LIVRE PREMIER
CHAPITRE Ier
Des choses qui sont en notre pouvoir, et de celles qui
n'y sont pas
De tous les modes d'exercice de notre force
intellectuelle, vous n'en trouverez qu'un seul qui puisse se juger
lui-même, qu'un seul partant qui puisse s'approuver ou se blâmer.
Jusqu'où la grammaire est-elle en possession d'aller dans ses jugements?
jusqu'à la détermination des lettres. Et la musique? jusqu'à la
détermination des notes. Mais l'une d'elles se juge-t-elle elle-même?
nullement. Lorsqu'il faudra écrire à un ami, la grammaire dira comment
il faut lui écrire. Mais, la grammaire ne vous dira pas s'il faut ou non
écrire à cet ami? La musique vous enseignera de même les notes ; mais
elle ne vous dira pas s'il faut pour le moment chanter et jouer de la
lyre, ou s'il ne faut ni chanter ni jouer de la lyre. Qui donc vous le
dira? la faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste. Et qu'elle
est-elle? La faculté rationnelle, car celle-ci est la seule qui nous ait
été donnée pouvant se rendre compte d'elle-même, de sa nature, de sa
puissance, de sa valeur quand elle est venue en nous, ainsi que de tous
les autres modes d'exercice de l'esprit. Qu'est-ce qui nous dit en effet
que l'or est beau, puisqu'il ne le dit pas lui-même? Evidemment c'est la
faculté chargée de tirer parti des idées. Quelle autre juge la musique,
la grammaire et toutes les autres branches du savoir, en apprécie
l'emploi et indique le moment d'en faire usage? nulle autre qu'elle.
Les dieux donc, ainsi qu'il convenait, n'ont mis en notre pouvoir que ce
qu'il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage
des idées. Le reste, ils ne l'ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc
qu'ils ne l'ont pas voulu? moi je crois que, s'ils l'avaient pu, ils
nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils ne le pouvaient
absolument pas. Car, vivants sur la terre, et enchaînés à un tel corps
et à de tels compagnons, comment aurions-nous pu ne pas être entravés
pour ce reste par les objets du dehors?
Que dit Jupiter? Epictète, si je l'avais pu, j'aurais encore faits
libres et indépendants ton petit corps et ta petite fortune. Mais, ne
l'oublie pas, ce corps n'est pas à toi; ce n'est que de la boue
artistement arrangée. Comme je n'ai pu l'affranchir, je t'ai donné une
partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les
repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user
des idées. Si tu la cultives, si tu vois en elle seule tout ce qui est à
toi, jamais tu ne seras empêché ni entravé; jamais tu ne pleureras;
jamais tu n'accuseras ni ne flatteras personne.
Eh quoi! trouves-tu que ce soit là peu de chose? — à Dieu ne plaise! —
Contente-t'en donc et prie les dieux. Mais, maintenant, nous qui
pourrions ne nous occuper que d'un seul objet, ne nous attacher qu'à un
seul, nous aimons mieux nous occuper et nous embarrasser d'une foule de
choses, de notre corps, de notre fortune, de notre frère, de notre ami,
de notre enfant, de notre esclave. Et toutes ces choses dont nous nous
embarrassons, sont un poids qui nous entraîne au fond. Aussi, qu'il y
ait impossibilité de mettre à la voile, et nous nous asseyons
impatients, regardant continuellement quel est le vent qui souffle. —
C'est Borée! Qu'avons-nous à faire de lui? Et quand le Zéphire
soufflera-t-il? — . Quand il lui plaira, mon ami ou quand il plaira à
Eole. Car ce n'est pas toi que Dieu a établi le dispensateur des vents,
mais bien Eole. Que faut-il donc faire? rendre parfait ce qui dépend de
nous, et prendre les autres choses comme elles viennent. Comment
viennent-elles donc? comme Dieu le veut.
— Quoi donc, je serais le seul qu'on décapiterait aujourd'hui! — Eh
bien! veux-tu que tous soient décapités, pour que tu aies une
consolation? Ne préfères-tu pas tendre le cou, comme, à Rome, ce
Lateranus, dont Néron avait ordonné de couper la tête? Il la tendit, et
fut frappé; mais le coup était trop faible : il la retira un instant;
puis la tendit de nouveau. Déjà auparavant, comme Epaphrodite, affranchi
de Néron, était venu l'interroger sur sa haine pour l'empereur, il lui
avait répondu : Si je veux le dire, ce sera à ton maître.
Que faut-il donc avoir présent à l'esprit dans ces circonstances? Quelle
autre chose que ces questions : Qu'est-ce qui est à moi? Et qu'est-ce
qui n'est pas à moi? Qu'est-ce qui m'est possible? Et qu'est-ce qui ne
m'est pas possible? Il faut que je meure. Eh bien! faut-il que ce soit
en pleurant? Il faut que je sois enchaîné. Faut-il donc que ce soit en
me lamentant? Il faut que je parte pour l'exil. Eh! qui m'empêche de
partir en riant, le cœur dispos et tranquille? — Dis-moi tes secrets. —
Je ne te les dis pas, car cela est en mon pouvoir. — Mais je
t'enchaînerai. — O homme, que dis-tu? m'enchaîner, moi! tu enchaîneras
ma cuisse; mais ma faculté de juger et de vouloir, Jupiter lui-même ne
peut en triompher. — Je te jetterai en prison. — Tu y jetteras mon
corps. — Je te couperai la tête. — Quand t'ai-je dit que j'étais le seul
dont la tête ne pût être coupée? Voilà ce que devraient méditer les
philosophes, ce qu'ils devraient écrire tous les jours, ce à quoi ils
devraient s'exercer.
Thraseas avait coutume de dire : J'aime mieux être tué aujourd'hui
qu'exilé demain. Que lui dit donc Rufus? Si tu choisis la mort comme
plus pénible, quel est ce choix absurde? Si comme plus douce, qui te l'a
permis? Ne veux-tu pas t'exercer à être satisfait de ce qui t'est échu?
C'est pour cela qu'Agrippinus disait : « Je ne m'entrave pas moi-même. »
On lui annonça qu'il était jugé dans le sénat. « Au petit
bonheur! »dit-il. « Mais voici la cinquième heure- c'était celle où il
avait l'habitude de s'exercer, puis de se baigner dans l'eau froide-
sortons et exerçons-nous. » Quand il s'est exercé, quelqu'un vient lui
dire qu'il a été condamné. — A l'exil, dit-il, ou à la mort? — A l'exil.
— Qu'arrive-t-il de mes biens? — On ne te les a pas enlevés. —Allons
donc à Aricie, et dinons-y.
Voilà ce que c'est que d'avoir médité ce qu'il faut méditer; de s'être
placé au-dessus de tout obstacle et de tout accident, pour les choses
qu'on désire ou qu'on veut éviter. Il faut que je meure. Si tout de
suite, je meurs; si bientôt, je dîne maintenant que l'heure en est
venue; je mourrai ensuite. — Comment? — Comme il convient à quelqu'un
qui rend ce qui n'est pas à lui.
CHAPITRE II
Comment on peut conserver sa dignité en toute chose
Pour l'être doué de la vie et de la raison, il n'y a
d'impossible à supporter que ce qui est contre la raison, mais tout ce
qui est conforme à la raison se peut supporter. Les coups par eux-mêmes
ne sont point impossibles à supporter. — Comment cela? — Vois comme les
Lacédémoniens se laissent battre de verges, sachant que cela est
conforme à la raison. La pendaison elle-même se peut supporter. Lorsque
quelqu'un croit qu'elle est conforme à la raison, il s'en va et se pend.
En un mot, si nous y faisons attention, nous trouverons que l'être doué
de la vie ne souffre de rien tant que de ce qui n'est pas raisonnable ;
et qu'en revanche il n'est attiré par rien autant que par ce qui est
raisonnable.
Mais ce qui paraît raisonnable ou déraisonnable à l'un, ne le paraît pas
à l'autre. Il en est de cela comme du bien et du mal, de l'utile et du
nuisible. Et c'est pour ce motif surtout que nous avons besoin
d'instruction pour apprendre à mettre d'accord avec la nature, dans
chaque cas particulier, notre notion a priori du raisonnable et du
déraisonnable.
Or, pour juger de ce qui est conforme ou contraire à la raison, nous ne
nous bornons pas à apprécier les objets extérieurs, nous tenons compte
encore de notre dignité personnelle. L'un, en effet, trouve conforme à
la raison de présenter le pot de chambre à quelqu'un, parce qu'il ne
voit qu'une chose : que, s'il ne le présente point, il recevra des coups
et ne recevra pas de nourriture ; tandis que s'il le présente, il n'aura
à supporter rien de fâcheux ni de pénible. L'autre, non seulement trouve
intolérable de le présenter lui-même, mais encore ne saurait souffrir
qu'un autre le lui présente. Si tu me fais cette question :
Présenterai-je ou non le pot de chambre? Je te dirai que recevoir de la
nourriture vaut mieux que n'en pas recevoir, et qu'il y a plus de
désagrément à être frappé de verges qu'à ne pas l'être ; de sorte que,
si tu calcules d'après cela ce qui te convient, va présenter le pot de
chambre. — Mais la chose est indigne de moi. — C'est à toi de faire
entrer cela en ligne de compte, et non pas à moi, car tu es le seul qui
sache combien tu t'estimes, et combien tu veux te vendre. Chacun se vend
un prix différent.
Aussi quand Florus demanda à Agrippinus s'il devait descendre sur la
scène avec Néron pour y jouer un rôle lui aussi, « Descends-y » fut la
réponse. Et à cette question : « Pourquoi, toi, n'y descends-tu pas?-
Parce que, moi, dit-il, je ne me demande même pas si je dois le faire. »
C'est, qu'en effet, celui qui s'abaisse à délibérer sur de pareilles
choses et qui pèse les objets extérieurs avant de se décider, touche de
bien près à ceux qui oublient leur dignité personnelle.
Que me demandes-tu en effet? Qui vaut le mieux de la mort ou de la vie?
Je te réponds, la vie. De la souffrance ou du plaisir? Je te réponds, le
plaisir. Mais si je ne joue pas la tragédie, dis-tu, j'aurai la tête
coupée. — Va donc, et joue la tragédie. Pour moi, je ne la jouerai pas.
— Pourquoi? — Parce que toi, tu ne te regardes que comme un des fils de
la tunique. — Que veux-tu dire? — Que dès lors, il te faut chercher à
ressembler aux autres hommes, de même qu'aucun fil ne demande à être
supérieur aux autres fils. Mais moi, je veux être le morceau de pourpre,
cette petite partie brillante qui donne aux autres l'éclat et la beauté.
Que me dis-tu donc de ressembler aux autres? Comment serais-je pourpre
alors?
C'est ce qu'avait bien vu Priscus Helvidius ; et il agit comme il avait
vu. — Vespasien lui avait envoyé dire de ne pas aller au sénat : Il est
en ton pouvoir, lui répondit-il, de ne pas me laisser être du sénat;
mais tant que j'en serai, il faut que j'y aille. — Eh bien! Vas-y, lui
dit l'empereur, mais tais-toi. — Ne m'interroge pas, et je me tairai. —
Mais il faut que je t'interroge. — Et moi, il faut que je dise ce qui me
semble juste. — Si tu le dis, je te ferai mourir. — Quand t'ai-je dit
que j'étais immortel? Tu rempliras ton rôle, et je remplirai le mien.
Ton rôle est de faire mourir; le mien est de mourir sans trembler. Ton
rôle est d'exiler, le mien est de partir sans chagrin. A quoi servit
cette conduite de Priscus, seul comme il était? Mais en quoi la pourpre
sert-elle au manteau? Que fait-elle autre chose que de ressortir sur lui
en sa qualité de pourpre, et d'y être, pour le reste, un spécimen de
beauté? Un autre homme, si César, dans de pareilles circonstances, lui
avait dit de ne pas aller au sénat, aurait répondu : Je te remercie de
m'épargner. Mais César n'aurait pas empêché un tel homme d'y aller,
sachant bien qu'il y devait rester immobile comme une cruche, ou que,
s'il y parlait, il dirait ce qu'il savait désiré de l'empereur, et que
même il renchérirait encore dessus.
De même cet athlète qui était en danger de mourir, si on ne lui coupait
pas les parties sexuelles. Son frère vint le trouver (l'athlète était
philosophe) et lui dit : Eh bien! frère, que vas-tu faire? coupons cette
partie, et retournons encore au gymnase. Mais celui-ci refusa, tint bon,
et mourut. Quelqu'un demandait à quel titre il avait agi ainsi : à titre
d'athlète ou à titre de philosophe? A titre d'homme, répondit Epictète;
au titre d'un homme qui avait été proclamé à Olympie après y avoir
combattu, d'un homme qui avait passé sa vie sur ce terrain-là, et non à
se faire parfumer d'odeurs chez Baton. Un autre se serait fait couper
jusqu'à la tête même, s'il avait pu vivre sans tête. Voilà ce que c'est
que le sentiment de notre dignité. Voilà la force qu'il a chez ceux qui
ont l'habitude de le faire entrer en ligne de compte dans leurs
délibérations. — Va donc, Epictète : fais-toi raser. — Si je suis
philosophe, je réponds : Je ne me ferai pas raser. — Mais je t'enlèverai
la tête. — Enlève-la, si cela te semble bon.
Quelqu'un lui demandait : Comment sentirons-nous ce qui est conforme à
notre dignité? — Comment le taureau, dit-il, à l'approche du lion,
sent-il seul la force qui est en lui, et se jette-t-il en avant pour le
troupeau tout entier? Il est évident que dès le premier instant, avec la
force dont il est doué, se trouve en lui le sentiment de cette force. Eh
bien! de même chez nous, nul de ceux qui seront ainsi doués ne restera
sans le savoir. Mais ce n'est pas en un jour que se fait le taureau, non
plus que l'homme d'élite; il faut s'exercer et se former à grand'peine,
et ne pas s'élancer à l'étourdie vers ce qui n'est pas de notre
compétence.
Vois seulement à quel prix tu vends ton libre arbitre. Au moins, mon
ami, vends-le cher. — Ce prix élevé et exceptionnel convient peut-être à
d'autres (diras-tu), à Socrate et à ceux qui lui ressemblent? — Pourquoi
donc, puisque nous naissons tous semblables à lui, un si petit nombre
plus tard lui sont-ils semblables? — Tous les chevaux deviennent-ils
donc rapides, et tous les limiers bons chasseurs? — Eh bien! parce que
je suis d'une nature ingrate, faut-il me refuser à tout effort? à Dieu
ne plaise! Epictète n'est pas supérieur à Socrate, mais qu'il ne lui
soit pas inférieur, et cela me suffit. Je ne deviendrai pas non plus un
Milon, et cependant je ne néglige pas mon corps ; un Crésus non plus, et
cependant je ne néglige pas ma fortune. Il n'y a aucune autre chose en
un mot, dont nous nous refusions à prendre soin, parce que nous y
désespérons du premier rang.
CHAPITRE III
Quelles conclusions peut-on tirer de ce que Dieu est le
père des hommes?
Si on pouvait partager, autant qu'on le doit, cette
croyance, que nous sommes tous enfants de Dieu au premier chef, que Dieu
est le père des hommes et des divinités, jamais, je pense, on n'aurait
de soi des idées qui nous amoindrissent, ou nous rapetissent. Quoi, si
César t'adoptait, personne ne pourrait supporter ton orgueil; et quand
tu sais que tu es fils de Dieu, tu ne t'en enorgueilliras pas! Nous ne
le faisons guère aujourd'hui! Bien loin de là : comme à notre naissance
deux choses ont été unies en nous, le corps qui nous est commun avec les
animaux, la raison et le jugement qui nous sont communs avec les dieux,
une partie d'entre nous se tournent vers cette funeste parenté de mort,
très peu vers cette bienheureuse parenté divine. Or, comme il est
impossible de ne pas user de chaque chose suivant l'opinion que l'on
s'en fait, ce petit nombre, il est vrai, qui se croit né pour la
probité, pour l'honneur, pour le bon usage des idées, n'a jamais de
lui-même une opinion qui le rapetisse ou l'amoindrisse, mais la foule
fait le contraire. Que suis-je, en effet, dit-on? Un homme misérable et
chétif. — Ou bien encore : Pitoyable chair que la mienne! — Oui, bien
pitoyable en effet! mais tu as quelque chose de mieux que cette chair!
Pourquoi le négliges-tu, pour t'attacher à elle?
Par suite de cette parenté, nous qui nous tournons vers elle, nous
devenons semblables, les uns, aux loups, trompeurs, traîtres et
méchants; les autres, aux lions, sauvages, cruels et barbares; le plus
grand nombre aux renards et à tout ce qu'il y a de vil parmi les bêtes.
Qu'est-ce en effet qu'un homme méchant dans ses paroles ou dans ses
actes, si ce n'est un renard ou quelque chose de plus vil et de plus
abject encore? Ouvrez donc les yeux et faites attention, pour ne pas
devenir quelqu'une de ces saletés.
CHAPITRE IV
Sur le progrès
Celui qui est en progrès se souvient qu'il a appris des
philosophes que l'on ne désire que le bien, que l'on ne cherche à éviter
que le mal; que de plus il n'y a de bonheur et de tranquillité pour
l'homme, qu'à ne pas manquer ce qu'il désire, et à ne pas tomber dans ce
qu'il veut éviter; il s'interdit donc ou remet à plus tard de désirer
quoique ce soit, et il ne cherche à éviter que des choses qui relèvent
de son libre arbitre. Il sait, en effet, que s'il cherche à éviter des
choses qui ne relèvent pas de son libre arbitre, il tombera forcément
sur quelqu'un des objets qu'il veut éviter, et sera malheureux. Or, si
la vertu peut se vanter de donner le bonheur, le calme et le repos de
l'esprit, chaque pas que l'on fait vers elle, est un pas fait vers
chacun d'entre eux; car chaque pas que l'on fait sur une route, vous
rapproche forcément de ce qui est au terme de cette route.
Comment donc, quand nous avouons que c'est là qu'est la vertu,
pouvons-nous chercher le progrès ailleurs, et enseigner qu'il y est?
Quel est le fait de la vertu? De donner le calme de l'âme. Qui donc est
en progrès? Est-ce celui qui a lu plusieurs traités de Chrysippe? La
vertu consisterait-elle donc à connaître tout Chrysippe? si cela était,
en effet, le progrès consisterait évidemment à connaître tous les
traités de Chrysippe. Mais, aujourd'hui, tandis que nous reconnaissons
que la vertu a certains effets, nous présentons d'une tout autre façon
le progrès qui nous en rapproche. Celui-ci, dit-on, peut déjà lire
Chrysippe sans aide! — Par tous les dieux, mon cher, combien tu as fait
de progrès! Quels progrès donc a-t-il faits? Pourquoi te jouer de lui?
Pourquoi lui enlever le sentiment de ses maux? Ne lui apprendras-tu pas
de préférence quel est le fait de la vertu, pour qu'il sache où chercher
le progrès? Malheureux, cherche le progrès dans ce qui est ton fait à
toi. Qu'est-ce qui est donc ton fait? Ton fait, c'est de désirer les
choses ou de les fuir, de manière à ne pas les manquer ou à ne pas y
tomber ; c'est de t'y porter ou de les repousser, de manière à ne pas
pécher; c'est d'affirmer ou de douter, de manière à ne pas te tromper.
Le premier de ces trois points est le plus important et le plus
nécessaire; mais si c'est en tremblant et en gémissant que tu cherches à
ne pas tomber dans certaines choses, comment donc es-tu en progrès?
Montre-moi donc ici tes progrès. Si je disais à un athlète :
« montre-moi tes épaules », et qu'il me répondît: « Voici les plombs
dont je me sers. » — « Va-t'en voir ailleurs avec ces plombs », lui
dirais-je. Ce que je veux voir, c'est le parti que tu sais en tirer. Toi
de même, tu me dis : Prends ce livre sur la volonté, et vois comme je
l'ai lu. — Esclave, ce n'est pas là ce que je cherche, mais ta façon de
te porter vers les choses ou de les repousser, de
les désirer et de les avoir en horreur, comment tu t'appliques, quel est
ton but et quels sont tes préparatifs, si tu te conformes à la nature ou
non. Si tu t'y conformes, montre-le-moi, et je te dirai que tu fais des
progrès : mais si tu ne t'y conformes pas, va-t-en, et ne commente pas
seulement des livres, mais écris-en de pareils; et que peux-tu y gagner
? Ne sais-tu pas que le livre entier coûte seulement cinq deniers ?
Alors son commentateur croit-il valoir plus de cinq deniers ? Ne
recherchez donc jamais l'œuvre dans un endroit, et le progrès dans un
autre.
