTE. Je n’en sais rien, Socrate ; mais je t’ai dit tout ce qui se passe en moi. [149a] SOCRATE. Peut-être ignores-tu encore, pauvre innocent, que je suis fils d’une sage-femme habile et renommée, de Phénarète ? THÉÉTÈTE. Je l’ai ouï dire. SOCRATE. T’a-t-on dit aussi que j’exerce la même profession ? THÉÉTÈTE. Jamais. 55 SOCRATE. Sache donc que rien n’est plus vrai. Mais, mon ami, ne vas pas le redire à d’autres ; car personne ne me connaît ce talent, et, comme on ignore cela de moi, on n’en parle pas ; on dit seulement que je suis bien le plus singulier des hommes, et que je me plais à jeter tout le monde dans le doute. Ne l’as-tu pas déjà entendu dire ? [149b] THÉÉTÈTE. Souvent. SOCRATE. Et veux-tu en savoir la raison ? THÉÉTÈTE. Volontiers. SOCRATE. Rappelle-toi bien tout ce qui concerne les sages-femmes, et tu comprendras plus facilement où j’en veux venir. Tu sais bien qu’aucune d’elles ne se mêle d’accoucher les autres femmes, tant qu’elle peut elle-même avoir des enfants, et qu’elles ne font ce métier que quand elles ne sont plus capables de concevoir ? THÉÉTÈTE En effet. SOCRATE. On attribue cet usage à Diane, c’est du moins 56 ce que l’on dit, parce que, sans enfanter elle-même, elle préside aux accouchements. Elle n’a pas pu confier cet emploi aux femmes stériles, [149c] la nature humaine étant trop faible pour pratiquer un art dont elle n’aurait aucune expérience ; mais la déesse a confié ce soin à celles qui, par leur âge, ne sont plus en état de concevoir, honorant en elles cette ressemblance avec elle-même. THÉÉTÈTE. Cela me semble assez juste. SOCRATE. N’est-il pas juste aussi et nécessaire que les sages-femmes sachent mieux que personne si une femme est enceinte ou non ? THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. Elles peuvent même, par des remèdes et des enchantements, [149d] éveiller les douleurs de l’enfantement ou les adoucir, délivrer les femmes qui ont de la peine à accoucher, ou bien faciliter l’avortement de l’enfant, quand la mère est décidée à s’en défaire. THÉÉTÈTE. Il est vrai. 57 SOCRATE. N’as-tu pas aussi entendu dire qu’elles sont de très habiles négociatrices en affaire de mariage, parce qu’elles savent parfaitement distinguer quel homme et quelle femme il convient d’unir ensemble pour avoir les enfants les plus accomplis ? THÉÉTÈTE. Non, je ne le savais pas encore. SOCRATE. Eh bien ! sois persuadé qu’elles sont plus fières de ce talent que même de leur adresse à couper [149e] le nombril. En effet, penses-y bien. Crois-tu que ce soit le même art, ou deux arts différents, de savoir cultiver et recueillir les fruits de la terre, ou de bien s’entendre à distinguer quel terrain convient à telle plante ou à telle semence ? THÉÉTÈTE. C’est le même art. SOCRATE. Et par rapport à la femme, crois-tu qu’il y ait là deux arts différents ? THÉÉTÈTE. Cela n’est pas probable. [150a] SOCRATE. Non. Mais à cause des unions illégitimes et 58 mal assorties dont se chargent des entremetteurs corrompus, les sages-femmes, par respect pour elles-mêmes, ne veulent point se mêler des mariages, dans la crainte qu’on ne les soupçonne aussi de faire un métier déshonnête. Car, du reste, il n’appartient qu’aux sages-femmes véritables de bien assortir les unions conjugales. THÉÉTÈTE. Il est vrai. SOCRATE. C’est donc là l’office des sages-femmes. Ma tâche est plus importante. En effet, il n’arrive point [150b] aux femmes d’enfanter tantôt des êtres véritables, tantôt de simples apparences ; distinction qui serait fort difficile à faire. Car, s’il en était ainsi, le triomphe de l’art pour une sage-femme serait alors, n’est-il pas vrai, de savoir distinguer ce qui est vrai en ce genre d’avec ce qui ne l’est pas ? THÉÉTÈTE. Je le pense aussi. SOCRATE. Eh bien, le métier que je pratique est en tous points le même, à cela près que j’aide à la délivrance des hommes, et non pas des femmes, et que je soigne, non les corps, mais les âmes en 59 mal d’enfant. Mais ce qu’il y a de plus admirable dans mon art, [150c] c’est qu’il peut discerner si l’âme d’un jeune homme va produire un être chimérique, ou porter un fruit véritable. J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-même je n’enfante rien, en fait de sagesse ; et quant au reproche que m’ont fait bien des gens, que je suis toujours disposé à interroger les autres, et que jamais moi-même je ne réponds à rien, parce que je ne sais jamais rien de bon à répondre, ce reproche n’est pas sans fondement. La raison en est que le dieu me fait une loi d’aider les autres à produire, et m’empêche de rien produire moi-même. De là vient que je ne puis [150d] compter pour un sage, et que je n’ai rien à montrer qui soit une production de mon âme ; au lieu que ceux qui m’approchent, fort ignorants d’abord pour la plupart, font, si le dieu les assiste, à mesure qu’ils me fréquentent, des progrès merveilleux qui les étonnent ainsi que les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils n’ont jamais rien appris de moi ; mais ils trouvent d’eux-mêmes et en eux-mêmes toutes sortes de belles choses dont ils se mettent en possession ; et le dieu et moi, nous n’avons fait auprès d’eux qu’un service de sage-femme. [150e] La preuve de tout ceci est que plusieurs qui ignoraient ce mystère et s’attribuaient à eux- 60 mêmes leur avancement, m’ayant quitté plus tôt qu’il ne fallait, soit par mépris pour ma personne, soit à l’instigation d’autrui, ont depuis avorté dans toutes leurs productions, à cause des mauvaises liaisons qu’ils ont contractées, et gâté par une éducation vicieuse ce que mon art leur avait fait produire de bon. Ils ont fait plus de cas des apparences et des chimères que de la vérité, et ils ont fini par paraître ignorants à leurs propres yeux et aux yeux d’autrui. [151a] De ce nombre est Aristide, fils de Lysimaque (10), et beaucoup d’autres. Lorsqu’ils viennent de nouveau pour renouer commerce avec moi, et qu’ils font tout au monde pour l’obtenir, la voix intérieure qui ne m’abandonne jamais me défend de converser avec quelques-uns, et me le permet à l’égard de quelques autres, et ceux-ci profitent comme la première fois. Et pour ceux qui s’attachent à moi, il leur arrive la même chose qu’aux femmes en travail : jour et nuit ils éprouvent des embarras et des douleurs d’enfantement plus vives que celles des femmes. Ce sont ces douleurs [151b] que je puis réveiller ou apaiser quand il me plaît, en vertu de mon art. Voilà pour les uns. Quelquefois aussi, Théétète, j’en vois dont l’esprit ne me paraît pas en- 61 core fécondé, et connaissant qu’ils n’ont aucun besoin de moi, je m’occupe avec bienveillance à leur procurer un établissement ; et je puis dire, grâce à Dieu, que je conjecture assez heureusement auprès de qui je dois les placer pour leur avantage. J’en ai ainsi donné plusieurs à Prodicus, et à d’autres sages et divins personnages. La raison pour laquelle je me suis étendu sur ce point, mon cher ami, est que je soupçonne, comme tu t’en doutes toi-même, que ton âme souffre les douleurs de l’enfantement. Agis donc [151c] avec moi comme avec le fils d’une sage-femme, expert lui-même en ce métier ; efforce-toi de répondre, autant que tu en es capable, à ce que je te propose ; et si, après avoir examiné ta réponse, je pense que c’est une chimère, et non un fruit réel, et qu’en conséquence je te l’arrache et le rejette, ne t’emporte pas contre moi, comme font au sujet de leurs enfants celles qui sont mères pour la première fois. En effet, mon cher, plusieurs se sont déjà tellement courroucés, lorsque je leur enlevais quelque opinion extravagante, qu’ils m’auraient véritablement déchiré. Ils ne peuvent se persuader que je ne fais rien en cela que par bienveillance pour eux ; ne se doutant pas [151d] qu’aucune divinité ne veut du mal aux hommes, que je n’agis point ainsi non plus par aucune mauvaise volonté à leur égard ; 62 mais qu’il ne m’est permis en aucune manière ni de transiger avec l’erreur, ni de tenir la vérité cachée. Essaie donc de nouveau, Théétète, de me dire en quoi consiste la science. Et ne m’allègue point que cela passe tes forces ; si Dieu le veut, et si tu y mets de la constance, tu en viendras à bout. THÉÉTÈTE. Après de tels encouragements de ta part, Socrate, il serait honteux de ne pas faire tous ses efforts pour dire [151e] ce qu’on a dans l’esprit. Il me paraît donc que celui qui sait une chose sent ce qu’il sait, et, autant que j’en puis juger en ce moment, la science n’est autre chose que la sensation. SOCRATE. Bien répondu, et avec franchise, mon enfant: il faut toujours dire ainsi ce que tu penses. Maintenant il s’agit d’examiner en commun si cette conception est solide ou frivole. La science est, dis-tu, la sensation ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Cette définition que tu donnes de la science, n’est point à mépriser : [152a] c’est celle de Protagoras, quoiqu’il se soit exprimé d’une autre ma- 63 nière. L’homme, dit-il (11), est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent, et de la non-existence de celles qui n’existent pas. Tu as lu sans doute ces paroles ? THÉÉTÈTE. Oui, et plus d’une fois. SOCRATE. Son sentiment n’est-il pas que les choses sont pour moi telles qu’elles me paraissent, et pour toi, telles qu’elles te paraissent aussi ? car, nous sommes hommes toi et moi. THÉÉTÈTE. C’est en effet ce qu’il dit. [152b] SOCRATE. Il est naturel de croire qu’un homme si sage ne parle point en l’air. Suivons donc le fil de ses idées. N’est-il pas vrai que quelquefois, lorsque le même vent souffle, l’un de nous a froid, et l’autre point ; celui-ci peu, celui-là beaucoup ? THÉÉTÈTE Assurément. SOCRATE. Dirons-nous alors que le vent pris en lui- 64 même est froid, ou n’est pas froid ? Ou croirons-nous à Protagoras, qui veut qu’il soit froid pour celui qui a froid, et qu’il ne le soit pas pour l’autre ? THÉÉTÈTE. Cela est vraisemblable. SOCRATE. Le vent ne paraît-il pas tel à l’un et à l’autre ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Et qui dit paraître dit sentir ? THÉÉTÈTE. Sans doute. [152c] SOCRATE. L’apparence et la sensation sont donc la même chose par rapport à la chaleur et aux autres qualités sensibles, puisqu’elles ont bien l’air d’être pour chacun telles qu’il les sent. THÉÉTÈTE. Probablement. SOCRATE. La sensation se rapporte donc toujours à ce qui est, et n’est pas susceptible d’erreur en tant que science. 65 THÉÉTÈTE. Il y a apparence. SOCRATE. Au nom des Grâces, Théétète, Protagoras n’était-il pas un très habile homme, qui ne nous a montré sa pensée qu’énigmatiquement, à nous autres gens du commun, au lieu qu’il a révélé la vérité toute entière à ses disciples ? [152d] THÉÉTÈTE. Qu’entends-tu par là, Socrate ? SOCRATE. Je vais te le dire : il s’agit d’une opinion qui n’est pas de médiocre conséquence. Il prétend qu’aucune chose n’est absolument, et qu’on ne peut attribuer à quoi que ce soit avec raison aucune dénomination, aucune qualité ; que si on appelle une chose grande, elle paraîtra petite ; pesante, elle paraîtra légère, et ainsi du reste ; parce que rien n’est un, ni tel, ni affecté d’une certaine qualité ; mais que du mouvement réciproque et du mélange de toutes choses se forme tout ce que nous disons exister, nous servant en cela d’une expression impropre ; [152e] car rien n’est, mais tout se fait. Tous les sages, à l’exception de Parménide, s’accordent sur ce point, Protagoras, Héraclide, Empédocle ; les plus excellents poètes dans l’un et l’autre genre de poé- 66 sie, Épicharme dans la comédie (12) et dans la tragédie Homère. En effet Homère n’a-t-il pas dit, L’Océan, père des dieux, et Téthys leur mère (13) ; donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement ? Ne crois-tu pas que c’est là ce qu’il a voulu dire ? THÉÉTÈTE. Oui. [153a] SOCRATE. Qui oserait donc désormais faire face à une telle armée, ayant Homère à sa tête, sans se couvrir de ridicule ? THÉÉTÈTE. La chose n’est point aisée, Socrate. SOCRATE. Non, sans doute, Théétète ; d’autant plus qu’ils appuient sur de fortes preuves cette opinion, que le mouvement est le principe de l’existence apparente et de la génération ; et le repos, celui du non-être et de la corruption. En effet la chaleur, et le feu qui engendre et entretient tout, est lui-même produit par la translation et le frottement, qui ne sont que du mouve- 67 ment. N’est-ce pas là ce qui donne naissance au feu ? [153b] THÉÉTÈTE. Sans contredit. SOCRATE. L’espèce des animaux doit aussi sa production aux mêmes principes. THÉÉTÈTE. Assurément. SOCRATE. Mais quoi ! notre corps ne se corrompt-il point par le repos et l’inaction, et ne se conserve-t-il pas principalement par l’exercice et le mouvement ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. L’âme elle-même n’acquiert-elle pas et ne conserve-t-elle pas l’instruction, et ne devient-elle pas meilleure par l’étude et la méditation, qui sont des mouvements ; au lieu que le repos, c’est-à-dire le défaut de réflexion et d’étude [153c] l’empêchent de rien apprendre, ou lui font oublier ce qu’elle a appris ? THÉÉTÈTE. Rien de plus vrai. 68 SOCRATE. Le mouvement est donc un bien pour l’âme comme pour le corps, et le repos un mal. THÉÉTÈTE. Selon toute