LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE Ier
Sur la parure
Un jeune homme qui étudiait la
rhétorique s'était présenté à lui; ses cheveux étaient arrangés avec un
grand art, et toute sa toilette était recherchée. Réponds-moi, lui
dit-il : N'y a-t-il pas des chiens et des chevaux qui te semblent beaux?
D'autres qui te semblent laids? Et n'en est-il pas de même dans toutes
les autres espèces d'animaux? — Je le trouve, dit l'étudiant. — N'y
a-t-il pas aussi des hommes qui te semblent beaux, et d'autres qui te
semblent laids? — Et comment ne serait-ce pas? — Est-ce donc pour la
même cause que nous appelons chacun de ces êtres beau dans son genre, ou
chacun d'eux l'est-il pour une cause particulière? Voici qui te fera
voir ce qu'il en est. Nous voyons que le chien est né pour une certaine
fin, le cheval pour une autre, et le rossignol, je le prends au hasard,
pour une autre encore. On a donc le droit de dire d'une manière générale
que chaque être est beau, quand il a les perfections qui sont dans sa
nature; et, comme la nature de chaque espèce d'êtres est différente, il
me semble aussi que chacune d'elles a sa beauté différente. Cela
n'est-il pas vrai? — Oui. — Ce qui fait donc la beauté du chien, fait la
laideur du cheval ; et ce qui fait la beauté du cheval, fait la laideur
du chien, puisque leurs natures sont différentes. — Cela me semble. — Ce
qui fait la beauté de l'athlète au pancrace, ne fait pas le bon lutteur,
et ferait un coureur, ridicule; et le même homme qui est beau dans le
pentathle, est fort laid dans la lutte. — Cela est vrai. — Qu'est-ce
donc qui fait la beauté de l'homme, si ce n'est ce qui fait la beauté du
chien et du cheval, chacun dans leur genre? — C'est cela même. —
Qu'est-ce donc qui fait la beauté d'un chien? La présence de ce qui est
la perfection du chien. Et la beauté d'un cheval? La présence de ce qui
est la perfection du cheval. Qui fera donc celle d'un homme, si ce n'est
la présence de la perfection humaine? Si donc, jeune homme, tu veux être
beau, cherche à acquérir la perfection humaine. Mais quelle est-elle?
Vois quels sont ceux que tu loues lorsque tu loues impartialement.
Sont-ce les hommes justes ou les hommes injustes? — Les justes. — Les
hommes chastes ou les libertins? — Les hommes chastes. — Ceux qui sont
maîtres d'eux-mêmes ou ceux qui ne le sont pas? — Ceux qui en sont
maîtres. — Te rendre tel, sache-le donc, c'est te faire beau; si tu y
manques, tu, seras laid inévitablement, alors même que tu emploierais
tous les moyens pour être beau en apparence. Je ne sais plus que te dire
après cela; car, si je te dis ce que je pense, je te fâcherai, et tu me
quitteras, peut-être pour ne plus revenir; et, si je ne te le dis pas,
vois un peu ce que j'aurai fait : tu seras venu vers moi, pour que je te
serve à quelque chose, et je ne t'aurai servi à rien ; tu seras venu à
moi comme à un philosophe, et je ne t'aurai pas parlé comme un
philosophe. N'est-ce pas de la cruauté à ton égard que de te laisser
sans te corriger? Si plus tard tu devenais raisonnable, tu aurais le
droit de me faire des reproches. Qu'est-ce qu'Epictète a donc aperçu en
moi (pourrais-tu dire), pour que, me voyant venir à lui tel que j'étais,
il m'ait ainsi laissé avec mes défauts, sans jamais me dire même un seul
mot? A-tr-il donc tant désespéré de moi? N'étais-je pas jeune?
N'écoutais-je pas ce qu'on me disait? Combien n'y a-t-il pas d'autres
jeunes gens à qui l'âge fait faire souvent les mêmes fautes qu'à moi?
J'ai entendu dire qu'un certain Polémon, de jeune libertin qu'il était,
s'était converti ainsi. Admettons qu'Epictète n’ait pas cru que je
pouvais être un Polémon, mais du moins il pouvait corriger ma façon de
me coiffer; il pouvait m'enlever mes colliers, me faire renoncer à
m'épiler; et il s'est tu, quand il me voyait, dirai-je avec quel
accoutrement?
Je ne te dis pas, moi, à qui convient cet accoutrement ; mais tu le
diras, toi, quand tu seras revenu à toi-même; tu sauras alors ce qu'il
est, et ce que sont les gens qui se le donnent.
Si tu me faisais plus tard ces reproches, que pourrais-je dire pour ma
défense? Que, si j'avais parlé, tu n'aurais pas suivi mes avis? Mais
est-ce que Laïus suivit ceux d'Apollon? Est-ce que, en le quittant, il
ne s'enivra pas, et n'envoya pas promener l'oracle? Eh bien! Cela
empêcha-t-il Apollon de lui dire la vérité? Et certes, moi, je ne sais
pas si tu suivras ou non mes avis, tandis qu'Apollon savait très bien
que Laïus ne suivrait pas les siens ; et il lui dit vrai, pourtant! Et
pourquoi le lui dit-il? Mais pourquoi aussi est-il Apollon? Pourquoi
rend-il des oracles? Pourquoi a-t-il pris pour lui ce rôle de prophète?
Pourquoi est-il une source de vérité, vers laquelle on se rend de toutes
les parties de la terre habitée? Pourquoi porte-t-il écrit sur le
fronton de son temple : Connais-toi toi-même? Ce que personne ne songe à
faire.
Est-ce que Socrate persuadait à tous ceux qui venaient le trouver de
s'occuper d'eux-mêmes? Pas à un sur mille. Et cependant, comme c'était
là le rôle qui lui avait été assigné par Dieu, ainsi qu'il le dit
lui-même, y manqua-t-il jamais? Au contraire, que dit-il à ses juges? Si
vous me renvoyez, à la condition de ne plus faire ce que je fais, je ne
vous obéirai pas, et je ne changerai pas de conduite. J'accosterai les
jeunes gens, les vieillards, tous ceux en un mot qui se trouveront sur
ma route, et je leur demanderai ce que je leur demande maintenant; et ce
sera à vous surtout, mes concitoyens, que je le demanderai, parce que
vous m'appartenez de plus près par le sang. — As-tu donc tant le loisir,
ô Socrate (lui répond-on), de t'occuper des affaires des autres et de ce
qui ne te regarde pas? Que t'importe ce que nous faisons? Et qu'as-tu à
venir nous dire : Toi qui es mon camarade et mon parent, tu ne t'occupes
pas de toi, et tu deviens pour la ville un mauvais citoyen, pour tes
parents un mauvais parent, pour tes voisins un mauvais voisin? Toi, de
ton côté, qui donc es-tu? C'est alors qu'il est beau de dire : Je suis
celui qui doit s'occuper des hommes. Ce n'est pas le premier bouvillon
venu qui ose tenir tête au lion; mais, quand il se présente un taureau
pour lui tenir tête, avise-toi donc de dire à ce taureau : Qui es-tu? Et
de quoi t'occupes-tu? O homme, dans toutes les espèces il y a des
individus d'élite : il y en a parmi les bœufs, parmi les chiens, parmi
les abeilles, parmi les chevaux. Ne va pas dire à l'individu d'élite :
Qui donc es-tu? Sinon, il trouvera quelque part une voix pour te dire :
Moi, je suis ce qu'est la pourpre dans le manteau. Ne me demande donc
pas de ressembler aux autres; ou bien prends-t-en à ma nature, qui m'a
fait différent des autres.
Est-ce donc là ce que je suis, moi Epictète? Mais comment puis-je
l'être? Et toi, es-tu donc capable d'écouter la vérité? Plût au ciel que
tu le fusses! Mais cependant, puisque j'ai été pour ainsi dire condamné
à porter la barbe blanche et le vieux manteau, et que tu es venu vers
moi comme vers un philosophe, je ne te traiterai pas avec rigueur, ni
comme un incurable, et je te dirai : Jeune homme, qui veux-tu rendre
beau? Sache d'abord qui tu es, et ne songe à te parer qu'après cela. Tu
es un homme, c'est-à-dire un être animé, destiné à mourir, et qui doit
faire un usage raisonnable de tout ce que ses sens lui présentent.
Qu'est-ce qui est donc raisonnable? Ce qui est conforme à la nature, et
parfait (en son genre). Or, qu'y a-t-il de plus excellent en toi?
L'animal? Non. L'être mortel? Non. L'être pourvu des sens? Non. Ce que
tu as de plus excellent en toi, c'est ta raison. Voilà ce qu'il te faut
embellir et parer. Quant à ta chevelure, laisse-la au gré de celui qui
l'a disposée comme il l'a voulu. Voyons; quels différents noms portes-tu
encore? Es-tu un homme ou une femme? —Un homme. —Pare donc un homme en
toi et non pas une femme. Celle-ci est née avec une peau lisse et douce
: si elle a beaucoup de poils, elle est un phénomène, et on la montre à
Rome parmi les phénomènes. Mais chez l'homme ceci arrive précisément
quand il n'a pas de poils. Si c'est naturellement qu'il n'en a pas, il
est un simple phénomène; mais, s'il se les est ôtés et enlevés lui-même,
que ferons-nous de lui? Où le montrerons-nous? Quelle affiche lui
composerons-nous? Je vous ferai voir un homme qui aime mieux être une
femme qu'un homme. O le merveilleux spectacle! Tout le monde s'extasiera
devant une pareille affiche. Par Jupiter! je crois que ceux qui
s'épilent ne le font que parce qu'ils ne comprennent pas que c'est là ce
qu'ils font. O homme, que peux-tu reprocher à la nature pour ton compte?
De t'avoir fait homme? Quoi donc! Ne devait-elle faire que des femmes? A
quoi te servirait alors de te parer? Et pour qui te parerais-tu, si tout
le monde était femme? Mais les poils te déplaisent! Eh bien! enlève-toi
les tous et complètement. Enlève ce... (Quel nom lui donner?) qui est la
cause des poils. Fais-toi femme de tout point, pour que nous ne nous y
trompions pas. Ne sois pas moitié homme et moitié femme. A qui veux-tu
plaire? A ces dames. Plais-leur comme un homme. —Oui, mais elles aiment
les peaux lisses. — Puisses-tu te faire pendre! Si elles aimaient les
hommes qui se prostituent, irais-tu te prostituer? Est-ce donc là ton
rôle? N'es-tu né que pour être aimé des femmes sans mœurs? Est-ce de toi
alors que nous ferons un citoyen de Corinthe, et, au besoin, un préfet
de la ville, un directeur de la jeunesse, un préteur, un président des
jeux? Voyons; quand tu seras marié, voudras-tu encore te faire épiler?
Pour qui le ferais-tu, et dans quel but? Puis, quand tu auras des
enfants, nous les présenteras-tu épilés, pour les faire admettre au
nombre des citoyens? O le bon citoyen! O le bon sénateur! O le bon
orateur! Sont-ce là les jeunes gens qu'il nous faut souhaiter d'avoir et
d'élever?
Non pas, jeune homme, par tous les dieux! Mais, après m'avoir entendu te
parler ainsi, dis-toi en me quittant : Ce n'est pas Epictète qui m'a dit
cela (car d'où l'aurait-il tiré?); c'est un Dieu bienveillant qui me l'a
dit par sa bouche. Autrement, il ne serait pas venu à la pensée
d'Epictète de me tenir ce langage, lui qui n'a l'habitude de parler
ainsi à personne. Allons donc, et obéissons au Dieu, pour ne pas nous
exposer à sa colère? N'est-ce pas là ce que tu dois te dire? Si un
corbeau t'avertit par ses croassements, tu crois que ce n'est pas lui
qui t'avertit, mais Dieu par lui: diras-tu donc, lorsque Dieu t'avertit
par la voix d'un homme, que ce n'est pas lui qui a fait parler ainsi cet
homme, pour que tu connusses la puissance de la divinité, qui avertit
les uns d'une façon, les autres d'une autre, mais qui fait toujours
passer ses avis les plus graves et les plus importants par la bouche de
son meilleur messager? N'est-ce pas, en effet, ce que dit le poète?
Car nous lui avons dit d'avance, en lui envoyant Mercure, le vigilant
meurtrier d'Argus, de ne pas le tuer, et de ne pas épouser sa femme.
N'était-ce pas là ce que Mercure devait descendre lui dire? Aujourd'hui,
de même, les dieux te disent, en t'envoyant Mercure, leur messager et le
meurtrier d'Argus : Ne perds pas ton temps à changer ce qui est bien ;
laisse l'homme être un homme, la femme être une femme, la beauté de
l’homme être la beauté de l'homme, et sa laideur aussi être la laideur
de l'homme. C'est qu'en effet ta chair et tes poils ne sont pas toi ; ce
qui est toi, c'est ta faculté de juger et de vouloir.
Fais la belle, et tu seras beau. Pour le moment, je n'ose pas te
dire que tu es laid; car c'est, je crois, le mot que tu voudrais le
moins entendre. Mais vois ce que dit Socrate au plus beau et au plus
élégant de tous les hommes, à Alcibiade : Tâche donc d'être beau. Et que
lui dit-il pour cela? Lui dit-il : Arrange ta chevelure, et fais épiler
tes jambes? A Dieu ne plaise! Il lui dit : Donne tes soins à ta faculté
de juger et de vouloir. Débarrasse-toi de tes faux jugements. Comment
faut-il donc traiter le corps? Suivant sa nature. Mais c'est un autre
que ce soin regarde ; laisse-le-lui. — Faut-il donc être sale? — A Dieu
ne plaise! Mais ce que tu dois tenir propre, c'est l'être que tu es par
ta nature : si tu es homme, maintiens-toi propre comme un homme; si tu
es femme, comme une femme; si tu es enfant, comme un enfant. — Noir,
dis-tu ; mais enlevons aussi au lion sa crinière, pour qu'il ne soit pas
sale ; et au coq sa crête, car lui aussi doit être propre. — Oui, mais
comme un coq ; et cet autre, comme un lion; et le chien de chasse, comme
un chien de chasse.
