LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE I
L'assurance n'est pas incompatible avec les précautions
Cette maxime des philosophes
paraît peut-être un paradoxe à quelques personnes ; examinons pourtant,
dans la mesure de nos forces, s'il est vrai de dire qu'il est toujours
possible d'agir à la fois avec assurance et avec précaution. Les
précautions, en effet, semblent contradictoires à l'assurance; et les
contradictoires ne peuvent coexister.
Si bien des gens croient ici à un paradoxe, cela me semble avoir une
raison que voici : c'est que l'on aurait en effet le droit de nous
accuser de réunir des choses inconciliables, si nous prétendions qu'on
peut réunir les précautions et l'assurance dans une même affaire. Mais
qu'y a-t-il de choquant dans ce que nous disons maintenant? Car, s'il
est vrai, comme on l'a dit tant de fois, et démontré tant de fois, que
le vrai bien, et le vrai mal également, sont dans l'usage que l'on fait
des idées, et que tout ce qui ne relève pas de notre libre arbitre ne
peut être ni un bien ni un mal, quel paradoxe soutiennent les
philosophes, quand ils disent : Dans tout ce qui ne relève pas de ton
libre arbitre, sois plein d'assurance ; mais dans tout ce qui en relève,
tiens-toi sur tes gardes? Car, si le mal est dans un jugement ou dans
une volonté coupables, c'est contre ce jugement et cette volonté seuls
qu'il faut se tenir en garde ; et, si toutes les choses qui ne relèvent
pas de notre libre arbitre, et qui ne dépendent pas de nous, ne sont
rien par rapport à nous, il nous faut user d'assurance vis-à-vis
d'elles. C'est ainsi que nous réunirons les précautions et l'assurance;
et, par Jupiter! c'est à nos précautions que nous devrons notre
assurance. Car c'est parce que nous nous tiendrons en garde contre les
maux réels, que nous pourrons avoir de l'assurance contre ce qui n'en
est pas.
Du reste il nous arrive la même chose qu'aux cerfs. Quand ils prennent
peur et fuient devant des plumes, du côté de quoi se tournent-ils? Où
vont-ils se jeter comme dans un asile sûr? Dans les filets. Et ils
périssent ainsi pour avoir préféré ce qu'ils auraient dû craindre à ce
qui ne pouvait leur nuire. Nous de même. De quoi avons-nous crainte? des
choses qui ne relèvent point de notre libre arbitre. Où sommes-nous, au
contraire, pleins d'assurance, comme en l'absence de tout péril? Dans ce
qui relève de notre libre arbitre. Ainsi il nous est indifférent de nous
tromper, d'user de précipitation, d'agir sans pudeur, de nous passionner
honteusement, pourvu que nous réussissions dans ce qui ne relève pas de
notre libre arbitre. Mais la mort, l'exil, la peine, l'infamie, voilà où
nous allons nous jeter, quoi que ce soit aussi ce que nous redoutons.
Aussi, comme il est naturel à ceux qui commettent les plus grosses
erreurs, nous transformons ce qui de sa nature est l'assurance en
témérité, en désespoir, en effronterie, en impudence; et ce qui de sa
nature est la prudence en une lâcheté et en une bassesse de cœur, toutes
pleines de terreurs et de troubles. Car, si nos précautions s'appliquent
à notre faculté de juger et de vouloir, et à ses actes, aussitôt que
nous avons la résolution de nous tenir sur nos gardes, nous avons en
nous, la puissance d'éviter le mal ; mais, si nos précautions
s'appliquent aux choses qui ne dépendent pas de nous et ne relèvent
point de notre arbitre, si nous cherchons à éviter ce qui est en la
puissance d'autrui, nous voici condamnés aux terreurs, aux
bouleversements, aux troubles de toute sorte. Car ce n'est pas la mort
et la douleur que nous devons craindre, mais la crainte même de la
douleur et de la mort. Aussi approuvons-nous celui qui a dit : « Le mal
n'est pas de mourir, mais de mourir honteusement. » C'est donc contre la
mort que nous devrions être pleins d'assurance, et c'est contre la
crainte de la mort que nous devrions nous tenir en garde. Eh bien! au
contraire, c'est la mort que nous cherchons à éviter; mais à l'égard de
l'opinion que nous nous faisons d'elle, il n'y a en nous qu'incurie,
laisser-aller, et indifférence. La mort, la douleur, voilà ce que
Socrate (et il avait raison de le faire) nommait des masques dont on
s'effraie. Les enfants, en effet, s'effraient et s'épouvantent d'un
masque, grâce à leur ignorance; et nous, à notre tour, nous tremblons
devant les objets pour la même raison que les enfants devant les
masques. Qu'est-ce qu'être enfant? C'est ignorer. Qu'est-ce qu'être
enfant? C'est ne pas savoir. Quand l'enfant sait, il ne fait pas plus
mal que nous. Qu'est-ce que la mort? Un masque qui t'effraie.
Retourne-le; regarde ce que c'est ; tu verras qu'il ne mord pas. Il faut
que ton corps soit séparé de ton âme, aujourd'hui ou plus tard, comme il
l'a été auparavant. Pourquoi te fâcher de ce que c'est aujourd'hui? Si
ce n'était pas aujourd'hui, ce serait plus tard. Et pourquoi en est-il
ainsi? Pour que s'accomplisse la révolution du monde, qui a besoin de
choses actuelles, de choses futures et de choses passées. Qu'est-ce que
la douleur? Un masque qui t'effraie. Retourne-le, et vois ce que c'est.
Ton corps est dans un mouvement pénible en ce moment, agréable en un
autre. Si tu n'y trouves pas ton compte, la porte t'est ouverte; si tu
l'y trouves, prends patience. La porte nous est toujours ouverte. Il le
fallait; et c'est par là que rien ne peut nous gêner.
Que gagnons-nous donc à penser ainsi? Ce qu'il y a forcément de meilleur
et de plus convenable pour les gens qui ont la vraie science : nous y
gagnons le calme, la sécurité, la liberté. Sur ce point, en effet, il ne
faut pas s'en rapporter à la foule, qui prétend que les hommes libres
seuls peuvent s'instruire; mais bien plutôt aux philosophes, qui
soutiennent que les gens instruits sont seuls libres. Et comment cela?
Le voici. La liberté est-elle autre chose que le pouvoir de vivre comme
on le veut? — Non. — Répondez-moi donc, ô mortels : voulez-vous vivre en
vous trompant? — Nous ne le voulons pas. — Donc quiconque se trompe
n'est pas libre. Voulez-vous vivre tremblants de peur? Voulez-vous vivre
tristes? Voulez-vous vivre bouleversés? — Non. — Tous ceux donc qui
tremblent, tous ceux qui sont tristes, tous ceux qui sont bouleversés ne
sont pas libres; tous ceux au contraire qui sont affranchis de la
tristesse, de la crainte et des bouleversements, tous ceux-là sont par
le même moyen affranchis de la servitude. Comment donc aurons-nous
encore confiance en vous, ô chers législateurs? Allons-nous n'accorder
le droit de s'instruire qu'aux gens libres? Mais les philosophes disent
: « Nous n'accordons la liberté qu'à ceux qui sont instruits. » Et cela
signifie que c'est Dieu lui-même qui ne l'accorde qu'à ceux-là. —
Serait-ce donc ne rien faire que de faire faire à notre esclave un tour
sur lui-même devant le préteur? — C'est faire quelque chose. — Mais
quoi? — C'est lui faire faire un tour sur lui-même devant le préteur. —
Pas autre chose? — Si; c'est encore s'obliger à payer le vingtième de sa
valeur. — Mais quoi! celui qu'on a conduit ainsi n'est-il pas devenu
libre? — Pas plus libre qu'il n'est exempt de trouble. Toi-même, en
effet, qui peux ainsi conduire les autres devant le préteur, n'as-tu
donc point des maîtres? N'as-tu point pour maîtres l'argent, une jeune
fille, un beau jeune homme, le prince, un ami du prince? S'ils ne sont
pas tes maîtres, pourquoi trembles-tu lorsque tu vas vers l'un d'entre
eux?
C'est pour cela que je vous dis si souvent : Voici ce que vous devez
méditer, ce que vous devez toujours avoir présent à la pensée : Quelles
sont les choses vis-à-vis desquelles sied l'assurance, et celles
vis-à-vis des-quelles siéent les précautions? L'assurance sied dans les
choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre; les précautions dans
les choses qui dépendent de notre libre arbitre. — Mais ne t'ai-je donc
rien lu? Ne sais-tu pas ce dont je suis capable? —En fait de quoi? En
fait de belles paroles! Garde tes belles paroles pour toi, et montre-moi
où tu en es en fait de désirs et d'aversions ; montre-moi que tu ne
manques jamais ce que tu veux avoir, que tu ne tombes jamais dans les
choses que tu veux éviter. Quant à tes belles périodes, si tu as du bon
sens, tu les prendras et tu les effaceras. — Mais quoi! Socrate n'a-t-il
pas écrit? — Qui a écrit autant que lui? Mais comment le faisait-il?
Comme il ne pouvait pas toujours avoir là quelqu'un pour lui réfuter ses
opinions et pour lui donner les siennes à réfuter à leur tour, il
s'examinait et se réfutait lui-même, et constamment il s'exerçait à
appliquer dans la vie quelqu'un de ses principes. Voilà comment écrit un
philosophe. Mais quant aux belles paroles et à la méthode dont je parle,
il les laisse à d'autres, soit aux imbéciles, soit aux bienheureux qui
ont du temps à perdre parce qu'ils sont enfin exempts de toute
agitation, soit à ceux qui par légèreté d'esprit ne calculent pas les
conséquences de ce qu'ils font.
Et maintenant, quand l'occasion t'y invitera, viendras-tu encore nous
montrer toutes ces belles choses? Viendras-tu nous les lire, et nous
dire en te rengorgeant : Voilà comme je compose des dialogues? Homme, ce
n'est pas cela. Voici plutôt ce que tu dois dire : Voilà comme je ne
manque jamais ce que je désire, comme je ne tombe jamais dans ce que je
veux éviter. Amène ici la mort, et tu verras! Amène la souffrance, amène
la prison, amène la perte de ma réputation, amène la condamnation! Voilà
ce dont doit faire montre un jeune homme qui sort de l'école. Laisse le
reste à d'autres ; qu'on ne t'en entende jamais parler; ne permets pas
qu'on te vante à son sujet. Crois que tu n'es rien et que tu ne sais
rien. Ne montre en toi qu'une seule science, celle de ne pas manquer ce
que tu désires, de ne pas tomber dans ce que tu veux éviter. Que
d'autres pensent aux procès, aux problèmes, aux syllogismes ; ne pense,
toi, qu'à la mort, à la prison, à la torture, à l'exil ; mais penses-y
sans trembler, soumis à celui qui t'a appelé à un pareil sort, à celui
qui t'a jugé digne d'être placé dans ce poste, pour y montrer ce que
peut une âme raisonnable mise en face des forces qui échappent à
l'action de notre volonté. Et c'est ainsi que ce paradoxe : Il faut
réunir les précautions et l'assurance, ne paraîtra plus une chimère ni
un paradoxe. Dans ce qui ne relève point de notre libre arbitre, soyons
pleins d'assurance; dans ce qui relève de lui, soyons sur nos gardes.
CHAPITRE II
Du calme de l'âme
Toi qui te rends devant la
justice, vois ce que tu veux sauver, et l'espèce de succès que tu
cherches. Si tu ne veux sauver que l'accord de ton jugement et de ta
volonté avec la nature, tout est sûr, tout est facile pour toi; tu n'as
rien à craindre. Car, dès que tu ne veux que sauver ce qui est en ton
pouvoir, ce qui de sa nature est indépendant et libre, dès que tu ne
prétends à rien de plus, de quoi as-tu à t'inquiéter encore? Ces choses
ont-elles un maître en effet? Est-il quelqu'un qui puisse te les
enlever? Si tu veux te respecter toi-même et être honnête, qui t'en
empêchera? Si tu veux n'être jamais entravé ni contraint, qui te forcera
à désirer ce que tu ne croiras pas devoir désirer, à redouter ce que tu
ne croiras pas devoir redouter? Qu'y a-t-il en effet? On peut bien te
faire des choses qui paraissent effroyables, mais comment peut-on faire
que tu les subisses en les craignant? Dès l'instant donc où le désir et
la crainte sont en ta puissance, de quoi peux-tu t'inquiéter encore? Que
ce soit là ton exorde, que ce soit là ta narration, que ce soit là ta
confirmation, que ce soit là ta réfutation, que ce soit là ta
péroraison, que ce soit là ton moyen de te faire admirer.
C'est pour cela que Socrate répondit à celui qui lui conseillait de se
préparer à son procès : Ne trouves-tu donc pas que je m'y suis préparé
par ma vie tout entière? — De quelle façon? — J'ai sauvé ce qui est
vraiment à moi. — Comment cela? — Je n'ai jamais rien fait de mal, ni
comme homme ni comme citoyen. Mais si tu veux sauver aussi les choses
extérieures, ton corps, ta fortune, ta réputation, voici ce que je te
dirai : Prépare-toi dès maintenant à ton procès par tous les moyens
possibles, puis étudie et le caractère de ton juge et ton adversaire.
S'il faut t'attacher à leurs genoux, attache-toi à leurs genoux; s'il te
faut pleurer, pleure ; s'il te faut pousser des gémissements, pousse des
gémissements. Car, dès l'instant où tu soumets ce qui est toi à ce qui
n'est pas toi, il te faut être à jamais esclave. Ne va pas regimber par
moments, et tantôt consentir à servir, tantôt t'y refuser : il te faut
absolument et complètement être dans ton âme ceci ou cela, libre ou
esclave, éclairé ou ignorant, brave coq ou mauvais coq. Il te faut
supporter les coups jusqu'à ce que tu en meures, ou te rendre
immédiatement, si tu ne veux pas qu'il t'arrive de recevoir des coups
d'abord et de te rendre ensuite. Si tu crois que ce serait là une honte,
fais-toi dès maintenant ce raisonnement : Qu'est-ce qui est un bien ou
un mal suivant la nature? Ce qui l'est en toute vérité. Mais où sont la
vérité et la nature, là aussi est la prudence ; où sont la vérité et la
nature, là aussi est l'assurance.
Penses-tu en effet que, si Socrate avait voulu sauver ce qui n'était pas
lui, il se serait avancé pour dire : Anytus et Melitus peuvent me tuer,
mais ils ne peuvent me faire de tort? Etait-il assez simple pour ne pas
voir que cette route ne l'y conduisait pas; qu'elle le conduisait
ailleurs? Autrement quel motif aurait-il eu de n'en tenir aucun compte
et de les provoquer?
Ainsi fit mon ami Héraclite, dans un procès qu'il eut à Rhodes au sujet
d'un champ. Après avoir démontré à ses juges que sa cause était juste,
il leur dit, quand il en fut arrivé à sa péroraison : Je ne vous prierai
pas, et je m'inquiète peu du jugement que vous allez prononcer. C'est
vous que l'on juge bien plutôt que moi. Il gâta ainsi son affaire. Et
qu'avait-il besoin de le dire? Borne-toi à ne pas prier; et n'ajoute pas
: Je ne vous prie point; à moins que tu n'aies comme Socrate quelque
motif suffisant de provoquer tes juges. Si tu veux être mis en croix,
attends, et la croix viendra; mais si la raison te détermine à te rendre
à la citation du juge et à faire ton possible pour le persuader, il faut
être conséquent avec ce premier pas, tout en ne compromettant point ce
qui est vraiment à toi.
C'est pour cela aussi qu'il est ridicule de dire : Conseille-moi. Que te
conseillerais-je, en effet? Ce que tu devrais dire, c'est ceci : Fais
que mon âme se conforme à tout ce qui lui arrive. Tu ressembles à un
homme qui ne saurait pas écrire, et qui viendrait me dire : Indique-moi
les caractères qu'il faudra que je trace, quand on me donnera un nom à
écrire. Si moi je lui disais qu'il doit tracer les caractères qui
entrent dans le mot Dion, et que survînt un autre qui lui donnât à
écrire, non pas Dion, mais Théon, qu'arriverait-il de notre homme?
Qu'écrirait-il? Tandis que, si tu as appris à écrire, tu peux être prêt
pour tous les noms qu'on te demandera. Mais, si tu n'as pas appris, quel
conseil puis-je te donner? Car si les circonstances te demandent un
autre mot, que diras-tu? Que feras-tu? Aie la science générale, et tu
n'auras pas besoin de conseils. Si tu tombes en extase devant les choses
du dehors, il te faudra forcément rouler dans tous les sens, au gré des
caprices de ton maître. Et qu'est-ce qui est ton maître? Quiconque tient
sous sa main ce que tu désires ou ce que tu crains.
CHAPITRE III
Sur ceux qui recommandent quelqu'un aux philosophes
Diogène eut raison de dire à
quelqu'un qui lui demandait des lettres de recommandation : Rien qu'en
te voyant, il saura que tu es un homme. En es-tu un bon? En es-tu un
méchant? Il le saura, s'il a le talent de distinguer les bons et les
méchants. S'il n'a pas ce talent, il ne le saura pas, alors même que je
le lui écrirais mille fois. Tu ressembles à une drachme qui demanderait
qu'on la recommandât à quelqu'un pour qu'il l'appréciât. S'il se connaît
en monnaies, lui dirait-on, il reconnaîtra ta valeur; car tu te
recommandes par toi-même. Nous devrions avoir dans les choses de la vie
un moyen d'apprécier les gens, à l'instar de la monnaie; nous pourrions
alors dire comme celui qui se connaît à la monnaie : Apporte-moi quelle
drachme tu voudras, et je jugerai ce qu'elle vaut. Quand il s'agit de
syllogismes aussi, je dis : Apporte-moi quel homme tu voudras, et je
verrai bien s'il sait les analyser. Pourquoi? C'est que je sais analyser
les syllogismes, et que par conséquent j'ai les connaissances qu'il faut
avoir pour reconnaître les gens qui s'y entendent. Mais dans les choses
de la vie, qu'est-ce que je fais? Je dis d'un même homme tantôt qu'il
est bon, tantôt qu'il est mauvais. Et d'où cela vient-il? C'est que,
contrairement à ce qui se passe pour les syllogismes, je manque ici de
savoir et d'expérience.
CHAPITRE IV
Sur un homme qui avait été surpris en adultère
Un jour qu'il soutenait que
l'homme était né pour l'honnêteté, et que méconnaître ce principe
c'était méconnaître le caractère essentiel de l'humanité, survint un de
nos prétendus lettrés, qui avait été autrefois surpris à Rome en
adultère. Que faisons-nous, dit alors Epictète, lorsque, renonçant à
cette honnêteté pour laquelle nous sommes nés, nous nous attaquons à la
femme de notre voisin? Ce que nous faisons? Nous perdons et
détruisons... Quoi donc? Notre honnêteté, notre retenue, notre pureté.
Est-ce là tout? Ne détruisons-nous pas encore les rapports de bon
voisinage? Et l'amitié? Et la société civile? Quel rôle nous
donnons-nous à nous-mêmes? O homme, quelles relations entretiendrai-je
avec toi? des relations de voisin? d'ami? De quoi, enfin? de citoyen?
Quelle confiance puis-je avoir en toi? Si tu étais un vase en si piteux
état, que tu, ne pusses servir à rien, on te jetterait dehors, sur un
tas de fumier, et personne ne t'y ramasserait. Si tu es un homme, et que
tu ne puisses jouer aucun des rôles de l'homme, que ferons-nous de toi?
Car, si tu ne peux être à ta place comme ami, y pourras-tu être comme
esclave? Mais là encore qui se fiera à toi? Et tu ne veux pas qu'on te
jette toi aussi sur un tas de fumier, comme un vase inutile, aussi sale
que le fumier!
Puis tu viendras dire : Quoi! personne ne fait cas de moi qui suis un
lettré! C'est que tu es un méchant, dont il n'y a rien à faire. C'est
comme si les guêpes s'indignaient de ce qu'on ne fait pas cas d'elles,
de ce qu'on les fuit, et de ce qu'on les frappe et les abat, quand on le
peut! Tu as un dard qui porte le chagrin et la douleur partout où il
frappe. Que veux-tu que nous fassions de toi? Il n'y a pas de place où
te mettre. Comment! dis-tu. Est-ce que la nature n'a pas fait les femmes
communes à tous? Et moi je te dis : Le cochon de lait lui aussi est
commun à tous les invités. Mais, quand il a été partagé, avise-toi
d'aller prendre de force la part de ton voisin, ou de la lui dérober; ou
bien encore, mets la main dans son assiette pour goûter de ce qui est
dedans, et, si tu ne peux lui enlever sa viande, traîne tes doigts dans
sa graisse, et lèche-les. Quel honnête convive! Quel disciple de Socrate
à table! Le théâtre lui aussi n'est-il pas commun à tous les citoyens!
Eh bien! lorsqu'ils sont assis, va t'aviser de chasser l'un d'eux de sa
place. C'est de cette façon-là que les femmes sont communes. Lorsque le
législateur, comme un maître de maison, les a partagées entre tous, toi,
plutôt que de chercher à en avoir ta part à toi, aimeras-tu mieux voler
la part de ton voisin et y porter la dent? — Mais je suis un lettré,
dis-tu, et je comprends Archédémus! — Eh bien! toi qui comprends
Archédémus, sois débauché, sois sans honneur; au lieu d'être un homme,
sois un loup ou un singe. Car en quoi diffères-tu d'eux?
CHAPITRE V
Comment on peut par l'élévation de l'esprit unir le soin de ses
affaires
Les choses en elles-mêmes sont
indifférentes, mais l'usage que nous en faisons n'est pas indifférent.
Comment donc tout à la fois maintenir son âme dans la tranquillité et
dans le calme, et faire avec soin ce que l'on fait, sans précipitation
comme sans lenteur? On n'a qu'à imiter ceux qui jouent aux dés.
Indifférents sont les points ; indifférents les dés. Comment savoir, en
effet, le dé qui va venir? Mais jouer avec attention et avec habileté le
dé qui est venu, voilà ce qui est mon affaire. De même dans la vie ce
qu'il y a d'essentiel, c'est de distinguer, c'est de diviser, c'est de
se dire : Les choses extérieures ne sont pas à moi, mais ma faculté
déjuger et de vouloir est à moi. Où donc chercherai-je le bien et le
mal? Au-dedans de moi; dans ce qui est à moi. Ne dis jamais des choses
extérieures qu'elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, ni
quoi que ce soit en ce genre.