apparence. SOCRATE. Te dirai-je encore, à l’égard du calme, du temps serein et des autres choses semblables, que le repos pourrit et perd tout, et que le mouvement fait l’effet contraire ? Mettrai-je le comble à ces preuves, en te forçant d’avouer que par la chaîne d’or dont parle Homère (14), il n’entend et ne désigne autre chose que le soleil ; [153d] parce que, tant que la marche circulaire des cieux et du soleil a lieu, tout existe, tout se maintient chez les dieux et chez les hommes : tandis que si cette révolution venait à s’arrêter et à être en quelque sorte enchaînée, toutes choses périraient, et seraient, comme on dit, sens dessus dessous ? THÉÉTÈTE. Il me paraît, Socrate, que c’est bien là la pensée d’Homère. SOCRATE. Admets donc, mon cher, cette façon de rai- 69 sonner d’abord pour tout ce qui frappe tes yeux ; conçois que ce que tu appelles couleur blanche, n’est point quelque chose qui existe hors de tes yeux, ni dans tes yeux : [153e] ne lui assigne même aucun lieu déterminé, parce qu’ainsi elle aurait un rang marqué, une existence fixe, et ne serait plus en voie de génération. THÉÉTÈTE. Comment donc me la représenterai-je ? SOCRATE. Suivons le principe que nous venons de poser, qu’il n’existe rien qui soit un absolument. De cette manière le noir, le blanc, et toute autre couleur nous paraîtra formée par l’application des yeux à un mouvement convenable ; et ce que nous disons [154a] être une telle couleur, ne sera ni l’organe appliqué, ni la chose à laquelle il s’applique, mais je ne sais quoi d’intermédiaire et de particulier à chaque être. Voudrais-tu soutenir en effet qu’une couleur paraît telle à un chien ou à tout autre animal, qu’elle te paraît à toi-même ? THÉÉTÈTE. Non, par Jupiter ! SOCRATE. Il y a plus. Est-il une chose qui soit la même pour un autre homme et pour toi ? Oserais-tu 70 le soutenir, ou n’affirmerais- tu pas plutôt que pour toi-même rien n’est rigoureusement identique, parce que tu n’es jamais identique à toi-même ? THÉÉTÈTE. J’incline vers ce sentiment plutôt que vers l’autre. [154b] SOCRATE. Si donc l’objet que nous mesurons ou touchons était ou grand, ou blanc, ou chaud ; étant en rapport avec un autre objet, il ne deviendrait jamais autre, s’il ne se faisait en lui aucun changement. Et d’autre part, si l’organe qui mesure ou qui touche avait quelqu’une de ces qualités, lorsqu’un autre objet lui serait appliqué, ou le même qui aurait souffert quelque altération, il ne deviendrait pas autre, s’il n’éprouvait lui-même aucun changement. Songe encore, mon cher ami, que dans l’autre sentiment, nous sommes contraints d’avancer des choses tout à fait surprenantes et ridicules, comme dirait Protagoras et ses partisans. THÉÉTÈTE. Comment, et que veux-tu dire ? [154c] SOCRATE. Un petit exemple te fera comprendre toute 71 ma pensée. Si tu mets six osselets vis-à-vis de quatre, nous dirons qu’ils sont un plus grand nombre, «t surpassent quatre de la moitié en sus : si tu les mets vis-à-vis de douze, nous dirons qu’ils sont un plus petit nombre, et la moitié seulement de douze. Il ne serait point supportable qu’on parlât autrement. Le souffrirais-tu ? THÉÉTÈTE. Non, certes. SOCRATE. Mais quoi ! si Protagoras ou tout autre te demandait : Théétète, se peut-il faire qu’une chose devienne plus grande ou plus nombreuse autrement que par voie d’augmentation ? que répondrais-tu ? THÉÉTÈTE. Si je réponds, Socrate, ce que je pense [154d] en ne faisant attention qu’à la question présente, je dirai que non : mais si j’ai égard à la question précédente, pour éviter de me contredire, je dirai qu’oui. SOCRATE. Par Junon, voilà bien répondre, et divinement, mon cher ami. Il paraît pourtant que si tu dis qu’oui, il arrivera quelque chose d’approchant du mot d’Euripide : la langue sera à l’abri 72 de tout reproche, mais il n’en sera pas ainsi de l’âme (15). THÉÉTÈTE. Cela est vrai. SOCRATE. Si donc nous étions habiles et savants l’un et l’autre, et que nous eussions épuisé l’examen de ce qui se passe dans l’âme, il ne nous resterait [154e] plus qu’à essayer nos forces, pour nous divertir, dans des disputes à la manière des sophistes, réfutant de part et d’autre nos discours par d’autres discours. Mais comme nous sommes ignorants, nous prendrons sans doute le parti d’examiner avant tout ce que nous avons dans l’âme, pour voir si nos pensées sont d’accord entre elles, ou non. THÉÉTÈTE. Sans contredit ; c’est ce que je souhaite. SOCRATE. Et moi aussi. Cela étant, et puisque nous en avons tout le loisir, ne considérerons-nous pas à notre aise, et sans nous fâcher, mais [155a] pour faire l’essai de nos forces, ce que peuvent être toutes 73 ces images qui troublent notre esprit ? Nous dirons, je pense, en premier lieu, que jamais aucune chose ne devient ni plus grande, ni plus petite, soit pour la masse, soit pour le nombre, tant qu’elle demeure égale à elle-même. N’est-il pas vrai ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. En second lieu, qu’une chose à laquelle on n’ajoute, ni on n’ôte rien, ne saurait augmenter ni diminuer, et demeure toujours égale. THÉÉTÈTE. Cela est incontestable. [155b] SOCRATE. Ne dirons-nous point en troisième lieu, que ce qui n’existait point auparavant, ne peut exister ensuite, s’il n’a été fait ou ne se fait actuellement ? THÉÉTÈTE. Je le pense. SOCRATE. Or, ces trois propositions se combattent, ce me semble, dans notre âme, lorsque nous parlons des osselets, ou lorsque nous disons qu’à l’âge où je suis, et n’ayant éprouvé ni augmentation ni diminution, je suis dans l’espace d’une 74 année d’abord plus grand, ensuite plus petit que toi, qui es jeune, non parce que le volume de mon corps [155c] est diminué, mais parce que celui du tien est augmenté. Car je suis dans la suite ce que je n’étais point auparavant, sans l’être devenu ; puisqu’il est impossible que je sois devenu tel sans que je le devinsse, et que n’ayant rien perdu du volume de mon corps, je n’ai pu devenir plus petit. Si nous admettons une fois cela, nous ne pourrons nous dispenser d’admettre une infinité de choses semblables. Suis-moi bien, Théétète ; car il me paraît que tu n’es pas neuf sur ces matières. THÉÉTÈTE. Par tous les dieux, Socrate, je suis extrêmement étonné de ce que tout cela peut être, et quelquefois en vérité, lorsque j’y jette les yeux, ma vue se trouble entièrement. [155d] SOCRATE. Mon cher ami, il paraît que Théodore n’a point porté un faux jugement sur le caractère de ton esprit. L’étonnement est un sentiment philosophique ; c’est le vrai commencement de la philosophie, et il paraît que le premier qui a dit qu’Iris était fille de Thaumas, n’en a pas mal expliqué la généalogie (16). Mais comprends- 75 tu que les choses sont telles que je viens de le dire, en conséquence du système de Protagoras, ou n’y es-tu pas encore ? THÉÉTÈTE. Il me paraît que non. SOCRATE. Tu m’auras donc obligation, si je pénètre avec toi dans le sens véritable, mais caché, [155e] de l’opinion de cet homme, ou plutôt de ces hommes célèbres ? THÉÉTÈTE. Comment ne t’en saurais-je pas gré, et un gré infini ? SOCRATE. Regarde autour de nous, si aucun profane ne nous écoute : j’entends par là ceux qui ne croient pas qu’ils existe autre chose que ce qu’ils peuvent saisir à pleines mains, et qui nient et les actes de l’esprit et les générations des choses et tout ce qui est invisible. THÉÉTÈTE. Tu parles là, Socrate, d’une espèce d’hommes durs [156a] et intraitables. 76 SOCRATE. Ils sont, en effet, bien ignorants, mon enfant. Mais il en est d’autres plus éclairés, dont je vais te révéler les mystères. Leur principe, d’où dépend tout ce que nous venons d’exposer, est celui-ci : tout est mouvement dans l’univers, et il n’y a rien autre chose. Or, le mouvement est de deux espèces, toutes deux infinies en nombre, mais dont l’une est active et l’autre passive. De leur concours et de leur frottement mutuel se forment des productions innombrables, [156b] rangées sous deux classes, l’objet sensible et la sensation, laquelle coïncide toujours avec l’objet sensible, et se fait avec lui. Les sensations ont les noms de vision, d’audition, d’odorat, de froid, de chaud ; et encore, de plaisir, de douleur, de désir, de crainte ; sans parler de bien d’autres, dont une infinité manque d’expression. Chaque objet sensible est contemporain de chacune des sensations correspondantes ; [156c] des couleurs de toute espèce répondent à des visions de toute espèce, des sons divers aux diverses affections de l’ouïe, et les autres choses sensibles aux autres sensations. Conçois-tu, Théétète, le rapport de ce discours avec ce qui précède ? THÉÉTÈTE. Pas trop, Socrate. 77 SOCRATE. Fais donc attention à la conclusion où il aboutit. Il veut dire, comme nous l’avons déjà expliqué, que tout cela est en mouvement, et que ce mouvement est lent ou rapide ; que ce qui se meut lentement exerce son mouvement [156d] dans le même lieu et sur les objets voisins ; qu’il produit de cette manière, et que ce qui est ainsi produit a plus de lenteur : qu’au contraire, ce qui se meut rapidement déployant son mouvement sur des objets plus éloignés, produit d’une manière différente, et que ce qui est ainsi produit a plus de vitesse ; car il change de place dans l’espace, et son mouvement consiste dans la translation. Lors donc que l’œil d’une part, et de l’autre un objet [156e] en rapport avec l’œil se sont rencontrés, et ont produit la blancheur et la sensation qui lui répond naturellement, lesquelles n’auraient jamais été produites, si l’oeil était tombé sur un autre objet, ou réciproquement ; alors ces deux choses se mouvant dans l’espace intermédiaire, savoir, la vision vers les yeux, et la blancheur vers l’objet qui produit la couleur conjointement avec les yeux, l’œil se trouve rempli de la vision, il aperçoit, et devient non pas vision, mais œil voyant : de même, l’objet qui concourt avec lui à la production de la couleur, est rempli de 78 blancheur, et devient non pas blancheur, mais blanc, soit que ce qui reçoit la teinte de cette couleur soit du bois, de la pierre, ou toute autre chose. Il faut se former la même idée de toutes les autres qualités, telles que le dur, le chaud, et ainsi du reste ; [157a] et concevoir que rien de tout cela n’est tel en soi, comme nous disions tout à l’heure, mais que toutes choses sont produites avec une diversité prodigieuse dans le mélange universel, qui est une suite du mouvement. En effet, il est impossible, disent-ils, de se représenter d’une manière fixe aucun être sous la qualité d’agent ou de patient : parce que rien n’est agent avant son union avec ce qui est patient, ni patient avant son union avec ce qui est agent ; et ce qui dans son concours avec un certain objet est agent, devient patient à la rencontre d’un autre objet : de façon qu’il résulte de tout cela, comme il a été dit au commencement, que rien n’est un absolument, [157b] que chaque chose n’est qu’un rapport qui varie sans cesse, et qu’il faut retrancher partout le mot être. Il est vrai que nous avons été contraints de nous en servir souvent tout à l’heure à cause de l’habitude et de notre ignorance ; mais le sentiment des sages est qu’on ne doit pas en user, ni dire en parlant de moi ou de quelque autre, 79 que je suis quelque chose, ou ceci, ou cela, ni employer aucun autre terme qui marque un état de consistance ; et que pour s’exprimer selon la nature, on doit dire des choses qu’elles deviennent, agissent, périssent, et se métamorphosent : car représenter dans le discours quoi que ce soit comme stable, c’est s’exposer à une facile réfutation. Telle est la manière dont on doit parler des choses prises individuellement ou collectivement ; [157c] et ce sont ces collections qu’on appelle homme, pierre, animal, enfin toute classe. Prends-tu plaisir, Théétète, à cette opinion, et serait-elle de ton goût ? THÉÉTÈTE. Je ne sais qu’en dire, Socrate ; car je ne puis découvrir si tu parles ici selon ta pensée, ou si c’est pour me sonder. SOCRATE. Tu as oublié, mon cher ami, que je ne sais ni ne m’approprie rien de tout cela, et qu’à cet égard je suis stérile ; mais que je t’aide à accoucher, et que dans cette vue j’ai recours aux enchantements, et propose [157d] à ton goût les opinions de chaque sage, jusqu’à ce que j’aie mis la tienne au jour. Lorsqu’elle sera sortie de ton sein, j’examinerai alors si elle est frivole ou solide. Prends 80 donc courage et patience ; réponds librement et hardiment ce qui te paraîtra vrai sur ce que je te demanderai. THÉÉTÈTE. Tu n’as qu’à interroger. SOCRATE. Dis-moi donc, je te le demande de nouveau, si tu es de ce sentiment, que ni le bon, ni le beau, ni aucun des objets dont nous venons de faire mention, n’est dans l’état fixe d’existence, mais toujours en voie de génération. THÉÉTÈTE. Lorsque tu l’exposes, il me paraît merveilleux sèment fondé en raison, et je pense qu’on doit prendre tes paroles pour la vérité. [157e] SOCRATE. Ne négligeons donc pas ce qui nous en reste à expliquer. Or, nous avons encore à parler des songes, des maladies, de la folie surtout, et de ce qu’on appelle entendre, voir, sentir de travers. Tu sais sans doute que tout cela est regardé comme une preuve incontestable de la fausseté du système dont nous venons de parler ; [158a] puisque les sensations qu’on éprouve en ces circonstances sont tout à fait menteuses, et que, bien loin que les choses soient alors telles qu’elles paraissent à chacun, tout au contraire, rien de ce qui paraît être n’est en effet. 