CHAPITRE II
Des choses auxquelles il faut exercer l'élève; et de notre négligence de
ce qu'il y a de plus important
Il est trois choses qu'il faut
apprendre par l'exercice à celui qui doit devenir un sage : d'abord à
désirer et à redouter, pour qu'il ne manque jamais ce qu'il désire, et
ne tombe jamais dans ce qu'il redoute; en second lieu, à vouloir les
choses et à les repousser, ou, plus simplement, à faire ce qu'il doit,
pour qu'il agisse toujours suivant l'ordre et la raison, et sans
négligence; en troisième lieu, à ne jamais se tromper, à ne jamais juger
au hasard, en un mot à bien donner son assentiment. Le point principal,
celui qui presse le plus, est celui qui touche aux troubles de l'âme;
car ces troubles ne se produisent jamais, que parce qu'on a été frustré
dans ses désirs, ou parce qu'on est tombé dans ce qu'on redoutait. Voilà
ce qui engendre en nous les perturbations, les désordres, l'idée que
nous sommes malheureux et misérables, les plaintes, les gémissements, la
haine ; voilà ce qui fait les haineux et les jaloux; voilà ce qui nous
empêche d'écouter les bonnes raisons. En seconde ligne est le point
relatif au devoir. Car nous n'avons pas à être insensibles comme les
statues, mais à remplir nos obligations naturelles et adventices, soit
au nom de la piété, soit comme fils, comme frère, comme père, comme
citoyen.
Le troisième point ne regarde que ceux qui sont déjà bien avancés : il a
pour objet de les rendre infaillibles, en empêchant qu'aucune idée se
glisse en eux à leur insu et sans être examinée, même dans le sommeil,
même dans l'ivresse, même dans les moments d'humeur noire. Ce point-là
est au-dessus de nous. Mais les philosophes de nos jours laissent de
côté le premier et le second point, pour s'occuper uniquement de ce
troisième; et ils sont tout entiers aux arguments captieux,
interrogatifs, hypothétiques, mensongers. Il est vrai, en effet, qu'on
doit en pareille matière aussi, quand elle se rencontre, savoir se
préserver de l'erreur; mais qui doit cela? Le Sage. Toi donc, n'y a-t-il
que cela qui te manque? Es-tu parfait dans tout le reste? Ne faiblis-tu
jamais en face d'un écu? Si tu aperçois une belle fille, sais-tu
résister à sa vue? Si ton voisin fait un héritage, n'en éprouves-tu
aucune peine? Rien ne te manque-t-il aujourd'hui, que d'être
inébranlable dans tes opinions? Malheureux que tu es! C'est en tremblant
que tu apprends toutes ces belles choses, en mourant de peur d'être
méprisé, et en t'informant si on ne parle pas de toi. Si quelqu'un vient
te dire : Comme on demandait quel était le plus grand philosophe, une
personne présente a dit : le seul philosophe, c'est un tel! ta petite
âme, qui était de la taille d'un doigt, grandit de deux coudées. Mais,
si quelqu'un de ceux qui étaient là a répondu : Tu parles en l'air; un
tel ne vaut pas la peine qu'on l'entende! Que sait-il, en effet? Il en
est aux premiers éléments, et rien de plus! te voici hors de toi, sans
couleur, et tu t'écries aussitôt : Je lui montrerai qui je suis, et que
je suis un grand philosophe! Cela se voit rien que par là. Quelle autre
démonstration veux-tu en donner? Diogène (ne le sais-tu pas?) montrait
un jour un sophiste, en étendant le doigt du milieu. Celui-ci s'en
fâcha. Voilà ce qu'est un tel dit le philosophe; Je vous l'ai montré.
C'est, qu'en effet, ce n'est pas avec le doigt que se montre un homme,
comme une pierre ou un morceau de bois; mais montrez ses opinions, et
alors en lui vous aurez montré l'homme.
Voyons tes opinions à toi aussi. N'est-il pas évident que tu comptes
pour rien ta faculté de juger et de vouloir, que tes yeux se tournent
hors de toi sur ce qui ne dépend pas de toi, sur ce que dira un tel, sur
ce qu'il pensera de toi? Te trouve-t-il savant? Croit-il que tu as lu
Chrysippe et Antipater? Car s'il va jusqu'à Archédémus, te voilà au
comble du bonheur! Pourquoi meurs-tu encore de peur de ne pas nous
montrer ce que tu es? Veux-tu que je te dise ce que tu nous montres. Tu
nous montres devant nous un homme sans cœur et qui se plaint toujours,
un homme toujours en colère, un lâche, qui blâme tout, qui accuse tout
le monde, qui n'est jamais tranquille, un homme qui n'a rien de solide
en lui. Voilà ce que tu nous as montré. Va-t'en donc lire Archédémus ;
puis, si un rat tombe chez toi et fait du bruit, te voilà mort! Ce qui
t'attend, c'est une mort semblable à celle de … quel est-il?.... à celle
de Crinis. Lui aussi était fier, parce qu'il savait tout Archédémus.
Malheureux! ne veux-tu pas renoncer à toutes ces connaissances, qui ne
sont pas faites pour toi? Elles conviennent à ceux qui peuvent les
acquérir, étant déjà au-dessus de tous les troubles de l'âme; à ceux qui
peuvent dire : Je n'ai ni colère, ni chagrin, ni haine ; il n'y a pour
moi, ni entraves, ni contrainte. Que me reste-t-il à faire? J'ai du
loisir, et je suis en repos. Voyons comment on doit se tirer de la
conversion des syllogismes ; comment, après avoir posé une hypothèse, on
évitera de tomber dans l'absurde. Voilà ceux auxquels ces études
conviennent. Quand on a une navigation heureuse, on a le droit d'allumer
du feu, de dîner, et même, à l'occasion, de chanter et de danser; mais
toi, c'est quand le navire est en danger de sombrer, que tu viens
déployer tes plus hautes voiles.
CHAPITRE III
De ce qui sert de matière à l'homme de bien, et du principal but de ses
efforts
La matière sur laquelle le sage
travaille, c'est sa partie maîtresse, tandis que son corps est la
matière du médecin et du maître de gymnastique, et son champ, celle du
cultivateur. Sa tâche est d'user des idées conformément à la nature. Or,
toute âme est née, d'une part, pour adhérer à la vérité, repousser
l'erreur, et retenir son jugement en face de ce qui est douteux ; de
l'autre, pour se porter avec amour vers ce qui est bien, écarter de soi
ce qui est mal, et ne faire ni l'un ni l'autre pour ce qui n'est ni bien
ni mal. Si les banquiers, en effet, non plus que les vendeurs de
légumes, ne peuvent pas refuser la monnaie de César; si, dès qu'on la
leur montre, il faut, bon gré mal gré, qu'ils livrent ce qu'on leur
achète en échange ; semblable chose est vraie de l'âme : le bien qui se
montre l'attire immédiatement à lui, le mal l'en éloigne. Jamais l'âme
ne refusera le bien qui se montrera clairement à elle, pas plus que le
banquier la monnaie de César. C'est de là que découlent tous les actes
de l'homme et de Dieu.
C'est pour cela que le bien passe avant tous les liens du sang. Ce n'est
pas mon père qui m'intéresse, c'est mon bien. — Es-tu donc réellement si
dur? — Oui, car c'est là ma nature même : le bien est la monnaie que
Dieu m'a donnée à moi. C'est pourquoi, dès que le bien est différent de
l'honnête et du juste, c'en est fait de mon père, de mon frère, de ma
patrie, et de toute chose. Ferai-je fi de mon bien, pour que tu l'aies,
et te le céderai-je? Pour quel motif? — Je suis ton père. — Oui, mais tu
n'es pas mon bien. — Je suis ton frère. — Oui, mais tu n'es pas mon
bien. Si, au contraire, nous plaçons le bien dans une volonté et dans un
jugement droits, respecter les liens du sang devient lui-même un bien ;
et dès-lors celui qui cède quelqu'une des choses extérieures, arrive par
cela même au bien. — Ton père te prend ton argent. — Il ne me fait pas
de tort. — Ton frère aura plus de terres que toi. — Qu'il en ait autant
qu'il le veut. Aura-t-il donc par là plus de conscience? plus de
probité? plus de dévouement fraternel? C'est qu'en effet c'est là une
richesse dont personne ne peut me déposséder; pas même Jupiter. Il ne
l'a pas voulu, en effet. Bien loin de là : il l'a remise entre mes
mains, et il me l'a donnée telle qu'il la possède lui-même, affranchie
de toute entrave, de toute contrainte, de tout empêchement.
Chacun a sa monnaie particulière; montrons-la lui, et nous aurons ce
qu'il vend en échange. Un proconsul voleur est arrivé dans la province;
quelle est la monnaie à son usage? L'argent. Montre-lui de l'argent, et
emporte ce que tu veux. C'est un coureur de femmes qui est arrivé;
quelle est la monnaie à son usage? Les jolies filles. Prends ta monnaie,
lui dit-on, et vends-moi cette minime affaire. Donne, et reçois en
retour. Un autre aime les jeunes garçons. Donne-lui sa monnaie, et
prends ce que tu veux. Un autre aime la chasse. Donne-lui cheval ou
chien; et, avec force larmes et soupirs, il te vendra en échange ce que
tu voudras. Il y a quelqu'un en effet qui l'y contraint au-dedans de lui
: celui qui a réglé que ce serait là sa monnaie.
C'est là le terrain sur lequel il faut s'exercer avant tout. Lorsque tu
es sorti dès le matin, quelle que chose que tu voies ou que tu entendes,
examine, et réponds comme à une interrogation. Qu'as-tu vu? Un beau
garçon ou une belle fille? Applique ta règle. L'objet relève-t-il de ton
libre arbitre, ou n'en relève-t-il pas? — Il n'en relève pas. — Eh bien!
rejette. — Qu'as-tu vu? — Un homme qui pleurait la mort de son fils. —
Applique ta règle. La mort ne relève pas de notre libre arbitre. Enlève
de devant nous. — J'ai rencontré un des consuls. — Applique ta règle.
Qu'est-ce que le consulat? Une chose qui relève de notre libre arbitre
ou qui n'en relève pas? — Une chose qui n'en relève pas. — Enlève
encore; ce n'est pas là une monnaie de bon aloi; rejette-la, tu n'en as
que faire. Si nous faisions cela, si nous nous exercions ainsi depuis le
matin jusqu'à la nuit, il en résulterait quelque chose, de par tous les
dieux! Mais maintenant tout ce qui s'offre à nos sens nous saisit
aussitôt, et nous tient bouche béante. Ce n'est qu'à l'école que nous
nous réveillons un peu, et encore! Puis, quand nous en sommes dehors, si
nous apercevons un homme qui pleure, nous disons : Il est perdu! Si nous
apercevons un consul, nous disons : L'heureux homme! un exilé, Le
malheureux! un pauvre, L'infortuné! Il n'a pas de quoi manger! Ce sont
là de faux jugements qu'il faut retrancher de notre esprit, et c'est une
chose qui demande tous nos efforts. Qu'est-ce en effet que crier et
gémir? Une manière de voir. Qu'est-ce que le malheur? Une manière de
voir. Qu'est-ce que les révoltes, les désaccords, les reproches, les
récriminations, les blasphèmes, les paroles inutiles? Il n'y a dans
tout, cela que des manières de voir, et rien autre : des façons de juger
les choses qui ne relèvent pas de : notre libre arbitre, en les tenant
pour bonnes ou pour mauvaises. Que quelqu'un ne tienne pour telles que
les choses qui relèvent de son libre arbitre, et je lui garantis un
bonheur constant, quoi qu'il se passe autour de lui.
L'âme est comme un bassin plein d'eau, et les idées sont comme les
rayons qui tombent sur cette eau. Lorsque l'eau est en mouvement, il
semble que les rayons aussi soient en mouvement, quoiqu'ils n'y soient
réellement pas. De même, quand une âme est prise de vertige, ce n'est ni
dans ses connaissances ni dans ses talents qu'est le trouble, mais dans
l'esprit même qui les a en lui. Qu'il reprenne son assiette, ils
reprendront la leur.
CHAPITRE IV
Contre ceux qui, au théâtre, donnent des marques inconvenantes de faveur
Un procurateur de l'Epire avait
favorisé un histrion d'une manière inconvenante, et le public lui avait
dit des injures; il était venu alors raconter ces injures à Epictète, et
il s'indignait contre ceux qui les lui avaient adressées. Qu'ont-ils
fait de mal, lui dit celui-ci? Ils ont donné des marques de leur faveur,
tout comme toi. — Mais peut-on en donner de pareilles? dit notre homme.
— Quand ils te voyaient, répliqua Epictète, toi leur magistrat, toi
l'ami et le procurateur de César, témoigner ainsi ta faveur, ne
pouvaient-ils pas de même témoigner la leur? Car, si l'on ne doit pas
témoigner ainsi sa faveur, commence par ne pas témoigner la tienne; ou,
si on le doit, pourquoi leur en veux-tu de t'avoir imité? Qui la
multitude peut-elle imiter, si ce n'est vous qui êtes au-dessus d'elle?
Et, quand elle va au théâtre, sur qui a-t-elle les yeux, si ce n'est sur
vous? Vois, dit-on, comme l'intendant de César regarde le spectacle! Il
a crié! Je crierai donc, moi aussi. Il trépigne d'enthousiasme! Je
trépignerai donc aussi. Ses esclaves, assis à ses côtés, poussent des
clameurs! Moi, je n'ai pas d'esclaves; je vais à moi seul, si je le
puis, en pousser autant que tous. Il te fallait savoir, quand tu es
entré au théâtre, que tu y entrais pour servir de règle et d'exemple aux
autres, sur la manière dont on doit regarder. Pourquoi donc t'ont-ils
injurié? parce que tout homme hait ce qui le contrarie. Ces gens
voulaient qu'un tel fût couronné ; toi tu voulais que ce fût un autre :
ils te contrariaient, tu les contrariais. Tu t'es trouvé le plus fort ;
ils ont fait ce qu'ils pouvaient faire : ils ont injurié qui les
contrariait. Que voudrais-tu donc? que tu fisses ce que tu veux, et que
ces gens ne pussent même pas dire ce qu'ils veulent? Qu'y a-t-il
d'étonnant qu'ils aient agi ainsi? Les laboureurs n'injurient-ils pas
Jupiter, quand il les contrarie? Les matelots ne l'injurient-ils pas
aussi? Cesse-t-on jamais d'injurier César? Eh bien! est-ce que Jupiter
ne le sait pas? Est-ce que les paroles qu'on a dites ne sont pas
rapportées à César? Que fait-if donc? Il sait que, s'il punissait tous
ceux qui l'injurient, il n'aurait plus sur qui régner.