Quoi donc! devons-nous y mettre de la négligence? Non pas, car d'autre
part la négligence est un mal pour notre faculté de juger et de vouloir;
et par conséquent elle est contraire à la nature; mais il faut tout à la
fois y mettre du soin, parce que notre conduite n'est pas indifférente,
et garder notre calme avec notre paisible assiette, parce que l'objet
dont nous nous occupons est indifférent. Dans tout ce qui m'importe, on
ne peut ni m'entraver ni me contraindre; partout où l'on peut m'entraver
et me contraindre, il n'y a rien dont l'obtention dépende de moi, rien
qui soit un bien ou un mal; ma conduite seule dans ce cas est un bien ou
un mal; mais aussi elle dépend de moi. Il est difficile de réunir et
d'associer ces deux choses, les soins de l'homme qui s'intéresse aux
objets, et le calme de celui qui n'en fait aucun cas; pourtant cela
n'est pas impossible ; autrement, il ne serait pas possible d'être
heureux. Ainsi agissons-nous dans un voyage sur mer. Qu'est-ce que nous
y pouvons? Choisir le pilote, les matelots, le jour, le moment. Une
tempête survient après cela. Que m'importe! J'ai fait tout ce qu'on
pouvait me demander. Ce qui reste est l'affaire d'un autre, l'affaire du
pilote. Mais le navire sombre! Que puis-je y faire? Je me borne à faire
ce que je puis : je me noie sans trembler, sans crier, sans accuser
Dieu, parce que je sais que tout ce qui est né doit périr. Je ne suis
pas l'éternité; je suis un homme, une partie du grand tout, comme
l'heure est une partie du jour; il faut que je vienne, comme vient
l'heure, et que je passe comme elle passe. Que m'importe alors de quelle
façon je passerai! Que ce soit par l'eau ou par la fièvre! Il faut bien
en effet que ce soit par quelque chose de ce genre.
C'est ce que tu verras faire encore à ceux qui savent jouer à la paume.
La différence entre eux ne tient pas à ce que la balle est bonne ou
mauvaise; mais à leur façon de la lancer et de la recevoir. Il y aura là
bien jouer, habileté, promptitude, coup d'œil, si je reçois la balle,
sans tendre ma robe, et si l'autre la reçoit quand je la lance. Mais, si
c'est avec désordre et appréhension que nous la lançons ou la recevons,
que deviendra le jeu? Qu'est-ce qui y gardera son sang-froid? Qu'est-ce
qui y démêlera l'ordre à suivre? L'un dira : Lance-la; ne la lance pas.
L'autre : Tu en as lancé une. C'est là une dispute ; ce n'est plus un
jeu.
Aussi Socrate savait-il jouer à la paume! Que veux-tu dire par là? Il
savait plaisanter devant le tribunal : Réponds-moi, Anytus, disait-il,
comment peux-tu dire que je n'admets pas de Dieu? Que crois-tu que
soient les demi-dieux? Ne crois-tu pas qu'ils sont ou les enfants des
dieux, ou un mélange de l'homme et du Dieu? — Oui, dit l'autre. — Eh
bien! penses-tu qu'on puisse croire aux mulets, et ne pas croire aux
ânes? Il jouait là comme avec une balle. Et quelle était la balle dans
cette partie? La vie, la prison, l'exil, le poison à boire, sa femme à
quitter, ses enfants à laisser orphelins! Voilà avec quoi il jouait
cette partie; mais il ne l'en jouait pas moins, et n'en lançait pas
moins sa balle suivant les règles. Nous, à notre tour, nous devons, à
son exemple, mettre dans notre jeu toute l'attention d'un joueur
consommé; mais en même temps nous devons y être indifférents, comme on
l'est pour la balle. Toujours, en effet, nous avons à déployer notre
talent à propos de quelque objet extérieur, mais sans lui accorder de
valeur, et uniquement pour faire montre de notre talent à propos de lui,
quel qu'il soit d'ailleurs. C'est ainsi que le tisserand ne fait pas sa
laine, mais qu'il déploie son talent sur celle qu’on lui a donnée,
quelle qu'elle puisse être. C’est un autre qui te donne tes aliments et
ta fortune! il peut te les enlever, aussi bien que ton corps. Ce sont
des matériaux que tu reçois ; mets-les en œuvre. Si tu sors d'un combat
sans y avoir reçu de mal, les gens ordinaires, en te rencontrant te
féliciteront d'être sain et sauf; mais ceux qui s'entendent à juger de
ces choses-là, ne te complimenteront et ne te féliciteront que s'ils
voient que tu t'es conduit avec honneur à la bataille. Ce sera tout le
contraire s'ils voient que tu ne t'es sauvé que par une lâcheté. On ne
doit s'associer, en effet, qu'aux bonheurs légitimes.
— Comment se fait-il alors qu'on dise des choses du dehors tantôt
qu'elles sont conformes à notre nature, tantôt qu'elles lui sont
contraires? — Tu parles, comme si nous étions des êtres isolés. Je puis
dire qu'il est conforme à la nature du pied d'être propre ; mais, si tu
le prends comme le pied de quelqu'un et non pas comme un tout isolé,
voici qu'il lui devient séant de s'enfoncer dans la boue, de marcher sur
des épines, parfois même d'être coupé dans l'intérêt du corps entier;
autrement ce ne serait pas le pied de quelqu'un. C'est à peu près ainsi
que nous devons raisonner pour nous-mêmes. Qu'est-ce que tu es? Un
homme. Si tu te considères comme un tout isolé, il est dans ta nature de
vivre jusqu'à la vieillesse, d'être riche et en bonne santé. Mais, si tu
te considères comme un homme et comme une partie d'un tout, il est
séant, dans l'intérêt de ce tout, d'être tantôt malade, tantôt sur mer,
tantôt en péril, tantôt dans l'indigence, et finalement de mourir avant
le temps. Pourquoi t'en irriter? Ne sais-tu pas qu'autrement tu
cesserais d'être un homme, comme le pied d'être le pied de quelqu'un.
Qu'est-ce qu'un homme en effet? un membre d'une cité : d'abord de cette
cité qui se compose des dieux et des hommes ; puis de celle qui porte ce
nom tout près de nous, et qui est une petite image de la cité
universelle. On va me mettre en jugement! dis-tu. Un autre a la fièvre!
Un autre est sur mer! Un autre meurt! Un autre est condamné! C'est qu'il
était impossible qu'avec un pareil corps, avec un pareil entourage, avec
de pareils compagnons, il n'arrivât pas dans ce genre aux uns ceci, aux
autres cela. Tout ce que tu as à faire c'est, quand tu es là, de dire ce
que tu dois dire, et d'user des choses comme il convient. Puis cet autre
vient me dire : Je te déclare coupable. — Grand bien t'arrive! J'ai fait
ce que je devais faire; à toi de voir, si tu auras fait aussi ce que tu
devais faire ; car il y a là aussi un risque; ne t'y trompe pas.
CHAPITRE VI
Des choses indifférentes
La proposition conjonctive est en
elle-même indifférente, mais le jugement à porter sûr elle n'est pas
indifférent, car il sera de la science, une simple conjecture ou une
erreur. De même la vie est chose indifférente, mais notre façon de vivre
ne l'est pas. N'allez donc pas vous mettre à tout négliger, parce qu'on
vous aura dit que la vie elle-même est chose indifférente ; mais n'allez
pas non plus, parce qu'on vous aura exhorté à l'attention, vous abaisser
à tomber en admiration devant les choses extérieures.
Il est bon aussi de connaître ce que l'on a appris et ce que l'on sait,
afin de se tenir tranquille dans les choses qu'on n'a pas apprises, et
de ne pas s'indigner d'y voir quelques autres mieux réussir que vous. Tu
revendiqueras pour toi la supériorité dans les syllogismes ; et, si l'on
s'en fâche, tu diras aux gens pour les calmer : Je les ai étudiés, et
vous, non. De même dans tout ce qui demande qu'on s'y soit exercé, ne
prétends pas avoir ce que l'exercice donne seul ; laisse l'avantage à
ceux qui se sont exercés, et contente-toi de ton calme.
— Va saluer un tel. — De quelle façon? —Sans faire de bassesse. — Je
n'ai pas pu entrer, car je n'ai pas appris à passer par la fenêtre; et,
trouvant sa porte fermée, il m'a fallu me retirer ou passer par la
fenêtre. —Parle-lui pourtant. — Je lui parlerai; mais de quelle façon?
—Sans faire de bassesse. Voilà que tu n'as pas réussi ; mais ce n'était
pas là ton affaire; c'était la sienne. Pourquoi prétendrais-tu à ce qui
n'est pas à toi? Souviens-toi toujours de ce qui est à toi et de ce qui
n'est pas à toi, et tu ne te déconcerteras de rien. Aussi Chrysippe
a-t-il raison de dire : Tant que j'ignore ce qui doit suivre, je choisis
toujours ce qui est le plus propre à me faire vivre suivant la nature ;
car c'est Dieu lui-même qui m'a fait pour choisir ainsi. Mais, si je
savais qu'il est dans ma destinée d'être malade, j'irais de moi-même
vers la maladie. Le pied, en effet, s'il était intelligent, irait de
lui-même dans la boue;
Pourquoi naissent les épis? N'est-ce pas pour durcir? Et pourquoi
durcissent-ils, si ce n'est pour être coupés? Car ils ne sont pas isolés
dans la nature. S'ils avaient la pensée, devraient-ils donc souhaiter de
n'être jamais coupés? Ce serait chez les épis un désir impie, que celui
de n'être jamais coupés. Sachons qu'à leur exemple c'est dans l'homme un
désir impie, que celui de ne jamais mourir. Il est ce que serait le
souhait de ne jamais mûrir, de ne jamais être coupé. Mais nous, parce
que nous sommes de nature tout à la fois à être coupés et à comprendre
que l'on nous coupe, nous nous indignons que ce soit. C'est que nous ne
savons pas ce que nous sommes, et que nous n'avons pas étudié la nature
de l'homme, autant que les maîtres d'équitation ont étudié la nature du
cheval. Chrysante allait frapper un ennemi; il entendit la trompette
sonner la retraite; il s'arrêta; il crut en effet qu'il valait mieux
obéir à son général que d'agir pour son propre compte. Mais aucun de
nous ne veut, quand la nécessité l'appelle, s'y conformer sans
difficulté : c'est en pleurant, c'est en gémissant, que nous subissons
ce que nous subissons ; et c'est en criant contre les circonstances!
Hommes, pourquoi criez-vous contre les circonstances? Si nous crions
contre elles par cela seul qu'elles existent, nous aurons toujours à
crier. Si nous crions parce qu'elles sont déplorables, qu'y a-t-il de
déplorable à ce que périsse ce qui est né? Ce qui nous fait périr, c'est
une épée, une roue, la mer, une tuile, un tyran. Que t'importe la voie
par laquelle tu descendras dans l'enfer. Toutes se valent. Et, si tu
peux écouter la vérité, la voie par laquelle vous expédie le tyran est
encore la plus courte. Jamais un tyran n'a mis six mois à tuer un homme,
et la fièvre y met souvent une année. Il n'y a dans tout cela que du
bruit et un étalage de mots vides de sens.
— Je suis en danger de perdre la vie par le fait de César. — Eh bien!
Est-ce que je ne cours pas de dangers, moi qui habite Nicopolis, où il y
a tant de tremblements de terre? Et toi-même, quand tu traverses
l'Adriatique, n'es-tu pas en danger, et en danger pour ta vie? — Ce sont
mes opinions qui sont en danger! — Les tiennes? Comment cela se peut-il?
Qu'est-ce qui pourrait te contraindre à croire ce que tu ne veux pas
croire? Sont-ce celles des autres? Et quel danger y a-t-il pour toi dans
l'erreur des autres? — Je suis en danger d'être exilé. — Qu'est-ce
qu'être exilé? Est-ce être ailleurs qu'à Rome? — Oui. Et que faire si je
suis envoyé à Gyaros? — S'il est dans ton intérêt d'y aller, tu iras; si
non, tu as où aller à la place de Gyaros ; tu peux aller dans un lieu où
celui qui t'envoie à Gyaros, ira lui aussi, qu'il le veuille où non.
Pourquoi alors partir pour l'exil comme pour un grand malheur? C'est une
bien petite épreuve après tant de préparations! Un jeune homme d'un beau
naturel dirait à son sujet : Ce n'était pas la peine de tant apprendre,
ni de tant écrire, ni de rester si longtemps assis chez un petit
vieillard qui n'avait pas grande valeur! Souviens-toi seulement de la
distinction entre ce qui est à toi et ce qui n'est pas à toi, et ne
prétends jamais à ce qui est aux mains des autres. La tribune et la
prison sont des endroits différents : l'une est en haut, l'autre est en
bas; mais ton jugement et ta volonté peuvent rester les mêmes dans l'une
ou dans l'autre, si tu le veux. Nous serons des émules de Socrate, quand
nous pourrons dans la prison écrire des péans. Mais, tels que nous
sommes dans le moment, crois-tu que nous pourrions seulement supporter
dans la prison quelqu'un qui nous dirait : Veux-tu que je te lise des
péans! — Que viens-tu m'ennuyer? Lui dirions-nous. Ne sais-tu pas quel
est mon malheur? Est-ce avec lui que je puis t'écouter! — Et quel est-il
donc? — Je dois mourir. — Est-ce que les autres hommes seront immortels?
CHAPITRE VII
Comment faut-il consulter les oracles?
Beaucoup de personnes manquent
souvent à leurs devoirs, parce qu'elles consultent mal les devins.
Qu’est-ce que le devin peut voir en effet? La mort, les périls, la
maladie, et autres choses de cette sorte; rien de plus. Si donc il me
faut braver un danger pour un ami, si mon devoir est de mourir pour lui,
quel besoin ai-je de consulter le devin? N'ai-je pas en moi un oracle,
qui me dira où est le vrai bien et le vrai mal, et qui me fera connaître
les caractères de l'un et de l'autre? Qu'ai-je donc encore besoin des
entrailles et des oiseaux? Et supporterai-je le devin quand il me dit :
Voilà ce qui t'est utile? Est-ce qu'en effet il sait ce qui est utile?
Est-ce qu'il sait ce qui est bien? Est-ce qu'il a appris à connaître les
caractères du bien et du mal, comme ceux des entrailles? S'il
connaissait ceux du bien et du mal, il connaîtrait aussi ceux de la
beauté et de la laideur, de la justice et de l'injustice! Homme, dis-moi
ce qui m'est présagé, la vie ou la mort, la pauvreté ou la richesse.
Mais me seront-elles utiles ou fatales, c'est ce que je ne te demanderai
pas. Pourquoi ne parles-tu jamais sur la grammaire, mais seulement sur
les questions où nous sommes dans l'incertitude, et en désaccord les uns
avec les autres? Aussi est-ce une belle réponse que celle de cette femme
qui voulait envoyer à l'exilée Gratilla un bâtiment chargé de vivres
pour un mois, et à qui on disait que Domitien le ferait enlever : J'aime
mieux, dit-elle, qu'il l'enlève que de ne pas l'envoyer.
Qu'est-ce qui nous pousse donc continuellement à consulter les oracles?
Notre lâcheté, notre frayeur de ce qui doit arriver. C'est pour cela que
nous faisons la cour aux devins. Maître, hériterai-je de mon père?
Voyons; sacrifions pour cela. — Oui. — Maître, qu'il en soit comme le
veut la fortune! Quand il nous dit ainsi: Tu hériteras, nous le
remercions comme si c'était de lui que nous tinssions l'héritage. Aussi
ces gens-là ont-ils belle à se moquer de nous!
Que devons-nous faire? Aller les trouver, sans rien désirer, sans rien
craindre; semblables au voyageur qui demande à un passant celle des deux
routes qui conduit où il va : il ne désire pas que ce soit celle de
droite plutôt que celle de gauche qui y conduise; car ce qu'il veut ce
n'est pas d'aller de préférence par une d'entre elles, mais par celle
qui conduit où il va. C'est ainsi qu'il faut aller trouver Dieu, pour
qu'il nous guide. Usons de lui comme nous usons de nos yeux : nous ne
leur demandons pas de nous faire voir ceci plutôt que cela; nous nous
bornons à recevoir les idées des choses qu'ils nous font voir. Ici, au
contraire, nous nous emparons de l'augure en tremblant; nous appelons
Dieu à notre aide et nous lui disons avec prière : Seigneur, aie pitié
de moi ; accorde-moi de me tirer de là! Esclave, veux-tu donc autre
chose que ce qu'il y a de mieux? Et qu'y a-t-il de mieux que ce qui a
été arrêté par Dieu? Pourquoi donc, autant qu'il est en toi, corromps-tu
ton juge, et séduis-tu ton conseiller?
CHAPITRE VIII
De l'essence du bien
Dieu est
utile. Mais le bien aussi est également utile. D'où probablement là où
se trouve l'essence de Dieu , là aussi se trouve l'essence du bien.
Quelle est donc l'essence de Dieu ? Est-il chair ? - Certainement pas.
- Un champ ? -Nullement. - Une parole ? - Non. - Est-il l'intelligence,
la connaissance, la droite raison ? - Oui. - Cherche donc là simplement
l'essence du bien ; je suppose que tu ne vas pas la chercher dans une
plante. - Non. - Ni le chercher dans un animal privé de raison ? - Non.
- Si donc tu le cherches dans un animal raisonnable, pourquoi néanmoins
l'y chercher ailleurs que dans ce qui le distingue des animaux
irrationnels ? Les plantes n'ont pas le pouvoir d'utiliser les
représentations, et pour cette raison tu ne leur appliques pas le terme
de bien. Le bien exige donc l'utilisation des représentations. Cela
suffit-il ? Si tu dis qu'il exige uniquement cette utilisation, dis
alors que le bien, le bonheur et le malheur se trouvent aussi chez les
animaux privés de raison. Mais tu dis que ce n'est pas vrai et tu as
raison ; s'ils possèdent en effet le degré le plus élevé de
l'utilisation des représentations, ils n'ont cependant pas la conscience
de l'utilisation des représentations ; et il y a une bonne raison pour
cela, parce qu'ils n'existent que pour servir d'autres, et ils ne
commandent pas. L'âne, je suppose, n'existe pas pour commander. Non ;
mais parce que on avait
besoin d'un dos qui fût capable de porter. Nous avions
aussi, par Jupiter besoin qu'il pût marcher; en conséquence il a reçu
l'usage des idées, car autrement il n'aurait pas pu marcher. Il s'en
tient là du reste. Mais s'il avait reçu en plus l'intelligence de
l'usage des idées, il en résulterait évidemment qu'il ne nous obéirait
plus, qu'il ne nous servirait plus comme il le fait, qu'il serait à
notre niveau et pareil à nous.
Ne veux-tu donc pas chercher le vrai bien dans ce qui ne peut manquer
quelque part, sans que tu ne refuses aussitôt de dire que le bien y est?
Mais quoi! les autres êtres ne sont-ils pas eux aussi des œuvres de
Dieu? Oui, mais ils ne sont pas nés pour commander, et ils ne sont pas
des parties de Dieu. Toi tu es né pour commander; tu es un fragment
détaché de la divinité; tu as en toi une partie de son être. Pourquoi
donc méconnais-tu ta noble origine? Ne sais-tu pas d'où tu es venu? Ne
consentiras-tu pas à te rappeler, quand tu es à table, qui tu es toi qui
es à table, et qui tu nourris en toi ; à te rappeler, quand tu as des
rapports avec ta femme, qui tu es toi qui as ces rapports? Lorsque tu
causes avec quelqu'un, lorsque tu t'exerces, lorsque tu discutes, ne
sais-tu pas que tu nourris en toi un Dieu? C'est un Dieu que tu exerces!
Un Dieu que tu portes partout; et tu n'en sais rien, malheureux! Et
crois-tu que je parle ici d'un Dieu d'argent ou d'or en dehors de toi?
Le Dieu dont je parle, tu le portes en toi-même ; et tu ne t'aperçois
pas que tu le souilles par tes pensées impures et tes actions infâmes!
En présence de la statue d'un Dieu, tu n'oserais rien faire de ce que tu
fais; et, quand c'est le Dieu lui-même qui est présent en toi, voyant
tout, entendant tout, tu ne rougis pas de penser et d'agir de cette
façon, ô toi qui méconnais ta propre nature et qui attires sur toi la
colère divine! Au reste, quelle est notre crainte, quand nous faisons
sortir un jeune homme de l'école, pour entreprendre quoi que ce soit?
Nous craignons qu'il n'ait une autre conduite, une autre façon de se
nourrir, et d'autres liaisons que celles qu'il doit avoir; qu'il ne
rougisse de porter des guenilles, ou qu'il ne soit fier d'avoir de beaux
habits. Il ne connaît pas son Dieu; il ne sait pas en compagnie de qui
il marche. Lui laisserons-nous dire à quelqu'un : Je voudrais t'avoir
pour compagnon? Est-ce que tu n'as pas Dieu avec toi? Quel autre
compagnon cherches-tu, quand tu as celui-là? Et celui-là te dira-t-il
autre chose que ce que nous te disons? Si tu étais une statue de
Phidias, la Minerve ou le Jupiter, tu te souviendrais de toi-même et de
l'artiste qui t'aurait fait; et, si tu avais l'intelligence, tu voudrais
ne rien faire qui fût indigne de ton auteur ou de toi, et ne jamais
paraître aux regards sous des dehors inconvenants. Vas-tu, maintenant,
parce que c'est Jupiter qui t'a fait, être indifférent à l'aspect sous
lequel tu te montreras? Est-ce qu'il y a égalité entre les deux artistes
; égalité entre les deux créations? Est-il une œuvre de l'art qui ait
réellement en elle les facultés que semble y attester la façon dont elle
est faite? En est-il une qui soit autre chose que de la pierre, de
l'airain, de l'or ou de l'ivoire? La Minerve même de Phidias, une fois
qu'elle a étendu la main, et reçu la Victoire qu'elle y tient, reste
immobile ainsi pour l'éternité; tandis que les œuvres de Dieu ont le
mouvement, la vie, l'usage des idées et le jugement. Quand tu es la
création d'un pareil artisan, voudras-tu le déshonorer? Mais que dis-je?
Il ne s'est pas borné à te créer; il t'a confié à toi-même, remis en
garde à toi-même? Ne te le rappelleras-tu pas? Et souilleras-tu ce qu'il
t'a confié? Si Dieu avait remis un orphelin à ta garde, est-ce que tu le
négligerais ainsi? Il t'a commis toi-même à toi-même, et il t'a dit : Je
n'ai personne à qui je me fie plus qu'à toi : garde-moi cet homme tel
qu'il est né, honnête, sûr, à l'âme haute, au-dessus de la crainte, des
troubles et des perturbations. Et toi tu ne le gardes pas!
Mais on dira : Pourquoi cet homme porte-t-il si haut la tête, et
prend-il cet air d'importance? Je ne le fais pas encore comme je le
devrais ; car je n'ai pas encore une confiance entière dans ce que j'ai
appris et dans ce que j'ai accepté : je redoute encore ma propre
faiblesse. Laissez-moi prendre cette confiance, et vous me verrez alors
le regard et le port qu'on doit avoir; je vous montrerai alors la statue
achevée et polie. Mais que croyez-vous que cela soit? L'air arrogant? A
Dieu ne plaise? Est-ce que Jupiter à Olympie a l'air arrogant? Non, mais
il a le regard assuré comme doit l'avoir celui qui peut dire :
Tout est irrévocable chez moi, et tout y est sûr.
C'est là ce que je vous ferai voir en moi, avec la sincérité,
l'honnêteté, la noblesse de cœur, le calme absolu. Me verrez-vous exempt
de la mort, de la vieillesse, de la maladie? Non; mais vous me verrez
comme un Dieu en face de la mort, comme un Dieu en face de la maladie.
Voilà ce que je sais, voilà ce que je puis ; tout le reste, je ne le
sais ni ne le puis. Je vous ferai voir la force d'un philosophe. Et en
quoi consiste cette force? A ne jamais manquer ce qu'on désire, à ne
jamais tomber dans ce qu'on redoute, à se porter toujours vers des
choses convenables, à donner tous ses soins à ce qu'on se propose de
faire, à ne croire jamais qu'après mûr examen. Voilà ce que vous verrez.