81 THÉÉTÈTE. Rien de plus vrai, Socrate. SOCRATE. Quel moyen de défense reste-t-il donc, mon enfant, à celui qui prétend que la sensation est la science, et que ce qui paraît à chacun est tel qu’il lui paraît ? THÉÉTÈTE. Je n’ose dire, Socrate, que je ne sais que répondre, car tu m’as grondé il n’y a qu’un moment pour l’avoir dit: mais [158b] en vérité, je ne vois aucun moyen de contester qu’on se forme des opinion ? fausses dans la folie et dans les songes, quand les uns s’imaginent qu’ils sont dieux, les autres qu’ils ont des ailes, et qu’ils volent durant leur sommeil. SOCRATE. Ne te rappelles-tu pas quelle controverse les partisans de ce système élèvent à ce sujet, et principalement sur l’état de veille et de sommeil ? THÉÉTÈTE. Que disent-ils donc ? SOCRATE. Ce que tu as, je pense, entendu souvent de la part de ceux qui demandent .quelle preuve certaine nous pourrions apporter, au cas où l’on 82 voudrait savoir de nous à ce moment même si nous dormons et si nos pensées sont autant de rêves, [158c] ou si nous sommes éveillés et conversons réellement ensemble. THÉÉTÈTE. Il est fort difficile, Socrate, de démêler les véritables signes auxquels cela peut se reconnaître ; car, dans l’un et l’autre état, ce sont les mêmes caractères, qui se répondent, pour ainsi dire. En effet rien n’empêche que nous ne nous imaginions tenir ensemble en dormant les mêmes discours que nous tenons à présent ; et lorsqu’on songeant nous croyons raconter nos songes, la ressemblance est merveilleuse avec ce qui se passe dans l’état de veille. SOCRATE. Tu vois donc qu’il n’est pas malaisé de faire là-dessus des difficultés, [158d] puisque l’on conteste même sur la réalité de l’état de veille ou de sommeil, et que le temps où nous dormons étant égal à celui où nous veillons, notre âme, dans chacun de ces états, se soutient à elle-même que les jugements qu’elle porte alors sont les seuls vrais ; en sorte que nous disons pendant un égal espace de temps, tantôt que ceux-ci sont véritables, tantôt que ce sont ceux-là, et que nous prenons également parti pour les uns et pour les autres. 83 THÉÉTÈTE. J’en conviens. SOCRATE. Il faut dire la même chose des maladies et des accès de folie ; si ce n’est peut-être par rapport à la durée, qui n’est pas égale. THÉÉTÈTE. Fort bien. SOCRATE. Mais quoi ! sera-ce le plus ou le moins de durée qui décidera de la vérité ? [158e] THÉÉTÈTE. Cela serait de tout point ridicule, SOCRATE. Eh bien, as-tu quelque autre marque évidente, à laquelle on reconnaisse de quel côté est la vérité dans ces jugements ? THÉÉTÈTE. Je n’en vois aucune. SOCRATE. Écoute donc ce que diraient ceux qui prétendent que les choses sont toujours réellement telles qu’elles paraissent à chacun. Voici, ce me semble, les questions qu’ils te feraient : Théétète, se peut-il qu’une chose totalement différente d’une autre ait la même faculté ? Et 84 songe bien qu’il ne s’agit pas d’une chose qui soit en partie la même, et en partie différente, mais tout à fait différente. [159a] THÉÉTÈTE. Si on la suppose entièrement différente, il est impossible qu’elle ait rien de commun avec une autre, ni pour la faculté qui la constitue, ni pour quoi que ce soit. SOCRATE. N’est-ce pas alors une nécessité de reconnaître qu’elle est dissemblable ? THÉÉTÈTE. Il me paraît qu’oui. SOCRATE. Or, s’il arrive qu’une chose devienne semblable ou dissemblable soit à elle-même soit à quelque autre, en tant que semblable nous dirons qu’elle est la même, et qu’elle est différente en tant que dissemblable. THÉÉTÈTE. Sans contredit. SOCRATE. Ne disions-nous pas précédemment que l’univers se compose d’un nombre infini de causes qui donnent le mouvement ou qui le reçoivent ? THÉÉTÈTE. Oui. 85 SOCRATE. Et que chacune d’elles venant à entrer en rapport tantôt avec une chose, tantôt avec une autre, ne produira point dans ces deux cas les mêmes effets, mais des effets différents ? [159b] THÉÉTÈTE. J’en tombe d’accord. SOCRATE. Ne pourrions-nous pas dire la même chose de toi, de moi, et de tout le reste ? Par exemple, dirons-nous que Socrate en santé et Socrate malade sont semblables ou dissemblables ? THÉÉTÈTE. Quand tu parles de Socrate malade, le prends-tu en entier, et l’opposes-tu à Socrate en santé pris aussi en entier ? SOCRATE. Tu as très bien saisi ma pensée : c’est ainsi que je l’entends. THÉÉTÈTE. Ils sont dissemblables. SOCRATE. Or, ne sont-ils pas différents, s’ils sont dissemblables ? THÉÉTÈTE. Nécessairement. 86 [159c] SOCRATE. N’en diras-tu pas autant de Socrate dormant, et dans les divers états que nous avons parcourus ? THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. N’est-il pas vrai que chacune des causes agissantes de leur nature, lorsqu’elle rencontrera Socrate en santé, agira sur lui comme sur un homme différent de Socrate malade, et réciproquement, lorsqu’elle rencontrera Socrate malade ? THÉÉTÈTE. Pourquoi non ? SOCRATE. Et dans l’un et l’autre cas nous produirons d’autres effets, la cause active et moi qui suis passif à son égard. THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Quand je bois du vin en santé, ne me paraît-il pas agréable et doux ? THÉÉTÈTE. Oui. 87 SOCRATE. Car, suivant ce qui a été convenu précédemment, [159d] la cause active et l’être passif ont produit la douceur et la sensation, qui se mettent en mouvement l’une et l’autre ; et la sensation se portant vers l’être passif, a rendu la langue sentante ; la douceur au contraire se portant vers le vin, a fait que le vin fût et parût doux à la langue bien disposée. THÉÉTÈTE. C’est eu effet ce dont nous sommes convenus. SOCRATE. Mais quand le vin agit sur Socrate malade, n’est-il pas vrai d’abord qu’il n’agit pas réellement sur le même homme, puisqu’il me prend dans un état différent ? THÉÉTÈTE. Oui. [159e] SOCRATE. Ainsi, Socrate en cet état et le vin qu’il boit produiront d’autres effets ; du côté de la langue une sensation d’amertume, et du côté du vin une amertume qui se porte vers le vin : de manière qu’il ne sera point amertume, mais amer, et que je ne serai pas sensation, mais sentant. THÉÉTÈTE. Sans contredit. 88 SOCRATE. Je ne deviendrai donc jamais différent, tant que je serai affecté de cette manière et non d’une autre : [160a] car il faut une sensation différente, venue d’un objet différent, pour rendre celui qui l’éprouve différent et en faire tout autre chose. Il n’est pas à craindre non plus que ce qui m’affecte ainsi, en rapport avec un autre, produise le même effet et devienne ce qu’il a été pour moi ; car en rapport avec un autre, il faut qu’il produise un autre effet et devienne tout autre chose. THÉÉTÈTE. Cela est certain. SOCRATE.
Ce n’est donc pas par
rapport à soi-même que le sujet deviendra ce qu’il est, ni l’objet THÉÉTÈTE. Non, sans doute. SOCRATE. Mais n’est-il pas nécessaire, quand je deviens sentant, que ce soit par rapport à quelque chose, [160b] puisqu’il est impossible qu’il y ait sensation sans objet réel ; et pareillement ce qui devient doux, amer, ou reçoit quelque autre qualité semblable, ne doit-il pas devenir tel par rapport à quelqu’un, puisqu’il est également im- 89 possible que ce qui devient doux ne soit doux pour personne ? THÉÉTÈTE. Assurément. SOCRATE. Il reste donc, ce me semble, que le sujet sentant et l’objet senti, qu’on les suppose dans l’état d’existence ou en voie de génération, ont une existence ou une génération relative, puisque c’est une nécessité que leur manière d’être soit une relation, mais une relation ni d’eux à une autre chose, ni de chacun d’eux à lui-même ; il reste par conséquent que ce soit une relation réciproque de tous les deux à l’égard l’un de l’autre ; de façon que, soit qu’on dise d’une chose qu’elle existe ou qu’elle se fait, [160c] il faut dire que c’est par rapport à quelque chose, ou de quelque chose, ou vers quelque chose ; et l’on ne doit ni dire ni souffrir qu’on dise que rien existe ou se fait en soi et pour soi. C’est ce qui résulte du sentiment que nous avons exposé. THÉÉTÈTE. Il est vrai, Socrate. SOCRATE. Puis donc que ce qui agit sur moi est relatif à moi et non à un autre, je le sens, et un autre ne le sent pas. 90 THÉÉTÈTE. Sans difficulté. SOCRATE. Ma sensation, par conséquent, est vraie par rapport à moi ; car elle tient toujours à ma manière d’être ; et, selon Protagoras, c’est à moi de juger de l’existence de ce qui m’est quelque chose, et de la non existence de ce qui ne m’est rien. THÉÉTÈTE. Il y a apparence. [160d] SOCRATE. Comment donc, si je ne me trompe ni ne bronche sur les choses qui se font ou qui existent, n’aurais-je point la science de ce dont j’ai la sensation ? THÉÉTÈTE. Impossible autrement. SOCRATE. Ainsi tu as fort bien défini la science, en disant qu’elle n’est autre chose que la sensation ; et soit qu’on soutienne avec Homère, Héraclite et leurs partisans, que tout est dans un mouvement et un flux continuel ; ou avec le très sage Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes choses ; ou avec Théétète que, s’il en est ainsi, la sensation est la science : tous ces sentiments reviennent au même. Eh bien, [160e] Théétète, dirons- 91 nous que c’est là en quelque sorte ton enfant nouveau-né, et que tu l’as mis au jour par mes soins ? Qu’en penses-tu ? THÉÉTÈTE. Il faut bien le dire, Socrate. SOCRATE. Quel que soit ce fruit, nous avons eu bien de la peine à le produire. Maintenant que l’enfantement est achevé, il nous faut faire ici en paroles la cérémonie de l’amphidromie (17) ; nous appliquant à bien reconnaître si le nouveau-né mérite d’être élevé, [161a] ou s’il n’est qu’une production fantastique. Ou bien penses-tu qu’il faille à tout prix élever ton enfant, et ne pas l’exposer ? Voyons, souffriras - tu patiemment qu’on l’examine, et ne te mettras-tu pas fort en colère si on te l’enlève, comme à une femme" accouchée pour la première fois ? THÉODORE. Théétète le souffrira volontiers, Socrate ; il n’a point du tout l’humeur difficile. Mais, au nom des dieux, dis-nous si en effet ce sentiment est faux, 92 SOCRATE. Il faut que tu aimes bien les discours, Théodore, et que tu sois bien bon pour t’imaginer que je suis comme un sac plein de discours, et qu’il m’est aisé d’en tirer [161b] un pour te prouver sur-le-champ que ce sentiment n’est pas vrai. Tu ne fais pas attention à ce qui se passe ; qu’aucun discours ne vient de moi, mais toujours de celui avec lequel je converse ; et que je ne sais rien qu’une petite chose, je veux dire, examiner passablement ce qui est dit par un autre plus habile. C’est ce que je vais essayer de faire vis-à-vis de Protagoras, sans rien dire de moi-même. THÉODORE. Tu as raison, Socrate ; fais comme tu dis. SOCRATE. Sais-tu, Théodore, ce qui m’étonne dans ton ami Protagoras ? [161c] THÉODORE. Quoi donc ? SOCRATE. J’ai été fort content de tout ce qu’il dit ailleurs, pour prouver que chaque chose est ce qu’elle paraît à chacun ; mais j’ai été étonné qu’au commencement de sa Vérité (18), il n’ait pas 93 dit que le pourceau, le cynocéphale, ou quelque être encore plus bizarre, capable de sensation, est la mesure de toutes choses. C’eût été là un début magnifique et tout à fait insultant pour notre espèce, par lequel il nous eût donné à entendre que, tandis que nous l’admirons comme un dieu pour sa sagesse, il ne l’emporte pas en intelligence, je ne dis point sur un autre homme, mais sur une grenouille gyrine (19). Que dire en effet, Théodore ? Si les opinions qui se forment en nous par le moyen des sensations, sont vraies pour chacun ; si personne n’est plus en état qu’un autre de prononcer sur ce qu’éprouvé son semblable, ni plus habile à discerner la vérité ou la fausseté d’une opinion ; si au contraire, comme il a souvent été dit, chacun juge uniquement ce qui se passe en lui, et si tous ses jugements sont droits et vrais : pourquoi, mon cher ami, Protagoras serait-il savant, au point de se croire en droit d’enseigner les autres, [161e] et de mettre ses leçons à un si haut 94 prix (20), et nous des ignorants condamnés à aller à son école, chacun étant à soi -même la mesure de sa propre sagesse ? Peut - on ne pas dire que Protagoras n’a parlé de la sorte que pour se moquer ? Je me tais sur ce qui me regarde, et sur mon talent de faire accoucher les esprits : dans son système, ce talent est souverainement ridicule ; aussi bien, ce me semble, que tout l’art de la dialectique. Car, n’est-ce pas une extravagance insigne d’entreprendre d’examiner et de réfuter réciproquement ses idées et ses opinions, [162a] tandis qu’elles sont toutes vraies pour chacun, si la vérité de Protagoras est bien la vérité, et si ce n’est pas en badinant que du sanctuaire de son livre elle nous a dicté ses oracles ? THÉODORE. Socrate, Protagoras est mon ami ; tu viens de le dire toi-même. Je ne puis donc consentir, ni à le voir réfuter ici par mes propres aveux, ni à le défendre vis-à-vis de toi contre ma pensée. Reprends donc la dispute avec Théétète, d’autant plus qu’il m’a paru t’écouter