Que conclure de là? Que tu devais te dire, en arrivant au théâtre, non
pas : Il faut que Sophron soit couronné ; mais, j'aurai soin dans cette
occasion que ma volonté soit conforme à la nature. Personne ne m'est
plus cher que moi-même. Il serait donc ridicule de me nuire à moi-même,
pour faire triompher l'un des comédiens. Quel est donc celui que je veux
voir vainqueur? Celui qui le sera. De cette façon celui qui vaincra sera
toujours celui que j'aurai voulu. — Mais je veux, dis-tu, que la
couronne soit à Sophron! Fais célébrer alors dans ta maison tous les
jeux que tu voudras, et proclame le vainqueur aux jeux Néméens, aux
Pythiens, aux Isthmiques et aux Olympiques. Mais en public pas
d'empiétements : ne t'arroge pas ce qui appartient à tous. Sinon,
supporte les injures; car, lorsque tu agis comme la multitude, tu te
mets toi-même à son niveau.
CHAPITRE V
Contre ceux qui partent parce qu'ils sont malades
Je suis malade ici, dit
quelqu'un; je veux m'en retourner chez moi. — Est-ce que chez toi tu ne
seras plus malade? Ne veux-tu pas te demander si tu ne fais pas ici
quelque chose qui serve à l'amélioration de ta faculté de juger et de
vouloir? Car, si tu ne fais pas de progrès, c'est inutilement, en effet,
que tu es venu. Va-t'en, et occupe-toi de ta maison. Car, si ta partie
maîtresse ne peut être conforme à la nature, ton champ du moins le
pourra; tu augmenteras tes écus; tu soigneras ton vieux père; tu vivras
sur la place publique; tu seras magistrat; et, corrompu, tu feras en
homme corrompu quelqu'une des choses qui sont la conséquence de ce
titre. Mais, si tu avais la conscience de t'être délivré de quelques
opinions mauvaises, et de les avoir remplacées par d'autres ; si tu
avais fait passer ton âme de l'amour des choses qui ne relèvent pas de
ton libre arbitre à l'amour de celles qui en relèvent ; si, quand tu dis
: Hélas! tu ne le disais ni à cause de ton père, ni à cause de ton
frère, mais à cause de ton moi, est-ce que alors tu te préoccuperais
encore de la maladie? Ne sais-tu pas, en effet, qu'il faut que la
maladie et la mort viennent nous saisir au milieu de quelque occupation?
Elles saisissent le laboureur à son labour et le marin sur son navire.
Que veux-tu être en train de faire quand elles te prendront? Car il faut
qu'elles te prennent en train de faire quelque chose. Si tu sais quelque
chose de meilleur que ceci à faire au moment où elles te prendront,
fais-le.
Pour moi, puisse-t-il m'arriver d'être pris par elles ne m'occupant
d'autre chose que de ma faculté de juger et de vouloir, pour que,
soustraite aux troubles, aux entraves, à la contrainte, elle soit
pleinement libre! Voilai les occupations où je veux qu'elles me
trouvent, afin de pouvoir dire à Dieu : Est-ce que j'ai transgressé tes
ordres? Est-ce que j'ai mal usé des facultés que tu m'avais données? Mal
usé de mes sens? De mes notions a priori? T'ai-je jamais rien
reproché? Ai-je jamais blâmé ton gouvernement? J'ai été malade, parce
que tu l'as voulu. Les autres aussi le sont, mais moi je l'ai été sans
mécontentement. J'ai été pauvre, parce que tu l'as voulu, mais je l'ai
été, content de l'être. Je n'ai pas été magistrat, parce que tu ne l'as
pas voulu; mais aussi je n'ai jamais désiré de magistrature. M'en as-tu
jamais vu plus triste? Ne me suis-je pas toujours présenté à toi le
visage radieux, n'attendant qu'un ordre, qu'un signe de toi? Tu veux que
je parte aujourd'hui de ce grand spectacle du monde; je vais en partir.
Je te rends grâce, sans réserve, de m'y avoir admis avec toi, de m'avoir
donné d'y contempler tes œuvres et d'y comprendre ton gouvernement. Que
ce soit là ce que je pense, écrive ou lise, au moment où me prendra la
mort!
— Mais, dans ma maladie, ma mère ne me tiendra pas la tête! — Va-t'en
donc près de ta mère, car tu mérites bien qu'on te tienne la tête, quand
tu es malade. — Mais chez moi j'étais couché dans un lit élégant! — Va
donc trouver ton lit; tu mérites de t'y coucher en bonne santé. Ne te
prive pas de ce que tu peux te procurer là-bas.
Et que dit Socrate? Comme un autre, dit-il, est heureux des progrès
qu'il fait faire à son champ, et tel autre à son cheval, ainsi moi je
suis heureux chaque jour quand je sens les progrès que je fais. En quoi
donc étaient ces progrès? Dans l'art des jolies phrases? — Tais-toi, mon
cher! — Dans l'étude de la Logique? — Que dis-tu là? — Je ne vois
pourtant pas autre chose dont s'occupent les philosophes. — N'est-ce
donc rien à tes yeux que de n'adresser jamais de reproches à personne,
ni à la divinité, ni à l'homme? Que de ne blâmer personne? Que d'avoir
toujours le même visage, en sortant comme en rentrant? C'était là ce que
savait faire Socrate; et jamais cependant il ne se vanta de savoir ou
d'enseigner quelque chose. Si quelqu'un lui demandait l'art des jolies
phrases ou la science de la Logique, il le conduisait à Protagoras ou à
Hippias, comme il aurait conduit à un jardinier celui qui serait venu
lui demander des légumes.
Or, quel est celui de vous qui a de pareils principes? Si vous les
aviez, vous seriez heureux d'être malades, d'être pauvres, et même de
mourir. S'il est quelqu'un de vous qui soit amoureux d'une jolie fille,
il sait que je dis vrai.
CHAPITRE VI
Miscellanées
Quelqu'un lui demandait pourquoi
les progrès étaient plus grands autrefois, quand aujourd'hui l'on exerce
davantage sa raison. — Mais à quoi l'exerce-t-on? dit-il. Et en quoi les
progrès étaient-ils plus grands alors? Car ce à quoi on l'exerce
aujourd'hui, il est aisé de voir qu'aujourd'hui encore on y fait des
progrès. Aujourd'hui c'est à analyser des syllogismes qu'on l'exerce;
c'est à cela qu'on fait des progrès. Autrefois on l'exerçait à maintenir
la partie maîtresse en conformité avec la nature; et c'était à cela
aussi qu'on faisait des progrès. N'intervertis donc pas les choses; et,
quand tu travailles à une, ne demande pas à faire des progrès dans une
autre. Cherche plutôt s'il y a quelqu'un parmi vous qui s'applique à
vivre et à se conduire conformément à la nature, et qui n'y fasse pas de
progrès. Tu ne trouveras personne.
Le Sage est invincible : il ne combat, en effet, que là où il est le
plus fort. Tu veux ce qui est dans mon champ : prends-le ; prends mes
serviteurs; prends mon pouvoir; prends mon corps; mais tu ne feras pas
que mes désirs soient trompés, ou que je tombe dans ce que je cherche à
éviter. Le Sage ne descend au combat que pour les choses qui dépendent
de son libre arbitre ; comment alors ne serait-il pas invincible!
Quelqu'un lui demandait ce que c'était que le sens commun; il répondit :
On peut appeler oreille commune celle qui se borne à distinguer les
mots, tandis que celle qui distingue les notes n'est plus l'oreille
commune, mais celle d'un artiste. De même, il est des choses que
comprennent d'après des prédispositions communes tous ceux qui n'ont pas
l'esprit complètement à l'envers. C'est ce côté de notre intelligence
que j'appelle le sens commun.
Il n'est pas facile d'amener à la philosophie les jeunes gens d'une
trempe molle, pas plus qu'il ne l'est de prendre du fromage mou avec un
hameçon. Quant à ceux d'une heureuse nature, vous avez beau les
détourner de la philosophie, ils ne s'y attachent qu'avec plus de force.
Aussi Rufus en détournait-il le plus souvent, parce que c'était là sa
pierre de touche des bonnes et des mauvaises natures. Jetez une pierre
en l'air, disait-il, et elle redescendra vers la terre, en vertu même de
ce qu'elle est; de même, plus vous écarterez un heureux naturel de ce
pourquoi il est fait, plus il y tendra avec force.
CHAPITRE VII
A
un disciple d'Epicure qui était chargé de réformer des villes libres
Le réformateur (c'était un
disciple d'Epicure) était venu trouver Epictète; celui-ci lui dit :
c'est notre rôle, à nous ignorants, de vous interroger vous autres
philosophes, comme les étrangers qui arrivent dans une ville interrogent
les habitants qui la connaissent. Dites-nous ce qu'il y a de meilleur
dans le monde, pour que, lorsque nous le saurons, nous allions le
chercher et le contempler, comme font les étrangers dans les villes. Que
trois sortes de choses aient été données à l'homme, une âme, un corps,
et les objets extérieurs, c'est ce que ne conteste presque personne;
mais il vous reste à nous apprendre par votre réponse quelle est la
meilleure des trois. Quelle est celle que nous indiquerons comme telle
aux hommes? La chair? Est-ce donc par amour de sa chair, et pour lui
faire plaisir, qu'au cœur de l'hiver Maximus alla par mer jusqu'à
Cassiope, en accompagnant son fils? — Non, dit notre homme, et à Dieu ne
plaise! —Ne convient-il donc pas, dit Epictète, de donner tous ses soins
à ce qu'il y a de meilleur? — C'est ce qui convient le plus au monde. —
Qu'avons-nous donc de meilleur que le corps? — L’âme, dit l'autre. —
Mais qu'est-ce qui vaut le mieux, le bien de la partie la meilleure ou
celui de la partie la moins bonne? — Celui de la partie la meilleure. —
Tout ce qui est un bien pour l’âme dépend-il de notre libre arbitre ou
n'en dépend-il pas? — Il en dépend. — Eh bien! le plaisir de l’âme
dépend-il donc de notre libre arbitre? — Oui. — Mais de quoi naît ce
plaisir? Est-ce qu'il naît de lui-même? Cela est un non-sens; car il
faut qu'il y ait antérieurement quelque bien réel et supérieur, dont la
possession fasse naître le plaisir dans notre âme. Notre homme
l'avouait. D'où donc naît ce plaisir dont nous jouissons dans notre âme?
Car, s'il naît des choses de l'âme, voilà le vrai bien trouvé. Il ne se
peut pas, en effet, que le bien soit une chose, et que ce dont nous
avons raison de jouir, en soit une autre. Quand le principe n'est pas
bon, la conséquence n'est pas bonne. Car, pour que la conséquence soit
bonne, il faut que le principe soit bon. Mais vous vous garderez de
parler ainsi, si vous êtes dans votre bon sens, car ces paroles sont en
contradiction avec Epicure et avec vos autres dogmes. Il reste donc que
ce soit du corps que naissent les plaisirs ressentis par l'âme ; que le
corps par suite occupe le premier rang, et que le bien véritable soit en
lui.
Aussi Maximus a-t-il agi sottement, s'il a fait ce voyage par mer pour
autre chose que pour son corps, c'est-à-dire pour ce qu'il y a de
meilleur. Il fait sottement aussi de s'abstenir du bien d'autrui, le
juge qui peut s'en emparer. Veillons seulement, si tu le veux bien, à ce
qu'il le fasse en secret, en sûreté, sans que personne le sache. Car ce
qu'Epicure en personne appelle un mal, ce n'est pas de voler, mais
d'être découvert; et c'est parce qu'on ne peut jamais avoir une entière
assurance de rester inconnu, qu'il vous dit : Ne volez pas. Mais je vous
dis, moi, que, si nous le faisons adroitement et en nous cachant bien,
nous ne serons pas découverts. Nous avons d'ailleurs à Rome des amis et
des amies qui sont puissants; puis les Grecs sont faibles, et pas un
d'eux n'osera venir à Rome pour cela. Pourquoi donc t'abstenir de ce qui
est ton bien? C'est une sottise et une absurdité. Et quand même tu me
dirais que tu t'en abstiens, je ne te croirais pas. Car de même qu'il
est impossible d'adhérer à l'erreur ou de ne pas adhérer à la vérité,
quand elles sont évidentes, de même il est impossible de s'abstenir d'un
bien évident. Or, l'argent est un bien, et la plus abondante source de
plaisirs. Pourquoi ne t'en procureras-tu pas? Pourquoi donc aussi ne
corromprons-nous pas la femme de notre voisin, si nous pouvons le faire
en secret? Et, si son mari s'amuse à réclamer, pourquoi ne pas lui
rompre le cou par-dessus le marché? C'est ce que tu feras, si tu veux
être philosophe comme il faut l'être, si tu veux l'être complètement, et
te conformer à tes principes. Si tu ne le fais pas, tu ne différeras en
rien de nous autres qu'on nomme Stoïciens; car nous aussi nous agissons
autrement que nous ne parlons. Seulement, chez nous, ce sont les paroles
qui sont honorables, et les actions qui sont honteuses ; chez toi, par
une dépravation et une perversité toutes contraires, ce seront les
principes qui seront honteux, et les actions qui seront honorables.