Où est alors le progrès ? C'est celui qui se
retirant des choses extérieures, se tourne vers sa propre volonté pour
la cultiver et l'améliorer par le travail, pour la rendre conforme à la
nature, l'élever, la libérer des obstacles et des difficultés, la rendre
fidèle et modeste ; et celui qui a appris qu'en désirant ou en évitant
les choses qui ne sont pas en son pouvoir, il ne saurait ni être fidèle
ni être libre, mais qu'il doit changer avec elles et être emporté dans
les airs avec elles comme dans une tempête, qu'il doit se soumettre aux
autres qui ont le pouvoir d'obtenir ou d'empêcher ce qu'il désire ; en
conclusion, celui qui se lève le matin, qui observe et garde ces règles,
qui se baigne honnêtement, qui mange comme un homme modeste ; qui dans
chaque occasion qui se présente essaie de suivre ces principes comme le
coureur le fait en temps que coureur, et le chanteur comme chanteur ;
c'est l'homme qui accomplit vraiment un progrès, et c'est l'homme qui
n'a pas voyagé en vain. Mais s'il tend tous ses efforts à pratiquer
uniquement la lecture, et ne fait que cela, et s'il voyage uniquement
pour cela, je lui dis de rentrer chez lui immédiatement, et de ne pas
négliger ces affaires-là ; son voyage ne servait à rien. Mais
l'important pour lui c'est d'apprendre comment un homme peut débarrasser
sa vie des lamentations et des gémissements, des "je m'ennuie" et des
"malheureux que je suis", et comment il peut se débarrasser également du
malheur et des échecs, et d'apprendre ce qu'est la mort, l'exil, la
prison et le poison, de pouvoir dire quand il est dans des chaînes,
"cher Criton, si c'est la volonté des dieux qu'il en soit ainsi, qu'il
en soit ainsi !" et ne pas dire "Malheureux vieil homme que je suis !
est-ce pour cela que j'ai gardé mes poils gris ?" Qui parle ainsi ?
Pensez-vous que je vais dire que c'est un homme sans réputation et de
basse extraction? N'est-ce pas Priam qui le dit ? N'est-ce pas Oedipe ?
Non ! tous les rois le disent ! Les tragédies ne sont-elles pas la
représentation des perturbations d'hommes qui s'étonnent devant des
choses extérieures selon la valeur qu'ils leur donnent ? Mais si un
homme doit apprendre par erreur que les choses extérieures qui sont
indépendantes de la volonté ne nous concernent pas, pour ma part je
devrais aimer cette erreur, grâce à laquelle je pourrais vivre heureux
et calme. Mais vous devez voir pour vous-mêmes ce que vous souhaitez.
Mais qu'est-ce que Chrysippe nous enseigne ? La réponse c'est : savoir
que ces choses ne sont pas fausses, c'est de là que surgit le bonheur et
vient la tranquillité. Prenez mes livres, et vous apprendrez comment
vraies et conformes à la nature sont les choses qui me rendent libre de
tout trouble. Ô grande et bonne fortune ! Ô le grand bienfaiteur qui
nous montre le chemin. Triptolème, parce qu'il leur a donné une
nourriture plus douce ; et celui qui a trouvé, mis en lumière, et
produit devant tous les hommes la vérité, non pas sur les moyens de
vivre, mais sur les moyens de vivre heureux, est-il quelqu'un de vous
qui lui ait construit un autel ou un temple, qui lui ait élevé une
statue ou qui remercie Dieu à cause de lui? Quoi! pour le don de la
vigne ou du froment, nous offrons des sacrifices de reconnaissance ; et,
quand-on a déposé dans notre intelligence un fruit d'où devait sortir la
démonstration de la vérité au sujet du bonheur, nous n'en rendrons
aucune action de grâce à Dieu!
CHAPITRE V
Contre les Académiciens
Si quelqu'un, dit Epictète, résiste à l'évidence
complète, il n'est pas facile de trouver des raisons capables de le
faire changer d'avis. Et ceci ne tient ni à sa force ni à la faiblesse
du démonstrateur; mais quand, mis au pied du mur, il reste là comme une
pierre, comment discuter avec lui?
Cette pétrification est de deux sortes : il y a celle de l'intelligence
; il y a celle du sens moral, quand, de parti pris, on refuse de se
rendre à l'évidence ou de renoncer à des contradictions. Or, pour la
plupart, nous avons grand peur de la mort du corps, et nous faisons tout
pour ne pas y arriver; mais la mort de l'âme, nous nous en inquiétons
peu. Nous trouvons bien, pour ce qui est de cette âme, par Jupiter, que
celui qui est dans un état d'esprit à ne suivre aucun raisonnement et à
ne rien comprendre, est dans une fâcheuse situation; mais, quand la
conscience et le sens moral sont morts chez quelqu'un, nous appelons
encore cela de la puissance d'esprit.
N'es-tu pas certain que tu es éveillé? — Non, répond l'académicien; car
je me trompe, quand dans mon sommeil je rêve que je suis éveillé. — N'y
a-t-il donc aucune différence entre cette apparence-ci et celle-là? —
Aucune. Est-ce que je discuterai plus longtemps avec un pareil homme?
Quel feu, quel fer employer contre lui, pour qu'il se sente bien mort?
Il le sent, mais il feint de ne pas le sentir. Il est dans un état
encore pire que s'il était mort. Un tel n'aperçoit pas les
contradictions ; sa situation est fâcheuse. Cet autre les voit, mais ne
s'en émeut point, et n'en profite pas; il est bien plus à plaindre
encore. Le sens moral et la conscience ont été supprimés en lui; quant
au raisonnement, il n'y a pas été supprimé, mais il y est devenu non
maniable. Est-ce donc là ce que j'appellerai de la puissance d'esprit? à
Dieu ne plaise! Ou je vanterai aussi la puissance d'esprit des
prostitués, quand ils font ou disent devant tout le monde tout ce qui
leur vient à l'idée.
CHAPITRE VI
Sur la Providence
Il est aisé de louer la Providence de tout ce qui arrive
dans le monde, si l'on a en soi ces deux choses : la capacité de
comprendre ce qui arrive à chacun, et un cœur reconnaissant. Si non, ou
l'on ne verra pas l'utilité de ce qui se fait, ou l'on n'en saura pas de
gré, alors même qu'on la verrait. Si Dieu avait fait les couleurs sans
faire aussi la faculté de les voir, quelle en serait l'utilité? néant.
Si, d'autre part, il avait fait la faculté sans faire les couleurs
telles qu'elles tombassent sous cette faculté visuelle, quelle en serait
encore l'utilité? néant. Et s'il avait fait les couleurs et la vue, mais
sans la lumière? Ici encore utilité nulle. Qui donc a fait ceci pour
cela, et cela pour ceci? Qui a fait l'épée pour le fourreau, le fourreau
pour l'épée? Ne serait-ce personne? Comme si chaque jour ce n'était pas
par la combinaison des parties dans une œuvre que nous démontrons
qu'elle est forcément le produit d'un habile ouvrier et qu'elle n'a pas
été faite au hasard! Eh quoi! chacune de nos œuvres révélera son
ouvrier, et les objets visibles, la vue, la lumière ne révéleront pas le
leur! L'existence du mâle et de la femelle, leur désire mutuel de
s'unir, la faculté qu'ils ont de se servir des parties qui leur ont été
données dans ce but, cela aussi ne nous révélera pas son ouvrier!
Admettrons-nous que cela ne le révèle pas! Eh bien, cette organisation
de notre entendement, grâce à laquelle nous ne nous bornons pas à
recevoir l'impression des objets qui tombent sous nos sens, mais en
enlevons, en abstrayons des parties que nous rapprochons, pour composer
avec elles certaines idées, et de ces idées, par Jupiter, passer à
d'autres qui leur sont analogues ; cette organisation elle-même
sera-t-elle impuissante à émouvoir certaines gens, impuissante à les
détourner d'abandonner la cause de l'ouvrier suprême? Si cela est, que
l'on nous explique quelle est la cause de chacune de ces choses, ou
comment il se peut que, si merveilleuses et sentant ainsi l'artiste,
elles soient l'œuvre fortuite du hasard.
Mais quoi! ces choses n'existent-elles qu'en nous? Plus d'une n'existe
qu'en nous, parce qu'elles étaient spécialement nécessaires à l'être
raisonnable; mais plus d'une aussi se trouve à la fois chez nous et chez
les êtres privés de raison. Est-ce donc que ces êtres-là aussi
comprennent ce qui est? pas du tout, car autre chose est d'user, autre
chose est de comprendre. Pour eux, Dieu avait besoin qu'ils usassent des
idées des sens; mais nous, il avait besoin que nous en comprissions
l'usage. Eux donc, il leur suffit de boire, de manger, de se reposer, de
se reproduire, et d'accomplir toutes les autres fonctions de chacun
d'eux; mais nous, à qui il a donné en plus la puissance de comprendre,
tout cela ne nous suffit pas; car si nous ne l'accomplissons pas d'une
façon déterminée, avec ordre, et conformément à la nature et
à la constitution de chaque chose, nous
n'atteindrons jamais notre vraie fin. Car où les constitutions des êtres
vivants sont différentes, les actes et les fins sont différents. Chez
ces animaux dont la constitution est adaptée uniquement à l'usage, seul
l'usage suffit : mais chez l'homme, qui a également le pouvoir de
réfléchir à cet usage, à moins qu'il n'observe en outre la convenance,
il n'atteindra jamais sa fin. Eh quoi ! Dieu qui donne à chaque animal
la constitution pour les uns d'être mangés, pour les autres de servir à
l'agriculture, pour d'autres encore de nous fournir le fromage, et pour
d'autres utilisations ; pour cela quel besoin y a-t-il de comprendre des
représentations et de pouvoir les distinguer ? Mais Dieu a introduit
l'homme pour être un spectateur de Dieu et de ses œuvres, et non
seulement un spectateur, mais un interprète. C'est pourquoi il est
honteux pour un homme de commencer et de finir comme les animaux privés
de raison ; mais plutôt il doit commencer où ils commencent, et finir où
la nature finit en nous ; et la nature finit dans la contemplation et la
réflexion, et dans un mode de vie conforme à la nature. Faites donc
attention de ne pas mourir sans avoir été les spectateurs de ces choses.
Mais vous allez en voyage à Olympie
pour voir les œuvres de Phidias, vous pensez que c'est un malheur de
mourir sans les avoir vues. Mais ce qui n'a aucun besoin de voyage, et
qui existe depuis toujours, ce qui est le bien réellement, ne
désirerez-vous pas le voir et le comprendre ? Ne percevrez-vous pas qui
vous êtes, ou pourquoi vous êtes nés, ou pourquoi vous avez reçu
le don de la vue? — Mais dans la vie il y a du bien, des désagréments et
des peines! — N'y en a-t-il donc pas à Olympie? N'y êtes-vous pas brûlés
par le soleil, et pressés par la foule? Vous y lavez-vous toujours bien?
N'y êtes-vous pas mouillés, quand il pleut? N'y souffrez-vous pas du
tumulte, des clameurs, et de bien d'autres ennuis? Mais vous mettez, je
crois, en regard de tout cela la magnificence du spectacle, et dès-lors
vous acceptez et supportez tout. Eh bien, n'avez-vous pas reçu des
moyens de braver tous les événements? N'avez-vous pas reçu l'élévation
de l'âme? N'avez-vous pas reçu le courage? N'avez-vous pas recula
patience? Et dès que j'ai l'élévation de l'âme, que m'importe ce qui
peut arriver? Qui pourra me mettre hors de moi et me troubler? Qui
pourra me sembler pénible? Vais-je donc, au lieu d'employer ma force à
ce pourquoi je l'ai reçue, pleurer et gémir sur les événements?
— Soit! mais mes narines coulent! — Eh bien! esclave, pourquoi as-tu des
doigts? n'est-ce pas pour te moucher? — Mais est-il raisonnable qu'il y
ait dans ce monde des narines qui coulent? — Ne vaut-il pas beaucoup
mieux te moucher que récriminer? Que crois-tu donc que fût devenu
Hercule, s'il n'y avait pas eu le fameux lion, et l'hydre, et le cerf,
et le sanglier, et plus d'un homme inique et cruel qu'il a chassés et
dont il a purgé la terre? Qu'aurait-il fait, si rien de pareil n'avait
existé? Il est évident qu'il se serait enveloppé dans son manteau, et y
aurait dormi. Tout d'abord donc il n'aurait pas été Hercule, si dans la
mollesse et le repos il eût ainsi dormi toute sa vie. Et s'il l'avait
été, à quoi aurait-il servi? Quel emploi y aurait-il eu pour ses bras et
pour toute sa force, pour sa patience et pour son courage, sans de
telles circonstances et de telles occasions pour le stimuler et pour
l’exercer? Mais quoi? Il eût peut-être dû se les préparer lui-même, et
chercher d'où il pourrait amener dans son pays un lion, un sanglier, une
hydre! Folie et sottise que tout cela! Seulement, dès que ces choses
existaient et qu'Hercule les trouvait, elles servaient à le révéler et à
l'exercer.
Toi, à ton tour, comprends donc tout cela, et jette les yeux sur les
forces qui sont en toi, considère-les, et dis : Envoie maintenant, ô
Jupiter, les circonstances que tu voudras ; car j'ai des ressources et
des moyens donnés par toi-même, pour tirer parti de tous les événements.
Au lieu de cela, vous restez assis, tremblant que certaines choses
n'arrivent, et pleurant, gémissant, vous lamentant, parce que certaines
autres sont arrivées. Puis après vous accusez les dieux! Quelle
peut-être, en effet, la suite d'un tel manque de cœur, si ce n'est
l'impiété? Et cependant Dieu ne vous a pas seulement donné ces forces
pour supporter, grâce à elles, tous les événements sans vous laisser
abattre ni briser par eux; mais encore, ce qui était d'un bon roi et
d'un père véritable, il vous les a données libres, indépendantes,
affranchies de toute contrainte extérieure; il les a mises à votre
disposition complète, sans se réserver à lui-même la puissance de les
entraver ou de leur faire obstacle. Eh bien! ayant ces forces ainsi
libres et à vous, vous ne vous en servez pas, et vous ne comprenez ni ce
que vous avez reçu là ni de qui vous l'avez reçu. Vous restez assis à
pleurer et à gémir, les uns n'ayant pas d'yeux pour voir celui qui vous
a fait ces dons, et méconnaissant votre bienfaiteur; les autres vous
laissant aller par manque de cœur à des invectives et à des
récriminations contre Dieu. Et cependant, pour atteindre à l'élévation
de l'âme et au courage, je puis te montrer quelles ressources et quels
moyens tu as ; toi, pour invectiver et récriminer, montre-moi à quoi tu
peux recourir.
CHAPITRE VII
De l'usage des raisonnements appelés captieux et
hypothétiques, et autres semblables
La plupart des hommes ne voient pas quels rapports a avec
le devoir l'étude des raisonnements captieux, des hypothétiques, de ceux
qui concluent par interrogation, de toutes les espèces d'argumentation
en un mot. Montrons-le donc. Car ce que nous cherchons au sujet de toute
chose, c'est comment l'homme de bien trouvera à en user et à s'en servir
conformément au devoir.
Il faut que nos adversaires disent, ou que le sage ne descendra jamais
jusqu'à interroger et répondre ; ou que, s'il y descend, il s'inquiétera
peu de procéder au hasard et sans règle dans ses interrogations et dans
ses réponses. Si l'on n'accepte ni l'un ni l'autre, on est forcé de
convenir de la nécessité d'étudier ces lieux spéciaux de logique, autour
desquels tournent les interrogations et les réponses. Que nous
demande-t-on, en effet, dans le raisonnement? D'établir la vérité, de
détruire l'erreur, de nous arrêter devant l'incertain? Suffit-il de
savoir que c'est-là ce qu'on nous demande? — Oui, dit-on. — Mais est-ce
qu'il suffit à celui qui veut ne pas se tromper dans l'usage de la
monnaie, d'avoir entendu dire qu'il faut accepter les drachmes de bon
aloi et refuser celles qui ne le sont pas? — Non. — Que faut-il donc
qu'il y ajoute? Quelle autre chose que la science de juger et de
distinguer les drachmes qui sont de bon aloi et celles qui ne le sont
pas? Pour le raisonnement à son tour suffirait-il donc de savoir ce qui
a été dit plus haut, et ne faut-il pas en plus devenir capable de
distinguer le vrai, le faux, l'incertain? — Il le faut. —Que nous
prescrit-on en outre dans le raisonnement? d'accepter les conséquences
de ce que nous avons accordé légitimement. Eh bien! ici encore nous
suffit-il de connaître cette prescription? Non, il nous faut savoir
encore comment se déduisent les conséquences, et comment une chose est
tantôt la conséquence d'une seule, tantôt celle de plusieurs à la fois.
Vois donc s'il n'y faut pas ajouter pour celui qui veut être expert en
fait de raisonnements, qu'il doit être capable de démontrer lui-même ce
qu'il avance, de reconnaître chez les autres une démonstration exacte,
et de ne pas se laisser tromper par un sophisme, comme par une bonne
démonstration? C'est de là que nous est venue l'étude théorique et
pratique des raisonnements concluants et de leurs modes, et c'est ce qui
nous en a montré la nécessité.
Mais il arrive que de prémisses légitimement accordées, et qui doivent
avoir leurs conséquences, la conclusion est fausse, sans en être moins
rigoureuse! Que me convient-il de faire dans ce cas? Dois-je accepter le
faux? Et comment le pourrais-je? Me faut-il dire : J'ai eu tort
d'accorder les prémisses? Mais cela non plus ne m'est pas possible.
Dois-je dire que la conclusion ne découle pas des propositions que j'ai
accordées? Mais cela ne se peut non plus. Que me faut-il donc faire ici?
Pour être débiteur, il ne suffit pas d'avoir emprunté : il faut encore
avoir conservé sa dette sans la payer ; eh bien, de même ici, pour être
obligé d'accorder la conclusion, ne serait-ce pas trop peu que d'avoir
concédé les prémisses, et ne faudrait-il pas encore persister à les
concéder? Si elles restent jusqu'à la fin telles que je les ai
accordées, il est nécessaire que je persiste aussi à les accorder, et
que j'accepte leurs conséquences ; mais, si elles ne restent pas telles
que je les ai accordées, il est de toute nécessité que de mon côté je
renonce à les accorder, et à accepter ce qui résulte de leurs termes.
Car la conclusion que l'on tire n'est plus à moi, ni conforme à mon
raisonnement, dès que j'ai cessé d'accorder les prémisses. C'est donc
une chose dont il faut bien s'assurer à leur sujet : voyez si dans
l'interrogation, dans la réponse, dans le corps du syllogisme, quelque
part enfin, elles n'ont pas subi telle altération, tel changement de
sens qui, en les transformant, en fasse un sujet d'embarras pour les
gens superficiels, quand ils ne voient pas clair dans la conclusion. Et
pourquoi s'occuper de tout cela? pour que sur ce terrain encore notre
conduite soit conforme au devoir et réglée par la raison.
Il en est de même pour les hypothèses et pour les raisonnements
hypothétiques. On est obligé quelquefois de demander à poser une
hypothèse comme un pont pour passer au reste du raisonnement. Faut-il
donc, ou non, accorder toutes les hypothèses que l'on vous propose? Et
si pas toutes, lesquelles faut-il? Et, quand on en a accordé une,
faut-il persister jusqu'au bout à la maintenir? Ou bien est-il des cas
où il faut y renoncer, pour accepter les choses qui sont d'accord entre
elles, et repousser celles qui se contredisent? — Certes. — Mais voici
quelqu'un qui dit : Admettez comme hypothèse une chose possible, et je
vous ferai aboutir à une chose impossible. Faut-il dire que l'homme
sensé n'en viendra jamais aux prises avec un pareil individu, et qu'il
évitera de discuter et de s'entretenir avec lui? Existerait-il donc
parmi ceux qui raisonnent, et savent interroger et répondre, quelqu'un
qui ne soit susceptible ni d'erreur ni de sophisme? Dirons-nous alors
que le sage en viendra aux prises avec notre individu, mais sans
s'inquiéter de raisonner au hasard, à tort et à travers? Comment alors
sera-t-il tel que nous le concevons? Et sans ces exercices et ces
préparations, comment serait-il capable de raisonner rigoureusement?
Qu'on nous montre qu'il le serait ; et toutes ces études sont dès-lors
surabondantes, absurdes, et sans rapport avec l'idée que nous nous
faisons du sage.
Pourquoi donc sommes-nous encore paresseux, fainéants et lâches?