CHAPITRE IX
On n'est pas de force à remplir son rôle d'homme, et l'on se charge
encore de celui de philosophe!
Remplir son rôle d'homme, et rien
de plus, n'est pas encore une chose toute simple. Qu'est-ce que l'homme
en effet? Un être animé, dit-on, qui a la raison, et qui doit mourir.
Or, tout d'abord, de qui la raison nous distingue-t-elle? Des bêtes
sauvages. Et de qui encore? Du bétail, et de ce qui lui ressemble. Vois
donc à ne jamais agir comme la bête sauvage; autrement, c’en est fait de
l'homme en toi: tu n'auras pas rempli ton rôle. Vois à ne jamais agir
comme le bétail; autrement, de cette façon aussi, c'en est fait de
l'homme en toi. Quand donc agissons-nous comme le bétail? Quand nous
agissons en vue de notre estomac ou des plaisirs de la chair, sans
réflexion, salement et sans soins, de qui nous rapprochons-nous? Des
bestiaux. Qui détruisons-nous en nous-mêmes? L'être raisonnable. Quand
nous agissons avec entêtement, avec méchanceté, avec colère, avec
violence, de qui nous rapprochons-nous? Des bêtes sauvages. Nous sommes,
les uns des bêtes sauvages de grande taille, les autres de ces petites
bêtes malfaisantes, à propos desquelles on dit : Au moins si c'était un
lion qui me mangeât! Mais, avec les unes comme avec les autres, c'en est
fait de notre rôle d'homme. Qu'est-ce qui sauve, en effet, un,
raisonnement conjonctif? C'est d'atteindre son but; et c'est pour cela
que ce qui sauve un raisonnement conjonctif, c'est d'être composé de
propositions vraies. Et qu'est-ce qui sauve un raisonnement disjonctif?
Encore d'atteindre son but. Et une flûte? Et une lyre? Et un cheval? Et
un chien? Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que l'homme se conserve à des
conditions semblables, se perde à des conditions semblables? Toute
qualité se fortifie et se conserve par les actes qui lui sont conformes,
le talent du charpentier par de belles œuvres de charpentier, le talent
du littérateur par de belles œuvres littéraires. Si vous vous habituez à
écrire contrairement aux règles, tout votre talent se détruit et se perd
infailliblement. De même l'honnêteté se conserve par des actes honnêtes,
et des actes déshonnêtes la détruisent; la loyauté se conserve par des
actes loyaux, et des actes contraires la détruisent. Les défauts à leur
tour se fortifient par des actes coupables : l'impudence par des actes
impudents; la déloyauté par des actes déloyaux; l'amour de la médisance
par des médisances; l'irascibilité par la colère, et l'avidité par la
supériorité des recettes sur les déboursés.
C'est pour cela que les philosophes nous avertissent qu'il ne suffit pas
d'apprendre la théorie, qu'il faut y joindre encore la méditation, puis
la pratique; car il y a longtemps que nous sommes habitués à faire le
contraire de ce qu'ils nous enseignent, et à suivre dans la pratique des
idées qui sont le contraire des vraies. Si donc nous ne faisons pas à
leur tour passer dans la pratique les idées vraies, nous ne serons
jamais que des gens qui expliquent les pensées des autres. Aujourd'hui
quel est celui de nous qui ne peut disserter avec art sur le bien et sur
le mal; montrer que telles choses sont bonnes, telles autres mauvaises,
telles autres indifférentes ; que les bonnes sont les vertus et tout ce
qui s'y rattache; que les mauvaises, sont leurs contraires ; que les
choses indifférentes sont la richesse, la santé, la réputation? Mais si,
au milieu de notre dissertation, il survient un bruit un peu fort, ou si
quelqu'un des assistants se moque de nous, nous voici décontenancés!
Philosophe, où donc est ce que tu disais? D'où le tirais-tu quand tu le
disais? Cela était sur tes lèvres, et rien.de plus. Pourquoi déshonorer
des ressources que tu n'as pas su t'approprier? Pourquoi te jouer de ce
qu'il y a de plus respectable? Autre chose est de faire comme ceux qui
serrent dans leur cellier du pain et du vin, ou de faire comme ceux qui
s'en nourrissent. Ce dont on se nourrit se digère, se répand dans le
corps, devient des muscles, de la chair, des os, du sang, le teint et la
respiration de la santé. Ce que l'on a serré, on l'a sous sa main pour
le pouvoir prendre et montrer; mais on n'en tire d'autre profit que de
faire voir qu'on l'a. Quelle différence y a-t-il à exposer les idées que
tu n'appliques pas, ou à exposer celles d'une autre école? Assieds-toi
et explique-nous le système d'Epicure. Peut-être nous l'expliqueras-tu
plus habilement que lui-même. Pourquoi te prétendre Stoïcien? Pourquoi
tromper la foule? Pourquoi joues-tu le Juif, quand tu es Grec? Ne
sais-tu pas pourquoi l'on dit qu'un tel est Juif, Syrien ou Egyptien?
D'ordinaire, quand on voit quelqu'un être à moitié ceci, à moitié cela,
on dit : Il n'est pas Juif, mais il joue le Juif. Ce n'est que quand un
homme prend l'esprit du baptisé et du sectaire qu'il est réellement
Juif, et qu'on lui en donne le nom. Il en est de même de nous : nous
n'avons pas été baptisés ; nous sommes Juifs de nom, mais pas de fait.
Notre esprit ne répond pas à notre langage; nous sommes loin d'appliquer
ce que nous disons, et ce que nous sommes si fiers de savoir.
Voilà comme n'étant déjà pas de force à remplir notre rôle d'hommes,
nous nous chargeons encore de celui de philosophes : c'est se charger,
comme quelqu'un qui ne pourrait soulever dix livres, et qui voudrait
porter la pierre d'Ajax.
CHAPITRE X
Comment de nos différents titres on peut déduire nos différents devoirs
Examine qui tu es. Avant tout, un
homme, c'est-à-dire un être chez qui rien ne prime la faculté de juger
et de vouloir. Tout le reste lui est soumis ; mais quant à elle, elle
est libre et indépendante. Examine de qui te distingue la raison? Elle
te distingue des bêtes sauvages; elle te distingue des bestiaux. En
plus, tu es citoyen du monde, dont tu es une partie ; et non pas une des
parties destinées à servir, mais une partie destinée à commander; car tu
peux comprendre le gouvernement de Dieu, et te rendre compte de
l'enchaînement des choses. Quel est donc le devoir du citoyen? De ne
jamais considérer son intérêt particulier; de ne jamais calculer comme
s'il était un individu isolé. C'est ainsi que le pied ou la main, s'ils
pouvaient réfléchir et se rendre compte de la construction du corps, ne
voudraient ou ne désireraient jamais rien qu'en le rapportant à
l'ensemble. Aussi les philosophes ont-ils raison de dire que, si l'homme
de bien prévoyait l'avenir, il coopérerait lui-même à ses maladies, à sa
mort, à sa mutilation, parce qu'il se dirait que ce sont là les lots qui
lui reviennent dans la distribution de l'ensemble, et que le tout est
plus important que la partie, l'état que le citoyen. Aujourd'hui que
nous ne savons pas l'avenir, notre devoir est de choisir ce qui de sa
nature est préférable; car c'est pour cela que nous sommes nés.
Rappelle-toi après cela que tu es fils. Quels sont les devoirs de ce
rôle? Regarder tout ce qu'on a comme étant à son père, lui obéir en
tout, ne jamais le blâmer devant personne, ne rien dire ou ne rien faire
qui puisse lui porter préjudice, renoncer à tout pour lui et lui céder
en tout, lui venir en aide de tout son pouvoir.
Après cela songe que tu es frère. Et dans ce rôle tes obligations sont
d'être complaisant et empressé, de toujours parler en bien de ton frère,
de ne jamais lui disputer aucune de ces choses qui ne relèvent point de
notre libre arbitre, de les lui abandonner au contraire avec bonheur,
pour être plus riche de celles qui relèvent du libre arbitre. Car vois
un peu ce que c'est que de te donner l'élévation de l'âme au prix d'une
laitue peut-être, ou d'une préséance! Quel profit n'y a-t-il pas là pour
toi!
Après cela, si tu es sénateur dans une ville, songe que tu es sénateur;
si jeune homme, que tu es jeune homme; si vieillard, que tu es
vieillard; si père, que tu es père. Car chacun de ces noms, chaque fois
qu'il se présente à notre pensée, nous rappelle sommairement les actes
qui sont en rapport avec lui. Si tu vas dehors blâmer ton frère, je te
dirai : Tu as oublié qui tu es, et quel est ton nom. Si, forgeron, tu te
servais mal de ton marteau, c'est que tu aurais oublié ton métier de
forgeron; eh bien! si tu oubliais ton rôle de frère, si tu devenais un
ennemi au lieu d'un frère, crois-tu que ce ne serait pas là pour toi
échanger avec perte une chose contre une autre? Si, au lieu d'être un
homme, un animal doux et sociable, tu devenais une bête fauve qui nuit,
qui guette et qui déchire, n'y aurais-tu rien perdu? Il faut peut-être
que tu perdes ta bourse pour éprouver quelque dommage ; et il n'y a
aucune autre chose dont la perte fasse tort à l'homme! Si tu avais perdu
tes connaissances en littérature ou en musique, tu croirais que c'est là
une perte ; et, si tu perds ton honnêteté, ta modération, ta douceur, tu
croiras que ce n'est rien! Les premières, cependant, se perdent par des
causes extérieures et indépendantes de notre libre arbitre, les autres
par notre faute. En plus, il n'y a point de honte à ne pas avoir les
premières ou à les perdre, tandis que c'est une honte, une tache, un
malheur, que de ne pas avoir les autres ou de les perdre. Que perd celui
qui se prête à des complaisances infâmes? Son titre d'homme. Et celui
pour qui il les a? Bien des choses, et tout comme lui son titre d'homme.
Que perd celui qui corrompt une femme mariée? Il perd sa retenue, son
empire sur lui-même, son honnêteté ; il tue en lui le citoyen et le
voisin. Que perd celui qui se met en colère? Quelque chose. Celui qui
s'intimide? Quelque chose. Car on ne peut être en faute sans perte et
sans dommage.
Après cela, si tu ne comprends d'autre perte que celle de l'argent, tous
ces gens n'ont éprouvé ni dommage ni perte, et, au besoin même, il y a
eu pour eux gain et profit, quand l'argent leur est venu par de pareils
actes. Fais attention seulement que, si l'on rapporte tout à la bourse,
ce n'est pas éprouver un dommage que de perdre même son nez.
— Si, dis-tu; car c'est être mutilé. — Eh bien! perdre l'odorat seul,
serait-ce donc ne rien perdre? Et l'âme à son tour n'a-t-elle pas des
qualités dont la possession est un avantage, dont la perte est un
dommage? —De quelles qualités parles-tu? —Ne tenons-nous pas de la
nature l'honnêteté? — Oui.
— La perdre n'est-ce donc pas éprouver un dommage? N'est-ce pas être
privé, dépouillé de quelque chose qui était à nous? Ne tenons-nous pas
encore de la nature la loyauté, l'amour, la charité, la patience à
l'égard les uns des autres? Et celui qui les laisse endommager en lui,
n'éprouve-t-il donc ni tort ni dommage?
— Quoi donc! ne nuirai-je pas à qui m'a nui?
— Vois d'abord ce que c'est que de nuire, et rappelle-toi ce que tu as
appris des philosophes. Si le bien, en effet, est dans notre façon de
juger et de vouloir, et si le mal y est aussi, prends garde que tes
paroles ne reviennent à ceci : Comment! cet autre s'est nui à lui-même
en me faisant injustice, et je ne me nuirais pas à moi-même en lui
faisant injustice!
Pourquoi donc ne pensons-nous pas ainsi, et croyons-nous, au contraire,
qu'il y a dommage quand notre santé ou notre bourse baissent, mais qu'il
n'y a pas dommage quand baisse notre façon de juger ou de vouloir? C'est
que nous pouvons nous tromper ou commettre une injustice, sans pour cela
souffrir de la tête, des yeux ou de la hanche, et aussi sans perdre
notre champ. Or, nous ne voulons pas autre chose. Mais que notre volonté
soit honnête et loyale, ou déshonnête et sans foi, c'est ce qui ne nous
inquiète guère, si ce n'est dans l'école, et pour la discussion. C'est
dans la discussion, en effet, que sont tous nos progrès. En dehors
d'elle, ils sont nuls.
CHAPITRE XI
Quel est le commencement de la philosophie
Le commencement de la
philosophie, chez ceux du moins qui s'y attachent comme il convient et
en chasseurs sérieux, est le sentiment de notre infirmité et de notre
faiblesse dans les choses indispensables.
Nous venons au monde sans avoir naturellement aucune notion du triangle
rectangle, du dièse ou des demi-tons; chacune de ces choses ne s'apprend
que par la transmission de la science ; aussi ceux qui ne les savent pas
ne croient-ils pas les savoir. Mais quant au bien et au mal, quant à la
beauté et à la laideur, quant à ce qui est séant ou malséant, quant au
bonheur ou au malheur, quant à ce qui convient ou ne convient pas, quant
à ce que nous devons faire ou ne pas faire, qu'est-ce qui est venu au
monde sans en avoir en lui la notion? Aussi tout le monde se sert-il de
ces termes, et essaie-t-il d'appliquer ces notions premières aux faits
particuliers. Un tel a bien agi. C'était son devoir. C'était contre son
devoir. Il a été heureux. Il a été malheureux. Il est injuste. Il est
juste. Qui de nous s'abstient de ces façons de dire? Qui de nous en
remet l'usage au temps où il sera instruit, comme le font, pour les
figures de la géométrie et pour les notes de la musique, ceux qui ne s'y
connaissent pas? La cause en est que nous venons au monde en tenant de
la nature sur ce point une certaine instruction, d'où nous partons pour
nous permettre de juger. Pourquoi en effet, dit-on, ne me connaîtrais-je
pas au beau et au bien? N'en ai-je donc point les notions? — Tu les as.
— Est-ce que je ne les applique pas aux faits particuliers? — Tu les
appliques. — Est-ce que je ne les applique pas bien? — Toute la question
est là; car c'est dans ces applications mêmes que consistent les
jugements. Tous les hommes sont d'accord sur ces notions premières, qui
sont leur point de départ ; mais ils arrivent à des conclusions
douteuses parce qu'ils ne les appliquent pas bien. Si, avec ces notions
elles-mêmes, on avait en plus le talent de les appliquer, qu'est-ce qui
empêcherait d'être parfait? Mais enfin, puisque tu crois appliquer à
propos ces notions premières aux faits particuliers, dis-moi d'où tu
tires cette croyance? — De ce que les choses me paraissent ainsi. — Mais
il est tel individu à qui elles ne paraissent pas ainsi, et qui croit
lui aussi appliquer ces notions d'une manière convenable. Est-ce qu'il
ne le croit pas par hasard? — Il le croit. — Mais se peut-il, quand vos
jugements se contredisent, que des deux côtés vous appliquiez à propos
les notions premières? — Cela ne se peut. — Pourrais-tu nie montrer
quelque chose qui, pour nous guider dans leur application, fût supérieur
et préférable au : Cela me paraît être? Le fou lui-même fait-il autre
chose que ce qui lui paraît bien? Et serait-ce donc là chez lui aussi un
critérium suffisant? — Ce n'en est pas un suffisant. — Arrive donc à
quelque chose qui soit supérieur à l'apparence. Mais quel est ce quelque
chose?
Le voici. Le commencement de la philosophie, c'est de s'apercevoir des
contradictions qui existent entre les hommes, d'en rechercher la cause,
de faire peu de cas de la simple apparence, de la tenir, pour suspecte,
d'examiner avec soin si elle est fondée, de trouver un moyen de jugement
qui soit pour elle ce qu'a été l'invention de la balance pour les poids,
l'invention du fil à plomb pour les lignes droites ou courbes. Voilà le
commencement de la philosophie.
Ce qui paraît vrai à chaque homme l'est-il réellement? — Comment des
choses contradictoires pourraient-elles être également vraies? — Eh
bien! ce ne sera pas ce qui paraît vrai à chacun, mais ce qui nous
paraît vrai à nous? Mais pourquoi à nous plutôt qu'aux Syriens? Pourquoi
à nous plutôt qu'aux Egyptiens? Pourquoi de préférence ce qui paraît
vrai à moi ou à un tel? Pas de raison pour cela. Donc parce qu'une chose
paraît vraie à quelqu'un, ce n'est pas une raison pour qu'elle le soit.
C'est ainsi qu'en fait de poids et de mesures nous ne nous en tenons pas
à l'apparence, et que nous avons trouvé un moyen sûr de prononcer dans
chaque cas.
N'y a-t-il donc pas ici un moyen de juger qui soit supérieur à
l'apparence? Eh! comment se pourrait-il que ce qu'il y a de plus
nécessaire à l'homme fût impossible à découvrir et à reconnaître? Ce
moyen existe donc.
Pourquoi alors ne pas nous mettre à le chercher, à le trouver, pour nous
en servir, après l'avoir trouvé, sans plus nous tromper désormais, car
nous n'étendrons même plus le doigt sans recourir à lui? Or, ce moyen,
dont la découverte guérira de leur folie ceux qu'égare l'apparence, leur
seule mesure du vrai, le voici, je crois : désormais nous ne partirons
que de principes bien reconnus et bien déterminés, et nous commencerons
par bien éclaircir nos notions premières avant de les appliquer aux
faits particuliers.
Quel objet se présente donc à notre examen en ce moment? Le plaisir.
Applique-lui la règle; mets-le dans la balance. Le bien doit-il être de
nature à nous donner toute sécurité? — Oui. — A nous inspirer toute
confiance? — Nécessairement. — Or, peut-on être sûr de ce qui est
instable? — Non. — Le plaisir est-il stable? — Non. — Enlève-le donc;
ôte-le de la balance; jette-le loin de la place des vrais biens. Que si
tu n'as pas la vue bonne, et si une seule balance ne te suffit pas, en
voici une autre. A-t-on le droit d'être fier de ce qui est bien? — Oui.
— La présence du plaisir nous donne-t-elle donc le droit d'être fiers?
Prends garde de répondre qu'elle nous le donne; si non, je ne te croirai
plus de droits à te servir de la balance. Voilà comme on apprécie et
comme on pèse ces choses, quand on s'est fait des règles de jugement.
Philosopher n'est autre chose qu'examiner et consolider ces règles. Et
appliquer celles qui sont reconnues est la tâche du sage.
CHAPITRE XII
Des discussions
Notre Ecole a exposé dans le
dernier détail tout ce qu'il faut apprendre pour savoir discuter; mais
elle nous laisse absolument sans instructions sur la façon dont on doit
user de ce talent. Donne à celui de nous que tu voudras un ignorant pour
discuter avec lui, et il ne trouvera rien à en faire; il tâtera un peu
son homme, puis, si celui-ci répond à contretemps, il ne saura plus par
où le prendre. Alors il l'injuriera ou se moquera de lui, et dira :
C'est un ignorant; il n'y a rien à en faire. Un bon guide, au contraire,
quand il trouve quelqu'un d'égaré, le met dans son vrai chemin, au lieu
de le laisser là après force railleries et injures. Montre donc à cet
homme toi aussi où est la vérité, et tu verras comme il ira. Si tu ne le
lui montres pas, ne te moque pas de lui ; aie plutôt le sentiment de ton
impuissance.
Comment faisait donc Socrate? Il forçait son interlocuteur lui-même à
rendre témoignage de la vérité de ce qu'il lui disait, et il n'avait
besoin du témoignage de personne autre. Il avait donc le droit de dire :
Je laisse de côté les autres ; je me contente du témoignage de mon
interlocuteur; je ne demande pas l'avis des autres ; il n'y a que celui
de mon interlocuteur que je demande. Il savait, en effet, rendre si
claires les conséquences de nos pensées, que le premier venu
s'apercevait des contradictions qu'il y avait entre les siennes, et y
renonçait. Est-ce que l'envieux est en joie? disait-il. Non, il souffre
plutôt. Le voisinage d'un sort contraire au sien l'a affecté. Mais quoi!
l'envie est-elle un chagrin causé par le malheur (d'autrui?) Eh! qui est
envieux du malheur? C'est ainsi qu'il amenait son interlocuteur à dire
que l'envie était un chagrin causé par le bonheur (d'autrui). Mais quoi!
(ajoutait-il), pouvons-nous être envieux de ce qui est sans rapports
avec nous? C'est ainsi qu'avant de s'éloigner il avait complété et
précisé l'idée en question. Il ne disait pas (comme nous) : Définis-moi
l'envie ; puis, quand on la lui avait définie : Tu l'as mal définie,
parce que ta définition n'est pas convertible dans le défini. Termes
techniques, ennuyeux et inintelligibles pour l'ignorant, et dont nous ne
savons pas nous défaire. Nous ne savons pas agir sur l'ignorant, en nous
y prenant de telle façon qu'il n'ait qu'à suivre ses propres pensées
pour arriver à nous dire oui ou non. Aussi, sentant notre impuissance à
cet égard, nous abstenons-nous avec raison de tenter l'affaire, pour peu
que nous ayons de bon sens. Mais les étourneaux, qui sont le plus grand
nombre, quand ils se trouvent en pareille conjoncture, embrouillent les
autres et s'embrouillent eux-mêmes, et finalement eu arrivent à échanger
des injures, avant de se retirer.
Le premier et le plus singulier mérite de Socrate était de ne jamais
s'emporter dans la discussion, de ne jamais proférer une parole
outrageante ou injurieuse, mais de laisser dire ceux qui l'insultaient,
et de couper court aux disputes. Si vous voulez connaître toute sa force
en ce genre, lisez Le Banquet de Xénophon, et vous verrez à
quelles disputes il sut mettre fin. Aussi chez les poètes eux-mêmes
est-ce avec raison un grand éloge que ce mot : « Il sut faire cesser en
un instant la dispute, si vive qu'elle fût. »
Disons tout! De telles interrogations aujourd'hui ne seraient pas sans
péril, et surtout à Rome. Celui qui les fera, en effet, ne devra
évidemment pas les faire dans un coin; il devra aborder un personnage
consulaire, si l'occasion s'en présente, ou bien un richard, et lui
poser cette question : Peux-tu me dire à qui tu as confié tes chevaux? —
Moi! — Au premier venu, sans connaissance de l'équitation? — Nullement.
— Eh bien! à qui as-tu confié ton argent, ton or, tes vêtements? — Je ne
les ai pas non plus confiés au premier venu. — Et ton corps, as-tu bien
examiné à qui tu en confierais le soin? — Comment non? — Evidemment
encore à quelqu'un qui se connût aux exercices du gymnase et à la
médecine? — Parfaitement. — Est-ce donc là ce que tu as de meilleur? Ou
n'as-tu pas quelque chose qui vaille mieux encore? — De quoi parles-tu?