Au nom du ciel, te représentes-tu une ville d'Epicuriens? Moi je ne me
marie pas (dit l'un)! Ni moi non plus (dit l'autre)! car il ne faut pas
se marier. Mais il ne faut pas non plus avoir d'enfants ni s'occuper du
gouvernement. Qu'arrivera-t-il donc? D'où viendront les citoyens?
Qu'est-ce qui les instruira? Qui sera le surveillant de la jeunesse? Qui
sera son maître de gymnastique? Qui se chargera de son éducation? Lui
donnera-t-on l'éducation des Lacédémoniens ou celle des Athéniens?
Prends-moi un jeune homme, et élève-le suivant tes principes! Mauvais
sont tes principes : ils sont le bouleversement des États, le poison des
familles, le déshonneur des femmes. Homme, renonces-y! Tu vis dans une
ville capitale ; il te faut être magistrat, rendre équitablement la
justice, t'abstenir du bien d'autrui, ne trouver belle aucune femme que
la tienne, ne trouver beau aucun jeune garçon, aucun objet en or ou en
argent! Cherche des principes d'accord avec ceux-là; et, en partant
d'eux, tu te passeras gaiement de tant d'objets si propres à nous
attirer et à triompher de nous! Que n'arriverait-il pas, au contraire,
si aux séductions des objets nous ajoutions avec toi l'invention d'une
philosophie, qui nous pousse vers eux et accroît leur puissance?
Dans un vase d'argent ciselé, qu'est-ce qui a le plus de prix, la
matière ou l'art? (évidemment c'est l'art). Eh bien! La chair est la
matière de la main, et ce qu'il y a d'essentiel, c'est ce que fait la
main. Par suite donc, il y a pour nous, vis-à-vis des objets trois
sortes de convenances, les unes relatives à leur substance, les autres
aux qualités de cette substance; puis celles enfin qui sont les
essentielles. De même, dans l'homme aussi, ce n'est pas à la matière,
c'est-à-dire à la chair, qu'il faut attacher du prix, mais à ce qu'il y
a d'essentiel. Et qu'est-ce qui est essentiel? Gouverner, se marier,
avoir des enfants, honorer Dieu, prendre soin de ses parents; bref,
désirer ou éviter, se porter vers les choses ou les repousser, comme il
convient de le faire dans chaque cas, conformément à notre nature. Et
quelle est notre nature? D'être libres, nobles et honnêtes. Est-il en
effet un autre être animé qui rougisse? En est-il un autre qui ait
l'idée de la honte? Quant au plaisir, il faut le subordonner à tout
cela, comme un serviteur, et comme un aide, qui doit évoquer en nous la
bonne volonté, et faire que nous nous renfermions dans les actes
conformes à la nature.
— Mais je suis riche, dis-tu, et je n'ai besoin de rien! — Pourquoi donc
te donnes-tu encore des airs de philosophe? Tu as assez de tes vases
d'or et d'argent! Qu'as-tu besoin de principes? — Mais je suis aussi le
juge des Grecs! — Sais-tu juger? Qui t'a fait le savoir? — César a signé
mon brevet! — Qu'il t'en signe un, pour juger la musique, qu'y
gagneras-tu? Après tout, comment es-tu devenu juge? De qui as-tu baisé
la main? de Symphorus ou de Numénius? Aux pieds du lit de qui t'es-tu
couché? A qui as-tu envoyé des cadeaux? Et ne comprends-tu pas qu'être
juge ne vaut que ce que vaut Numénius? — Mais je puis jeter en prison
qui je veux. — Comme tu peux jeter une pierre. — Mais je puis faire
bâtonner qui je veux. — Comme tu peux faire bâtonner un âne. Ce n'est
pas comme cela qu'on commande à des hommes. Commande-nous comme à des
êtres raisonnables. Montre-nous notre intérêt, et nous te suivrons.
Montre-nous ce qui doit nous nuire, et nous nous en détournerons. Fais
que nous t'imitions, comme Socrate faisait qu'on l'imitât. C'était
vraiment lui qui commandait comme à des hommes, lui qui amenait les gens
à lui soumettre leurs désirs, leurs aversions, leurs intentions pour ou
contre les choses. Fais ceci; ne fais pas cela (dis-tu); sinon, je te
jetterai en prison. — Ce n'est pas encore là commander à des êtres
raisonnables. Mais voici qui l'est : Fais ceci comme Jupiter l'a ordonné
; si tu ne le fais pas, tu auras une punition, un châtiment. Quel
châtiment? Nul autre que de ne pas avoir fait ce que tu devais : tu y
auras perdu ta droiture, ton honnêteté, ta modération. Ne cherche pas de
châtiments plus grands que ceux-là.
CHAPITRE VIII
Comment il faut s’exercer contre ce que les sens nous montrent
Comme on s'exerce contre les
questions captieuses, de même on devrait s'exercer chaque jour contre ce
que les sens nous montrent; car eux aussi nous présentent des questions.
Le fils d'un tel est mort. Réponds : La chose ne relève pas du libre
arbitre ; ce n'est donc pas un mal. — Le père d'un tel l'a déshérité!
Que t'en semble? — La chose ne relève pas du libre arbitre ; ce n'est
donc pas un mal. — César l'a condamné. — La chose ne relève pas du libre
arbitre; ce n'est donc pas un mal. — Il s'en est affligé. — C'est là une
chose qui relève du libre arbitre ; elle est un mal. — Il l'a supporté
courageusement. — La chose relève du libre arbitre ; elle est un bien.
Si nous prenions cette habitude, nous ferions des progrès. Car notre
affirmation ne dépasserait jamais les données évidentes de nos sens. Ton
fils est mort! — Eh bien! qu'est-il arrivé? Mon fils est mort. — Rien de
plus? — Rien. — Ton vaisseau a péri! — Eh bien! qu'est-il arrivé? Mon
vaisseau a péri! — Un tel a été conduit en prison. — Eh bien! qu'y
a-t-il? Un tel a été conduit en prison. Pour qu'il y ait là un mal, il
faut que chacun y ajoute du sien. — Mais Jupiter a tort de faire tout
cela. — Pourquoi? Parce qu'il t'a donné la résignation? Parce qu'il t'a
donné l'élévation de l'âme? Parce qu'il n'a pas mis le mal dans les
choses elles-mêmes? Parce qu'il t'a donné la possibilité de souffrir
tout cela, et d'être heureux encore? Parce qu'il te tient la porte
ouverte, quand il n'agit pas dans ton sens? Homme, te dit-il, sors, et
ne m'accuse plus.
Veux-tu connaître les dispositions des Romains pour les philosophes?
Ecoute-moi. Italicus, qui passe pour leur plus grand philosophe,
s'emportait en ma présence contre ses esclaves. Il avait souffert d'eux
des choses intolérables : Je ne puis le supporter plus longtemps, dit-il
; vous me perdez : vous me rendrez semblable à cet homme! Et il me
montrait.
CHAPITRE IX
A
un rhéteur qui s'en allait à Rome pour un procès
Au moment de partir pour Rome, où
il avait un procès au sujet de sa charge, quelqu'un était venu trouver
Epictète ; celui-ci s'informa de la cause de son voyage ; et, comme
l'autre lui demandait ce qu'il pensait de l'affaire : Me demandes-tu,
lui dit-il, ce que tu pourras faire à Rome, et si tu y dois réussir ou
échouer? Je ne puis rien t'apprendre à cet égard. Mais, si tu me
demandes comment tu t'y conduiras, je puis te dire que, si tu penses
bien, tu te conduiras bien ; et que, si tu penses mal, tu te conduiras
mal. Car la cause de nos actes est toujours notre façon de juger des
choses.. Qui t'a fait désirer d'être nommé préfet de Gnosse? Ta manière
de juger des choses. Qui te fait t'embarquer maintenant pour Rome? Ta
manière de juger des choses. Tu pars malgré la saison, malgré les
périls, malgré la dépense! C'est qu'il le faut sans doute. Mais
qu'est-ce qui te le dit? Ta manière de juger des choses. Si donc nos
façons de juger sont causes de tout, et que quelqu'un juge mal, il faut
bien que l'effet chez lui soit de même qualité que la cause.
Aurions-nous donc tous des opinions saines? En auriez-vous de telles,
toi et ton adversaire également? Mais d'où viendrait alors votre
désaccord? Les aurais-tu plus justes que les siennes? Pourquoi cela? Tu
crois voir; mais lui aussi, et les fous pareillement. C'est là un
mauvais critérium. Montre-moi plutôt que tu as examiné tes opinions et
que tu en as pris soin. Tu fais aujourd'hui la traversée de Rome afin
d'être préfet de Gnosse; jouir, en restant chez toi, des honneurs que tu
as déjà, ne te suffit pas ; tu aspires à une dignité plus haute et plus
éclatante. Eh bien! quand as-tu fait pareille traversée pour examiner
tes opinions, et t'en débarrasser, si elles étaient mauvaises? Qui as-tu
été trouver pour cela? Quel temps y as-tu consacré? Quelle époque de ta
vie? Récapitule ces jours-là en toi-même, si tu as peur de moi. Est-ce
quand tu étais enfant, que tu te rendais compte de tes opinions? Ne
faisais-tu pas alors tout ce que tu faisais de la même manière
qu'aujourd’hui? Quand tu étais jeune homme, que tu allais entendre les
rhéteurs, et que tu déclamais pour ton propre compte, que croyais-tu qui
te manquât? Quand tu fus devenu homme, que tu t'es occupé de politique,
que tu as plaidé des causes, que tu t'es fait une réputation, qui donc
te semblait à ta hauteur? Quand aurais-tu souffert qu'on examinât si tu
n'avais pas des opinions fausses? Que veux-tu donc que je te dise?
Aide-moi toi-même dans cette affaire. Je n'ai rien à t'apprendre
là-dessus; et toi, si c'est pour cela que tu es venu vers moi, tu n'y es
pas venu comme vers un philosophe, mais comme tu aurais été vers un
marchand de légumes ou vers un savetier. Sur quoi donc les philosophes
peuvent-ils nous apprendre quelque chose? Sur les moyens de mettre et de
maintenir, quoi qu'il arrive, notre faculté maîtresse en conformité avec
la nature. Cela te semble-t-il une si petite affaire? — Non; c'en est
une très grosse au contraire. — Eh bien! crois-tu qu'il n'y faille que
peu de temps, et que ce soit une chose qu'on puisse apprendre en
passant? Si tu le peux, toi, apprends-la.
Tu diras après cela : J'ai causé avec Epictète ; autant aurait valu
causer avec une pierre! avec une statue! C'est qu'en effet tu m'auras
vu, mais rien de plus; tandis que causer avec quelqu'un comme avec un
homme, c'est apprendre de lui ses opinions, et lui révéler à son tour
les siennes. Apprends de moi mes opinions, montre-moi les tiennes, et tu
pourras dire après cela que tu as causé avec moi. Examinons-nous l'un
l'autre. Si j'ai quelque opinion fausse, enlève-la-moi ; si tu as des
opinions à toi, expose-les devant moi. C'est ainsi qu'on cause avec un
philosophe. Ce n'est pas là ce que tu fais ; mais en passant par ici tu
dis : - Tandis que nous louons le vaisseau, nous pourrons bien aussi
voir Epictète. Voyons ce qu'il dit. - Puis, quand tu es débarqué : - Ce
n'est rien qu'Epictète ! dis-tu ; il a fait des solécismes et des
barbarismes ! - Et, en effet, de quelle autre chose êtes-vous capables
de juger quand vous venez à moi? « Mais, si je m'applique à ce que tu
veux, dis-tu, je n'aurai point de terres, non plus que toi; je n'aurai
point de coupes d'argent, non plus que toi; je n'aurai point de beaux
bestiaux, non plus que toi. » A cela il me suffit peut-être de répondre:
« Mais je n'en ai pas besoin; tandis que toi, après avoir beaucoup
acquis, tu auras encore besoin d'autre chose. Que tu le veuilles ou non,
tu es plus pauvre que moi. » — De quoi donc ai-je besoin? — De ce que tu
n'as pas : de l'empire sur toi-même, de la conformité de ta pensée avec
la nature, de la tranquillité de l'esprit. Que j'aie un patron, ou non,
que m'importe à moi? Beaucoup t'importe à toi. Je suis plus riche que
toi; car je ne m'inquiète pas de ce que César pense de moi; et je ne
vais par suite faire ma cour à personne. Voilà ce que j'ai, moi, au lieu
de vases d'argent et de vases d'or. Toi, ta vaisselle est d'or, mais ta
raison, mais tes opinions, tes jugements, tes vouloirs, tes désirs, tout
cela est de terre cuite. Maintenant, quand tout cela chez moi est
conforme à la nature, pourquoi ne m'appliquerais-je pas en plus à l'art
de raisonner? N'ai-je pas du loisir? Et rien vient-il déranger ma
pensée? Que puis-je faire tandis que rien ne me dérange? Et puis-je
trouver quelque chose de plus digne d'un homme? Vous, lorsque vous
n'avez aucune occupation, vous êtes tout hors de vous, vous allez au
théâtre, ou vous errez à l'aventure; pourquoi le philosophe, dans ces
moments-là, ne travaillerait-il pas sa propre raison? Tu donnes tes
soins à des cristaux, moi au syllogisme Le menteur. Tu donnes tes soins
à des porcelaines, moi au syllogisme négatif. Tout ce que tu as te
paraît peu de chose ; ce que j'ai me paraît toujours beaucoup. Tes
désirs sont insatiables; les miens sont remplis. Qu'un enfant plonge le
bras dans un vase d'une embouchure étroite, pour en tirer des figues et
des noix, et qu'il en remplisse sa main, que lui arrivera-t-il? Il ne
pourra la retirer, et pleurera. Lâches-en quelques-unes, lui dit-on, et
tu retireras ta main. Toi, fais de même pour tes désirs. Ne souhaite
qu'un petit nombre de choses, tu les obtiendras.
CHAPITRE X
Comment doit-on supporter les maladies?
Quand vient le moment d'appliquer
quelques-uns de nos principes, il faut toujours les avoir là présents :
à table, ceux qui sont pour la table; aux bains, ceux qui sont pour le
bain ; au lit, ceux qui sont pour le lit.