Pourquoi cherchons-nous des prétextes pour ne pas travailler et ne pas
passer les nuits à nous exercer au raisonnement? — Mais si je me trompe
en raisonnant, est-ce que pour cela j'aurai tué mon père? — Esclave!
est-ce que ton père était ici, pour que tu pusses le tuer? Mais
qu'auras-tu fait en te trompant? Tu auras commis la seule faute que tu
pusses commettre dans cette circonstance. Moi j'ai dit de même à Rufus,
qui me reprochait de ne pas avoir aperçu ce qu'on avait omis dans un
syllogisme : Est-ce que j'ai brûlé le Capitole? Esclave, me répondit-il,
est-ce que c'est le Capitole qu'on a omis ici? Ne peut-on faire en effet
d'autre faute que de brûler le Capitole et de tuer son père? User de ses
idées au hasard, inconsidérément, à tort et à travers, ne pas suivre un
raisonnement, une démonstration, un sophisme, en un mot, ne pas voir ce
qui est logique et ce qui ne l'est pas dans une interrogation et dans
une réponse, ne sont-ce donc pas là des fautes?
CHAPITRE VIII
Les talents des ignorants ne sont pas sans périls
— Autant il y a de manières de varier les propositions
équivalentes, autant il y en a de varier dans nos raisonnements la forme
des épichérèmes et des enthymèmes ; comme dans celui-ci, par exemple :
Si tu m'as emprunté et ne m'as pas rendu, tu me dois de l'argent ; or,
tu ne m'as ni emprunté ni rendu, tu ne me dois donc pas d'argent. Et
c'est ce qu'il n'appartient à personne plus qu'au philosophe de faire
habilement. Car si l'enthymème est un syllogisme incomplet, il est
évident que celui qui est exercé au syllogisme complet ne sera pas moins
habile à l'incomplet. Pourquoi donc ne pas nous exercer en ce genre,
seuls ou avec d'autres? — Parce que aujourd'hui que nous ne nous y
exerçons pas, et que, autant que nous le pouvons, rien ne nous distrait
de l'étude de la morale, nous ne faisons cependant pas de progrès dans
la vertu. A quoi ne devrions-nous pas nous attendre alors, si nous y
ajoutions cette distraction? d'autant plus que ce ne serait pas
seulement une distraction des choses plus nécessaires, mais encore une
cause non commune de présomption et d'orgueil. C'est une grande
puissance, en effet, que l'art d'argumenter et de persuader, surtout
quand il se fortifie par la pratique et qu'il emprunte au style un
certain prestige. De plus, toute puissance, en général, est dangereuse
aux mains des ignorants et des faibles, car elle les porte à
s'enorgueillir et à faire les fiers. Comment, en effet, persuader au
jeune homme qui se distingue par ces talents que ce n'est pas lui qui
doit leur appartenir, mais eux qui doivent lui appartenir à lui? Ne
foule-t-il pas aux pieds toutes ces observations? Et ne s'en va-t-il pas
tout fier et tout plein de lui-même, repoussant quiconque s'attacherait
à lui, pour lui représenter ce qu'il quitte, et où il va à la dérive?
—Mais quoi! Platon n'était-il pas philosophe? — Eh bien! Hippocrate
n'était-il pas médecin? Et tu vois comment sait parler Hippocrate. Or,
est-ce en tant que médecin qu'Hippocrate parle ainsi? Pourquoi donc
confonds-tu des choses qui se trouvent dans le même homme à des titres
différents? Si Platon avait été beau ou fort, me faudrait-il rester là à
me fatiguer pour devenir beau ou fort moi aussi, comme si cela était
nécessaire pour être philosophe, parce qu'un philosophe aurait été à la
fois beau et philosophe? Ne veux-tu donc pas voir et distinguer ce que
les gens sont en tant que philosophes, et ce qui est chez eux à d'autres
titres? Si, par exemple, moi j'étais philosophe, faudrait-il donc que
vous, vous devinssiez boiteux comme moi? Mais quoi! est-ce que je
prétends supprimer ces talents? à Dieu ne plaise! pas plus que la
faculté de voir. Mais cependant si tu me demandes quel est le bien de
l'homme, je ne puis te répondre que ceci : une certaine façon d'user des
idées.
CHAPITRE IX
Des conséquences que l'on peut tirer de notre parenté
avec Dieu
Si ce que les philosophes ont dit de la parenté de Dieu
et des hommes est vrai, que nous reste-t-il quand on nous demande « De
quel pays es-tu? » si ce n'est de répondre, non pas : « Je suis
d'Athènes ou de Corinthe », mais, comme Socrate : « Je suis du monde. »
Pourquoi dirais-tu, en effet, que tu es d'Athènes, et non de ce petit
coin seulement où ton misérable corps a été jeté quand il est né?
N'est-il pas clair que si tu t'appelles Athénien ou Corinthien, c'est
que tu tires ton nom d'un milieu plus important, qui contient non
seulement ce petit coin et toute ta maison, mais encore cet espace plus
large d'où est sortie toute ta famille, jusqu'à toi? Pourquoi donc celui
qui comprend le gouvernement du monde, celui qui sait que de toutes les
familles il n'en est point de plus grande, de plu importante, de plus
étendue que celle qui se compose des hommes et de Dieu, et que Dieu a
laissé tomber sa semence non seulement dans mon père et dans mon
grand-père, mais dans tous les êtres qui naissent et croissent sur la
terre, et en particulier dans les êtres raisonnables (parce que seuls
ils sont de nature à entrer en relation avec Dieu, à qui ils sont unis
par la raison), pourquoi celui-là ne dirait-il pas : « Je suis du
monde »? Pourquoi ne dirait-il pas : « Je suis fils de Dieu? » Et
pourquoi craindrait-il rien de ce qui arrive parmi les hommes? La
parenté de César ou de quelqu'un des puissants de Rome, suffit pour nous
faire vivre en sûreté, pour nous préserver du mépris, pour nous
affranchir de toute crainte; et avoir Dieu pour auteur, pour père et
pour protecteur, ne nous affranchirait pas de toute inquiétude et de
toute appréhension?
— Mais de quoi vivrai-je, dit-on, moi qui n'ai rien? — Eh! De quoi
vivent les esclaves fugitifs? Sur quoi comptent-ils, quand ils se
sauvent de chez leurs maîtres? Sur leurs terres? Sur leurs serviteurs?
Sur leur vaisselle d'argent? Non, mais sur eux-mêmes ; et la nourriture
ne leur manque pas. Faudra-t-il donc que le philosophe n'aille par le
monde qu'en comptant et se reposant sur les autres? Ne se chargera-t-il
jamais du soin de lui-même? Sera-t-il au-dessous des animaux sans
raison? Sera-t-il plus lâche qu'eux? Car chacun d'eux ne recourt qu'à
lui-même, et ne manque pourtant ni de la nourriture qui lui convient, ni
des moyens d'existence qui sont appropriés à sa nature.
Je crois, moi, que votre vieux maître assis ici ne devrait pas y être
occupé à vous rehausser le cœur et à vous empêcher de tenir sur
vous-mêmes des propos lâches et indignes, mais à combattre les jeunes
gens, s'il s'en trouvait de tels, qui, connaissant notre parenté avec
les dieux, et en même temps les liens dont nous sommes attachés, ce
corps que nous possédons, et tout ce qui, grâce à lui, est nécessaire à
notre entretien et à notre subsistance pendant cette vie, voudraient se
débarrasser de tout cela comme d'un fardeau pénible qui est au-dessus de
leurs forces, et s'en aller vers les dieux leurs parents. Voilà la lutte
que devrait avoir à soutenir celui qui est votre professeur et votre
maître, s'il a quelque valeur. Vous viendriez à moi me disant :
Epictète, nous en avons assez d'être enchaînés à ce misérable corps, de
lui fournir à manger et à boire, de le faire reposer, de le tenir propre
et d'être à cause de lui les complaisants d'un tel ou d'un tel. N'est-il
pas vrai qu'il n'y a là que des choses indifférentes, et sans rapport
réel avec nous? N'est-il pas vrai que la mort n'est pas un mal, que nous
sommes les parents de Dieu, et que c'est de lui que nous venons?
Laisse-nous retourner d'où nous venons ; laisse-nous nous dégager enfin
de ces liens qui nous attachent et qui nous chargent. Ici sont des
pirates, des voleurs, des juges, des hommes avec le nom de tyrans, qui
semblent avoir sur nous quelque pouvoir, à cause de ce misérable corps
et des choses qu'il possède ; laisse-nous leur montrer qu'ils n'ont sur
nous aucun pouvoir. — Alors moi j'aurais à vous dire : O hommes,
attendez Dieu! Quand il vous aura libérés de ce service, partez alors
vers lui; pour le moment, résignez-vous à demeurer à la place où il vous
a mis. Court est le temps de votre séjour ici, et il est facile à
supporter pour ceux qui pensent ainsi. Quel est en effet le tyran, quel
est le voleur, quels sont les juges, qui soient encore à redouter pour
ceux qui méprisent ainsi leur corps et tout ce qui lui appartient?
Demeurez et ne partez pas contrairement à la raison.
Voilà ce que le maître devrait avoir à faire avec les jeunes gens d'un
heureux naturel! Maintenant, au contraire, qu'arrive-t-il? Cadavre est
le maître, et cadavre vous êtes. Quand vous vous êtes bien repus
aujourd'hui, vous vous asseyez là pleurant, et vous demandant comment
demain vous aurez de quoi manger. Esclave! si tu en as, tu en auras ; si
tu n'en a pas, tu partiras. La porte est ouverte. Qu'as-tu à te
lamenter? Cela dit, quel motif de pleurer a-t-on encore? Quelle raison
de flatter? Pourquoi portera-t-on envie à un autre? Pourquoi
s'extasiera-t-on devant les riches ou tremblera-t-on devant les
puissants, quelque forts ou quelque irascibles qu'ils puissent être? Que
nous feront-ils en effet? Ce sur quoi ils peuvent quelque chose, nous ne
nous en inquiétons pas ; ce qui a du prix pour nous, ils ne peuvent rien
sur lui. Qui donc commandera à celui qui pense ainsi?
Comment Socrate se conduisait-il dans ces circonstances-là? Comment, si
ce n'est comme il convenait à un homme convaincu de sa parenté avec les
dieux? Si vous me disiez, leur disait-il, nous te rendrons ta liberté, à
la condition de ne plus tenir les discours que tu as tenus jusqu'ici, et
de ne plus ennuyer nos jeunes gens ni nos vieillards; je vous répondrais
: Vous êtes ridicules! Vous croyez que si votre général me plaçait à un
poste, il me faudrait le garder, le conserver, et mieux aimer mourir
mille fois que de le quitter; et quand Dieu m'a assigné un poste et une
façon de vivre, vous pensez qu'il me faut les abandonner! Voilà un homme
qui était vraiment le parent des dieux! Mais nous, nous raisonnons sur
nous-mêmes comme si nous n'étions que des estomacs, des intestins, des
parties honteuses! Nous avons des craintes et des désirs! Nous flattons
ceux qui peuvent quelque chose à l'endroit des uns et des autres, et
nous les redoutons en même temps.
Quelqu'un me demanda d'écrire pour lui à Rome. Le vulgaire le regardait
comme très malheureux : Renommé et riche autrefois, il avait tout perdu
depuis, et vivait là où j'étais. Moi j'écrivis pour lui une lettre très
humble. Quand il en eut pris connaissance, il me la rendit, en me disant
: Je vous demandais de l'aide et non de la pitié. Il ne m'est rien
arrivé de mal.
De même Rufus, pour m'éprouver, avait coutume de me dire : Il t'arrivera
de ton maître ceci ou cela. — Rien qui ne soit dans la condition de
l'homme, lui répondais-je. Et lui alors : Qu'irais-je lui demander pour
toi, quand je puis tirer de toi de telles choses? C'est, qu'en effet, ce
qu'on peut tirer de soi-même, il est bien inutile et bien sot de le
recevoir d'un autre. Quoi! je puis tenir de moi-même la grandeur d'âme
et la générosité, et je recevrais de toi des terres, de l'argent, du
pouvoir? Aux dieux ne plaisent! Je ne méconnaîtrai pas ainsi ce qui est
à moi! Mais, quand un homme est lâche et vil, que reste-t-il à faire que
d'écrire forcément à son sujet comme au sujet d'un mort : Donne-nous le
cadavre d'un tel, et son setier de sang? Un tel homme en effet est un
cadavre, un setier de sang, et rien de plus. S'il était quelque chose de
plus, il sentirait bien qu'un homme ne puisse être malheureux par un
autre.
CHAPITRE X
Contre ceux qui à Rome cherchent les honneurs
Si nous mettions à l'accomplissement de notre devoir
l'ardeur que mettent les vieillards de Rome. à ce qu'ils ambitionnent,
nous arriverions vite à quelque résultat nous aussi. Je connais un homme
plus âgé que moi, qui est actuellement préfet de l'annone, à Rome. Quand
il passa par ici, en revenant de l'exil, que ne me dit-il pas! Il
blâmait fort sa vie passée; et il promettait pour l'avenir, qu'une fois
rentré à Rome, il ne s'occuperait jamais d'autre chose que de couler le
reste de ses jours dans la tranquillité et dans le calme. « Qu'ai-je en
effet à vivre encore », disait-il? Et moi je lui répondais : « Vous n'en
ferez rien. A peine aurez-vous seulement senti Rome, que vous oublierez
toutes ces résolutions, et si l'entrée de la cour vous est ouverte, vous
vous y précipiterez tout joyeux, en rendant grâce aux dieux. » —
« Epictète, me répliquait-il, si tu me vois mettre le pied à la cour,
pense de moi ce que tu voudras. » Et maintenant qu'a-t-il fait? Avant
d'arriver à la ville, il reçut en chemin des lettres de César. Dès qu'il
les eut, il oublia toutes ses paroles, et depuis il a accumulé emploi
sur emploi. Je voudrais maintenant le rencontrer pour lui rappeler les
propos qu'il tenait quand il est passé par ici, et lui dire : « Combien
j'étais meilleur prophète que toi! »
Quoi donc! est-ce que je prétends que l'homme n'est pas né pour
l'action? à Dieu ne plaise! Mais alors pourquoi ne sommes-nous pas plus
actifs, moi, tout le premier, qui, lorsque le jour se lève, me remémore
un moment ce que j'ai à relire, puis me dis aussitôt après : Que
m'importe ce que vaudra la lecture d'un tel! La première chose pour moi,
c'est de dormir. Mais quel rapport y a-t-il entre les occupations de ces
gens-là et celles qui devraient être les nôtres? Vous verrez bien qu'il
n'y en a pas, si vous regardez de près ce qu'ils font. Que font-ils
autre chose, en effet, que de calculer toute la journée, de discuter, de
délibérer sur des mesures de blé, sur des champs, et sur des revenus du
même genre? Est-ce donc la même chose de recevoir et lire ce billet de
quelqu'un : « Je te prie de m'autoriser à exporter une certaine quantité
de blé » ou (de recevoir et lire) celui-ci : « Je t'engage à examiner,
d'après Chrysippe, de quelle façon le monde est gouverné, et quelle
place y tient l'être doué de vie et de raison. Examine aussi qui tu es,
et quel est ton bien et ton mal? Est-ce que ces choses-là se
ressemblent? Est-ce qu'elles demandent qu'on s'y attache également?
Est-ce qu'il est aussi honteux de négliger celles-là que celles-ci? »
Maintenant, est-ce précisément nous qui sommes les paresseux et les
endormis? Non, c'est bien plutôt vous, jeunes gens. Nous, vieillards,
quand nous voyons jouer des jeunes gens, nous nous sentons pris du désir
de jouer nous aussi. A plus forte raison, si je vous voyais éveillés et
animés au travail, je me sentirais animé moi aussi à travailler avec
vous.
CHAPITRE XI
De l'amour des siens
Un magistrat était venu trouver Epictète ; après l'avoir
interrogé sur quelques points particuliers, celui-ci lui demanda s'il
avait des enfants et une femme. Oui, dit l'autre. — Comment t'en
trouves-tu? lui demanda-t-il encore. — Assez mal. — Et comment, cela?
Car ce n'est pas pour être malheureux que l'on se marie et que l'on a
des enfants, mais bien plutôt pour être heureux. — Eh bien, moi, dit cet
homme, je suis si malheureux dans mes enfants, qu'il y a peu de jours
ayant ma fille malade et en danger sensible, je n'ai pas eu la force de
rester auprès de la malade : je me suis enfui, je m'en suis allé bien
loin, jusqu'à ce qu'on vînt m'annoncer qu'elle allait mieux. — Eh quoi!
Penses-tu avoir bien agi ainsi? — J'ai agi conformément à la nature. —
Eh bien! Prouve-moi que cela était conforme à la nature; je te
prouverai, moi, que tout ce qui est conforme à la nature est bien. —
C'est ce que font tous les pères, ou du moins la plupart. — Je ne te dis
pas que cela ne se fait point ; la question entre nous est de savoir si
cela se fait bien. — On dirait en effet, avec ce système, que les
tumeurs elles-mêmes naissent pour le bien du corps, par cela seul
qu'elles naissent; et plus simplement que faire mal est conforme à la
nature, parce que presque tous ou du moins en majorité, nous faisons
mal. Montre-moi donc comment ton action est conforme à la nature. — Je
ne le puis, dit l'autre; mais toi plutôt, montre-moi qu'elle n'est pas
conforme à la nature, et qu'elle est mal.
Alors Epictète : Si nos recherches portaient sur le blanc et le noir, à
quel critérium aurions-nous recours pour les distinguer? — A la vue, dit
l'autre. — Si elles portaient sur la chaleur et sur le froid, sur la
dureté et sur la mollesse, à quel critérium? — Au toucher. — Eh bien
donc, maintenant que notre question porte sur ce qui est conforme à la
nature, sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, quel critérium
veux-tu que nous prenions? — Je ne sais pas. — Et cependant, si ce n'est
peut-être pas un grand malheur de ne point connaître le critérium des
couleurs, des odeurs, ou bien encore des saveurs, ne trouves-tu pas que
c'en est un grand que pareille ignorance pour les biens et les maux,
pour les choses contraires à la nature humaine et celles qui lui sont
conformes? — Un très grand. — Eh bien, dis-moi : Tout ce qui semble à
certaines personnes bon et convenable, le leur semble-t-il avec raison?
Les Juifs, les Syriens, les Egyptiens, les Romains, peuvent-ils avoir
raison de penser tout ce qu'ils pensent sur la manière de se nourrir? —
Et comment cela se pourrait-il? — Il est au contraire de toute
nécessité, je le crois, que, si les opinions des Egyptiens sont justes,
celles des autres ne le soient pas ; que si celles des Juifs sont
bonnes, celles des autres soient mauvaises. — Eh! comment non? — Mais où
se trouve l'ignorance, là se trouve aussi le manque de savoir et
l'impéritie au sujet des choses les plus nécessaires? L'autre
l'accordait. Eh bien! dit Epictète, puisque tu sais cela, tu ne donneras
désormais tes soins et ton attention qu'à une seule chose, aux moyens de
découvrir ce critérium, et de t'en servir pour prononcer dans chaque cas
particulier.
Dans le sujet présent, voici ce que j'ai fait pour t'aider à ce que tu
veux. Aimer ses enfants te paraît-il une chose bonne et conforme à la
nature? — Comment non? — Mais quoi! tandis qu'aimer ses enfants est bon
et conforme à la nature, ce que veut la raison ne serait-il pas bon? —
Cela ne se peut. — Aimer ses enfants est-il donc en contradiction avec
ce que veut la raison? —Il me semble que non. — Autrement, l'un de ces
contradictoires étant conforme à la nature, il faudrait nécessairement
que l'autre lui fût contraire. N'est-ce pas vrai? — Oui, dit l'autre. —
Là donc où nous trouverons tout à la fois affection pour les enfants et
conformité à la raison, dirons-nous hardiment que l’honnête et le bien
s'y trouvent? — Oui. — Eh bien! Laisser là un enfant malade, et s'en
aller après l'avoir laissé là, ce n'est pas ce que veut la raison. Tu ne
le nieras pas, je crois. Il nous reste à examiner si c'est là aimer son
enfant. Examinons-le donc. Est-il vrai que, parce que tu aimais ta
fille, tu faisais bien de fuir et de la laisser là? Mais est-ce que la
mère n'aime pas son enfant? — Elle l'aime certes. — Fallait-il donc ou
non que la mère elle aussi quittât son enfant? — Il ne le fallait pas. —
Et la nourrice l'aime-t-elle? — Elle l'aime. —Elle aussi devait-elle
donc la quitter? — Non pas. — Et le précepteur de l'enfant, ne
l'aime-t-il pas? — Il l'aime. — Celui-ci aussi devait-il donc la laisser
là et s'en aller, de façon que l'enfant serait restée seule et sans
secours, grâce à la trop grande affection de ses parents et de ceux qui
l'entourent? Lui fallait-il mourir entre les bras de ceux qui ne
l'aiment pas et qui ne s'intéressent pas à elle? — A Dieu ne plaise! —
Eh bien! N'est-ce pas une injustice et une absurdité que de ne pas
permettre à ceux qui aiment ton enfant aussi bien que toi ce que tu te
crois autorisé à faire parce que tu l'aimes? — C'est une sottise. —
Continuons : Si tu étais malade, voudrais-tu donc que tes parents et les
autres, et tes enfants eux-mêmes et ta femme t'aimassent de manière à te
laisser là seul et dans l'abandon? — Non pas. — Souhaiterais-tu d'être
aimé par tes parents d'un amour tel que, précisément par suite de leur
trop grande affection, ils te laissassent toujours seul dans tes
maladies? Ne souhaiterais-tu pas plutôt, à ce point de vue, d'être assez
aimé comme un fils par tes ennemis, si cela était possible, pour être
abandonné par eux? Or, si cela est, il ne reste aucun moyen pour que ta
conduite soit conforme à l'amour paternel.
