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épictète

ENTRETIENS

livre 4

introduction - avant-propos - livre I - livre II - livre III

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

LES

ENTRETIENS  D'ÉPICTÈTE

RECUEILLIS

PAR ARRIEN

TRADUCTION   NOUVELLE   ET   COMPLÈTE

V.  COURDAVEAUX

DOCTEUR  ES-LETTRES

 

 

 

 

PARIS

LIBRAIRIE   ACADEMIQUE

DIDIER    &    Cie,    LIBRAIRES-ÉDITEURS

35, quai des Augustins

1862


 

 
 

 

 LIVRE QUATRIÈME

 CHAPITRE Ier

De la liberté

L'homme libre est celui qui vit comme il le veut; qu'on ne peut ni contraindre à faire une chose, ni empêcher de la faire; à qui l'on ne peut rien imposer de force; qui n'est jamais arrêté dans ce qu'il entreprend; qui ne manque jamais ce qu'il désire; qui ne tombe jamais dans ce qu'il redoute. Or, est-il quelqu'un qui veuille vivre en faute? Personne. Est-il quelqu'un qui veuille vivre dans l'erreur, à l'étourdie, injuste, dissolu, se plaignant toujours de son sort, n'ayant que des sentiments bas? Personne. Il n'est donc pas un pervers qui vive comme il le veut ; et pas un, par conséquent, qui soit libre. D'autre part, est-il quelqu'un qui veuille vivre à s'affliger, à trembler, à être jaloux, à se lamenter pour autrui, à désirer pour ne pas avoir ce qu'il désire, à craindre pour tomber dans ce qu'il craint? Personne. Or, avons-nous un seul pervers qui vive sans affliction et sans terreur, qui ne tombe jamais dans ce qu'il redoute, qui ne manque jamais ce qu'il désire? Pas un. De cette manière donc encore nous n'en avons pas un qui soit libre.

Tiens ce langage devant un homme qui aura été deux fois consul, il te le pardonnera, si tu ajoutes : « Pour toi, tu es un sage, et rien de tout ceci ne te concerne. » Mais, si tu lui dis la vérité, qu'au point de vue de la servitude il n'y a aucune différence entre lui et ceux qui ont été vendus trois fois, devras-tu en attendre autre chose que des coups? « Comment ! dira-t-il, je suis un esclave, moi, dont le père était libre, dont la mère était libre, et que personne n'a acheté ! Mais je suis sénateur, et ami de César! J'ai été consul, et j'ai une foule d'esclaves ! » D'abord, mon cher sénateur, peut-être ton père était-il esclave tout comme toi, ainsi que ta mère, ainsi que ton grand-père et tous tes aïeux à la suite les uns des autres. Et, alors même qu'ils auraient été aussi libres que possible, qu'importerait par rapport à toi? Qu'importe, en effet, qu'ils aient eu du cœur, si tu n'en as pas ! Qu'ils aient été courageux, si tu es lâche ! Qu'ils aient été maîtres d'eux-mêmes, si tu ne l'es pas de toi !

— « Et quels rapports ceci a-t-il avec la servitude? — Crois-tu que ce ne soit pas de l'esclavage que de faire quelque chose malgré soi, par contrainte, en pleurant? —Soit, mais qui peut me contraindre, hormis César, le maître de tous? — Tu conviens donc, toi-même, que tu as un maître? Ce maître, dis-tu, est commun à tous; mais cela ne doit pas être pour toi une consolation : cela signifie seulement que tu es esclave dans une maison qui a un grand nombre d'autres esclaves. Tu ressembles aux Nicopolitains qui ont l'habitude de crier : Par la fortune de César, nous sommes libres ! »

Laissons cependant César pour le moment, si tu le veux bien. Réponds-moi à ceci : N'as-tu jamais été amoureux? N'as-tu jamais eu de maîtresse, qu’elle fût libre ou esclave? — Et quels rapports cela a-t-il avec la servitude ou avec la liberté? — Celle que tu aimais ne t'a-t-elle donc jamais rien commandé contre ton gré? N'as-tu jamais flatté ton esclave? Ne lui as-tu jamais baisé les pieds? Certes, si quelqu'un t'avait forcé de baiser ceux de César, tu aurais vu là un outrage, et le comble de la tyrannie. Qu'est-ce donc que la servitude, si ce que tu faisais là n'en est pas? Pour elle n'as-tu jamais été de nuit où tu ne voulais pas? N'as-tu jamais dépensé plus que tu ne voulais? N'as-tu jamais rien dit avec des gémissements et des pleurs? N'as-tu jamais dû te laisser injurier et mettre à la porte? Si tu rougis d'avouer ta propre histoire, vois ce que dit et fait Thrasonides, après avoir fait plus de campagnes que toi-même probablement. D'abord il sort de nuit, à une heure telle que Geta n'ose pas y sortir ou ne sort, quand son maître l'y contraint, qu'avec force cris, force lamentations sur son dur esclavage. Puis, que dit-il?

« Une misérable fillette m'a fait son esclave, quand aucun ennemi ne l'avait pu ! »

Malheureux, qui es l'esclave d'une fillette, et d'une misérable fillette ! Pourquoi te dis-tu libre encore? Pourquoi vantes-tu tes campagnes? Puis il demande une épée, et se fâche contre ceux qui la lui refusent par intérêt pour lui-même. Il envoie des cadeaux à celle qui le déteste; il la supplie; il pleure. Par contre, qu'il obtienne d'elle la moindre faveur, et le voilà hors de lui ! Mais à ce moment même encore comment est-il? N'a-t-il plus rien à désirer? (01) plus rien à craindre? Et voilà comment il est libre !

Vois comment nous appliquons l'idée de la liberté, quand il s'agit des animaux. Certaines gens entretiennent des lions apprivoisés ; ils les enferment, les nourrissent, et les emmènent partout avec eux : qui dira qu'un tel lion est libre? N'est-il pas d'autant plus esclave qu'il a une vie plus douce? Quel est l'être doué de sens et de raison qui voudrait être un de ces lions? Vois, par contre, ces oiseaux que l'on prend, que l'on enferme, et que l'on nourrit: que ne souffrent-ils pas en essayant de s'échapper! Il en est même qui se laissent mourir de faim plutôt que de supporter ce genre de vie. Quant à ceux que l'on conserve, c'est à grande peine, avec bien de la difficulté, et encore ils dépérissent ! Et dès qu'ils trouvent la moindre ouverture, les voilà partis! Tant ils aiment la liberté, pour laquelle ils sont faits ! Tant ils ont besoin d'être indépendants, et affranchis de toute entrave ! « Êtes-vous donc mal ici? » leur dites-vous. Ils répondent : « Que dis-tu là? Nous sommes nés pour voler où bon nous semble, pour vivre au grand air, et chanter quand nous le voulons; tu nous enlèves tout cela, et tu dis : Êtes-vous mal ici? Aussi, nous n'appellerons races libres que celles qui ne supportent pas d'être prises, et qui, sitôt prises, échappent à la captivité par la mort. » C'est ainsi que Diogène dit quelque part : « Il n'y a qu'un moyen d'être libre, c'est d'être toujours disposé à mourir. » C'est ainsi encore qu'il écrit au roi de Perse : « Tu ne pourras pas plus réduire en servitude les Athéniens, que tu n'y peux réduire les poissons. »— Comment cela? Ne puis-je pas les prendre? — Si tu les prends, ils auront bientôt fait de te quitter et de s'en aller, comme les poissons. Si tu prends un poisson, il meurt; et si eux meurent aussi, quand tu les auras pris, quel profit tireras-tu de ton expédition? » Voilà le langage d'un homme libre, qui a soigneusement examiné la question, et qui en a trouvé la solution, comme cela devait être. Mais, si tu la cherches ailleurs qu'où elle est, comment s'étonner que tu ne la trouves jamais?

L'esclave souhaite bien vite d'être affranchi. Pourquoi? Pour le plaisir de donner de l'argent aux fermiers du vingtième? Non, mais parce qu'il s'imagine que c'est faute d'avoir obtenu cet affranchissement, qu'il n'est ni libre ni heureux. « Que l'on m'affranchisse, dit-il, et à l'instant mon bonheur est complet : je n'ai plus à faire ma cour à personne, je parle à qui que ce soit comme son égal et son semblable, je vais où je veux, je pars d'où je veux et pour où je veux. » On l'affranchit : aussitôt, n'ayant plus où manger, il cherche quelqu'un à flatter, quelqu'un chez qui dîner. Il fait argent de son corps, et se prête aux dernières infamies. Qu'il trouve un râtelier, et le voilà retombé dans une servitude bien plus dure que la première. Ou, s'il fait fortune, le goujat qu'il est, le voilà qui s'éprend d'une femme de rien; et alors il souffre, il pleure, et il regrette son temps d'esclavage. « Quel mal y avais-je? dit-il. C'était un autre qui m'habillait, qui me chaussait, qui me nourrissait, qui me soignait quand j'étais malade; et mon service chez lui était bien peu de chose. Mais aujourd'hui, hélas, que de misères ! Que de maîtres j'ai au lieu d'un seul ! » Et il ajoute : « Si pourtant j'obtenais les anneaux, quelle vie facile et heureuse j'aurais alors ! » Et, pour les obtenir, il commence par endurer mille choses dont il est digne ; puis, quand il les a obtenus, il en endure encore de pareilles. Puis il se dit : « Si je faisais campagne, je couperais court à toutes mes misères. » Il fait campagne ; il souffre comme un vaurien; et il n'en demande pas moins une seconde et une troisième fois à faire campagne. Puis, quand il a mis le comble à son élévation, quand il est devenu sénateur, qu'est-il alors? Un esclave qui se rend aux séances. Ses chaînes sont plus belles ; elles sont les plus brillantes de toutes; mais ce sont des chaînes.

Qu'il cesse de n'être qu'un sot. Qu'il apprenne, comme le disait Socrate, la nature vraie de chaque chose, et qu'il n'applique pas sans réflexion ses notions premières aux objets particuliers. Là, en effet, est la cause de tous les malheurs des hommes : ils ne savent pas appliquer leurs notions premières et générales aux faits particuliers. Nous croyons les uns à une cause de nos maux, les autres à une autre. L'un se dit : « C'est que je suis malade ! » — Pas du tout ; c'est qu'il applique mal ses notions premières. Un autre : « C'est que je suis pauvre. » Celui-ci : « C'est que j'ai un méchant père ou une méchante mère. » Celui-là : « C'est que César ne m'est pas favorable. » Mais la seule et unique cause, la voici : ils ne savent pas appliquer leurs notions premières. Est-il quelqu'un, en effet, qui n'ait pas sur le mal cette notion première, qu'il est funeste, qu'il est à fuir, qu'il est à écarter de toutes les façons? Personne, car il n'y a jamais d'opposition entre les notions premières des uns ou des autres. Les oppositions ne commencent que quand on en vient aux applications. Par exemple, qu'est-ce qui est ce mal si funeste, que l'on doit si bien éviter? On dit : « C'est de ne pas être l'ami de César. » C'en est fait; on est à côté de l'application vraie; on est aux abois; on va chercher des choses sans rapport avec la question ; car on aura beau obtenir l'amitié de César, on n'aura pas obtenu pour cela ce qu'on demandait. Qu'est-ce que l'homme demande, en effet? A vivre calme et heureux, à tout faire comme il le veut, à ne jamais être empêché ni contraint. Or, une fois l'ami de César, n'est-il plus jamais empêché? Plus jamais contraint? Vit-il toujours calme et heureux? Qui interrogerons-nous là-dessus? Et quelle autorité plus digne de foi, que celle de l'ami même de César? « Avance donc au milieu de nous, toi, et dis-nous quand est-ce que ton sommeil était le plus tranquille. Est-ce aujourd'hui, ou avant que tu ne fusses l'ami de César? » Aussitôt tu lui entends dire : « Cesse, par tous les Dieux ! de te railler de mon sort. Tu ne sais pas ce que je souffre, hélas ! Le sommeil ne vient même pas pour moi. On accourt me dire : Il est déjà éveillé ! Il sort déjà ! Puis tous mes soucis, et toutes mes craintes ! » — « Eh bien ! quand est-ce que tu as le mieux goûté les douceurs de la table? Aujourd'hui, ou auparavant? » Écoute encore ce qu'il nous dit là-dessus. S'il n'est pas invité par César, le voilà triste; s’il est invité, il est au souper comme un esclave à la table de son maître, tremblant sans cesse de dire ou de faire quelque sottise. Et que crois-tu qu'il craigne? D'être fouetté comme un esclave? Et d'où lui viendrait tant de chance? Comme il convient à un homme de son importance, à un ami de César, il craint d'avoir la tête coupée. Posons-lui ces question : « Quand te baignais-tu avec le moins d'appréhensions? Quand t'exerçais-tu le plus à loisir? En somme, quelle est celle des deux vies que tu aimerais le mieux mener? Celle de maintenant ou celle d'autrefois? » Je puis bien jurer qu'il n'y a personne d'assez dénué de sens, d'assez ennemi de la vérité, pour ne pas se plaindre de souffrir d'autant plus qu'il est plus ami de César.

Puis donc que ni ceux qu'on appelle rois, ni ceux qui sont les amis des rois, ne vivent comme ils le veulent, qui est-ce qui est libre? Cherche, et tu le trouveras ; car la nature t'a donné plus d'une voie pour découvrir la vérité. Mais, si par toi-même tu n'es pas capable, en te bornant à suivre ces voies, de trouver ce qui est au bout, écoute ceux qui ont fait cette recherche. Que te disent-ils : « Crois-tu que la liberté soit un bien?  —Le plus grand de tous. Quelqu'un qui est en possession du plus grand bien, peut-il être malheureux? Peut-il être misérable? —Non. —Tous ceux donc que tu verras malheureux, souffrants, gémissants, dis hardiment qu'ils ne sont pas libres. — Je le dis. » — Nous voici donc bien loin de l'achat, de la vente, et de tous les modes pareils d'acquisition; car, si ce que tu nous accordes est vrai, un roi, grand ou petit, un consulaire ou même un homme qui a été deux fois consul, ne sont pas libres, dès qu'ils sont malheureux. — Oui.

— Réponds-moi donc encore à ceci : Crois-tu que la liberté soit une chose d'importance, une noble chose, une chose de prix? — Comment non? — Se peut-il donc qu'un homme, qui possède une chose de cette importance, de cette valeur, de cette élévation, ait le cœur bas? — Cela ne se peut. — Lors donc que tu verras quelqu'un s'abaisser devant un autre, et le flatter contre sa conviction, dis hardiment que celui-là non plus n'est pas libre, non pas seulement quand c'est pour un dîner qu'il agit ainsi, mais encore lorsque c'est pour un gouvernement ou pour le consulat. Appelle petits esclaves ceux qui se conduisent ainsi pour un petit salaire; mais ces autres, appelle-les de grands esclaves; ils le méritent bien. — Soit pour ceci encore. — Crois-tu d'autre part que la liberté soit l'indépendance et la pleine disposition de soi-même? — Comment non? — Tous ceux donc aussi qu'il est au pouvoir d'un autre d'entraver ou de contraindre, dis hardiment qu'ils ne sont pas libres. Ne regarde pas aux pères et aux grands-pères, ne cherche pas si l'on a été acheté ou vendu; mais, dès que tu entendras quelqu'un dire « maître », sérieusement et de cœur, appelle-le esclave, alors même que douze faisceaux marcheraient devant lui. Si tu lui entends dire : « Hélas, que de maux je souffre! appelle-le esclave. Plus simplement, qui que ce soit que tu voies pleurer, se plaindre, se trouver malheureux, appelle-le esclave, quand même il porterait la robe bordée de pourpre. Alors même encore que l'on ne ferait rien de tout cela, ne dis pas qu'on est libre : examine auparavant les déterminations des gens ; vois s'il n'y a pour elles ni contrainte, ni empêchement, ni mauvais succès. Si tu trouves les gens dans ce cas, dis que ce sont des esclaves, qui ont un jour de congé aux Saturnales; dis que leur maître est en voyage ; mais il arrivera, et tu verras alors quelle est leur condition. Quel est donc ce maître qui doit arriver? Tous ceux qui ont le pouvoir de leur procurer ou de leur enlever quelqu'un des objets qu'ils désirent. Avons-nous donc, en effet, tant de maîtres? Oui, car avant ceux-là nous avons les objets mêmes pour maîtres; et ces objets sont nombreux, et c'est grâce à eux que tous ceux qui les ont à leur disposition sont forcément nos maîtres, eux aussi. Ce que l'on craint, en effet, ce n'est pas la personne de l'empereur ; mais la mort, l'exil, la confiscation, la prison, la dégradation. Ce n'est pas non plus l'empereur que l'on aime, à moins qu'il ne soit du premier mérite ; c'est la richesse que nous aimons; c'est le tribunat, la prêtrise, le consulat. Mais, dès que nous aimons, haïssons ou redoutons ainsi quelque chose, tous ceux qui l'ont en leur pouvoir sont forcément nos maîtres. De là vient encore que nous les honorons comme des dieux. Nous croyons, en effet, que les choses les plus utiles sont aux mains des dieux ; et nous y ajoutons à tort : « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles; donc, il est un dieu. » Une fois que nous avons ajouté à tort : « Cet homme a dans ses mains les choses les plus utiles, il faut forcément en arriver à une conclusion fausse. »

Qu'est-ce donc qui fait de l'homme un être sans entraves et maître de lui? Ce n'est pas la richesse, ce n'est pas le consulat, ce n'est pas le gouvernement d'une province; ce n'est pas même la royauté. Il nous faut trouver autre chose. Or, qu'est-ce qui fait que, lorsque nous écrivons, il n'y a pour nous ni empêchements ni obstacles? — La science de l'écriture. — Et quand nous jouons de la harpe? —La science de la harpe. — Donc, quand il s'agira de vivre, ce sera la science de la vie.

Mais ceci n'est qu'une exposition générale ; vois les choses dans le détail. Quand on désire quelque chose qui dépend d'un autre, peut-on être à l'abri de tout empêchement? — Non. — De tout obstacle? — Non. —On ne peut donc pas non plus alors être libre. Vois plutôt. N'avons-nous rien qui dépende de nous seuls? Ou tout ce que nous avons en dépend-il? Ou bien encore est-il des choses qui dépendent de nous, tandis que les autres dépendent du dehors? — Que veux-tu dire? — Quand tu veux que ton corps soit au complet, dépend-il de toi qu'il le soit ou non? — Cela ne dépend pas de moi. — Et quand tu veux qu'il soit en bonne santé? — Non plus. — Quand tu veux qu'il soit beau? — Non plus. — Quand tu veux qu'il vive ou qu'il meure? —Non plus. — Ton corps relève donc d'autrui; il est dans la dépendance de quiconque est plus fort. —Oui. — Dépend-il de toi d'avoir un champ à ta volonté, aussi étendu que tu le voudras, et de la qualité que tu voudras? — Non. — Et des esclaves? — Non. — Et des vêtements? — Non. — Et une maison? — Non. — Et des chevaux? — Rien de tout cela. — Et si tu veux voir vivre toujours tes enfants, ou ta femme, ou ton frère, ou tes amis, cela dépend-il de toi? — Pas davantage.