tout à l’heure fort attentivement. [162b] SOCRATE. Cependant, Théodore, si tu allais à Lacédé- 95 mone aux lieux d’exercice, après avoir vu les autres nus, et quelques-uns assez mal faits, prétendrais-tu être dispensé de quitter tes habits, et de te montrer à ton tour ? THÉODORE. Pourquoi non, s’ils voulaient me le permettre et se rendre à mes raisons ; comme j’espère ici vous persuader de me laisser simple spectateur, de ne pas me traîner de force dans l’arène, à présent que j’ai les membres roides, et ne pas me contraindre à lutter contre un adversaire plus jeune et plus souple ? SOCRATE. Si cela te fait plaisir, Théodore, cela [162c] ne me fait nulle peine, comme on dit vulgairement. Revenons donc au sage Théétète. Dis-moi d’abord, Théétète, relativement à ce système, n’es-tu pas surpris comme moi, de te voir ainsi tout d’un coup ne le céder en rien pour la sagesse à qui que ce soit, homme ou dieu ? ou penses-tu que la mesure de Protagoras n’est pas la même pour les dieux et pour les hommes ? THÉÉTÈTE. Non, certes, je ne le pense pas ; et pour répondre à ta question, je t’assure qu’en effet je suis bien surpris. En t’entendant développer la manière dont ils prouvent que ce qui paraît [162d] à 96 chacun est tel qu’il lui paraît, je jugeais que rien n’était mieux dit ; maintenant je suis passé tout à coup à un jugement contraire. SOCRATE. Tu es jeune, mon cher enfant, et par cette raison tu écoutes les discours avec avidité, et te rends de suite. Mais voici ce que nous répondrait Protagoras, ou quelqu’un de ses partisans: Généreux enfants ou vieillards, vous discourez assis à votre aise, et vous mettez ici les dieux de la partie ; [162e] tandis que moi, dans ma conversation ou dans mes écrits, je laisse de côté s’ils existent ou n’existent pas. Vous me faites des objections bonnes sans doute auprès de la multitude, comme, par exemple, qu’il serait étrange que chaque homme n’eût aucun avantage du côté de la sagesse sur le premier animal : mais vous ne m’opposez ni démonstration, ni preuve concluante, et n’employez contre moi que des vraisemblances. Cependant si Théodore ou tout autre géomètre argumentait de la sorte en géométrie, personne ne daignerait l’écouter. Examinez donc, Théodore et vous, si, sur des matières de cette importance, [163a] vous vous contenterez d’apparences et de vraisemblances. THÉÉTÈTE. C’est ce qu’assurément nous n’oserions dire ni toi, Socrate, ni nous. 97 SOCRATE. Il faut donc, suivant ce que vous dites, Théodore et toi, nous y prendre d’une autre manière. THÉÉTÈTE. Sans doute. SOCRATE. Ainsi, voyons de la façon que je vais dire si la science et la sensation sont une même chose, ou deux choses différentes : car c’est là le but que nous poursuivons, et c’est à cette occasion que nous avons remué toutes ces questions si étranges. N’est-il pas vrai ? THÉÉTÈTE. Oui. [163b] SOCRATE. Eh bien donc, admettrons-nous qu’avoir la sensation d’un objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, c’est en avoir la science ? Par exemple, avant d’avoir appris la langue des Barbares, dirons-nous que, lorsqu’ils parlent, nous ne les entendons pas, ou que nous les entendons et que nous savons ce qu’ils disent ? De même, si, ne sachant pas lire, nous jetons les yeux sur des lettres, assurerons-nous que nous ne les voyons pas, ou que nous les voyons et savons ce qu’elles signifient ? 98 THÉÉTÈTE. Nous dirons, Socrate, que nous savons ce que nous en voyons et en entendons ; quant aux lettres, que nous en voyons et en savons la figure et la couleur ; quant aux sons, que nous entendons et savons ce qu’ils ont [163c] d’aigu et de grave : mais que tout ce qui s’apprend à ce sujet par les leçons des grammairiens et des interprètes, l’ouïe et la vue ne nous en donnent ni la sensation, ni la science. SOCRATE. Fort bien, mon cher Théétète ; il ne faut point te chicaner sur cette réponse, afin que tu prennes un peu d’assurance. Mais fais attention à une nouvelle difficulté qui s’avance, et vois comment nous la repousserons. THÉÉTÈTE. Quelle est-elle ? [163d] SOCRATE. La voici. Suppose qu’on nous demande s’il est possible que ce qu’on a su une fois et dont on conserve le souvenir, on ne le sache pas, lors même qu’on s’en souvient. Mais je fais, ce me semble, un long circuit pour te demander si quand on a appris une chose et qu’on s’en souvient, on ne la sait pas. 99 THÉÉTÈTE. Comment ne la saurait-on pas, Socrate ? ce serait un vrai prodige. SOCRATE. Ne suis-je pas moi-même en délire ? Examine bien. Ne conviens-tu pas que voir c’est sentir, et que la vision est une sensation ? THÉÉTÈTE. Oui. [163e] SOCRATE. Celui qui a vu une chose, n’a-t-il point eu dans ce moment la science de ce qu’il a vu, selon le système que nous avons exposé tout à l’heure ? THÉÉTÈTE. Assurément. SOCRATE. Mais quoi ! n’admets-tu pas ce qu’on appelle mémoire ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. A-t-elle un objet, ou n’en a-t-elle point ? THÉÉTÈTE. Elle en a un. SOCRATE. Apparemment que ce sont les choses qu’on a apprises et senties. 100 THÉÉTÈTE. Que serait-ce donc ? SOCRATE. Et ne se souvient-on pas quelquefois de ce qu’on a vu ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Même après avoir fermé les yeux ? ou bien l’oublie-t-on sitôt qu’on les a fermés ? THÉÉTÈTE. Ce serait dire une absurdité, Socrate. [164a] SOCRATE. Il faut pourtant le dire, si nous voulons sauver le système en question ; sans quoi, c’est fait de lui. THÉÉTÈTE. Je l’entrevois, mais sans le concevoir clairement : explique-moi comment. SOCRATE. Le voici: celui qui voit, disons-nous, a la science de ce qu’il voit ; car nous sommes convenus que la vision, la sensation et la science sont la même chose. THÉÉTÈTE. Il est vrai. SOCRATE. Mais celui qui voit et qui a acquis la science 101 de ce qu’il voyait, s’il ferme les yeux, se souvient de la chose, et ne la voit plus : n’est-ce pas ? THÉÉTÈTE. Oui. [164b] SOCRATE. Dire qu’il ne voit pas, c’est dire qu’il ne sait pas, puisque voir est la même chose que savoir. THÉÉTÈTE. Cela est certain. SOCRATE. Il résulte de là par conséquent que ce qu’on a su on ne le sait plus, lors même qu’on s’en souvient, par la raison qu’on ne le voit plus : ce qui serait un prodige, avions-nous dit. THÉÉTÈTE. Rien de plus vrai. SOCRATE. Il paraît donc que le système qui confond la science et la sensation conduit à une chose impossible. THÉÉTÈTE. Il paraît. SOCRATE. Ainsi il faut dire que l’une n’est pas l’autre. THÉÉTÈTE. Je commence à le croire. 102 [164c] SOCRATE. Nous voilà donc réduits, ce semble, à donner une nouvelle définition de la science. Cependant, Théétète, qu’allons-nous faire ? THÉÉTÈTE. Sur quoi ? SOCRATE. Nous ne ressemblons pas mal, Théétète, à un coq sans courage ; nous nous retirons du combat, et nous chantons avant d’avoir remporté la victoire. THÉÉTÈTE. Comment cela ? SOCRATE. Nous n’avons fait que disputer et nous accorder sur des mots ; et nous nous arrêtons comme enchantés de ce résultat : tandis que nous nous donnons pour des sages, nous faisons, [164d] sans y prendre garde, ce que font les disputeurs de profession. THÉÉTÈTE. Je ne comprends pas encore ce que tu veux dire. SOCRATE. Je vais essayer de t’expliquer là-dessus ma pensée. Nous avons demandé si celui qui a ap- 103 pris une chose et en conserve le souvenir, ne la sait pas ; et après avoir montré que, quand on a vu une chose et qu’on ferme ensuite les yeux, on s’en souvient quoiqu’on ne la voie plus, nous avons prouvé qu’il en résulte que le même homme ne sait pas ce dont il se souvient ; ce qui est impossible. Voilà comme nous avons réfuté le système de Protagoras, et en même temps le tien, qui fait de la science et de la sensation une même chose. [164e] THÉÉTÈTE. J’en conviens. SOCRATE. Il n’en serait pas ainsi, mon cher ami, si le père du premier système vivait encore ; il ne serait pas embarrassé pour le défendre. Aujourd’hui que ce système est orphelin, nous l’insultons. Les tuteurs que Protagoras lui a laissés, du nombre desquels est Théodore, refusent de prendre sa défense ; et je vois bien que, dans l’intérêt de la justice, nous serons obligés de venir nous-mêmes à son secours. THÉODORE. Ce n’est pas moi, Socrate, qui suis le tuteur des opinions de Protagoras, mais plutôt Callias [165a] fils d’Hipponicus (21). Pour moi, j’ai passé trop vite 104 de ces abstractions à l’étude de la géométrie. Je te saurai gré pourtant, si tu veux bien le défendre. SOCRATE. C’est bien dit, Théodore. Examine donc de quelle manière je m’y prends. Car, si l’on n’est extrêmement attentif aux mots dont on a coutume de se servir, soit pour accorder, soit pour nier, on se verra forcé d’admettre des absurdités plus choquantes encore que celles de tout à l’heure. M’adresserai-je à toi, ou à Théétète ? THÉODORE. Adresse-toi à nous deux, mais que le plus jeune réponde : [165b] s’il fait quelque faux pas, il y aura moins de honte pour lui. SOCRATE. Je viens donc tout de suite à la question la plus étrange : la voici, je pense. Est-il possible que la même personne qui sait une chose, ne sache point ce qu’elle sait ? THÉODORE. Que répondrons-nous, Théétète ? THÉÉTÈTE. Je trouve cela impossible. SOCRATE. Non pas, si tu supposes que voir c’est savoir. 105 Comment te tireras-tu en effet de cette question vraiment inextricable, où, comme on dit, tu seras pris comme dans un puits, lorsqu’un adversaire imperturbable, fermant de la main [165c] un de tes yeux, te demandera si tu vois son habit de cet œil fermé ? THÉÉTÈTE. Je lui répondrai que non ; mais que je le vois de l’autre. SOCRATE. Tu vois donc et ne vois pas en même temps la même chose ? THÉÉTÈTE. Oui, à certains égards. SOCRATE. Il ne s’agit pas de cette restriction, répliquera- t-il ; et je ne te demande pas le comment : je te demande seulement si ce que tu sais, il se trouve en même temps que tu ne le sais pas. Or, en ce moment tu vois ce que tu ne vois pas : tu es d’ailleurs convenu que voir c’est savoir, et que ne pas voir c’est ne point savoir ; conclus toi- même ce qu’il suit de là. [165d] THÉÉTÈTE. Je conclus qu’il suit le contraire de ce que j’ai supposé. 106 SOCRATE. Peut-être, mon cher, serais tu tombé en bien d’autres embarras, si en outre on t’eût demandé si on peut savoir la même chose d’une manière aiguë et d’une manière obtuse ; de près et de loin, fortement et faiblement, et mille autres questions semblables que t’aurait proposées un champion exercé à la dispute, vivant de ce métier, et toujours à l’affût de pareilles subtilités, lorsqu’il t’aurait entendu dire que la science et la sensation sont la même chose, [165e] et si, te jetant sur ce qui regarde l’ouïe, l’odorat et les autres sens, et s’attachant à toi sans lâcher prise, il t’eût fait tomber dans les pièges de son admirable savoir, et que, devenu maître de ta personne et te tenant enchaîné, il t’eût obligé à lui payer une rançon dont vous seriez convenus ensemble. Eh bien donc, me diras-tu peut-être, quelles raisons Protagoras alléguera-t-il pour sa défense ? Veux-tu que je tâche de les exposer ? THÉÉTÈTE. Volontiers. SOCRATE. D’abord il fera valoir tout ce que nous avons dit en sa faveur ; [166a] ensuite, venant lui-même à notre rencontre, il nous dira, je pense, d’un ton méprisant : C’est donc ainsi que l’honnête 107 homme Socrate m’a tourné en ridicule dans ses discours, sur ce qu’un enfant, effrayé de la question qu’il lui a faite, s’il est possible que le même homme se souvienne d’une chose et en même temps n’en ait aucune connaissance, lui a répondu en tremblant que non, pour n’avoir pas la force de porter sa vue plus loin. Mais, c’est une vraie lâcheté, Socrate, et voici ce qu’il en est à cet égard. Lorsque tu examines par manière d’interrogation quelqu’une de mes opinions, si celui que tu interroges est battu en répondant ce que je répondrais moi-même, c’est moi [166b] qui suis confondu ; mais s’il dit autre chose, c’est lui qui est vaincu. Et pour entrer en matière, penses - tu qu’on t’accorde que l’on conserve la mémoire des choses que l’on a senties, et que cette mémoire soit de même nature que la sensation qu’on éprouvait et que l’on n’éprouve plus ? Il s’en faut de beaucoup. Penses-tu aussi qu’on hésite à soutenir que le même homme peut savoir et ne point savoir la même chose ? Ou, si l’on redoute cette apparente contradiction, crois-tu qu’on t’accorde que celui qui est devenu différent soit le même qu’il était avant ce changement, ou plutôt que cet homme soit un et non pas plusieurs, et que ces plusieurs ne se multiplient pas à l’infini, [166c] puisque le changement se fait sans cesse ; si l’on veut de part 108 et d’autre mettre de côté toute chicane verbale ? Mon cher, poursuivra-t-il, attaque mon système d’une manière plus noble, et prouve-moi, si tu le peux, que chacun de nous n’a pas des sensations qui lui sont propres, ou, si elles le sont, qu’il ne s’ensuit pas que ce qui paraît à chacun devient, ou, s’il faut se servir du mot être, est tel pour lui seul. Au surplus, quand tu parles de pourceaux et de cynocéphales, non seulement tu montres toi-même à l’égard de mes écrits la stupidité d’un pourceau, mais tu engages ceux qui t’écoutent à en faire autant ; [166d] et cela n’est guère bien. Pour moi, je