Mais quoi! N'avais-tu donc aucune raison, aucun motif pour quitter ainsi
ta fille? — Comment n'en aurais-je pas eu? — Ah! ce motif ressemblait
fort à celui qui, dans Rome, portait un individu à se couvrir les yeux
pendant que courait le cheval qu'il favorisait! Puis, quand l'animal eût
été vainqueur contre toute attente, il fallut des éponges pour ranimer
notre homme qui se trouvait mal. — Quel est donc ce motif? — Une
recherche approfondie ne serait pas à sa place ici. Il suffit que tu
sois convaincu, si ce que disent les philosophes est vrai, qu'il ne faut
pas le chercher en dehors de nous, mais qu'il n'y a jamais qu'une seule
et même raison qui nous fasse agir ou ne pas agir, parler ou ne pas
parler, nous exalter ou nous abattre, éviter ou poursuivre; et c'est
cette raison même qui présentement, pour parler de toi et de moi, t'a
fait venir ici et rester assis à m'écouter, tandis que moi elle me fait
te dire tout cela. Et qu'elle est cette raison? — Peut-elle être autre
que celle-ci : C'est que cela nous a paru bon? — Pas autre. — S'il nous
avait paru bon de faire autre chose, qu'aurions-nous fait que ce qui
nous aurait paru tel? C'était là ce qui faisait pleurer Achille, et non
pas la mort de Patrocle. Il est en effet tel autre homme qui n'agit pas
de même après la mort de son ami; mais c'est que cela lui a paru bon.
Aussi, tantôt, ton motif de fuir était qu'il te semblait bon de le
faire, et, si par contre tu fusses resté, c'eût été encore parce que
cela t'aurait paru bon. Maintenant tu retournes à Rome, encore parce que
cela te paraît bon; que le contraire te paraisse tel, et tu ne partiras
pas. D'une manière générale, ce n'est ni la mort, ni l'exil, ni la
peine, ni rien de pareil, qui font que nous agissons ou que nous
n'agissons pas; ce sont nos opinions et nos jugements.
T'en ai-je convaincu, ou non? — Tu m'as convaincu, dit l'autre. — Mais
en toute chose telle cause, tel effet. Donc, à partir de ce jour, quand
nous ferons mal, nous n'en accuserons que l'opinion d'après laquelle
nous aurons agi; et nous nous efforcerons d'extirper et de retrancher de
notre âme cette opinion bien plus encore que de notre corps les tumeurs
et les abcès. Pareillement, c'est à la même cause que nous attribuerons
ce que nous ferons de bien. Nous n'accuserons donc plus notre serviteur,
notre voisin, notre femme, notre enfant, d'être une cause de mal pour
nous, convaincus, comme nous le sommes, que, si nous ne jugions pas
telle chose de telle manière, nous ne ferions pas ce qui en est la
conséquence. Or, nos jugements dans tel ou tel sens dépendent de nous et
non du dehors. — Oui, dit l'autre. — Donc à partir de ce jour, nous ne
rechercherons ni n'examinerons ce que sont les autres choses, et comment
elles sont, pas plus notre champ que notre esclave, notre cheval ou
notre chien, mais ce que sont nos jugements. — Je le souhaite, dit
l'autre. — Ne vois-tu donc pas qu'il faut que tu deviennes un savant
(cet animal dont tout le monde rit), si tu veux faire ainsi l'examen de
tes jugements? Or, tu comprends toi-même que ce n'est pas là l'affaire
d'une heure ni d'un jour.
CHAPITRE XII
Du contentement de l'esprit
Dans la question des dieux il est des gens qui disent que
la divinité n'existe même pas ; d'autres disent qu'elle existe, mais
qu'elle n'agit pas, qu'elle ne prend soin de rien, qu'elle ne s'occupe
de quoi que ce soit; une troisième espèce de gens disent qu'elle existe
et qu'elle s'occupe, mais seulement des grandes choses du Ciel, et point
de ce qui se passe sur la terre ; une quatrième, qu'elle s'occupe de la
terre et des hommes, mais seulement d'une manière générale, et point des
particuliers; une cinquième, enfin, dont faisaient partie Ulysse et
Socrate, s'en vont disant : « Le moindre mouvement de moi ne t'échappe
pas. »
Ce qu'il nous faut donc, et bien avant tout le reste, c'est d'examiner
si chacune de ces propositions est vraie ou ne l'est pas. Car, s'il n'y
a pas de Dieu, comment la fin de l'homme peut-elle être de suivre les
dieux? S'ils existent, mais sans s'occuper de rien, qu'y a-t-il là
encore de raisonnable? S'ils existent enfin, et s'occupent de quelque
chose, mais sans que l'humanité reçoive rien d'eux, et moi pas plus que
les autres, par Jupiter! ici encore qu'y a-t-il de raisonnable? Le sage
accompli, après avoir examiné tout cela, soumet son esprit à celui qui
dirige l'univers, comme les bons citoyens se soumettent à la loi de leur
pays. Quant à l'élève, il doit se présenter aux leçons avec cette pensée
: En toute chose comment suivrai-je les dieux? Comment serai-je toujours
content sous leur gouvernement? Comment serai-je libre? Car il n'y a de
libre que celui à qui tout arrive comme il le veut, et que personne ne
peut contraindre. Mais quoi! la liberté serait-elle l'esprit
d'égarement? A Dieu ne plaise! car la folie et la liberté ne peuvent
jamais se trouver réunies. — Mais j'entends que tout ce que je veux
arrive, quoique ce soit que je veuille. — Tu es fou, tu perds la tête!
Ne sais-tu pas que la liberté est une belle et noble chose? Or,
prétendre que se réalise au hasard ce que nous voulons, cela risque fort
de n'être pas beau, et, mieux encore, d'être ce qu'il y a de plus laid.
Comment faisons-nous pour l'orthographe? Est-ce que je prétends écrire
le nom de Dion à ma volonté? Non : mais j'apprends à vouloir l'écrire
comme il doit l'être. Et pour la musique? même chose. Que faisons-nous,
en un mot, dans tout ce qui est art ou science? (La même chose).
Autrement, à quoi bon apprendre ce qui devrait se conformer à notre
volonté? Et ce serait juste ici, où il s'agit de la chose capitale, de
la chose essentielle, ma liberté, qu'il me serait permis de vouloir au
hasard! Non pas; non; je dois ici m'instruire, c'est-à-dire apprendre à
vouloir chaque chose comme elle arrive. Et comment arrive-t-elle? Comme
l'a réglé celui qui règle tout. Or, il a réglé que, pour l'harmonie de
l'univers, il y aurait des étés et des hivers, des temps d'abondance et
des temps de disette, des vertus et des vices, et tous les autres
contraires. Il a en plus donné à chacun de nous un corps et des parties
de ce corps, avec des possessions et des compagnons.
Il faut aller aux leçons, avec la pensée de cet ordre, non pour changer
l'état des choses (car cela n'est pas possible et ne nous serait pas
utile), mais pour apprendre, tandis que les choses qui nous entourent
sont comme elles sont et comme il est dans leur nature d'être, à
conformer notre propre volonté aux événements. Voyez en effet :
Pouvons-nous fuir les hommes? — Eh! comment le pourrions-nous? — En
vivant avec eux, pouvons-nous du moins les changer? —Qui nous en a donné
les moyens? —Que reste-t-il donc de possible? Et quelle façon trouver
d'en user avec eux? Ne sera-ce pas de leur laisser faire ce qui leur
semblera bon, tandis que nous, personnellement, nous resterons malgré
tout en conformité avec la nature? Mais toi tu es malheureux, et
impossible à contenter! Si tu es seul, tu cries à l'abandon ; si tu es
avec des hommes, tu les appelles perfides et voleurs; tu incrimines
jusqu'à tes parents, tes enfants, tes frères, tes voisins. Tout au
contraire, tu devrais, quand tu es seul, te dire, Je suis tranquille et
libre, et te trouver semblable aux dieux; quand tu es avec beaucoup
d'autres, ne pas dire qu'il y a foule, qu'il y a tumulte, qu'il y a gêne
; mais qu'il y a fête et joyeuse assemblée. Voilà le moyen d'être
toujours content. Quel est donc le châtiment de ceux qui n'accueillent
pas ainsi les événements? Leur châtiment est d'être ce qu'ils sont.
Quelqu'un est-il mécontent d'être seul? Qu'il reste dans l'isolement.
Mécontent d'avoir des parents? Qu'il soit mauvais fils, et se désole!
Mécontent d'avoir des enfants? Qu'il soit mauvais père. Jette-le en
prison. Mais dans quelle prison? Dans celle où il est ; car c'est malgré
lui qu'il est où il est; et là où quelqu'un est malgré lui, c'est en
prison qu'il est; d'où il suit que Socrate n'était pas en prison, car il
y était volontairement. — Se peut-il bien, dis-tu, que je sois estropié
d'une jambe? — Esclave! c'est pour une misérable jambe que tu prends
l'univers à partie! Ne peux-tu en faire le sacrifice au monde? Ne
saurais-tu t'en séparer? Ne peux-tu la rendre gaîment à celui qui te l'a
donnée? Vas-tu t'emporter, t'indigner contre les arrêts de Jupiter,
contre ce qu'il a lui-même décidé et arrêté avec les Parques, quand
elles assistaient à ta naissance avec leur quenouille? Ne sais-tu pas
quelle minime fraction tu es par rapport au tout? Ceci (bien entendu)
est dit de ton corps; car par ta raison tu n'es pas au-dessous des dieux
mêmes ; tu n'es pas moins grand qu'eux : la grandeur de la raison, en
effet, ne se reconnaît pas à la largeur ni à la hauteur, mais aux
jugements.
Ne veux-tu donc pas placer ton bien dans ce qui te fait l'égal des
dieux? — Malheureux que je suis, dis-tu, d'avoir un pareil père et une
pareille mère! — Quoi donc? est-ce que, à ton entrée dans la vie, il t'a
été donné de choisir, et de dire : Je veux qu'à cette heure-ci un tel
ait des rapports avec une telle, pour que je vienne au monde? Cela ne
t'a pas été donné. Il a fallu, au contraire, que tes parents existassent
d'abord, et qu'ensuite tu naquisses. — Mais de qui? — D'eux, tels qu'ils
étaient. Et, tels qu'ils sont, crois-tu qu'aucun moyen de défense ne
t'ait été donné (contre eux)? Tu serais malheureux et bien à plaindre,
si tu ignorais pour quel usage la vue t'a été donnée, et si tu fermais
les yeux en face des couleurs; combien n'es-tu pas plus malheureux et
plus à plaindre encore, toi qui ne sais pas que contre tous les
inconvénients tu as reçu la grandeur d'âme et la générosité des
sentiments! En face de toi ne sont que des choses en rapport avec les
moyens que tu as reçus ; mais tu détournes les yeux, au moment même ou
tu devrais les avoir ouverts et bien voyant. Pourquoi ne pas rendre
plutôt grâce aux dieux, de t'avoir placé au-dessus des choses qu'ils
n'ont pas mises dans ta dépendance, et de n'avoir donné d'action sur toi
qu'à celles qui dépendent de toi? Ils n'ont point donné action sur toi à
tes parents, point à tes frères, point à ton corps, point à la fortune,
à la mort, à la vie. A quoi donc ont-ils donné action sur toi? A la
seule chose qui dépende en toi, au bon usage des idées. Pourquoi te
mettre sous le joug de tant de choses dont tu es indépendant? C'est ce
qu'on appelle se créer à soi-même des embarras.
CHAPITRE XIII
Comment peut-on tout faire d'une manière agréable aux
dieux
Quelqu'un lui demandait : comment peut-on, à table, être
agréable aux dieux? Il répondit : Si la justice, la sagesse, l'égalité
d'âme, l'empire sur soi-même, et le respect des convenances peuvent
trouver place à table, pourquoi n'y pourrait-on être agréable aux dieux?
Lorsque tu demandes de l'eau chaude et que ton esclave ne t'a pas
entendu, ou bien t'a entendu mais t'en apporte de trop tiède, ou bien
même ne se trouve pas dans la maison, n'est-ce point faire une chose
agréable aux dieux que de ne pas t'emporter et ne pas crever de colère?
— Mais comment supporter de pareils êtres? — Esclave, ne peux-tu
supporter ton frère, qui a Jupiter pour premier père, qui est un autre
fils né de la même semence que toi, et qui a la même origine céleste?
Parce que tu as été mis à une place plus élevée que les autres, vas-tu
te hâter de faire le tyran? Ne te rappelles-tu pas qui tu es, et à qui
tu commandes? Ne te rappelles-tu pas que c'est à des parents, à des
frères par la nature, à des descendants de Jupiter? — Mais je les ai
achetés, et ils ne m'ont pas acheté, eux! — Vois-tu vers quoi tu tournes
tes regards? Vers la terre, vers l'abîme, vers les misérables lois des
morts! Tu ne les tournes pas vers les lois des dieux.
CHAPITRE XIV
Dieu voit tout
On lui demandait comment on pourrait prouver à quelqu'un
que toutes ses actions tombaient sous l'œil de Dieu. — Ne crois-tu pas,
dit-il, à l'Unité du monde? — J'y crois. — Mais quoi! ne crois-tu pas à
l'harmonie du ciel et de la terre? — J'y crois. Comment, en effet, les
plantes fleurissent-elles si singulièrement, comme sur un ordre de Dieu,
quand il leur a dit de fleurir? Comment germent-elles, quand il leur dit
de germer? Comment produisent-elles des fruits, quand il leur a dit d'en
produire? Comment mûrissent-elles, quand il leur a dit de mûrir? Comment
laissent-elles tomber leurs fruits, quand il leur a dit de les laisser
tomber? Comment perdent-elles leurs feuilles, quand il leur a dit de les
perdre? Et, quand il leur a dit de se replier sur elles-mêmes pour
rester tranquillement à se reposer, comment restent-elles à se reposer?
Puis, lorsque la lune croît ou décroît, lorsque le soleil arrive ou se
retire, pourquoi voit-on sur la terre tant de changements, tant
d'échanges des contraires? Et les plantes et nos corps se relieraient
ainsi avec le grand tout et seraient en harmonie avec lui sans que cela
fût plus vrai encore de nos âmes! Et nos âmes se relieraient et se
rattacheraient ainsi à Dieu, comme des parties qui en ont été détachées,
sans que Dieu s'aperçût de leur mouvement, qui est de même nature que le
sien, et qui est le sien même! Tu pourrais, toi, appliquer ton esprit au
gouvernement de Dieu, et à toutes les choses divines, en même temps
qu'aux affaires humaines, recevoir tout à la fois de milliers d'objets
des sensations ou des pensées, et donner ton adhésion aux unes, rejeter
les autres, t'abstenir sur d'autres; tu pourrais conserver dans ton âme
les images de tant d'objets divers, t'en faire un point de départ pour
arriver à d'autres idées analogues à celles qui t'ont frappé les
premières, passer d'un procédé à un autre, et garder le souvenir de
milliers de choses; et Dieu ne serait pas capable de tout voir, d'être
présent partout, d'être en communication avec tout! Le soleil serait
capable d'éclairer une si grande portion de l'univers, en ne laissant
dans l'obscurité que la petite partie qui est occupée par l'ombre que
projette la terre; et celui qui a fait le soleil (cette partie de
lui-même si minime par rapport au tout), celui qui le promène autour du
monde, ne serait pas capable de tout connaître!
— Mais moi, dis-tu, mon esprit ne peut s'occuper de toutes ces choses en
même temps. — Et qui est-ce qui te dit aussi que tu as des facultés
égales à celles de Jupiter? C'est pour cela que (bien qu'il nous ait
faits intelligents) il n'en a pas moins placé près de chacun de nous un
surveillant, le Génie particulier de chacun; auquel il a commis le soin
de nous garder, et qui n'est sujet ni au sommeil ni à l'erreur. A quel
protecteur plus puissant et plus vigilant aurait-il pu confier chacun de
nous? Lors donc que vous avez fermé votre porte, et qu'il n'y a point de
lumière dans votre chambre, souvenez-vous de ne jamais dire que vous
êtes seul, car vous ne l'êtes pas. Dieu est dans votre chambre, et votre
Génie aussi; et qu'ont-ils besoin de lumière pour voir ce que vous
faites?
Vous devriez prêter serment à ce Dieu comme les soldats prêtent serment
à César. Pour prix de la solde qu'ils touchent, ils jurent de faire
passer le salut de César avant toute chose ; refuserez-vous de jurer,
vous, après tous les dons magnifiques que vous avez reçus! Ou, si vous
jurez, ne tiendrez-vous pas votre serment? Que jurerez-vous donc? De ne
jamais désobéir à Dieu, de ne jamais lui adresser de reproches, de ne
jamais vous plaindre de ce qu'il vous donnera en partage, de n'être
jamais mécontents de faire ou de souffrir ce qui est inévitable. Ce
serment ressemble-t-il à l'autre? On jure dans l'autre de ne préférer
personne à César ; on jure dans celui-ci de se préférer soi-même à tout
le monde.
CHAPITRE XV
A quoi s'engage la philosophie?
Quelqu'un le consultait sur les moyens de persuader à son
frère de ne plus vivre mal avec lui. La philosophie ne s'engage pas, lui
dit-il, à procurer à l'homme quoi que ce soit d'extérieur; autrement,
elle s'occuperait de choses étrangères, à ce qui est sa matière
particulière. Le bois est la matière du charpentier ; l'airain est la
matière du fondeur de statue ; l'art de vivre, à son tour, a pour
matière dans chaque homme la vie de cet homme même. Que dire donc de la
vie de ton frère? Qu'elle relève de son savoir faire à lui; mais que,
par rapport au tien, elle est au nombre des choses extérieures, ainsi
que l'est un champ, ainsi que l'est la santé, ainsi que l'est la gloire.
Or, sur toutes ces choses la philosophie ne s'engage à rien. Dans toutes
les circonstances, dit-elle, je maintiendrai la partie maîtresse en
conformité avec la nature. — Mais la partie maîtresse de qui? — De
l'être dans lequel je suis. — Comment donc faire pour que mon frère ne
soit plus irrité contre moi? Amène-le-moi, et je lui parlerai; mais je
n'ai rien à te dire, à toi, au sujet de sa colère.
Celui qui le consultait ajouta : Je te demande encore comment je pourrai
me conformer à la nature, au cas où mon frère ne se réconcilierait pas
avec moi. Il lui répondit : Aucune chose considérable ne se produit en
un instant, pas plus que le raisin et les figues. Si tu me disais
maintenant : je veux une figue, je te dirais : il faut du temps; laisse
l'arbre fleurir, puis les fruits y venir et mûrir. Et, lorsque le fruit
du figuier n'arrive pas à sa perfection d'un seul coup et en un instant,
tu voudrais cueillir si facilement et si vite les fruits de la sagesse
humaine! Je te dirai, ne l'espère pas.
CHAPITRE XVI
De la Providence
Ne vous étonnez pas que les autres êtres animés trouvent
tout prêt ce qui est nécessaire à leur corps, non seulement les aliments
et les boissons, mais encore le coucher; ne vous étonnez pas qu'ils
n'aient besoin ni de chaussures, ni de couvertures, ni de vêtements,
tandis que nous nous avons besoin de tout cela. Ces êtres ne sont pas
nés pour eux-mêmes, mais pour servir; il n'était pas bon dès lors de les
créer ayant besoin de quelque chose. Car vois un peu ce qui arriverait,
si nous avions à nous occuper non seulement de nous-mêmes, mais encore
de nos brebis et de nos ânes, pour leurs vêtements, pour leur chaussure,
pour leurs aliments et pour leur boisson. Les soldats sont mis à la
disposition du général, chaussés, habillés et armés (que d'embarras pour
le chiliarque, s'il lui fallait courir de tous les côtés pour chausser
et pour habiller ses mille hommes!) ; il en est de même des êtres nés
pour notre service : la nature les a créés tout équipés, pourvus de
tout, et n'ayant besoin d'aucun soin, c'est ce qui fait qu'un petit
enfant conduit les brebis avec un simple bâton. Mais nous maintenant, au
lieu de remercier Dieu au sujet de ces animaux, parce que nous n'avons
pas à nous occuper d'eux autant que de nous-mêmes, nous l'accusons à
notre sujet. Et cependant, par Jupiter et par tous les dieux, ce serait
assez d'une seule créature pour révéler la Providence à un homme honnête
et reconnaissant. Je n'ai que faire pour cela des grandes choses : il
m'y suffit du lait qui provient de l’herbe, du fromage qui provient du
lait, de la toison qui provient de la peau. Quel est celui qui a fait,
qui a conçu tout cela? — Personne, dis-tu. — Quelle imprudence et quelle
absurdité!