N'as-tu donc rien dont tu sois le maître, qui ne dépende que de toi, et que nul ne puisse t'enlever? Ou bien as-tu quelque chose qui soit dans ces conditions? — Je n'en sais rien. — Regarde donc de la façon que voici, et examine la chose. Peut-on te forcer à croire ce qui est faux? Non. Sur le terrain de la croyance, il n'y a donc pour toi ni entraves ni contrainte. — Accepté. — Marchons donc. Quelqu'un peut-il te forcer à vouloir ce que tu as résolu de ne pas faire? — On le peut, car, en me menaçant de la mort ou de la prison, on me force à vouloir. — Mais, si tu méprisais la mort ou la prison, t'inquiéterais-tu encore de ces menaces? — Non. — Est-il ou non en ton pouvoir de mépriser la mort? — En mon pouvoir. — Vouloir est donc aussi en ton pouvoir? Ou ne serait-ce pas vrai? — Oui, c'est en mon pouvoir. — Et ne pas vouloir, au pouvoir de qui est-ce? — Au mien encore. Mais pourtant, si, quand je veux me promener, cet homme m'arrête? —Que peut-il? Arrêter ta faculté de vouloir? —Non, mais mon corps. — Oui, comme une pierre. — Soit; mais il n'en est pas moins vrai que je ne me promènerai pas. — Et qui t'a dit que te promener était en ton pouvoir sans empêchement possible? Il n'y a qu'une chose que j'aie dit être affranchie de toute contrainte : la volonté ; mais dès que tu as besoin de ton corps et de son ministère, il y a longtemps que je t'ai dit que rien là n'était en ton pouvoir. — Soit encore pour ceci. — Maintenant peut-on te forcer à désirer ce dont tu ne veux pas? — Non. — A projeter ou à entreprendre quelque chose ; en un mot, à user de telle ou telle façon des objets que tes sens te présentent? — Pas davantage; mais, si je désire, on m'empêchera d'arriver à ce que je désire. — Si tu désires quelqu'une des choses qui sont bien tiennes, sans empêchement possible, comment t'en empêchera-t-on? — On ne le pourra pas. — Qui donc t'a dit que, si tu désirais quelqu'une des choses qui ne sont pas tiennes, tu ne rencontrerais jamais d'obstacles?

— Ne dois-je donc point désirer la santé? — Non ; pas plus que tout ce qui n'est pas tien. Car tout ce qu'il n'est pas en ton pouvoir de te procurer ou de conserver dès que tu le veux, tout cela n'est pas vraiment tien. Eloigne de tout cela non seulement tes mains, mais tes désirs bien plutôt encore ! Sinon, tu te mets toi-même dans les fers, tu présentes ta tête au joug, quand tu accordes du prix à ce qui n'est pas complètement à toi, quand tu t'attaches à quoi que ce soit qui dépend dé la fortune et doit périr. — Ma main n'est-elle donc pas mienne? Elle est une de tes parties; boue de sa nature, elle peut être arrêtée et contrainte, et elle est en la puissance de quiconque est plus fort. Mais que vais-je te parler de ta main? Ton corps tout entier doit n'être à tes yeux qu'un ânon qui porte tes fardeaux, pendant le temps où il lui est possible de le faire, pendant le temps où cela lui est donné. Survient-il une réquisition, un soldat met-il la main sur lui, laisse-le aller, ne résiste pas, ne murmure pas. Sinon, tu recevras des coups, et tu n'en perdras pas moins ton ânon. Or, si c'est là ce que tu dois être vis-à-vis de ton corps, vois ce qu'il te reste à être vis-à-vis de toutes les choses qu'on n'acquiert qu'à cause de son corps. Si ton corps est un ânon, tout le reste n'est que brides, bâts, fers pour les pieds, orge et foin à l'usage de l'ânon. Laisse donc tout cela, et défais-t'en plus vite et plus gaiement que de ton ânon même.

Ainsi préparé et exercé à distinguer les choses qui ne sont pas tiennes de celles qui le sont, et celles qui peuvent être entravées de celles qui ne le peuvent être, à te croire intéressé dans les secondes, et nullement dans les premières, à veiller ici sur tes désirs, et là sur tes craintes, qui peux-tu redouter encore? Personne. Car pourquoi redouterais-tu quelqu'un? Pour les choses qui sont bien à toi, et qui sont les seules où se trouvent réellement le bien et le mal? Mais qui a pouvoir sur elles? Qui peut te les enlever? Qui peut les empêcher en toi? On ne le peut pour toi non plus que pour Dieu. Craindrais-tu pour ta personne et pour ta bourse? Pour des choses qui ne sont pas à toi? Pour des choses qui ne t'intéressent en rien?

Eh! à quoi t'es-tu exercé depuis le premier jour? si ce n'est à distinguer ce qui est tien et ce qui n'est pas tien, ce qui dépend de toi et ce qui n'en dépend pas, ce qu'on peut entraver et ce qu'on ne peut pas entraver? Dans quel but as-tu été trouver les philosophes? Serait-ce donc pour n'être ni moins infortuné ni moins malheureux?

Voilà comment tu seras sans terreurs et sans trouble. Le chagrin, en effet, existera-t-il alors pour toi? Non, car on ne s'afflige de voir arriver que les choses qu'on a redoutées quand on les attendait. Convoiteras-tu encore quoi que ce soit? Tu désireras d'une manière calme et régulière tout ce qui relève de ton libre arbitre, tout ce qui est honnête et sous ta main ; quant aux choses qui ne relèvent pas de ton libre arbitre, tu n'en désireras aucune assez pour qu'il y ait place en toi à des ardeurs de bête brute et à des impatiences sans mesure.

Lorsque l'on est dans cette disposition d'esprit à l'égard des objets, quel homme peut-on redouter encore? Comment, en effet, un homme peut-il être redoutable pour un autre homme, soit qu'il se trouve devant lui, soit qu'il lui parle, soit même qu'il vive avec lui? Il ne peut pas plus l'être qu'un cheval pour un cheval, un chien pour un chien, une abeille pour une abeille. Ce que chacun redoute, ce sont les choses; et c'est quand quelqu'un peut nous les donner ou nous les enlever, qu'il devient redoutable à son tour.

Cela étant, qu'est-ce qui met anéanties les citadelles? Ce n'est ni le fer, ni le feu, mais nos façons de juger et de vouloir. Car, lorsque nous aurons mis à néant la citadelle qui est dans la ville, aurons-nous mis à néant, du même coup, celle d'où nous commande la fièvre? Et celle d'où nous maîtrisent les jolies filles? En un mot, aurons-nous renversé, avec la citadelle qu'ils s'y sont faite, tous les tyrans qui sont en nous, ces tyrans que nous y trouvons chaque jour à propos de tout, tantôt les mêmes, tantôt divers? C'est par là qu'il faut commencer; c'est de là qu'il faut chasser les tyrans, après avoir mis à néant leur citadelle : il faut, pour cela, renoncer à son corps avec toutes ses parties et toutes ses facultés; renoncer à la fortune, à la gloire, aux dignités, aux honneurs, à ses enfants, à ses frères; se dire qu'il n'y a rien là qui soit à nous. Mais, une fois que j'ai ainsi chassé de mon âme ses tyrans, que me servirait encore, à moi du moins, de renverser les citadelles de pierre? Car, debout, quel mal me font-elles? A quoi bon chasser les gardes du tyran? En quoi m'aperçois-je de leur existence? C'est contre d'autres qu'ils ont ces faisceaux, ces lances et ces épées. Jamais je n'ai été empêché de faire ce que je voulais ni contraint à faire ce que je ne voulais pas. Et comment y ai-je pu arriver? J'ai subordonné ma volonté à celle de Dieu. Veut-il que j'aie la fièvre? Moi aussi je le veux. Veut-il que j'entreprenne quelque chose? Moi aussi je le veux. Veut-il que je désire? Moi aussi je le veux. Veut-il que quelque chose m'arrive? Moi aussi je le veux. Ne le veut-il pas? Je ne le veux pas. Veut-il que je meure? Veut-il que je sois torturé? Je veux mourir; je veux être torturé. Qu'est-ce qui peut alors m'entraver ou me forcer contrairement à ce qui me semble bon? On ne le peut pas plus pour moi que pour Jupiter.

Ainsi font ceux qui veulent voyager en sûreté. Apprend-on qu'il y a des voleurs sur la route, on n'ose pas partir seul. Mais on attend qu'un lieutenant, qu'un questeur ou qu'un proconsul fassent le même voyage ; on se met à leur suite, et l'on fait la route en sûreté.

Ainsi fait le Sage dans le monde. « Nombreux, se dit-il, sont les voleurs, les tyrans, les tempêtes, les disettes, les amis que l'on perd. Où trouver un refuge? Comment voyager à l'abri des voleurs? Quel compagnon de route peut-on attendre, pour faire le trajet en sûreté? A la suite de qui faut-il se mettre? A la suite d'un tel? d'un riche? d'un consulaire? A quoi cela me servirait-il? Car voilà qu'on le dépouille, qu'il gémit et qu'il pleure. Puis, si mon compagnon de route se tourne contre moi et se fait mon voleur, que ferai-je? Je vais donc être l'ami de César ; et, quand je serai son intime, personne ne m'attaquera. Mais d'abord, pour arriver à ce rang brillant, que ne me faudra-t-il pas supporter et souffrir? Combien de fois, et par combien de gens ne me faudra-t-il pas être volé? Puis, supposez que je devienne son ami, n'est-il pas mortel, lui aussi? Et, si, par suite de quelque circonstance, il devient mon ennemi, où vaudra-t-il mieux me retirer? Dans un désert? Soit ; mais est-ce que la fièvre n'y pénètre pas? Quel est donc l'état des choses? Et ne serait-il pas possible de trouver un compagnon de route sûr, fidèle, puissant, et qui ne se tournât jamais contre vous? » Voilà ce que dit le Sage ; et il en conclut que c'est en se mettant à la suite de Dieu, qu'il fera son voyage sans danger.

Qu'appelles-tu donc se mettre à la suite de Dieu? C'est vouloir soi-même ce qu'il veut, et ne pas vouloir ce qu'il ne veut pas. Et comment le peut-on faire? Le peut-on autrement qu'en étudiant les desseins de Dieu et sa façon de disposer les choses? Que m'a-t-il donné qui soit à moi et dont je sois le maître? Que s'est-il réservé à lui-même? il m'a donné ma faculté de juger et de vouloir; il l'a faite dépendante de moi seul, au-dessus de tout empêchement et de toute contrainte. Mais ce corps de boue, comment pouvait-il le faire exempt d'entraves? Il a donc subordonné aux évolutions du grand tout le sort de notre fortune, de nos meubles, de notre maison, de nos enfants, de notre femme. Pourquoi dès lors à propos d'eux lutter contre Dieu? Pourquoi vouloir ce que je ne dois pas vouloir? Pourquoi prétendre avoir à tout jamais des choses qui ne m'ont pas été données pour cela? Comment dois-je désirer les avoir? Comme elles m'ont été données, et dans la mesure où elles l'ont été. — « Mais celui qui me les a données me les retire !— Eh bien ! pourquoi lui résister? Je ne dis pas seulement que je serais absurde de lutter contre un plus fort; mais de plus, et avant tout, je manquerais à mes devoirs. Car de qui tenais-je toutes ces choses, en arrivant au monde? C'est mon père qui me les avait données. Mais lui, qu'est-ce qui les lui avait données? Demande qu'est-ce qui a fait le soleil, les fruits, les saisons; qu'est-ce qui a fait cette vie en commun et cette association des hommes entre eux.

Et, quand tu tiens tout d'un autre, jusqu'à ton être propre, tu t'emportes et tu accuses celui qui t'a tout donné, s'il vient à te reprendre quelque chose! Qui es-tu donc? Et pourquoi es-tu venu ici? N'est-ce pas lui qui t'y a amené? N'est-ce pas lui qui t'a fait voir la lumière, qui t'a donné des compagnons de travail, qui t'a donné les sens, qui t'a donné la raison? Mais qui a-t-il amené ici? Un être mortel, n'est-ce pas vrai? Un être qui doit vivre sur la terre en compagnie d'un corps chétif, et pendant quelque temps y regarder la façon dont Dieu gouverne, célébrer les jeux avec lui, et avec lui assister aux fêtes? Ne consentiras-tu donc pas, après avoir regardé la fête et l'assemblée, tant qu'il te l'aura permis, à t'en aller quand il t'emmènera, en lui témoignant ton respect, et en le remerciant pour tout ce que tu as vu et entendu? — « Non; car j'aurais voulu rester encore à la fête. » — Ceux, en effet, qu'on initie voudraient que l'initiation durât plus longtemps; et sans doute ceux qui sont à Olympie voudraient voir d'autres athlètes encore; mais la solennité est terminée ! Va-t'en, et pars en homme reconnaissant, en homme réservé ; fais place à d'autres; car il faut que d'autres naissent à leur tour, comme tu es né toi-même, et que, après être nés, ils aient un pays et une demeure à eux, avec les choses nécessaires à la vie. Que leur resterait-il, si l'on ne mettait pas les premiers dehors? Pourquoi n'es-tu pas satisfait? Pourquoi n'en trouves-tu pas assez? Pourquoi fais-tu que le monde soit trop étroit? — Oui; mais je voudrais avoir avec moi ma femme et mes enfants. — Est-ce qu'ils sont à toi, et non à celui qui te les a donnés, à celui qui t'a fait? Ne peux-tu pas renoncer à ce qui n'est pas à toi, céder quelque chose à ton supérieur? —Mais pourquoi m'a-t-il amené ici à ces conditions? — Si elles ne te plaisent pas, va-t'en ; il n'a que faire d'un spectateur qui se plaint. Il désire avoir des gens qui prennent part à la fête et aux chœurs, mais pour qu'ils applaudissent, pour qu'ils fassent éclater leurs transports et vantent bien haut la réunion. Quant aux indifférents et aux sans cœur, il les verra sans peine quitter l'assemblée; car, lorsqu'ils y étaient, ils ne s'y conduisaient pas comme à une fête, et n'y jouaient pas le rôle qu'ils devaient y jouer. Loin de là, ils se plaignaient, ils accusaient Dieu, le sort, leurs compagnons, ne se rappelant pas tout ce qu'ils avaient reçu, et toutes les ressources qui leur avaient été données contre l'adversité, telles que la grandeur d'âme, la noblesse de cœur, le courage, et cette liberté même qui est l'objet de nos recherches présentes. —Mais pourquoi donc ai-je reçu ces objets qui m'entourent? — Pour t'en servir. — Combien de temps? — Tant que voudra celui qui te les a prêtés. —Mais s'ils me sont indispensables? — Ne t'y attache pas, et ils ne le seront point. Ne dis pas toi-même qu'ils te sont indispensables, et ils ne le seront pas. »

Voilà les réflexions qu'il te faudrait faire depuis le matin jusqu'au soir, en commençant par les objets du moindre prix et les plus fragiles, ta marmite et ta coupe. Viens-en après cela à ton vêtement, à ton chien, à ton cheval, à ton champ, puis à toi-même, à ton corps et à ses parties, à tes enfants, à ta femme, à tes frères. Regarde de tous les côtés, puis rejette hors de toi tout ce qui doit y être rejeté; épure tes jugements; que rien de ce qui n'est pas à toi ne s'attache à toi ni ne s'y incarne, pour te faire souffrir quand il s'en détachera. Puis dis, en t'exerçant ainsi tous les jours, comme tu t'exerces là-bas, non pas que tu es philosophe, car le mot serait outrecuidant, mais que tu t'affranchis ; car c'est là qu'est la vraie liberté. Ce fut celle-là que Diogène reçut d'Antisthène ; et, quand il l'eut reçue, il déclara qu'il ne pouvait plus être asservi par personne. Aussi, quand il fut pris, comment en agit-il avec les pirates? En fût-il un seul qu'il appelât son maître? Je ne parle pas ici du mot, car je ne crains pas le nom par lui-même, mais de la disposition d'esprit d'où part le mot. Quels reproches il leur fait, parce qu'ils nourrissent mal leurs prisonniers ! Et de quelle façon fut-il acheté? Cherchait-il un maître? Non : un esclave. Et, quand il eut été acheté, comment se conduisit-il avec son maître? Dès le premier instant il discute avec lui : « Ce n'est pas ainsi qu'il devrait se vêtir ; pas ainsi qu'il devrait se raser ; et ses enfants, voici comment il devrait les élever.» Et qu'y a-t-il là d'étonnant? Si cet homme eût acheté un maître de gymnastique, en aurait-il fait, au gymnase, son subordonné ou son maître? Même question, s'il avait acheté un médecin, ou un architecte. C'est ainsi qu'en chaque chose celui qui sait doit nécessairement commander à celui qui ne sait pas. Celui donc qui a la science générale de la vie, peut-il être autre chose que le maître? Qu'est-ce qui commande sur un vaisseau? Le pilote. Pourquoi? Parce que quiconque lui désobéit s'en trouve mal. — Eh bien! cet homme peut me faire écorcher ou mettre aux fers. —Le peut-il donc impunément? —Il me semblait que oui. — S'il ne peut le faire impunément, il n'a pas la permission de le faire : or, personne ne saurait impunément faire une injustice. —Et quelle est la punition de celui qui met son esclave aux fers? Quelle crois-tu qu'elle soit? — Le fait même de le mettre aux fers; et toi-même en conviendras, si tu veux te rappeler que l'homme n'est pas une bête sauvage, mais un animal fait pour la société. Quand la vigne, en effet, se trouve-t-elle dans un mauvais état? —Quand elle est dans un état contraire à sa nature. — Et le coq? —De même. — De même donc aussi l'homme. Or, quelle est sa nature? Est-ce de mordre, de ruer, de jeter en prison et de couper des têtes? Non, mais de faire le bien, de venir en aide aux autres, et de faire des vœux pour eux. On est donc dans un mauvais état, que tu le veuilles ou non, dès lors qu'on est injuste.

—Le mal n'a donc pas été pour Socrate? — Non, mais pour ses juges et ses accusateurs. —A Rome, il n'a donc pas été pour Helvidius? — Non, mais pour celui qui l'a fait périr. —Que dis-tu là? — C'est pour la même raison que tu n'appelles pas malheureux le coq victorieux qui a été blessé, mais le coq sans blessures, qui a été vaincu. C'est encore pour la même raison que tu trouves heureux, non pas le chien qui n'a rien poursuivi et qui n'a pas eu de peine, mais celui que tu vois couvert de sueur, fatigué, n'en pouvant plus à force de courir. Quel paradoxe disons-nous donc, quand nous disons que le mal pour tout être est ce qui est contraire à sa nature? Est-ce vraiment là un paradoxe? N'est-ce pas précisément ce que tu dis toi-même pour tous les autres êtres? Pourquoi alors soutiens-tu autre chose au sujet de l'homme seul? Eh bien! quand nous disons que la nature de l'homme est d'être sociable, affectueux, loyal, est-ce là encore un paradoxe? —Pas davantage. — Comment en serait-ce donc un, quand nous disons que ce n'est pas un mal d'être écorché, d'être mis en prison, d'être décapité? Qui souffre tout cela en homme de cœur, ne s'en tire-t-il pas avec avantage et profit? Le mal réel, le sort le plus déplorable et le plus honteux, c'est, quand on était un homme, de devenir un loup, une vipère, un frelon.

Marchons donc, et parcourons tout ce sur quoi nous sommes d'accord. L'homme libre est celui pour qui il n'y a pas d'obstacles, et qui trouve sous sa main les choses comme il les veut. L'esclave est celui qu'on peut entraver, contraindre, empêcher, jeter contre son gré dans quelque chose. Pour qui donc n'y a-t-il pas d'obstacles? Pour qui ne désire pas ce qui n'est point à nous. Et qu'est-ce qui n'est pas à nous? Ce qu'il ne dépend pas de nous d'avoir ou de ne pas avoir, d'avoir de telle qualité ou en tel état. Notre corps n'est donc pas à nous, ses parties ne sont pas à nous, notre fortune n'est pas à nous. Par suite, si tu t'attaches à quelqu'une de ces choses comme si elle t'appartenait en propre, tu en seras puni, ainsi que doit l'être celui qui désire ce qui n'est pas à lui. La seule route qui conduise à la liberté, le seul moyen de s'affranchir de la servitude, c'est de pouvoir dire du fond de son cœur :

« O Jupiter! O Destinée ! conduisez-moi où vous avez arrêté de me placer.»