Que tes yeux trop faibles ne donnent jamais entrée au sommeil, avant que
tu n'aies passé en revue toutes tes actions de la journée. Quelle loi
ai-je violée? Quel acte ai-je fait? A quel devoir ai-je failli? Pars de
là et continue. Puis, si tu as fait du mal, reproche-le-toi; si tu as
fait du bien, sois-en content.
Voilà des vers qu'il faut retenir pour les mettre en pratique, et non
pas pour les débiter à haute voix, comme on débite le Péan Apollon!
Dans la fièvre à son tour, ayons présents les principes qui sont faits
pour elle, bien loin de les laisser de côté tous en masse et de les
oublier, parce que nous avons la fièvre. M'arrive ce qui voudra,
t'écries-tu, si je m'occupe encore de philosophie! Je m'en irai quelque
part, où je ne songerai qu'aux soins de mon corps, et où la fièvre ne me
viendra plus! Mais qu'est-ce que s'occuper de philosophie? N'est-ce pas
se préparer contre les événements? Ne comprends-tu pas alors que tes
paroles reviennent à dire : M'arrive ce qui voudra, si je me prépare
encore à supporter avec calme les événements! C'est comme si quelqu'un
renonçait au jeu du pancrace, parce qu'il y aurait reçu des coups.
Encore est-il tout loisible dans ce cas de cesser la lutte et de ne plus
être battu ; tandis que nous, si nous cessons de nous occuper de
philosophie, qu'est-ce que nous y gagnerons? Que doit donc dire le
philosophe, à chaque chose pénible qui lui arrive? Voilà ce à quoi je me
suis préparé, ce en vue de quoi je me suis exercé. Dieu te dit :
Donne-moi une preuve que tu t'es préparé à la lutte suivant toutes les
règles, que tu t'es nourri comme on doit le faire, que tu as fréquenté
le gymnase, que tu as écouté les leçons du maître. Vas-tu maintenant
mollir à l'instant décisif? Voici le moment d'avoir la fièvre; qu'elle
vienne, et sois convenable. Voici le moment d'avoir soif; aie soif, et
sois convenable. Voici le moment d'avoir faim; aie faim, et sois
convenable. Cela ne dépend-il pas de toi? Quelqu'un peut-il t'en
empêcher? Le médecin t'empêchera de boire; mais il ne peut t'empêcher
d'être convenable en ayant soif. Il t'empêchera de manger, mais il ne
peut t'empêcher d'être convenable en ayant faim.
— Mais, en cet état, je ne puis pas étudier! — A quelle fin étudies-tu
donc, esclave? N'est-ce pas pour arriver au calme? à la tranquillité?
N'est-ce pas pour te mettre et te maintenir en conformité avec la
nature? Or, quand tu as la fièvre, qui t'empêche de mettre cet accord
entre la nature et ta partie maîtresse? C'est ici le moment de faire tes
preuves ; c'est ici l'épreuve du philosophe ; car la fièvre fait partie
de la vie, comme la promenade, les traversées, les voyages par terre.
Est-ce que tu lis en te promenant? — Non. — Eh bien, c'est la même chose
quand tu as la fièvre. Si tu restes convenable, en te promenant, tu es
ce que doit être un promeneur; si tu es convenable, en ayant la fièvre,
tu es ce que doit être un fiévreux. Qu'est-ce donc qu'être convenable en
ayant la fièvre? C'est de ne t'en prendre ni à Dieu ni aux hommes ;
c'est de ne pas te désoler de ce qui arrive; c'est d'attendre dignement
et convenablement la mort; c'est de faire tout ce que l'on t'ordonne ;
c'est de ne pas t'effrayer de ce que va dire le médecin, quand il
arrive, et de ne pas te réjouir outre mesure, quand il te dit : Tu te
portes bien. Qu'est-ce là, en effet, te dire de bon? Car, lorsque tu te
portais bien, qu'y avait-il là de bon pour toi? C'est encore de ne pas
te désespérer, quand il te dit : Tu te portes mal. Qu'est-ce, en effet,
que se mal porter? Approcher du moment où l'âme se sépare du corps. Qu'y
a-t-il donc là de terrible? Est-ce que, si tu n'en approches pas
maintenant, tu n'en approcheras pas plus tard? Est-ce encore que le
monde doit être bouleversé par ta mort? Pourquoi donc flattes-tu le
médecin? Pourquoi lui dis-tu: Si tu le veux, maître, je serai en bonne
santé? Pourquoi lui donner un motif de porter haut la tête? Pourquoi ne
pas l'estimer juste ce qu'il vaut? Le cordonnier est pour mon pied, le
charpentier pour ma maison, et le médecin, à son tour, pour mon
misérable corps, c'est-à-dire pour quelque chose qui n'est pas à moi,
pour un être mort né. Voilà ce qu'a à faire le fiévreux ; et, s'il le
fait il est ce qu'il doit être. La tâche du philosophe, en effet, n'est
pas de sauvegarder les choses du dehors, son vin, son huile, son corps,
mais de sauvegarder sa partie maîtresse. Comment se conduira-t-il
vis-à-vis les choses du dehors? Il s'en occupera dans la mesure que la
raison comporte. Et alors quand aura-t-il encore à s'effrayer? Quand
aura-t-il encore à se mettre en colère? Quand aura-t-il encore à
trembler pour des choses qui ne sont pas à lui, et qui ne méritent pas
qu'il en fasse cas? Voici, en effet, les deux pensées qu'il faut avoir
toujours présentes : c'est qu'en dehors de notre libre arbitre, il n'y a
rien de bon ni de mauvais, et qu'il ne faut pas vouloir conduire les
événements, mais les suivre. Mon frère ne devait pas se conduire ainsi
avec moi. Oui ; mais c'est à lui d'y voir ; et quant à moi, de quelque
façon qu'il se soit conduit, j'agirai envers lui comme je le dois. Car
voilà ce qui me regarde, tandis que l'autre chose ne me regarde pas ;
voilà ce que nul ne peut empêcher, tandis qu'on peut empêcher l'autre
chose.
CHAPITRE XI
Miscellanées
Il y a des châtiments déterminés
comme par une loi, pour ceux qui désobéissent au gouvernement de Dieu.
Celui qui, en dehors du libre arbitre, croira à quelque bien, sera
jaloux, envieux, flatteur, et toujours dans l'agitation; celui qui
croira à quelque mal, sera triste, désolé, dans les larmes, dans le
désespoir. Et cependant, malgré la sévérité du châtiment, nous n'avons
pas la force de cesser de faire mal.
Rappelle-toi ce que dit le poète au sujet de son hôte :
Mon hôte, il ne m'est pas permis (de manquer à un étranger), alors même
qu'il se présenterait dans un état pire que le tien.
Aie ce vers à l'esprit, quand il s'agit de ton père, et dis-lui :
Manquer à mon père ne m'est pas permis, quand même il se présenterait
dans un état pire que le tien, car tous les pères viennent de Jupiter,
le Dieu de la paternité. De même pour ton frère, car tous les frères
viennent de Jupiter, le Dieu de la fraternité. De même pour les autres
rapports de parenté, car nous trouverons que Jupiter préside à tous.
CHAPITRE XII
De l'exercice
Il ne faut nous exercer à rien
qui soit extraordinaire et contre nature; autrement, nous qui nous
disons philosophes, nous ne différerons pas des faiseurs de tours. Il
est difficile, en effet, de danser sur la corde; et non seulement cela
est difficile, mais cela est encore dangereux. Est-ce une raison
cependant pour que nous aussi nous apprenions à danser sur la corde, à y
élever en l'air une branche de palmier, à y tenir embrassées des
statues? Pas le moins du monde. Tout ce qui est difficile et périlleux
n'est pas un bon objet d'exercice ; il n'y a de tel que ce qui nous
conduit au but qui est proposé à nos efforts. Quel est donc le but
proposé à nos efforts? De n'être jamais entravé dans ce que l'on désire
ou cherche à éviter. Et qu'est-ce que n'y être pas entravé? C'est ne
jamais manquer ce qu'on désire, ne jamais tomber dans ce qu'on veut
éviter. C'est là le seul but en vue duquel nous devions nous exercer.
Car, sache-le, comme ce n'est que par un exercice sérieux et soutenu
qu'on peut arriver à ne jamais manquer ce qu'on désire, à ne jamais
tomber dans ce qu'on veut éviter, tu ne saurais, si tu te laisses aller
à t'exercer à des choses extérieures qui ne relèvent pas de ton libre
arbitre, arriver à ne jamais manquer ce que tu désires, à ne jamais
tomber dans ce que tu veux éviter. Et, comme la force de l'habitude est
souveraine, et que ce n'est qu'aux choses du dehors que nous sommes
habitués à appliquer notre puissance de désirer ou de fuir, il nous faut
donc opposer à cette habitude une habitude contraire, opposer l'exercice
le plus soutenu là où la séduction des apparences sensibles est la plus
grande.
Je penche vers la volupté : je vais me jeter du côté contraire, et cela
avec excès, afin de m'exercer. J'ai le travail en aversion : je vais
habituer et accoutumer ma pensée à n'avoir plus jamais d'aversion pour
lui et ce qui lui ressemble. Qu'est-ce, en effet, que s'exercer? C'est
s'appliquer à ne jamais rien désirer, et à n'avoir d'aversion que pour
des choses qui relèvent de notre libre arbitre, et s'y appliquer de
préférence là où il nous est le plus difficile de réussir. D'où il
résulte que les choses contre lesquelles on doit s'exercer le plus,
varient avec chacun. Or, à quoi bon pour cela élever en l'air une
branche de palmier, et promener partout une tente de cuir, un mortier et
un pilon? Homme, si tu es prompt à la colère, exerce-toi à supporter les
injures, et à ne pas t'irriter des outrages. Et tes progrès iront si
loin ainsi, que tu te diras, si quelqu'un te frappe : Suppose que tu as
voulu embrasser une statue. Puis exerce-toi à bien te comporter en face
du vin, ce qui n'est pas t'exercer à en boire beaucoup (comme plus d'un
le fait malheureusement), mais, avant tout, à t'en abstenir; exerce-toi
après cela à te passer de femme et de friandises. Ensuite, pour
t'éprouver, si une heureuse occasion se présente, va de toi-même au
péril, afin de savoir si les sens triompheront de toi comme auparavant.
Mais, au début, fuis loin des tentations trop fortes. Le combat n'est
pas égal entre une jolie fille et un jeune apprenti philosophe : Cruche
et pierre, dit-on, ne peuvent aller ensemble.
Après le désir et l'aversion, la seconde chose qu'il nous faut
travailler c'est notre façon de vouloir les choses ou de les repousser.
Il faut que ces volontés soient conformes à la raison, qu'elles ne
soient à contresens ni du moment ni du lieu, qu'elles ne violent enfin
aucune convenance de ce genre.
La troisième chose à travailler est l'assentiment que nous donnons à ce
qui persuade et entraîne. Socrate disait que l'on ne pouvait vivre sans
examiner; de même, on ne doit accepter aucune apparence sans l'examiner.
On doit lui dire : Attends; laisse-moi voir qui tu es, d'où tu viens ;
comme les gardes de nuit disent, montre-moi le signe convenu. As-tu reçu
de la nature le signe que doit avoir toute idée pour se faire accepter?
En dernier lieu, il faut nous exercer aussi à tout ce que les maîtres de
gymnastique prescrivent au corps, pourvu que cela tende à nous exercer
au sujet du désir et de l'aversion. Mais, si ce qu'ils prescrivent ne
tend qu'à la montre, c'est l'affaire de l'homme qui se penche au-dehors
pour chercher autre chose, et appeler des spectateurs auxquels il
entendra dire : Quel grand homme! Aussi Apollonius disait-il avec raison
: Veux-tu t'exercer? Quand il fait chaud et que tu as soif, mets dans ta
bouche une gorgée d'eau fraîche, puis rejette la, et ne le conte à
personne.
CHAPITRE XIII
Qu'est-ce que c'est que l'abandon? Et qu'est-ce qui est abandonné?
Être abandonné, c'est se trouver
sans appui. Un homme qui est seul, n'est pas dans l'abandon pour cela;
par contre, on peut être au milieu de beaucoup d'autres, et n'en être
pas moins abandonné. C'est pour cela que, quand nous perdons un frère,
un fils, un ami qui était notre appui, nous disons que nous restons
abandonnés, bien que souvent nous soyons à Rome, en face d'une si grande
foule, au milieu de tant d'autres habitants, et parfois même que nous
ayons à nous un si grand nombre d'esclaves. Car celui-là se dit
abandonné, qui, dans sa pensée, se trouve privé d'appui, à la merci de
qui veut lui nuire. C'est pour cela qu'en voyage nous ne nous disons
jamais plus abandonnés qu'au moment où nous tombons dans une troupe de
voleurs; car ce n'est pas la présence d'un homme qui nous sauve de
l'abandon, mais la présence d'un homme sûr, honnête, et prêt à nous
venir en aide. Si la solitude suffisait à faire l'abandon, il faudrait
dire que Jupiter est dans l'abandon lors de l'embrasement du monde, et
qu'il y gémit ainsi sur lui-même : Malheureux que je suis ! je n'ai
plus avec moi Junon, ni Minerve, ni Apollon; je n'ai plus, enfin, ni
frères, ni fils, ni petit-fils, ni parent d'aucune sorte. C'est pourtant
là ce que quelques-uns disent qu'il fait, quand il est seul lors de cet
embrasement. C'est qu'ils ne comprennent pas comment on peut vivre seul;
et il faut avouer qu'ils partent d'un principe naturel, car la nature
nous a faits pour vivre en société, pour nous aimer les uns les autres,
pour être heureux de nous trouver avec des hommes. Mais cependant il
faut que chacun ait en lui les moyens de pouvoir se suffire, et de
pouvoir vivre seul; de même que Jupiter vit seul, jouissant
tranquillement de lui-même, songeant à la façon dont il gouverne, et
tout entier aux pensées qui conviennent à sa divinité. Il faut que nous
aussi, à son exemple, nous puissions converser avec nous-mêmes; nous
passer des autres; n'avoir besoin d'aucune distraction; réfléchir au
gouvernement divin et à nos rapports avec le reste du monde; songer à la
conduite que nous avons tenue en face des événements, et à celle que
nous tenons aujourd'hui; chercher quelles sont les choses qui nous
gênent encore, comment on peut y porter remède, comment on peut les
faire disparaître; et, si quelque côté en nous a besoin d'un
perfectionnement, le lui donner conformément à la raison.