— De ce qui use de tout cela, par Jupiter! de ce qui juge chacune de ces
choses et qui en délibère. — Tu veux parler de l'âme? — Tu m'as compris
; c'est d'elle que je parle. — Par Jupiter! je crois avoir là une chose
qui vaut beaucoup mieux que toutes les autres. — Peux-tu donc nous dire
comment tu prends soin de ton âme? Car il n'est pas probable que toi,
qui es un homme de sens, si considéré dans la ville, tu ailles, sans
réflexion, abandonner au hasard ce qu'il y a de meilleur en toi, que tu
le négliges et le laisses dépérir? — Pas du tout. — En prends-tu donc
soin toi-même? Et alors est-ce d'après les leçons de quelqu'un, ou
d'après tes propres idées? Il y a grand péril à ce moment que cet homme
ne te dise tout d'abord : De quoi te mêles-tu, mon cher? Est-ce que tu
es mon juge? Puis, si tu ne cesses pas de l'ennuyer, il est à craindre
qu'il ne lève le poing et ne te frappe. Moi aussi, jadis, j'ai eu le
goût de ces interrogations ; mais c'était avant de rencontrer cet
accueil.
CHAPITRE XIII
De l'inquiétude
Quand je vois quelqu'un dans
l'inquiétude, je me dis : Que veut-il? S'il ne voulait pas quelqu'une
des choses qui sont hors de son pouvoir, comment serait-il dans
l'inquiétude? C'est ainsi que le joueur de harpe n'est pas inquiet,
quand il joue pour lui seul; mais il l'est quand il paraît sur la scène,
si belle que soit sa voix, et quel que soit son talent de musicien. Car
alors il ne se borne plus à vouloir bien chanter : il veut encore être
applaudi; et cela ne dépend pas de lui. Il est plein d'assurance sur le
terrain des choses qu'il sait. Amène-lui à leur sujet tel ignorant que
tu voudras, il ne s'en occupera pas. Mais il est inquiet à l'endroit des
choses qu'il n'a pas étudiées et qu'il ne sait pas. Que veux-tu dire par
là? Il ne sait pas ce que c'est que la foule, ou les éloges de la foule.
Il a appris à toucher la corde la plus basse et la corde la plus haute ;
mais ce que c'est que les applaudissements de la multitude, et quelle
est leur importance dans notre vie, voilà ce qu'il ne sait pas, ce qu'il
n'a jamais étudié. Il faut donc forcément qu'il tremble et qu'il pâlisse
de peur à leur sujet.
Quand je vois quelqu'un trembler ainsi, je ne puis pas dire qu'il n'est
pas musicien, mais je puis dire qu'il est autre chose encore, et non pas
une seule chose, mais plus d'une. Avant tout, je l'appelle un étranger,
et je dis : Cet homme ne connaît pas le pays où il est; depuis si
longtemps qu'il vit parmi nous, il ignore les lois et les habitudes de
notre cité, ce qui y est permis, ce qui y est défendu ; et il n'a jamais
pris un jurisconsulte pour lui apprendre et lui expliquer nos
institutions. Eh quoi! s'il ne savait pas rédiger un testament, il ne le
rédigerait pas sans prendre quelqu'un qui le sût ; il ne s'aventurerait
pas davantage à signer une garantie ou à écrire un engagement; et le
voilà qui désire, qui craint, qui se porte vers les choses, qui
s'efforce, qui entreprend sans l'aide d'aucun jurisconsulte! Et comment
puis-je dire qu'il le fait sans l'aide d'aucun jurisconsulte? C'est
qu'il ne sait pas qu'il veut ce qu'il ne lui est point donné d'avoir, et
qu'il se refuse à ce qu'il ne peut éviter ; c'est qu'il ne sait pas non
plus ce qui est à lui et ce qui ne l'est point. Or, s'il le savait, il
n'y aurait jamais pour lui ni embarras ni contrainte, ni inquiétude.
Comment y en aurait-il en effet? Redoute-t-on ce qui n'est pas un mal?
Non. Mais quoi! Redoute-t-on le mal lui-même, quand il est en notre
pouvoir de l'empêcher? Nullement. Si donc les choses dont nous n'avons
pas le choix, ne sont ni des biens ni des maux ; si celles dont nous
avons le choix dépendent toutes de nous ; si personne ne peut nous les
enlever, non plus que nous les imposer quand nous n'en voulons pas,
quelle place y a-t-il encore pour l'inquiétude? Ce qui nous inquiète,
c'est notre corps, c'est notre bourse, c'est l'opinion de César; mais
jamais notre dedans ne peut nous inquiéter. — Quoi! ne m'inquiéterai-je
pas de tomber dans l'erreur? — Non ; car il dépend de moi de n'y pas
tomber. — De tendre vers un but contraire à la nature? — Pas de cela non
plus. Lors donc que tu vois un homme au visage fatigué, sois comme le
médecin, qui dit d'après le teint : Un tel est malade de la rate, et un
tel du foie. Dis, toi aussi : Le désir et l'aversion sont malades chez
lui ; ils ne vont pas bien; ils sont en feu. Il n'y a jamais que cela en
effet qui nous fasse changer de couleur, trembler, claquer des dents; il
n'y a que cela qui fasse que les genoux nous manquent, et que nous nous
affaissions sur nos deux jambes.
Aussi Zénon était-il tranquille, au moment de se trouver en présence
d'Antigone ; parce que pas une des choses dont il faisait cas ne
dépendait de ce dernier, et que tout ce qui dépendait de ce dernier lui
était indifférent. Antigone, au contraire, n'était pas tranquille; au
moment de se trouver en présence de Zénon; et ce n'était pas sans motif,
car il désirait son approbation, chose dont il n'était pas le maître.
Quant à Zénon, il ne désirait pas l'approbation d'Antigone : un maître
ès arts ne désire jamais l'approbation d'un ignorant.
Je désire ton approbation. — Et par quoi veux-tu l'obtenir? Est-ce que
tu connais les mesures au moyen desquelles un homme juge un autre homme?
T'es-tu occupé de connaître ce que c'est qu'un homme de bien, ce que
c'est qu'un méchant, et comment on devient l'un et l'autre? Pourquoi
alors n'es-tu pas toi aussi un homme de bien?
— Comment! dit-on, je n'en suis pas un! — Non; car aucun homme de bien
ne s'afflige, aucun ne gémit, aucun ne pleure; aucun ne pâlit et ne
tremble en disant : Comment va-t-il m'accueillir? Comment va-t-il
m'écouter? Comme il le voudra, esclave! Que t'occupes-tu des affaires
des autres? N'est-ce pas à lui que sera la faute, s'il accueille mal ce
qui viendra de toi? — Evidemment oui. — Mais la faute peut-elle être
chez l'un, et le mal chez l'autre? — Non. — Pourquoi donc t'inquiéter
des affaires d'autrui? — Tu as raison; mais ce qui m'inquiète, c'est la
façon dont je lui parlerai. — Eh bien! N'es-tu pas le maître de lui
parler comme tu le voudras? — Oui, mais je crains de ne pas m’en tirer.
— Est-ce que si tu avais à écrire le nom de Dion, tu craindrais de ne
pas t'en tirer? — Pas du tout. — Pour quelle raison, si ce n'est parce
que tu as appris à écrire? — Evidemment oui. — Et si tu avais à le lire,
n'en serait-il pas de même? — De même. — Pour quelle raison? C'est que
toute espèce de savoir vous donne la force et la confiance dans les
choses de son ressort. N'as-tu donc pas appris à parler? Et quelle autre
chose as-tu apprise dans les écoles? — J'ai appris les syllogismes et
les sophismes. — A quelle fin, si ce n'est de discuter en homme exercé?
Et faire une chose en homme exercé, n'est-ce pas la faire avec à propos,
avec certitude, avec intelligence, sans se tromper ni s'embarrasser
jamais, et, en sus de tout cela, avec assurance? — Oui. — A cheval, et
dans une plaine, redoutes-tu un fantassin, dans un genre de combat
auquel tu es préparé, et lui non? — Soit! mais cet homme peut me tuer. —
Parle donc franchement, malheureux! au lieu de faire le brave. Ne te
prétends pas philosophe, et ne méconnais pas tes maîtres. Tant que tu
auras ce corps par lequel tu donnes prise sur toi, obéis à tous ceux qui
sont plus forts que toi.
Socrate avait vraiment appris à parler, lui qui tenait aux tyrans, aux
juges et dans la prison, ce langage que vous savez. Diogène avait appris
à parler, lui qui disait ce que vous savez à Alexandre, à Philippe, aux
pirates, à celui qui l'avait acheté. Leur assurance venait de leur
savoir. Mais toi va à tes affaires, et n'en sors plus. Va t'asseoir dans
ton coin; arranges-y des syllogismes, et propose-les à d'autres. Il n'y
a pas en toi l'homme qui peut conduire un peuple.
CHAPITRE XIV
A
Nason
Un Romain était entré un jour
avec son fils pour écouter Epictète faire une lecture : Telle est, dit
le maître, la façon d'enseigner; et il se tut. Le romain le pria de dire
la suite : Il n'est point d'art, dit Epictète, dont l'enseignement ne
soit ennuyeux pour l'ignorant qui n'y connaît rien. Mais quant aux
produits des arts, le but de leur création se révèle au premier coup
d'œil, et de plus la plupart d'entre eux ont quelque chose qui séduit et
agrée. C'est une triste chose que de rester là à voir comment s'apprend
le métier de cordonnier; mais la chaussure a son utilité, et n'est pas
d'autre part désagréable à la vue. L'enseignement du métier de
charpentier aussi est peu attrayant, surtout pour l'ignorant qui y
assiste par hasard ; mais l'utilité de ce métier se manifeste par ses
produits. C'est ce qui se voit encore bien mieux dans la musique :
assistez à une leçon, et vous trouverez que c'est le plus ennuyeux de
tous les enseignements ; mais que d'agrément et de charmes dans les
produits de la musique, même pour l'oreille des ignorants!
Or, voici comment nous nous représentons ici ce qu'a à faire le
philosophe : il doit régler sa volonté sur les événements, si bien que
rien de ce qui arrive n'arrive contre son gré, et qu'il ne désire jamais
l'arrivée de ce qui n'arrive pas. Cela fait, il y gagne de ne jamais
manquer ce qu'il désire, de ne jamais tomber dans ce qu'il veut éviter,
de vivre, pour ce qui le regarde, sans chagrin, sans crainte, sans
trouble, et, vis-à-vis de la société, en accomplissant ses devoirs
naturels ou adventices, comme fils, comme père, comme frère, comme
citoyen, comme mari, comme femme, comme voisin, comme compagnon de
route, comme gouvernant, comme gouverné. Voilà comment nous nous
représentons ce que doit faire le philosophe. Il nous reste à chercher
après cela comment il arrive à le faire.
Nous voyons que c'est en apprenant certaines choses que le charpentier
devient charpentier; que c'est en apprenant certaines choses que le
pilote devient pilote. N'admettrons-nous donc pas ici aussi que, pour
devenir un sage parfait, il ne suffit pas de vouloir, et qu'il faut
encore apprendre certaines choses? Nous cherchons-donc quelles elles
sont. Or, les philosophes disent que la première chose à apprendre,
c'est qu'il y a un Dieu, que son intelligence s'étend d'avance sur tout
l'univers, et que nous ne pouvons lui dérober non seulement nos actes,
mais encore nos pensées ou nos sentiments. La seconde, c'est ce que sont
les dieux; car ce qu'ils se trouveront être, il faudra que l'homme, qui
veut leur plaire en leur obéissant, cherche à l'être, pour leur
ressembler dans la mesure de ses forces. Si la divinité est loyale, il
faudra que l'homme soit loyal; si elle est libre, il faudra qu'il soit
libre; si elle est bienfaisante, il faudra qu'il soit bienfaisant; si
elle a le cœur haut placé, il faudra qu'il l'ait; enfin ce sera à
l'imitation de Dieu, qu'il lui faudra tout dire et tout faire.
— Par où faut-il donc commencer? — Si tu le veux bien, je te dirai qu'il
faut commencer par comprendre les mots. — Ainsi donc aujourd'hui je ne
comprends pas les mots? — Tu ne les comprends pas. — Comment est-ce donc
que je m'en sers? — Comme ceux qui ne savent pas lire se servent des
mots écrits, et les bestiaux des idées des sens. Autre est de se servir
des choses, autre est de les comprendre. Si tu crois comprendre les
mots, apporte-moi celui que tu voudras, le mot bien et le mot mal par
exemple, et demandons-nous si nous les comprenons. Mais il est triste de
se voir convaincre d'erreur, quand on a déjà un certain âge, et que
peut-être on a déjà fait trois campagnes.-Je le sais bien. Et, quand tu
es entré tout à l'heure chez moi, tu croyais bien n'avoir besoin de
rien. Que pourrais-tu croire qui te manque en effet? Tu es riche; tu as
peut-être une femme et des enfants, ainsi que de nombreux serviteurs ;
César te connaît ; tu t'es fait à Rome de nombreux amis ; tu t'acquittes
de ce que tu dois ; tu es en état de rendre le bien pour le bien, et le
mal pour le mal. Que te manque-t-il encore? Si donc jeté montre qu'il te
manque précisément ce qu'il y a de plus important et de plus essentiel
pour le bonheur; que, jusqu'ici, tu t'es occupé de toute chose plutôt
que de ce dont tu dois t'occuper; si j'ajoute, pour couronner le tout,
que tu ignores ce que c'est que Dieu, ce que c'est que l'homme, ce que
c'est que le bien, ce que c'est que le mal, peut-être me laisseras-tu te
dire tout cela; mais, quand je te dirai que tu ne te connais même pas
toi-même, pourras-tu me supporter, souffrir que je te le prouve, rester
là en-fin? Non; tu t'en iras tout de suite, et furieux. Et cependant,
quel tort t'aurai-je fait? Aucun, à moins que le miroir ne fasse du tort
aux gens laids, en les montrant à eux-mêmes tels qu'ils sont; à moins
qu'on ne trouve que le médecin insulte le malade, quand il lui dit : Mon
ami, tu crois ne rien avoir! Tu as la fièvre. Fais diète aujourd'hui, et
ne bois que de l'eau. Personne ne lui dit alors : Quelle insolence!
Mais, si l'on dit à quelqu'un que ses appétits sont en feu, que ses
craintes sont basses, que ses projets se contredisent, que ses volontés
sont contre nature, ses opinions irréfléchies et fausses, il sort
aussitôt en disait : On m'a insulté.
Le monde est comme une grande foire, où l'on amène des bêtes de somme et
des bœufs pour les vendre; et où la plupart des gens viennent pour
acheter ou pour vendre ; bien peu, pour se donner le spectacle de la
foire, pour voir comment les choses s'y passent, en vue de quoi elles se
font, quels sont ceux qui l'ont établie, et pourquoi ils l'ont fait.
Ainsi en est-il de la grande foire de la vie : bon nombre de gens,
semblables aux bêtes de somme, ne s'y occupent d'autre chose que du
fourrage. Car, vous tous qui ne vous occupez que d'argent, de terres,
d'esclaves et de magistratures, il n'y a dans tout cela que du fourrage.
Bien peu parmi les hommes qui sont rassemblés ici, ont la curiosité
d'examiner ce qu'est ce monde, et qui le gouverne. N'y a-t-il donc
personne qui le gouverne? Comment serait-il possible qu'une ville ou une
maison ne pussent subsister un seul instant sans quelqu'un qui les
administrât et les conduisît, et que ce grand et magnifique ensemble fût
maintenu dans un si bel ordre par les caprices du hasard? Il y a donc
quelqu'un qui le régit. Quel est ce quelqu'un, et comment le régit-il?
Qui sommes-nous, nous qui sommes nés de lui, et qu'avons-nous à faire? Y
a-t-il un lien entre lui et nous? Sommes-nous, ou non, en rapports avec
lui? Voilà les pensées de ce petit nombre, qui ne songe d'ailleurs qu'à
une chose, à quitter la foire après l'avoir bien regardée. Mais quoi! le
vulgaire se moque d'eux! C'est qu'en effet, à la foire, les marchands se
moquent des simples spectateurs; et que les bêtes de somme, si elles
avaient l'intelligence, se moqueraient de ceux qui attachent du prix à
autre chose qu'au fourrage.
CHAPITRE XV
Sur les gens qui persistent obstinément dans ce qu'ils ont décidé
Il est des gens qui, pour avoir
entendu dire qu'il faut être ferme, que notre faculté de juger et de
vouloir est de sa nature indépendante et libre, que tout le reste,
pouvant être entravé ou contraint, est esclave et ne nous appartient
pas, s'imaginent qu'ils doivent persister obstinément dans toutes les
décisions qu'ils ont pu prendre. Mais, avant tout, il faut que ta
décision soit saine. Je veux que ton corps ait de la force, mais une
force due à la santé et au travail. Si la force que tu m'étales est
celle de la frénésie, et si tu t'en vantes, je te dirai : Mon ami,
cherche un médecin ; ce n'est pas là de la force, mais un manque de
force à un autre point de vue. Tel est au moral l'état de ceux qui
comprennent mal les préceptes dont nous parlions. C'est ainsi qu'un de
mes amis résolut, sans aucun motif.de se laisser mourir de faim. Je
l'appris, quand il y avait déjà trois jours qu'il s'abstenait de manger;
j'allai le trouver, et lui demandai ce qu'il y avait. Je l'ai résolu, me
dit-il. — Mais quel est le motif qui t'y a poussé? Car, si ta résolution
est raisonnable, nous allons nous asseoir près de toi, et t'aider à
sortir de cette vie; mais, si elle est déraisonnable, changes-en. — Il
faut être ferme dans ses décisions. — Que dis-tu là, mon ami? Il faut
être ferme, non dans toutes ses décisions, mais dans celles qui sont
raisonnables. Quoi! si, par un caprice, tu avais décidé qu'il faisait
nuit, tu ne changerais pas, tu persisterais en disant : Je persiste dans
mes décisions!! Que fais-tu, mon ami? Il ne faut pas persister dans
toutes. Ne consentiras-tu pas à poser d'abord solidement ta base et tes
fondements, à examiner si ta décision est bonne ou mauvaise, avant de
lui faire porter le poids de ta fermeté et de ta constance? Si les
fondements que tu poses sont défectueux et sans solidité, plus ce que tu
y établiras sera fort et massif, plus ce sera prompt à s'écrouler.
Vas-tu, sans aucune raison, nous enlever un homme que la vie a fait
notre ami et notre compagnon, notre concitoyen dans la grande comme dans
la petite patrie? Tu commets un meurtre, tu tues un homme qui n'a fait
aucun mal, et tu dis : Je suis ferme dans mes décisions! Mais, s'il te
venait là volonté de me tuer, serait-ce un devoir pour toi d'être ferme
dans ta décision?
Notre homme se laissa dissuader, mais non sans peine ; et, de nos jours,
il en est plus d'un qu'on ne peut faire changer. Aussi, crois-je savoir
aujourd'hui ce que j'ignorais auparavant, le sens de ce dicton : On ne
persuade pas plus un sot qu'on ne le brise. Dieu me préserve d'avoir
pour ami un philosophe qui ne soit qu'un sot! Il n'y a rien de plus
difficile à manier. — J'ai décidé, dit-il! — Mais les fous aussi
décident; et plus ils persistent dans leurs décisions erronées, plus
précisément ils ont besoin d'ellébore. Ne consentiras-tu pas à te
conduire comme un malade, à appeler le médecin? Je suis malade, maître
(lui dit-on) : viens à mon secours; examine ce que je dois faire; je
n'ai, moi, qu'à t'obéir. De même ici : Je ne sais pas ce que je dois
faire (devrait-on lui dire) ; je suis venu pour l'apprendre. Au lieu de
cela, on lui dit : Parle-moi d'autre chose ; quant à cette question-là,
je suis décidé. — Et de quelle autre chose veux-tu qu'on te parle? Car
qu'y a-t-il de plus important et de plus utile que de te convaincre
qu'il ne suffit pas d'avoir décidé et de ne point varier dans sa
décision? C'est le déploiement de force d'un fou et non pas d'un homme
de bon sens. — Je suis résolu à mourir, si tu veux me contraindre à
cela! — Pourquoi, mon ami? Qu'est-il arrivé? — Je l'ai décidé! — Je suis
bien heureux que tu n'aies pas décidé de me tuer! — Je ne veux pas de
ton argent! — Pourquoi? — Je l'ai décidé. — Sache donc que la force que
tu déploies pour refuser, rien ne garantit que tu ne la déploieras pas
un jour pour prendre avec aussi peu de raison, et que tu ne diras pas
encore : J'ai décidé. Dans le corps d'un malade qu'assiègent les
rhumatismes, les humeurs se portent tantôt sur un point, tantôt sur un
autre ; de même une âme faible se porte d'un côté sans savoir pourquoi;
puis, quand à cette inclinaison et à ce mouvement vient s'ajouter la
force, il n'y a plus contre le mal qui en résulte ni secours ni remède.
CHAPITRE XVI
Nous ne nous préparons pas aux jugements que nous portons sur les choses
bonnes et mauvaises
Où est le bien? Dans notre libre
arbitre. Où est le mal? Dans notre libre arbitre? Quelles sont les
choses indifférentes? Celles qui ne relèvent point de notre libre
arbitre. Mais quoi! hors de l'école, est-il quelqu'un qui se souvienne
de ces principes? Est-il quelqu'un qui se prépare à répondre d'après ce
système aux questions que lui posent les choses, comme on répond aux
interrogations. Est-il jour? —Oui. —Eh bien! est-il nuit? —Non. — Eh
bien! les astres sont-ils en nombre pair? — Je n'en sais rien. Quand de
l'argent se présente à toi, es-tu préparé à répondre, comme tu le dois,
que ce n'est pas un bien? T'es-tu exercé à ces réponses? Ou ne t'es-tu
exercé qu'aux discussions de l'école? Pourquoi donc t'étonner de te
surpasser toi-même dans les choses pour lesquelles tu t'es préparé, et
de rester embarrassé dans celles pour lesquelles tu ne t'es pas préparé?
Pourquoi l'orateur, qui est sûr d'avoir écrit de belles choses et de
s'être gravé dans la mémoire ce qu'il a écrit, qui de plus apporte à la
tribune une voix agréable, est-il pourtant dans l'inquiétude? C'est
qu'il ne lui suffit pas de prononcer son discours? Que veut-il donc
encore? Il veut être loué par les assistants. Or, il a étudié pour être
en état de prononcer son discours, mais au sujet de la louange et du
blâme, il n'a rien étudié. De qui a-t-il appris ce que c'est que la
louange, ce que c'est que le blâme, quelle est la nature de l'un et de
l'autre, quelles sont les louanges qu'il faut rechercher, quel est le
blâme qu'il faut fuir? Quand s'est-il adonné au genre d'étude qui répond
à toutes ces questions? Pourquoi donc t'étonner qu'il soit supérieur aux
autres dans les choses qu'il a apprises, et que dans celles qu'il n'a
pas étudiées il soit ce qu'est le vulgaire?
C'est ainsi que le joueur de harpe qui sait jouer de la harpe, qui
chante bien, et qui a une belle tunique, ne se présente pourtant qu'en
tremblant. C'est qu'il sait son métier, mais qu'il ne sait pas ce que
c'est que la foule, ce que sont ses clameurs, ce que sont ses moqueries.
Il ne sait même pas ce que c'est que l'inquiétude ; si elle est l'œuvre
d'autrui ou la nôtre; si on peut ou non la faire cesser. Aussi, qu'on
l'applaudisse, et il sort gonflé d'orgueil; mais, que l'on se moque de
lui, c'est un ballon que l'on pique et qui s'aplatit.
Il en est à peu près de même de nous. De quoi faisons-nous cas? Des
choses extérieures. A quoi nous attachons-nous? Aux choses extérieures.