Mais toi, que dis-tu, ô philosophe? Le tyran t'appelle pour que tu lui contes des choses qui sont indignes de toi : les lui diras-tu ou ne les lui diras-tu pas? Réponds-moi. — Laisse-moi réfléchir. — Tu vas réfléchir maintenant? A quoi réfléchissais-tu donc, quand tu étais à l'école? Ne cherchais-tu pas ce qui était un bien, ce qui était un mal, ce qui n'était ni l'un ni l'autre? — C'était sur cela que je réfléchissais. — Que décidais-tu donc? —Que tout ce qui était juste et honorable était un bien; que tout ce qui était injuste et honteux était un mal. — La vie te paraissait-elle un bien? — Non. —La mort te paraissait-elle un mal? — Non. — Et la prison? — Non plus. — Et que pensions-nous de paroles sans dignité et sans honneur, qui trahissent un ami ou qui flattent un tyran? — Qu'elles étaient un mal. — Eh bien! tu n'as pas à réfléchir; tu n'as à réfléchir ni à délibérer. Qu'avons-nous, en effet, à nous demander s'il nous convient de nous procurer les plus grands des biens et d'éloigner de nous les plus grands des maux, quand nous le pouvons? O le bel examen ! Comme il est nécessaire! Et quelle longue délibération il exige! Pourquoi te moquer de nous? Homme, jamais pareil examen ne se présente. Si tu pensais, comme cela est vrai, que les seuls maux sont les choses honteuses, les seuls biens les choses honorables, et que tout le reste est indifférent, tu n'en serais jamais venu à cette hésitation; tant s'en faut! Sur-le-champ, tu aurais tout démêlé, comme d'un coup d'œil, par ta seule raison. Réfléchis-tu jamais pour savoir si le noir est blanc? si ce qui est lourd est léger? Ne te rends-tu pas là sur-le-champ à l'évidence? Comment donc nous dis-tu aujourd'hui que tu réfléchiras pour savoir s'il faut fuir ce qui est indifférent plus que ce qui est un mal? C'est que tu n'as pas vraiment ces convictions ; c'est que les choses indifférentes ne te paraissent pas indifférentes, mais les plus grands des maux; et que les maux, à leur tour, ne te paraissent pas des maux, mais des choses sans importance pour nous. Voici, en effet, les habitudes que tu as prises dès le principe : « Où suis-je? A l'école. Et quels sont ceux qui m'écoutent? C'est à des philosophes que je parle. » Puis un instant après : « Ah ! je suis hors de l'école ! » Supprime-moi toutes ces distinctions de scholastiques et d'imbéciles. C'est avec elles qu'un philosophe dépose à faux contre un ami, avec elles qu'il se fait parasite, avec elles qu'il se vend pour de l'argent, avec elles que dans le sénat on ne dit pas ce que l'on pense, tandis que l'on crie ses opinions dans l'intérieur de l'école. Tu n'es rien que velléités d'idées frivoles et misérables ; et tu tiens à un cheveu avec tes propos en l'air. Il faudrait, au contraire, que tu fusses un homme fort, un homme pratique; que l'exercice et les œuvres eussent fait de toi un véritable initié. Observe-toi toi-même. Comment reçois-tu la nouvelle, je ne dis pas que ton fils est mort, car d'où cela te viendrait-il? mais que ton huile a été répandue, et qu'on a bu ton vin? Puisse celui qui surviendrait alors, au milieu des beaux cris que tu pousserais, ne te dire que ceci : « Philosophe, tu parles autrement dans l'école ! Pourquoi donc nous tromper? » Pourquoi, lorsque tu n'es qu'un ver, dire que tu es un homme? » Je voudrais arriver, quand un de ces individus est dans un tête-à-tête amoureux; je voudrais voir ce qu'y devient sa force, quels propos il y tient, et s'il s'y souvient de son titre, et de toutes les belles choses qu'il entend, qu'il dit ou qu'il lit.

— Et quels rapports tout cela a-t-il avec la liberté? — Il n'y a que cela qui y conduise, que vous le vouliez ou non, vous autres riches. — Et quels témoins en as-tu? — Vous-mêmes, et pas d'autres, vous qui avez un maître tout puissant, et qui vivez les yeux sur ses gestes et sur ses mouvements. Qu'il regarde seulement l'un de vous en fronçant le sourcil, vous voilà morts de peur, vous qui faites votre cour aux vieilles et aux vieux, et vous dites : « Je ne puis pas faire cela. Cela ne m'est pas permis. » Et comment cela ne t'est-il pas permis? Ne soutenais-tu pas tout à l'heure contre moi que tu étais libre? — Mais Aprilla me l'a défendu ! — Dis donc la vérité, esclave; ne te sauve pas de chez tes maîtres ; ne les renie pas ; n'aie pas le front de te prétendre affranchi, quand tu portes de telles marques de ton esclavage. On pourrait plutôt concevoir comme digne de pardon celui que l'amour force à agir contre sa conviction, et qui, tout en voyant où est le mieux, n'a pas cependant la force de s'y conformer. Celui-là, au moins, cède à la violence, et en quelque sorte à un Dieu; mais toi, comment te supporter, mignon des vieilles et des vieux, qui mouches et qui laves ces dames, qui leur apportes des cadeaux, et qui, tout en les soignant comme un esclave, quand elles sont malades, fais des vœux pour qu'elles meurent, et demandes aux médecins si leur état est enfin mortel? Comment te supporter encore, quand, pour arriver à tes hautes charges et à tes grandes dignités, tu baises la main des esclaves d'un autre, si bien que tes maîtres ne sont même pas de condition libre. Puis, après cela, préteur ou consul, tu te promènes fièrement devant moi! Est-ce que je ne sais pas comment tu es devenu préteur, par quels moyens tu as obtenu le consulat, et qu'est-ce qui te l'a donné? Pour moi, je ne voudrais même pas de la vie, s'il me fallait vivre de par Félicion, en supportant son orgueil et son insolence d'esclave. Car je sais trop ce que c'est qu'un esclave, dans un semblant de bonheur qui l'enivre.

« Toi donc, me dit-on, es-tu libre? » Je le voudrais, de par tous les dieux, et je fais des vœux pour l'être ; mais je n'ai pas encore la force de regarder mes maîtres en face, je fais encore cas de mon corps, et j'attache un grand prix à l'avoir intact, bien que je ne l'aie pas tel. Mais je puis du moins te faire voir un homme libre, pour que tu cesses d'en chercher un exemple : Diogène était libre. Et d'où lui venait sa liberté? Non pas de ce qu'il était né de parents libres (il ne l'était pas), mais de ce qu'il était libre par lui-même : il s'était débarrassé de tout ce qui donne prise à la servitude ; on n'aurait su par où l'attraper ni par où le saisir, pour en faire un esclave. Il n'avait rien dont il ne pût se détacher sans peine ; il ne tenait à rien que par un fil. Si vous lui aviez enlevé sa bourse, il vous l'aurait laissée plutôt que de vous suivre à cause d'elle ; si sa jambe, sa jambe; si son corps tout entier, son corps tout entier; et si ses parents, ses amis, ou sa patrie, même chose encore. Il savait, en effet, d'où il tenait tout cela, de qui il l'avait reçu, et à quelles conditions. Quant à ses vrais parents, les dieux, et quant à sa véritable patrie, jamais il n'y aurait renoncé ; jamais il n'aurait permis qu'un autre fût plus obéissant et plus soumis à ces Dieux ; et personne ne serait mort plus volontiers que lui pour cette patrie. Ce n'est pas qu'il cherchât jamais à paraître faire quelque chose en vue d'autres que lui; mais il se rappelait que tout ce qui arrive vient d'elle, que tout se fait pour elle, et par l'ordre de celui qui la gouverne. Aussi, vois ce qu'il dit et ce qu'il écrit : « C'est pour cela, dit-il, ô Diogène, qu'il t'est possible de parler du ton que tu voudras au roi des Perses, ou à Archidamus, le roi de Lacédémone. » Est-ce parce qu'il était né de parents libres? Mais alors ce serait comme fils d'esclaves que tous les Athéniens, tous les Lacédémoniens, tous les Corinthiens, ne pouvaient pas parler à ces rois du ton qu'ils voulaient, tremblaient devant eux, et les servaient. « Pourquoi donc cela m'est-il possible? » dit-il. « Parce que je ne regarde pas mon corps comme à moi ; parce que je n'ai besoin de rien; parce que la loi est tout pour moi, et que rien autre ne m'est quelque chose. » Voilà ce qui lui donnait le moyen d'être libre.

Afin que tu ne dises pas que je te montre comme exemple un homme dégagé de tout lien social, un homme n'ayant ni femme, ni enfant, ni patrie, ni amis, ni parents, pour le faire plier ou dévier, prends-moi Socrate, et vois-le ayant une femme et des enfants, mais comme des choses qui n'étaient pas à lui ; ayant une patrie, mais dans la mesure où il le fallait, et avec les sentiments qu'il fallait; ayant des amis, des parents, mais plaçant au-dessus d'eux tous la loi et l'obéissance à la loi. Aussi, quand il fallait aller à la guerre, il y partait le premier, et s'y épargnait au danger moins que personne; mais, lorsque les tyrans lui ordonnèrent d'aller chez Léon, convaincu qu'il se déshonorerait en y allant, il ne se demanda même pas s'il irait. Ne savait-il pas bien, en effet, qu'il lui faudrait toujours mourir, quand le moment en serait venu? Que lui importait la vie? C'était autre chose qu'il voulait sauver : non pas sa carcasse, mais sa loyauté et son honnêteté. Et sur ces choses-là personne n'avait prise ni autorité. Puis, quand il lui faut plaider pour sa vie, se conduit-il comme un homme qui a des enfants? Comme un homme qui a une femme? Non, mais comme un homme qui est seul. Et, quand il lui faut boire le poison, comment se conduit-il? Il pouvait sauver sa vie, et Criton lui disait : « Pars d'ici, pour l'amour de tes enfants. » Que lui répond-il? Voit-il là un bonheur inespéré? Comment l'y eût-il vu? Il examine ce qui est convenable, et il n'a ni un regard, ni une pensée pour le reste. C'est qu'il ne voulait pas, comme il le dit, sauver son misérable corps, mais ce quelque chose qui grandit et se conserve par la justice, qui décroît et périt par l'injustice. Socrate ne se sauve pas par des moyens honteux, lui qui avait refusé de donner son vote, quand les Athéniens le lui commandaient, lui qui avait bravé les tyrans, lui qui disait de si belles choses sur la vertu et sur l'honnêteté. Un tel homme ne peut se sauver par des moyens honteux ; c'est la mort qui le sauve, et non pas la fuite. Ne reste-t-on pas plus sûrement bon acteur, en cessant de jouer quand il le faut, qu'en jouant encore quand il ne le faut plus? —Mais que feront tes enfants? (lui dit-on.) —Si je m'en allais en Thessalie, répond-il, vous prendriez soin d'eux. Eh bien ! n'y aura-t-il aucun de vous pour en prendre soin, quand je serai parti pour les Enfers? » Vois comme il adoucit l'idée de la mort, et comme il en plaisante. Si nous avions été à sa place, toi et moi, nous aurions prétendu doctoralement tout de suite, qu'il faut se venger de ceux qui vous ont fait du mal en leur rendant la pareille; puis nous aurions ajouté : « Si je me sauve, je serai utile à bien des gens ; je ne le serai à personne, si je meurs. » Nous serions sortis par un trou, s'il l'avait fallu pour nous échapper. Mais comment aurions-nous été utiles à personne? Où seraient restés, en effet, ceux à qui nous aurions pu servir? Et, quand même nous aurions pu leur être utiles en vivant, n'aurions-nous pas été bien plus utiles encore à l'humanité en mourant quand il le fallait, et comme il le fallait? Aujourd'hui, que Socrate n'est plus, le souvenir de ce qu'il a dit ou fait avant de mourir, n'est pas moins utile à l'humanité, et l'est même davantage.

Voilà les principes, voilà les paroles qu'il te faut méditer. Voilà les exemples qu'il te faut contempler, si tu veux être libre, si tu le désires comme la chose en vaut la peine. Et qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'une chose de cette importance s'achète si cher et à si haut prix? Pour la prétendue liberté, il y a des gens qui se pendent, et d'autres qui se précipitent de haut sur le sol; il y a même des villes entières qui ont péri pour elle ; et, pour avoir la vraie liberté, celle qui est à l'abri de toute embûche et de tout péril, tu refuseras de rendre à Dieu ce qu'il t'a donné, lorsqu'il te le réclame ! Refuseras-tu de te préparer, comme le dit Platon, non seulement à mourir, mais encore à être mis en croix, à être exilé, à être écorché; en un mot, à rendre tout ce qui n'est pas à toi? Tu ne seras donc qu'un esclave parmi des esclaves, fusses-tu dix mille fois consul. Parviens même au trône, tu ne seras toujours qu'esclave, et tu t'apercevras que les philosophes, suivant le mot de Cléanthe, disent des choses qui sont peut-être contraires à l'opinion, mais non pas contraires à la raison. Les faits t'apprendront qu'ils disent vrai, et que toutes ces choses que l'on admire, et pour lesquelles on se donne tant de peine, ne servent de rien à ceux qui les ont. Quand on ne les a pas encore, l'idée vous vient que, si on les obtenait, on aurait avec elles tous les biens ; puis, quand on les a obtenues, on se consume de même, on s'agite de même, on se dégoûte de ce que l'on a, on convoite ce que l'on n'a pas. Car ce n'est pas en satisfaisant ses désirs qu'on se fait libre, mais en se délivrant du désir. Veux-tu savoir que je dis vrai? Donne-toi, pour te délivrer de tes désirs, la même peine que tu te donnais pour les satisfaire. Veille pour acquérir les manières de voir qui doivent te faire libre. Au lieu de t'empresser près d'un vieillard riche, empresse-toi près d'un philosophe. Qu'on te voie à sa porte : tu n'auras pas à rougir d'y être vu ; et tu ne le quitteras pas les mains vides et sans profit, si tu vas à lui avec les sentiments qu'il faut. Si tu ne les as pas, essaie du moins; il n'y a pas de honte à essayer.

CHAPITRE II

Sur nos liaisons

Voici un point auquel il te faut faire attention avant tout : ne te lie avec aucun de tes habitués ou de tes amis d'autrefois, jusqu'à descendre où il en est descendu; sinon, tu te perdras. Si l'idée te vient qu'il te trouvera déplaisant, et qu'il ne sera plus pour toi ce qu'il était auparavant, rappelle-toi que l'on n'a rien pour rien, et qu'on ne peut pas, en n'agissant plus de même, rester l'homme qu'on était jadis. Décide donc lequel tu préfères : ou de garder intacte l'affection de ceux qui t'aimaient auparavant, en demeurant ce qu'auparavant tu étais ; ou de ne plus obtenir d'eux la même affection, en devenant meilleur. Si c'est ce dernier parti qui vaut le mieux, il faut le prendre, et sur-le-champ, sans t'en laisser détourner par d'autres considérations. Il n'est pas possible d'avancer, quand on va tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Si tu as jugé que ce parti valait mieux que tous les autres, si tu veux t'attacher à lui seul, et ne travailler que pour lui, laisse-moi là tout le reste. Sinon, ces tergiversations auront pour toi ce double résultat, que tu ne feras pas les progrès que tu devrais faire, et qu'on ne t'accordera plus ce qu'on t'accordait auparavant. Auparavant, quand tu désirais franchement des objets sans valeur réelle, tu étais agréable à tes amis; mais tu ne peux pas réussir aux deux choses à la fois : il faut nécessairement que ce que tu gagneras d'un côté, tu le perdes de l'autre. Tu ne peux pas, si tu cesses de boire avec qui tu buvais, paraître à ces gens aussi agréable qu'alors. Décide donc ce que tu préfères : ou de t'enivrer et de leur être agréable, ou de leur déplaire en étant sobre. Tu ne peux pas, si tu cesses de chanter avec qui tu chantais, rester aussi cher à ces gens. Choisis donc encore ici le lot que tu voudras, .s'il vaut mieux être tempérant et réglé, que de faire dire de soi : « Quel homme agréable! » laisse-moi là tout le reste; renonces-y; détourne-t'en; n'y touche plus. Si ce parti-là ne te plaît pas, donne-toi tout entier au parti contraire : sois un de nos hommes-femmes ; sois un de nos coureurs d'aventures ; fais tout ce qui s'en suit, et tu arriveras à ce que tu veux. N'oublie pas aussi de trépigner des pieds en acclamant le baladin. Mais on ne peut pas réunir en soi ces deux personnages si différents : on ne peut pas jouer à la fois le rôle de Thersite et celui d'Agamemnon. Si tu veux être Thersite, il te faut être bossu et chauve ; si tu veux être Agamemnon, il te faut être beau, et de haute taille, et aimer ceux qui te sont subordonnés.

CHAPITRE III

Quelles choses faut-il échanger, et contre quelles autres?

Lorsque tu te sépares de quelqu'un des objets extérieurs, aie toujours présent à la pensée ce que tu acquiers en échange; et, si ce que tu acquiers vaut mieux, ne dis pas que tu y perds. Tu ne perds pas, en effet, à échanger un âne contre un cheval, une brebis contre un bœuf, un peu d'argent contre une bonne action, de vaines discussions contre la tranquillité qu'on doit avoir, une honteuse liberté de langage contre la retenue. Avec cette pensée, tu conserveras partout ton caractère tel qu'il doit être; sinon, vois bien que tu dépenseras tes jours au hasard, et que toutes les peines que tu te donneras seront autant de gaspillé et de perdu. Il est besoin de bien peu de chose pour tout détruire et pour tout perdre : la moindre distraction y suffit. Le pilote, pour perdre son vaisseau, n'a pas besoin d'autant de préparatifs que pour le sauver; pour peu qu'il le tourne contre le vent, tout est fini; tout est fini, alors même qu'il ne l'a pas voulu, et qu'il n'a fait que penser à autre chose. Il en est de même ici : pour peu que tu t'oublies, c'en est fait de tout ce que tu as acquis jusque-là. Attention donc à tout ce qui se présente à toi : tiens-y l'œil ouvert. Ce que tu as à garder n'est pas de peu d'importance : c'est ta retenue, ta loyauté, ta fermeté, ton calme, ton contentement, ton assurance, ta tranquillité, ta liberté en un mot. Combien voudrais-tu vendre toutes ces choses? Vois ce qu'elles valent. « Jamais, dis-tu, en échange d'elles je n'obtiendrai rien qui les vaille. » Vois donc encore de nouveau, maintenant que tu les as, ce que tu recevrais en échange. « A moi la sagesse (devrais-tu dire) ; à un tel le tribunat ! A lui le consulat; à moi la retenue ! » Je n'applaudis pas, quand il est déshonorant de le faire. Je ne me lève pas, quand je ne dois point me lever. Je suis libre, en effet, et l'ami de Dieu, pour lui obéir volontairement en tout. Je ne dois m'éprendre de rien autre, ni de mon corps, ni de la fortune, ni du pouvoir, ni de la réputation, ni de quoi que ce soit en un mot; car Dieu ne veut pas que je m'en éprenne.

S'il avait voulu que je m'en éprisse, il aurait fait de toutes ces choses des biens pour moi; il ne l'a pas fait; donc il ne m'est pas permis de transgresser ses ordres en m'en éprenant. » Sauvegarde absolument ce qui est ton bien propre; mais quant au reste, sauvegarde ce qui t'en est donné, dans la mesure que demande la raison, et contente-toi de cela. Sinon, tu souffriras, tu seras malheureux, tu rencontreras mille empêchements et mille obstacles.

Voilà les lois et les injonctions qui nous sont envoyées d'en haut. Ce sont elles qu'il nous faut expliquer, elles qu'il nous faut respecter; et non pas celles de Masurius et de Cassius.