Voyez quelle large paix César semble nous avoir faite : plus de guerres,
plus de combats, plus de grandes troupes de voleurs, plus de pirates. On
peut se mettre en route à toute heure; on peut naviguer de l'orient à
l'occident. Mais César a-t-il pu nous garantir également de la fièvre?
des naufrages? des incendies? des tremblements de terre? de la foudre?
Allons plus loin : de l'amour? Il ne le peut. De la douleur? Il ne le
peut. De la jalousie? Il ne le peut. Il ne peut rien contre aucune de
ces choses. Or, la philosophie s'engage à nous garantir de celles-là
aussi. Et que nous dit-elle à cet effet? O hommes, si vous vous attachez
à moi, en quelque lieu que vous soyez, et quel que soit votre sort, il
n'y aura pour vous ni douleur, ni colère, ni contrainte, ni entraves;
vous serez affranchis de tout, vous serez libres partout. Celui qui
jouit de cette paix, que César n'a pas promulguée, car comment le
pourrait-il faire, mais qu'à promulguée Dieu lui-même avec l'aide de la
raison, a-t-il donc besoin d'autre chose, quand il est seul? Il n'a qu'à
ouvrir les yeux et qu'à se dire : Maintenant rien de mauvais ne peut
m'arriver ; il n'y a pour moi ni voleurs, ni tremblement de terre;
partout la paix et la tranquillité. Il n'est pas une route, pas une
ville, pas un compagnon de voyage, pas un voisin, pas un associé qui
puisse m'être fatal. Il est quelqu'un qui prend soin de me fournir ma
nourriture et mes vêtements ; il est quelqu'un qui m'a donné mes sens et
mes notions a priori. Lorsqu'il ne me fournit pas ce qui m'est
nécessaire, c'est qu'il me sonne la retraite, qu'il ouvre la porte, et
qu'il me dit : Viens. — Où cela? — Vers rien qui soit à craindre; vers
ce dont tu es sorti; vers des amis, vers des parents, vers les éléments.
Tout ce qu'il y avait de feu en toi s'en ira vers le feu ; tout ce qu'il
y avait de terre, vers la terre ; tout ce qu'il y avait d'air, vers
l'air ; tout ce qu'il y avait d’eau, vers l'eau. Il n'y a pas de Pluton,
pas d'Achéron, pas de Cocyte, pas de Phlégéton en feu ; non : tout est
peuplé de dieux et de Génies. Quand on peut se dire tout cela, quand on
a devant ses yeux le soleil, la lune et les astres, quand on a la
jouissance de la terre et de la mer, on n'est pas plus abandonné que
l'on n'est sans appui. Mais quoi ! si quelqu'un me surprenait seul et me
tuait! — Imbécile! ce ne serait pas toi qu'il tuerait, ce serait ton
corps!
Qu'est-ce donc que l'abandon? Qu'est-ce donc que le dénuement? Pourquoi
nous faire inférieurs aux enfants? Quand on les laisse seuls, que
font-ils? Ils prennent des coquilles et de la terre, et font des
maisons, qu'ils renversent ensuite pour en faire d'autres. De cette
façon les moyens de passer le temps ne leur manquent jamais. Vais-je
donc, moi, si vous faites voile au loin, m'asseoir en pleurant, parce
que vous m'aurez laissé seul et dans l'abandon? Est-ce que je n'ai pas
comme eux des coquillages? Est-ce que je n'ai pas de la terre? Et, quand
ils agissent ainsi faute d'avoir la raison, nous qui avons la raison
serons-nous malheureux par elle?
Toute grande puissance est un
péril au début. Il faut en porter le poids suivant ses forces, mais
d'une manière conforme à la nature… mais non pas pour le poitrinaire.
Etudie-toi parfois à te conduire comme si tu étais malade, pour savoir
un jour te conduire comme un homme bien portant. Jeûne, bois de l'eau,
interdis-toi toute espèce de désir, pour savoir un jour désirer
conformément à la raison. Et, quand tu désireras conformément à la
raison, quand le bien sera ainsi en toi, tes désirs seront bons. Mais ce
n'est pas là ce que nous faisons : dès le premier jour nous prétendons
vivre comme des sages et servir l'humanité. Eh! Comment la sers-tu? Que
fais-tu? Quels services, en effet, as-tu commencé par te rendre à
toi-même? Tu veux les exhorter au bien! Mais t'y es-tu exhorté toi-même?
Tu veux leur être utile! Montre-leur par ton propre exemple quels hommes
la philosophie sait faire, et ne bavarde pas inutilement. Par ta façon
de manger, sois utile à ceux qui mangent avec toi; par ta façon de
boire, à ceux qui y boivent : cède-leur ; fais abnégation de toi-même ;
supporte tout d'eux ; sois-leur utile ainsi, et ne crache pas sur eux.
CHAPITRE XIV
Çà et là
Les mauvais acteurs ne peuvent
chanter seuls ; ils ne chantent qu'avec d'autres. Il est de même
certaines gens qui ne peuvent se promener seuls. Homme, si tu vaux
quelque chose, sache te promener seul, converser avec toi-même, et ne
pas te cacher dans un chœur.
Sois quelquefois l'objet des railleries, et promène alors autour de toi
un regard tranquille. Il faut qu'on te secoue, pour que tu apprennes à
te connaître.
Quand quelqu'un boit de l'eau ou fait quelque chose pour s'exercer, il
va à tout propos dire à tout le monde : Je bois de l'eau. Bois-tu donc
de l'eau à la seule fin d'en boire? O homme! si c'est ton bien d'en
boire, bois en; mais si ce n'est pas ton bien, tu es ridicule. Si c'est
ton bien, et que tu en boives, n'en parle pas devant ceux qui n'aiment
point qu'on fasse autrement qu'eux. Veux-tu leur plaire par là?
Parmi les choses que l'on fait, il en est que l'on fait par principe,
d'autres que l'on fait par circonstances, d'autres par calcul, d'autres
par déférence, d'autres par parti pris.
Il est deux choses qu'il faut enlever à l'homme, la présomption et la
défiance de soi-même. La présomption consiste à croire qu'on n'a besoin
de quoi que ce soit; la défiance de soi-même, à se dire qu'on ne peut
arriver à être heureux dans un pareil milieu. On détruit la présomption
en la confondant; et c'est ce que Socrate commence par faire. Quant à la
possibilité d'être heureux, regarde et cherche. C'est une recherche qui
ne te fera pas de mal; et même, presque toute la philosophie consiste à
chercher les moyens de n'être pas entravé dans ce qu'on désire et dans
ce qu'on veut éviter.
L'un dit : Je suis au-dessus de toi, car mon père est un consulaire. Un
autre : J'ai été tribun, et tu ne l'as pas été. Si nous étions des
chevaux, dirais-tu donc : Mon père était plus léger? Dirais-tu : J'ai
beaucoup d'orge et de foin, ou bien : J'ai de beaux harnais? Et si je te
disais, quand tu parlerais ainsi : Soit ! mais courons! Eh bien! n'y
a-t-il rien qui soit pour l'homme ce qu'est la course pour le cheval, et
qui fasse connaître celui qui vaut le mieux et celui qui vaut le moins?
Est-ce qu'il n'y a point l'honnêteté, la loyauté, la justice? Montre que
tu m'es supérieur par elles, si tu veux m'être supérieur comme homme. Si
tu me disais que tu rues fort, je te dirais, moi, que tu es fier de ce
qui appartient aux ânes.
CHAPITRE XV
C'est après mûre réflexion qu'il faut aborder chaque chose
Examine d'abord les antécédents
et les conséquents de chaque action; puis, après cela, mets-toi à
l'œuvre. Autrement, tu partiras d'abord avec ardeur, parce que tu
n'auras pas songé à ce qui doit venir ensuite ; mais plus tard, à la
moindre apparition, tu reculeras honteusement. - Je veux vaincre à
Olympie, dis-tu. Et moi aussi, par tous les dieux ! car c'est une belle
chose. Mais examines-en les antécédents et les conséquents ; et, après
cela seulement, mets-toi à l'œuvre, si c'est ton intérêt. Or, il faut te
soumettre à une discipline et à un régime ; t'abstenir de friandises ;
t'exercer forcément à une heure réglée, qu'il fasse chaud ou froid ; ne
boire à l'aventure ni vin ni eau fraîche; en un mot, te remettre aux
mains du maître comme en celles d'un médecin. Puis, dans la lutte, il te
faudra ramasser la poussière, te démettre parfois le poignet, te fouler
le pied, avaler beaucoup de sable, recevoir de rudes coups, et avec tout
cela souvent être vaincu. Quand tu auras tout calculé ainsi, prends le
métier d'athlète, si tu le veux encore. Autrement, sache que tu te
conduiras comme les enfants qui jouent tantôt à l'athlète, tantôt au
gladiateur, qui sonnent maintenant de la trompette, et tout à l'heure
déclameront la tragédie, suivant ce qu'ils auront vu et admiré. C'est là
ce que tu es, athlète aujourd'hui, gladiateur demain, puis philosophe,
puis orateur, et rien complètement. Tu imites, comme un singe, tout ce
que tu vois; tu passes sans cesse d'un goût à un autre, et tout ce qui
est habitude te déplaît. C'est que ce n'est pas après un mûr examen que
tu t'es mis à l'œuvre; c'est que tu n'avais pas tourné tout autour de la
chose, pour la bien étudier; c'est que tu t'y es jeté à l'étourdie, et
pour le plus frivole motif. Ainsi certaines gens, parce qu'ils ont vu un
philosophe, ou parce qu'ils en ont entendu un qui parlait comme parle
Euphrates, et en est-il qui parlent comme lui, veulent être philosophes,
eux aussi.
Homme, examine d'abord l'affaire en elle-même, puis ta propre nature, et
ce que tu peux porter. Si tu veux être athlète, examine tes épaules, tes
cuisses, tes reins. Car tel homme est fait pour une chose, et tel autre
pour une autre.
Te crois-tu de force, pour être philosophe, à faire ce que nous faisons?
Te crois-tu de force à manger comme nous, à boire comme nous, à ne pas
plus t'emporter, à ne pas plus te mettre en colère? Il te faudra
veiller, te donner de la peine, vaincre tes passions, t'éloigner de ta
famille, supporter les mépris d'un esclave, les railleries de ceux que
tu rencontres, être le dernier partout, dans les charges, dans les
honneurs, dans les tribunaux. Quand tu auras bien pesé tout cela, viens
vers nous, si tu le veux encore, et si tu consens à acheter à ce prix le
calme, l'indépendance, la tranquillité. Autrement, ne viens pas, ou,
comme un enfant, tu seras aujourd'hui philosophe, demain publicain, puis
après rhéteur, puis après procurateur de César. Or, ces choses-là sont
contradictoires. Il faut que tu sois un seul et même homme, tout bon ou
tout mauvais. Il faut que tu donnes tes soins à ta partie maîtresse ou
aux choses du dehors. Il te faut travailler en toi ou hors de toi;
c'est-à-dire qu'il te faut être ou un philosophe ou un homme ordinaire.
Quelqu'un disait à Rufus, après le meurtre de Galba : Et le monde serait
maintenant gouverné par une Providence!... Il répondit : Me suis-je
jamais servi de Galba, pour démontrer que le monde est gouverné par une
Providence?
CHAPITRE XVI
Qu'il faut y regarder à deux fois avant de se laisser entraîner à une
liaison
De deux choses l'une : ou celui
qui se laisse entraîner souvent à causer, à dîner, et généralement à
vivre avec d'autres, leur deviendra semblable; ou il les convertira à
ses mœurs. Placez, en effet, un charbon éteint auprès d'un charbon
allumé, le premier éteindra le second, ou le second allumera le premier.
En face d'un semblable péril, il faut y regarder à deux fois avant de se
laisser entraîner à de pareilles liaisons avec les hommes ordinaires ;
il faut se rappeler qu'on ne saurait se frotter à un individu barbouillé
de suie, sans attraper soi-même de la suie. Que feras-tu, en effet, s'il
te parle de gladiateurs, de chevaux, d'athlètes, ou, ce qui est encore
pis, s'il te parle des hommes ; s'il te dit : Un tel est un méchant
homme ; un tel est honnête; ceci a été bien fait; cela l'a été mal? Et
si c'est un moqueur, un persifleur, une mauvaise langue? Avez-vous donc
les ressources du musicien, qui, dès qu'il a pris sa lyre, et qu'il en a
touché les cordes, reconnaît celles qui ne sont pas justes, et accorde
son instrument? Avez-vous donc le talent de Socrate, qui, dans toute
liaison, savait amener à ses sentiments celui avec qui il vivait? Et
d'où vous viendrait ce talent? Forcément, ce serait vous qui seriez
entraînés par les hommes ordinaires.