Pouvons-nous bien nous demander après cela d'où viennent nos craintes et
nos tourments? Que peut-il arriver, en effet, quand nous regardons comme
des maux ce qui se prépare pour nous? Est-ce qu'alors il nous est
possible de ne pas craindre; possible de ne pas nous tourmenter?
Seigneur Dieu, disons-nous après cela, faites que je n'aie point de
tourments! Imbécile! n'as-tu pas des doigts? Et n'est-ce pas Dieu qui te
les a donnés? Assieds-toi, et prie-le d'empêcher tes narines de couler!
Mouche-toi plutôt, et ne lui fais pas de reproches. Pour le cas présent
aussi ne t'a-t-il rien donné? Ne t'a-t-il pas donné la patience? Ne
t'a-t-il pas donné l'élévation de l'âme? Ne t'a-t-il pas donné le
courage? Voilà des doigts! Et, quand tu les as, chercheras-tu encore
quelqu'un pour te moucher? Mais nous ne songeons pas à ces ressources;
nous n'en tenons point compte! Car présentez-moi quelqu'un qui songe à
la façon dont il fera quelque chose ; qui se préoccupe, non point d'un
objet à obtenir, mais de la conduite qu'il tiendra. Qui donc, en se
promenant, se préoccupe de sa manière de se promener? Qui donc, quand il
délibère avec lui-même, se préoccupe de sa délibération même, et non pas
des moyens de réussir dans ce sur quoi il délibère? S'il réussit, le
voilà fier, et il dit : Comme nous avons su prendre le bon parti! Ne te
disais-je pas, frère, qu'il n'est pas possible, quand nous avons
réfléchi à une affaire, qu'elle ne tourne pas comme cela? Mais, s'il ne
réussit point, voilà notre malheureux à bas, et qui ne trouve plus un
mot à dire sur ce qui est arrivé. Quel est celui de nous qui consulte
jamais les devins sur ce point? Quel est celui qui ne s'endort
tranquillement sur ses actes? Quel est-il? Présentez-m'en un seul, pour
que je voie l'homme que je cherche depuis si longtemps, l'homme qui est
vraiment de noble race et d'une nature d'élite. Qu'il soit jeune ou
vieux, présentez-le moi.
Comment donc s'étonner que nous nous connaissions si bien aux choses
extérieures, et que dans nos actes il n'y ait que bassesse, impudence,
absence de toute valeur, lâcheté, négligence, rien de bon en somme?
C'est que nous n'en avons ni soin ni souci. Si nous avions peur, non
point de la mort et de l'exil, mais de la peur elle-même, c'est elle que
nous tâcherions d'éviter à titre de mal. Aujourd'hui dans l'école, nous
avons du feu et de la langue, et, quand une de ces questions se
présente, nous nous entendons à la traiter tout du long. Mais fais-nous
passer à l'application, quels pauvres naufragés tu trouveras! Qu'il se
présente un objet propre à nous troubler, et tu verras ce à quoi nous
nous sommes préparés, ce à quoi nous nous sommes exercés! Aussitôt,
faute de préparation, nous nous grossissons les objets qui nous
entourent, et nous nous les figurons d'autre taille qu'ils ne sont.
Quand je suis sur un navire, si mes yeux plongent dans l'abîme, ou si je
considère la mer qui m'entoure, en n'apercevant plus la terre, je me
trouble à l'instant, et je me représente que, si je faisais naufrage, il
me faudrait boire toute cette mer; et il ne me vient pas à l'esprit
qu'il suffit de trois setiers pour me suffoquer. Qu'est-ce qui me
trouble donc ici? Est-ce la mer? Non ; mais ma façon de voir. De même,
quand arrive un tremblement de terre, je me représente toute la ville
tombant sur moi. Mais ne suffit-il pas d'une petite pierre, pour faire
jaillir ma cervelle?
Qu'est-ce donc qui cause nos chagrins et nos désespoirs? Qu'est-ce, si
ce n'est nos façons de voir? Lorsque nous nous éloignons, que nous nous
séparons de nos compagnons, de nos amis, des lieux et des gens dont nous
avons l'habitude, quelle est la cause de notre chagrin, si ce n'est nos
façons de voir? Les enfants pleurent, dès que leur nourrice les quitte
tant soit peu; mais qu'on leur donne une friandise, et les voilà qui
l'oublient. — Veux-tu donc que nous ressemblions aux enfants? —Non, par
Jupiter! car je ne veux pas que ce soit quelque friandise, mais la
rectitude de nos jugements, qui produise sur nous cet effet. Quels sont
donc les jugements droits? Ceux que l'homme doit méditer tout le jour,
pour ne s'attacher à rien de ce qui n'est pas à lui, ni à un ami, ni à
un lieu, ni à un exercice, ni à son corps lui-même; pour se souvenir de
la loi, et l'avoir toujours devant les yeux. Quelle est donc la loi de
Dieu? Veiller sur ce qui est à nous, et ne pas désirer ce qui n'est pas
à nous; user de ce que l'on nous donne ; ne pas regretter ce qu'on ne
nous donne pas; rendre de nous-mêmes et sans difficulté ce que l'on nous
enlève, en sachant gré du temps pendant lequel nous nous en sommes
servis, à moins que nous ne voulions pleurer après notre nourrice et
après le sein. Qu'importe, en effet, quel est ton maître et de qui tu
dépends! En quoi vaux-tu mieux que celui qui pleure pour une femme, si
tu te désoles pour un gymnase, pour un portique, pour quelques jeunes
gens, pour tout autre espèce de passe-temps? Un tel nous arrive en
pleurant, parce qu'il ne peut plus boire de l'eau de Dircé. Est-ce que
l'eau de la fontaine Marcia vaut moins que celle de Dircé? — Non; mais
j'avais l'habitude de celle-là. — Eh bien! tu prendras l'habitude de
celle-ci à son tour. Puis, quand tu t'y seras attaché, pleure aussi pour
elle, et cherche à faire un vers dans le genre de ceux d'Euripide : Les
thermes de Néron, la fontaine de Marcia!
C'est comme cela que naissent les drames, quand les moindres accidents
arrivent aux imbéciles!
— Quand donc reverrai-je Athènes et l'Acropole? — Malheureux, ne te
suffit-il pas de ce que tu vois chaque jour? Peux-tu voir quelque chose
de plus beau, de plus grand que le soleil, la lune, les astres, et la
terre, et la mer? Si tu comprends la pensée de celui qui gouverne
l'univers, si tu le portes partout en toi-même, peux-tu regretter encore
quelques cailloux et la beauté d'une roche? Que feras-tu donc, quand il
te faudra quitter le soleil et la lune? T'assiéras-tu à pleurer, comme
les enfants?
Que faisais-tu donc à l'école? Qu'est-ce que tu y entendais? Qu'est-ce
que tu y apprenais? Pourquoi te dis-tu philosophe, quand tu pourrais
dire ce qui est: J'ai écrit des introductions; j'ai lu les ouvrages de
Chrysippe ; mais sans franchir le seuil de la philosophie. Qu'ai-je, en
effet, de ce qu'avait Socrate, qui a vécu et qui est mort comme vous le
savez? Qu'ai-je de ce qu'avait Diogène? Crois-tu donc, en effet, que
l'un des deux pleurât ou s'emportât, parce qu'il ne devait plus voir un
tel ou une telle, être à Athènes ou à Corinthe, mais, si le sort le
voulait, à Suze ou à Ecbatane? Celui qui peut, lorsqu'il le voudra, se
retirer du festin et cesser de jouer, peut-il être triste pendant qu'il
y reste? Ne reste-t-il pas au jeu seulement le temps qui lui plaît?
C'est bien un homme tel que toi qui saurait supporter un exil éternel ou
une condamnation à mort!
Ne veux-tu pas, comme les enfants, cesser enfin de téter, et prendre une
nourriture plus forte, sans pleurer après le sein de tes nourrices et
sans te lamenter comme une vieille femme? — Mais en les quittant je leur
ferai de la peine! — Ce n'est pas toi qui leur en fera, mais, pour elles
comme pour toi, ce sont vos manières de voir qui vous en feront.
Qu'as-tu donc à faire? Rejette tes façons de voir; et ces femmes aussi,
si elles font bien, rejetteront les leurs. Si non, ce sera leur faute si
elles pleurent. Homme, renonce à tout, suivant le proverbe, pour être
heureux, pour être libre, pour avoir l'âme grande. Porte haut la tête ;
tu es délivré de la servitude. Ose lever les yeux vers Dieu, et lui dire
: Fais de moi désormais ce que tu voudras; je me soumets à toi; je
t'appartiens. Je ne refuse rien de ce que tu jugeras convenable;
conduis-moi où il te plaira; revêts-moi du costume que tu voudras.
Veux-tu que je sois magistrat ou simple particulier? Que je demeure ici
ou que j'aille en exil? Que je sois pauvre ou que je sois riche? Je te
justifierai de tout devant les hommes; je leur montrerai ce qu'est en
elle-même chacune de ces choses. Autrement, assieds-toi sur un ventre de
bœuf, et attends-y que ta nourrice vienne te rassasier.
Si Hercule fût demeuré dans sa maison, qu'aurait-il été? Eurysthée, et
non pas Hercule. Eh bien!, dans ses courses à travers le monde, combien
n'a-t-il pas eu de compagnons et d'amis! Mais jamais il n'a rien eu de
plus cher que Dieu ; c'est par là qu'il s'est fait regarder comme fils
de Jupiter; c'est par là qu'il l'a été. C'est pour lui obéir, qu'il s'en
est allé partout, redressant les iniquités et les injustices. Diras-tu
que tu n'es pas Hercule, et que tu ne peux redresser les torts faits aux
autres? Que tu n'es pas même Thésée, pour redresser ceux qu'on fait à
l'Attique? Eh bien! remets l'ordre chez toi : chasse de ton cœur, au
lieu de Procuste et de Scyron, la tristesse, la crainte, la convoitise,
l'envie, la malveillance, l'avarice, la mollesse, l'intempérance. Tu ne
pourras les en chasser, qu'en tournant tes regards vers Dieu seul, qu'en
t'attachant à lui seul, qu'en te dévouant à l'exécution de ses
commandements. Si tu ne veux pas le faire, tu suivras avec des larmes et
des gémissements ceux qui seront plus forts que toi ; tu chercheras le
bonheur hors de toi, et tu ne pourras jamais le trouver. Car tu auras
renoncé à le chercher où il est, pour le chercher où il n'est pas.
CHAPITRE XVII
Comment doit-on appliquer les notions a priori aux faits
particuliers?
Quel est le premier devoir d'un
philosophe? De bannir de son esprit les simples croyances. Car ce que
l'on croit savoir, il est impossible de se mettre à l'apprendre. Or,
nous allons tous chez les philosophes en parlant à tort et à travers de
ce que l'on doit faire ou ne pas faire, du bien et du mal, du beau et du
laid. A propos de toutes ces choses, nous louons, nous blâmons, nous
critiquons, nous accusons, prononçant et discourant sur les occupations
honorables ou honteuses. Pourquoi donc alors allons-nous trouver les
philosophes? Pour apprendre ce que nous ne croyons pas savoir. Et
qu'est-ce que nous ne croyons pas savoir? La Logique. Car nous voulons
apprendre ce dont parlent les philosophes; les uns parce que nous
trouvons ces choses-là jolies et fines, les autres pour en faire de
l'argent. Or, il est ridicule de croire que, voulant apprendre une
chose, c'est une autre que l'on apprendra, ou bien encore que l'on fera
des progrès dans les choses que l'on n'apprend pas.
Ce qui trompe ici la multitude est ce qui trompait l'orateur Théopompe,
qui reprochait à Platon de vouloir tout définir. Que dit, en effet,
Théopompe? Est-ce que personne avant toi n'a parlé du bien et de la
justice? Ou bien ne prononcions-nous là que des mots creux et sans
signification, faute de comprendre ce qu'étaient les choses? Eh!
qu'est-ce qui te soutient, Théopompe, que nous n'avons point sur chacune
de ces choses des notions naturelles et a priori? Mais il est
impossible d'appliquer aux objets particuliers ces notions a priori,
si l'on n'a commencé par les éclaircir, et par examiner quels sont les
objets qu'il faut ranger sous chacune d'elles. On pourrait, en effet,
adresser le même reproche aux médecins. Qui de nous ne parlait pas de ce
qui est sain et de ce qui est nuisible, avant la venue d'Hippocrate? Ou
n'était-ce là que de vains sons que nous émettions? Nous avons une
notion a priori de ce qui est sain, mais nous ne savons pas
l'appliquer. C'est pour cela que l'un dit : Lève-le ; un autre :
Donne-lui à manger ; un autre : Saigne-le ; un autre : Mets-lui les
ventouses. Quelle en est la cause, sinon que nous ne savons pas
appliquer convenablement aux objets particuliers notre notion a
priori de ce qui est sain?
Il en est de même ici. Qui de nous ne parle de ce qui, dans la vie, est
un bien ou un mal, utile ou nuisible? Qui de nous, en effet, n'a pas une
notion a priori de chacune de ces choses? Mais est-elle claire,
et parfaite, cette notion? C'est là ce qu'il te faut montrer. — Comment
le montrerai-je? — Applique-la convenablement aux objets particuliers.
Disons-le tout de suite : c'est d'après la notion a priori de
l'utile que Platon détermine les objets à poursuivre; toi, c'est sur
celle du nuisible que tu te règles. Est-il donc possible que vous vous
en trouviez bien tous les deux? Comment cela se pourrait-il? L'un de
vous n'applique-t-il pas la notion du bien à la richesse, et l'autre
non? N'en est-il pas de même pour le plaisir? De même pour la santé? Une
fois pour toutes, en effet, si nous tous qui nous servons des mots de la
langue, nous connaissions parfaitement le sens de chacun d'eux, et si
nous n'avions pas besoin de travailler pour éclaircir nos notions a
priori, d'où viendraient les divergences entre nous? D'où
viendraient nos discussions? D'où viendraient nos critiques réciproques?
Mais qu'ai-je besoin de rapporter et rappeler ici les discussions des
hommes entre eux? A te prendre seul, si tu appliques si bien tes notions
a priori, pourquoi es-tu malheureux? Pourquoi rencontres-tu des
obstacles? Laissons-là le second chapitre, le chapitre du vouloir, et de
l'habileté à distinguer notre devoir en ce qui le concerne. Laissons
également le troisième chapitre, celui du jugement. Ce sont toutes
choses dont je te fais grâce. Tenons-nous en au premier, qui nous prouve
d'une manière presque sensible combien tu appliques mal tes notions a
priori. Est-ce qu'aujourd'hui tu ne désires que ce qui est possible,
et que ce qui l'est par toi? Pourquoi donc rencontres-tu des obstacles?
Pourquoi donc es-tu malheureux? Est-ce qu'aujourd'hui tu ne cherches pas
à éviter ce qui est inévitable? Pourquoi alors te heurter contre
certaines choses? Pourquoi tes échecs? Pourquoi ce que tu désires
n'arrive-t-il pas, tandis que ce que tu ne voudrais pas arrive? La
meilleure preuve, en effet, que l'on est malheureux et misérable, ce
sont ces mots : Je désire quelque chose, et cela ne vient pas. Qu'y
a-t-il de plus à plaindre que moi?
C'est pour n'avoir pas eu cette force d'âme que Médée en arriva à tuer
ses propres enfants. Et en cela, elle ne fut pas d'une trempe ordinaire
: elle eut une idée juste de ce que c'est que de ne pas obtenir ce que
l'on veut. Quoi! dit-elle, je ne punirai pas celui qui m'a fait tant de
torts et tant d'outrages? Mais que gagnerai-je à lui faire ainsi du mal?
Qu'arrivera-t-il? Je tuerai mes enfants; je me punirai moi-même! Et que
m'importe? C'est là, certes, la chute d'une âme qui a de la vigueur.
Mais c'est qu'elle ne savait pas où réside le secret de faire ce que
l'on veut, que ce n'est pas une chose à tirer du dehors, en changeant ce
qui est pour l'arranger à sa manière. Ne veuille pas tel homme
(devrait-on lui dire), et rien de ce que tu veux ne manquera à arriver.
Ne veuille pas à toute force qu'il vive avec toi; ne veuille pas rester
à Corinthe ; en un mot, ne veuille pas autre chose que ce que Dieu veut.
Pourra-t-on alors te forcer, te contraindre? Pas plus qu'on ne le peut
pour Jupiter.
Lorsque tu as un pareil guide, quand tel est celui à la suite de qui tu
peux désirer et vouloir, peux-tu redouter quelque échec? Fais
bénévolement de la richesse ou de la pauvreté l'objet de tes désirs ou
de tes craintes, tu manqueras ce que tu désires, tu tomberas dans ce que
tu crains. Fais de même pour la santé, et tu seras malheureux. Même
chose au sujet des charges, des honneurs, de la patrie, des amis, des
enfants, en un mot de tout ce qui ne dépend pas de notre libre arbitre.
Mais remets tes désirs ou tes craintes entre les mains de Jupiter et des
autres dieux; confie-les-leur; que ce soient eux qui gouvernent, et
qu'elles se règlent sur eux, comment seras-tu encore malheureux? Si, au
contraire, tu es envieux, lâche que tu es! si tu t’apitoies, si tu es
jaloux, si tu trembles, si tu ne passes pas un seul jour sans te
plaindre toi-même et sans te plaindre des dieux, que prétends-tu avoir
appris? Qu'as-tu appris, en effet, ô homme? Tu as étudié les syllogismes
et les sophismes ; ne voudrais-tu pas plutôt désapprendre tout cela, si
c'était possible, et tout reprendre depuis le commencement, bien
convaincu que jusqu'ici tu n'as réellement rien fait? Puis, parti de là,
ne voudras-tu pas faire en plus ce qui vient après : veiller à ce que
rien n'arrive de ce que tu ne veux pas; à ce que rien de ce que tu veux
ne manque à être?
Donnez-moi un jeune homme qui vienne à l'école avec cette intention, qui
lutte à cette seule fin, et qui dise : Adieu, tout le reste! il me
suffît de pouvoir vivre sans entraves et sans chagrin, de pouvoir tendre
le cou à tout événement, libre et les yeux levés vers le Ciel, comme un
ami des dieux, sans crainte de tout ce qui peut arriver. Que l'on me
présente un tel individu, et je lui dirai : Viens, jeune homme, dans ton
domaine. C'est à toi qu'il a été réservé d'être l'honneur de la
philosophie. A toi tout cet attirail, à toi tous ces livres, à toi
toutes ces discussions. Puis, quand il aura bien travaillé, quand il se
sera bien exercé sur ce premier terrain, je veux qu'il revienne me dire
: Je veux être sans troubles et sans perturbations; je veux, en homme
religieux, en homme sage, attentif à tout, savoir quels sont mes devoirs
envers les dieux, envers mes parents, envers mes frères, envers ma
patrie, envers les étrangers. — Va maintenant, lui dirai-je, sur le
second terrain; car il t'appartient à son tour. — Je me suis déjà exercé
sur ce second terrain ; mais je veux être absolument à l'abri de toute
atteinte et de tout ébranlement, non seulement quand je veille, mais
même quand je dors, même après boire, et dans mes instants d'humeur
noire. — O homme, tu es un Dieu, car tu as là une grande ambition!
Mais toi tu me dis : Ce n'est pas cela. Je veux savoir ce que dit
Chrysippe dans son livre Sur le Menteur. — Va-t'en te faire
pendre avec ton beau projet, malheureux que tu es! Et quel profit
tireras-tu de là? C'est en pleurant que tu liras tout, c'est en
tremblant que tu t'adresseras aux autres. N'est-ce pas là ce que vous
faites tous? Frère, dites-vous, veux-tu que je te fasse une lecture, et
que tu m'en fasses une? O mon ami, tu écris merveilleusement! Quel style
grandiose vous avez tous, toi à la manière de Xénophon, toi à la manière
de Platon, toi à la manière d'Antisthène! Puis, après avoir échangé ces
phrases en l'air, vous retombez dans les mêmes fautes : mêmes désirs,
mêmes craintes, mêmes volontés, mêmes efforts, mêmes buts, mêmes
souhaits, mêmes ardeurs. Puis, loin de chercher qui vous rappelle au
bien, vous vous fâchez lorsque l'on vous donne ces avis. Quel cœur dur
que ce vieillard! dites-vous. Il m'a laissé partir sans pleurer, sans me
dire : A quels périls tu vas t'exposer, ô mon fils! Si tu y échappes,
j'allumerai mes flambeaux. Comme ce serait là, en effet, le langage d'un
cœur aimant! Ce serait un si grand bien pour toi d'échapper au péril!
Voilà qui vaudrait tant la peine d'allumer ses flambeaux! Tu dois si
bien être à l'abri de la mort et de la maladie!
Il nous faut donc rejeter bien loin cette illusion dont je parle, ne
plus croire que nous apprenons là quelque chose d'utile, et nous
attacher à la vraie science, comme nous nous attachons à la géométrie et
à la musique. Si non, nous serons toujours à mille lieue du progrès,
alors même que nous aurions lu toutes les introductions et tous les
traités de Chrysippe, avec ceux d'Antipater et d'Archédémus.
CHAPITRE XVIII
Comment il faut lutter contre les idées dangereuses
Toute habitude, tout talent, se
forment et se fortifient par les actions qui leur sont analogues :
Marchez, pour être marcheur; courez, pour être coureur. Voulez-vous
savoir lire? Lisez. Savoir écrire? Ecrivez. Passez trente jours de suite
sans lire, à faire tout autre chose, et vous saurez ce qui en arrivera.
Restez couché dix jours, puis levez-vous, et essayez de faire une longue
route, et vous verrez comme vos jambes seront fortes. Une fois pour
toutes, si vous voulez prendre l'habitude d'une chose, faites cette
chose; si vous n'en voulez pas prendre l'habitude, ne la faites pas, et
habituez-vous à faire quoi que ce soit plutôt qu'elle. Il en est de même
pour l'âme : lorsque vous vous emportez, sachez que ce n'est pas là le
seul mal qui vous arrive, mais que vous augmentez en même temps votre
disposition à la colère : c'est du bois que vous mettez dans le feu.
Lorsque vous avez succombé aux attraits de la chair avec quelqu'un, ne
vous dites pas qu'il n'y a là qu'une défaite, mais que vous avez du même
coup alimenté, fortifié votre penchant au plaisir. Il est impossible, en
effet, que les actes en analogie avec quelque habitude et quelque
disposition, ne les fassent point naître, si elles n'existent pas avant,
et ne les développent point, ne les fortifient point, dans l'autre cas.
C'est certainement ainsi, au dire des philosophes, que se forment jour à
jour nos maladies morales. Convoitez une fois de l'argent, et qu'il vous
arrive ensuite un raisonnement qui vous fasse sentir votre mal, votre
convoitise cesse, et votre partie maîtresse est rétablie dans son
premier état ; mais que rien ne vienne la guérir, elle ne redeviendra
pas ce qu'elle était ; bien loin de là, qu'une apparition du même genre
l'excite une seconde fois, et la convoitise s'allumera en elle bien plus
vite que la première. Que ceci se reproduise d'une manière suivie, le
calus se forme à jamais, et la cupidité devient en nous une maladie
durable. Celui qui a eu la fièvre, et qui a cessé de l'avoir, n'est pas
dans le même état qu'avant de l'avoir eue, à moins qu'il n'ait été guéri
complètement. La même chose arrive pour les maladies de l'âme. Elles y
laissent des traces, des meurtrissures, qu'il faut faire disparaître
complètement; sinon, pour peu qu'on reçoive encore quelque coup à la
même place, ce ne sont plus des meurtrissures, ce sont des plaies qui se
produisent. Si donc tu ne veux pas être enclin à la colère, n'en
entretiens pas en toi l'habitude; ne lui donne rien pour l'alimenter.