CHAPITRE IV

Sur ceux qui voudraient vivre dans l'inaction

Rappelle-toi que l'amour du pouvoir et de la richesse n'est pas le seul qui nous abaisse et qui nous assujettisse à d'autres hommes, mais que l'amour de l'inaction, des loisirs, des voyages, ou même de la lecture, en fait autant. En un mot, quels que soient les objets extérieurs, le prix que nous y attachons nous assujettit à autrui. Quelle différence y a-t-il, en effet, à désirer le sénat, ou à désirer de ne pas être sénateur? Quelle différence y a-t-il à désirer le pouvoir, ou à désirer d'être simple particulier? Quelle différence y a-t-il à dire : « Je suis malheureux de n'avoir rien à faire », et d'être enchaîné à mes livres comme un cadavre, ou à dire : « Je suis malheureux de ne pas avoir le loisir de lire? » Un livre est une chose extérieure et qui ne relève pas plus de notre libre arbitre que les saluts et le pouvoir. Ou bien encore, pourquoi veux-tu lire? Dis-le-moi. Si tu n'as d'autre but que de t'amuser ou d'apprendre quelque chose, tu es bien frivole et bien facile à satisfaire. Si tu as en vue le but que tu dois, quel peut-il être si ce n'est le bonheur? Et alors, si la lecture ne te donne pas le bonheur, à quoi te sert-elle? —Mais elle me le donne, dis-tu; et c'est pour cela que je suis mécontent d'en être privé. — Et qu'est-ce que ce bonheur, que peut empêcher, je ne dis pas César, ou un ami de César, mais le premier venu, mais un corbeau, mais un joueur de flûte, mais la fièvre, mais mille autres choses? Ce qu'il faut au bonheur avant tout, c'est de n'avoir ni interruptions ni empêchements. On m'appelle en ce moment pour faire quelque chose : j'irai sur-le-champ, attentif à la mesure qu'il me faut garder, avec réserve et avec assurance, sans désir comme sans crainte de tout ce qui m'est extérieur. En même temps je serai attentif à ce que disent et font les autres hommes; et cela sans malice, sans intention de critiquer ni de railler, mais pour redescendre en moi-même, si je fais les mêmes fautes, et m'en corriger à tout prix. « Autrefois, dirai-je, moi aussi je faisais mal ; je ne le fais plus aujourd'hui, gloire à Dieu! »

Eh bien ! quand tu auras fait cela, quand tu te seras occupé ainsi, auras-tu fait de plus mauvaise besogne que si tu avais lu mille lignes ou si tu en avais écrit autant? Lorsque tu prends tes repas, es-tu contrarié de ne pas lire? Ne te suffit-il pas de prendre tes repas, en y appliquant ce que tu as lu? N'en est-il pas de même lorsque tu te baignes ou fais de la gymnastique? Pourquoi donc n'agis-tu pas ainsi en toute occasion, et quand tu vas trouver César, et quand tu vas trouver tout autre? Si tu conserves ton calme, ta tranquillité, ta modération; si tu songes aux choses plutôt qu'à te montrer; si tu n'es pas jaloux de ceux qui te sont préférés ; si tu ne te laisses pas troubler par les circonstances, que te manque-t-il encore? Des livres? Mais comment? Et en vue de quoi? Lire n'est-ce pas se préparer à vivre? Et la vie ne se compose-t-elle pas de tout autre chose? On dirait un athlète qui, en entrant au Cirque, regretterait de ne pas s'exercer dehors. « Eh ! (devrait-on lui dire) c'est en vue de ce moment que tu t'exerçais. Voilà la raison des masses de plomb, des coups de poing, et de tes jeunes adversaires. Et maintenant tu les demandes, quand est venu le moment d'agir ! » Ce serait comme si, quand il y a lieu à nous décider, quand les idées se présentent à nous, les unes méritant d'être acceptées, les autres non, nous ne voulions pas faire notre choix entre elles, mais demandions à lire ce qu'on a écrit sur le jugement.

Et quelle est la cause de tout cela? C'est que jamais nous n'avons lu, jamais nous n'avons écrit, en vue de pouvoir, dans la pratique, faire de tout ce qui se présente à nous un usage conforme à la nature. C'est que tout se borne pour nous à savoir ce qui a été dit, à pouvoir l'expliquer à un autre, à pouvoir analyser un syllogisme et suivre les conséquences des principes posés. Aussi c'est du but même de tes efforts que te naissent les obstacles. Tu veux à tout prix avoir des choses qui ne dépendent pas de toi ! Connais donc les empêchements, les obstacles, les échecs. Si nous lisions ce qui concerne le vouloir en vue, non pas de savoir ce qui a été dit du vouloir, mais de vouloir à propos ; si nous lisions ce qui concerne le désir et l'aversion, pour ne jamais échouer dans nos désirs, et ne jamais tomber dans les objets de nos aversions; si nous lisions ce qui concerne les devoirs, pour nous rappeler tous nos rôles comme homme, et ne jamais rien faire contre la raison ni contre eux ; nous ne nous fâcherions pas lorsque l'on empêche nos lectures : nous nous contenterions de produire des actes en harmonie avec elles, et nous ferions de tout autres récapitulations que celles que jusqu'à ce jour nous avons eu l'habitude de faire : « Aujourd'hui, disons-nous, j'ai lu tant de lignes; j'en ai écrit tant d'autres. » Nous dirions alors : « Aujourd'hui je n'ai rien voulu que comme le prescrivent les philosophes; je n'ai rien désiré, et je n'ai cherché à éviter que des choses qui relèvent de mon libre arbitre; je ne me suis point laissé intimider par un tel, ni déconcerter par un tel; je me suis exercé à la patience, à la tempérance, à la bienfaisance. » Et ainsi, les choses dont nous rendrions grâce à Dieu seraient celles dont on doit vraiment lui rendre grâce.

Nous ne nous apercevons pas aujourd'hui que nous devenons semblables au commun des hommes, quoique avec une autre manière de faire. Si un autre craint de ne pas être magistrat, toi, tu crains de l'être. O mortel, pas de crainte pareille ! Ris plutôt de toi, comme tu ris de ceux qui craignent de ne pas être magistrats. Car il n'y a guère de différence entre souffrir de la soif parce qu'on a la fièvre, et craindre l'eau parce qu'on est enragé. Dans ton état, comment pourrais-tu dire encore le mot de Socrate : « Si cela plaît à Dieu, que cela se fasse ! » Si Socrate avait soupiré après les loisirs du Lycée ou de l'Académie, pour y causer chaque jour avec les jeunes gens, crois-tu qu'il serait parti sans chagrin pour la guerre, aussi souvent qu'il y est parti? Ne se serait-il pas écrié avec des gémissements et des larmes : « Malheureux que je suis ! » me voici misérablement ici, quand je pourrais être dans le Lycée, à me chauffer au soleil ! » — « Était-ce donc ton rôle, de te chauffer au soleil? » lui eût-on pu dire. Ton rôle n'est-il pas d'être heureux? N'est-il pas de t'élever au-dessus de toute entrave et de tout empêchement? » Comment aurait-il encore été Socrate, s'il eût pleuré ainsi? Comment aurait-il écrit des hymnes dans sa prison?

En un mot, rappelle-toi ceci : quelle que soit la chose à laquelle tu attaches du prix, hors de la portée de ton libre arbitre, tu annihiles ton libre arbitre. Or, il n'y a pas que les magistratures qui soient hors de sa portée : la condition privée l'est aussi ; il n'y a pas que les affaires qui le soient : les loisirs aussi le sont. — « Quoi ! me faut-il vivre au milieu de ce tumulte ! » — Qu'appelles-tu tumulte? Ce grand nombre d'hommes? Eh! qu'y a-t-il là de fâcheux? Suppose que tu es à Olympie, et donne à cette foule le nom d'assemblée. Là aussi tel homme pousse tel cri, tel autre fait telle autre chose, et ce troisième est bousculé par un autre individu. Dans les bains il y a foule; or, quel est celui de nous qui n'y aime pas ce concours de monde, et qui en sort de mécontentement? Ne sois pas si difficile; n'aie pas des paroles de fiel pour tout ce qui arrive. « Le vinaigre, dis-tu, me déplaît parce qu'il est piquant; le miel me déplaît, parce qu'il dérange ma santé ; quant aux légumes, je n'en veux pas. De même, je ne veux pas des loisirs, parce que c'est la solitude; et je ne veux pas de la foule, parce que ce n'est que tumulte. » Eh bien ! au contraire, si les circonstances veulent que tu vives seul ou en compagnie restreinte, appelle cela la tranquillité, et tire de ta situation le parti que tu dois en tirer : entretiens-toi avec toi-même, éprouve tes idées, et perfectionne tes notions a priori. Si tu tombes au milieu de la foule, dis-toi que ce sont des jeux, que c'est une assemblée, que c'est une fête ; efforce-toi de célébrer cette fête avec les autres hommes. Est-il, en effet, plus doux spectacle pour un ami de l'humanité qu'un grand nombre d'hommes? Des troupeaux de chevaux ou de bœufs nous font plaisir à voir; c'est un plaisir que d'avoir sous les yeux un grand nombre de vaisseaux; et la vue d'un grand nombre d'hommes serait une peine ! — « Mais leurs cris m'étourdissent ! » — C'est une gêne pour tes oreilles. Mais à toi qu'est-ce que cela fait? Est-ce une gêne pour celle de tes facultés qui doit faire emploi des idées? Est-il quelqu'un qui t'empêche de désirer ou de craindre, de vouloir les choses ou de les repousser, conformément à la nature? Quel est le tumulte qui ait ce pouvoir?

Souviens-toi seulement de ces généralités-ci : « Qu'est-ce qui est à moi? Qu'est-ce qui n'est pas à moi? Qu'est-ce qui m'est permis? Qu'est-ce que Dieu veut que je fasse à cette heure? Qu'est-ce qu'il ne veut pas que je fasse? » Ces jours derniers il voulait que tu eusses du loisir, que tu t'entretinsses avec toi-même, que tu écrivisses sur ce sujet, que tu lusses, que tu écoutasses, que tu te préparasses ; et tu as eu pour cela un temps suffisant. Aujourd'hui il te dit : « Parais dans l'arène; montre-nous ce que tu as appris, et comment tu as travaillé. Jusques à quand t'exerceras-tu tout seul? Voici le moment de connaître si tu es du nombre des athlètes qui méritent de vaincre, ou du nombre de ceux qui parcourent toute la terre en se faisant battre. De quoi t'irrites-tu? Il n'y a pas d'arène sans foule tumultueuse. Il y faut nombre de gens pour vous préparer, nombre de gens pour crier, nombre de surveillants, nombre de spectateurs. » — « Mais je voulais vivre au sein du calme. » — Gémis donc et pleure ; tu l'as bien mérité ! Peut-il, en effet, y avoir pour l'ignorant qui désobéit aux ordres des Dieux un châtiment plus grand que de se désoler, de se lamenter, de porter envie à d'autres, en deux mots, d'être malheureux et misérable? N'est-ce pas là un lot auquel tu voudras te soustraire?

— « Et comment m'y soustraire? » — N'as-tu pas entendu dire bien des fois qu'il te faut supprimer en toi tout désir, n'avoir d'aversion que pour des choses qui relèvent de ton libre arbitre, être indifférent à tout le reste, à ton corps, à ta fortune, à ta réputation, à tes livres, au tumulte de la foule, aux magistratures, à la vie privée? Car, de quelque côté que tu inclines, te voilà esclave; tu as un maître ; on te fait obstacle; on te contraint; tu dépends tout entier des autres.

Aie plutôt à l'esprit ce vers de Cléanthe : « Conduisez-moi, ô Jupiter, ô destinée! »

Dis-leur : « Voulez-vous me conduire à Rome? Eh bien, à Rome ! A Gyaros? Eh bien, à Gyaros ! A Athènes? Eh bien, à Athènes ! En prison? Eh bien, en prison! » Si tu dis une seule fois : « Quand partira-t-on pour Athènes? » c'en est fait de toi. Inévitablement ce désir, tant qu'il ne sera point satisfait, te rendra malheureux ; s'il l'est, il fera de toi un homme futile, qui s'exalte pour ce qui n'en vaut pas la peine ; et, s'il rencontre des obstacles, tu seras misérable, tu tomberas dans ce que tu voudras éviter. Renonce donc à tout cela. Athènes est belle ; mais c'est une chose bien plus belle d'être heureux, d'être sans agitation et sans trouble, et de n'être en rien dans la dépendance de personne. A Rome, il y a le tumulte de la foule et les salutations ; mais le bonheur d'une âme calme ne dédommage-t-il pas de tous les ennuis? Si donc l'heure des ennuis est venue, pourquoi ne pas supprimer en toi le désir d'y échapper? Quelle nécessité y a-t-il de porter ton fardeau à la façon d'un âne qui succombe sous le bâton? Sinon, vois bien qu'il te faudra être l'esclave de quiconque pourra te faire sortir de Rome, de quiconque pourra t'empêcher d'en partir. Il te faudra le servir, comme on sert une divinité méchante.

Il n'y a qu'une voie qui mène à ce bonheur dans le calme (songeons-y le matin, le jour et la nuit) : c'est de nous détacher des choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre ; de ne les point tenir pour nôtres ; de les abandonner toutes à Dieu et à la fortune ; d'en remettre la gestion à ceux à qui Jupiter l'a remise ; et, quant à nous, de nous donner uniquement à ce qui nous appartient en propre, à ce qui échappe à toute contrainte; de lire, enfin, en rapportant à ce but tout ce que nous lisons, comme tout ce que nous écrivons ou écoutons. Voilà pourquoi je ne puis pas dire qu'il aime le travail celui dont j'apprends seulement qu'il lit ou qu'il écrit; et quand même on ajouterait qu'il le fait toute la nuit, je ne le dirais pas encore, tant que je ne connaîtrais pas son but. Tu ne dis pas qu'il aime le travail celui qui veille pour une femme; et moi non plus je ne le dis pas. Si quelqu'un veille pour la gloire, je dis qu'il aime la gloire; si quelqu'un veille pour l'argent, je dis qu'il aime l'argent, et non point le travail; s'il veille par amour pour les lettres, je dis qu'il aime les lettres. Mais ayez pour but de tous vos travaux votre propre partie maîtresse, afin de la faire vivre et se conduire conformément à la nature, alors seulement je dirai que vous aimez le travail. Ne vantez et ne critiquez personne pour ce qui nous est commun avec tout le monde ; ne le faites que pour ses opinions et ses intentions. Car elles seules nous appartiennent en propre; elles seules font que nos actions sont honorables ou honteuses. Songe à cela, et jouis du présent, sans demander autre chose que ce dont l'heure est venue. Sois heureux, si tu vois se présenter à toi l'occasion d'appliquer ce que tu as appris et examiné. Et si tu extirpes ou diminues en toi la malignité, le penchant à la médisance, la précipitation, l'habitude des propos obscènes, la légèreté, la nonchalance; si tu n'es plus troublé par ce qui te troublait auparavant, ou si tu l'es moins, alors tu pourras chaque jour célébrer une fête, aujourd'hui pour avoir bien agi dans tel cas, et demain dans tel autre. Quelle belle occasion de sacrifice il y a là, bien plus belle que le consulat ou la préture ! Car ce sont là des choses qui te viennent de toi seul et des dieux ; tandis que ces dernières tu dois te rappeler qui les donne, à qui on les donne, et en vue de quoi.

Si tu es nourri de ces réflexions, que t'importera en quel lieu tu seras heureux, en quel lieu tu seras agréable à Dieu ! Ce qu'on reçoit des dieux n'est-il pas le même partout? N'ont-ils pas partout de même les yeux sur ce qui se fait?

CHAPITRE V

Contre les gens querelleurs et méchants

Le Sage ne se querelle jamais avec personne, et, autant qu'il le peut, empêche les autres de se quereller. Sur ce point, comme sur tous les autres, la vie de Socrate est là pour nous servir d'exemple. Non seulement il a partout évité de se quereller, mais il a empêché les autres de le faire. Vois chez Xénophon, dans le Banquet, que de querelles il a apaisées; vois d'autre part sa patience avec Thrasymaque, avec Polus, avec Callicrate; vois cette même patience avec sa femme, avec son fils, quand celui-ci essayait de le réfuter par ses sophismes. C'est qu'il savait de science trop certaine que nul n'est le maître de l'âme d'autrui ; et qu'en conséquence il n'avait de volonté que pour lui-même. Et qu'est-ce que cela? C'est ne pas avoir la prétention de faire agir les autres conformément à la nature, car cela ne dépend pas de nous ; mais s'attacher, tandis que les autres agissent pour leur compte comme bon leur semble, à vivre et à agir soi-même conformément à la nature, seulement en faisant tout ce qui dépend de soi pour qu'eux aussi vivent conformément à la nature. Car tel est le but que se propose toujours le Sage. Veut-il être général? Non, mais si son lot est de l'être, il veut dans cette position maintenir pure en lui sa partie maîtresse. Veut-il se marier? Non, mais si son lot est de le faire, il veut dans cette position se maintenir en conformité avec la nature. Quant à vouloir que son fils ou sa femme ne fissent jamais rien de mal, ce serait vouloir que ce qui ne dépend pas de lui en dépendît. Or, s'instruire n'est autre chose qu'apprendre à distinguer ce qui dépend de vous et ce qui n'en dépend pas.

Quelle occasion de dispute y a-t-il donc encore pour celui qui est dans ces sentiments? Rien de tout ce qui arrive l'étonne-t-il? Rien lui paraît-il extraordinaire? Est-ce qu'il ne s'attend pas toujours, de la part des méchants, à des choses plus fâcheuses et plus tristes que ce qui lui arrivé? Est-ce qu'il ne regarde pas comme autant de gagné tout ce qui manque au malheur complet? « Un tel t'a injurié, dit-il, sache-lui gré de ne pas t'avoir frappé. — Mais il m'a frappé ! — Sache-lui gré de ne pas t'avoir blessé. — Mais il m'a blessé ! —Sache-lui gré de ne pas t'avoir tué. En effet, quand, ou de qui, a-t-il appris qu'il est un animal sociable, fait pour aimer les autres, et que l'injustice est un grand mal pour qui la commet ! Et, puisqu'il ne l'a pas appris, et qu'il ne le croit pas, comment ne suivrait-il pas ce qui lui semblé son intérêt? — Mon voisin m'a jeté des pierres !— Eh bien ! as-tu pour ta part commis quelque faute? — Tout ce qui est dans ma maison a été brisé ! — Serais-tu donc toi-même un meuble? Non : tu es un jugement et une volonté. Qu'est-ce qui t'a donc été donné contre ce dont tu te plains? En tant que tu tiens du loup, il t'a été donné de mordre à ton tour, et de jeter un plus grand nombre de pierres. Si tu cherches ce qui t'a été donné en tant que tu es homme, regarde dans ta bourse, et vois quelles ressources tu avais en venant ici. Serait-ce la férocité? Serait-ce l'esprit de vengeance? Quand un cheval est-il malheureux? Quand il a perdu ses facultés naturelles ; non quand il ne peut point chanter comme le coq, mais quand il ne peut plus courir. Et le chien? Non quand il ne peut point voler, mais quand il ne peut plus suivre la piste. Eh bien ! n'est-il pas pareillement vrai que l'homme malheureux n'est pas celui qui ne peut étrangler des lions, ou embrasser des statues (nul n'est venu au monde en tenant de la nature des moyens pour cela), mais celui qui perd sa bienveillance et sa loyauté? Voilà celui sur qui devraient gémir ceux qui le rencontrent, à la vue des maux dans lesquels il est tombé. Par Jupiter ! il faut le plaindre, non pas d'être né ou d'être mort, mais d'avoir perdu de son vivant ce qui lui appartenait en propre : non point son patrimoine, son champ, sa maison, son hôtellerie, ses esclaves (rien de tout cela n'appartient à l'individu; ce sont toutes choses en dehors de lui, au pouvoir et à la merci d'autrui, que donnent tantôt à l'un, tantôt à l'autre, ceux qui en sont les maîtres), mais ce qui est vraiment de l'homme, la marque qu'il portait dans son âme, lorsqu'il est venu au monde, marque semblable à celle que nous cherchons sur les monnaies, pour les juger bonnes quand nous l'y trouvons, pour les rejeter quand nous ne l'y trouvons pas. « Quelle marque (disons-nous) a cette pièce de quatre as? — La marque de Trajan. — Apporte. — Elle a la marque de Néron. — Jette-là ; elle est de mauvais aloi ; elle est altérée. » Il en est de même ici : « Quelle marque portent ses façons de penser et de vouloir? — Celle d'un être doux, sociable, patient, affectueux. —Apporte. Je le reçois; j'en fais mon concitoyen; je le reçois pour voisin, et pour compagnon de traversée. Prends garde seulement qu'il ne porte pas la marque de Néron. Ne serait-il pas colère, rancunier, mécontent de tout? Ne serait-il pas sujet, quand l'idée lui en vient, à casser la tête de ceux qu'il rencontre? Si cela est, pourquoi l'appelais-tu un homme? Ce n'est pas à la forme seule qu'on distingue chaque espèce d'êtres. A ce compte, en effet, il faudrait dire qu'une pomme en cire est une vraie pomme, tandis qu'il y faut encore et l'odeur et le goût, la configuration extérieure n'y suffisant pas. De même, pour faire un homme il ne suffit pas des narines et des yeux ; il y faut encore des façons de penser et de vouloir qui soient d'un homme. » Un tel n'écoute pas la raison ; il ne se rend pas, quand on l'a convaincu d'erreur : ce n'est qu'un âne. Toute retenue est morte chez cet autre : il n'est bon à rien ; il n'y a rien qu'il ne soit plutôt qu'un homme. Celui-ci cherche à rencontrer quelqu'un afin de ruer ou de mordre : ce n'est pas même un mouton ou un âne ; c'est une bête sauvage.»