Et pourquoi sont-ils plus forts que vous? Parce que toutes ces sottises,
c'est avec conviction qu'ils les disent; tandis que vous, toutes ces
belles choses, c'est des lèvres seulement que vous les dites. Aussi
sont-elles dans votre bouche sans force et sans vie ; aussi prend-on en
dégoût les exhortations qu'on vous entend faire, et la misérable vertu
que vous vantez à tort et à travers. C'est là ce qui fait que les hommes
ordinaires vous battent. Car partout la conviction est forte, partout la
conviction est invincible. Jusqu'au moment donc où tous ces beaux
principes seront profondément gravés en vous, et où vous serez devenus
assez forts pour n'avoir rien à craindre, je vous conseille d'y regarder
à deux fois avant de descendre au milieu des hommes ordinaires ;
autrement, tout ce que dans l'école vous aurez écrit en vous, s'y fondra
jour à jour comme la cire au soleil. Tenez-vous donc bien loin du
soleil, tant que vos principes seront de cire. C'est pour cela encore
que les philosophes nous conseillent de quitter notre patrie, parce que
les vieilles habitudes nous entraînent, et ne nous permettent pas de
prendre d'autres plis ; parce que aussi nous ne savons pas résister à
ceux qui disent, en nous rencontrant : Regarde donc! Un tel est
philosophe, lui qui était ceci et cela. C'est ainsi encore que les
médecins envoient dans un autre pays, et sous un autre ciel, ceux qui
sont malades depuis longtemps; et ils ont raison! Vous aussi,
inoculez-vous d'autres mœurs, gravez profondément en vous les principes,
exercez-vous à les appliquer. Ce n'est pas là ce que vous faites : vous
allez d'ici au spectacle, aux combats de gladiateurs, aux galeries des
athlètes, au cirque; puis de là ici, et d'ici là, toujours de même.
Point de noble habitude en vous, point d'application, point de sévérité
pour vous-mêmes, point d'attention à vous dire : Quel usage fais-je des
objets qui se présentent à mes sens? Est-il conforme à la nature ou lui
est-il contraire? Comment suis-je vis-à-vis d'eux? Comme je dois être ou
comme je ne dois pas être? Dis-je bien aux choses qui ne relèvent pas de
mon libre arbitre, que je n'ai rien à faire d'elles? — Tant que ce n'est
pas encore là ce que vous êtes, fuyez vos anciennes habitudes, fuyez les
hommes ordinaires, si vous voulez jamais commencer à être quelque chose.
CHAPITRE XVII
Sur la Providence
Quand tu reproches quelque chose
à la Providence, examine bien, et tu verras que ce qui est arrivé était
logique. — Oui ; mais ce malhonnête homme a plus que moi! — De quoi? —
D'argent. — C'est qu'au point de vue de l'argent, il vaut mieux que toi
; car il flatte, il est impudent, il travaille jusque dans la nuit. De
quoi donc t'étonnes-tu? Mais regarde s'il a plus que toi de probité,
s'il a plus que toi de conscience et d'honneur. Tu trouveras que non. Au
contraire, tu trouveras que tu as plus que lui de ce pourquoi tu vaux
mieux que lui.
Moi aussi j'ai dit un jour à quelqu'un qui s'indignait de la prospérité
de Philostorgus : Voudrais-tu donc coucher avec Sura? — Que jamais un
pareil jour n'arrive! me répondit-il. — Pourquoi donc t'indignes-tu, lui
dis-je, s'il reçoit quelque chose en échange de ce qu'il vend? Ou
pourquoi le trouves-tu si heureux d'avoir gagné sa fortune par des
moyens dont tu ne veux pas? Ou bien encore, quel mal fait la Providence
en accordant ce qui vaut le mieux à qui vaut le mieux? Est-ce que
l'honneur ne vaut pas mieux que la richesse? Il en tombait d'accord. O
homme, pourquoi donc t'indigner, puisque tu as ce qui vaut le mieux!
Rappelez-vous donc toujours, ayez toujours présent à l'esprit, que la
loi de la nature est que celui qui vaut mieux ait plus que celui qui
vaut moins de ce pourquoi il vaut le mieux; et jamais vous ne vous
indignerez. — Mais ma femme en use mal avec moi! — C'est bien. Si
quelqu'un te demande ce qu'il y a là, réponds : Ma femme en use mal avec
moi. Y a-t-il là autre chose? Non. — Mon père ne me donne rien. — Qu'y
a-t-il là? Mon père ne me donne rien. Y a-t-il là autre chose? Non.
Pourquoi ajouter du dehors que c'est là un mal? Pourquoi ce mensonge?
Aussi n'est-ce pas la pauvreté qu'il faut repousser, mais l'idée que
l'on s'en fait; et de cette façon nous serons heureux.
CHAPITRE XVIII
Il ne faut pas se troubler des nouvelles
Lorsqu'on t'annonce une nouvelle
de nature à te troubler, aie présent à l'esprit que jamais nouvelle ne
porte sur ce qui dépend de notre libre arbitre. Peut-on t'annoncer, en
effet, que ton jugement a été bon, ou ton désir mauvais? Non; mais on
t'annonce qu'un tel est mort. Or, qu'est-ce que cela te fait? qu'un tel
a mal parlé de toi. Qu'est-ce que cela te fait? que ton père prépare
telle et telle chose. Contre quoi? Contre ton libre arbitre? Eh! comment
le pourrait-il? Contre ton corps? Contre ta bourse? Tu es sauvé; ce
n'est pas contre toi. Qu'un juge t'a déclaré impie. Les juges n'ont-ils
pas déclaré la même chose de Socrate? Peux-tu quelque chose sur cette
déclaration? Non. Pourquoi t'en inquiéter alors?
Il est un devoir que ton père doit remplir sous peine de perdre, avec
son caractère de père, son affection et sa bonté pour ses enfants. Ne
demande pas qu'il perde autre chose, s'il ne remplit pas ce devoir. Car
jamais on n'est puni que par où l'on a péché. A ton tour, ton devoir est
de te défendre contre lui tranquillement, respectueusement, avec calme ;
autrement, tu perdras ton caractère de fils, ton respect des
convenances, ta noblesse de cœur.
Celui qui juge est-il donc hors de tout péril? Non; le danger est égal
pour lui. Pourquoi donc redouter ce qu'il prononcera? Qu'y a-t-il entre
toi et le mal d'un autre? Ton mal à toi, c'est de mal te défendre. C'est
de cela seul que tu dois te garder. Quant à ta condamnation ou à ton
acquittement, comme ils sont l'œuvre d'un autre, c'est pour un autre
aussi qu'y est le mal.
— Un tel te menace. — Moi! non. — Il te blâme. — C'est à lui de voir
comment il accomplit cet acte qui est de lui. — Il va te condamner
injustement. — L'infortuné qu'il est!
CHAPITRE XIX
De l'homme ordinaire et du philosophe
La première différence entre
l'homme ordinaire et le philosophe, c'est que celui-là dit, hélas! à
cause de son enfant, à cause de son frère, à cause de son père; tandis
que l'autre, s'il est jamais forcé de dire, hélas! ne le dit, après
réflexion, qu'à cause de lui seul. Rien, en effet, de ce qui ne relève
pas de notre libre arbitre ne peut entraver le libre arbitre ou lui
nuire ; lui seul le peut. Si donc nous en arrivons presque, nous aussi,
à n'accuser que nous, quand la route devient difficile, et à nous dire
que rien ne peut nous troubler et nous bouleverser que notre manière de
voir, j'en jure par tous les dieux, nous sommes en progrès. Mais tout
autre est la route que nous avons prise en commençant. Dans notre
enfance, lorsque, en regardant en l'air, nous nous heurtions contre une
pierre, notre nourrice, au lieu de nous gronder, battait la pierre. Et
qu'avait fait la pierre? Devait-elle se déplacer à cause de l'étourderie
d'un enfant? De même, si nous ne trouvons pas à manger au retour du
bain, jamais notre gouverneur ne réprime notre impatience ; au lieu de
le faire, il bat le cuisinier. O homme! devrait-on lui dire : est-ce que
c'est de lui, et non de notre enfant, que nous t'avons institué
gouverneur? C'est notre enfant qu'il faut redresser ; c'est à lui qu'il
faut être utile. Et voilà comme, plus grands, nous nous montrons encore
enfants! Car c'est être un enfant, en fait de musique, que de n'être pas
musicien; en fait de belles-lettres, que d'être illettré ; et dans la
vie, que de ne pas avoir appris à vivre.
CHAPITRE XX
On peut tirer profit de toutes les choses extérieures
Quand il s'agit d'idées
spéculatives, presque tout le monde laisse le bien et le mal en nous, au
lieu de le mettre dans les choses extérieures. Personne ne dit que cette
proposition : Il fait jour, soit un bien ; et celle-ci : Il fait nuit,
un mal ; et cette autre : Trois font quatre, le plus grand des maux. Que
dit-on donc? Que savoir est un bien, que se tromper est un mal ; de
telle façon qu'il y a un bien relatif à l'erreur même, le fait de savoir
qu'elle est une erreur. Il faudrait qu'il en fût de même pour les choses
pratiques. La santé est-elle un bien? La maladie est-elle un mal? Non,
mortel! Qu'est-ce qui est donc un bien ou un mal? User bien de la santé
est un bien; en mal user, est un mal; de sorte qu'il y a un profit à
tirer même de la maladie. Et par le ciel, n'y en a-t-il pas un à tirer
de la mort? Un à tirer de la privation d'un membre? Crois-tu que la mort
ait été un petit profit pour Menœcée? Et celui qui est de notre avis, ne
peut-il pas lui aussi tirer de la mort un profit semblable à celui qu'en
a tiré Menœcée? O homme, n'a-t-il pas sauvé ainsi son patriotisme? sa
grandeur d'âme? sa loyauté? sa générosité? En vivant, ne les eût-il pas
perdus? N'aurait-il pas eu leurs contraires en partage? la lâcheté? le
manque de cœur? la haine de la patrie? l'amour de la vie? Eh bien! te
semble-t-il qu'il ait peu gagné à mourir? Non, n'est-ce pas? Et le père
d'Admète, a-t-il beaucoup gagné à vivre si lâche et si misérable?
N'a-t-il pas fini par mourir? Cessez donc, par tous les dieux, d'admirer
ce qui n'est que la matière de nos actes; cessez de vous faire
vous-mêmes esclaves, des choses d'abord, puis, pour l'amour d'elles, des
hommes qui peuvent vous les donner ou vous les enlever.
— Ne peut-on donc en tirer profit? — On peut tirer profit de tout. —
Même de l'homme qui nous injurie? — Est-ce que celui qui exerce
l'athlète ne lui est pas utile? — très utile. — Eh bien! cet homme qui
m'injurie, m'exerce lui aussi ; il m'exerce à la patience, au calme, à
la douceur. Cela ne serait-il pas vrai? Et, tandis que celui qui me
saisit par le cou, qui place comme il convient mes hanches et mes
épaules, m'est utile; tandis que mon maître de gymnastique fait bien de
me dire : Enlève ce pilon des deux mains ; tandis que, plus ce pilon est
lourd, mieux il vaut pour moi, faudrait-il dire que celui qui m'exerce à
être calme ne m'est pas utile? Ce serait ne pas savoir tirer parti des
hommes. Mon voisin est-il méchant? C'est pour lui qu'il l'est; pour moi
il est bon. Il m'exerce à la modération, à la douceur. Mon père est-il
méchant? Il l'est pour lui; pour moi il est bon.
C'est là la baguette de Mercure. Touche ce que tu voudras, me dit-il, et
ce sera de l'or. Non pas; mais apporte ce que tu veux, et j'en ferai un
bien. Apporte la maladie, apporte la mort, apporte l'indigence, apporte
les insultes et la condamnation au dernier supplice; grâce à la baguette
de Mercure, tout cela tournera à notre profit. — Que feras-tu de la
mort? — Eh! qu'en ferai-je, sinon un moyen de te faire honneur, un moyen
pour toi de montrer par des actes ce que c'est que l'homme qui sait se
conformer à la volonté de la nature? — Que feras-tu de la maladie? — Je
montrerai ce qu'elle est réellement; je me parerai d'elle; je serai
résigné, tranquille ; je ne flagornerai pas le médecin; je ne ferai
point de vœux pour ne pas mourir. Que cherches-tu encore? Quoi que tu me
présentes, j'en ferai une chose utile, avantageuse, honorable, digne
d'être désirée.
Toi, au contraire, tu dis : Prends garde à la maladie; car elle est un
mal. C'est comme si tu me disais, Prends garde qu'il te vienne jamais
l'idée que trois font quatre, car c'est un mal. O homme, comment
serait-ce un mal? Si je pense de cette idée ce que j'en dois penser,
quel mal y aura-t-il encore là pour moi? N'y aura-t-il pas là plutôt un
bien? Si donc je pense de la pauvreté, de la maladie, de l'obscurité de
la vie, ce que j'en dois penser, cela ne me suffira-t-il pas? N'y
trouverai-je pas mon compte? Comment donc me faut-il encore chercher mon
bien et mon mal dans les choses extérieures?
Mais qu'arrive-t-il? Ces pensées ne sont que pour l'école ; et personne
ne les porte chez lui. Tant au contraire, chacun s'y prend bien vite de
querelle avec son esclave, avec ses voisins, avec ceux qui le
plaisantent et se moquent de lui.
Bien du bonheur à Lesbius, qui me prouve chaque jour que je ne sais
rien!
CHAPITRE XXI
Contre ceux qui se mettent trop aisément à donner des leçons de
philosophie
Il y a des gens qui, dès qu'ils
ont reçu ce qui s'enseigne, et rien de plus, se hâtent de le rendre,
comme ceux qui ont mal à l'estomac rendent leur nourriture. Commence par
le digérer, puis ne le rends pas. Autrement, ce sera un vrai vomissement
une chose dégoûtante, et qui ne pourra servir à nourrir personne.
Digère-le, et fais-nous voir ensuite une transformation dans ta partie
maîtresse, comme les athlètes nous montrent leurs épaules transformées
par l'exercice et le genre de nourriture ; comme ceux qui ont étudié un
métier se montrent transformés, par ce qu'ils ont appris. Le charpentier
ne vient pas dire : Ecoutez-moi disserter sur la charpente ; mais il se
charge de construire une maison, et il montre, en la bâtissant, qu'il
possède son métier. Fais de même dans ton genre : mange comme doit le
faire un homme; bois, habille-toi, marie-toi, procrée des enfants,
remplis tes devoirs de citoyen, comme doit le faire un homme. Accepte
les injures, supporte les torts de ton frère, de ton père, de ton fils,
de ton voisin, de ton compagnon de route. Fais-nous voir tout cela, pour
que nous nous apercevions que les philosophes t'ont réellement appris
quelque chose. Tu ne fais rien de tout cela; mais tu dis : Venez
m'entendre faire des commentaires. — Va-t'en, et cherche sur qui vomir.