soutiens que la vérité est telle que je l’ai décrite, et que chacun de nous est la mesure de ce qui est et de ce qui n’est pas : que cependant il y a une différence infinie entre un homme et un autre homme, en ce que les choses sont et paraissent autres à celui-ci, et autres à celui-là ; et bien loin de ne reconnaître ni sagesse, ni homme sage, je dis au contraire qu’on est sage lorsque, changeant la face des objets, on les fait paraître et être bons à celui auquel ils paraissaient et étaient mauvais auparavant. Du reste, ne va pas de nouveau m’attaquer [166e] sur les mots, mais conçois encore plus clairement ma pensée de cette manière. Rappelle-toi ce qui a été dit précédemment, que les aliments paraissent et sont amers au malade, et qu’ils sont et 109 paraissent agréables à l’homme en santé. Il n’en faut pas conclure que l’un est plus sage que l’autre, [167a] car cela ne peut pas être ; ni s’attacher à prouver que le malade est un ignorant, parce qu’il est dans cette opinion, et que l’homme en santé est sage, parce qu’il est dans une opinion contraire ; mais il faut faire passer le malade à l’autre état qui est préférable au sien. De même, en ce qui concerne l’éducation, on doit faire passer les hommes du mauvais état au bon. Le médecin emploie pour cela les remèdes, et le sophiste les discours. Jamais en effet personne n’a fait avoir des opinions vraies à quelqu’un qui en eût auparavant de fausses, puisqu’il n’est pas possible d’avoir une opinion sur ce qui n’est pas, ni sur d’autres objets que ceux qui nous affectent, et que ces objets [167b] sont toujours vrais ; mais on fait en sorte, ce me semble, que celui qui avec une âme mal disposée avait des opinions relatives à sa disposition, passe à un meilleur état, et à des opinions conformes à cet état nouveau. Quelques-uns par ignorance appellent ces opinions des images vraies ; quant à moi, je conviens que les unes sont meilleures que les autres, mais non pas plus vraies. Et il s’en faut bien, mon cher Socrate, que j’appelle les sages des grenouilles ; au contraire, je tiens les médecins pour sages en ce qui concerne le corps, et les 110 laboureurs en ce qui concerne les plantes. Car, selon moi, les laboureurs, lorsque les plantes sont malades, [167c] au lieu de sensations mauvaises leur en procurent de bonnes, de salutaires et de vraies ; et les orateurs sages et vertueux font que pour les cités les bonnes choses soient justes à la place des mauvaises. En effet, ce qui paraît juste et honnête à chaque cité, est tel pour elle tandis qu’elle en porte ce jugement ; et le sage fait que le bien soit et paraisse tel à chaque citoyen au lieu du mal. Par la même raison, le sophiste capable de former ainsi ses élèves est sage, [167d] et mérite de leur part un grand salaire. C’est ainsi que les uns sont plus sages que les autres, et que néanmoins personne n’a d’opinions fausses, et bon gré, malgré, il faut que tu reconnaisses que tu es la mesure de toutes choses ; car tout ce qui vient d’être dit suppose ce principe. Si tu as quelque chose à lui opposer, fais-le en réfutant mon discours par un. autre ; ou si tu aimes mieux interroger, à la bonne heure, interroge : car je ne dis pas qu’il faille rejeter cette méthode ; au contraire, l’homme de bon sens doit la préférer à toute autre ; mais uses-en [167e] de la manière suivante : ne cherche point à tromper en interrogeant. Il y aurait une grande contradiction à te porter pour amateur de la vertu, et à te conduire toujours injustement dans 111 la conversation. Or, c’est se conduire injustement en conversation, que de ne mettre nulle différence entre la dispute et la discussion ; de ne pas réserver pour la dispute les badinages et la tromperie, et dans la discussion de ne pas traiter les matières sérieusement, redressant celui avec qui on converse, et lui faisant uniquement apercevoir [168a] les fautes qu’il aurait reconnues de lui-même et à la suite d’entretiens antérieurs. Si tu agis de la sorte, ceux qui converseront avec toi s’en prendront à eux et non à toi de leur trouble et de leur embarras : ils te rechercheront et t’aimeront ; ils se prendront en aversion, et, se fuyant eux-mêmes, il se jetteront dans le sein de la philosophie pour qu’elle les renouvelle, et en fasse d’autres hommes. Mais si tu fais le contraire, comme font la plupart, le contraire aussi l’arrivera ; et au lieu de rendre philosophes ceux qui te fréquentent, [168b] tu leur feras haïr la philosophie, lorsqu’ils seront plus avancés en âge. Si tu m’en crois donc, tu examineras véritablement, sans esprit d’hostilité et de dispute, comme j’ai déjà dit, mais avec une disposition bienveillante, ce que nous avons voulu dire en affirmant que tout est en mouvement, et que les choses sont telles pour les particuliers et les états qu’elles leur paraissent. Et tu partiras de là pour examiner si la science et la sensation sont une même chose, ou deux 112 choses différentes, au lieu de partir, comme tout à l’heure, [168c] de l’usage ordinaire des mots, dont la plupart des hommes détournent le sens arbitrairement, se créant par là mutuellement toutes sortes d’embarras. — Voilà, Théodore, l’essai de ce que je puis pour la défense de ton ami : cette défense est faible et répond à ma faiblesse ; mais s’il vivait encore, il viendrait lui-même à son secours avec tout autrement de force. THÉODORE. Tu te moques, Socrate : tu l’as défendu très vaillamment. SOCRATE. Tu me flattes, mon cher ami. Mais as-tu pris garde à ce que Protagoras disait tout à l’heure, et au reproche qu’il nous faisait [168d] de disputer contre un enfant, de la timidité duquel nous nous servions comme d’une arme pour combattre son système, et comment, traitant cette conduite de badinage, et vantant sa mesure de toutes choses, il nous recommandait d’examiner son sentiment d’une manière plus sérieuse ? THÉODORE. Comment ne l’aurais-je pas remarqué, Socrate ? SOCRATE. Eh bien, veux-tu que nous lui obéissions ? 113 THÉODORE. De tout mon cœur. SOCRATE. Tu vois que tous ceux qui sont ici, excepté toi, ne sont que des enfants. Si donc nous voulons obéir à Protagoras, il faut qu’interrogeant et [168e] répondant tour à tour toi et moi, nous fassions un examen sérieux de son opinion, afin qu’il n’ait plus à nous reprocher de l’avoir discutée en badinant avec des enfants. THÉODORE. Quoi donc ! Théétète n’est-il pas plus en état de suivre cette discussion que beaucoup d’autres qui ont de grandes barbes ? SOCRATE. Oui ; mais pas mieux que toi, Théodore. Ne te figure pas que j’aie dû prendre en toute manière la défense de ton ami après sa mort, [169a] et que tu sois en droit de l’abandonner. Allons, mon cher, suis-moi un peu, jusqu’à ce que nous ayons vu si c’est toi qui dois servir de mesure en fait de figures géométriques, ou si chaque homme peut l’être tout aussi bien pour lui-même dans l’astronomie et les autres sciences où tu as la réputation d’exceller. THÉODORE. Il n’est pas aisé, Socrate, lorsqu’on est assis 114 auprès de toi, de se défendre de te faire raison ; et je me trompais bien tout à l’heure, quand je disais que tu me permettrais de ne point mettre bas mes habits, et que tu n’userais point de contrainte à cet égard, comme font les Lacédémoniens. Il me paraît au contraire que tu ressembles davantage [169b] à Sciron (22) : car les Lacédémoniens disent, Qu’on se retire, ou qu’on quitte ses vêtements ; mais toi, tu fais plutôt comme Antée (23), tu ne lâches point ceux qui t’approchent que tu ne les aies forcés de se dépouiller et de lutter de paroles avec toi. SOCRATE. Tu as très bien dépeint ma maladie, Théodore. Seulement je suis beaucoup plus fort que ceux dont tu parles : car j’ai déjà rencontré une foule d’Hercules et de Thésées redoutables dans la dispute, qui m’ont bien battu ; mais je ne m’abstiens pas pour cela de disputer, tant est violent et enraciné [169c] en moi l’amour que j’ai pour cette espèce de lutte. Ne me refuse donc pas le plaisir de me mesurer avec toi. 115 THÉODORE. Je ne m’y oppose plus ; mène-moi par quel chemin tu voudras. Je vois bien qu’il faut subir la destinée que tu me prépares, et consentir de bonne grâce à se voir réfuté. Je t’avertis pourtant que je ne pourrai pas me livrer à toi au-delà de ce que tu m’as demandé. SOCRATE. Il suffit que tu me suives jusque là. Et, je te prie, sois attentif à ce qu’il ne nous arrive point sans le savoir de converser ensemble d’une manière puérile : [169d] ce qu’on ne manquerait pas de nous reprocher de nouveau. THÉODORE. J’y prendrai garde autant que j’en suis capable. SOCRATE. Commençons donc par reprendre ce que nous disions précédemment ; et voyons si c’est avec raison ou à tort que nous avons attaqué et rejeté le système de Protagoras, en ce qu’il prétend que chacun se suffit à soi-même en fait de sagesse, et si Protagoras nous a accordé que quelques-uns l’emportent sur d’autres dans le discernement du mieux et du pis ; et ce sont là les sages, selon lui. N’est-ce pas cela ? THÉODORE. Oui. 116 SOCRATE. S’il nous avait fait cet aveu lui-même en personne, et que nous [169e] ne l’eussions pas fait pour lui, en défendant sa cause, il ne serait pas nécessaire d’y revenir pour le fortifier davantage. Mais maintenant on pourrait peut-être nous objecter que nous ne sommes point autorisés à faire de pareils aveux de sa part. C’est pourquoi il vaut mieux que nous nous entendions plus nettement sur ce point : car il n’est pas peu important que la chose soit ainsi, ou autrement. THÉODORE. Tu as raison. SOCRATE. Tirons donc aussi brièvement qu’il se pourra cet aveu, [170a] non d’aucune autre personne, mais des propres discours de Protagoras. THÉODORE. Comment cela ? SOCRATE. Le voici. Ne dit-il point que ce qui paraît à chacun est pour lui tel qu’il lui paraît ? THÉODORE. Il le dit en effet. SOCRATE. Or, Protagoras, nous énonçons aussi les opi- 117 nions d’un homme, ou plutôt de tous les hommes, quand nous disons qu’il n’est personne qui à certains égards ne se croie plus sage que d’autres, et d’autres pareillement plus sages que celui-là ; que dans les plus grands dangers, à la guerre, dans les maladies, sur la mer, on se conduit envers ceux qui commandent comme envers des dieux, et l’on attend d’eux son salut, [170b] sans que ceux-ci aient aucune autre supériorité que celle de la science : que toutes les affaires humaines sont remplies de gens qui cherchent des maîtres et des chefs pour eux-mêmes, pour les autres et pour toute entreprise, et d’autres au contraire qui sont persuadés qu’ils sont en état d’enseigner ; et de commander. Que pouvons-nous en conclure autre chose, sinon que les hommes eux-mêmes pensent que sur tout cela il y a parmi leurs semblables des sages et des ignorants ? THÉODORE. Rien autre chose. SOCRATE. Or, ne tiennent-ils point la sagesse pour une opinion vraie, et l’ignorance pour une opinion fausse ? [170c] THÉODORE. Sans contredit. 118 SOCRATE. Quel parti prendrons-nous donc, Protagoras ? Dirons-nous que les hommes ont toujours des opinions vraies, ou tantôt de vraies et tantôt de fausses ? De quelque côté qu’on se tourne, il résulte également que les opinions humaines ne sont pas toujours vraies, mais vraies ou fausses En effet, Théodore, vois si quelqu’un des partisans de Protagoras, ou si toi-même tu veux soutenir que personne ne pense d’aucun autre que c’est un ignorant, et qu’il a des opinions fausses. THÉODORE. Qui voudrait s’en charger, Socrate ? [170d] SOCRATE. Voilà cependant à quelle extrémité sont réduits ceux qui veulent que l’homme soit la mesure de toutes choses. THÉODORE. Comment cela ? SOCRATE. Lorsque ayant porté quelque jugement en toi-même, tu me fais part de ton opinion sur un point, selon Protagoras, cette opinion sera vraie pour toi : mais ne nous est-il pas permis à nous autres d’être juges de ton jugement, et jugeons-nous toujours que tes opinions sont vraies ; ou plutôt une infinité de gens qui ont des opinions 119 contraires aux tiennes ne te contredisent-ils pas tous les jours dans la persuasion que tu te trompes ? [170e] THÉODORE. Oui, par Jupiter, Socrate, il y a, comme dit Homère, mille (24) personnes qui me tourmentent à ce sujet. SOCRATE. Quoi ! Veux-tu que nous disions qu’alors ton opinion est vraie pour toi et fausse pour ces mille personnes ? THÉODORE. C’est une nécessité, à ce qu’il paraît, dans le système de Protagoras. SOCRATE. Et pour lui-même, s’il n’avait pas pensé que l’homme est la mesure de toutes choses, et que le peuple ne le pensât pas non plus, comme en effet il ne le pense pas, ne serait-ce pas une nécessité que la vérité [171a] telle qu’il l’a définie n’existât pour personne ? Et s’il a été de ce sentiment, et que la multitude pense le contraire, tu vois d’abord qu’autant !e nombre de ceux qui ne sont pas de son avis surpasse celui de ses partisans, autant la vérité, telle qu’il l’en- 120 tend, a plus de chances pour n’exister pas que pour exister. THÉODORE. Cela est incontestable, si elle existe ou n’existe pas selon chaque opinion. SOCRATE. Mais, en second lieu, voici ce qu’il y a de plus plaisant. Protagoras, en reconnaissant que ce qui paraît tel à chacun est, accorde que l’opinion de ceux qui contredisent la sienne, et par laquelle ils croient qu’il se trompe, est vraie. THÉODORE. En effet. [171b] SOCRATE. Ne convient-il donc pas que son opinion est fausse, s’il reconnaît pour vraie l’opinion de ceux qui pensent qu’il est dans l’erreur ? THÉODORE. Nécessairement. SOCRATE. Et les autres ne conviennent pas qu’ils se trompent ? THÉODORE. Non, vraiment. SOCRATE. Eh bien, le voilà qui reconnaît aussi cette opinion pour véritable, d’après son système. 