Eh bien! laissons les œuvres utiles de la nature, et contemplons ses
hors-d'œuvre (apparents). Qu'y a-t-il de plus inutile que les poils qui
naissent au menton? Mais quoi! la nature ne les a-t-elle pas fait servir
eux aussi à l'usage le plus convenable possible? N'a-t-elle point par
eux distingué l'homme de la femme? Par eux la nature de chacun de nous
ne crie-t-elle pas de bien loin, Je suis un homme ; c'est de telle façon
qu'il faut m'aborder, de telle façon qu'il faut me parler? Ne cherche
pas ailleurs : voici mes signes. Et d'autre part, en même temps qu'elle
donnait aux femmes quelque chose de plus doux dans la voix, elle les a
privées de ces poils. Il n'aurait pas fallu que cela fût peut-être! Il
aurait fallu que les sexes fussent laissés sans signe distinctif, et que
chacun de nous eût à crier : Je suis un homme! Et ce signe n'est-il pas
beau? Ne nous sied-il pas? N'est-il pas imposant? Combien il est plus
beau que l'aigrette du coq! D'un plus grand aspect que la crinière du
lion! Nous devions donc conserver ces signes donnés par Dieu; nous
devions ne pas y renoncer, et ne pas confondre, autant qu'il est en
nous, les sexes qu'il a distingués.
Sont-ce donc là les seules choses que la Providence ait faites en nous?
Et quel discours pourrait suffire à louer convenablement tout ce qu'elle
y a fait, ou même à l'exposer? Car, si nous avions le sens droit, quelle
autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en
particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges, et de lui
adresser des actions de grâces? Ne devrions-nous pas, en fendant la
terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter cet hymne à Dieu?
Dieu est grand, parce qu'il nous a donné ces instruments, avec lesquels
nous travaillerons la terre! Dieu est grand, parce qu'il nous a donné
des mains, un gosier, un estomac ; parce qu'il nous a permis de croître
sans nous en apercevoir, et de réparer nos forces en dormant!
Voilà ce que nous devrions chanter à propos de chaque chose; mais ce
pourquoi nous devrions chanter l'hymne le plus grand, le plus à la
gloire de Dieu, c'est la faculté qu'il nous a accordée de nous rendre
compte de ces dons, et d'en faire un emploi méthodique. Eh bien! puisque
vous êtes aveugles, vous le grand nombre, ne fallait-il pas qu'il y eût
quelqu'un qui remplît ce rôle, et qui chantât pour tous l'hymne à la
divinité? Que puis-je faire, moi, vieux et boiteux, si ce n'est de
chanter Dieu? Si j'étais rossignol, je ferais le métier d'un rossignol;
si j'étais cygne, celui d'un cygne. Je suis un être raisonnable; il me
faut chanter Dieu. Voilà mon métier, et je le fais. C'est un rôle auquel
je ne faillirai pas, autant qu'il sera en moi; et je vous engage tous à
chanter avec moi.
CHAPITRE XVII
De la nécessité de la logique
Puisque c'est la Raison qui est la régulatrice de tout le
reste, et qui en tire parti, et puisqu'elle ne pouvait être elle-même
sans régulateur, quel a été ce régulateur? Il est évident que ce doit
être elle-même ou un autre. Or, cet autre est une Raison à son tour, ou
quelque chose de meilleur que la Raison; ce qui est impossible. Mais si
c'est une raison, quel sera à son tour son régulateur? Car si elle est
son régulateur à elle-même, la première pouvait l'être aussi; et, si
elle ne l'est pas, cela est sans fin et sans terme.
— Soit; mais il est plus pressant de guérir (ses passions) et tout le
reste. — Veux-tu donc m'écouter sur ce sujet-là? Ecoute-moi. Mais ne va
pas me dire : Je ne sais pas si tu raisonnes bien ou mal; et, au cas où
je prononcerais une parole ambiguë, ne me dis pas non plus : Précise.
Car je ne te supporterai pas, et je te dirai : Mais il est plus pressant
de..., etc. C'est en effet, je crois, pour cette raison que l'on place
la logique en tête, comme nous voulons qu'on apprenne à connaître les
mesures avant de se mettre à mesurer le blé. Car, si nous ne commençons
pas par savoir ce que c'est qu'un boisseau et par savoir ce que c'est
qu'une balance comment pourrons-nous mesurer ou peser quoique ce soit?
Ici de même, si nous n'avions pas étudié et ne connaissions pas
exactement ce qui nous sert à juger et à connaître tout le reste,
comment pourrions-nous connaître exactement quelque autre chose? Est-ce
que cela se pourrait? Non; mais un boisseau n'est que du bois stérile!
Oui, mais c'est par lui que nous mesurons le blé. — La logique aussi est
stérile! — C'est ce que nous verrons; mais, alors même qu'on
l'accorderait, ce serait encore assez pour elle que de servir à juger et
à discuter le reste, et d'y tenir lieu, pour ainsi dire, de poids et de
mesure. Et qu'est-ce qui parle ainsi? N'est-ce que Chrysippe, que Zénon,
que Cléanthe? N'est-ce pas aussi Antisthènes? Et quel est celui qui a
écrit que le point de départ de l'éducation était l'étude des mots?
N'est-ce pas aussi Socrate qui parle ainsi? Et de qui Xénophon a-t-il
écrit qu'il commençait par étudier la signification des mots?
La grande chose, la chose digne d'admiration, serait-elle donc de
comprendre ou d'expliquer Chrysippe? Mais qu'est-ce qui dit cela? Quelle
est donc la chose digne d'admiration? C'est de comprendre la volonté de
la nature. Eh bien! peux-tu la démêler par toi-même? De quoi aurais-tu
besoin alors? car s'il est vrai qu'on ne faillisse jamais que malgré
soi, et si tu as su découvrir la vérité, il est impossible que dès lors
tout ne soit pas bien chez toi. Mais, par Jupiter, je ne sais pas
découvrir la volonté de la nature. Qui donc sait l'exposer? On a dit que
c'est Chrysippe. Je vais, et je cherche ce que dit cet interprète de la
nature. Contrarié de ne pas comprendre ce qu'il dit, je cherche
quelqu'un qui me l'explique. Vois et examine ce qui est écrit là, me
dit-on, comme si ce l'était en latin.
Mais de quoi donc l'explicateur s'enorgueillit-il ici? Chrysippe
lui-même n'aurait pas le droit de s'enorgueillir, s'il n'arrivait qu'à
m'expliquer la volonté de la nature, sans la comprendre lui-même. A
combien plus forte raison, celui qui explique Chrysippe! Car ce n'est
pas pour Chrysippe lui-même que nous avons besoin de Chrysippe, mais
pour comprendre la nature. Nous n'allons pas trouver le devin pour
l'amour de lui-même, mais parce que nous croyons apprendre par lui
l'avenir, et ce que présagent les dieux. Ce n'est pas non plus pour
l'amour d'elles-mêmes que nous allons regarder les entrailles, mais pour
ce qu'elles présagent. Ce n'est ni le corbeau ni la corneille que nous
honorons; c'est le Dieu qui nous avertit par eux.
Je vais trouver celui qui explique tout cela, le devin, et je lui dis :
Examine pour moi les entrailles; que me présagent-elles? Il les prend,
les ouvre, les interprète, et me répond : O homme, tu as en toi une
faculté de juger et de vouloir, dont la nature est de ne pouvoir être
entravée ni contrainte ; voilà ce qui est écrit ici, dans ces
entrailles. Je te le montrerai d'abord au sujet du jugement. Quelqu'un
peut-il t'empêcher d'adhérer à la vérité? — Personne. — Quelqu'un
peut-il te forcer à recevoir pour vrai ce qui est faux? — Personne. —
Vois-tu que sur ce terrain ton libre arbitre est au-dessus de toute
entrave, de toute contrainte, de tout empêchement? Eh bien! sur le
terrain du désir et de la volonté, en est-il autrement? Qu'est-ce qui
peut triompher d'une volonté si ce n'est une autre volonté? D'un désir
ou d'une aversion, si ce n'est un autre désir ou une autre aversion? —
Mais, dis-tu, si tu emploies la crainte de la mort, tu me contraindras.
— Ce n'est pas ce que j'emploierai qui te contraindra, mais c'est que tu
juges qu'il vaut mieux faire telle chose que de mourir. C'est donc ton
jugement qui t'aura contraint, c'est-à-dire que c'est ton libre arbitre
qui aura contraint ton libre arbitre. Car, si Dieu eût fait que cette
partie spéciale, qu'il a détachée de lui-même pour nous la donner, pût
être contrainte par lui ou par d'autres, il ne serait pas Dieu, et
n'aurait pas de nous le soin qu'il en doit avoir. Voilà (dit le devin)
ce que je trouve dans les victimes; voilà ce qu'elles t'annoncent. Si tu
le veux, tu es libre; si tu le veux, tu n'accuseras personne, tu ne
feras de reproche à personne. Tout arrivera conformément à ta volonté et
à celle de Dieu tout ensemble. Voilà la réponse en vue de laquelle je
vais trouver le devin et le philosophe; et ce n'est pas devant lui que
je m'incline à cause de son talent d'explication, mais devant les choses
qu'il m'explique.
CHAPITRE XVIII
Il ne faut pas l'emporter contre ceux qui font mal
S'il est réel, comme le disent les philosophes; qu'il n'y
a aux affirmations des hommes qu'une seule cause, la conviction que
telle chose est vraie; une seule à leurs négations, la conviction que
telle chose est fausse; une seule à leurs doutes, la conviction que
telle chose est incertaine; une seule à leurs vouloirs, la conviction
que telle chose est convenable; une seule à leurs désirs, la conviction
que telle chose leur est utile; s'il leur est impossible de désirer
autre chose que ce qu'ils jugent utile, et de vouloir autre chose que ce
qu'ils jugent convenable, pourquoi nous emporter contre la plupart
d'entre eux? — Ce sont des filous et des voleurs, dis-tu! — Qu'est-ce
donc que les filous et les voleurs? Des gens qui se trompent sur ce qui
est bon et sur ce qui est mauvais. Par suite est-ce l'indignation ou la
pitié qu'ils doivent t'inspirer? Montre leur qu'ils se trompent, et tu
verras comment ils cesseront de faire mal. S'ils ne voient pas leur
erreur, ils n'ont rien qu'ils puissent préférer à leur opinion.
— Quoi donc! ce voleur et cet adultère ne devraient-ils pas périr? — Ne
parle pas ainsi ; mais dis plutôt : Cet homme qui s'égare et qui se
trompe sur les sujets les plus importants, cet homme aveuglé, non dans
ces yeux du corps qui distinguent le blanc du noir, mais dans ces yeux
de l'esprit qui distinguent le bien du mal, ne devrait-il pas périr! Et
si tu parles ainsi, tu reconnaîtras combien ton dire est inhumain,
combien il ressemble à celui-ci : Cet homme aveugle et sourd ne
devrait-il pas périr? Car si le plus grand de tous les dommages est
d'être privé des plus grands biens, et si le plus grand de tous les
biens est un jugement droit, pourquoi t'emporter encore contre celui qui
en est privé? O homme, il ne faut pas que les torts des autres
produisent sur toi un effet contraire à la nature ; aie pitié d'eux
plutôt. Laisse là ces mots de colère et de haine, ces exclamations de la
multitude : Quelle canaille! Quel être odieux! Es-tu donc, pour ta part,
devenu sage en un jour? Te voilà bien sévère! Pourquoi donc nous
emportons-nous? Parce que nous attachons du prix à ce qu'on nous enlève.
N'attache pas de prix à ton manteau, et tu ne t'emporteras pas contre
son voleur; n'attache pas de prix à ta femme, si belle qu'elle soit, et
tu ne, t'emporteras pas contre son amant. Sache que le voleur et l'amant
n'ont pas de prise sur ce qui est à toi, qu'ils n'en ont que sur les
choses qui ne sont pas à toi, et qui ne dépendent pas de toi. Si tu te
détaches de ces choses-là et n'en fais aucun cas, contre qui auras-tu
encore à t'emporter? Tant que y attacheras quelque prix, c'est de toi
que tu devras être mécontent, et non pas des autres.
Vois un peu : tu as de beaux vêtements, tandis que ton voisin n'en a
pas; tu as une fenêtre; veux-tu les y mettre à l'air? Il ne sait pas
quel est le bien de l'homme, et s'imagine que c'est un bien d'avoir de
beaux vêtements; ce que tu crois toi-même; et il ne viendrait pas te les
prendre! Tu montres un gâteau à des gourmands, et tu le manges seul; et
tu veux qu'ils ne te l'arrachent pas! Ne les tente pas; n'aie pas de
fenêtre; ne mets pas à l'air tes vêtements. Moi, avant hier, j'avais une
lampe de fer devant mes dieux pénates ; j'entendis du bruit à ma porte;
je courus, et je trouvai qu'on avait enlevé ma lampe. Je me dis que
celui qui l'avait volée n'avait pas fait une chose déraisonnable.
Qu'arriva-t-il donc? Je dis : Demain tu en trouveras une de terre cuite.
On ne perd jamais que ce que l'on a. J'ai perdu mon manteau! — C'est que
tu avais un manteau. — J'ai mal à la tête! — Est-ce que tu as mal aux
cornes? Pourquoi te fâcher? On ne perd que ce que l'on a; on ne souffre
que dans ce que l'on a.
Mais le tyran va mettre dans les fers? — Quoi ta jambe. — Mais il va
m'enlever? — Quoi? la tête. Qu'est-ce qu'il ne pourra ni mettre dans les
fers ni t'enlever? Ton libre arbitre. C'est là précisément la raison du
précepte ancien : Connais-toi toi-même. Il fallait, par tous les dieux,
t'exercer dans les petites choses, commencer par elles, pour passer à de
plus grandes. — La tête me fait mal — Ne dis pas, hélas! — L'oreille me
fait mal. — Ne dis pas, hélas! Je ne prétends point qu'il ne t'est pas
permis de pousser un gémissement; mais ne gémis pas dans ton
for-intérieur. Si ton esclave est lent à t'apporter tes bandelettes, ne
crie pas, ne te mets pas hors de toi, ne dis pas : Tout le monde me
hait! Qui, en effet, ne haïrait pas un pareil individu! Marche droit et
libre, en mettant désormais ta confiance dans ces principes, et non dans
ta force corporelle, comme un athlète. Car ce n'est pas comme d'un âne
que nul ne doit venir à bout de toi.
Quel est donc l'homme dont rien ne vient à bout? Celui que ne tire de
son calme rien de ce qui est en dehors de son libre arbitre. Cela posé,
j'énumère toutes les occasions possibles; et, comme on dit, en parlant
d'un athlète : Il a vaincu le premier sur lequel le sort l'a fait
tomber; mais en eut-il vaincu un second? Eût-il vaincu, s'il eût fait
chaud? S’il eût été à Olympie? de même ici je dis: Si tu mets de
l'argent devant lui, il en fera fi; mais une jeune fille, et de nuit?
Mais la gloriole? Mais les insultes? Mais les éloges? Mais la mort?
Pourrait-il en triompher également? Et s'il avait la fièvre? Et s'il
était pris de vin? Et s'il était dans une humeur noire? Voilà pour moi
l'athlète qui ne serait jamais vaincu.
CHAPITRE XIX
Que devons-nous être à l'égard des tyrans?
Quiconque a un avantage sur les autres ou croit en avoir
un, quoiqu'il n'en ait pas, s'enorgueillira nécessairement, s'il est
sans culture. Tout d'abord le tyran dit : Je suis plus puissant que tous
les autres. — Eh! que peux-tu me donner? Peux-tu faire que mes désirs ne
trouvent point d'obstacles? Comment le pourrais-tu? Toi-même réussis-tu
toujours à éviter ce que tu veux fuir? Es-tu infaillible dans tout ce
que tu essaies de faire? Et d'où te viendrait cet avantage? Sur un
navire, en qui as-tu confiance, en toi ou dans les hommes du métier? En
qui sur un char, si ce n'est encore dans les hommes du métier? Et quand
il s'agit de tout autre art? même chose. Que peux-tu donc par toi-même?
— Quels soins tout le monde a de moi (dis-tu)? — J'ai bien soin de ma
planchette, moi! Je la lave et je l'essuie; j'enfonce aussi des clous
pour accrocher ma burette à huile. Ma planchette et ma burette
seraient-elles donc supérieures à moi? Non ; mais elles me servent pour
quelque usage, et c'est pour cela que j'en prends soin. Est-ce que je ne
prends pas soin de mon âne? Est-ce que je ne lui lave pas et ne lui
nettoie pas les pieds? Ne vois-tu donc pas que c'est de lui-même que
tout homme a soin, et qu'on n'a des soins pour toi que comme on en a
pour son âne? Qui donc en effet a des soins pour toi à titre d'homme?
Montre-moi celui-là. Qu'est-ce qui veut te ressembler? Qu'est-ce qui
veut marcher sur tes traces comme sur celles de Socrate? — Mais je puis
te faire couper la tête! —Tu as raison; j'oubliais qu'il me fallait des
soins vis-à-vis de toi comme vis-à-vis de la fièvre et du choléra ; et
que je devais t'élever un autel comme il y a dans Rome un autel élevé à
la fièvre.
Qu'est-ce qui trouble donc le vulgaire et qu'est-ce qui l'effraie? Le
tyran et ses gardes? Comment cela serait-il? Et à Dieu ne plaise que
cela soit! Il n'est pas possible que l'être né libre soit troublé,
entravé par un autre que par lui-même. Ce sont ses jugements seuls qui
causent son trouble. Car, lorsque le tyran dit : Je chargerai de fers ta
jambe, celui qui attache du prix à sa jambe, s'écrie : Non! par pitié!
Mais celui qui n'attache de prix qu'à sa libre décision, dit : Charge-la
de fers si cela te semble bon. — Cela ne te fait rien? — Cela ne me fait
rien. — Je te montrerai que je suis le maître. — Comment le pourrais-tu?
Jupiter m'a fait libre. Crois-tu qu'il ait pu permettre que son propre
fils devînt esclave? Tu es le maître de ma carcasse; prends-la. — Ce
n'est donc pas moi qui suis l'objet de tes soins lorsque tu m'approches?
— Non ; mais moi-même. Et si tu veux me faire dire que tu l'es aussi,
entends-moi bien : tu l'es comme le serait une cruche.
Ce n'est pas là de l'égoïsme, car l'être animé est fait pour agir
toujours en vue de lui-même. C'est, pour lui-même que le soleil fait
tout, et Jupiter aussi. Mais, quand ce Dieu veut être le distributeur de
la pluie, le producteur des fruits, le père des dieux et des hommes, tu
peux voir qu'il n'en obtient et le nom et la chose qu'en étant utile à
la communauté. Il a donné à tout être raisonnable une nature telle,
qu'aucun d'entre eux ne peut trouver son bien particulier qu'en faisant
quelque chose d'utile à tous. C'est ainsi qu'on n'est pas l'ennemi de la
communauté, tout en n'agissant qu'en vue de soi-même. Qu'attends-tu, en
effet? qu'un être renonce à lui-même et à son intérêt propre? Comment
donc alors la première loi de tout être indistinctement sera-t-elle
l'amour de lui-même?
Que dirai-je donc? Que, quand nous avons, au sujet des choses qui ne
relèvent pas de notre libre arbitre, l'opinion absurde qu'elles sont des
biens ou des maux, il nous faut de toute nécessité faire la cour aux
tyrans. Et plût au ciel que ce ne fût qu'aux tyrans, et pas aussi à
leurs valets de chambre! Comment un homme devient-il tout à coup un
génie, parce que César l'a préposé à ses pots de chambre? Pourquoi
disons-nous sur-le-champ : Félicion m'a parlé en homme bien capable? Je
voudrais qu'il fût précipité de dessus son tas d'immondices, pour que de
nouveau tu ne visses en lui qu'un imbécile. Epaphrodite avait un
cordonnier qu'il vendit parce qu'il n'était bon à rien. Le sort fit que
cet homme fut acheté par une des créatures de César, et devint le
cordonnier de César. As-tu vu en quelle estime le tint alors
Epaphrodite? Comment va mon cher Félicion? Oh! que je t'aime! Et si
quelqu'un de nous demandait : Que fait Epaphrodite? On nous répondait
qu'il était en conférence avec Félicion! Ne l'avait-il donc pas vendu
comme n'étant bon à rien? Qu'est-ce qui en avait fait tout à coup un
génie? Voilà ce que c'est que d'attacher du prix à autre chose qu'à ce
qui relève de notre libre arbitre.