— Quoi donc ! veux-tu que je me laisse mépriser? — Par qui? Par ceux qui s'y connaissent? Eh ! comment ceux qui s'y connaissent mépriseraient-ils un homme pour sa douceur et sa retenue? Par ceux qui ne s'y connaissent pas? Que t'importe ! En dehors de toi, quel homme expert dans un art s'inquiète des ignorants? — Mais ils s'en acharneront davantage après moi ! — Comment dis-tu après moi? Peut-on donc altérer ton jugement et ta volonté, ou t'empêcher de faire de toutes les idées qui t'arrivent un emploi conforme à la nature? — Non. — De quoi donc te troubles-tu? Et pourquoi tiens-tu à te montrer redoutable? Pourquoi plutôt ne pas t'avancer en public et proclamer que tu vis en paix avec tous les hommes, quoi qu'ils puissent faire? Pourquoi ne pas rire surtout de ceux qui croient te nuire? « Ces esclaves (dirais-tu) ne savent ni qui je suis, ni en quoi consistent pour moi les biens et les maux. Ils ignorent qu'ils ne sauraient atteindre ce qui m'appartient. »

C'est ainsi que les habitants d'une ville bien fortifiée se rient de ceux qui l'assiègent. « Qu'est-ce qu'ont ces gens, disent-ils, à se donner tant de peine pour rien? Nos murailles sont solides ; nous avons des vivres pour longtemps; nous sommes bien munis de tout. » Avec ces moyens, en effet, une ville est forte et imprenable ; mais l'âme humaine ne l'est que par ses principes. Car, pour la rendre telle, quel mur serait assez solide, quel corps assez de fer, quelle fortune assez sûre, quel rang assez au-dessus de toutes les attaques? Toutes ces choses sont partout périssables et promptes à succomber. Celui qui s'y attache doit nécessairement se troubler, espérer à tort, s'effrayer, gémir, échouer dans ses désirs, tomber dans ce qu'il veut éviter. Et nous ne prenons pas le parti de fortifier la seule chose solide qui nous ait été donnée ! Et nous ne nous arrachons pas aux choses périssables et dépendantes, pour donner tous nos soins à celles qui, de leur nature, sont impérissables et indépendantes ! Nous ne songeons point que personne ne peut faire du mal ou du bien à un autre, et que les opinions de chacun à l'égard de tout cela sont la seule chose qui nuise et qui bouleverse; la seule cause des querelles, des dissensions, des guerres ! Qu'est-ce qui a fait Etéocle et Polynice? Rien autre chose que leurs opinions sur la royauté et sur l'exil. Celui-ci leur paraissait le dernier des maux, et celle-là le plus grand des biens ; or, la nature de tous les êtres est de chercher le bien et de fuir le mal, et de regarder comme un adversaire et comme un ennemi quiconque veut leur enlever l'un et les jeter dans l'autre, fût-il leur frère, leur fils ou leur père. Rien, en effet, ne nous tient de plus près que le bien; et de là suit que, si les choses extérieures sont des biens ou des maux, le père n'est plus, l'ami de ses enfants, le frère n'est plus l'ami de son frère; partout il n'y a plus que des ennemis, des traîtres et des calomniateurs. Si, au contraire, le bon état de la faculté de juger et de vouloir est le seul bien, son mauvais état le seul mal, que deviennent les querelles et les invectives? A propos de quoi existeraient-elles? Pour des choses qui nous sont indifférentes? Et contre qui? Contre des ignorants et des malheureux qui se trompent sur les choses les plus importantes?

C'est parce que Socrate savait tout cela, qu'il demeurait dans sa maison, en supportant la plus méchante des femmes et un fils ingrat. A quoi aboutissait, en effet, la méchanceté de sa femme? à lui verser sur la tête toute l'eau qu'elle voulait, et à trépigner sur son gâteau. « Qu'est-ce que cela me fait, disait Socrate, dès que je le regarde comme indifférent? Or, ceci dépend de moi : il n'y a ni tyran ni maître qui puisse m'en empêcher, si je le veux; la multitude ici est impuissante contre l'individu, le plus fort contre le plus faible. L'indépendance sur ce point est un don de Dieu à chacun de nous. »

Voilà les principes qui mettent l'amitié dans une famille, la concorde dans une ville, la paix entré les nations. Par eux, on est reconnaissant pour Dieu, et toujours sans crainte, parce qu'il n'y a jamais en question que des choses qui ne nous appartiennent pas et qui sont sans valeur.

Quant à nous, nous sommes bons pour écrire ou lire tout cela, et pour l'approuver quand nous l'avons lu; mais que nous sommes loin de nous en pénétrer ! Aussi ce qu'on disait des Lacédémoniens, qu'ils sont des lions chez eux, des renards à Éphèse, peut s'appliquer à nous aussi : « lions dans l'école, renards dehors. »

CHAPITRE VI

Sur les gens qui se plaignent d'être un objet de pitié

Je suis ennuyé, dit un tel, d'être un objet de pitié. — Cette pitié dont tu es l'objet est-elle ton fait ou celui des gens qui te plaignent? — Qu'entends-tu par là? — Est-il en ton pouvoir de la faire cesser? — En mon pouvoir : je n'ai qu'à leur montrer qu'il n'y a pas lieu de me prendre ainsi en pitié. — Eh bien ! dépend-il de toi qu'il n'y ait pas lieu de te prendre en pitié ou cela n'en dépend-il pas? Je crois, pour ma part, que cela n'en dépend pas. — Mais ces gens-là me prennent en pitié, non pour les choses où il y aurait peut-être lieu de le faire, pour mes fautes; mais pour ma pauvreté, pour ma condition de simple citoyen, pour mes maladies, pour la mort des miens, et pour cent autres causes pareilles. — Eh bien! à quoi t'apprêtes-tu? A persuader à la multitude qu'aucune de ces choses n'est un mal, et qu'il est possible de vivre heureux, même sans richesses, sans charges, et sans dignités? Ou bien à poser devant elle comme riche et puissant? Le second parti est d'un imposteur, d'un vaniteux, d'un rien qui vaille. Et vois ce qu'il te faudra pour jouer cette comédie. Il te faudra emprunter des esclaves, te procurer un certain nombre de vases d'argent, les poser en évidence, et, quoique les mêmes te servent plusieurs fois, tâcher, s'il est possible, qu'on ne les reconnaisse pas pour les mêmes ; il te faudra des habits somptueux avec tout le reste de l'étalage; il te faudra paraître distingué par les grands personnages, essayer de dîner chez eux, ou du moins de faire croire que tu y dînes ; et recourir pour ton corps à des moyens honteux, afin qu'il paraisse mieux fait et de plus belle venue qu'il n'est.

Voilà ce qu'il te faudra faire, si tu veux suivre la seconde route pour arriver à n'être plus un objet de pitié. Quant à la première, elle est bien longue et n'aboutit à rien. Entreprendre ce que Jupiter lui-même n'a pu faire, essayer de convaincre tous les hommes de ce que sont les vrais biens et les vrais maux! Est-ce que ce pouvoir t'a été donné? Le seul qui t'ait été donné, c'est de t'en convaincre toi-même. Et, quand tu n'en es pas encore convaincu, tu essaierais aujourd'hui d'en convaincre les autres! Est-il un homme qui soit avec toi aussi constamment que toi-même? Qui ait pour te persuader autant de moyens que toi-même? Qui ait pour toi plus de bienveillance, et qui te touche de plus près que toi-même? Comment donc ne t'es-tu pas encore persuadé à toi-même d'acquérir cette science du bien et du mal? N'est-ce pas tout prendre à rebours que de faire ce que tu fais? A quoi as-tu travaillé? Qu'as-tu essayé d'apprendre? A t'élever au-dessus des chagrins, des troubles, des humiliations; à te faire libre. Or, ne t'a-t-on pas enseigné qu'il n'y a qu'une voie qui y conduise, renoncer à toutes les choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre, nous en détacher, reconnaître qu'elles nous sont étrangères? Eh bien ! l'opinion d'un autre sur toi, dans quelle classe de choses rentre-t-elle? — Dans celles qui ne dépendent pas de mon libre arbitre. — Elle ne t'est de rien alors? — De rien. — Aussi longtemps donc que tu t'en inquiètes et que tu t'en troubles, peux-tu te croire suffisamment convaincu des vrais biens et des vrais maux?

Ne voudras-tu pas laisser là les autres hommes, et être à toi-même ton disciple et ton maître? Tu devrais dire : « Les autres verront s'il leur est utile de vivre et d'agir contrairement à la nature; pour moi, je n'ai personne qui me tienne de plus près que moi-même. Or, comment se fait-il que j'aie écouté les leçons des philosophes, que je partage leurs idées, et que dans la vie cependant je ne m'en sente pas allégé? Ma nature serait-elle si ingrate? Pourtant, dans toutes les autres choses que j'ai entreprises, on ne l'a pas trouvée trop ingrate. J'ai très vite appris les lettres, la lutte, la géométrie, l'analyse des syllogismes. Serait-ce que leurs raisons ne m'ont pas convaincu? Mais il n'en est pas qui m'aient jamais paru aussi bonnes depuis le premier mot, et que j'aie autant adoptées. De plus, c'est à elles aujourd'hui que se rapporte tout ce que je lis, tout ce que j'entends, tout ce que j'écris ; et nous n'avons pas jusqu'ici trouvé de raisons qui me parussent plus fortes. » Que me reste t-il donc à faire? N'ai-je pas détruit en moi les opinions contraires? Ou bien sont-ce là des principes qui restent en moi, sans que je les applique, sans que, d'habitude, je les mette en pratique, comme des armes que j'aurais déposées quelque part, que je laisserais s'y rouiller, et qui finiraient par ne plus m'aller? Certes, pas plus comme lecteur ou comme écrivain que comme lutteur, je ne m'en tiens à la théorie : au contraire, je tourne et retourne tout ce que l'on me présente, je combine d'autres raisonnements, et jusqu'à des sophismes. Mais quant à ces connaissances indispensables, sur lesquelles il faut s'appuyer pour s'élever au-dessus de la peine, au-dessus de la crainte, au-dessus des troubles, au-dessus des entraves, pour être libre enfin, celles-là je ne les mets pas en œuvre, je ne m'y attache pas comme je devrais m'y attacher. Et je m'inquiète après cela de ce que les autres diront de moi, de l'estime dont je leur paraîtrai digne, et du bonheur que je leur paraîtrai avoir ! »

Malheureux! ne veux-tu pas voir comment tu te juges toi-même, ce que tu es à tes propres yeux, en fait d'opinions, en fait de désirs, en fait de craintes, en fait de volontés, de projets, d'entreprises ou de tout autre mode de l'activité humaine? Ah ! tu t'occupes plutôt de savoir si les autres te prennent en pitié ! — Oui; mais ils me prennent en pitié sans que je le mérite. — Cela te fait de la peine, n'est-ce pas? Mais celui qui éprouve de la peine n'est-il pas à plaindre? — Oui. — Comment donc dire encore qu'on te prend en pitié sans que tu le mérites? La peine même que te fait éprouver la pitié, te rend digne de pitié.

Que dit Antisthène? Ne l'as-tu pas appris? « Cyrus, c'est un lot de roi, que d'être bien, et d'entendre dire que l'on est mal. » Ma tête est en bon état, et tout le monde croit que la tête me fait mal. Qu'est-ce que cela me fait? Je n'ai point de fièvre, et tout le monde me plaint d'avoir la fièvre. « Malheureux ! me dit-on, voici tant de temps que la fièvre ne te quitte pas. » Et je dis à mon tour, en prenant un air chagrin : « Oui, en vérité, voici bien longtemps que je suis malade. » — « Et qu'arrivera-t-il? » — « Ce que Dieu voudra. » Et en même temps je ris tout bas de ceux qui me prennent en pitié. Eh bien ! qu'est-ce qui empêche de faire de même pour ce qui nous occupe? Je suis pauvre, mais j'ai de la pauvreté une opinion juste; que m'importe alors qu'on me prenne en pitié pour ma pauvreté ! Je ne suis pas magistrat, et d'autres le sont, mais je pense des magistratures et de la vie privée ce qu'on en doit penser; c'est à ceux qui me plaignent de faire attention à ce qu'ils pensent. Je n'ai pour ma part ni faim, ni soif, ni froid, mais eux, parce qu'ils ont faim et soif, s'imaginent qu'il en est de même de moi; que puis-je leur faire? Vais-je parcourir la ville, et proclamer à la façon d'un crieur public : « Hommes, ne vous y trompez pas : je ne m'inquiète ni de ma pauvreté, ni de ma condition privée; je ne m'inquiète absolument que d'une seule chose, de penser juste. Voilà ce qui dépend de moi, et je ne m'occupe pas du reste. » Qu'est-ce que ce serait que ce bavardage? Et comment aurais-je des idées justes, moi qui ne me contenterais pas d'être ce que je suis, et me tourmenterais pour le paraître?

— Mais d'autres obtiendront plus que moi de richesses et d'honneurs! — Eh bien ! quoi de plus rationnel que de voir ceux qui ont travaillé en vue d'une chose, avoir plus de cette chose en vue de laquelle ils ont travaillé? Ils ont travaillé pour être magistrats, toi pour penser juste; ils ont travaillé pour être riches, toi pour faire un bon emploi des idées. Vois si la chose dont ils ont plus que toi, est celle en vue de laquelle tu as travaillé, tandis qu'ils la négligeaient. Vois s'ils jugent d'une manière plus conforme à la nature, s'ils échouent moins dans ce qu'ils désirent, s'ils tombent moins dans ce qu'ils veulent éviter, si dans leurs entreprises, dans leurs projets, dans leurs efforts, ils atteignent plus sûrement leur but, s'ils font toujours leur devoir comme maris, comme fils, comme pères, et à tous les titres qui naissent de nos différentes relations. Mais ils sont magistrats et tu ne l'es pas ! Consens à te dire à toi-même la vérité : tu n'as rien fait pour l'être, et eux ont tout fait. Or, il serait souverainement absurde que celui qui poursuit un but l'atteignît moins que celui qui ne s'en occupe pas. « Non, dis-tu; mais comme je m'occupe d'avoir des opinions justes, il est logique que je sois au premier rang. » Oui, pour les choses dont tu t'occupes, pour les opinions. Mais dans les choses dont d'autres se sont occupés plus que toi, cède-leur le pas; c'est comme si, parce que tu as des opinions justes, tu demandais à mieux réussir que les archers en tirant de l'arc, et que les forgerons en forgeant. Laisse de coté ta préoccupation des opinions, et tourne-toi vers les choses que tu veux obtenir; et alors pleure, si elles ne t'arrivent pas, car tu es bien digne de pleurer. Mais aujourd'hui tu nous dis que tu t'attaches à autre chose, que tu travailles à autre chose ; or, le vulgaire dit très bien qu'on ne fait pas deux choses à la fois. Un tel, levé dès l'aurore, cherche qui saluer parmi les gens du palais, à qui adresser une parole flatteuse, à qui envoyer un cadeau, comment plaire au danseur favori, comment nuire à l'un pour avoir les bonnes grâces de l'autre. Quand il prie, c'est pour cela qu'il prie ; quand il offre un sacrifice, c'est pour cela qu'il l'offre. Le précepte de Pythagore, « Ne permets pas que le sommeil entre dans tes yeux délicats, c'est à cela qu'il l'applique. « Qu'ai-je omis, se dit-il, » en fait de flatterie? Comment me suis-je conduit? » Aurais-je, par hasard, agi en homme indépendant, en homme de cœur? » Et, s'il trouve qu'il a agi de la sorte, il se le reproche et s'en accuse. « Qu'avais-tu besoin de parler ainsi? se dit-il. Ne pouvais-tu pas mentir? Les philosophes eux-mêmes disent qu'il est permis de faire un mensonge. » Toi, au contraire, si réellement tu ne t'es jamais occupé que de faire des idées l'usage que tu en dois faire, dis-toi dès le matin, sitôt que tu es levé : « Que me manque-t-il pour m'élever au-dessus de toutes les passions, au-dessus de tous les troubles? Qui suis-je? Mon misérable corps est-il moi? Ma fortune est-elle moi? Ma réputation est-elle moi? Point du tout. Que suis-je donc? Un être animé et doué de raison. Or, que demande-t-on à un tel être? » Repasse alors dans ton esprit ce que tu as fait : « Qu'ai-je omis de ce qui conduit a la tranquille félicité? Quel acte ai-je commis qui ne soit ni d'un ami ni d'un citoyen? » A quel devoir ai-je manqué dans ce sens? »

Eh bien ! quand il y a entre vous une telle divergence dans les désirs, dans les actions, dans les prières, tu voudrais avoir la même part que ces gens aux choses pour lesquelles tu n'as pas travaillé, tandis que c'était pour elles qu'ils travaillaient! Et tu t'étonneras, tu te fâcheras, s'ils te plaignent ! Mais eux ne se fâchent pas, quand tu les plains. Pourquoi? Parce qu'ils sont convaincus que leur lot est le bon, tandis que tu n'as pas la même conviction pour toi. C'est pour cela que tu ne te contentes pas de ce que tu as, et que tu désires ce qu'ils ont, tandis qu'ils se contentent de ce qu'ils ont, sans désirer ce que tu as.

Si, en effet, tu étais réellement persuadé que c'est toi qui as en partage les vrais biens, et qu'eux se trompent, tu ne t'inquiéterais pas de ce qu'ils disent de toi.

CHAPITRE VII

Comment on s'élève au-dessus de la crainte

Qu'est-ce qui nous fait redouter un tyran? — Ses gardes, dit-on, et leurs épées; les officiers de sa chambre, et tous ces gens qui repoussent quiconque se présente. — Pourquoi donc alors les enfants, qu'on amène près d'un tyran entouré de ses gardes, ne s'en effraient-ils pas? N'est-ce point parce que les enfants ne comprennent pas ce que sont les gardes? A son tour, l'homme qui comprendrait ce qu'ils sont, et que ce sont des épées qu'ils tiennent, mais qui viendrait devant le tyran précisément avec la volonté de mourir et en cherchant par qui se faire tuer aisément, craindrait-il les gardes, lui aussi? — Non, parce qu'il voudrait justement ce qui les fait redouter des autres. — Mais alors, si quelqu'un arrivait devant le tyran, sans tenir absolument à vivre ou à mourir, mais prêt à l'un ou à l'autre, suivant l'événement, qu'est-ce qui l'empêcherait de s'y présenter sans crainte? — Rien. — Eh bien ! si nous avions à l'endroit de notre fortune, de nos enfants, de notre femme, les sentiments de cet homme à l'endroit de son corps; ou si, simplement par égarement et par désespoir, nous nous trouvions dans une disposition d'esprit telle qu'il nous fût indifférent de les conserver ou de ne pas les conserver; si, à l'exemple des enfants qui, en jouant avec des coquilles, ne se préoccupent que du jeu et ne s'inquiètent guère des coquilles, nous étions, nous aussi, indifférents aux objets eux-mêmes, sans autre pensée que de jouer avec et de nous en servir, qu'aurions-nous encore à craindre d'un tyran? Qu’aurions-nous à redouter de ses gardes et de leurs épées?