121 THÉODORE. II le faut bien. SOCRATE. Par conséquent, c’est une chose révoquée en doute par tous, à commencer par Protagoras lui-même, ou plutôt lui-même avoue, en admettant que celui qui est d’un avis contraire au sien pense vrai, [171c] oui, Protagoras accorde que ni un chien, ni le premier homme venu n’est la mesure d’aucune chose qu’il n’a point étudiée. N’est-ce pas ? THÉODORE. Oui. SOCRATE. Donc, puisqu’elle est contestée par tout le monde, la vérité de Protagoras n’est vraie ni pour personne, ni pour lui-même. THÉODORE. Socrate, nous maltraitons bien mon ami. SOCRATE. Oui, mon cher ; et je ne sais trop si c’est à bon droit. Car il y a apparence qu’étant plus âgé que nous, [171d] il est aussi plus habile ; et si à ce moment il sortait de terre seulement jusqu’au cou, il est probable qu’avant de rentrer sous terre et de disparaître, il nous convaincrait, moi, de ne savoir ce que je dis, et toi, d’avoir 122 accordé bien des choses mal à propos. Mais c’est une nécessité pour nous, je pense, d’user de nos lumières telles qu’elles sont, et de parler toujours conformément à nos idées. Et maintenant, pouvons-nous ne pas dire que tout le monde convient que tel homme est plus savant qu’un autre, et tel autre aussi plus ignorant ? THÉODORE. Il me le paraît, du moins. SOCRATE. Dirons-nous aussi qu’elle puisse se soutenir cette partie du discours [171e] que nous avons mis dans la bouche de Protagoras en prenant sa défense, savoir, qu’en ce qui concerne le chaud, le sec, le doux, et les autres qualités de ce genre, les choses sont communément telles pour chacun qu’elles lui paraissent : que, s’il reconnaît qu’à certains égards il est des hommes qui l’emportent sur d’autres, c’est par rapport à ce qui est salutaire ou nuisible au corps ; et qu’il ne fera nulle difficulté de convenir que toute femmelette, tout enfant, tout animal n’est point en état de se guérir soi-même et ne connaît pas ce qui lui est salutaire ; mais que ce sont là particulièrement les choses où certains hommes ont l’avantage sur d’autres ? THÉODORE. Je le crois ainsi. 123 [172a] SOCRATE. Et sur les matières politiques, ne conviendra-t-il pas aussi que l’honnête et le déshonnête, le juste et l’injuste, le saint et l’impie, sont bien tels pour chaque cité qu’elle se les représente dans l’institution de ses lois, et qu’en tout cela un particulier n’est pas plus savant qu’un autre particulier, ni une cité qu’une autre cité ; mais que dans le discernement des lois avantageuses ou nuisibles, c’est là surtout qu’un conseiller l’emporte sur un autre conseiller, et l’opinion d’une cité sur celle d’une autre cité ? et il n’oserait pas avancer [172b] que les lois qu’un état se donne, croyant qu’elles lui sont utiles, le seront en effet infailliblement. Mais ici, pour le juste et l’injuste, le saint et l’impie, ses partisans assurent que rien de tout cela n’a par sa nature une essence qui lui soit propre, et que l’opinion que toute une ville s’en forme devient vraie par cela seul, et pour tout le temps qu’elle dure. Ceux même qui sur le reste ne sont pas tout à fait de l’avis de Protagoras, suivent ici sa philosophie. Mais, Théodore, un discours succède à un autre discours, et un plus important [172c] à un moindre. THÉODORE. Ne sommes-nous point de loisir, Socrate ? 124 SOCRATE. Il y paraît : et j’ai souvent fait réflexion en d’autres rencontres, mais surtout aujourd’hui, mon cher, combien il est naturel que ceux qui ont passé un temps considérable dans l’étude de la philosophie, fassent de ridicules orateurs lorsqu’ils se présentent devant les tribunaux. THÉODORE. Comment dis-tu ? SOCRATE. Il me semble que les hommes élevés dès leur jeunesse dans les tribunaux et les affaires, comparés à ceux qui ont été nourris dans la philosophie, [172d] sont comme des esclaves vis-à-vis d’hommes libres. THÉODORE. Par quelle raison ? SOCRATE. Par la raison que les uns ont toujours ce que tu viens de dire, du loisir, et conversent ensemble en paix tout à leur aise ; et de même que nous changeons maintenant de discours pour la troisième fois, ils en font autant lorsque le propos qui survient leur plaît davantage, ainsi qu’à nous ; et il leur est indifférent que leur discours 125 soit long ou court, pourvu qu’ils parviennent à la vérité. Les autres, au contraire, [172e] n’ont jamais de temps à perdre lorsqu’ils parlent ; car l’eau qui coule les oblige à se hâter (25), et ne leur permet pas de parler de ce qu’ils aimeraient le mieux ; la partie adverse est là qui leur fait la loi, en faisant lire la formule d’accusation qu’ils appellent antomosie (26), du contenu de laquelle il est défendu de s’écarter. Leurs plaidoyers sont toujours pour ou contre un esclave comme eux, et s’adressent à un maître assis qui tient en sa main la justice. Leurs disputes ne sont jamais sans conséquence ; il y va toujours de quelque intérêt personnel, souvent même [173a] de la vie ; tout cela les rend âpres et ardents, habiles à gagner leur maître par des paroles flatteuses, et à lui complaire dans leurs actions : mais ils n’ont ni droiture, ni grandeur d’âme ; car la servitude où ils s’engagent dès leur jeunesse les empêche de se développer, leur ôte toute élévation et 126 toute noblesse, en les contraignant d’agir par des voies obliques ; et comme elle expose leur âme encore tendre à de grands dangers et à de grandes craintes, qu’ils n’ont pas assez de force pour affronter au nom de la justice et de la vérité, ils ont recours de bonne heure au mensonge et à l’art de se nuire les uns aux autres ; [173b] ils se plient et se rompent en mille manières, et passent de l’adolescence à l’âge mûr avec un esprit entièrement corrompu, s’imaginant avoir acquis beaucoup d’habileté et de sagesse. Voilà, Théodore, quels sont les habiles et les sages de ce monde. Quant à ceux qui composent notre chœur, veux-tu que,nous en parlions aussi, ou que, les laissant là, nous revenions à notre sujet, pour ne pas trop abuser de cette liberté de changer de propos, dont il était question tout à l’heure ? THÉODORE. Point du tout, Socrate, parlons-en ; [173c] tu as dit toi-même avec beaucoup de raison que nous qui faisons partie de ce chœur, ne sommes point les serviteurs des discours, mais qu’au contraire ce sont les discours qui sont comme nos serviteurs, et que chacun d’eux attend le moment où il nous plaira de le terminer. En effet, nous n’avons, comme les poètes, ni juge, ni specta- 127 leur qui préside à nos entretiens, nous réprimande et nous fasse la loi. SOCRATE. Parlons-en donc, puisque tu le trouves bon, mais des coryphées seulement : car qu’est-il besoin de faire mention de ceux qui s’appliquent à la philosophie sans génie et sans succès ? Le vrai philosophe ignore dès sa jeunesse [173d] le chemin de la place publique ; il ne sait où est le tribunal, où est le sénat, et les autres lieux de la ville où se tiennent les assemblées. Il ne voit, ni n’entend les lois et les décrets prononcés ou écrits ; les factions et les brigues pour parvenir au pouvoir, les réunions, les festins, les divertissements avec des joueuses de flûte, rien de tout cela ne lui vient à la pensée, même en songe. Vient-il de naître quelqu’un de haute ou de basse origine ? le malheur de celui-ci remonte-t-il jusqu’à ses ancêtres, hommes ou femmes ? [173e] il ne le sait pas plus que le nombre des verres d’eau qui sont dans la mer, comme dit le proverbe. Il ne sait pas même qu’il ne sait pas tout cela ; car s’il s’abstient d’en prendre connaissance, ce n’est pas par vanité : mais, à vrai dire, il n’est présent que de corps dans la ville. Son âme, regardant tous ces objets comme indignes d’elle, se promène de tous côtés, me- 128 surant, selon l’expression de Pindare (27), et les profondeurs de la terre et l’immensité de sa surface ; s’élevant jusqu’aux cieux pour y contempler la course des astres, portant un œil curieux sur la nature intime de toutes [174a] les grandes classes d’êtres dont se compose cet univers, et ne s’abaissant à aucun des objets qui sont tout près d’elle. THÉODORE. Explique-toi un peu mieux, Socrate. SOCRATE. On raconte de Thalès, Théodore, que tout occupé de l’astronomie et regardant en haut, il tomba dans un puits (28), et qu’une servante de Thrace, d’un esprit agréable et facétieux, se moqua de lui, disant qu’il voulait savoir ce qui se passait au ciel, et qu’il ne voyait pas ce qui était devant lui et à ses pieds. Ce bon mot peut s’appliquer [174b] à tous ceux qui font profession de philosophie. En effet, non seulement un philosophe ne sait pas ce que fait son voisin, il ignore presque si c’est un homme ou un autre animal : mais ce que c’est que l’homme, et quel caractère le distingue des autres êtres pour l’action ou la 129 passion, voilà ce qu’il cherche, et ce qu’il se tourmente à découvrir. Comprends-tu ou non ma pensée, Théodore ? THÉODORE. Oui, et je la partage entièrement. SOCRATE. C’est pourquoi, mon cher ami, dans les rapports particuliers ou publics qu’un tel homme [174c] a avec ses semblables, et, comme je le disais au commencement, lorsqu’il est forcé de parler devant les tribunaux ou ailleurs des choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux, il apprête à rire, non seulement aux servantes de Thrace, mais à tout le peuple, son peu d’expérience le faisant tomber à chaque pas dans le puits de Thalès et dans mille perplexités ; et son embarras le fait passer pour un imbécile. Si on lui dit des injures, il ne peut en rendre, ne sachant de mal de personne, et n’y ayant jamais songé ; ainsi rien ne lui venant à la bouche, il fait un personnage [174d] ridicule. Lorsqu’il entend les autres se donner des louanges et se vanter, comme on le voit rire, non pour faire semblant, mais tout de bon, on le prend pour un extravagant. Fait-on devant lui l’éloge d’un tyran ou d’un roi, il se figure entendre exalter le bonheur de quelque pâtre, porcher, berger, ou bouvier, parce qu’il tire beaucoup de lait 130 de ses troupeaux ; seulement il pense que les rois ont à faire paître et à traire un animal plus difficile et moins sûr ; que d’ailleurs ils ne sont ni moins grossiers, ni moins ignorants que [174e] des pâtres, à cause du peu de loisir qu’ils ont de s’instruire, renfermés entre des murailles, comme dans un parc sur une montagne. Dit-on en sa présence qu’un homme a d’immenses richesses, parce qu’il possède en fonds de terre dix mille arpents ou davantage, cela lui paraît bien peu de chose, accoutumé qu’il est à considérer la terre entière. Si les admirateurs de la noblesse disent qu’un homme est bien né, parce qu’il peut prouver sept aïeux riches, il pense que de tels éloges viennent de gens qui ont la vue basse et courte, et n’ont pas l’habitude d’embrasser [175a] la suite des siècles, ni de calculer que chacun de nous a des milliers innombrables d’aïeux et d’ancêtres, parmi lesquels il se trouve une infinité de riches et de pauvres, de rois et d’esclaves, de Grecs et de Barbares. Quant à ceux qui se glorifient d’une liste de vingt-cinq ancêtres, et qui remontent jusqu’à Hercule [175b] fils d’Amphitryon, cela lui paraît d’une petitesse d’esprit inconcevable ; il rit de ce que ce noble superbe n’a pas la force de faire réflexion que le vingt - cinquième ancêtre d’Amphitryon, et le cinquantième par rapport à lui, a été tel qu’il a plu à la fortune ; il 131 rit de ce qu’il n’a pas la force de se délivrer d’aussi folles idées. Dans toutes ces occasions, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît plein d’orgueil et de hauteur, tantôt aveugle pour ce qui est à ses pieds, et embarrassé sur toutes choses. THÉODORE. Il faut bien l’avouer, Socrate. SOCRATE. Mais, mon cher, lorsque le philosophe [175c] peut à son tour attirer quelqu’un de ces hommes vers la région supérieure, et que celui-ci consent à passer de ces questions, Quelle injustice te fais-je ? ou, Quelle injustice me fais-tu ? à la considération de la justice et de l’injustice en elles-mêmes, de leur nature, du caractère qui les distingue l’une de l’autre et de tout le reste ; ou bien de la question si un roi est heureux ou celui qui possède de grands trésors, à l’examen de la royauté, et en général de ce qui fait le bonheur ou le malheur de l’homme, pour voir en quoi l’un et l’autre consiste, et de quelle manière il faut rechercher l’un et fuir l’autre : quand il faut [175d] que cet homme, dont l’âme est petite, âpre, exercée à la chicane, s’explique sur tout cela, c’est alors le tour de la philosophie. Suspendu en l’air, et n’étant pas accoutumé à regarder les choses de si haut, la tête 132 lui tourne ; il est étonné, interdit ; il ne sait ce qu’il dit, et il apprête à rire, non point aux servantes de Thrace ni aux ignorants, car ils ne s’aperçoivent de rien, mais à tous ceux qui n’ont pas été élevés comme des esclaves. Tel