Quelqu'un a-t-il obtenu le tribunat, tous ceux qui le rencontrent le
félicitent. L'un lui baise les yeux, un autre le cou, et ses esclaves
les mains. Il arrive dans sa maison : il y trouve tous les flambeaux
allumés. Il monte alors au Capitole, et y offre un sacrifice. Qui donc
en a jamais offert pour avoir eu de bons désirs et pour avoir conformé
sa volonté à la nature? C'est que nous ne remercions les dieux que de ce
que nous prenons pour un bien.
Quelqu'un aujourd'hui me parlait du titre de prêtre d'Auguste. Mon ami,
lui dis-je, laisse là cette affaire, tu y dépenseras beaucoup pour
n'arriver à rien. — Mais les rédacteurs des arrêtés officiels y
inscriront mon nom! — Est-ce que tu seras auprès des lecteurs pour leur
dire : C'est moi dont ils ont écrit le nom? Et, si tu peux y être
maintenant, que feras-tu quand tu seras mort? — Mais mon nom subsistera!
— Ecris-le sur une pierre ; il subsistera de même. Eh! qui se souviendra
de toi en dehors de Nicopolis? — Mais je porterai une couronne d'or! —
Si tu as envie d'une couronne, prends-en une de roses, et mets-la sur ta
tête : elle sera, certes, plus gracieuse à voir.
CHAPITRE XX
Comment la raison se contemple elle-même
Toute espèce d'art ou de faculté a un objet spécial de
ses études. Quand elle est de même nature que cet objet, elle s'étudie
forcément aussi elle-même ; mais quand elle est de nature différente,
elle ne peut pas s'étudier ainsi. L'art du cordonnier, par exemple,
s'occupe des cuirs, mais sa nature est à mille lieues de celle des cuirs
; aussi ne peut-il s'étudier lui-même. La grammaire à son tour s'occupe
d'écrire les mots, mais est-elle elle-même un mot à écrire? Non. Aussi
ne peut-elle s'étudier elle-même. Pourquoi donc la nature nous a-t-elle
donné la raison? pour user des idées, comme il faut en user. Or,
qu'est-elle elle-même? un certain ensemble d'idées. Elle peut ainsi, en
vertu de sa nature, s'examiner elle-même. La sagesse, à son tour, pour
l'étude de quoi nous a-t-elle été donnée? Pour l'étude de ce qui est
bien, de ce qui est mal, et de ce qui est indifférent. Qu'est-elle donc
elle-même? Un bien. Et le manque de sagesse? Un mal. Tu vois bien que
forcément elle doit pouvoir s'étudier elle-même et étudier son
contraire. Aussi le premier et le plus important devoir du philosophe
est-il d'examiner ses idées, de les juger, et de n'adhérer à aucune
qu'après examen. Voyez comme nous avons su trouver un art pour la
monnaie qui semble nous intéresser si fort, et de combien de moyens se
sert l'essayeur d'argent pour la vérifier. Il se sert de la vue, du
toucher, de l'odorat, et finalement de l'ouïe. Il frappe sur une pièce,
écoute le son, et ne se contente pas de la faire sonner une fois ; c'est
à force de s'y reprendre que son oreille arrive à juger. C'est ainsi
que, lorsque nous croyons qu'il est pour nous de grande conséquence de
nous tromper ou de ne pas nous tromper, nous apportons la plus grande
attention à l'examen des choses qui peuvent nous tromper. Mais, bâillant
et endormis, pour tout ce qui regarde notre faculté maîtresse, nous
acceptons au hasard toutes les idées, parce qu'ici nous ne sentons pas
nos pertes. Lorsque tu voudras connaître tout ton relâchement à
l'endroit du bien et du mal, et toute ton ardeur pour les choses
indifférentes, compare ce que tu penses de la cécité et ce que tu penses
de l'erreur; tu connaîtras alors combien tu es loin d'avoir pour le bien
et pour le mal les sentiments que tu dois avoir. — Mais il y faudrait
une longue préparation, beaucoup de travail et d'études! Quoi donc !
espères-tu acheter au prix de peu d'efforts la plus grande de toutes les
sciences? Quoique, après tout, ce que les philosophes nous enseignent de
fondamental ne soit pas bien long. Si tu veux t'en assurer, lis les
écrits de Zénon, et tu verras. Qu'y a-t-il de si long à dire que la fin
de l'homme est de suivre les dieux? Que le véritable bien est le bon
usage des idées? Mais dis-nous ce que c'est que Dieu; ce que c'est
qu'une idée; quelle est la nature des individus ; quelle est celle du
Tout. Voilà qui est long. Si Epicure après cela vient nous dire que le
bien est dans la chair, voilà encore qui sera, long, car il nous faudra
apprendre quelle est en nous la partie maîtresse, quelle est en nous la
personne, la substance ? S'il n'est pas vraisemblable que le bien de
l'huître soit dans son enveloppe, l'est-il donc que le bien de l'homme
soit dans la sienne? Toi-même, Epicure, tu as quelque chose de principal
en toi? Qu'est-ce donc qui délibère en toi? Qu'est-ce qui y examine
chaque chose? Qu'est-ce qui y porte sur la chair elle-même ce jugement,
qu'elle est en toi le principal? Pourquoi donc allumer ta lampe,
travailler pour nous, écrire tant de livres? qui
nous? et que sommes- nous en ce qui te concerne ? Ainsi la discussion
s'allonge.
CHAPITRE XXI.
Contre ceux qui souhaitent être admirés
Quand un homme se tient stable dans la
vie, il ne baille pas devant des choses extérieures. Homme ! que
souhaites-tu qu'il t'arrive ? - Je suis satisfait de mes désirs et de
mes aversions conformes à la nature, de suivre mon naturel dans mes
volontés et mes refus, dans le but que je recherche, dans mon intention
et dans mon consentement. - Pourquoi alors te pavaner devant nous comme
si tu avais avalé une broche ? - Mon souhait a toujours été que ceux qui
me rencontraient devaient m'admirer, et ceux qui me suivaient devraient
s'écrier : Oh! le grand philosophe. - Qui sont-ils ceux auprès de qui
tu souhaites être admirés ? Ne sont-ils pas ceux de qui tu as l'habitude
de dire qu'ils sont fous ? Eh quoi ! tu souhaites donc être admiré par
des fous ?
CHAPITRE XXII
Des notions a priori
Les notions a priori sont
communes à tous les hommes, et une notion a priori n'est pas
contradictoire avec une autre notion a priori. Qui de nous ne
suppose pas que le bien est utile et souhaitable, et que dans toutes les
circonstances nous devons le suivre et le rechercher ? Et qui de nous ne
suppose pas que le juste est beau et convenable ? mais alors quand donc
surgit la contradiction ? Elle surgit quand on adapte les notions a
priori aux cas particuliers. Quand un homme dit : il a fait agi,
c'est un homme brave, et que l'autre répond : Non, il a agi stupidement
; alors il y a conflits entre les hommes. C'est le conflit qui oppose
les Juifs, les Syriens, les Egyptiens et le Romains ; le conflit ne
porte pas sur le fait de savoir si la sainteté devait être préférée à
toutes les choses et dans tous les cas et s'il faut la rechercher, mais
s'il est saint de manger de la chair de porc ou non. Tu trouveras ce
conflit aussi entre Agamemnon et Achille ; convoque-les devant toi. -
Que dis-tu, Agamemnon ? ne faut-il pas faire ce qui est approprié et
juste ? - Certainement. - Et toi, que dis-tu, Achille ? n'admets-tu pas
qu'il faut faire le bien ? - J'en suis certain. C'est de toutes
les choses celle qui me plaît le mieux. — Appliquez donc vos notions
a priori. C'est là que commence leur désaccord; — l'un dit : Il ne
faut pas que je rende Chryseis à son père; — l'autre dit : Il faut que
tu la rendes. En somme, il y en a un des deux qui applique mal la notion
a priori du devoir. — L'un dit encore : Si je dois rendre
Chryseis, je dois prendre ce que l'on a donné à l'un de vous comme
récompense. — L'autre dit : Tu ne prendras pas ma maîtresse. — Je la
prendrai, réplique l'autre. — Eh quoi! serai-je donc seul sans
récompense? — Et moi seul à ne rien avoir? C'est ainsi que naît le
désaccord.
Qu'est-ce donc que s'instruire? C'est apprendre à appliquer aux faits
particuliers d'une manière conforme à la nature nos notions naturelles
a priori; c'est encore partager le monde en choses qui dépendent
de nous et choses qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, c'est
notre libre arbitre, et tous les actes de ce libre arbitre; ce qui n'en
dépend pas, c'est notre corps et ses parties, notre fortune, nos
parents, nos frères, nos enfants, notre patrie, en un mot tous ceux avec
qui nous vivons. Où placerons-nous donc le bien? A quelle espèce de
choses en appliquerons-nous la notion? A celles qui dépendent de nous?
Alors ce ne sera pas un bien qu'un corps sain et complet, non plus que
la vie elle-même! Nos enfants ne seront pas un bien, nos parents et
notre patrie non plus! Qu'est-ce qui supportera ton langage? Essayons
donc de mettre le bien dans ces choses.
Mais est-il possible d'être heureux, lorsque l'on éprouve du mal et que
l'on est privé du bien? Cela n'est pas possible. Est-il possible alors
de se conduire comme on le doit envers ceux avec qui l'on vit? Comment
cela serait-il possible? Je suis né pour faire ce qui m'est utile. S'il
m'est utile d'avoir un champ, il m'est utile de prendre celui de mon
voisin. S'il m'est utile d'avoir un manteau, il m'est utile d'en voler
un aux bains. De là viennent les guerres, les dissensions civiles, les
tyrannies, les complots. Comment observer alors ce que je dois à
Jupiter? Car, si l'on me fait du tort, et si je suis malheureux, c'est
qu'il ne s'occupe pas de moi. Et qu'ai-je affaire de lui, s'il ne peut
pas me secourir? Qu'en ai-je affaire encore, si c'est par sa volonté que
je me trouve dans cette situation? Je me mets par suite à le haïr.
Pourquoi donc alors lui élevons-nous des temples, des statues? Il est
vrai qu'on en élève aux mauvaises divinités, à la Fièvre; mais comment
s'appellera-t-il encore le Dieu sauveur, le Dieu qui répand la pluie, le
Dieu qui donne les fruits? Et cependant si nous plaçons le vrai bien
dans les choses qui ne dépendent pas de nous, tout cela s'en suivra.
Que ferons-nous donc? Voilà la recherche qui convient au vrai
philosophe, à celui dont les efforts doivent aboutir.
Si je dis aujourd'hui que je ne sais pas quel est le bien et quel est le
mal, ne serai-je pas fou? Certes oui. Mais, d'autre part, si je dis :
Dois-je placer le bien uniquement dans ce qui dépend de nous? tous vont
me rire au nez. Il viendra un vieillard qui aura des cheveux blancs, et
beaucoup d'anneaux d'or; il secouera la tête, et dira : Ecoute-moi, mon
fils. Il est bon de philosopher; mais il est bon aussi d'avoir de la
cervelle; ce sont des sottises que tout cela. Les philosophes
t'apprennent le syllogisme; mais ce que tu dois faire, tu le sais
beaucoup mieux que les philosophes. — O homme, pourquoi me reproches-tu
ce que je fais, si je sais ce que je dois faire? Que dire à un pareil
esclave? Et si je ne lui dis rien, il crève de dépit. Il faut lui
répondre : Pardonne-moi, comme on pardonne aux amoureux; je ne
m'appartiens plus; je suis fou.
CHAPITRE XXIII
Contre Epicure
Epicure lui-même comprend que nous sommes faits pour la
société; mais, comme il a commencé par placer notre bien dans notre
seule enveloppe, il ne peut rien dire de plus. Car il soutient
vigoureusement d'autre part, qu'il faut ne faire cas de rien et ne
s'attacher à rien en dehors du véritable bien ; et il a raison de le
soutenir. Mais comment donc serions-nous nés pour la société, nous à qui
la nature n'aurait donné aucun amour pour nos enfants? Pourquoi aussi
conseilles-tu au sage de ne pas élever ses enfants? Comment peux-tu
craindre de le voir tomber dans la peine à cause d'eux? Y tombe-t-il
donc à cause du rat qu'il nourrit dans sa maison? Et que peut lui faire
qu'un petit rat de plus pleure chez lui? C'est qu'Epicure savait bien,
malgré son système, qu'une fois que l'enfant est né, il nous est
impossible de ne pas l'aimer et de ne pas songer à lui.
C'est dans ce même système qu'il dit encore que le sage ne doit pas
s'occuper du gouvernement; car il sait tout ce qu'est obligé de faire
celui qui s'en occupe. Mais qui empêche le sage de s'en occuper, s'il
doit s'y conduire comme il se conduirait au milieu des mouches?
Et, tout en sachant cela, Epicure ose dire : N'élevons pas nos enfants!
Mais quoi! la brebis et le loup lui-même n'abandonnent pas leurs
enfants, et l'homme abandonnerait les siens! Que veux-tu que nous
soyons? Stupides, comme les brebis? Mais elles-mêmes n'abandonnent pas
leurs petits. Féroces, comme les loups? Mais eux non plus ne les
abandonnent pas. Eh! qui suit ton conseil, à la vue de son enfant qui
pleure parce qu'il est tombé par terre? Je crois, pour moi, que quand
même ton père et ta mère auraient deviné que tu devais un jour parler
ainsi, ils ne t'auraient pourtant pas rejeté.
CHAPITRE XXIV
Comment doit-on lutter contre les circonstances
difficiles?
Ce sont les circonstances difficiles qui montrent les
hommes. A l'avenir, quand il s'en présentera une, dis-toi que Dieu,
comme un maître de gymnase, t'a mis aux prises avec un adversaire
redoutable. Pourquoi? me dis-tu. Pour faire de toi un vainqueur aux jeux
olympiques; et tu ne peux l'être sans sueurs. Or, personne, ce me
semble, ne s'est jamais trouvé dans des circonstances meilleures que
celles où tu es, pourvu que tu veuilles en tirer parti, comme l'athlète
de son adversaire. Voici qu'aujourd'hui nous t'envoyons dans Rome à la
découverte; or, on n'envoie jamais un lâche à la découverte, car s'il
entendait le moindre bruit ou apercevait l'ombre de quoi que ce fût, il
reviendrait en courant, hors de lui, et disant que les ennemis sont là.
Si, à son exemple, aujourd'hui tu revenais nous dire : Quelles
épouvantables choses il y a à Rome! La mort est bien terrible! Terrible
est l'exil! Terrible l'ignominie! Terrible la pauvreté! Fuyez, ami;
l'ennemi est là! nous te dirions : Va-t'en! garde tes avertissements
pour toi! notre seul tort à nous, c'a été d'envoyer un pareil individu à
la découverte.
Diogène y a été envoyé avant toi; mais ce qu'il nous a rapporté est bien
différent : il dit que la mort n'est pas un mal, parce qu'elle n'est pas
une honte; il dit que la gloire est un vain bruit, que font des
insensés. Quelles belles choses sur la peine, quelles belles choses sur
le plaisir, quelles belles choses sur la pauvreté nous a dites cet
explorateur! Il dit que la nudité vaut mieux que tous les habits de
pourpre; et que le sol où l'on dort à la dure est le plus doux des
couchers! Et, à l'appui de chacune de ses paroles, il présente son
propre courage, sa propre tranquillité d'âme, sa propre indépendance,
son propre corps brillant de santé et aux formes pleines. Pas un ennemi
près de nous, dit-il; paix complète partout. — Comment le sais-tu,
Diogène? — Voici, dit-il. M'a-t-on fait le moindre mal? M'a-t-on fait la
moindre blessure? Ai-je fui devant quelqu'un? Voilà comme doit être
celui qui va à la découverte. Toi, quand tu reviens vers nous, tu nous
débites nouvelles sur nouvelles. Ne retourneras-tu pas, et ne verras-tu
pas mieux, guéri de ta lâcheté?
— Que ferai-je donc? — Que fais-tu, quand tu descends d'un navire?
Est-ce que tu emportes le gouvernail ou les rames? Qu'emportes-tu donc?
Ce qui est à toi, ta fiole à huile et ta besace. Eh bien! ici aussi,
rappelle-toi ce qui est à toi, et tu ne désireras pas ce qui est aux
autres. Te dit-on : Quitte ta toge à large bande de pourpre? — Voici, je
n'ai plus que ma toge à bande étroite. Te dit-on : Quitte celle-là
aussi? — Voici, je n'ai plus que mon manteau. Te dit-on : Quitte ton
manteau? — Me voici nu. — Mais tu m'es insupportable. — Prends mon corps
tout entier. Comment craindrais-je celui à qui je puis jeter mon corps?
Un tel, d'autre part, ne me fera pas son héritier! Mais quoi! ai-je
oublié qu'aucune de ces choses n'était à moi? De quelle façon
disons-nous donc qu'elles sont à nous? comme nous le disons d'un lit
dans une auberge. Si l'hôtelier en mourant te laisse ses lits, ils
seront à toi; s'il les laisse à un autre, ils seront à cet autre, et tu
chercheras ailleurs. Si tu n'en trouves pas, tu dormiras par terre mais
tu y dormiras le cœur tranquille, et jusqu'à ronfler, parce que tu te
rappelleras que c'est chez le riches, chez les rois, chez les tyrans,
qu'il y a place pour la tragédie ; tandis que les pauvres ne jouent
jamais de rôle dans les tragédies, si ce n'est comme choristes. Les rois
débutent par des prospérités : Décorez ces maisons, disent-ils; mais au
troisième ou au quatrième acte : O Cithéron, pourquoi m'as-tu reçu?
Esclave, que sont donc devenues tes couronnes? Qu'est devenu ton
diadème? Tes gardes ne te servent de rien.
Lors donc que tu abordes un de ces hommes, rappelle-toi que tu te
trouves en face d'un personnage de tragédie, et non pas de l'histrion,
mai d'Œdipe lui-même.
Un tel, dis-tu, est bien heureux, car il a nombreuse compagnie quand il
se promène! Eh bien! je n'ai qu'à me mêler à la foule, et moi aussi je
me promènerai en nombreuse compagnie.
Mais, voici l'essentiel : souviens-toi que la porte t'est, toujours
ouverte. N'aie pas moins de cœur que les enfants; quand un jeu cesse de
leur plaire, ils disent : Je ne jouerai plus. Eh bien! toi aussi, quand
tu te trouves dans une situation analogue, dis je ne jouerai plus et
va-t'en. Mais si tu restes, ne te plains pas.
CHAPITRE XXV
Sur le même sujet
Si tout cela est vrai, si nous ne sommes pas des vantards
et des comédiens quand nous disons que le bien et le mal de l'homme sont
dans ses façons de juger et de vouloir. Et que le reste est pour nous
sans intérêt, qu'est-ce qui peut nous troubler et nous effrayer encore?
Personne n'a de pouvoir sur les choses auxquelles nous attachons de
l'importance; et celles sur lesquelles les autres hommes ont quelque
pouvoir, nous ne nous en soucions pas. Quels ennuis pouvons-nous donc
avoir? — Prescris-moi ce que je dois faire, dis-tu. — Pourquoi te le
prescrirai-je? Jupiter ne l'a-t-il pas fait? Ce qu'il t'a donné pour
être à toi n'est-il pas affranchi de toute entrave et de toute
contrainte, tandis que ce qui n'est pas à toi est exposé aux entraves et
à la contrainte? Et quel ordre, quel commandement as-tu reçu de lui,
quand tu es venu de là-bas ici? Sauvegarde par tout moyen ce qui est à
toi ; ne convoite pas ce qui ne t'appartient pas. La probité est tienne
; le respect de toi-même est tien.
Qui peut te les enlever? Quel autre que toi peut t'empêcher de les
pratiquer? Et comment t'en empêcheras-tu? C'est en convoitant ce qui
n'est pas à toi que tu perdras ce qui est à toi. Quand tu as reçu de
Jupiter de tels préceptes et de tels ordres, quels sont ceux que tu veux
encore de nous? Est-ce que je vaux mieux que lui? Est-ce que je mérite
plus de confiance? En observant ses commandements, de quels autres as-tu
besoin encore? Ceux que je te donnerais, ne te les a-t-il pas donnés?
(En veux-tu la preuve?) Apporte-nous là tes notions a priori,
apporte-nous là les démonstrations des philosophes, et tout ce que tu as
entendu si souvent, et tout ce que tu as dit toi-même, et tout ce que tu
as lu, et tous les résultats de tes méditations.