Et quand l'égarement chez nous, quand la coutume chez les Galiléens, suffisent à donner cette disposition d'esprit, le raisonnement et la démonstration ne pourraient apprendre à personne que c'est Dieu qui a tout fait dans le monde, et qu'il a fait ce monde dans son ensemble indépendant et sans autre fin que lui-même, tandis que les parties n'en existent que pour les besoins du tout ! Les autres êtres sont hors d'état de comprendre son administration, mais l'animal raisonnable a les moyens de démêler tout à la fois qu'il est une partie du tout et une telle partie, et qu'il est convenable que les parties subissent les lois de l'ensemble. De plus, né avec un cœur noble, avec une âme grande et libre par nature, il voit que dans le milieu où il vit il y a des choses dont il est le maître et dont il dispose, tandis qu'il y en a d'autres qui sont dans la dépendance et sous la main d'autrui ; que celles dont il est le maître sont celles qui sont laissées à son libre arbitre, et celles dont il n'est pas le maître, celles qui n'y sont pas laissées ; il voit, par suite, que s'il ne place son bien et son intérêt que dans les premières seules, dans celles dont il est le maître et dont il dispose, il sera indépendant, calme, heureux, au-dessus de toute atteinte, élevé d'esprit, religieux, reconnaissant à Dieu de toute chose, ne se plaignant jamais de ce qui arrive en dehors de sa volonté, et ne blâmant quoi que ce soit; tandis que, s'il place son bien dans les choses extérieures, qui ne sont pas laissées à son libre arbitre, il trouvera forcément des empêchements, des entraves, et la servitude sous ceux qui ont en leur pouvoir les objets de ses admirations et de ses terreurs ; que forcément alors il deviendra impie, en se croyant maltraité par Dieu ; injuste aussi, parce qu'il cherchera toujours à acquérir plus qu'il n'a; forcément encore, bas et petit de cœur.

Avec ces idées, qu'est-ce qui nous empêche d'avoir une vie douce et légère à porter, attendant tranquillement tout ce qui peut arriver, et nous résignant à ce qui est arrivé déjà? Veux-tu que la pauvreté soit mon lot? Apporte; et tu sauras ce qu'est le rôle de pauvre avec un bon acteur. Veux-tu que j'aie pour lot les magistratures? Apporte, et les fatigues avec. Veux-tu que j'aie l'exil? En quelque lieu que je m'en aille, j'y serai bien. Car, si je suis bien ici, ce n'est pas à cause du lieu, mais à cause de mes manières de voir, et je les emporterai partout avec moi. Nul ne peut me les enlever. Seules elles sont bien à moi, sans qu'on puisse me les prendre; et il me suffit de les avoir, quelque part que je sois, quelque chose que je fasse. — Mais voici le moment de mourir ! — Que dis-tu? De mourir? Ne grossis pas les choses d'une façon théâtrale : dis que voici le moment où ma substance va se décomposer dans les éléments dont elle est composée. Et qu'y a-t-il là de terrible? Est-il donc rien qui doive périr dans ce monde? Et que peut-il arriver qui doive surprendre et qui n'ait sa raison d'être? Serait-ce donc pour cela que le tyran est à craindre? Serait-ce pour cela que ses gardes se montrent avec leurs épées longues et pointues? A d'autres ces erreurs! Moi j'ai tout examiné, et je sais que personne n'a prise sur moi. Dieu m'a donné la liberté; je connais ses commandements; personne ne peut aujourd'hui me faire esclave; j'ai pour garantir ma liberté un magistrat tel qu'il le faut, des juges tels qu'il les faut. Tu es le maître de ma vie ; mais que m'importe ! Tu es le maître de ma fortune; mais que m'importe ! Tu es le maître de m'exiler, de me mettre aux fers ! Eh bien ! je te concède tout cela, avec mon corps même tout entier, lorsque tu le voudras. Mais fais l'essai de ton pouvoir, et tu verras où il s'arrête entre tes mains.

Qui donc puis-je craindre encore? Les officiers de ta chambre? Que vont-ils me faire? Me renvoyer? Qu'ils me renvoient, s'ils me surprennent à vouloir entrer. — Que viens-tu faire à ma porte alors? — Je crois devoir prendre ma part du jeu, tant que le jeu dure. — Qui empêche alors qu'on ne te renvoie? — C'est que je ne tiens pas à entrer, si l'on ne me reçoit pas. Ce qui se fait est toujours ce que je préfère; car je crois ce que Dieu veut supérieur à que ce que je veux moi-même. Je serai toujours à ses côtés comme un serviteur, comme un homme de sa suite ; je m'unis à lui d'efforts, de désirs, de volonté en un mot. Ce n'est pas moi qu'on renvoie, mais ceux qui veulent forcer la porte. — Et pourquoi ne pas tenir à la forcer? — Parce que je sais qu'au-dedans on ne distribue rien de bon à ceux qui sont entrés. Quand j'entends vanter le bonheur de quelqu'un, parce qu'il a reçu de César quelque dignité, je me dis : « Que lui arrive-t-il? Une préfecture. » Mais lui arrive-t-il aussi l'opinion qu'il en doit avoir? Une charge de procurateur. Mais lui arrive-t-il aussi la façon de s'y conduire? » A quoi bon alors me faire repousser de force? Jetez des raisins secs et des noix, les enfants les ramassent en hâte, et se battent entre eux; les hommes ne le font pas; c'est trop peu de chose pour eux. Mais jetez des coquilles, les enfants eux-mêmes ne les ramasseront pas. Eh bien ! on distribue des prétures; c'est aux enfants d'y voir. On distribue de l'argent; c'est aux enfants d'y voir. On distribue des généralats, des consulats ; que les enfants les pillent; qu'ils se fassent renvoyer et frapper; qu'ils baisent la main de celui qui les donne, et jusqu'à celle de ses esclaves ; il n'y a là pour moi que des raisins secs et des figues. Que doit-on donc faire? Si tu les manques quand on les jette, ne t'en inquiète pas; si une figue arrive dans ta robe, prends-la et mange-la; il t'est permis de faire assez de cas des figues pour cela. Mais quant à me baisser, quant à faire tomber quelqu'un ou me faire renverser par lui, quant à flatter ceux qui ont leurs entrées, la figue n'en vaut pas la peine, non plus qu'aucun de ces biens que les philosophes m'ont appris à ne pas regarder comme des biens.

Montre-moi les épées des gardes. —Vois comme elles sont longues et pointues ! — Eh bien ! que font ces épées si grandes et si pointues? — Elles tuent. — Et la fièvre, que fait-elle? Pas autre chose. Que fait une tuile? Pas autre chose. Veux-tu donc que je m'extasie et me prosterne devant tous ces objets; que je sois leur esclave partout où j'irai? A Dieu ne plaise! Bien loin de là, dès que je sais que ce qui est né doit périr, pour que le monde ne s'arrête pas entravé dans son mouvement, peu m'importe que ce soit la fièvre, une tuile ou un soldat qui me fasse périr. Et même, s'il me fallait choisir, je sais bien que c'est le soldat qui me ferait mourir le plus doucement et le plus vite. Alors donc que je ne crains rien de ce que le tyran peut me faire, et que je ne désire rien de ce qu'il peut me donner, pourquoi m'extasier et me déconcerter devant lui? Pourquoi avoir peur de ses gardes? Pourquoi me réjouir s'il me parle ou m'accueille avec bienveillance? Et pourquoi aller raconter aux autres comment il m'aura parlé? Est-il donc Socrate, est-il donc Diogène, pour que sa louange soit une preuve de ce que je vaux? Est-ce que je prends ses mœurs pour modèle? Non; seulement, pour continuer à jouer, je vais chez lui, et je lui obéis, tant qu'il ne me commande ni sottise ni mauvaise action. Mais s'il me dit : « Va chez Léon de Salamine », je lui réponds : « Cherches-en un autre, car, moi, je ne suis plus du jeu. » « Qu'on l'emmène, » dit-il. Je suis, car c'est du jeu. — Mais il prendra ta tête! — Eh bien ! Est-ce qu'il gardera toujours la sienne? Et vous qui lui obéissez, garderez-vous toujours la vôtre? — On te jettera là sans sépulture. — J'y serai jeté, en effet, si mon cadavre est moi ; mais si je suis autre chose que mon cadavre; parle d'une façon plus juste; dis ce qui est réellement et ne cherche pas à me faire peur. Ce sont là des épouvantails d'enfants et d'imbéciles ! II est bien digne de prendre peur et de flatter les gens qu'il flatte ensuite, l'homme qui, entré une fois dans l'école d'un philosophe, ne sait pas ce qu'il est, et n'a pas appris qu'il n'est ni sa chair, ni ses fibres, ni ses os, mais qu'il est ce qui en a l'usage, ce qui apprécie les idées et en règle l'emploi.

— Oui ; mais de pareilles doctrines nous font mépriser les lois ! — Et quelle est la doctrine qui donne à ceux qui la suivent plus de soumission aux lois? Mais le caprice d'un imbécile n'est pas une loi. Et cependant vois comme, à l'égard de ces gens eux-mêmes, cette doctrine nous dispose de la façon qu'il faut, elle qui nous apprend à ne leur disputer aucune des choses pour lesquelles ils peuvent être plus forts que nous. Elle nous apprend à céder au sujet de notre corps, à céder au sujet de notre fortune, au sujet de nos enfants, de nos parents, de nos frères; à nous détacher de tout, à renoncer à tout; elle n'en excepte que nos façons de penser, dont Jupiter a voulu faire ce qui distingue chacun de nous. Quelle violation des lois y a-t-il là? Quelle sottise? Dans les choses où tu m'es supérieur, où tu es plus fort que moi, je te cède; mais dans celles où je te suis supérieur, cède-moi à ton tour, car je me suis occupé de celles-là, et toi, non. Tu te préoccupes d'habiter au milieu des mosaïques, de te faire servir par des esclaves et des mercenaires, de porter des habits qui attirent les regards, d'avoir un grand nombre de chiens de chasse, d'avoir des joueurs de lyre et des tragédiens. Est-ce que je te dispute rien de tout cela? Mais toi, est-ce que tu t'es occupé de tes opinions? De ta raison? Sais-tu de combien de parties un raisonnement se compose? comment ces parties sont réunies et s'agencent entre elles? quelles sont les propriétés de la raison, et de quelle nature elles sont? Pourquoi donc t'indigner qu'un autre y réussisse mieux que toi, quand il s'en est occupé? — Mais c'est que ce sont là les choses les plus importantes ! — Eh bien! qu'est-ce qui t'empêche de t'y adonner et d'y consacrer tous tes soins? Qu'est-ce qui est mieux pourvu que toi de livres, de loisirs, et de gens pour t'aider? Veuille seulement te tourner vers cette étude, accorder quelques-uns de tes instants à ta partie maîtresse, examiner ce qu'elle est, et d'où elle te vient, elle qui fait emploi de tout le reste, et qui juge tout, approuvant ceci et rejetant cela.

Tant que tu ne t'occuperas que des choses extérieures, tu y réussiras comme personne; mais ta partie maîtresse sera ce que tu veux qu'elle soit, inculte et négligée.

CHAPITRE VIII

Sur ceux qui se hâtent trop de jouer le rôle de philosophes

Ne louez ou ne blâmez jamais personne pour les actes de la vie commune, et ne dites jamais à cause d'eux qu'on est sage ou qu'on ne l'est pas : vous éviterez ainsi tout à la fois de parler trop vite et d'être malveillant. Un tel se lave en un instant : fait-il donc mal? Non, pas du tout. Que fait-il donc? Il se lave en un instant. Serait-ce donc que tout est bien? Non, mais ce qui est bien, c'est ce que l'on fait en pensant bien; ce qui est mal, ce que l'on fait en pensant mal. Tant que tu ne connais pas l'idée d'après laquelle quelqu'un fait une chose, ne loue ni ne blâme jamais son action. Or, il est difficile de juger des façons de penser d'après les faits extérieurs. « Un tel, dit-on, est charpentier. » Pourquoi? parce qu'il se sert de doloires. Qu'est-ce que cela prouve? « Tel autre, dit-on, est musicien, parce qu'il chante. Qu'est-ce que cela prouve? « Tel autre, dit-on encore, est philosophe. » Pourquoi? parce qu'il porte le vieux manteau et les longs cheveux. Mais qu'est-ce que portent les charlatans? Cela suffit pourtant pour que l'on dise bien vite, si l'on voit quelqu'un d'ainsi vêtu faire une action honteuse : « Vois ce que fait le philosophe » tandis que l'on devrait bien plutôt, puisqu'il se conduit honteusement, dire qu'il n'est pas philosophe. Le mot du vulgaire serait juste, si le philosophe avait pour définition et pour enseigne de porter le vieux manteau et la longue chevelure ; mais, si sa définition est bien plutôt de ne jamais faillir, pourquoi, dès qu'il ne tient pas ce que promet son enseigne, ne pas lui retirer son titre? C'est ce qui arrive, en effet, dans tous les métiers. Que l'on voie quelqu'un manier mal la hache, on ne dit pas : « A quoi sert le métier de charpentier? Voyez comme les charpentiers font mal. » On dit au contraire : « Un tel n'est pas charpentier; car il manie mal la hache. » De même, quand on entend mal chanter quelqu'un, on ne dit pas : « Voilà comme chantent les musiciens » mais bien plutôt : « Un tel n'est pas musicien. »

Mais pour la philosophie, et pour elle seule, voici ce que l'on fait : quand on voit quelqu'un agir contrairement à ce que professent les philosophes, on ne lui en retire pas le titre; mais, posant en principe qu'il est philosophe, et, prenant dans les faits eux-mêmes ses actes honteux, on en conclut que la philosophie ne sert à rien. D'où cela vient-il? C'est que nous avons d'avance une idée précise du charpentier, du musicien, et pareillement de tout autre artisan ou artiste, mais du philosophe, non.

Celle que nous avons de lui est si confuse et si embrouillée, que c'est uniquement aux choses extérieures que nous prétendons le reconnaître. Mais est-il une autre profession dont on juge sur les vêtements et la chevelure? Quelle est celle qui n'a pas ses objets d'étude, sa matière et sa fin? Qu'est-ce qui est donc la matière du philosophe? Son manteau? Non, mais sa raison. Et quel est son but? De porter un manteau? Non, mais d'avoir une raison saine. Et quels sont les objets de ses études? (02) Les moyens d'avoir une longue barbe ou une chevelure épaisse? Non, mais bien plutôt, comme le dit Zénon, la connaissance des éléments du raisonnement, de la nature de chacun d'eux, de leurs rapports les uns avec les autres, et de ce qui en est la conséquence. Ne daigneras-tu donc pas commencer par voir si, quand il agit honteusement, il tient ce que promettait son enseigne? Ce n'est qu'après cela que tu pourrais accuser sa profession. Maintenant, au contraire, dans les moments où tu es sage toi-même, tu t'écries, lorsque tu le vois mal agir : « Voyez le philosophe ! » Comme s'il était convenable d'appeler philosophe celui qui se conduit ainsi. Puis, tu ajoutes : « Est-ce que c'est là la philosophie? » Et cependant tu ne dis pas : « Voyez le charpentier ! » ni « Voyez le musicien ! » quand tu découvres un adultère, ou que tu surprends un gourmand sur le fait. C'est ainsi que tu comprends, jusqu'à un certain point, ce qu'il faut demander au philosophe; mais tu ne saurais t'y tenir, et tu brouilles tout, faute de réflexion.

Malheureusement, ceux qui ont ce titre de philosophes, en cherchent eux-mêmes la justification dans les choses vulgaires. Dès qu'ils ont pris le vieux manteau et laissé pousser leur barbe, les voilà qui disent : « Je suis philosophe! » Personne pourtant ne dira : « Je suis musicien » parce qu'il aura acheté un archet et une harpe ni « Je suis forgeron » parce qu'il en aura pris le bonnet et le tablier. On prend un costume en rapport avec sa profession, mais c'est de sa profession, et non de son costume, que l'on tire son nom. C'est pour cela qu'Euphrates disait avec raison : « J'ai cherché pendant bien longtemps à dissimuler que j'étais philosophe; et cela me servait. D'abord je savais que tout ce que je faisais de bien, je ne le faisais pas pour les spectateurs, mais pour moi-même : c'était pour moi-même que j'étais convenable à table, que j'étais réservé dans mes regards et dans ma démarche. C'était pour moi et pour Dieu que je faisais tout. Puis, comme j'étais seul engagé dans la lutte, j'étais aussi seul en péril : si j'avais fait quelque action honteuse ou inconvenante, la philosophie n'en aurait pas été compromise ; et mes fautes, n'étant pas celles d'un philosophe, n'auraient pas fait de tort à tous les autres. Aussi, ceux qui ne connaissaient pas ma pensée, s'étonnaient que, fréquentant tous les philosophes et vivant avec eux, je ne fusse pas moi-même philosophe. Et quel mal y avait-il à ce qu'on me reconnût philosophe à mes actes, mais non à mon extérieur? Vois-moi manger, boire, dormir, patienter, m'abstenir, venir en aide aux autres, désirer, éviter, accomplir mes devoirs naturels et sociaux : quel calme et quelle liberté ! Juge-moi donc par là, si tu le peux. Mais, si tu es aveugle et sourd au point de ne point reconnaître Vulcain lui-même pour un bon forgeron, à moins que tu ne lui voies le bonnet posé sur la tête, quel mal y a-t-il à ne pas être apprécié par un juge aussi niais? »

C'est ainsi que Socrate était méconnu de la foule, et que des gens venaient le prier de les présenter à des philosophes. S'indignait-il alors comme nous le faisons, et disait-il : « Est-ce que tu ne vois pas que je suis philosophe? » Non ; il les conduisait et les présentait. Se contentant pour lui d'être réellement philosophe, il était heureux de ne pas le paraître, bien loin de s'en fâcher. Il savait trop bien quelle était sa tâche propre. Quelle est donc la tâche du Sage? Est-ce d'avoir de nombreux disciples? Non. C'est affaire à ceux qui en ont l'ambition. Serait-ce d'expliquer des points de science difficiles? C'est affaire à d'autres encore. De quoi se préoccupait-il donc? Qu'était-il? Et que voulait-il être? Il se préoccupait de ce qui lui était nuisible ou utile. « Si l'on peut me nuire, disait-il, je suis impuissant. Si j'attends qu'un autre vienne à mon aide, je ne suis rien. Si je veux une chose et qu'elle ne se fasse pas, je suis malheureux. » Sur ce terrain il défiait tout le monde, et je crois qu'il n'aurait eu à reculer devant personne. Pour quelle chose, suivant vous? Pour le talent de faire l'annonce et de dire : « Voilà ce que je suis? » A Dieu ne plaise! Mais pour ce qu'il était réellement. Il serait, en effet, d'un sot et d'un vaniteux de venir dire : « Je suis au-dessus de toute agitation et de tout trouble. Sachez-le, ô mortels : tandis que vous vous tourmentez et vous bouleversez pour des choses sans valeur, moi je suis exempt de toute espèce de trouble. » Ne te suffit-il donc pas pareillement de ne pas être malade, sans crier bien haut : « Réunissez-vous tous, vous qui avez la goutte, vous qui souffrez de la tête, vous qui êtes aveugles, vous qui êtes boiteux, et voyez-moi en bonne santé, sans nulle espèce de mal? » Il n'y aurait là en effet que vanité et sottise, à moins que, comme Esculape, tu ne pusses leur indiquer sur-le-champ le traitement qui les guérirait sur-le-champ eux aussi, et que ta santé ne fût un exemple que tu leur citasses dans ce but.

Voilà, en effet, ce qu'est le Cynique, que Jupiter a jugé digne de porter le sceptre et le diadème. « Hommes, dit-il, pour que vous voyiez bien que vous cherchez le bonheur et le calme, non pas où ils sont, mais où ils ne sont pas, me voici comme un exemple que Dieu vous envoie : je n'ai ni fortune, ni maison, ni femme, ni enfants ; bien loin de là, je n'ai même pas de lit, pas de tunique, pas de meubles; voyez pourtant comme je me porte bien. Mettez-moi à l'épreuve; et, si vous reconnaissez qu'en effet je suis exempt de trouble, instruisez-vous de mes remèdes et de mon traitement. Voilà la conduite d'un ami de l'humanité et d'un homme de cœur ! Mais voyez à qui il appartient d'agir ainsi : à Jupiter, ou à celui qu'il a jugé digne d'être ainsi son ministre, en lui défendant de jamais laisser voir à la foule quoi que ce soit, qui puisse affaiblir le témoignage qu'il rend en faveur de la vertu contre les choses extérieures.