Calme ta première fureur, puis compte les jours où tu ne te seras pas
emporté. J'avais l'habitude de m'emporter tous les jours, diras-tu;
maintenant c'est un jour sur deux, puis ce sera un sur trois, et après
cela un sur quatre. Si tu passes ainsi trente jours, fais un sacrifice à
Dieu. L'habitude, en effet, commence par s'affaiblir, puis elle
disparaît entièrement. Si tu peux te dire : Voici un jour que je ne me
suis pas affligé ; en voici deux ; puis voici deux mois, voici trois
mois ; j'ai veillé sur moi, quand il s'est présenté des choses qui
pouvaient me contrarier, sache que tout va bien chez toi. Si je puis me
dire : Aujourd'hui, à la vue d'un beau garçon ou d'une belle femme, je
ne me suis pas dit : Plût aux dieux qu'on couchât avec elle! ni
Bienheureux son mari! (car celui qui dit cela, dit aussi : Bienheureux
son amant!). Je ne me suis pas non plus représenté tout ce qui s'en
suit, cette femme près de moi, se mettant nue, se couchant à mes côtés,
je me caresse la tête, et je me dis : C'est bien, Epictète! Tu es venu à
bout d'un beau sophisme, d'un sophisme bien plus beau que celui qu'on
nomme le Dominateur. Et, si cette femme ne demandait pas mieux, si elle
me faisait des signes,
si elle venait vers moi, si elle me touchait et se mettait tout
près de moi, et que je me dominasse encore et triomphasse d'elle, ce
serait venir à bout d'un sophisme bien au-dessus du Menteur et de
l'Endormi. Voilà ce dont on a le droit d'être fier, et non pas d'avoir
proposé le Dominateur!
Mais comment en arriver là? Veuille te plaire à toi-même ; veuille être
beau aux yeux de Dieu ; veuille vivre pur avec toi-même qui resteras
par, et avec Dieu. Puis, quand il se présentera à toi quelque apparition
de ce genre, Platon te dit : Recours aux sacrifices expiatoires;
recours, en suppliant, aux temples des dieux tutélaires ; mais il te
suffira de te retirer dans la société de quelqu'un des sages, et de
rester avec lui en te comparant à lui; qu'il soit un de ceux qui vivent,
ou un de ceux qui sont morts. Va vers Socrate, vois-le, couché près
d'Alcibiade, triompher de sa beauté en se jouant; songe quelle grande
victoire, quelle victoire olympique, il eût alors conscience d'avoir
remportée. Fut-il en ce moment beaucoup au-dessous d'Hercule? De par
tous les dieux! on put, à bon droit, le saluer de ces paroles : Salut, ô
l'homme incroyable! Ceux que tu as vaincus, ce ne sont pas ces
misérables histrions ou héros du pancrace, ni ces gens bons à une seule
lutte qui sont de la même famille que les autres! Si tu te représentes
tout cela, tu triompheras de l'apparition, et tu ne seras pas entraîné
par elle. Commence par résister à son impression trop vive, et dis :
Attends-moi un peu, idée; laisse-moi voir qui tu es et sur quoi tu
portes. Laisse-moi te juger. Puis ne la laisse pas faire de progrès, et
retrace à ton imagination tout ce qui la suit; sinon, elle va
t'entraîner partout où elle voudra. Appelle bien plutôt à sa place
quelque autre idée honnête et noble, et chasse ainsi l'image impure. Si
tu t'habitues à ce genre de lutte, tu verras ce que deviendront tes
épaules, tes tendons et tes muscles ; mais pour aujourd'hui, ils
n'existent qu'en parole, et rien de plus.
Voilà le véritable lutteur : c'est celui qui s'exerce à combattre ces
idées. Résiste, ô malheureux! ne te laisse pas entraîner! Importante est
la lutte, et elle est le fait d'un Dieu : il s'agit de la royauté, de la
liberté, de la vie heureuse et calme. Souviens-toi de Dieu, appelle-le à
ton secours et à ton aide, comme dans la tempêté les navigateurs
appellent les Dioscures. Est-il, en effet, tempête plus terrible que
celle qui naît de ces idées, dont la force nous jette hors de notre
raison? La tempête elle-même, en effet, qu'est-elle autre chose qu'une
idée? Enlève la crainte de la mort, et amène-nous tous les tonnerres et
tous les éclairs que tu voudras, et tu verras quel calme et quelle
tranquillité il y aura dans notre âme. Mais, si tu te laisses vaincre
une fois, en te disant que tu vaincras demain, et que demain ce soit la
même chose, sache que tu en arriveras à être si malade et si faible qu'à
l'avenir tu ne t'apercevras même plus de tes fautes, mais que tu seras
toujours prêt à trouver des excuses à tes actes. Tu confirmeras ainsi la
vérité de ce vers d'Hésiode :
« L'homme irrésolu lutte toute sa vie contre le malheur. »
CHAPITRE XIX
Sur ceux qui n'embrassent la philosophie que pour en discourir
Voici, ce me semble, les éléments
dont se compose le sophisme le Dominateur. Il y a incompatibilité entre
les trois propositions suivantes :
1° Tout ce qui est vrai dans le passé est nécessaire; 2° Possible et
impossible sont contradictoires ; 3° Il y a du possible qui n'a pas été
réalisé et qui ne le sera pas. Diodore, s'apercevant de cette
incompatibilité, profita de la vraisemblance des deux premières, pour
substituer à la troisième celle-ci : Rien n'est possible que ce qui a
été réalisé ou le sera. D'autre part, les uns conserveront ces
propositions-ci, comme étant les deux vraies : Il y a du possible qui
n'a pas été réalisé et qui ne le sera pas ; et possible et impossible
sont contradictoires ; mais ils ne maintiendront pas celle-ci : Tout ce
qui est vrai dans le passé est nécessaire. C'est ce que paraît dire
Cléanthe, auquel s'est le plus souvent rallié Antipater. D'autres
maintiendront ces deux-ci : Il y a du possible qui n'a pas été réalisé
et qui ne le sera pas ; et tout ce qui est vrai dans le passé est
nécessaire; mais ils diront que possible et impossible ne sont pas
contradictoires. Quant à maintenir les trois propositions, cela ne se
peut, à cause de leur incompatibilité réciproque.
Que si quelqu'un me demande : Et toi, quelles sont les propositions que
tu gardes, je lui répondrai : Je n'en sais rien. Mais j'ai appris cette
histoire, que Diodore maintenait les propositions ci-dessus, tandis que
Panthoïs et Cléanthe, je crois, maintenaient les autres, et Chrysippe
d'autres encore. — Mais toi, enfin? — Moi, je ne me suis pas attaché à
cette question; je n'ai pas soumis à une pierre de touche mes pensées
là-dessus; je n'ai pas comparé ce qu'on en dit, et je ne me suis pas
fait de conviction sur ce point. Aussi je ne diffère en rien d'un simple
maître d'école. Quel était le père d'Hector? — Priam. — Et ses frères? —
Pâris et Déiphobe. — Quelle était leur mère? — Hécube. C'est une
histoire que j'ai apprise. — Et de qui? — d'Homère. Je crois
qu'Hellanicus, et quelques individus du même genre, ont également écrit
sur ce sujet. Moi aussi, que puis-je dire qui ait plus de valeur sur le
sophisme le Dominateur? Rien. Mais, si j'étais vaniteux,
j'émerveillerais l'assistance, à table surtout, en énumérant tous ceux
qui en ont écrit. Chrysippe en a écrit des choses merveilleuses dans son
premier livre Sur les Possibles ; Cléanthe aussi a écrit
spécialement sur lui, ainsi qu'Archédémus; Antipater aussi a écrit sur
lui, non seulement dans son traité des Possibles, mais dans son
livré Sur le Dominateur, en particulier. — N'as-tu pas lu cet
ouvrage? — Je ne l'ai pas lu. — Lis-le. — Et qu'en retirera-t-on? On en
deviendra plus bavard et plus fatigant qu'on ne l'est à cette heure.
Car, toi, qu'as-tu gagné à le lire? Quelle conviction t'es-tu faite à
propos de cette question? Aucune; mais tu nous parleras d'Hélène et de
Priam, et de l'île de Calypso, qui n'a jamais été et qui ne sera jamais.
Ici il n'y a pas grand mal à ne savoir que l'histoire, sans s'être fait
une conviction à soi; mais la même chose nous arrive dans les questions
de morale, bien plus encore que dans ces questions-ci. Parle-moi des
biens et des maux, disons-nous à quelqu'un. Écoute, répond-il : En
venant d'Ilion, le vent, qui me poussait, m'a conduit chez les Cicones.
Parmi les choses, les unes sont bonnes, les autres mauvaises, les autres
indifférentes. Les bonnes sont les vertus et tout ce qui s'y rattache;
les mauvaises sont les vices et tout ce qui se rattache au vice; les
indifférentes, qui sont entre les deux, sont la richesse, la santé, la
vie, la mort, le plaisir, la peine. — Et comment le sais-tu? — C'est
Hellanicus qui le dit dans Les Egyptiaques. Mais qu'importe de
répondre cela ou de répondre que c'est Diogène dans son Ethique,
ou bien Chrysippe, ou bien Cléanthe! As-tu examiné à fond quelqu'une de
leurs pensées, et t'es-tu fait une conviction à son endroit? Montre-moi
comment tu as l'habitude de te comporter sur un bâtiment pendant une
tempête. Rappelle-toi ces distinctions, lorsque le vent mugit dans les
voiles, et lorsque, pendant que tu cries, un malencontreux, qui est de
loisir, s'approche, et te dit : De par tous les dieux! dis-moi
maintenant ce que tu disais hier : Est-ce que le naufrage est un vice ou
se rattache à quelque vice? Ne prendrais-tu pas alors un bâton pour l'en
frapper? Homme, lui dirais-tu, qu'avons-nous affaire de toi? Nous
périssons, et tu viens plaisanter! Si César te faisait comparaître
devant lui par suite d'une accusation, te rappellerais-tu encore tes
distinctions? Si, pendant que tu entrerais pâle et tremblant, quelqu'un
t'abordait et te disait : Homme, pourquoi trembles-tu? De quoi est-il
question pour toi ici? Est-ce que César met la vertu ou le vice au cœur
de ceux qui viennent à lui? — Que viens-tu me railler, en plus de mon
malheur! lui dirais-tu. — Et cependant, répondrait-il, dis-moi,
philosophe, pourquoi tu trembles. Ce dont tu cours risque ici, n'est-ce
pas la mort, la prison, la souffrance corporelle, l'exil ou une
flétrissure? Rien autre, n'est-ce pas? Eh bien! est-ce qu'il y a dans
ces choses quelque vice, ou quoique que ce soit qui se rattache à un
vice? De quel nom les appelais-tu donc hier? — Homme, dirais-tu,
qu'ai-je affaire de toi? J'ai bien assez de mes maux! Et tu dirais
juste! Tu as bien assez de tes maux, assez de ton manque de cœur, de ta
lâcheté, et de ta vanité, qui te faisait si bien te vanter quand tu
étais assis dans l'école-Pourquoi te parais-tu de ce qui ne
t'appartenait pas? Pourquoi te disais-tu Stoïcien?
Observez-vous vous-mêmes d'après cela quand vous agissez, et vous
trouverez à quelle Ecole vous appartenez. Vous trouverez que la plupart
d'entre vous sont Epicuriens, quelques uns Péripatéticiens, mais bien
relâchés ceux-là. Où est-ce, en effet, que dans la pratique vous tenez
la vertu pour égale et même supérieure à tout le reste! Montrez-moi un
Stoïcien, si vous en avez un. Où, et comment le feriez-vous? Vous me
montrerez, il est vrai, des milliers d'individus parlant le langage du
Stoïcisme. Mais ces mêmes gens parlent-ils moins bien le langage
d'Epicure? N'expliquent-ils pas aussi parfaitement le Péripatétisme
lui-même? Où donc est le Stoïcien? De même que nous appelons statues
phidiaques celles qui sont faites d'après le système de Phidias,
montrez-moi un homme qui se trouve fait sur le patron des maximes qu'il
énonce en babillant. Montrez-moi un homme qui soit à la fois malade et
heureux, en péril et heureux, mourant et heureux, exilé et heureux,
flétri et heureux. Montrez-le-moi. De par tous les dieux, je voudrais
voir un Stoïcien! Si vous ne pouvez m'en montrer un tout fait,
montrez-m'en un qui soit en train de se faire, un qui penche vers cette
manière d'être. Soyez bons pour moi. Ne refusez pas à ma vieillesse la
vue d'un spectacle que je n'ai pas encore eu sous les yeux. Croyez-vous
que ce que vous avez à me montrer, ce soit le Jupiter ou la Minerve de
Phidias, ouvrages d'or et d'ivoire? Non. Que quelqu'un d'entre vous me
montre une âme d'homme, qui veuille être en communauté de pensées avec
Dieu, n'accuser ni Dieu ni homme, n'être frustrée de rien, n'aller se
heurter contre rien, n'avoir ni colère, ni haine, ni jalousie; une âme
qui veuille (car à quoi bon tant d'ambages) devenir un Dieu au lieu d'un
homme, et qui songe, dans ce misérable corps périssable, à vivre en
société avec Jupiter. Montrez-m'en une. Vous ne le pouvez pas. Pourquoi
donc vous duper vous-mêmes et jouer les autres! Pourquoi vous revêtir
des habits d'autrui, et vous promener de par le monde après avoir dérobé
et volé un nom et un rôle qui ne vous appartiennent pas?
Et maintenant, moi, je suis votre maître, et vous, vous étudiez sous
moi. Mon but à moi, c'est de faire enfin de vous des hommes affranchis
de toute entrave, de toute contrainte, de tout obstacle, libres,
tranquilles, heureux, qui tournent leurs regards vers Dieu dans les
petites comme dans les grandes choses. Et vous, vous êtes ici pour
apprendre et pour travailler à devenir ces hommes. Pourquoi donc l'œuvre
ne s'achève-t-elle pas? Si vous avez le même but que moi, et avec le
même but les moyens qu'il faut pour l'atteindre, que nous manque-t-il
encore? Quand je vois un ouvrier avec ses matériaux près de lui, je
n'attends plus que son ouvrage. Nous avons ici l'ouvrier et les
matériaux; que nous manque-t-il encore? Est-ce que la chose ne peut pas
s'apprendre? Elle le peut. Est-ce qu'elle n'est pas en notre pouvoir? Il
n'y a qu'elle au monde qui y soit. Ni la richesse, ni la santé, ni la
réputation, ni quoi que ce soit, n'est en notre pouvoir, si ce n'est le
bon emploi des idées; voilà la seule chose qui de sa nature échappe à
toute contrainte et à tout empêchement. Pourquoi donc notre œuvre ne
s'achève-t-elle pas? Dites-m'en la cause. Si elle ne s'achève pas, cala
tient-il à moi, à vous, ou à la nature même de la chose? La chose en
elle-même est possible, et la seule qui soit en notre pouvoir. Il reste
donc que cela tienne à moi ou à vous, ou, ce qui est plus exact, à moi
et à vous. Eh bien! voulez-vous que nous nous mettions à apporter ici la
ferme intention de la faire? Laissons là tout le passé, mettons-nous
seulement à l'œuvre. Fiez-vous à moi, et vous verrez.
CHAPITRE XX
Contre les Epicuriens et les Académiciens
Ceux-mêmes qui prétendent qu'il
n'y a ni vérité ni évidence, se servent forcément de l'une et de
l'autre. Et l'on peut même presque voir la preuve la plus forte de la
réalité de l'évidence, dans cette nécessité de s'en servir, où se
trouvent ceux-mêmes qui la nient. Par exemple, pour combattre cette
proposition, qu'il y a des vérités générales, il faut évidemment poser
l'affirmation contraire : « Il n'y a pas de vérité générale. » Mais,
esclave, celle-là même n'est pas vraie! Car, à quoi revient-elle, si ce
n'est à dire que toute proposition générale est fausse? De même si
quelqu'un venait me dire : Sache qu'on ne peut rien savoir, et que tout
est incertain; ou bien un autre : Fie-toi à moi, et tu t'en trouveras
bien : on ne peut se fier à personne ; ou bien un autre encore : Homme,
apprends de moi qu'on ne peut rien apprendre; je te le dis, et je te le
montrerai, si tu veux. Or en quoi diffèrent de ces gens-là ceux qui,
comment dirai-je, ceux qui s'intitulent Académiciens? O hommes,
disent-ils, soyez certains qu'on ne peut être certain de rien ; croyez
avec nous qu'on ne peut croire à rien.
De même Epicure, quand il veut nous retirer notre mutuel instinct de
sociabilité, cède à cet instinct même qu'il nous retire. Que dit-il en
effet? Hommes, ne vous laissez point tromper, ne vous laissez pas
détourner de la vérité, ne vous égarez pas : il n'existe pas chez les
êtres raisonnables un mutuel instinct de sociabilité ; croyez-moi bien.
Ceux qui vous disent le contraire vous trompent et vous abusent. Eh! que
t'importe! laisse les autres se tromper. T'en trouveras-tu plus mal,
quand nous croirons tous que la société est naturelle entre nous, et
qu'il faut la maintenir à tout prix? Au contraire, tu t'en trouveras
bien mieux et bien plus en sûreté. Homme, pourquoi t'inquiéter de nous?
Pourquoi veiller à cause de nous? Pourquoi allumer ta lampe? Pourquoi te
lever si matin? Pourquoi écrire de si gros livres, afin qu'aucun de nous
ne se trompe, en pensant que les dieux s'occupent des hommes, ou ne
croie qu'il y a d'autre bien réel que le plaisir? Car, si les choses
sont comme tu le dis, va-t'en dormir, mène la vie d'un ver, celle que tu
te crois fait pour vivre, mange, bois, fais l'amour, va à la selle, et
ronfle. Que t'importe ce que les autres croiront sur les points dont tu
parles? Que t'importe qu'ils se trompent ou non? Qu'as-tu affaire de
nous? Occupe-toi des brebis, parce qu'elles se laissent tondre, traire,
et enfin égorger. Ne serait-il; pas à désirer pour toi que les hommes
pussent être séduits et ensorcelés par les Stoïciens au point de
s'endormir, et de se laisser tondre et traire par toi et par tes
semblables? Qu'as-tu besoin de dire à tes disciples ce que tu leur dis,
au lieu de le leur cacher? Ne devrais-tu pas bien plutôt leur persuader
avant tout, que nous sommes nés pour la société, et qu'il est bon d'être
modéré, pour qu'on te gardât tout? Ou bien serait-ce qu'il y a des gens
avec lesquels il faut maintenir la société, et d'autres avec lesquels il
ne le faut pas? Quels sont donc ceux avec lesquels il faut la maintenir?
Ceux qui tendent à la maintenir de leur côté ou ceux qui lui font
violence? Et qu'est-ce qui lui fait plus violence que vous, avec de
pareilles doctrines?
Qu'était-ce donc qui arrachait Epicure au sommeil, et le forçait à
écrire ce qu'il écrivait? Qu'était-ce, si ce n'est ce qu'il y a de plus
fort dans l'homme, la nature, qui le tirait du côté où elle voulait,
malgré sa résistance et ses soupirs? L'homme ne te paraît pas fait pour
la société! Eh bien! écris-le, et transmets-le aux autres ; veille à cet
effet, et donne toi-même par tes actes un démenti à tes théories!... Et,
après cela, nous dirons qu'Oreste était poursuivi par des Furies qui
l'arrachaient à son sommeil, et nous ne dirons pas que des Furies et des
divinités vengeresses, autrement terribles, réveillaient Epicure, quand
il dormait, ne lui permettaient pas de reposer, et le forçaient à
révéler lui-même ses misères, comme la colère et l'ivresse font pour les
Gaulois! Voilà la force invincible de la nature humaine. Est-ce que la
vigne peut croître selon les lois, non de la vigne, mais de l'olivier?
Et l'olivier, suivant les lois, non de l'olivier, mais de la vigne? Cela
ne peut ni se faire ni se concevoir. De même l'homme non plus ne peut
jamais cesser de vivre de la vie de l'homme; ceux mêmes auxquels on
enlève leur virilité, on ne peut leur enlever les désirs virils. De
cette façon, Epicure a pu nous enlever tout ce qui est viril en nous,
tout ce qui est du maître de maison, du citoyen et de l'ami, mais il ne
nous a pas enlevé les penchants de l'humanité, parce qu'il ne le pouvait
pas; pas plus que les malheureux Académiciens ne peuvent se débarrasser
de leurs sens ou les rendre impuissants, quoiqu'ils en aient la
meilleure envie du monde.
Quelle misère! Voici un homme qui a reçu de la nature des mesures et des
règles pour juger de la vérité, et il ne travaille pas à les compléter
et à les enrichir de ce qui leur manque! Bien loin de là, s’il y a
quelque autre chose encore qui puisse aider à découvrir la vérité, il
s'efforce de le supprimer et de le détruire! Dis-nous, philosophe, que
te semble-t-il de la piété et de la sainteté? — Si tu le veux, je
t'établirai qu'elles sont un bien. — Oui; établis-le-moi, pour que nos
concitoyens se réforment, honorent la divinité et cessent de négliger
leurs intérêts les plus sérieux. — Tiens-tu bien ces preuves? — Je les
tiens; et je t'en remercie. — Eh bien! puisque ce système te plaît tant,
écoute les preuves du contraire, les preuves qu'il n'y a pas de dieux,
ou que, s'il y en a, ils ne s'occupent pas des hommes, et qu'il n'y a
rien de commun entre eux et nous ; les preuves que ce que le vulgaire
appelle piété et sainteté, ne sont que des mensonges de charlatans et de
faux sages, ou, par Jupiter! de législateurs, pour effrayer et contenir
les méchants. — Bravo, philosophe! tu as rendu service à nos
concitoyens, et tu as fait la conquête de nos jeunes gens, enclins déjà
à mépriser les dieux! — Quoi donc! cela ne te plaît pas! Ecoute alors
comment la justice n'est rien, comment la retenue est une sottise,
comment le nom de père n'est rien, comment le nom de fils n'est rien. —
Bravo, philosophe! continue, et persuade nos jeunes gens, pour que nous
ayons un plus grand nombre d'individus qui pensent et parlent comme toi!
Est-ce avec ces beaux discours-là qu'ont grandi les Etats qui ont eu de
bonnes lois? Sont-ce ces beaux discours-là qui ont fait Lacédémone? Les
convictions que Lycurgue a inculquées aux Spartiates, par ses lois et
par son éducation, sont-elles celles-ci, que la servitude n'est pas plus
une honte qu'un honneur, et la liberté pas plus un honneur qu'une honte?
Est-ce pour ces maximes que moururent ceux qui sont morts aux
Thermopyles? Est-ce avec des raisonnements de ce genre, que les
Athéniens abandonnèrent leur ville? Et ceux qui parlent ainsi se
marient, ont des enfants, prennent part au gouvernement, et
s'établissent prêtres et prophètes! De qui? De ceux qui n'existent pas?