est, [175e] Théodore, le caractère de l’un et de l’autre sage. Le premier, celui que tu appelles philosophe, élevé dans le sein de la liberté et du loisir, ne tient point à déshonneur de passer pour un homme simple et qui n’est bon à rien, quand il s’agit de remplir certains ministères serviles, par exemple, d’arranger un bagage, d’assaisonner des mets ou des phrases. L’autre, au contraire, entend parfaitement l’art de s’acquitter de tous ces emplois avec dextérité et promptitude ; mais ne sachant point porter son manteau avec grâce et en homme libre, il est incapable de s’élever jusqu’à l’harmonie du discours, [176a] et de chanter dignement la véritable vie des dieux, et des hommes qui participent de leur félicité. THÉODORE. Si tu pouvais persuader à tous les autres, comme à moi, la vérité de ce que tu dis, Socrate, il y aurait plus de paix et moins de maux parmi les hommes. SOCRATE. Mais il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit détruit, parce qu’il faut toujours qu’il 133 y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi les dieux : c’est donc une nécessité qu’il circule sur cette terre, et autour de notre nature mortelle. C’est pourquoi nous devons tâcher [176b] de fuir au plus vite de ce séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance avec Dieu, autant qu’il dépend de nous ; et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse. Mais, mon cher ami, ce n’est pas une chose aisée à persuader, qu’on ne doit point s’attacher à la vertu et fuir le vice par le motif du commun des hommes : ce motif est d’éviter la réputation de méchant et de passer pour vertueux. Tout cela n’est, à mon avis, que contes de vieille, comme l’on dit. La vraie raison, la voici. Dieu n’est injuste [176c] en aucune circonstance, ni en aucune manière ; au contraire, il est parfaitement juste ; et rien ne lui ressemble davantage que celui d’entre nous qui est parvenu au plus haut degré de justice. De là dépend le vrai mérite de l’homme, ou sa bassesse et son néant. Qui connaît Dieu, est véritablement sage et vertueux : qui ne le connaît pas, est évidemment ignorant et méchant. Et pour les qualités que le vulgaire appelle talents et sagesse, elles ne font, dans le gouvernement politique, que des tyrans ; et dans les arts, des mercenaires. Aussi on ne saurait mieux faire que 134 de refuser à l’homme injuste qui blesse la piété dans ses discours et dans ses actions le titre d’homme habile. [176d] Car c’est un reproche qui plaît à leur vanité ; et ils se persuadent qu’on veut dire par là que ce ne sont point des gens méprisables, d’inutiles fardeaux de la terre, mais des hommes tels qu’on doit être pour se tirer d’affaire en cette vie. Il faut leur dire, ce qui est vrai, que moins ils croient être ce qu’ils sont, plus ils le sont en effet, dans leur ignorance déplorable de la vraie punition de l’injustice. Cette punition n’est pas celle qu’ils s’imaginent, les supplices, la mort, auxquels ils réussissent souvent à se soustraire, [176e] tout en faisant mal ; mais c’est une punition à laquelle il leur est impossible d’échapper. THÉODORE. Quelle est-elle ? SOCRATE. Il y a, dans la nature des choses, mon cher ami, deux modèles, l’un divin et bien heureux, l’autre sans Dieu et misérable. Ils ne s’en doutent pas, et l’excès de leur folie [177a] les empêche de sentir que leur conduite pleine d’injustice les rapproche du second et les éloigne du premier ; aussi en portent-ils la peine, menant une vie 135 conforme au modèle qu’ils ont choisi d’imiter. Et si nous leur disons que, s’ils ne renoncent à cette habileté prétendue, ils seront exclus après leur mort du séjour où les méchants ne sont point admis, et que pendant cette vie ils n’auront d’autre compagnie que celle qui convient à leurs mœurs, savoir, d’hommes aussi méchants qu’eux, dans le délire de leur sagesse, ils traiteront ces discours d’extravagances. THÉODORE. Il n’est que trop vrai, Socrate. [177b] SOCRATE. Oui, mon cher. Mais voici ce qui leur arrive : lorsqu’on les presse dans un entretien particulier d’expliquer leur mépris pour certaines choses, et d’écouter les raisons d’autrui, pour peu qu’ils veuillent soutenir durant quelque temps la discussion et ne point quitter lâchement la partie, ils se trouvent à la fin, mon cher ami, dans un embarras extrême ; rien de ce qu’ils disent ne les satisfait, et toute cette rhétorique s’évanouit, au point qu’on les prendrait pour des enfants. Mais quittons ce propos, qui d’ailleurs n’est qu’un hors-d’œuvre ; sinon, [177c] les digressions venant sans cesse l’une après l’autre nous feront perdre de vue le premier 136 sujet de cet entretien. Revenons-y donc, si tu le veux bien. THÉODORE. Ce n’est pas, Socrate, ce que j’ai entendu avec le moins de plaisir. A mon âge, on suit plus aisément de pareils discours. Néanmoins, si tel est ton avis, reprenons notre premier propos. SOCRATE. L’endroit où nous en sommes restés, ce me semble, est celui où nous disions que ceux qui prétendent que tout est en mouvement, et que chaque chose est toujours pour chacun telle qu’elle lui paraît, sont résolus à soutenir en tout le reste, mais surtout par rapport à la justice, [177d] que ce qu’une cité érige en loi, comme lui paraissant juste, est tel pour elle, tant que la loi subsiste : mais qu’à l’égard de l’utile, personne n’est assez hardi pour oser soutenir que toute institution faite par une cité qui l’a jugée avantageuse, l’est en effet autant de temps qu’elle est en vigueur ; à moins qu’on ne parle seulement du nom : ce qui serait une raillerie dans un sujet tel que celui que nous traitons. N’est-ce pas ? THÉODORE. Oui. 137 [177e] SOCRATE. Ne parlons donc pas du nom, mais de la chose qu’il désigne. THÉODORE. Tu as raison. SOCRATE. Aussi bien ce n’est pas le nom, mais ce qu’il signifie, que toute cité se propose en se donnant des lois, les faisant toutes très utiles pour elle, à ce qu’elle pense, et autant qu’il est en son pouvoir. Crois -tu qu’elle ait quelque autre but dans sa législation ? [178a] THÉODORE. Aucun autre. SOCRATE. Chaque cité atteint- elle toujours ce but, ou ne le manque-t-elle pas en bien des points ? THÉODORE. Il me paraît qu’elle le manque souvent. SOCRATE. C’est ce dont tout le monde conviendra plus aisément encore, si la question est proposée par rapport à l’espèce entière à laquelle l’utile appartient. Or l’utile regarde le temps à venir ; car quand nous faisons de,s lois, c’est dans l’espérance qu’elles seront utiles pour le temps qui suivra, c’est-à-dire pour l’avenir. 138 [178b] THÉODORE. Sans doute. SOCRATE. Interrogeons donc de cette manière Protagoras, ou quelqu’un de ses partisans: L’homme, dis-tu, Protagoras, est la mesure de toutes les choses, blanches, pesantes, légères, et de toutes les autres semblables, parce qu’ayant en soi la règle pour en juger, et se les représentant telles qu’il les sent, son opinion est toujours vraie et réelle par rapport à lui. N’est-ce pas ? THÉODORE. Oui. SOCRATE. Mais dirons-nous également, Protagoras, [178c] que l’homme a en lui la règle propre à juger les choses à venir, et qu’elles deviennent pour chacun telles qu’il se figure qu’elles seront ? En fait de chaleur, par exemple, quand un homme pense que la fièvre le saisira et qu’il éprouvera cette espèce de chaleur, et qu’un médecin pense le contraire, suivant laquelle de ces deux opinions dirons-nous que la chose arrivera ? ou bien sera-ce suivant toutes les deux, en sorte que pour le médecin cet homme n’aura ni chaleur ni fièvre, et que pour lui-même il aura l’une et l’autre ? 139 THÉODORE. Cela serait par trop ridicule. SOCRATE. A l’égard de la douceur et de l’aigreur future du vin, c’est, je pense, [178d] à l’opinion du vigneron qu’il faut s’en rapporter, et non à celle du joueur de lyre. THÉODORE. Sans contredit. SOCRATE. Le maître de gymnastique ne saurait non plus juger mieux que le musicien de ce qui sera ou ne sera pas d’accord et paraîtra ensuite d’accord au maître de gymnastique lui-même. THÉODORE. Non, assurément. SOCRATE. Le jugement de celui qui va faire un grand repas et ne s’entend point en cuisine, sur le plaisir qu’il aura, est moins sûr que celui du cuisinier : car nous ne parlons point du plaisir [178e] que chacun ressent actuellement ou qu’il a ressenti ; mais c’est sur celui que chacun compte ressentir et ressentira en effet que nous nous demandons si chacun est le meilleur juge par 140 rapport à soi-même. Est-ce que toi, Protagoras, tu ne jugeras pas d’avance mieux que le premier venu de ce qui sera propre à réussir devant un tribunal ? THÉODORE. Très certainement, Socrate ; et c’est en quoi il se vantait principalement de l’emporter sur tout le monde. SOCRATE. Par Jupiter, mon pauvre ami, je le crois bien. Personne assurément ne lui aurait donné [179a] tant d’argent pour ses leçons, s’il avait persuadé à ses élèves que nul homme, nul devin même n’était plus en état de juger de ce qui devait être que chacun ne l’était pour soi. THÉODORE. Il y a grande apparence. SOCRATE. Or, la législation et l’utile ne regardent-ils pas le temps à venir ? Et tout le monde n’avouera-t-il point qu’il est impossible qu’une cité se donnant des lois ne manque souvent ce qui lui est le plus avantageux ? THÉODORE. Sans doute. SOCRATE. Nous sommes donc fondés à dire à ton maître 141 qu’il ne peut se dispenser de reconnaître [179b] qu’un homme est plus savant qu’un autre ; que celui-là est la vraie mesure, et que pour moi qui suis un ignorant, nulle raison ne m’oblige à l’être, comme le discours que j’ai prononcé pour sa défense voulait m’y contraindre malgré moi. THÉODORE. Il me paraît, Socrate, que le sentiment de Protagoras est convaincu de faux par cet endroit, et encore par celui où lui-même garantit la certitude des opinions des autres, quoique ces opinions, comme nous l’avons vu, rejettent précisément ce qu’il avance. [179c] SOCRATE. Il est aisé, Théodore, de démontrer par bien d’autres preuves que toutes les opinions de tout homme ne sont pas vraies. Mais quant aux impressions que chacun reçoit, impressions d’où naissent les sensations et les opinions qui en dérivent, il est plus difficile de prouver qu’elles ne sont pas vraies. Peut-être même y a-t-il une impossibilité absolue ; peut-être ceux qui prétendent qu’elles contiennent la vérité de la science disent-ils la vérité, et Théétète ne s’est- il pas trompé en assurant que [179d] la sensation et la science sont une même chose. Il faut donc 142 serrer de plus près ce système, comme nous l’ordonnait le discours en faveur de Protagoras, examiner celte essence toujours en mouvement, et voir, en la frappant comme un vase, si elle rend un son bon ou mauvais. Il y a eu sur cette essence une dispute qui n’était pas petite, ni entre peu de personnes. THÉODORE. Il s’en faut bien qu’elle soit petite. Elle croît et s’étend tous les jours du côté de l’Ionie ; car les partisans d’Héraclite défendent avec beaucoup de vigueur le sentiment de leur maître. SOCRATE. C’est une raison de plus pour nous, mon cher Théodore, [179e] d’examiner de nouveau comment ils l’appuient. THÉODORE. Tu as tout-à-fait raison. En effet, Socrate, pour ce système d’Héraclite, ou, comme tu dis, d’Homère, ou de quelque autre plus ancien, ceux d’Éphèse, qui se donnent pour savants, sont comme des furieux avec lesquels il n’est pas possible de disputer. Ils sont aussi mobiles que leur doctrine. S’arrêter sur une matière, sur une question, répondre et interroger à son tour paisiblement, [180a] est une chose qui est en leur pouvoir moins que rien, et infiniment moins que 143 rien, tant ils ont peu de consistance. Si tu les interroges, ils tirent aussitôt comme d’un carquois quelques petits mots énigmatiques qu’ils te décochent ; et si tu veux leur en demander raison, tu es sur-le-champ frappé d’un autre mot équivoque ; enfin, tu ne concluras jamais rien avec aucun d’eux. Ils n’avancent pas davantage entre eux ; mais ce qu’ils veulent pardessus tout, c’est de ne laisser rien de fixe [180b] dans leurs discours ni dans leurs pensées : et persuadés, ce semble, que cette fixité de langage et de pensée serait déjà le repos lui-même, ils lui font la guerre, et l’excluent de partout autant qu’ils peuvent. SOCRATE. Peut-être, Théodore, as -tu vu ces hommes dans la chaleur de la dispute, et ne t’es-tu pas trouvé avec eux quand ils conversaient en paix ; aussi bien ne sont-ils pas de tes amis : mais ils expliquent, je crois, plus tranquillement leur système à ceux de leurs élèves qu’ils veulent rendre semblables à eux. THÉODORE. Quels élèves, mon cher ? Parmi eux [180c] aucun n’est disciple d’un autre : chacun se forme de soi-même, du moment que l’enthousiasme s’empare de lui ; et ils se traitent d’ignorants les uns les autres. De gens semblables, je te le répète, 144 tu n’obtiendras jamais raison de rien, ni de gré ni de force : il nous faut prendre ce qu’ils disent comme un problème à examiner entre nous. SOCRATE. Fort bien. Mais est-ce donc un autre problème que celui que nous ont d’abord proposé les anciens, qui l’enveloppèrent du voile de la [180d] poésie aux yeux du vulgaire, savoir que l’Océan et Téthys, principes de toutes choses, sont des écoulements, et que rien n’est stable ? ensuite les modernes, comme plus éclairés, l’ont exposé à découvert, afin que tous, jusqu’aux cordonniers, apprissent d’eux la sagesse, et cessassent de croire sottement qu’une partie des êtres est en repos et l’autre en mouvement ; mais qu’ayant appris que tout se meut, ils fussent pleins de respect pour leurs maîtres. Et j’ai presque oublié, Théodore, que d’autres ont soutenu le système opposé, comme, par exemple, [180e] Ce qu’on appelle l’univers est immobile (29), et tout ce que les Mélisse et les Parménide cherchent à établir contradictoirement à tous les autres, comme que tout est un, et que cet un ne sort pas de lui-même, n’ayant point d’espace 145 où il puisse se mouvoir. Quel parti prendrons-nous, mon ami, par rapport à tous ces gens-là ? En avançant peu à peu, nous voilà tombés au milieu des uns et des autres, sans nous en apercevoir ; et si nous [181a] ne leur échappons par une vigoureuse défense, nous en porterons la peine, comme ceux qui dans la palestre se trouvent en jouant sur la ligne qui sépare les deux partis sont pris par les uns et par les autres, et tirés à la fois vers les côtés opposés (30). Il me paraît donc qu’il nous faut commencer par ceux que nous avons déjà entrepris, les philosophes du mouvement perpétuel ; et si nous jugeons qu’ils ont raison, nous nous joindrons à eux, et tâcherons d’échapper aux autres. S’il nous semble au contraire que la vérité est pour les partisans du repos, nous nous mettrons de leur côté, et abandonnerons [181b] ceux qui mettent en mouvement jusqu’à l’immobile. Enfin, s’il nous paraît que ni les uns ni les autres ne disent rien de raisonnable, nous serions ridicules de croire que des petits esprits comme nous puissent trouver quelque chose de bon, quand nous aurons condamné des hommes vénérables par leur antiquité et leur sagesse. Vois donc, Théodore, s’il est bon de courir un si grand danger. 