« On ne doit jamais voir son beau teint pâlir; on ne doit jamais le voir essuyer des larmes sur ses joues. »

Et cela ne suffit pas : on ne doit pas le voir non plus regretter ou désirer quoi que ce soit, homme, lieu ou manière d'employer son temps, à la façon des enfants qui regrettent ou désirent les vendanges et les jours de congé. Le respect de lui-même doit être pour lui ce que sont pour les autres les murs, les portes et les portiers.

Aujourd'hui, dès qu'on se sent attiré vers la philosophie, comme les estomacs malades vers des mets dont ils seront bientôt fatigués, on prétend aussitôt au sceptre et à la royauté. On laisse pousser sa chevelure, on prend la tunique, on découvre son épaule, on discute contre ceux que l'on rencontre; trouve-t-on même quelqu'un en simple casaque, on discute encore contre lui. Homme, commence plutôt par t'exercer à l'écart. Prends garde que ton désir ne soit celui d'un estomac malade ou une envie de femme grosse. Commence par faire en sorte qu'on ne sache pas ce que tu es ; pendant quelque temps sois philosophe pour toi seul. C'est ainsi que pousse le blé : il faut que le germe soit enfoui et caché dans la terre pendant quelque temps, et qu'il s'y développe lentement, pour arriver à bien. Si l'épi se montre avant que le nœud de la tige ne soit formé, il n'arrive pas à terme; il est du jardin d'Adonis. Tu es une plante du même genre : si tu fleuris trop vite, le froid te brûlera.

Vois ce que les cultivateurs disent des semences, lorsque la chaleur vient avant le temps; ils tremblent qu'elles ne poussent trop vite, et que la gelée, en tombant sur elles, ne les en punisse. Homme, prends garde à ton tour : tu as poussé trop vite; tu t'es jeté trop tôt sur la gloire; tu sembles être quelque chose; tu n'es qu'un sot au milieu des sots ; le froid te tuera, ou plutôt il t'a déjà tué par le bas, dans ta racine; le haut pourtant chez toi fleurit encore un peu, et c'est ce qui fait croire que tu es encore vivant et fort. Mais, nous au moins, laisse-nous mûrir conformément à la nature. Pourquoi nous découvrir? Pourquoi forcer notre croissance? Nous ne pouvons pas encore supporter l'air. Laisse ma racine grandir, prendre un premier nœud, puis un second, puis un troisième ; et de cette façon le fruit forcera la nature, alors même que je ne le voudrais pas. Comment, en effet, un homme tout plein et tout rempli de ces sages principes, ne sentirait-il pas sa force, et ne se porterait-il pas de lui-même aux actes pour lesquels elle est faite? Quoi ! le taureau n'ignore pas sa nature et sa force, et, quand une bête farouche se présente, il n'attend pas qu'on le stimule ; quoi ! le chien fait de même à la vue d'une bête fauve ; et moi, si j'avais la force du Sage, j'attendrais, pour faire ce que je dois, que tu m'y eusses disposé !

Mais, à l'heure qu'il est, je n'ai pas cette force, crois-moi. Pourquoi donc veux-tu que je me fane avant le temps, comme tu t'es fané toi-même?

CHAPITRE IX

A un homme qui était tombé dans l'impudence

Lorsque tu vois quelqu'un devenir magistrat, songe par contre que tu as pour toi de savoir te passer d'être magistrat. Lorsque tu vois quelqu'un devenir riche, regarde également ce que tu as en échange. Si tu n'as rien en échange, tu es bien malheureux; mais, si tu as pour toi de savoir te passer des richesses, sache que tu as bien plus que lui, et que ton lot vaut bien mieux. Tel autre a une belle femme; tu as, toi, de savoir ne pas désirer une belle femme. Cela te semble-t-il si peu de chose? Ah! quel prix ne mettraient pas ces riches, ces magistrats, ces gens qui ont de si belles femmes dans leur lit, à savoir faire fi de la richesse, des magistratures, et de ces femmes mêmes qu'ils aiment et qu'ils possèdent! Ne sais-tu donc pas ce qu'est la soif d'un fiévreux? Combien elle diffère de celle d'un homme bien portant! Quand ce dernier a bu, il cesse d'avoir soif; l'autre, après un instant de bien-être, souffre bientôt de l'estomac; l'eau chez lui se tourne en bile; il a des envies de vomir, des étourdissements, une soif bien plus ardente. Il en est de même quand c'est avec passion que l'on est riche, avec passion que l'on est magistrat, avec passion que l'on a une belle femme dans son lit : arrivent alors la jalousie, la crainte de perdre ce qu'on tient, les propos honteux, les honteux désirs, les actes déshonorants.

— « Et qu'est-ce que j'y perds? » dit-on. — Homme, tu avais le respect de toi-même, et tu ne l'as plus maintenant. Est-ce là n'avoir rien perdu? Au lieu de Chrysippe et Zénon, c'est Aristide et Évenus que tu lis. Est-ce là n'avoir rien perdu? Au lieu de Socrate et de Diogène, ceux que tu admires sont ceux qui peuvent corrompre et séduire le plus grand nombre de femmes. Tu veux avoir de belles formes, et, comme tu n'en a pas, tu t'en fais. Tu veux étaler un vêtement éclatant, pour attirer les regards des femmes; et, si tu peux mettre la main sur une boîte dé parfums, tu te trouves au comble du bonheur. Auparavant, tu ne songeais à rien de tout cela, mais ton langage était honnête. Tu étais un homme estimable ; tes sentiments étaient nobles. Par suite, tu étais au lit ce qu'y doit être un homme, tu marchais comme doit le faire un homme, tu portais les habits que doit porter un homme, tu tenais le langage qui sied à un homme de bien. Me diras-tu maintenant que tu n'as rien perdu? Serait-il donc vrai que rien ne se perd chez nous que la fortune? que le respect de nous-mêmes ne se perd pas? que la décence du maintien ne se perd pas? ou que ceux qui perdent tout cela ne s'en trouvent pas plus mal? Tu ne crois peut-être plus aujourd'hui que l'on perde quelque chose en perdant tout cela; mais il fut un temps où tu pensais que c'était la seule perte qu'on pût faire, le seul dommage qu'on pût éprouver, et où tu tremblais qu'on ne t'enlevât ce langage et cette façon d'agir.

Eh bien ! vois : personne ne te les a enlevés que toi-même. Lutte contre toi-même, arrache-toi à toi-même, pour revenir au maintien décent, à la retenue, à la liberté. Si l'on te disait, à mon sujet, que quelqu'un me force à être adultère, à porter les habits d'un galant et à me parfumer d'odeurs, n'accourrais-tu pas tuer de ta propre main l'homme qui me ferait une pareille violence? Eh bien! ne voudras-tu donc pas à cette heure te venir en aide à toi-même? Et combien cette aide-là est plus facile ! Tu n'as à tuer, à enchaîner, ni à maltraiter personne ; tu n'as pas à te rendre sur la place publique; tu n'as qu'à te parler à toi-même; et qu'est-ce qui t'obéira mieux? Qu'est-ce qui saura mieux te persuader que toi? Commence par condamner ce que tu as fait; puis, quand tu l'auras condamné, ne désespère pas de toi-même; ne fais pas comme les lâches qui, une fois qu'ils ont cédé, s'abandonnent complètement, et se laissent emporter par le torrent. Regarde plutôt ce que font les maîtres au gymnase. L'enfant a-t-il été renversé, « Relève-toi, disent-ils, et lutte de nouveau, jusqu'à ce que tu sois devenu fort. » Fais-en autant à ton tour; car sache bien qu'il n'y a rien de plus facile à conduire que l'esprit humain. Il faut vouloir, et la chose est faite : il est corrigé. Que par contre on se néglige, et il est perdu. Car c'est en nous qu'est notre perte ou notre salut. — Eh! quel bien m'en revient-il? — En veux-tu donc un plus grand que celui-ci? Au lieu de l'impudence tu auras le respect de toi-même, l'ordre au lieu du désordre, la loyauté au lieu de la déloyauté, la tempérance au lieu de la débauche. Si tu veux quelque chose de mieux que cela, continue à faire ce que tu fais; un Dieu même ne pourrait pas te sauver.

CHAPITRE X

Quelles sont les choses que l'on doit mépriser? Et quelles sont celles pour lesquelles on doit faire autrement?

C'est au sujet des choses extérieures que tous les hommes sont dans l'embarras ; c'est au sujet des choses extérieures qu'ils sont dans l'inquiétude. « Que ferai-je? disent-ils. Qu'arrivera-t-il? Qu'en résultera-t-il? Ah ! que ceci ne se rencontre pas, et cela non plus ! » Toutes ces paroles sont celles de gens qui se préoccupent des choses en dehors de leur libre arbitre. Dit-on, en effet : « Comment ne pas adhérer au mensonge? Comment ne pas m'écarter de la vérité? » Non; et, si quelqu'un était assez heureusement doué pour s'en tourmenter, je lui dirais, en forme de représentations : « Pourquoi te tourmenter? Ces choses-là dépendent de toi. » Rassure-toi : tu n'as qu'à ne pas te hâter de juger avant d'avoir appliqué la règle naturelle. » De même, s'il se tourmentait au sujet de ses désirs, de peur de rester en route et de manquer à les satisfaire; ou bien, au sujet de ses aversions, de peur de tomber dans ce qu'il veut éviter; je commencerais par l'embrasser, parce qu'il aurait laissé de côté tout ce qui tourne la tête aux autres et tout ce qui les effraie, pour ne s'occuper que de ses actes personnels, dans lesquels il est vraiment lui; puis je lui dirais : « Si tu veux ne jamais échouer dans tes désirs, ne jamais tomber dans ce que tu cherches à éviter, ne désire plus rien de ce qui n'est pas à toi, ne cherche plus à éviter ce qui n'est pas en ton pouvoir. Sinon, force te sera d'échouer dans tes désirs et de tomber dans ce que tu veux éviter. Cela fait, quel embarras y a-t-il pour nous? Quelle place trouver encore pour les Qu'arrivera-t-il? Qu'en résultera-t-il? Ah! que ceci ou cela ne se rencontrent pas? »

Maintenant, ce qui doit arriver n'est-il pas en dehors de ton libre arbitre? — Oui. — Mais le bien et le mal réels ne sont-ils pas dans ce qui dépend de ton libre arbitre? — Oui. — En plus, n'est-il pas en ton pouvoir de tirer de tout ce qui t'arrive un parti conforme à la nature? Quelqu'un peut-il t'en empêcher? — Non. — Ne me dis donc plus : « Qu'arrivera-t-il? » Car, quelque chose qui arrive, tu en feras un bien, et l'événement sera une bonne fortune pour toi. Qu'aurait été Hercule, s'il avait dit : « Ah ! qu'il ne se présente pas à moi un grand lion, un grand sanglier ou des hommes qui ressemblent à des bêtes sauvages ! » Que t'importe, en effet? S'il se présente à toi un grand sanglier, tu en livreras un plus grand combat ; s'il se présente à toi des méchants, tu purgeras la terre de méchants. — Mais si je meurs à la peine ! — Tu mourras en homme de cœur, dans l'accomplissement d'une noble tâche. Puisque de toute façon tu dois mourir, il faut bien que la mort te trouve en train de quelque chose, en train de labourer, de creuser, de vendre, d'être consul, d'avoir une indigestion ou un cours de ventre. Eh bien ! en train de quoi veux-tu que la mort te trouve? Je veux, pour ma part, que ce soit dans une occupation digne d'un homme, dans un acte de bienfaisance, dans un acte utile à tous, dans un acte noble. Si je ne puis être trouvé par elle dans une telle occupation, je veux du moins (car c'est là une chose que nul ne peut empêcher, et qui m'a été donnée) qu'elle me trouve en train de me corriger moi-même, en train de perfectionner en moi la faculté qui fait emploi des idées, en train de travailler à me délivrer de tout trouble, en train de faire ce que demande chacune de mes relations sociales ; et, si j'ai assez de chance pour cela, en train de m'occuper d'une troisième chose, la solidité de mes jugements.

Si la mort me surprend au milieu de tout cela, il me suffit de pouvoir élever mes mains vers Dieu et lui dire : « Les moyens que tu m'avais donnés de comprendre ton gouvernement, et de m'y conformer, je ne les ai pas négligés. Tu n'as pas eu à rougir de moi. Voici l'usage que j'ai fait de mes sensations; voici celui que j'ai fait de mes notions a priori. T'ai-je jamais adressé un reproche? » Me suis-je jamais emporté contre les événements? » Les ai-je jamais désirés autres? Ai-je manqué à quelqu'un de mes devoirs? Je te remercie de m'avoir fait naître ; je te remercie de tes présents ; le temps que j'ai eu pour jouir de tes dons me suffit. Reprends-les, et mets-les où tu voudras.

 Ils étaient tous à toi; c'est toi qui me les avais faits. N'est-ce pas assez de partir dans de pareils sentiments? Peut-on vivre mieux et plus honorablement que celui qui les a? Peut-on mourir plus heureusement?

Pour en arriver là, il y a de grandes choses à perdre, si l'on y en gagne de grandes. Tu ne peux prétendre tout à la fois au consulat et à ces sentiments, chercher à avoir tout à la fois des terres et ces sentiments, t'occuper tout ensemble de tes esclaves et de toi-même. Si tu veux avoir ce qui n'est pas à toi, tu perds ce qui est à toi. Telle est la nature de la chose ; et rien ne s'obtient pour rien. Et qu'y a-t-il là d'étonnant? Si tu veux être consul, il te faut veiller, courir à droite et à gauche, baiser certaines mains, pourrir aux portes d'autrui, dire et faire bien des choses indignes d'un homme libre, envoyer des présents à un bon nombre d'individus, et même à quelques-uns des cadeaux tous les jours. Et à quoi arrives-tu par là? A avoir douze faisceaux de verges, à siéger trois ou quatre fois dans un tribunal, à donner des jeux dans le Cirque, à servir des repas dans des corbeilles. Montre-moi à quoi tu arrives en plus? Eh bien ! pour être exempt de troubles et d'agitations, pour dormir réellement quand tu dors, pour être vraiment éveillé quand tu veilles, pour ne rien redouter et ne te tourmenter de rien, ne consentiras-tu à perdre quelque chose, à te donner quelque peine? Et, si quelque chose chez toi se perd ou se dépense mal, tandis que tu es ainsi occupé ou si quelque autre obtient ce que tu devais obtenir, te chagrineras-tu bien vite de ce qui sera arrivé? Ne mettras-tu pas ce que tu gagnes en regard de ce que tu perds? le prix de l'un en regard du prix de l'autre? Voudrais-tu gagner de si grands biens, sans qu'il t'en coûtât rien? Ces deux choses ne vont pas l'une avec l'autre. Tu ne peux pas t'occuper tout à la fois des objets extérieurs et de ton âme. Si tu veux les premiers, renonce à la seconde ; autrement tu n'auras ni eux ni elle, partagé que tu seras entre les deux partis. Si tu veux ton âme, il te faut renoncer aux objets extérieurs. Mon huile se trouvera répandue, et mes meubles détruits ; mais moi je serai sans trouble. Le feu prendra en mon absence, et mes livres seront détruits, mais moi je ferai des idées un usage conforme à la nature. — « Mais je n'aurai pas de quoi manger! », dit-on — Si je suis aussi malheureux, j'ai un port : c'est la mort. La mort! voilà le port, voilà le refuge de tous. C'est pour cela que rien de ce qui est dans la vie n'est pénible : lorsque tu le veux, tu pars, et la fumée ne te gêne plus. Pourquoi donc te tourmentes-tu? Pourquoi restes-tu sans dormir? Pourquoi ne dis-tu pas tout de suite, en considérant où sont tes biens et tes maux : « Les uns et les autres dépendent de moi. Personne ne peut m'enlever ceux-là; personne ne peut me jeter malgré moi dans ceux-ci. Qui m'empêche donc de m'étendre à terre et de ronfler? Ce qui est à moi est en sûreté. Quant aux choses qui ne sont pas à moi, leur soin regarde qui les a obtenues, selon que les distribue celui au pouvoir de qui elles sont. Qui suis-je donc, moi, pour vouloir qu'elles soient de cette façon-ci ou de cette façon-là? Est-ce que le choix m'en a été donné? Est-ce que quelqu'un m'en a fait l'administrateur? Il me suffit de ce qui est en ma puissance. Voilà ce qu'il me faut arranger le mieux possible. Mais pour le reste, à la volonté de celui qui en est le maître ! »

Quand on a tout cela devant les yeux, reste-t-on sans dormir, à se retourner de çà, de là? En vue de quoi le ferait-on? Ou dans le désir de quoi? Dans le désir de posséder Patrocle, Antiloque ou Ménélas? Mais quand a-t-on cru ses amis immortels? Quand n'a-t-on pas eu devant les yeux que, demain ou après-demain, il nous faudra mourir, nous ou notre ami? « Oui, dit Achille; mais je pensais qu'il me survivrait, et qu'il élèverait mon fils. » C'est que tu étais un sot, et que tu croyais ce qui n'était nullement évident. Pourquoi ne pas t'en prendre à toi-même, au lieu de rester assis à pleurer, comme une femmelette? — « Mais c'était lui qui m'apportait ma nourriture! » — C'est qu'il vivait alors, sot que tu es ! Maintenant il ne peut plus te l'apporter; mais Automédon le fera; et, si Automédon meurt, tu trouveras qui le remplace. Si la marmite, où cuisait ta viande, est venue à se briser, te faut-il mourir de faim, parce que tu n'as plus ta marmite habituelle? Pourquoi n'envoies-tu pas en acheter une nouvelle? —« Mais, dit Achille, il ne pouvait rien m'arriver de plus fâcheux. » —Est-ce que c'est là un mal pour toi? Vas-tu donc, loin d'écarter tes regrets, reprocher à ta mère de ne pas t'avoir averti, et passer désormais ta vie dans les larmes?

Que vous en semble? Homère n'a-t-il pas composé ce morceau tout exprès pour que nous vissions que les plus nobles, les plus forts, les plus riches, les plus beaux, quand ils n'ont pas les principes qu'ils doivent avoir, n'ont rien qui les préserve d'être très malheureux et très misérables?

CHAPITRE XI

De la propreté

Il est des gens qui doutent que la sociabilité soit dans la nature de l'homme; mais je ne vois pas ces gens eux-mêmes douter que la propreté soit réellement dans notre nature, et qu'à défaut d'autre trait, il y ait là du moins quelque chose qui nous distingue des animaux. Lorsque nous voyons un animal se nettoyer, nous avons l'habitude de dire avec surprise : « C'est comme un homme » et, par contre, si l'on reproche à un animal sa malpropreté, nous avons l'habitude de dire aussitôt, comme pour le défendre : « Ce n'est pas un homme. » Nous croyons donc qu'il y a là quelque chose de spécial à l'homme, et ce quelque chose c'est des dieux mêmes que nous le tirons tout d'abord. Les dieux, par leur nature, sont purs et sans taches ; autant donc l'homme se rapproche d'eux par la raison, autant il devra s'efforcer d'être pur et sans souillure. Il est impossible à son être de se trouver jamais complètement pur, avec les matériaux dont il est composé; mais la raison, qui lui a été donnée, essaye du moins de le rendre pur dans la mesure du possible. La première pureté, la plus noble, est celle de l'âme ; et réciproquement pour l'impureté. On ne découvre pas les impuretés de l'âme aussi aisément que celles du corps ; mais que peuvent être ces impuretés de l'âme, si ce n'est ce qui l'encrasse et la gêne dans ses fonctions? Or, les fonctions de l'âme sont de vouloir, de repousser, de désirer, de fuir, de se préparer, d'entreprendre, de donner son adhésion. Qu'est-ce donc qui nuit chez elle à ces fonctions, en la salissant et la rendant impure? Rien autre chose que ses méchants jugements. L'impureté de l'âme, ce sont donc ses opinions défectueuses ; et le moyen de la purifier, c'est de lui faire des opinions telles qu'elle en doit avoir. L'âme pure est celle qui a les opinions qu'elle doit avoir ; car c'est la seule dont les fonctions ne soient troublées par aucune saleté.