Et ils interrogent eux-mêmes la Pythie, pour entendre d'elle des
mensonges, qu'ils rapportent aux autres en guise d'oracles! Quel excès
d'impudence et de charlatanisme!
Homme, que fais-tu? Tu te réfutes toi-même tous les jours? Ne te
décideras-tu pas à laisser là ces insipides raisonnements? Quand tu
manges, où portes-tu la main? A ta bouche ou à tes yeux? Quand tu te
baignes, où entres-tu? As-tu jamais appelé la marmite une écuelle ou la
cuiller une broche? Si j'étais l'esclave d'un de ces individus, dût-il
me faire tous les jours fouetter jusqu'au sang, je le mettrais au
supplice. Enfant, dirait-il, verse de l'huile dans le bain. J'y
verserais de la saumure, et je m'en irais en la lui répandant sur la
tête. — Qu'est-ce que cela? — Par ton Génie! il y avait là pour moi une
apparence impossible à distinguer d'avec celle de l'huile, tant elle lui
ressemblait. — Donne ici la tisane. Je lui apporterais un plat plein de
saumure vinaigrée. — Ne t'ai-je pas demandé la tisane? — Oui, maître; et
c'est là la tisane. — Quoi! ce n'est pas là de la saumure vinaigrée? —
Qu'est-ce, si ce n'est de la tisane? — Prends-la, et sens; prends-la, et
goûte. — Qu'en peux-tu donc savoir, puisque nos sens nous trompent? Si
j'avais trois ou quatre compagnons d'esclavage qui me ressemblassent, je
le forcerais à se pendre et à crever ou bien à changer de système. Mais
aujourd'hui ils se moquent de nous : ils usent dans la pratique de tous
les dons de la nature, et ils les suppriment dans leurs théories.
O les hommes reconnaissants et pleins de conscience, qui, à tout le
moins, mangent chaque jour du pain, et qui osent dire : Nous ne savons
s'il y a une Cérès, une Proserpine, un Pluton! Je ne veux pas ajouter :
Ils jouissent du jour et de la nuit, du changement des saisons, des
astres, de la mer, de la terre, de l'assistance des hommes ; et rien de
tout cela ne les touche le moins du monde! Ils ne songent qu'à
expectorer leurs petites questions, et à s'en aller au bain, quand leur
estomac a fait son office! Quant à ce qu'ils diront, au sujet qu'ils
traiteront, aux personnes à qui ils parleront, et à ce qui résultera
pour elles de pareils discours, ils ne s'en occupent si peu que ce soit.
Peu leur importe que ces discours produisent de l'effet sur un jeune
homme de noble race, qui les entend, et que cet effet détruise en lui
tous les nobles germes de sa race! Peu leur importe de donner à un
adultère des motifs de ne pas rougir de ce qu'il fait! Peu leur importe
qu'un voleur des deniers publics puise des excuses dans ces discours, et
que quelqu'un qui néglige ses parents y trouve un encouragement! Eh!
qu'y a-t-il donc, leur dirai-je, de bon ou de mauvais, d'honorable ou de
honteux, suivant vous? Est-ce ceci ou cela?
Pourquoi donc disputer jamais contre un de ces hommes-là? Pourquoi lui
donner des explications ou en recevoir de lui? Pourquoi essayer de le
convertir? Par Jupiter, vous pourriez bien plutôt essayer de convertir
un débauché, que des gens qui sont si sourds et si aveugles à l'endroit
de leurs maux.
CHAPITRE XXI
Des choses dont on ne convient pas
Il y a des choses dont les hommes
conviennent facilement, et d'autres dont ils ne conviennent pas
facilement. Personne ne conviendra qu'il manque d'intelligence ou de bon
sens; tout au contraire, vous entendrez dire à tout le monde : Que
n'ai-je autant de chance que j'ai d'intelligence! On convient aisément
qu'on est timide, et l'on dit : Je conviens que je suis trop timide;
mais, à part cela, ce n'est pas un sot que vous trouverez en moi. On ne
conviendra pas aisément que l'on manque d'empire sur soi-même; on ne
convient jamais que l'on soit injuste, non plus qu'envieux ou curieux;
mais presque tout le monde conviendra qu'il s'attendrit facilement. D'où
cela vient-il? Avant tout, d'un désaccord et d'un trouble dans nos
opinions sur les biens et sur les maux; puis de ceci pour les uns, de
cela pour les autres. Presque jamais on ne convient de ce que l'on
regarde comme une honte. Or, on regarde la timidité et la facilité à
s'attendrir comme le fait d'une bonne âme; la sottise, comme le pur fait
d'un esclave. Quant aux actes qui attaquent la société, on ne consent
jamais à les avoir faits. Ce qui nous porte le plus à avouer la plupart
de nos fautes, c'est que nous nous imaginons qu'il y a en elles quelque
chose d'involontaire, comme dans la timidité et dans la facilité à
s'attendrir. Si nous avouons un manque d'empire sur nous-mêmes, nous
alléguons l'amour, pour que l'on nous pardonne le fait comme
involontaire. Quant à l'injustice, on ne la croit jamais involontaire.
Il y a de l'involontaire dans la jalousie, à ce que l'on pense; aussi
l'avoue-t-on, elle aussi.
Puisque c'est ainsi que sont faits les gens au milieu desquels nous
vivons, esprits troublés, qui ne savent ni ce qu'ils disent, ni ce
qu'ils ont ou n'ont pas de mauvais, ni pourquoi ils l'ont, ni comment
ils s'en délivreront, je crois qu'il est bon de nous demander sans cesse
: Est-ce que, moi aussi, je suis un d'eux? Quelle idée me fais-je de
moi? Comment est-ce que je me conduis? Est-ce comme un homme sensé?
Comme un homme maître de lui? Puis-je dire, moi aussi, que je suis
préparé à tout événement? Ai-je bien, comme il convient à celui qui ne
sait rien, la conscience que je ne sais rien? Vais-je bien vers mon
maître, comme vers un oracle, avec la volonté d'être docile? Ou ne
vais-je pas à l'école, moi aussi, tout enchifrené de sottise, uniquement
pour y apprendre des mots, y comprendre des livres que je ne comprenais
pas auparavant, et, au besoin, être en état de les expliquer à d'autres
à leur tour? Au lieu de cela, ô homme, tu t'es chez toi battu à coups de
poing avec ton esclave, tu as tout bouleversé dans ta maison, tu as
troublé tes voisins, et tu arrives chez moi avec le costume d'un sage!
Et, quand tu t'es assis, tu te prononces sur la façon dont je commente
mon texte ou sur la question que je traite de moi-même! Tu es venu plein
de fiel et de sentiments honteux, parce qu'on ne t'apporte rien de chez
toi; et tu t'assieds, ne songeant à autre chose, pendant tout le cours
de la leçon, qu'à la manière dont ton père ou ton frère se conduisent
envers toi. Qu'est-ce que les gens de là-bas disent de moi? te dis-tu.
Ils croient à cette heure que je fais des progrès, et ils disent : Il va
revenir sachant tout. Je voudrais bien retourner un jour là-bas ayant
tout appris ; mais cela demande beaucoup de travail, et personne ne
m'envoie rien, et à Nicopolis les bains sont très sales. Les choses vont
mal chez moi, et mal ici.
Et l'on dit que nul ne profite à l'école! Mais qui vient à l'école en
écolier sérieux? Qui y vient pour s'y faire traiter, pour y donner ses
opinions à guérir, pour y apprendre ce qui lui manque? Pourquoi donc
vous étonner de remporter de l'école ce que vous y apportez? Vous ne
venez pas pour l'y laisser, ou pour l'y améliorer, ou pour l'y changer
contre autre chose. Comment y viendriez-vous pour cela? Vous en êtes
bien loin. Regardez donc plutôt si vous y trouvez ce que vous y venez
chercher. Ce que vous voulez, c'est de discourir sur les questions de
logique. Eh bien! n'y devenez-vous pas plus beaux parleurs? L'école ne
vous fournit-elle pas les moyens de traiter les questions de logique?
N'y analysez-vous pas les syllogismes et les sophismes? N'y étudiez-vous
pas les propositions du Menteur, et les raisonnements hypothétiques?
Pourquoi donc votre mécontentement, de remporter d'ici ce que vous y
venez chercher? — Soit; mais à quoi tout cela me servira-t-il, si mon
enfant ou mon frère meurent, ou s'il me faut mourir moi-même ou être mis
en croix? — Est-ce que c'est pour cela que tu es venu? Est-ce que c'est
pour cela que tu t'es assis chez moi? Est-ce que c'est pour cela que tu
as jamais allumé ta lampe et veillé! Ou bien, sorti pour te promener,
t'es tu jamais proposé quelque épreuve, au lieu d'un syllogisme; et tous
tant que vous êtes, avez-vous travaillé de concert à vous en tirer?
Quand l'avez-vous jamais fait? Ensuite vous venez dire : La Logique est
inutile! Mais à qui? A ceux qui n'en font pas l'usage qu'il faut. Les
onguents ne sont pas inutiles à ceux qui s'en servent quand et comme il
le faut. Les cataplasmes ne sont pas inutiles ; les balanciers de plomb
ne sont pas inutiles; mais ils sont inutiles aux uns, tandis qu'ils sont
utiles à d'autres. Si maintenant quelqu'un me fait cette demande : Les
syllogismes sont-ils utiles? je lui répondrai : Ils sont utiles ; et, si
tu le veux, je te le démontrerai. — Comment donc se fait-il qu'ils ne
m'aient servi de rien? — Homme, tu ne m'as pas demandé s'ils t'étaient
utiles à toi, mais s'ils l'étaient en général! Qu'un homme qui a la
dysenterie me demande si le vinaigre peut servir à quelque chose, je lui
répondrai que oui. — Peut-il donc me servir à moi? — Non, lui dirais-je;
cherche d'abord à arrêter ton flux de ventre, et à cicatriser tes
intestins attaqués. Et vous aussi, hommes, commencez par guérir vos
parties malades; arrêtez ce qui déborde en vous; calmez votre esprit,
apportez-le à l'école ne connaissant plus les tiraillements ; et vous
apprendrez alors quelles sont les vertus de la Logique.
CHAPITRE XXII
De l'amitié
On aime vraisemblablement ce à
quoi on s'attache. Or, les hommes s'attachent-ils à ce qu'ils croient
mauvais? Jamais. A ce qui leur semble indifférent? Jamais non plus.
Reste donc qu'ils ne s'attachent qu'à ce qu'ils croient bon, et,
puisqu'ils ne s'attachent qu'à cela, qu'ils n'aiment que cela. Celui
donc qui se connaît au bien est aussi celui qui s'entend à aimer; mais
quant à celui qui ne peut pas distinguer le bien du mal, et tous les
deux de ce qui est indifférent, comment s'entendrait-il à aimer? Aimer
n'appartient donc qu'au Sage.
— Comment cela! dit-on. Moi, qui ne suis pas un Sage, j'aime pourtant
mon enfant. — Je m'étonne, par tous les dieux, que tu commences par
avouer que tu n'es pas un Sage. Que te manque-t-il en effet? N'as-tu pas
des sens? N'apprécies-tu pas les idées qui te viennent d'eux? Ne fais-tu
pas usage des aliments qui conviennent le mieux à ton corps? N'as-tu pas
des habits? Une maison? Pourquoi donc conviens-tu que tu n'es pas un
Sage? N'est-ce point, par Jupiter! parce que bien souvent les idées qui
viennent de tes sens te mettent hors de toi, et te bouleversent; parce
que bien souvent leurs apparences trompeuses triomphent de toi; parce
que tu dis tantôt qu'une chose est bonne, tantôt qu'elle est mauvaise,
tantôt qu'elle n'est ni l'un ni l'autre; en un mot, parce que tu te
chagrines, t'épouvantes, prends de la jalousie, te déconcertes et
changes; n'est-ce point pour tout cela que tu conviens que tu n'es pas
un Sage? Eh bien! en amitié ne changes-tu donc jamais? Toi qui dis de la
richesse, de la volupté, et de toutes les choses en général, tantôt
qu'elles sont des biens, tantôt qu'elles sont des maux, ne dis-tu pas
aussi du même individu tantôt qu'il est bon, tantôt qu'il est mauvais?
N'as-tu pas pour lui tantôt de l'affection, tantôt de la haine, tantôt
des louanges, tantôt du blâme? — Oui, c'est ce qui m'arrive. — Eh bien!
quand on se trompe sur quelqu'un, crois-tu qu'on l'aime réellement? —
Non pas. —Et celui qui n'a pris quelqu'un que pour le quitter bientôt,
crois-tu qu'il lui appartienne de cœur? — Pas davantage. — Et celui qui
tantôt vous accable d'injures, tantôt est en extase devant vous? — Pas
davantage. — Eh bien! n'as-tu jamais vu de petits chiens jouer ensemble,
et se caresser si bien que tu disais : Il n'y a pas d'amitié plus vive?
Si tu veux pourtant savoir ce qu'est cette amitié, mets un morceau de
viande entre eux, et tu verras. De même, mets entre ton fils et toi un
lopin de terre, et tu verras que ton fils désirera vite t'enterrer, et
que toi tu souhaiteras vite sa mort. Et tu diras alors : Quel fils j'ai
élevé! Il y a longtemps qu'il voudrait me porter en terre! Mets entre
vous une belle jeune fille; le vieillard l'aimera et le jeune homme
aussi, même division pour une question de vanité. Et, s'il y a un péril
à courir, tu tiendras le langage du père d'Admète :
« Tu es heureux de voir la lumière; crois-tu que ton père n'en soit pas
heureux aussi? Tu veux voir la lumière ; crois-tu que ton père ne le
veuille pas aussi? »
Crois-tu qu'Admète n'aimait pas son enfant, quand il était petit?
Crois-tu qu'il n'était pas inquiet, lorsque son fils avait la fièvre?
Crois-tu qu'il n'avait pas dit bien des fois : Plût aux dieux que ce fût
moi qui eusse la fièvre? Puis, quand le moment est arrivé, quand il est
venu, tu vois ce que disent ces gens-là!
Etéocle et Polynice n'étaient-ils pas nés de la même mère et du même
père? N'avaient-ils pas été nourris ensemble? N'avaient-ils pas vécu
ensemble? N'avaient-ils pas eu même table et même lit? Ne s'étaient-ils
pas embrassés plus d'une fois? Si bien que celui qui les aurait vus, se
serait moqué des paradoxes des philosophes sur l'amitié. Et pourtant,
quand la couronne se trouve entre eux deux, à la façon d'un morceau de
viande, vois ce qu'ils disent :
Pol. Où seras-tu, en avant des tours?
Et. Pourquoi me le demandes-tu?
Pol. J'y serai en face de toi, pour te tuer.
Et. Moi aussi, je suis possédé du même désir.
Et ils adressent aux dieux des prières en harmonie avec leurs paroles.
Règle générale, ne vous y trompez pas, tout être doué de la vie n'a rien
qui lui soit plus cher que son intérêt propre. Aussi, qu'une chose
quelconque lui semble y faire obstacle, fût-ce son frère, son père, son
enfant, l'être qu'il aime ou celui dont il est aimé, le voilà qui le
hait, le repousse et le maudit. Il n'y a rien en effet qu'il soit né
pour aimer comme son intérêt. Père, frère, parent, patrie, Dieu même,
son intérêt est tout pour lui. Lors donc que les dieux nous paraissent
faire obstacle à notre intérêt, nous les insultons eux aussi, nous
renversons leurs statues, nous brûlons leurs temples. Ainsi Alexandre
fit brûler le temple d'Esculape, à la mort de celui qu'il aimait. De là
suit que notre sainteté, notre honnêteté, notre patrie, nos parents, nos
amis, sont sauvés, si nous identifions notre intérêt avec eux ; mais
que, si nous mettons d'un côté notre intérêt, et de l'autre nos amis,
notre patrie, nos parents, avec nos devoirs eux-mêmes, c'en est fait
d'eux, notre intérêt emportant la balance. L'être vivant se porte
infailliblement du côté où sont pour lui le moi et le mien : s'ils sont
dans le corps, c'est lui qui est la chose importante ; s'ils sont dans
la faculté de juger et de vouloir, c'est elle; s'ils sont dans les
objets extérieurs, ce sont eux. Ce n'est que si mon moi est dans ma
faculté de juger et de vouloir, que je puis être, comme il faut, ami,
fils, ou père. Car mon intérêt alors sera de rester loyal, honnête,
patient, tempérant, bienfaisant, et de m'acquitter de tous mes devoirs.
Mais, si je place mon moi d'un côté et l'honnêteté de l'autre, c'est
alors que se confirme le mot d'Epicure, qui prétend que l'honnête n'est
rien, ou n'est, s'il existe, que ce qu'estime le vulgaire.
C'est de cette ignorance qu'est venu le désaccord des Athéniens avec les
Lacédémoniens, des Thébains avec ces deux peuples, du grand roi avec la
Grèce, des Macédoniens avec tous deux; c'est d'elle que vient
aujourd'hui celui des Romains avec les Gètes ; c'est d'elle qu'est venu
bien auparavant tout ce qui s'est passé dans Ilion. Pâris était l'hôte
de Ménélas, et, en voyant leur bon accord, on n'aurait pas cru celui qui
aurait dit qu'ils n'étaient pas amis. Mais une part de gâteau fut jetée
entre eux, sous la forme d'une jolie femme, et la guerre naquit pour
elle. Aujourd'hui donc, quand tu vois des amis, des frères, qui semblent
n'avoir qu'un même cœur, ne te hâte pas de parler de leur amitié, alors
même qu'ils affirmeraient avec serment que rien ne saurait les détacher
les uns des autres. On ne peut se fier à la partie maîtresse d'un homme
corrompu; elle n'a ni constance, ni discernement, emportée qu'elle est
par ses idées tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.
N'examine donc pas, comme les autres hommes, si les gens sont nés du
même père et de la même mère, s'ils ont été élevés ensemble, et par le
même précepteur; cherche seulement où ils placent leur bien, dans les
choses extérieures ou dans leur façon de juger et de vouloir. S'ils le
placent dans les choses extérieures, dis qu'ils ne sont pas plus amis
qu'ils ne sont sûrs, constants, courageux et libres; dis même qu'ils ne
sont pas des hommes, si tu es dans ton bon sens. Car ce ne sont pas des
opinions d'homme que celles qui nous font nous attaquer et nous insulter
les uns les autres, nous embusquer, dans les endroits écartés, ou dans
les places publiques, comme si c'était des montagnes, et mettre à nu
devant les tribunaux des actions qui sont celles de brigands. Ce ne sont
pas des opinions d'homme que celles qui font de nous des débauchés, des
adultères, des agents de corruption, et qui nous rendent coupables les
uns envers les autres de tous ces torts qui naissent de cette seule et
unique pensée, que notre moi et notre bien se trouvent dans les choses
qui ne relèvent pas de notre libre arbitre. Mais, si tu entends dire que
ces hommes croient réellement que leur bien n'est que dans la faculté de
juger et de vouloir, et dans le bon usage des idées, ne t'inquiète plus
de savoir si c'est un fils et un père, si ce sont des frères, ni si ce
sont des camarades qui vivent ensemble depuis longtemps; tu en sais
assez pour déclarer hardiment que ce sont des amis, comme tu peux
déclarer qu'ils sont loyaux et justes. Où l'amitié se trouvera-t-elle,
en effet, si elle ne se trouve où sont la loyauté, l'honnêteté, et le
don de tout ce qui est beau, sans mélange d'aucune autre chose?
— Mais voilà si longtemps qu'il me rend des soins, et il ne m'aimerait
pas! — Esclave! que sais-tu s'il ne te rend pas ces soins, comme on
nettoie sa chaussure ou sa bête de somme? Que sais-tu s'il ne te jettera
pas comme un plat fêlé, lorsque tu seras devenu un meuble inutile? —
Mais elle est ma femme, et il y a si longtemps que nous vivons ensemble!
— Combien de temps Eriphyle n'avait-elle pas vécu avec Amphiaraüs? Et ne
lui avait-elle pas donné de nombreux enfants? Mais un collier vint se
mettre entre eux d'eux. Est-ce bien le collier qui vint s'y mettre? Non;
mais l'opinion qu'elle avait des choses de cette espèce. Cette opinion
fut la bête sauvage qui mit en pièces leur affection. Ce fut elle qui ne
permit pas à l'épouse d'être épouse, à la mère d'être mère. Que celui de
vous à son tour qui veut être l'ami de quelqu'un, ou se faire de
quelqu'un un ami, déracine donc en lui les opinions de cette espèce;
qu'il les prenne en haine, qu'il les chasse de son âme. Il y gagnera
d'abord de ne plus se dire d'injures à lui-même, de ne plus être en
lutte avec lui-même, de ne plus se repentir, de ne plus se mettre à la
torture. Puis, pour ce qui est des autres, il se donnera tout entier à
ceux qui lui ressembleront; il sera patient avec ceux qui ne lui
ressembleront pas; il sera doux pour eux, bon, indulgent, comme avec des
ignorants, qui s'égarent dans les questions les plus importantes. Il ne
sera sévère pour personne, parce qu'il sera pénétré de cette parole de
Platon : C'est toujours malgré elle qu'une âme est sevrée de la vérité.
Autrement, vous pourrez vivre sur tous les autres points comme vivent
les amis, vous pourrez voir la même table, coucher sous la même tente,
monter le même navire, être nés des mêmes parents ; les serpents aussi
ont tout cela : vous ne serez pas plus amis, qu'ils ne le sont, tant que
vous aurez ces opinions sauvages et impures.
CHAPITRE XXIII
Sur le talent de la parole
Le livre que tout le monde lit
avec le plus de plaisir et de facilité, est celui qui est écrit avec les
caractères les plus nets. Les discours qu'on écoutera toujours le plus
facilement, seront donc aussi ceux qui s'exprimeront dans les termes qui
auront le meilleur air et qui seront les plus convenables. Il ne faut
donc pas dire que le talent de l'expression n'existe pas. Ce serait à la
fois le mot d'un impie et d'un peureux.
Ce serait le mot d'un impie, car ce serait faire fi des grâces qui nous
viennent de Dieu, tout aussi bien que si l'on enlevait à l'homme l'usage
de la vue, de l'ouïe, et de la parole même. Est-ce donc sans intention
que Dieu t'a donné des yeux? Est-ce donc sans intention qu'il a mis en
eux un principe de vie si puissant et si subtile, qu'ils vont chercher
au loin les objets visibles pour s'en former les images? Et quel
messager est aussi prompt, aussi exact? Est-ce sans intention encore
qu'il a donné à l'air intermédiaire de telles qualités et une telle
vertu, qu'en agissant sur lui d'une certaine façon, les objets visibles
arrivent jusqu'à nous? Est-ce sans intention qu'il a fait cette lumière,
qui, si elle manquait, rendrait inutile tout le reste?
Homme, sois reconnaissant de ces dons, mais en même temps songe à ce qui
les surpasse encore. Remercie Dieu de la vue, de l'ouïe, de la vie même,
par Jupiter! et de tout ce qui lui vient en aide, comme les produits
solides de la terre, le vin et l'huile; mais rappelle-toi qu'il t'a
donné une chose encore qui vaut mieux que toutes celles-là, celle qui
s'en sert, qui les juge, et qui apprécie la valeur de chacune d'elles.