Mais jusqu'où est-il bien d'observer ces préceptes et de ne pas arrêter
le jeu? — Tant qu'on peut le faire convenablement. Dans les Saturnales
le sort a désigné un roi (c'est à ce jeu, je suppose, qu'il a paru bon
de jouer); ce roi me donne ses ordres : Bois, me dit-il; mélange;
chante; va-t'en; viens. J'obéis, pour que ce ne soit pas moi qui arrête
le jeu. Mais, s'il me disait : Crois que tu es malheureux, je ne le
croirais pas. Et qui pourrait m'y forcer?
Autre exemple : nous sommes convenus de représenter la querelle
d'Agamemnon et d'Achille. Celui qui a été chargé du rôle d'Agamemnon me
dit : Va chez Achille, et prends-lui Briséis. J'y vais. Il me dit :
Viens. J'y vais. Il faut faire, en effet, dans la vie, ce que dans les
discussions nous faisons par rapport aux hypothèses. Supposons qu'il est
nuit. — Je le suppose. — Eh bien! est-il jour maintenant? — Non, car
j'ai accepté l'hypothèse qu'il faisait nuit. — Supposons que tu croies
qu'il est nuit. — Je le suppose. — Ce n'est pas assez : crois en réalité
qu'il est nuit. — Cela ne résulte pas de l’hypothèse. De même dans les
choses de la vie. Supposons que tu es malheureux. — Je le suppose. —
Ainsi tu es infortuné! — Oui. — Ainsi tu es maltraité par le sort? —
Oui. — Ce n'est pas assez : crois que tu es réellement dans le malheur.
— Cela ne résulte pas de l'hypothèse ; et il y a quelqu'un qui m'en
empêche.
Jusqu'où donc faut-il se prêter à tout cela? — tant qu'il est utile de
le faire, c'est-à-dire tant qu'on y sauvegarde sa dignité et les
convenances, il y a des gens sans indulgence et sans complaisance qui
disent : Je ne puis pas aller dîner chez un tel, pour supporter tous les
jours le récit de ses campagnes en Mysie ; pour l'entendre me dire : Je
t'ai raconté, mon cher, comment j'emportai cette hauteur; ce fut alors
moi qui commençai à être assiégé. D'autres disent, au contraire : J'aime
mieux dîner, et entendre tout ce qu'il lui plaira de débiter. Toi,
choisis entre ces manières de voir : seulement ne fais rien avec ennui;
ne te chagrine jamais, et ne te crois jamais dans le malheur, car
personne ne peut t'y mettre de force. Fume-t-il dans la maison? Si
modérément, je resterai; si beaucoup trop, je pars. Car il y a une chose
qu'il faut toujours se rappeler, toujours garder dans sa pensée, c'est
que la porte nous est ouverte. On me dit : N'habite pas à Nicopolis ; je
n'y habite pas. N'habite pas à Athènes ; je n'habite pas à Athènes.
N'habite pas à Rome non plus ; je n'habite pas à Rome. Habite à Gyaros;
j’y habite. Mais habiter à Gyaros me produit le même effet qu'une fumée
épaisse : je m'en vais dès lors où personne ne m'empêchera d'habiter ;
c'est là une demeure ouverte à tout le monde. Finalement, au-delà de mon
enveloppe, c'est-à-dire de mon corps, personne ne peut rien sur moi.
C'est pour cela que Démétrius disait à Néron : Tu me menaces de la mort,
mais la nature t'en menace aussi. Si j'attache du prix à mon corps, je
me fais esclave; si à ma cassette, esclave encore. Car aussitôt je
révèle moi-même contre moi par où l'on peut me prendre; de même qu'en
voyant le serpent retirer sa tête, je te dis : Frappe-le à la partie
qu'il veut préserver. Sache, toi aussi, que, si tu veux conserver
quelque chose, ce sera par là que ton maître mettra la main sur toi. Si
tu te dis bien tout cela, qui flatteras-tu ou craindras-tu encore?
— Mais je veux m'asseoir où s'assoient les sénateurs. — Ne t'aperçois-tu
pas que tu te mets toi-même à l'étroit, à la gêne? — Comment sans cela
bien voir au théâtre? — Mon ami, n'y va pas voir, et tu ne seras pas
gêné. Qu'as-tu besoin d'y aller? Ou bien, attends un peu, puis, quand
tous les spectateurs seront sortis, va t'asseoir aux places des
sénateurs, et chauffe-t'y au soleil. Il faut, en effet, se rappeler à
propos de tout, que c'est nous-mêmes qui nous mettons à la gêne,
nous-mêmes qui nous mettons à l'étroit; c'est-à-dire que ce sont nos
façons de juger qui nous y mettent. Qu'est-ce, en effet, que d'être
injurié? Place-toi en face d'une pierre, et injurie-la; que
produiras-tu? Si donc quelqu'un se fait semblable à une pierre, quand il
s'entend injurier, à quoi aboutira celui qui l'injuriera? Mais, si la
faiblesse d'esprit de l'insulté est comme un pont pour l'insulteur,
c'est alors qu'il arrivera à quelque chose. Dépouille cet homme! dis-tu
— Qu'ordonnes-tu de me faire? — Arrache son manteau ; dépouille-le,
reprends-tu, et tu m'ajoutes : Je t'ai fait injure. — Grand bien
t'arrive!
C'est là ce que Socrate méditait sans cesse; et c'est pour cela qu'il
eut toute sa vie le même visage. Mais nous, il n'est rien à quoi nous
n'aimions mieux réfléchir et nous exercer qu'aux moyens d'être libres et
sans entraves. Paradoxes, dit-on, que les propos des philosophes! Mais
dans les autres sciences n'y a-t-il donc point de paradoxes? Qu'y a-t-il
de plus paradoxal que de percer l'œil de quelqu'un pour qu'il voie
clair? Et, si l'on disait cela à un homme qui ne saurait rien de la
médecine, ne rirait-il pas au nez de celui qui le lui dirait? Qu'y
a-t-il donc d'étonnant à ce que dans la philosophie aussi il y ait des
vérités qui paraissent des paradoxes à ceux qui ne s'y connaissent pas?
CHAPITRE XXVI
Que faut-il faire pour apprendre à vivre?
Quelqu'un lisait le traité des Raisonnements
hypothétiques; Epictète dit : C'est une loi des raisonnements
hypothétiques que d'accepter tout ce qui est conforme à l'hypothèse;
mais voici une loi bien plus importante que celle-là, c'est la loi
pratique de faire tout ce qui est conforme à la nature. Or, nous voulons
dans toutes les circonstances et dans tous les cas rester fidèles à la
nature, il faut évidemment nous préoccuper partout de ne point laisser
nous échapper ce qui lui est conforme, et de ne jamais recevoir ce qui
lui est contraire. Aussi les philosophes commencent-ils par nous exercer
à la logique, ce qui est le plus facile; puis ils nous mènent par elle à
ce qui est plus difficile. Dans la logique, en effet, il n'y a jamais
rien qui nous tire à soi pour nous empêcher de suivre ce que l'on nous
enseigne ; mais dans la pratique, que de choses autour de nous pour nous
entraîner dans un autre sens! Il serait donc ridicule celui qui dirait
qu'il veut commencer par la pratique ; car c'est chose mal aisée que de
commencer par ce qu'il y a de plus difficile.
Voici la justification que les fils devraient apporter à leurs parents,
qui les grondent d'étudier la philosophie : Est-ce que j'agis mal, mon
père?
Est-ce que j'ignore ce qui est mon devoir et ce qui me convient? Si cela
ne peut ni s'enseigner ni s'apprendre, pourquoi me fais-tu des
reproches? Si cela peut s'enseigner, enseigne-le-moi; ou, si tu ne peux
me l'enseigner toi-même, laisse-moi l'apprendre de ceux qui disent le
savoir. Car que penses-tu? que c'est volontairement que je tombe dans le
mal, et que je passe à côté du bien? A Dieu ne plaise! Quelle est donc
la cause du mal que je fais? L'ignorance. Ne veux-tu pas que je me
délivre de cette ignorance? A qui la colère a-t-elle jamais enseigné ou
la manœuvre ou la musique? Crois-tu donc que ce sera ta colère qui
m'enseignera à vivre?
Ce langage ne peut être tenu que par celui qui apporte vraiment chez
nous cette disposition d'esprit. Mais celui qui, lorsqu'il lit nos
livres, et quand il va aux leçons des philosophes, n'aspire qu'à pouvoir
faire montre dans un festin de sa connaissance des syllogismes
hypothétiques, celui-là que fait-il, que chercher à se faire admirer du
sénateur son voisin de table? C'est, qu'en effet, c'est là-bas (à Rome)
que sont les objets d'importance; tandis que nos trésors à nous n'y
paraissent que niaiseries. Aussi est-il difficile de rester maître de
ses sens, quand ce qui les ébranle est d'importance. J'ai connu
quelqu'un qui embrassait les genoux d'Epaphrodite en pleurant et se
disant malheureux, parce qu'il ne lui restait que quinze cent mille
sesterces. Que fit Epaphrodite? Lui rit-il au nez, comme nous l'aurions
fait? Non : il lui dit avec étonnement : Malheureux, comment n'en
disais-tu rien? Comment t'y résignais-tu?
A ce moment Epictète s'adressa à celui qui lisait ce traité des
Hypothétiques ; ce qui fit rire l'individu qui avait donné l'ordre
de lire. C'est de toi-même que tu ris, lui dit le philosophe. Tu n'as
pas commencé par exercer ce jeune homme; et tu ne t'es pas assuré qu'il
était capable de comprendre ce qu'il lit. Peux-tu bien t'en servir comme
de lecteur? Et comment, continua-t-il, quand un esprit n'est pas de
force à démêler un raisonnement embarrassé, nous en rapporterons-nous à
ses louanges, à ses blâmes, à ses jugements sur ce qui se fait de bien
ou de mal? S'il critique quelqu'un, celui-ci y fera-t-il attention? S'il
le loue, celui-ci sera-t-il bien fier d'être approuvé d'un homme qui
dans des choses aussi minimes ne sait pas trouver la conclusion? La
première chose à faire, quand on étudie la philosophie, c'est de
connaître en quel état est notre partie maîtresse; car, si on la sait
faible, on ne voudra pas l'appliquer aux choses les plus difficiles.
Mais aujourd'hui des gens qui ne pourraient pas avaler un petit livre
qui ne ferait qu'une bouchée, achètent de gros volumes qu'ils
s'efforcent de digérer. De là les vomissements ou les indigestions, puis
les coliques, puis les flux de ventre, puis les fièvres. On devrait
d'abord se demander ce dont on est capable. Mais, si dans les questions
de logique il est facile de confondre l'ignorant, dans la vie nous ne
nous présentons jamais à qui peut nous confondre, et nous haïssons qui
nous confond. Socrate disait pourtant que vivre sans examen ce n'était
pas vivre.
CHAPITRE XXVII
De la diversité des idées, et des secours que nous devons
nous ménager contre elles
Nos idées sont de quatre sortes : ou les objets nous
apparaissent comme ils sont; ou bien ils ne sont pas, et nous
paraissent, en effet, ne pas être ; ou bien ils sont, et nous paraissent
n'être pas ; ou bien ils ne sont pas, et nous paraissent être. Prononcer
juste dans tous ces cas n'appartient qu'à l'homme qui a étudié. Or,
contre chaque difficulté, il y a une ressource spéciale à laquelle nous
devons recourir : si ce qui nous arrête ce sont les sophismes des
Pyrrhoniens et des Académiciens, recourons contre eux à certaine
ressource; si ce sont ces apparences trompeuses, grâce auxquelles nous
croyons voir le bien où il n'est pas, recourons contre elles à telle
ressource encore ; si c'est une habitude qui nous arrête, contre elle
aussi essayons de trouver une ressource. Quelle ressource peut-on donc
trouver contre une habitude? L'habitude contraire. Tu entends le
vulgaire dire : Cet homme est mort malheureux; il a perdu son père et sa
mère; il a été enlevé avant l'âge et sur la terre étrangère. Prête
l'oreille aux paroles contraires ; arrache-toi à ces propos; oppose à
l'habitude l'habitude adverse. Aux sophismes oppose la logique, à
laquelle tu dois être exercé et rompu, et contre les apparences
trompeuses, aie à ta disposition des notions a priori bien
claires et bien nettes.
Ainsi, lorsque la mort te paraît un mal, aie aussitôt à la pensée que,
tandis que notre devoir est d'éviter ce qui est mal, la mort est
inévitable. Que puis-je faire en effet? Où puis-je fuir la mort?
J'accorde que je ne suis pas Sarpédon, le fils de Jupiter, pour dire
aussi bravement : J'irai, et je veux me distinguer entre tous, ou donner
du moins à un autre l'occasion de se distinguer; si je ne puis pas
réussir moi-même, je ne refuserai pas à un autre l'occasion d'une action
d'éclat. J'accorde qu'un tel langage est au-dessus de mes forces, mais
l'autre chose au moins n'est-elle pas en mon pouvoir? Où fuirai-je, en
effet, la mort? Indiquez-moi le pays; indiquez-moi le peuple chez qui je
pourrai aller, et où elle ne pénétrera pas. Indiquez-moi un charme
contre elle. Si je n'en ai pas, que voulez-vous que je fasse? Mais, si
je ne puis pas échapper à la mort, ne puis-je échapper à sa crainte? Ou
me faudra-t-il mourir en gémissant et en tremblant? Car la cause de tous
les troubles de l'âme, c'est le désir de choses qui ne s'accomplissent
pas. C'est de là qu'il arrive que, si je puis changer à mon gré les
choses extérieures, je les change ; et que, si je ne le puis pas, je
voudrais crever les yeux à celui qui m'en empêche. Il est, en effet,
dans la nature de l'homme, de ne pouvoir supporter d'être privé de son
bien, de ne pouvoir supporter de tomber dans le malheur. Puis
finalement, quand je ne puis ni changer les choses ni crever les yeux à
qui m'empêche de le faire, je m'assieds en pleurant, et j'injurie qui je
puis, Jupiter et les autres dieux, car, s'ils ne s'occupent pas de moi,
qu'ai-je besoin d'eux? — Oui, mais tu seras impie ! — Eh bien! en quoi
m'en trouverai-je plus mal que maintenant? La conclusion, c'est qu'il
faut se rappeler que, si la piété et l'intérêt ne sont pas d'accord, il
ne sera possible à personne d'être pieux. Cela ne te paraît-il pas de
toute nécessité?
Que le Pyrrhonien et l'Académicien viennent me faire des objections.
Pour ma part je n'ai pas le loisir de les discuter, et je ne serais pas
de force d'ailleurs à défendre contre eux la manière de faire générale.
Mais, si j'avais un petit procès au sujet de mon petit champ, irais-je
chercher un avocat? Non. Et de quoi donc me contenterais-je? Des faits
eux-mêmes. Eh bien! je ne puis peut-être pas rendre compte de la manière
dont la sensation se produit ni dire si elle se produit par tout le
corps ou dans une partie seulement ; car l'une et l'autre opinion
m'embarrassent; mais que toi et moi ne soyons pas le même individu,
c'est là une chose que je sais très bien. Comment cela se fait-il?
Jamais quand je veux avaler quelque chose, je ne porte le morceau à cet
endroit-ci ; mais toujours à celui-là. Jamais non plus, voulant prendre
du pain, je n'ai pris un balai, mais toujours je vais droit au pain,
comme à mon but. Et vous, qui supprimez en nous les sens, est-ce que
vous agissez autrement? Qui de vous, voulant s'en aller au bain, est
allé au moulin? — Mais quoi! ne devons-nous pas nous attacher aussi de
tout notre pouvoir à préserver la vérité, et à la défendre contre toute
attaque? Et qui dit le contraire? Mais que celui-là le fasse qui en a le
pouvoir et le loisir. Quant à celui qui tremble,
qui est perturbé et qui se trouble, qui a mal au cœur, qu'il utilise son
temps à autre chose.
CAPITRE XXVIII
Que nous ne devons pas nous fâcher contre
les hommes. De la petitesse et de la grandeur chez les hommes.
Quelle est la cause de
l'approbation d'une chose ? Le fait qu'elle semble être vraie. Or il
n'est pas possible d'approuver ce qui nous semble ne pas être vrai.
Pourquoi ? Puisque c'est la nature de notre intelligence que d'adhérer
au vrai et de refuser le faux, et dans l'incertitude de retenir notre
jugement. Quelle en est la preuve ? Persuade-toi, si tu peux, qu'il fait
maintenant nuit. - Ce n'est pas possible. - Persuade-toi qu'il fait
jour. - Ce n'est pas possible. - Persuade-toi ou dissuade-toi que les
astres sont en nombre pair - Impossible. Quand donc un homme approuve ce
qui est faux, sois assuré qu'il n'a pas eu l'intention d'approuver le
faux, parce que chaque âme est contre son gré privée de la vérité, comme
le dit Platon ; mais le faux lui a semblé vrai. - Et dans les actions
qu'y-a-t'il d'analogue à ce qui est ici le vrai et le faux ? - Ce qui
convient et ce qui ne convient pas, le profitable et le nuisible, ce qui
convient à une personne et ce qui ne convient pas, etc. Alors un homme
peut-il penser qu'une chose lui est utile et ne pas la choisir ? - Il ne
peut pas. - Comment alors Médée dit-elle : « Je sais quel je vais mal
faire, mais la passion est plus forte que ma volonté. » Elle pensait
qu'il lui était plus profitable de se livrer par passion à sa vengeance
et de se venger de son mari que d'épargner ses enfants. - Oui, mais elle
se trompe. - Montre-lui simplement qu'elle se trompe, et elle ne le fera
pas ; mais tant que tu ne le lui montreras pas, quelle conduite
peut-elle prendre sauf celle qui lui paraît utile ? - Rien d'autre -
Pourquoi donc te fâcher contre la femme malheureuse qui fait des erreurs
sur les choses les plus importantes, et qui est devenue une vipère au
lieu d'une créature humaine ? Et n'as-tu pas, si c'est possible, plutôt
pitié, comme tu as pitié pour les aveugles et les boiteux, de ceux qui
sont aveuglés et mutilés sur les choses essentielles ?
Celui qui se rappelle clairement que pour l'homme la mesure de chaque
action est l'opinion qu'il en a - qu'elle soit bonne ou mauvaise : si
elle est bonne, il est libre du blâme ; si elle est mauvaise, lui-même
en subit un dommage, parce qu’il est impossible qu'une personne se
trompe et que ce soit une autre qui souffre - celui qui se rappelle cela
ne s'irritera contre personne, ne se fâchera contre personne, ne fera de
reproches à personne, ne blâmera personne, ni détestera ni ne haïra
personne, ne mécontentera personne.
Ainsi toutes ces grandes et redoutables actions ont cette origine : ce
que nous nous représentons ? - Oui, cette origine et aucun autre. L'Iliade
n'est rien d'autre que représentations de ce genre et
applications de ces idées. Pâris a cru bon d'enlever la femme de
Ménélas; Hélène a cru bon de le suivre. Si Ménélas avait cru bon de se
dire que c'est tout profit que la perte d'une pareille femme, que
serait-il arrivé? C'en était fait non seulement de l'Iliade, mais
encore de l'Odyssée. — Toutes ces choses importantes ont-elles
donc tenu à si peu? — Qu'appelles-tu ces choses importantes? — Les
guerres, les dissensions, la mort de tant d'hommes, la destruction de
tant de villes. — Et qu'y a-t-il d'important là-dedans? — Quoi! rien? —
Qu'y a-t-il donc d'important dans la mort d'un grand nombre de bœufs ou
de brebis ; dans l'incendie ou la destruction d'un grand nombre de nids
d'hirondelles ou de cigognes? — Quelle analogie y a-t-il entre ces deux
genres de choses? — Une complète. On a détruit là des carcasses
d'hommes; ici des carcasses de bœufs et de moutons. On a incendié là des
gîtes d'hommes ; ici des nids de cigognes. Qu'y a-t-il donc là
d'important ou de grave? Ou bien montre-moi que la maison de l'homme est
supérieure au nid de la cigogne en tant que demeure. La seule
différence, c'est que l'un fait son gîte avec des solives, des tuiles et
des briques; l'autre avec de petites branches et de la boue. — Est-ce
donc la même chose qu'une cigogne et qu'un homme? — Que nous dis-tu là?
Ils sont la même chose, quant au corps.
— L'homme n'est-il donc en rien supérieur à la cigogne? — A Dieu ne
plaise! Mais ce n'est pas par ce côté qu'il lui est supérieur. — Par
quoi donc lui est-il supérieur? — Cherche, et tu trouveras que c'est par
autre chose. Vois si ce n'est pas par l'intelligence de ce qu'il fait ;
vois si ce n'est pas par la sociabilité, par l'honnêteté, par la
réserve, par la prudence, par la sagesse. Où donc se trouvent dans
l'homme le bien et le mal importants? Là où se trouve sa supériorité.