Il y a quelque chose de pareil à faire pour le corps à son tour, autant qu'il s'y prête. Il était impossible que les narines ne coulassent pas, l'homme étant composé comme il l'est. C'est pour cela que la nature lui a fait dos, mains et les narines elles-mêmes, espèces de canaux pour mettre dehors les humeurs. Si donc quelqu'un ravale ces humeurs, je dis qu'il n'agit pas comme doit le faire un homme. Il était impossible que les pieds ne fussent jamais boueux, jamais sales d'aucune façon, avec les choses sur lesquelles nous marchons. C'est pour cela que la nature nous a donné de l'eau; c'est pour cela qu'elle nous a donné des mains. Il était impossible qu'après que nous avons mangé, quelque saleté ne nous restât pas aux dents. C'est pour cela qu'elle nous dit : « Lavez vos dents. » Et pourquoi? Pour être des hommes, et non des bêtes sauvages ou des cochons. Il était impossible avec la sueur et les habits que nous portons, qu'il ne restât pas sur le corps quelque saleté qui eût besoin d'être nettoyée. C'est pour cela que nous avons l'eau, l'huile, les mains, le linge, les brosses, la soude, avec tout le reste de l'attirail pour nettoyer le corps. « Non, » dis-tu. Mais quoi! l'ouvrier qui travaille les métaux nettoiera le fer et aura des instruments faits pour cela; toi-même, lorsque tu seras pour manger, tu laveras ton plat de bois, si tu n'es pas complètement sale et malpropre ; et tu ne laverais ni ne nettoierais ton corps ! — « Pourquoi le ferais-je? » dis-tu. — Je te répondrai : « D'abord pour te conduire en homme; puis, pour ne pas incommoder ceux qui se trouvent avec toi. » Car c'est là ce que tu fais maintenant, sans t'en apercevoir. Tu trouves convenable de t'empester toi-même; soit! Je veux bien que ce soit convenable. Mais l'est-il également d'empester ceux qui s'asseyent près de toi, ceux qui couchent avec toi, ceux qui te baisent? Ou va-t'en dans un désert, ce qui est ta place; ou vis seul, à n'empester que toi ! Il est bien juste que tu aies seul la jouissance de ta malpropreté. Mais, quand tu es dans une ville, vivre avec cette négligence et cette stupidité, de qui crois-tu que ce soit le fait? Si la nature t'avait confié un cheval, le laisserais-tu ainsi sans soins? Regarde aujourd'hui ton corps comme un cheval qu'on a remis entre tes mains; lave-le, essuie-le; fais que personne ne s'en détourne, que personne ne s'en recule. Qu'est-ce qui ne se recule pas d'un homme sale, d'un homme qui sent, d'un homme qui pue, encore plus que d'un individu couvert d'ordures? La puanteur dans ce dernier cas nous vient du dehors; mais celle qui naît de notre incurie vient de nous : elle ressemble à celle d'une charogne.

— Mais Socrate se lavait rarement ! — Oui, mais son corps reluisait; mais ce corps était si agréable et si attrayant, que les plus jeunes et les plus nobles s'en éprenaient, et auraient mieux aimé coucher avec lui qu'avec les plus beaux garçons. Il aurait eu le droit de ne pas se baigner, de ne pas se laver, s'il avait voulu ; et, si peu qu'il le fit, le résultat y était. Si tu ne veux pas qu'il se baignât à l'eau chaude, il se baignait du moins dans l'eau froide. — Mais, il y a contre lui le mot d'Aristophane : « Je parle de ces gens pâles et sans chaussures. »

— Mais Aristophane a dit aussi que Socrate marchait dans l'air, et volait les habits dans les gymnases ! Et tous ceux qui ont écrit sur Socrate en rapportent tout le contraire, qu'il n'était pas seulement séduisant à entendre, mais encore à voir. On a écrit la même chose sur Diogène aussi. C'est qu'en effet il ne faut pas éloigner le vulgaire de la philosophie par l'aspect de notre corps, mais nous montrer à ses yeux dispos et heureux dans notre corps comme dans le reste. « Voyez, ô mortels, que je n'ai rien et que je n'ai besoin de rien!» Voyez comment sans maison, sans patrie, exilé, s'il le faut, et sans feu ni lieu, je vis plus heureux et plus calme que tous vos Eupatrides et tous vos riches. Voyez aussi mon corps, qui ne souffre en rien de ma vie sévère. » Si quelqu'un me parlait ainsi avec l'air et la mine d'un condamné, quel est le Dieu qui pourrait me persuader de m'attacher à un philosophe qui rendrait les gens tels? Que le ciel m'en préserve ! Je m'y refuserais, alors même que je devrais y devenir un sage.

Pour moi, par tous les dieux ! j'aime mieux que le jeune homme qui vient à moi pour la première fois, s'y présente bien frisé, que sale et les cheveux en désordre. On voit du moins en lui quelque idée du Beau, quelque amour de ce qui sied. Il le cherche où il croit qu'il est. On n'a plus qu'à lui montrer où il est, et à lui dire : « Jeune homme, tu cherches le Beau, et tu fais bien. Sache donc qu'il est pour toi où est ta raison. Cherche-le où est ta faculté de vouloir et de repousser, de désirer et de fuir. Car c'est là chez toi ce qui a de la valeur; pour ton corps, il n'est que boue de sa nature. A quoi bon te donner pour lui des peines inutiles? Le temps, à défaut d'autre chose, t'apprendra qu'il n'est rien. Mais, si celui qui vient à moi est couvert d'ordures et de saletés, avec une barbe qui lui descend jusqu'aux genoux, que puis-je lui dire? Par quelles analogies l'amener où je veux? Après quoi a-t-il couru qui ressemblât au Beau, pour que je n'aie qu'à le changer de direction, et à lui dire : « Le Beau n'est pas là, mais ici? » Veux-tu que je lui dise : « Le Beau n'est pas dans la saleté, mais dans la raison? » Est-ce qu'il se soucie du Beau? Est-ce qu'il en a en lui quelque idée? Va-t'en donc disputer avec un pourceau, pour qu'il ne se roule pas dans la fange! C'est grâce à cela que les discours de Xénocrate ont touché Polémon : le jeune homme aimait le Beau. Quand il entra dans l'école, il avait en lui le principe de l'amour du Beau; seulement, il cherchait le Beau où il n'était pas.

Il n'y a pas jusqu'aux animaux qui vivent avec l'homme, que la nature n'ait faits propres. Est-ce le cheval qui se roule dans la fange? Est-ce un chien de noble race? Non, mais le pourceau, mais les sales oies, mais les vers, mais les araignées, tout ce qu'il y a de fait pour vivre le plus loin de l'homme. Et toi, qui es un homme, voudras-tu n'être même pas un des animaux qui vivent avec l'homme? Aimeras-tu mieux être un ver ou une araignée? Ne te laveras-tu donc jamais, quel que soit le mode que tu préfères? Ne te baigneras-tu jamais? Ne voudras-tu pas nous arriver propre, pour que l'on soit heureux d'être avec toi? Entreras-tu avec nous en pareil état dans ces temples, où il n'est permis de cracher ni de se moucher, toi qui n'es que morve et que crachat?

— Quoi donc ! doit-on vouloir se faire beau? — A Dieu ne plaise! si ce n'est dans ce qui est nous par nature, dans notre raison, dans nos jugements, dans nos actes ; quant au corps, il ne faut s'en occuper que pour qu'il soit propre et ne choque personne. Parce qu'on t'aura dit qu'il ne faut pas porter de vêtements écarlates, vas-tu couvrir ton manteau d'ordures ou le mettre en loques? — Et d'où pourrais-je avoir un beau manteau? — Homme, tu as de l'eau; laves-y le tien. O l'aimable jeune homme ! O le vieillard fait pour aimer et pour être aimé, à qui on amènera son fils pour qu'il l'instruise, que les jeunes filles et les jeunes garçons viendront trouver au besoin, et qui leur fera la leçon sur un tas de fumier ! Toute aberration a sa source dans quelque côté de la nature humaine; mais celle-ci est bien près de n'avoir rien d'humain.

CHAPITRE XII

De l'attention

Si tu te relâches un instant de ton attention sur toi-même, ne t'imagine pas que tu la retrouveras, lorsque tu le voudras. Dis-toi, au contraire, que, par suite de ta faute d'aujourd'hui, tes affaires désormais seront forcément en plus mauvais état. Car d'abord, et c'est ce qu'il y a de plus triste, l'habitude nous vient de ne pas veiller sur nous-mêmes, puis l'habitude de différer d'y veiller, en remettant et reportant sans cesse à un autre jour d'être heureux, d'être vertueux, de vivre et de nous conduire conformément à la nature. S'il est utile de le remettre, il sera bien plus utile encore d'y renoncer complètement; et, s'il n'est pas utile d'y renoncer, pourquoi ne pas continuer à veiller constamment sur soi? —« Aujourd'hui je veux jouer ! » — Eh bien! ne dois-tu pas le faire en veillant sur toi? — « Je veux chanter. » — Qu'est-ce qui t'empêche de le faire en veillant sur toi? Est-il dans notre vie une chose exceptionnelle, à laquelle l'attention ne puisse s'étendre? En est-il une que nous gâtions par l'attention, que nous améliorions en n'étant pas attentif? Est-il quoi que ce soit, dans la vie, qui gagne au défaut d'attention? Le charpentier construit-il plus parfaitement en ne faisant pas attention? Le pilote, en ne faisant pas attention, conduit-il plus sûrement? Est-il quelqu'un des travaux les moins importants qui s'exécute mieux sans l'attention? Ne sens-tu pas qu'une fois que tu as lâché la bride à tes pensées, il n'est pas en ton pouvoir de les reprendre en mains, pour être honnête, décent et réservé? Loin de là : tu fais dès lors tout ce qui présente à ton esprit, tu cèdes à toutes tes tentations.

A quoi donc me faut-il faire attention? D'abord à ces principes généraux, qu'il te faut avoir toujours présents à la pensée, et sans lesquels tu ne dois ni dormir, ni te lever, ni boire, ni manger, ni te réunir aux autres hommes : « Personne n'est le maître du jugement ni de la volonté d'autrui ; et c'est dans eux seuls qu'est le bien et le mal. » Il n'y a donc pas de maître qui puisse me faire du bien ou me causer du mal; sur ce point je ne dépends que de moi seul. Puis donc qu'il y a sécurité pour moi sur ce point, qu'ai-je à me tourmenter pour les choses du dehors? Pourquoi craindre un tyran, la maladie, la pauvreté, un écueil quelconque? Je n'ai pas plu à un tel ! Est-ce donc lui qui est ma façon d'agir? Est-ce lui qui est ma façon de juger? Non. Que m'importe dès lors ! Mais il paraît être un personnage! C'est son affaire, et celle des gens qui le prennent pour tel. Pour moi j'ai à qui plaire, à qui me soumettre, à qui obéir : c'est Dieu, et ceux qui viennent après lui. C'est moi-même que Dieu a préposé à ma garde; c'est à moi seul qu'il a soumis ma faculté de juger et de vouloir; et il m'a donné des règles pour en bien user. Lorsque je les applique aux syllogismes, je ne me préoccupe pas de ceux qui parlent autrement; lorsque je les applique aux raisonnements équivoques, je ne m'inquiète de personne; pourquoi donc dans les choses plus importantes les critiques me font-elles de la peine? Qu'est-ce qui fait que je me trouble ainsi? Une seule chose : c'est que je ne me suis pas exercé sur ce point-là. Quiconque sait, en effet, dédaigne l'ignorance et les ignorants; et je ne parle pas seulement des savants, mais aussi des gens de métiers. Amène-moi le savetier que tu voudras, et dans ce qui est de son art il se moquera de tout le monde. Amène-moi de même le charpentier que tu voudras.

Il faut, avant tout, avoir ces idées présentes à là pensée, et ne rien faire qui soit en contradiction avec elles; il faut bander son âme vers ce but, de ne poursuivre aucune des choses qui sont hors de nous, aucune de celles qui ne sont pas à nous. Acceptons-les comme en dispose celui qui a pouvoir sur elles. Les choses qui relèvent de notre libre arbitre, il faut les vouloir sans restriction, mais les autres, comme on nous les donne. Il faut de plus nous rappeler qui nous sommes, et quel est notre nom, et nous efforcer de faire ce qui convient dans chaque situation. Demandons-nous quand il est à propos de chanter, à propos de jouer, et devant quelles personnes; qu'est-ce qui est hors de saison ; qu'est-ce qui nous ferait mépriser des assistants ou prouverait de notre part du mépris pour eux; quand faut-il plaisanter; qui faut-il railler; en quoi et pour qui faut-il avoir de la condescendance; puis dans cette condescendance comment faut-il faire pour sauver notre dignité? Quand tu te seras écarté des convenances sur un de ces points, le châtiment te viendra tout de suite, non pas du dehors, mais de ton acte même.

Quoi donc! peut-on être infaillible? Non pas; mais il est une chose que l'on peut, c'est de s'efforcer constamment de ne pas faire de faute. Et il faut nous trouver heureux, si, en ne nous relâchant jamais de cette attention sur nous-mêmes, nous échappons à un certain nombre de fautes. Mais dire maintenant : « Je ferai attention demain, sache que c'est dire : aujourd'hui je serai sans retenue, sans convenance, sans dignité; il sera au pouvoir des autres de me faire de la peine; je vais être aujourd'hui colère et envieux. » Vois que de maux tu attires-là sur toi ! Si l'attention doit t'être bonne demain, combien plus le sera-t-elle aujourd'hui! Si demain elle doit t'être utile, elle le sera bien plus aujourd'hui. Veille sur toi aujourd'hui pour en être capable demain, et ne pas le remettre encore au surlendemain.

CHAPITRE XIII

Pour ceux qui parlent trop aisément d'eux-mêmes

Lorsque quelqu'un semble nous parler de ses affaires à cœur ouvert, nous sommes entraînés, nous aussi, à lui révéler nos secrets; et nous croyons que cela est tout simple : d'abord parce qu'il nous paraît contraire à l'équité d'écouter les affaires de notre prochain, sans lui faire part à son tour des nôtres; puis, parce que nous croyons que nous ne ferions pas aux autres l'effet d'un homme franc, si nous nous taisions sur nous-mêmes. Que de fois certes on nous dit : « Moi, je t'ai dit toutes mes affaires; et toi, tu ne veux me rien dire des tiennes ! D'où cela vient-il? » Ajoutez-y qu'on croit pouvoir se confier en toute sûreté à qui vous a déjà confié ses affaires? Car la pensée nous vient que cet homme ne contera jamais les nôtres, de peur que nous aussi nous ne contions les siennes. C'est ainsi qu'à Rome les gens trop prompts à parler se font attraper par les soldats. Un soldat vient s'asseoir auprès de toi sous l'habit d'un bourgeois; il se met à parler mal de César, et toi, comme s'il t'avait donné un gage de sa bonne foi, en étant le premier au dénigrement, tu dis à ton tour tout ce que tu penses; on te garrotte alors, et on t'emmène. C'est là l'image de ce qui nous arrive à tous. Parce qu'un homme s'est confié a moi en toute sûreté, puis-je de même, moi, me confier au premier venu? Si je suis ce que je suis, je me tais, moi, sur ce qu'il m'a dit. Mais lui, il va conter à tout le monde ce que je lui ai dit. Cela fait, si je lui ressemble, je veux me venger, quand j'apprends la chose, et je conte ses affaires ; je l'abîme, et il m'abîme. Si je me dis, au contraire, que personne ne peut nuire à un autre, et qu'il n'y a que nos actes propres qui nous nuisent ou qui nous soient utiles, je parviens bien a ne pas faire comme lui, mais ce qui m'est arrivé par suite de mon bavardage, ne m'en est pas moins arrivé.

— Soit ! Mais il est contraire à l'équité d'écouter les secrets de son prochain, sans lui faire part à son tour de quoi que ce soit! — O homme, est-ce que je t'ai provoqué à parler? Lorsque tu m'as livré tes secrets, y a-t-il eu convention que tu entendrais les miens à ton tour? Si tu es un bavard, et si tu prends pour des amis tous ceux que tu rencontres, veux-tu que je te ressemble? Quoi donc ! si tu as pu sans danger te confier à moi, mais si l'on ne peut sans danger se confier à toi, veux-tu que je tombe dans le piège? C'est comme si j'avais un tonneau bien solide, toi un tonneau percé, que tu vinsses m'apporter ton vin pour le mettre dans mon tonneau, et que tu t'indignasses ensuite de ce que je ne voudrais pas te confier mon vin. Ma raison serait que tu as un tonneau percé. Comment y aurait-il égalité? Tu te livres à un homme sûr, à un homme honnête, qui croit que ses actes seuls peuvent lui être utiles ou nuisibles, et que toutes les choses du dehors ne sont rien; et tu veux que je me livre à toi, qui tiens pour rien ton libre arbitre, qui veux arriver à la fortune ou à une magistrature, ou bien faire ton chemin à la cour, quand tu devrais pour cela égorger tes enfants, à la façon de Médée? Quelle égalité y a-t-il là? Montre-moi que tu es un homme sûr, honnête, inébranlable; montre-moi que tes idées sont bienveillantes; montre-moi que ton vase n'est pas percé; et tu verras que je n'attendrai pas que tu me confies tes secrets, mais que j'irai moi-même vers toi pour te prier d'écouter les miens. Qui, en effet, ne voudrait pas se servir d'un vase en bon état? Qu'est-ce qui fait fi d'un conseiller bienveillant et sûr? Qu'est-ce qui n'accueillerait pas volontiers celui qui vient pour ainsi dire prendre sa part du fardeau de vos affaires, et vous le rendre plus léger par cela seul qu'il en prend sa part?

— Qui ; mais, quand j'ai confiance en toi, n'auras-tu pas confiance en moi? — D'abord, tu n'es pas un homme qui ait confiance en moi; mais un bavard, qui ne peut rien garder. Car, s'il en était ce que tu dis, tu ne confierais tes secrets qu'à moi seul. Or, aujourd'hui, dès que tu vois quelqu'un inoccupé, tu vas t'asseoir à ses côtés et tu lui dis : « Frère, je n'ai personne qui m'aime plus que toi ni qui me soit plus chef ; je te prie donc d'écouter mes secrets. » Et cela, tu le fais à des gens que tu ne connais pas le moins du monde.

Si tu as cependant confiance en moi, il est évident que c'est parce que je suis sûr et honnête, et non point parce que je t'ai conté mes affaires.

Laisse-moi donc être dans les mêmes idées. Montre-moi que, par cela seul que l'on conte ses affaires, on est sûr et honnête. Car, en ce cas, je m'en irais partout dire à tout le monde mes secrets, si je devais à ce prix être sûr et honnête. Mais les choses ne vont pas ainsi; et ce qu'il faut pour être tel, ce sont des principes qui ne sont pas les premiers venus. Si donc tu vois quelqu'un s'attacher aux choses qui ne dépendent pas de son libre arbitre, et leur soumettre ce libre arbitre même, sache que cet homme a des milliers d'individus qui peuvent le contraindre ou l'empêcher d'agir. Il n'y a pas besoin d'employer la poix ou la roue pour lui faire dire ce qu'il sait; un signe d'une femme le fera parler au besoin, ou bien les caresses d'un ami de César, le désir d'une charge, d'un héritage, et mille autres choses de cette espèce.

Il faut donc se rappeler, comme règle générale, que les secrets demandent un homme sûr, avec des principes qui le soient aussi. Mais où trouver cela facilement aujourd'hui? Que l'on me montre un homme capable de dire : « Je ne m'inquiète que des choses qui sont à moi, que nul ne peut empêcher, et qui sont libres de leur nature; c'est là qu'est pour moi le bien réel; que les autres arrivent comme elles se trouvent ; j'y suis indifférent. »

 

(01) Le texte est ici interpolé.

(02)Le mot grec est Τὰ θεωρήματα. Ce qui suit ne prouve-t-il pas que nous avons eu le droit de traduire ailleurs ce même mot par la Logique, ou les questions de Logique?