Qu'est-ce qui prononce en effet sur l'importance de chacune de tes
facultés? Est-ce chaque faculté même? As-tu jamais entendu la vue parler
sur elle-même? As-tu entendu l'ouïe? Les as-tu plus entendues que le
blé, que l'orge, que le cheval, que le chien? Non ; ce sont des
servantes et des esclaves placées sous les ordres de celle qui doit
faire emploi des idées. Si tu demandes quelle est la valeur de chaque
chose, à qui le demandes-tu? Et qu'est-ce qui te répond? Quelle faculté
pourrait donc être supérieure à celle qui use des autres comme de ses
servantes, apprécie tout, et prononce sur tout? Est-il, en effet, une
seule de ces autres qui sache elle-même ce qu'elle est et ce qu'elle
vaut? En est-il une qui sache quand il est à propos qu'elle serve ou
qu'elle ne serve pas? Quelle est celle qui ouvre et ferme nos yeux?
Quelle est celle qui les détourne de ce qu'ils ne doivent point voir, et
les dirige sur d'autres objets? Est-ce la vue? Non ; mais notre faculté
de juger et de vouloir. Quelle est celle qui bouche nos oreilles ou les
ouvre toutes grandes? Quelle est celle qui nous fait empressés de savoir
et questionneurs ou indifférents à ce qu'on dit? Est-ce l'ouïe? Non;
mais notre faculté de juger et de vouloir. Eh bien! cette faculté, quand
elle reconnaît qu'elle intervient dans toutes les autres, et que
celles-ci, sourdes et aveugles, ne peuvent s'entendre à autre chose
qu'aux actes mêmes dans lesquels elles sont destinées à être ses
subordonnées et ses servantes, tandis que seule elle voit clair, et sait
apprécier la valeur de chacune des autres, pourrait-elle nous dire que
ce qu'il y a de meilleur en nous ce n'est pas elle? Qu'est-ce que sait
faire l'œil tout grand ouvert, si ce n'est de regarder? Mais qu'est-ce
qui nous dit s'il faut regarder la femme d'un autre, et comment on doit
la regarder? Notre faculté de juger et de vouloir. Qu'est-ce qui nous
dit s'il faut croire ou rejeter ce qu'on nous débite, et, quand nous le
croyons, nous en émouvoir ou non? N'est-ce pas notre faculté de juger et
de vouloir? Et cet art de la parole, qui sait si bien arranger les mots
(en supposant qu'il y ait là un art spécial), que fait-il, quand nous
avons à parler de quelque chose? Il arrange et dispose les mots, comme
les coiffeurs les cheveux. Mais, vaut-il mieux parler que de se taire ;
vaut-il mieux parler dans ce sens ou dans cet autre; ceci est-il séant
ou ne l'est-il pas; quel est le moment de placer chaque mot; quel est
son emploi légitime : qui nous dit tout cela, si ce n'est notre faculté
de juger et de vouloir? Voudrais-tu donc qu'elle vînt prononcer contre
elle-même?
Eh bien! disait Epictète, si les choses sont telles, ce qui sert peut-il
être supérieur à celui qui s'en sert? Le cheval, supérieur au cavalier?
Le chien, au chasseur? L'instrument, au joueur de lyre? Les serviteurs,
au roi? Or, en nous, qu'est-ce qui se sert du reste? Notre faculté de
juger et de vouloir. Qu'est-ce qui veille sur tout le reste? Cette même
faculté. Qu'est-ce qui fait périr l'homme tout entier, par inanition,
lacet ou précipice? Elle encore. Qu'y a-t-il alors de plus fort qu'elle
dans l'homme? Et comment ce qui peut être entravé pourrait-il être plus
fort que ce qui ne connaît point d'entraves? Or, y a-t-il des choses
dans la nature qui puissent faire obstacle à notre faculté de voir? Oui
: notre faculté de juger et de vouloir, et plus d'une chose en dehors
d'elle. De même pour notre faculté d'entendre; de même pour l'art de
parier. Mais est-il quelque chose dans la nature qui puisse faire
obstacle à notre faculté de juger et de vouloir? Rien en dehors d'elle;
elle seule se fait obstacle à elle-même, quand elle cesse d'être droite.
Aussi c'est elle seule qui est le vice, elle seule la vertu.
Eh bien! quand cette faculté est telle, quand elle a cette prééminence
sur toutes les autres, qu'elle vienne nous dire que le corps est
supérieur à tout! Alors que ce serait le corps lui-même qui
s'attribuerait cette supériorité, il .n'est personne qui l'écoutât. Et
maintenant, Epicure, qu'est-ce qui enseigne cette supériorité du corps?
Qu'est-ce qui a écrit sur la fin de l'homme, sur la nature, sur la
règle? Qu'est-ce qui a laissé croître ta barbe? Qu'est-ce qui a écrit,
quand il est mort, que c'était là à la fois son dernier et son plus
heureux jour? Est-ce ton corps? Est-ce ta faculté de juger et de
vouloir? Et tu pourrais, sans être fou, admettre que tu as en toi
quelque chose au-dessus d'elle! Peux-tu réellement être assez sourd et
assez aveugle?
Mais quoi! déprécie-t-on par là nos autres facultés? A Dieu ne plaise!
Dit-on que le talent de la parole est sans utilité et sans profit? A
Dieu ne plaise! Ce serait une folie, une impiété, une ingratitude envers
Dieu! Seulement, on n'accorde à chaque chose que sa valeur vraie. L'âne,
en effet, a son utilité, mais moins grande que celle du bœuf; le chien
aussi a son utilité, mais moins grande que celle du serviteur; le
serviteur aussi a la sienne, mais moins grande que celle des citoyens ;
ceux-ci; à leur tour, ont la leur, mais moins grande que celle des
magistrats. Et cependant, parce que les uns sont supérieurs aux autres,
ce n'est pas une raison pour faire fi des services que rendent les
autres. Le talent de la parole a, lui aussi, son importance, quoiqu'elle
soit inférieure à celle de notre faculté de juger et de vouloir. Lors
donc que je parle ainsi, il ne faut pas croire que je vous demande de ne
pas soigner votre langage ; pas plus que je ne vous demande de ne pas
soigner vos yeux, vos oreilles, vos mains, vos pieds, vos habits, vos
chaussures. Seulement, si vous me demandez ce qu'il y a de meilleur dans
le monde, que vous nommerai-je? L'art de la parole? Je ne le puis; mais
notre faculté de juger et de vouloir, quand elle est dans la droite
voie. C'est elle, en effet, qui a la direction de l'autre, ainsi que de
toutes nos facultés, grandes ou petites. Quand elle est entrée dans la
droite voie, celui qui n'était pas homme de bien, le devient; quand elle
s'en écarte, l'homme devient pervers. C'est par elle que nous sommes
heureux ou malheureux, par elle que nous accusons les autres ou que nous
en sommes contents ; en un mot, c'est elle qui fait notre malheur, quand
on la néglige; notre bonheur, quand on lui donne des soins.
Mais supprimer l'art de la parole, et dire qu'il n'est en réalité
d'aucune utilité, ce n'est pas seulement agir en ingrat envers ceux qui
nous l'ont donné, c'est encore agir en peureux. C'est craindre, ce me
semble, que, s'il y avait là un art, nous n'eussions pas la force de ne
l'estimer que le peu qu'il vaut. C'est ressembler aux gens qui disent
qu'il n'y a aucune différence entre la beauté et la laideur. A ce
compte, il faudrait éprouver la même impression à l'aspect de Thersite
et à celui d'Achille ; à l'aspect d'Hélène et à celui de la première
femme venue. Ce sont là des sottises et des idées d'imbécile, les idées
d'un homme qui ne se rend pas compte de la nature de chaque chose, et
qui craint que, s'il ne reconnaissait pas de différences entre elles, il
ne fût aussitôt entraîné et vaincu, et que ce n'en fût fait de lui. La
véritable grandeur, au contraire, c'est de laisser à chaque chose sa
nature réelle; puis, quand on la lui a laissée, d'apprécier sa valeur,
de discerner ce qu'il y a de meilleur dans le monde, de s'y attacher en
toute circonstance, d'y tendre de tous ses efforts, de regarder le reste
comme superflu en comparaison, mais cependant sans négliger ce reste,
autant que faire se peut. Il faut, en effet, avoir soin de ses yeux, non
pas, il est vrai, comme de la chose la plus importante, mais dans
l'intérêt même de cette chose; car elle ne saurait demeurer en
conformité avec la nature, qu'en faisant des yeux le cas qu'elle en doit
faire, et en préférant pour eux tels objets à d'autres.
Mais qu'est-ce qui arrive? Ce qui arriverait à un homme qui, en
retournant dans sa patrie, trouverait une belle hôtellerie sur sa route,
se plairait dans cette hôtellerie, et y demeurerait. Homme, lui
dirions-nous, tu as oublié ce que tu voulais faire; ce n'est pas là que
tu allais : tu ne faisais qu'y passer. — Mais c'est une bien jolie
hôtellerie! — Combien il y en a d'autres qui sont jolies! Et combien de
prairies! Mais ce n'était pour toi que des lieux de passage. Ce que tu
voulais, c'était de retourner dans ta patrie, tirer de crainte tes
proches, remplir tes devoirs de citoyen, te marier, avoir des enfants,
occuper les emplois qui sont dans nos lois. Car tu n'es pas venu parmi
nous pour choisir les endroits les plus jolis, mais pour vivre où tu es
né, et où tu as été classé parmi les citoyens. C'est à peu près là ce
qui se passe ici. Comme ce n'est que par la Logique et son enseignement
qu'on peut marcher vers la perfection, purifier son jugement et sa
volonté, redresser en soi la faculté chargée de faire usage des idées,
et que forcément l'enseignement de la Logique se fait dans un certain
style, en même temps qu'il y a dans les matières de cet enseignement
fécondité d'invention et finesse d'esprit, il est des gens qui s'y
laissent prendre et qui ne vont pas plus loin; les uns s'arrêtent au
style, les autres aux syllogismes, les autres aux sophismes, les autres
dans quelque autre hôtellerie de ce genre, et tous y pourrissent, comme
s'ils s'arrêtaient chez les sirènes.
Homme, ce que. tu te proposais, c'était d'apprendre à te servir
conformément à la nature de toutes les idées qui t'arrivent, à ne jamais
manquer ce que tu désires, à ne jamais tomber dans ce que tu veux
éviter, à n'avoir jamais ni malheur ni mauvaise chance, à être toujours
libre, indépendant, sans entrave, en accord parfait avec le gouvernement
de Jupiter, te soumettant à lui, t'en trouvant heureux, sans reproche ni
accusation contre personne, en état de dire du fond du cœur, ce vers :
« Conduisez-moi, ô Jupiter, ô destinée! »
Puis, toi qui t'étais proposé un pareil but, une façon de dire te
séduit, certaines questions de logique te séduisent, et tu ne vas pas
plus loin; tu prends le parti de demeurer là, sans plus songer à ce
qu'il y a dans la maison, et tu dis : Cela est bien joli! Et qui te dit
que cela n'est pas joli? Mais ça l'est à la façon d'un lieu de passage,
à la façon d'une hôtellerie. Qu'est-ce qui empêche, en effet, d'être
malheureux, en parlant aussi bien que Démosthène? Sache analyser les
syllogismes aussi bien que Chrysippe, et qu'est-ce qui t'empêchera
d'être misérable, de te lamenter, d'être jaloux, d'être bouleversé, en
un mot, et d'être malheureux? Rien, certainement. Tu vois donc bien que
ce n'était là que des hôtelleries sans valeur, et quel autre était ce
que tu cherchais.
Quand je parle ainsi devant certaines gens, ils s'imaginent que je veux
détruire l'étude de la parole ou celle des questions de logique. Non, je
ne veux pas détruire ces études; mais je veux qu'on cesse de s'y
attacher comme au bien suprême, et de mettre en elles toutes ses
espérances. Si c'est nuire à ses auditeurs que de leur enseigner cela,
mettez-moi au nombre de ceux qui leur nuisent. Mais, quand je vois que
le bien souverain, le bien suprême, est telle chose, je ne puis pas,
pour vous faire plaisir, dire qu'il est telle autre.
CHAPITRE XXIV
A
quelqu'un qu'il n'estimait pas
Quelqu'un lui dit un jour : Je
suis venu souvent vers toi dans le désir de t'entendre, et jamais tu ne
m'as répondu. Aujourd'hui, au moins, si faire se peut, dis-moi quelque
chose, je t'en conjure. — Ne crois-tu pas, lui dit Epictète, qu'il y a
l'art de parler, comme il y a l'art de telle autre chose? Ceux qui
posséderont cet art parleront en gens qui s'y connaissent, et en
ignorants, ceux qui ne le posséderont pas. — Je le crois. — Eh bien!
ceux qui en parlant se font du bien à eux-mêmes et peuvent en faire aux
autres, ne sont-ils pas ceux qui parlent en s'y connaissant? Et ceux, au
contraire, qui se font du tort à eux-mêmes et aux autres, ne sont-ils
pas ceux qui ne se connaissent pas à cet art de parler? Or, il est
facile de trouver des gens qui se font du bien en parlant, et d'autres
qui se font du tort. A leur tour, ceux qui écoutent tirent-ils tous
quelque profit de ce qu'ils écoutent?
Et ne peut-on pas, parmi eux aussi, trouver des gens qui profitent, et
des gens qui pâtissent? — Oui, parmi eux aussi. — Eh bien! là aussi tous
ceux qui écoutent en s'y connaissant ne sont-ils pas ceux qui profitent,
tandis que tous ceux qui écoutent en ne s'y connaissant point,
pâtissent? — D'accord. — N'y a-t-il pas alors un art d'écouter, comme il
y a un art de parler? — Il semble que oui. — Si tu le veux bien, pense
encore à ceci. A qui appartient-il, suivant toi, de faire de la musique?
— Au musicien. — Faire une statue comme elle doit être faite, à qui
crois-tu encore que cela appartienne? — Au statuaire. — Et pour la
regarder en connaisseur, crois-tu qu'il n'y ait besoin d'aucune science?
— Il y en a besoin. — Eh bien! s'il faut un homme exercé pour parler
comme on le doit, ne vois-tu pas qu'il faut aussi un homme exercé pour
écouter avec profit? Ne parlons pour le moment, si tu le veux, ni de
perfection ni de profit complet, car tous les deux nous sommes à grande
distance de quoique ce soit de ce genre. Mais voici, ce me semble, une
chose que tout le monde m'accordera : c'est que, pour écouter un
philosophe, on a besoin de quelque préparation. N'est-ce pas vrai?
De quoi donc te parlerai-je? Sur quel sujet peux-tu m'écouter? Sur le
bien et le mal? Mais de qui? Du cheval? — Non. — Du bœuf? — Non. — De
qui donc? De l'homme? — Oui. — Savons-nous donc ce que c'est que
l'homme, quelle est sa nature, quelle est son intelligence? Avons-nous
les oreilles familiarisées avec cette question, au moins dans une
certaine mesure? Comprends-tu ce que c'est que la nature? Ou pourras-tu
me suivre dans une certaine mesure, si je te le dis? Puis me servirai-je
avec toi de démonstrations? Et comment le ferai-je? Car te rends-tu au
moins compte de ce que c'est qu'une démonstration, de la manière dont
elle se fait, des moyens qu'elle emploie, des cas où il y a semblant de
démonstration, sans démonstration réelle? Sais-tu, en effet, ce que
c'est que la vérité, ce que c'est que l'erreur, ce que c'est que
conséquence, opposition, désaccord, contradiction? Puis te pousserai-je
vers la philosophie? Comment le ferai-je? En te montrant les oppositions
et les divergences de la plupart des hommes sur le bien et le mal,
l'utile et le nuisible? Mais tu ne sais même pas ce que c'est
qu'opposition! Montre-moi donc ce à quoi je puis arriver en causant avec
toi. Donne-moi le désir de le faire. Que la brebis aperçoive une herbe
qui lui convient, cela lui donne l'envie d'en manger; mais place auprès
d'elle une pierre ou du pain, elle y sera indifférente. Il y a de même
en nous une certaine propension naturelle à parler, quand celui qui doit
nous entendre nous fait l'effet de quelqu'un, quand il a en lui-même
quelque chose qui nous y invite; mais, quand il n'est là près de nous
que comme une pierre ou comme une botte de foin, quelle envie peut-il
donner à un homme? Est-ce que la vigne dit à l'ouvrier des champs,
Cultive-moi? Non; mais, rien qu'à la voir, il est clair que celui qui la
cultivera s'en trouvera bien ; et elle invite ainsi d'elle-même à la
cultiver. Un petit enfant, charmant et vif, ne vous donne-t-il pas
l'envie de jouer avec lui, de marcher avec lui sur les mains, de
balbutier avec lui? Mais qui a jamais l'idée de jouer avec un âne ou de
braire avec lui? C'est que, si petit qu'il soit, il n'est jamais qu'un
ânon.
— Pourquoi donc ne me dis-tu rien? — Je ne puis te dire qu'une chose,
c'est que l'homme qui ignore ce qu'il est et pourquoi il est né, qui ne
sait ni ce qu'est ce monde où il est, ni ce que sont ses compagnons, ni
ce qui est bon, ni ce qui est mauvais, ni ce qui est beau, ni ce qui est
laid, qui ne comprend ni un raisonnement, ni une démonstration, ni ce
que c'est que la vérité, ni ce que c'est que l'erreur, et qui ne sait
pas les distinguer, ne se conformera à la nature ni dans ses désirs, ni
dans ses craintes, ni dans ses vouloirs, ni dans ses entreprises, ni
dans ses affirmations, ni dans ses négations, ni dans ses doutes. En
somme, il s'en ira à droite et à gauche sourd et aveugle ; on le prendra
pour quelqu'un, et il ne sera personne. Est-ce en effet la première fois
qu'il en est ainsi? Est-ce que, depuis que la race humaine existe,
toutes nos fautes et tous nos malheurs ne sont pas dès ce moment venus
de notre ignorance? Pourquoi Agamemnon et Achille se sont-ils disputés?
N'est-ce point faute de savoir ce qui est utile et ce qui est nuisible?
L'un ne dit-il pas qu'il est utile de rendre Chryséis à son père, et
l'autre que cela est funeste? L'un ne dit-il pas qu'il doit recevoir la
récompense qui a été donnée à un autre; et l'autre, qu'il ne le doit
pas? N'est-ce pas pour cela qu'ils ont oublié qui ils étaient, et
pourquoi ils étaient venus là? Homme, pourquoi es-tu venu? pour gagner
des maîtresses? ou pour combattre? — Pour combattre. — Qui? les Troyens
ou les Grecs? — Les Troyens. — Eh bien! laisseras-tu là Hector pour
tirer l'épée contre le roi? Et toi, mon cher, oublieras-tu ton rôle de
roi, toi à qui les peuples sont confiés, à qui tant d'intérêts sont
remis ; et te disputeras-tu pour une femme avec le plus vaillant de tes
alliés, que tu devrais entourer de toute sorte d'attentions et d'égards?
Seras-tu au-dessous de l'habile grand-prêtre, qui a toute espèce de
soins pour les grands guerriers? Vois-tu ce que peut produire
l'ignorance de ce qui est vraiment utile?
— Mais, moi, dis-tu, je suis riche! — Es-tu donc plus riche
qu'Agamemnon? — Mais, moi, je suis beau! — Es-tu donc plus beau
qu'Achille? — J'ai de plus une chevelure magnifique! — Est-ce qu'Achille
n'en avait pas une plus belle encore, et une blonde? Et il ne la
peignait ni ne l'arrangeait avec élégance! — Mais, de plus, je suis
fort! — Peux-tu donc soulever une pierre telle que celle que soulevait
Hector ou Ajax? — Mais, de plus, je suis de noble race! — As-tu donc une
déesse pour mère? As-tu pour père un fils de Jupiter? Et de quoi tout
cela servait-il à Achille, quand il était assis à pleurer pour une
femme? — Mais je suis orateur! — Est-ce qu'il ne l'était pas lui aussi?
Ne sais-tu pas comment il s'est tiré d'affaire avec les plus habiles
parleurs de la Grèce, Ulysse et Phénix? Comment il les a réduits au
silence?
Voilà tout ce que je puis te dire, et encore sans plaisir. Pourquoi?
parce que tu ne m'as pas inspiré. Que puisse en effet regarder en toi
qui m'excite, comme la vue d'un cheval de bonne race excite un écuyer?
Ton corps? Mais tu en as soin d'une façon honteuse. Tes habits? Mais eux
aussi sont ceux d'un débauché. Ta tournure? Ton regard? Rien. Quand tu
voudras entendre parler un philosophe, ne lui dis pas : Tu ne me dis
rien; borne-toi à lui montrer que tu es digne de l'entendre, que tu as
ce qu'il faut pour cela; et tu verras quelles paroles tu lui inspireras.
CHAPITRE XXV
Nécessité de la Logique
Un des assistants lui dit :
Prouve-moi que la Logique est utile. —Tu veux, lui dit-il, que je te le
démontre? — Oui. — Il me faut donc te faire une démonstration? —
D'accord. — Mais comment sauras-tu si je ne te fais pas un sophisme?
Notre homme se tut. Tu vois, lui dit-il alors, que tu confirmes par
toi-même la nécessité de la Logique, puisque sans elle tu n'es même pas
capable d'apprendre si elle est nécessaire ou si elle ne l'est pas.
CHAPITRE XXVI
Quelle est la vraie nature de nos fautes?
Toute faute renferme une
contradiction. Car celui qui la commet ne veut pas commettre une faute,
mais arriver à bien; d'où suit évidemment qu'il ne fait pas ce qu'il
veut. En effet, que veut faire le voleur? Ce qui est dans son intérêt.
Si donc son vol lui est fatal, il ne fait pas ce qu'il veut.
Mais toute âme raisonnable est naturellement ennemie de la
contradiction; et si, tant qu'elle ne s'aperçoit pas qu'elle est tombée
dans la contradiction, rien ne l'empêche de faire des choses
contradictoires, en revanche, dès qu'elle s'en aperçoit, elle renonce
inévitablement à cette contradiction et la fuit? De même que l'on cesse
inévitablement de croire à l'erreur, quand on l'a reconnue pour une
erreur; mais que, tant qu'elle ne nous est pas apparue comme telle, on y
croit comme à une vérité. Il saura donc parler, il saura encourager et
réprimander, celui qui aura le talent de montrer à chacun la
contradiction qui fait sa faute, de lui mettre clairement sous les yeux
qu'il ne fait pas ce qu'il veut, et qu'il fait ce qu'il ne veut pas.
Montrez-le à quelqu'un, et de lui-même il renoncera au mal; mais, tant
que vous ne le lui avez pas montré, ne vous étonnez pas qu'il y persiste
; car, c'est parce qu'il s'est attaché à l'apparence du bien, qu'il fait
ce qu'il fait. C'est pour cela que Socrate, qui se fiait à ce talent,
disait : Je n'ai l'habitude d'appeler personne pour confirmer ce que je
dis; je me contente de celui avec qui je discute; c'est son avis que je
demande; c'est lui que j'appelle à confirmer mes paroles. A lui seul il
me suffit, et me tient lieu de tous les autres. Il savait bien, en
effet, ce qui agit sur une âme raisonnable. Mettez un poids dans la
balance, et, bon gré, mal gré, elle penchera. De même à une âme
raisonnable montrez une contradiction, et elle y renoncera. Mais si vous
ne la lui montrez pas, c'est à vous que vous devez faire des reproches,
bien plutôt qu'à elle qui ne vous obéit pas.
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