146 THÉODORE. Il ne serait point pardonnable, Socrate, de ne pas discuter ce que disent les uns et les autres. SOCRATE. Puisque tu montres tant d’ardeur, il faut entrer dans cette discussion. Or, il me paraît [181c] naturel, dans une question sur le mouvement, de commencer par voir ce que veulent dire ceux qui prétendent que tout se meut. Je m’explique : je demande s’ils n’admettent qu’une espèce de mouvement, ou s’ils en reconnaissent deux, comme je pense qu’on le doit faire. Mais il ne suffit pas que je le pense seul ; il faut que tu sois de la partie, afin que, quelque chose qu’il arrive, nous l’éprouvions en commun. Dis-moi : lorsqu’une chose passe d’un lieu à un autre, ou qu’elle tourne sur elle-même sans changer de place, appelles -tu cela se mouvoir ? THÉODORE. Oui. SOCRATE. Que ce soit donc là une espèce de mouvement. Et lorsque, demeurant dans [181d] le même lieu, elle vieillit, ou de blanche devient noire, ou de molle dure, enfin qu’elle éprouve toute autre altération, ne doit - on pas dire que c’est là une seconde espèce de mouvement ? 147 THÉODORE. Il me paraît qu’oui. SOCRATE. On ne peut en disconvenir. Je compte donc deux sortes de mouvement, l’un d’altération, l’autre de translation. THÉODORE. Tu as raison. SOCRATE. Cette distinction faite, adressons maintenant la parole à ceux qui soutiennent que tout se meut, et faisons-leur cette question. : Dites-vous [181e] que toutes choses se meuvent de ce double mouvement de translation et d’altération, ou que quelques-unes se meuvent de ces deux façons, et d’autres de l’une des deux seulement ? THÉODORE. En vérité, je ne sais que répondre : il me semble pourtant qu’ils diront que tout a ce double mouvement. SOCRATE. S’ils ne le disaient pas, mon cher, ils seraient obligés de reconnaître que les mêmes choses sont en mouvement et en repos, et qu’il n’est pas plus vrai de dire que tout se meut, que de dire que tout est immobile. 148 THÉODORE. Rien de plus vrai. SOCRATE. Ainsi, puisqu’il faut que tout se meuve, et que la négation de mouvement [182a] ne se rencontre nulle part, toutes choses sont toujours mues et de toute manière. THÉODORE. Nécessairement. SOCRATE. Fais-moi bien attention à ceci. Ne disions-nous pas qu’ils expliquent la génération de la chaleur et de la blancheur à peu près de cette manière : chacune se meut avec la sensation dans l’espace intermédiaire entre l’agent et le patient ; le patient devient sentant, et non pas encore sensation, et l’agent devient affecté de telle ou telle qualité, et non pas qualité en soi (31). Peut-être ce mot de qualité te paraît-il étrange, et ne conçois-tu point la chose sous cette expression générale ? Écoute-la [182b] donc en détail. L’agent ne devient ni chaleur, ni blancheur, mais chaud, blanc, et ainsi du reste. Car tu te souviens sans doute de ce qui a été dit précé- 149 demment, que rien n’est en soi, ni ce qui agit, ni ce qui pâtit ; mais que de leur rapprochement mutuel naissent les sensations et les choses sensibles ; d’où résulte d’un côté ce qui a telle ou telle qualité, de l’autre ce qui est sentant. THÉODORE. Et comment ne m’en souviendrais-je pas ? [182c] SOCRATE. Laissons tout le reste de leur système, sans nous mettre en peine de quelle manière ils l’expliquent: tenons-nous-en au seul point qui nous intéresse, et demandons-leur : Tout se meut, dites-vous ; tout s’écoule ? N’est-ce pas ? THÉODORE. Oui. SOCRATE. Sans doute du double mouvement que nous avons distingué, de translation et d’altération ? THÉODORE. Sans contredit, si l’on veut que tout se meuve complètement. SOCRATE. Si les choses changeaient de lieu et qu’elles ne s’altérassent point, on pourrait déterminer par la parole quelles sont les choses qui changent de lieu dans leur mouvement. N’est-il pas vrai ? 150 THÉODORE. Oui. [182d] SOCRATE. Mais comme ce n’est pas même une chose fixe que ce qui coule coule blanc ; mais qu’au contraire, il y a du changement à cet égard, en sorte que la blancheur elle-même s’écoule et devient une autre couleur, de peur qu’on ne la surprenne dans un état fixe ; est-il jamais possible de donner à quelque couleur un nom convenable ? THÉODORE. Quel moyen, Socrate, et pour la couleur, et pour toute autre qualité semblable, puisqu’en s’écoulant elle échappe sans cesse à la parole qui veut la saisir ? SOCRATE. Et que dirons-nous des sensations, par exemple, [182e] de celles de la vue ou de l’ouïe ? assurerons-nous qu’elles demeurent dans l’état de vision ou d’audition ? THÉODORE. Il ne le faut pas, s’il est vrai que tout se meut. SOCRATE. Par conséquent, tout étant dans un mouvement universel, on ne doit dire de quoi que ce 151 soit, qu’il voit plutôt qu’il ne voit pas, ou qu’il a telle sensation plutôt qu’il ne l’a pas. THÉODORE. Non, sans doute. SOCRATE. Or la sensation est la science, avons-nous dit Théétète et moi. THÉODORE. Il est vrai. SOCRATE. Lors donc qu’on nous a demandé ce qu’est la science, nous avons répondu que c’est une chose qui n’est pas plus science qu’elle ne l’est pas. [183a] THÉODORE. Je le crains. SOCRATE. Ne voilà-t-il pas notre réponse justifiée d’une belle manière ! Pour en montrer la justesse, nous nous sommes efforcés de prouver que tout se meut, tandis que, si tout se meut en effet, il en résulte que toute réponse, sur quelque chose que ce soit, est également juste, qu’on dise que cela est ainsi ou que cela n’est pas ainsi, ou, si tu aimes mieux, que cela devient ou ne devient pas ainsi, pour n’imposer aucune fixité à nos adversaires. 152 THÉODORE. A merveille. SOCRATE. Oui, Théodore, si ce n’est que je me suis servi des expressions, ainsi, pas ainsi. Or, il ne faut point dire ainsi ; [183b] car ainsi serait un point fixe : ni pas ainsi non plus ; car il n’y a pas là de mouvement. Mais les partisans de ce système doivent chercher quelque autre terme ; et jusqu’ici, dans leur hypothèse, ils n’en ont pas dont ils puissent se servir, hormis celui-ci : en aucune manière. Cette expression indéfinie est celle qui va le mieux avec leur sentiment. THÉODORE. Oui, cette façon de parler leur sied tout-à-fait. SOCRATE. Nous voilà donc, Théodore, délivrés de ton ami : nous ne lui accordons point que tout homme soit la mesure [183c] de toutes choses, s’il n’est pas habile ; et jamais nous n’avouerons que la sensation soit la science, du moins sur ce principe que tout est en mouvement ; pourvu que Théétète ne soit pas d’un autre avis. THÉODORE Très bien dit, Socrate. Ce point achevé, se suis pareillement quitte de l’obligation de te 153 répondre, comme nous en sommes convenus, lorsque l’examen du sentiment de Protagoras serait fini. THÉÉTÈTE. Non pas encore, Théodore, jusqu’à ce que vous ayez discuté, Socrate et toi, [183d] l’opinion de ceux qui disent que tout est en repos, comme vous vous êtes tout à l’heure proposé de le faire. THÉODORE. Quoi ! si jeune, Théétète, tu donnes aux vieillards des leçons d’injustice, leur apprenant à violer leurs conventions ! Apprête- toi à faire raison à Socrate sur ce qui reste. THÉÉTÈTE. Je le veux bien, s’il y consent. Je vous aurais pourtant entendus tous les deux avec le plus grand plaisir. THÉODORE. Inviter Socrate à disputer, c’est inviter les cavaliers à courir dans la plaine. Interroge-le donc, et tu l’entendras. SOCRATE. Je ne pense pas, Théodore, que je me rende à l’invitation [183e] de Théétète. THÉODORE. Et pourquoi pas ? 154 SOCRATE. Je crains que nous n’ayons assez mauvaise grâce à critiquer Mélisse et ceux qui soutiennent que tout est un et immobile ; mais je l’appréhende moins pour eux tous ensemble que pour le seul Parménide. Parménide me paraît tout à la fois respectable et redoutable (32), pour me servir des termes d’Homère. Je l’ai fréquenté moi fort jeune, lui étant fort vieux ; et il m’a semblé qu’il y avait dans ses discours [184a] une profondeur tout-à-fait extraordinaire. J’ai donc grand’peur que nous ne comprenions point ses paroles, et encore moins sa pensée ; et plus que tout cela, j’ai peur que les digressions qui viennent se jeter à la traverse, si nous les écoutons, ne nous fassent perdre de vue l’objet principal de cet entretien, qui est de connaître la nature de la science. D’ailleurs le sujet que nous réveillons ici est immense : ce serait lui faire tort de ne l’examiner qu’en passant ; et si nous lui donnons toute l’étendue qu’il mérite, c’en est fait de la question qui nous occupe. Or il ne faut pas que ni l’un ni l’autre arrive ; et il vaut mieux que nous essayions avec l’art des sages-femmes de délivrer Théétète [104b] de ses conceptions sur la science. 155 THÉODORE. A la bonne heure, si tel est ton avis. SOCRATE. Fais donc encore, Théétète, sur ce qui a été dit, l’observation suivante. Tu as répondu que la sensation et la science sont une même chose. N’est - ce pas ? THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Si on te demandait avec quoi l’homme voit le blanc et le noir, et entend l’aigu et le grave, tu dirais apparemment que c’est avec les yeux et les oreilles. THÉÉTÈTE. Sans doute. [104c] SOCRATE.
Quoique, pour l’ordinaire,
il convienne assez à un homme bien élevé de ne pas être trop difficile sur
l’emploi des mots, et de ne pas les prendre trop à la rigueur, et que le
contraire soit plutôt même étroit et mesquin, cependant cela est quelquefois
nécessaire : par exemple, je ne puis me dispenser de relever dans ce que tu
viens de dire quelque chose de défectueux. Vois THÉÉTÈTE. Il me paraît mieux de dire, Socrate, que c’est par eux plutôt qu’avec eux que nous sentons. [184c] SOCRATE. Effectivement, il serait étrange, mon enfant, qu’il y eût en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu’on l’appelle âme ou autrement, avec laquelle, par les sens comme autant d’instruments, nous sentons tout ce qui est sensible. THÉÉTÈTE. Il me semble qu’en effet la chose est plutôt ainsi. SOCRATE. La raison qui me fait exiger ici de toi tant d’exactitude, c’est que je voudrais savoir s’il est en nous un seul et même principe, avec lequel nous atteignons, par les yeux, ce qui est blanc [184e] ou noir, et les autres objets par les autres sens ; et si à chaque espèce de sensations correspondent des organes corporels. Mais peut-être vau-t-il mieux que tu dises tout cela de toi-même, 157 que de me donner cette peine pour toi. Réponds donc : Ne rapportes-tu pas au corps les organes par lesquels tu sens ce qui est chaud, sec, léger, doux ? THÉÉTÈTE. Au corps. SOCRATE. Et voudras-tu aussi m’accorder que ce que tu sens par un organe, [185a] il t’est impossible de le sentir par un autre ; comme par la vue ce que tu sens par l’ouïe, ou par l’ouïe ce que tu sens par la vue ? THÉÉTÈTE. Comment ne le voudrais-je pas ? SOCRATE. Si donc tu as quelque idée sur les objets de ces deux sens pris ensemble, ce ne peut être ni par l’un ni par l’autre organe que te vient cette idée collective ? THÉÉTÈTE. Non, sans doute. SOCRATE. Or, la première idée que tu as à l’égard du son et de la couleur pris ensemble, c’est que tous les deux sont ? 158 THÉÉTÈTE. Oui. SOCRATE. Et aussi que l’un est différent de l’autre, et identique à lui-même ? [185b] THÉÉTÈTE. Sans contredit. SOCRATE. Et encore que pris conjointement ils sont deux, et que chacun pris à part est un ? THÉÉTÈTE. Je le crois. SOCRATE. N’es-tu pas aussi en état d’examiner s’ils sont semblables ou dissemblables entre eux ? THÉÉTÈTE. |