S'il la sauve, si elle demeure comme à l'abri derrière des murailles, si
ne périssent ni sa réserve, ni son honnêteté, ni sa sagesse, alors il
est sauvé lui aussi; mais, s'il laisse détruire, emporter de vive force
quelqu'une de ces vertus, alors c'en est fait de lui aussi. Voilà ce
qu'il y a d'important en lui. On dit que ce fut un grand malheur pour
Pâris quand les Grecs vinrent l'attaquer, quand ils saccagèrent Troie,
quand ils égorgèrent ses frères. Mais on se trompe, car personne n'est
malheureux par le fait d'autrui. Il n'y eut à ce moment qu'un
saccagement de nids de cigognes. Son malheur fut quand il perdit sa
réserve, son honnêteté, son affection pour son hôte, son respect des
convenances. Quel fut le malheur d'Achille? La mort de Patrocle? A Dieu
ne plaise! Son malheur fut de s'emporter, de pleurer pour une femme,
d'oublier qu'il était là, non pour avoir des maîtresses, mais pour se
battre. Voici quand l'homme est malheureux ; voici quand on lui emporte
sa ville d'assaut ; voici quand on la lui saccage : c'est quand on lui
enlève et lui détruit ses opinions vraies.
— Mais qu'on entraîne nos femmes, qu'on fasse nos enfants prisonniers,
qu'on nous égorge nous-mêmes, ne sont-ce pas là des malheurs? — Où
vois-tu cela? montre-le-moi. — Je ne le puis ; mais Pourquoi dis-tu que
ce ne sont pas des malheurs? — Recourons aux règles ; apporte-nous ici
tes notions a priori. Car c'est faute de cela que nous
n'apprécions pas exactement ce qui arrive. Quand nous voulons juger ce
que pèse une chose, nous ne la jugeons pas à la légère, pas plus que
nous ne déclarons à la légère qu'elle est droite ou qu'elle est courbe.
En un mot, partout où nous croyons qu'il nous importe de connaître la
vérité sur une question, nous ne procédons jamais à la légère. Mais
qu'il s'agisse de la première et unique cause de nos vertus ou de nos
vices, de notre bonheur ou de notre malheur, de notre félicité ou de
notre infortune, alors, et là seulement, nous agissons à la légère et au
hasard! Nous n'y usons de quoi que ce soit qui ressemble à une balance;
de quoi que ce soit qui ressemble à une règle! Quelque chose me paraît
bon, et ce quelque chose est fait aussitôt. — Puis-je en effet prétendre
à être meilleur qu'Achille ou qu'Agamemnon? Et, quand c'est en suivant
ce qui leur paraissait bon, qu'ils ont causé et souffert tant de maux,
ne sera-ce pas assez pour moi qu'une chose me paraisse bonne? Quelle
tragédie a un autre point de départ? Qu'est-ce que l'Atrée
d'Euripide? une manière de voir. Qu'est-ce que l'Œdipe de
Sophocle? une manière de voir. Et Phœnix? une manière de voir. Et
Hippolyte? une manière de voir. ..........
Mais comment appelle-t-on ceux qui obéissent à toutes leurs idées? des
insensés. — Eh! faisons-nous autre chose?
CHAPITRE XXIX
De la force d'âme
Le vrai bien est dans une certaine façon de juger ou de
vouloir ; le vrai mal, dans une certaine autre. Et les objets extérieurs
que sont-ils? Les choses sur lesquelles s'exerce notre faculté de juger
et de vouloir ; et suivant la manière dont elle se comporte vis-à-vis
d'elles, elle arrive au bien ou au mal. Comment arrivera-t-elle au bien?
Si elle ne s'en laisse pas imposer par les choses; car des jugements
sains sur les choses nous font une volonté droite à son tour; des
jugements erronés et à côté du vrai, nous en font une dépravée. C'est là
une loi qu'a établie Dieu lui-même, qui a dit : Si tu désires quelque
bien, tire-le de toi-même. — Non, dis-tu; mais d'un autre. — Non pas; de
toi-même. Par suite, quand un tyran me menace et me fait venir, je lui
dis : Qui menaces-tu? S'il me répond : Je te ferai enchaîner. - Ce sont
mes mains et mes pieds que tu menaces, lui dis-je. S'il me répond : « Je
te ferai couper le cou », je lui dis : « C'est mon cou que tu menaces. »
S'il me répond : « Je te ferai jeter en prison », je lui dis : « Ce ne
sera que ma carcasse. » Même chose, s'il me menace de l'exil. — Nulle de
ces menaces ne s'adressent-elle donc à toi? — Aucune, si je regarde ces
choses-là comme m'étant indifférentes ; mais si je me mets à craindre
l'une d'entre elles, c'est moi qu'il menace. Quel est donc celui que je
redouterai après cela? Et de quoi donc sera-t-il maître? De ce qui est à
moi? Personne ne l'est. De ce qui n'est pas à moi? Est-ce que je m'en
occupe?
— Vous enseignez donc, philosophes, à mépriser les rois? — A Dieu ne
plaise! Car qui de nous enseigne à leur disputer ce qui est en leur
pouvoir? Prends mon corps, prends ma fortune, prends ma réputation,
prends les miens. Si je conseille à quelqu'un de s'attacher à ces
objets, accuse-moi alors à bon droit. — Oui, mais je veux aussi
commander à tes convictions. — Qu'est-ce qui t'en a donné le pouvoir?
Comment pourrais-tu triompher des convictions d'un autre? — J'en
triompherai bien, dis-tu, en lui faisant peur. — Ignores-tu qu’elles
triomphent d'elles-mêmes, mais que personne ne triomphe d'elles. Nul ne
peut triompher de notre libre arbitre, si ce n'est lui-même. C'est à
cause de cela que Dieu a établi cette loi toute puissante et toute juste
: Que le plus fort l'emporte toujours sur le plus faible. Dix sont plus
forts qu'un seul. Mais quand il s'agit de quoi? Quand il s'agit de
garrotter, de tuer, d'entraîner de force où l'on veut, d'enlever aux
gens ce qu'ils possèdent. Dix triomphent donc d'un seul sur le terrain
où ils sont plus forts que lui. — Mais est-il un terrain où ils soient
les plus faibles? — Oui, celui des convictions, si les siennes sont
fondées, et les leurs non? —Quoi! ils ne pourraient le vaincre sur ce
terrain? — Comment le pourraient-ils? Si nous étions dans une balance,
ne serait-ce pas forcément le plus lourd de nous deux qui enlèverait
l'autre?
— Socrate a-t-il bien pu être traité par les Athéniens comme il l'a été?
— Esclave! que parles-tu de Socrate? Dis la chose comme elle est : Se
peut-il que le corps de Socrate ait été conduit et traîné en prison par
ceux qui étaient plus forts que lui? Se peut-il qu'on ait donné de la
ciguë à ce corps de Socrate, et qu'on l'ait ainsi fait mourir? Que
trouves-tu là qui t'étonne? Qu'y trouves-tu de contraire à la justice?
Vas-tu en faire des reproches à Dieu? Est-ce que Socrate n'a rien eu en
échange? Où était à ses yeux le bien réel? Qui écouterons-nous de toi ou
de lui? Et que dit-il? « Anytus et Melitus peuvent me tuer, mais ils ne
peuvent me faire de tort »; et ailleurs : « Si cela plaît à Dieu, que
cela se fasse. » Montre-nous, toi, que les convictions de mauvais aloi
triomphent des convictions de bon aloi. Tu ne nous le montreras pas,
tant s'en faut! Car c'est la loi de la nature et de Dieu, que celui qui
vaut le plus ait toujours le dessus sur celui qui vaut le moins. Mais le
dessus en quoi? Dans ce pourquoi il vaut le plus. Un corps est plus fort
qu'un autre corps; dix sont plus forts qu'un seul; un voleur est plus
fort que celui qui n'est pas voleur. J'ai perdu ma lampe, parce que, en
fait de guet, le voleur vaut mieux que moi. Mais voici ce que lui a
coûté ma lampe : pour une lampe, il est devenu voleur; pour une lampe,
malhonnête homme ; pour une lampe, une sorte de bête fauve. Et il a cru
qu'il y gagnait!
— Soit! mais quelqu'un me saisit par mon vête ment, et m'entraîne sur la
place publique. Puis d'autres me crient : Philosophe, de quoi t'ont
servi tes principes? Voici qu'on te traîne en prison! Voici qu'on va te
trancher la tête! — Eh! quelles idées aurais-je pu me faire qui eussent
empêché qu'un plus fort que moi ne m'entraînât, quand il a mis la main
sur mon manteau; et que dix hommes qui me tirent pour me jeter en
prison, ne m'y jetassent? Mais n'y a-t-il pas quelque chose que j'aie
appris en échange? J'ai appris que tout ce que je vois se produire ne
m'est de rien, s'il ne dépend pas de mon libre arbitre. — Et qu'y as-tu
gagné pour la circonstance présente? — Pourquoi chercher le profit de la
science ailleurs que dans la science même?
Ceci répondu, je m'assieds dans ma prison, et je me dis : Cet homme qui
crie ainsi contre moi n'écoute pas ce qu'on veut lui apprendre, et ne
comprend pas ce qu'on lui dit. En un mot, il s'inquiète peu de savoir ce
que disent ou ce que font les philosophes. Laisse-le.
Mais voici qu'on me dit : « Sors de prison. — Si vous n'avez plus besoin
de moi dans cette prison, j'en partirai. Si vous en avez besoin de
nouveau, j'y reviendrai. — Jusques à quand? — Tant que la raison voudra
que je reste uni à mon corps. Quand elle ne le voudra plus, emportez-le,
et soyez heureux. Seulement il faut que j'agisse ici avec réflexion,
sans faiblesse, et sans me contenter du premier prétexte venu. Car c'est
là à son tour une chose que Dieu défend : il a besoin que le monde soit
ce qu'il est, que ceux qui vivent sur la terre soient ce qu'ils sont.
Mais, s'il nous donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il faut
obéir à son signal, comme à celui d'un général.
Quoi donc! faut-il dire tout cela à la multitude? Et pourquoi le lui
dirais-tu? Ne te suffit-il pas d'y croire personnellement? Lorsque les
enfants viennent nous dire en battant des mains : Quelle bonne chose! ce
sont aujourd'hui les Saturnales! leur disons-nous que ce n'est pas une
bonne chose? Non; mais nous battons des mains avec eux. De même, quand
tu ne pourras pas persuader quelqu'un, dis-toi que c'est un enfant, et
bats des mains avec lui ou, si tu ne veux pas le faire, ne lui dis plus
rien.
Voilà ce dont nous devons nous souvenir; et, quand nous sommes appelés à
une épreuve pareille, il nous faut savoir que le moment est venu de
montrer ce que nous avons appris. Le jeune homme qui, au sortir de
l'école, se trouve dans une de ces épreuves, est dans le même cas que
celui qui a appris à analyser des syllogismes. Si vous présentez à ce
dernier un syllogisme facile, il vous dira : Donnez-m'en plutôt un qui
soit savamment compliqué, pour m'exercer. Les athlètes, de leur côté,
n'aiment pas un adversaire trop jeune et trop peu lourd : Il ne peut
m'enlever de terre, disent-ils. C'est comme cela qu'agit le jeune homme
heureusement doué. Loin de faire ainsi, te faut-il, quand l'occasion
t'appelle, te mettre à pleurer et à dire : Je voudrais bien apprendre
encore? — Eh! apprendre quoi? car si tu n'as pas appris tout cela de
façon à le prouver par ta conduite, à quelle fin l'as-tu appris?
Moi, je crois que, parmi ceux qui sont assis ici, il y en a qui couvent
quelque chose en eux-mêmes, et qui disent : Ne se présentera-t-il pas
pour moi une épreuve pareille à celle qui s'est présentée pour lui?
Dois-je passer ma vie assis dans un coin, tandis que je pourrais être
couronné à Olympie? Quand m'annoncera-t-on pour moi une pareille lutte?
Voilà comme vous devriez être tous.
Parmi les gladiateurs de César il y en a qui s'indignent de ce que
personne ne les emmène pour les mettre en face d'un adversaire, qui font
pour cela des prières aux dieux, et qui vont trouver leurs surveillants
pour leur demander de combattre. Ne verra-t-on donc parmi vous personne
de cette trempe? Moi je voudrais traverser la mer à cette seule fin de
voir ce que ferait mon lutteur, et comment il se tirerait de la question
qui lui serait posée. —Je ne veux pas de celle-là, dit-il. — Est-ce
qu'il est en ton pouvoir d'avoir la question que tu veux? On t'a donné
tel corps, tels parents, tels frères, telle patrie, et tel rang dans
cette patrie; puis tu viens me dire : Change-moi la question. N'as-tu
donc pas les moyens de te tirer de celle qui t'a été donnée? Tu devrais
dire : A toi de me présenter une question; à moi de m'en bien tirer. Au
lieu de cela tu dis : Ne me présente pas telle forme de syllogisme, mais
telle autre; ne m'oppose pas telle objection, mais telle autre. Un temps
viendra bientôt où les acteurs croiront que leurs masques, leurs
brodequins et leurs robes sont eux-mêmes! Homme, ce sont là tes
instruments, et les éléments de ton rôle. Parle un peu, afin que nous
sachions si tu es un véritable acteur ou si tu n'es qu'un farceur : car
tout le reste leur est commun. Otez donc à un individu ses sandales et
son masque, et amenez-le sur la scène sous sa forme propre, en sera-ce
fait de l'acteur, ou subsistera-t-il encore? Il subsistera, s'il sait
parler.
De même ici : Accepte ce commandement. — Je l'accepte; et, après l'avoir
accepté, je montre comment s'y conduit un homme qui a étudié. —Dépose le
laticlave ; prends des haillons, et montre-toi dans ce rôle de pauvre. —
Eh bien! ne m'est-il pas possible d'y porter un beau débit?
Dans quel rôle te présentes-tu donc maintenant? Comme un témoin appelé
par Dieu même : Viens, t'a-t-il dit, et dépose en ma faveur. Car tu es
digne que je te présente en témoignage. De tout ce qui est en dehors de
ton libre arbitre, est-il quelque chose qui soit un bien ou un mal?
Est-il quelqu'un à qui je nuise? Ce qui est utile à chacun, l'ai-je mis
aux mains d'un autre ou en ses mains à lui? Mais toi, quel témoignage
rends-tu à Dieu? Je suis dans une position critique, maître; je suis
dans le malheur. Personne ne s'intéresse à moi; personne ne me donne;
tout le monde me blâme; tout le monde m'injurie. Est-ce donc ainsi que
tu dois déposer? Et dois-tu déshonorer celui qui t'a appelé, parce qu'il
t'a assez estimé pour cela, et qu'il t'a cru digne d'être ainsi présenté
par lui comme témoin?
Mais celui qui est au pouvoir a dit : Je te déclare impie et criminel!
Que t'est-il donc arrivé? — J'ai été déclaré impie et criminel. — Pas
autre chose? — Non. S'il avait à prononcer sur une proposition
conjonctive, et qu'il rendît cet arrêt : Je déclare faux qu'il fasse
clair, s'il fait jour; qu'en résulterait-il pour cette proposition
conjonctive! Qui juge-t-on ici en effet?
Qui condamne-t-on? La proposition conjonctive, ou celui qui se trompe à
son endroit? Est-ce que cet individu, qui a le pouvoir de prononcer sur
toi, sait ce que c'est que la piété ou l'impiété? Est-ce qu'il y a
jamais réfléchi? Est-ce qu'il l'a jamais appris? Où l'aurait-il fait? Et
de qui? Un musicien s'inquiéterait fort peu qu'il déclarât que la
note.la plus basse est la plus haute; un géomètre, qu'il prononçât que
toutes les lignes menées de la circonférence au centre ne sont pas
égales ; et l'homme vraiment instruit s'occupera des jugements d'un
ignorant sur ce qui est honnête et sur ce qui ne l'est pas, sur ce qui
est juste et sur ce qui est injuste! Quel tort pour des gens instruits!
Est-ce là ce que tu as appris ici?
Tous les beaux raisonnements sur ce sujet, ne veux-tu pas les laisser à
d'autres, à ces diminutifs d'hommes qui ne savent pas ce que c'est que
de souffrir, pour qu'ils restent assis dans leur coin à recevoir leur
salaire ou à grogner de ce qu'on ne leur donne rien? Ne veux-tu pas
venir devant nous appliquer ce que tu as appris? Ce ne sont pas les
beaux raisonnements qui nous manquent aujourd'hui! Les livres des
Stoïciens sont pleins de beaux raisonnements. Qu'est-ce qui nous manque
donc? Quelqu'un qui pratique, et qui confirme ses paroles par ses actes.
Viens prendre ce rôle, pour que nous n'employions plus dans l'école des
exemples tirés de l'antiquité, mais que nous en ayons aussi un de notre
époque. Qui doit contempler les objets que nous avons devant nous? Celui
qui a du loisir ; car l'homme est un animal ami de la contemplation.
Seulement il est honteux de les regarder comme regardent les esclaves
qui ont fui de chez leur maître. Il faut rester assis à écouter sans
distraction tantôt l'acteur tragique, tantôt l'acteur comique, et non
pas faire comme font ces derniers. Ils entrent, ils applaudissent
l'acteur, et en même temps ils regardent de tous les côtés; et, si
quelqu'un prononce le nom de leur maître, les voilà qui se troublent et
qui tremblent. C'est une honte pour les philosophes que de regarder
ainsi les œuvres de la nature. Car qu'est-ce qui est leur maître? Ce
n'est pas l'homme qui est le maître de l'homme, mais la mort et la vie,
mais le plaisir et la peine. Amène-moi en effet César sans ce cortège,
et tu verras comme je serai brave! Mais, quand il vient avec ce cortège,
quand il vient tonnant et lançant la foudre, et que tout cela me fait
peur, puisse ne pas reconnaître en lui mon maître à la façon des
esclaves fugitifs? Quand j'ai de ce côté un moment de répit, je suis
dans la vie comme l'esclave fugitif au spectacle : je me lave, je bois,
je chante; mais le tout en tremblant et bien tristement. Mais que je
m'affranchisse de tous les tyrans, c'est-à-dire de tout ce qui me rend
les tyrans redoutables, quel ennui, quel maître puis-je avoir encore?
Quoi donc! faut-il proclamer ces idées devant tout le monde? Non; mais
il faut avoir de l'indulgence pour les ignorants, et dire : Cet homme me
conseille ce qu'il regarde personnellement comme un bien; je le laisse
faire. Socrate laissa faire le gardien de la prison, qui pleurait quand
il allait prendre le poison, et il dit : Avec quel bon cœur cet homme
nous pleure! Lui dit-il : Nous avons renvoyé les femmes pour le même
fait? Non ; il le dit à ceux qui ont étudié, et qui peuvent entendre ce
langage; mais il a de l'indulgence pour lui, comme pour un enfant.
CHAPITRE XXX
Que faut-il avoir présent à l'esprit dans les
circonstances difficiles?
Lorsque tu
vas trouver quelqu'un de tes supérieurs, rappelle-toi qu'il en est un
autre qui considère d'en haut ce qui se passe, et à qui il te faut
plaire plutôt qu'à celui-là. Ce maître d'en haut te pose cette question
: Dans l'école, que disais-tu de l'exil, de la prison, des fers, de la
mort, et de l'obscurité? — Moi? que ce sont des choses indifférentes. —
Et maintenant, qu'est-ce que tu en dis? Ont-elles changé? — Non. — Es-tu
changé, toi? — Non. — Dis-nous donc quelles sont les choses
indifférentes. — Celles qui sont en dehors de notre libre arbitre. — Dis
donc aussi ce qui s'en suit: Les choses indifférentes ne me touchent en
rien. Dis aussi ce qui vous semblait être des biens. — Juger et vouloir
comme on le doit ; et user de même des idées. — En fin de quoi? — Afin
de t'obéir. — Est-ce là encore ce que tu dis aujourd'hui? — C'est ce que
je dis aujourd'hui. — Va donc et entre sans crainte, en te souvenant de
tout cela; et tu verras ce qu'est au milieu des gens qui n'ont pas
étudié un jeune homme qui a étudié comme on le doit.
Moi, pour ma part, je m'imagine que voici l'impression que tu y
éprouveras : — Pourquoi donc nous préparer si sérieusement et si
longtemps contre ce qui n'est rien? Voilà ce qu'est la puissance! Voilà
ce qu'est une salle d'attente! Voilà ce que sont les valets de chambre
et les gardes! C'est pour cela que j'ai écouté tant de discours? Tout
cela n'est rien, et je me suis préparé contre tout cela comme si c'était
beaucoup!
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