Tu ajoutes : Je vous expliquerai les livres de Chrysippe comme personne;
j'aurai le style le plus doux et le plus pur; j'y joindrai même, par
moment, l'impétuosité d'Antipater et d'Archédémus.
Ainsi les jeunes gens auront quitté leur patrie et leurs parents à cette
seule fin de venir t'entendre débiter de jolies petites leçons! Ne
faut-il donc pas qu'ils retournent chez eux patients, secourables,
calmes, tranquilles, emportant des provisions de route pour la vie
entière, équipés de façon à pouvoir supporter bravement tout ce qui
arrivera, et à en tirer de la gloire? Et comment pourras-tu leur
communiquer ce que tu n'as point? Car, qu'as-tu fait autre chose depuis
le commencement, que de t'occuper à analyser les syllogismes, les
sophismes, et les raisonnements par interrogation?
— Mais un tel a une école ; pourquoi n'en aurais-je pas une, moi aussi?
— Esclave! ce n'est pas là une chose qui puisse se faire au gré du
caprice, ou par le premier venu. Il y faut l'âge, la dignité de la vie,
et Dieu pour nous guider. Cela ne serait-il pas vrai? Et, tandis que
personne ne part du port sans avoir sacrifié aux dieux et les avoir
appelés à son aide; tandis que nul ne commence les semailles sans avoir
invoqué Cérès, serait-il quelqu'un qui pût entreprendre sûrement une
œuvre de cette importance sans le secours des dieux? Et ceux qui iraient
à son école pourraient-ils se trouver bien d'y aller? Homme, quelle
autre chose fais-tu là que de parodier les mystères? Tu dis : Il y a un
temple à Eleusis : il va y en avoir un ici aussi. Il y a là-bas un
hiérophante : moi je ferai l'hiérophante. Il y a là-bas un héraut : moi
j'établirai un héraut. Il y a là-bas un porte-torche : moi j'en
établirai un. Il y a là-bas des flambeaux : il y en aura ici. Les mots
sont les mêmes; en quoi les choses d'ici diffèreront-elles de celles de
là-bas? En quoi elles en différeront, impie! C'est le lieu, c'est le
moment, qui font l'utilité des choses de là-bas : on a sacrifié, on a
prié, on s'est purifié, on s'est préparé à croire que l'on vient à des
cérémonies saintes, et saintes de longue date. C'est par là que les
mystères sont utiles ; c'est par là qu'on arrive à l'idée qu'ils ont été
institués par les anciens pour notre instruction et pour l'amendement de
notre vie. Toi tu n'as que le boniment et la parodie de tout cela : le
lieu, le moment, les prières, la purification, tout te manque. Tu n'as
pas le vêtement qu'il faut à un hiérophante ; tu n'as ni la chevelure ni
la bandelette qu'il doit avoir ; tu n'as ni sa voix ni son âge, et tu
n'as pas vécu pur comme lui. Tu n'as fait que lui prendre ses paroles,
et tu cries : Voici les paroles saintes elles-mêmes!
C'est d'une autre manière qu'il faut se mettre à enseigner : c'est là
une grosse affaire, qui a ses mystères, et qui ne peut être entreprise à
la légère ni par le premier venu. Peut-être même ne suffit-il pas d'être
vraiment sage pour se charger du soin des jeunes gens; il y faut encore,
par Jupiter! certaines dispositions et certaines aptitudes ; il y faut
même un certain extérieur, et, avant tout, que ce soit Dieu qui vous
pousse à prendre ce rôle, comme il poussait Socrate à réfuter les
erreurs, Diogène à réprimander avec un ton de roi, Zénon à enseigner et
à dogmatiser. Toi, tu ouvres une boutique de médecin, sans posséder
autre chose que les médicaments : car tu ne sais pas comment les
appliquer, ne l'ayant pas étudié. Un tel tient des onguents, dis-tu; et
moi aussi j'en tiens. Mais possèdes-tu donc aussi l'art de t'en servir?
Sais-tu quand et comment ils peuvent être utiles, et à qui? Pourquoi
donc te jouer ainsi des choses les plus importantes? Pourquoi agir à la
légère? Pourquoi entreprendre un métier qui ne te convient en aucune
façon? Laisse-le à ceux qui le connaissent, et qui savent le faire. Ne
veuille ni déshonorer la philosophie par toi-même ni faire partie de
ceux qui la calomnient. Si tu prends plaisir à ses enseignements,
assieds-toi, et médite-les en toi-même, mais ne te prétends jamais
philosophe, et ne souffre pas qu'un autre t'en donne le nom. Il se
trompe, dois-tu dire; car je ne désire pas d'une autre manière
qu'auparavant, je ne veux pas d'autres choses; je ne juge pas
différemment; et dans l'usage que je fais des idées, je n'ai rien changé
à ma façon antérieure. Voilà ce que tu dois penser et te dire sur ton
propre compte, si tu veux penser juste. Sinon, continue de jouer et de
faire ce que tu fais ; cela est digne de toi!
CHAPITRE XXII
Sur l'Ecole cynique
Un de ses amis, qui paraissait
pencher vers l'Ecole cynique, lui demandait ce que doit être le Cynique,
et quelle idée il faut s'en faire. Examinons à loisir, lui répondit-il.
Tout ce que je puis te dire maintenant, c'est que, quiconque essaie une
aussi grosse affaire sans l'aide de Dieu, est le jouet de la colère
divine, et qu'il ne se prépare à rien qu'à se couvrir de honte aux yeux
de tous. Dans une maison bien administrée, personne n'entre en se disant
: Je veux en être l'administrateur ; autrement, lorsque le maître
l'entend et le voit commander ainsi insolemment, il le fait empoigner et
rouer de coups. La même chose arrive dans cette grande cité ; car là
aussi il y a un maître qui règle tout. Toi, dit-il, tu es le soleil : tu
peux dans ta révolution faire l'année avec ses saisons ; tu peux faire
croître et grossir les fruits ; tu peux soulever les vents ou les
apaiser, et échauffer dans une juste mesure le corps des hommes; va,
accomplis ta révolution, et fais ainsi ton service dans les plus petites
choses comme dans les plus grandes. Toi, tu n'es qu'un jeune veau;
lorsque paraît le lion, fais ce qui est dans ton rôle ; sinon, tu t'en
repentiras. Toi, tu es un taureau; avance et combats ; c'est à toi que
cela incombe, à toi que cela revient, puisque tu peux le faire. Toi, tu
peux conduire une armée contre Ilion : sois Agamemnon. Toi tu peux
combattre Hector en combat singulier : sois Achille. Si Thersite se
présentait, et revendiquait le commandement, il ne l'obtiendrait pas ;
ou, s'il l'obtenait, il n'y gagnerait que de se couvrir de honte devant
un plus grand nombre.
Toi aussi, considère l'affaire avec soin : elle n'est pas ce qu'elle te
semble. Je porte dès maintenant, dis-tu, un manteau grossier; j'en
porterai un encore alors. Je dors dès maintenant sur la dure ; j'y
dormirai encore alors. J'y joindrai une besace et un bâton; et je me
mettrai à me promener, en interrogeant et en insultant tous ceux qui se
trouveront devant moi. Je ferai des reproches à tous ceux que je verrai
s'épiler la tête, s'arranger les cheveux, ou se promener avec des
vêtements écarlates. Si c'est ainsi que tu te représentes la chose,
va-t'en bien loin d'elle ; n'en approche pas; elle n'a que faire de toi.
Mais si tu te représentes la chose comme elle est, et que tu ne recules
pas devant, eh bien! regarde ce que tu entreprends.
D'abord, pour ce qui t'est personnel, il faut qu'on ne te voie plus rien
faire qui ressemble à ce que tu fais maintenant ; n'accuse plus ni Dieu
ni homme ; retranche de toi tout désir ; ne cherche à éviter que ce qui
dépend de ton libre arbitre; point de colère, point d'indignation, point
de haine, point de sensiblerie; ne te laisse prendre ni aux jeunes
filles, ni à la gloriole, ni aux jeunes garçons, ni aux friandises. Tu
dois savoir que les autres hommes, quand ils cèdent à une de ces
tentations, mettent entre les regards et eux les murs de leurs maisons
et les ténèbres, et qu'ils ont mille manières de se cacher. Ils
s'enferment; ils placent quelqu'un à la porte de leur chambre à coucher
: Si on vient, dis que je suis sorti, que je n'ai pas le temps. Mais le
Cynique, en place de tout cela, doit mettre sa retenue entre les yeux et
lui, s'il ne veut se livrer nu et en plein jour à des actes honteux.
Voilà sa maison, voilà sa porte, voilà le gardien de sa chambre à
coucher, voilà ses ténèbres. Il ne doit vouloir cacher rien de ce qu'il
fait. Autrement, c'en est fait, il a détruit en lui le Cynique, l'homme
qui peut vivre au grand jour, et qui est vraiment libre. Il s'est mis à
redouter les objets extérieurs, à avoir besoin de quelque chose qui le
cache ; il ne peut pas l'avoir quand il veut. Car où se cachera-t-il, et
comment? Et si, par malheur, il est surpris en faute, lui le maître et
le précepteur de tous, que ne devra-t-il pas lui arriver? Avec cette
crainte, comment pourra-t-il conserver toute sa force d'âme, pour rester
à la tête de l'humanité? Il ne le saurait; il ne le peut. Il te faut
donc commencer par purifier ta partie maîtresse; et voici quels doivent
être tes principes : Mon âme est la matière que je dois travailler comme
le charpentier le bois, comme, le cordonnier le cuir; et ce que j'en
dois faire, c'est une âme qui se serve convenablement des idées. Mon
corps n'est rien pour moi; ses membres ne sont rien pour moi. Et la
mort? Qu'elle vienne, quand elle voudra, pour le tout, ou pour une
partie. — Va-t'en en exil, me dit-on. — Mais où? Est-il quelqu'un qui
puisse me chasser du monde? Non ; et quelque part que j'aille, j'y
trouverai le soleil, j'y trouverai la lune, et les astres ; j'y
trouverai des songes, des présages, des moyens de converser avec les
dieux.
Puis, ainsi préparé, le véritable Cynique ne doit pas se contenter de si
peu : il doit savoir que Jupiter l'a détaché vers les hommes comme un
envoyé, pour leur montrer quels sont les biens et les maux, et combien
ils se trompent quand ils cherchent le vrai bien et le vrai mal là où
ils ne sont pas, sans songer à les chercher là où ils sont. Il doit
savoir qu'à l'exemple de Diogène, quand on l'amena à Philippe après la
bataille de Chéronée, il est un espion. Le Cynique est réellement, en
effet, l'espion de ce qui est favorable à l'humanité, et de ce qui lui
est contraire. Il faut qu'il commence par regarder avec grand soin, pour
venir ensuite rapporter la vérité ; il faut qu'il ne s'en laisse pas
imposer par la crainte, pour ne point annoncer des ennemis qui
n'existent pas ; il faut enfin qu'il ne se laisse égarer ni troubler
d'aucune manière par ce qu'il croit voir.
Il lui faut donc pouvoir, à l'occasion, élever la voix, monter sur la
scène tragique, et dire, à la façon de Socrate : O hommes, où vous
laissez-vous emporter? Que faites-vous, malheureux? Vous roulez par haut
et par bas, comme les aveugles. Vous avez quitté la vraie route; vous en
suivez une autre ; vous cherchez la félicité et le bonheur là où ils ne
sont pas; et vous ne croyez pas celui qui vous les montre. Pourquoi les
chercher hors de vous? Dans votre corps? ils n'y sont pas.
Si vous en doutez, regardez Myrrhon; regardez Ophélius. Dans la fortune?
Ils n'y sont pas. Si vous en doutez, regardez Crésus ; regardez les
riches de maintenant. Comme leur vie est pleine de soupirs! Dans la
puissance? Ils n'y sont pas. S'ils y étaient, ceux qui ont été deux et
trois fois consuls devraient être heureux; or, ils ne le sont pas. Qui
en croirons-nous sur ce point? Vous, qui ne voyez que le dehors de ces
hommes, et qui vous laissez éblouir par l'apparence, ou bien eux-mêmes?
Or, que disent-ils? Ecoutez-les, quand ils soupirent, quand ils
gémissent, quand ils croient que leurs consulats mêmes, leur réputation
et leur éclat ne leur apportent que plus de misères et plus de périls.
Dans le pouvoir souverain? Ils n'y sont pas. S'ils y étaient, Néron et
Sardanapale auraient été heureux. Agamemnon, lui non plus, ne l'était
pas, quoiqu'il fût bien plus estimable que Sardanapale et Néron. Tandis
que les autres ronflent, que fait-il?
Il arrachait de sa tête plus d'une touffe de cheveux.
Et que dit-il?
Voilà comme je me trompe!
Et encore :
Je me tourmente, et mon cœur veut s'élancer hors de ma poitrine.
Infortuné! qu'est-ce qui est en souffrance dans ce qui est à toi? Ta
fortune? Elle ne souffre pas. Ton corps? Il ne souffre pas. Tu as de
l'or et de l'airain en abondance. Qu'est-ce donc qui est en souffrance
chez toi? La partie qui, chez toi, est négligée et corrompue, est celle,
quelle qu'elle soit, qui nous fait désirer ou craindre, vouloir les
choses ou les repousser. Et de quelle façon se trouve-t-elle négligée?
En ce qu'elle ignore la vraie nature du bien, pour lequel elle est née,
et la vraie nature du mal; ce qu'elle a qui lui appartienne en propre,
et ce qu'elle a qui ne lui appartienne pas. Lors donc que quelqu'une des
choses qui ne lui appartiennent pas, se trouve en souffrance, hélas!
dit-elle, les Grecs sont en péril. Bien malheureuse est cette partie
maîtresse! c'est elle seule que tu négliges, et que tu laisses sans
soins! — Ils vont mourir, dis-tu, égorgés par les Troyens! —Est-ce
qu'ils ne mourront jamais, si les Troyens ne les tuent pas? — Si, mais
pas tous du même coup! — Où est la différence? Car, si c'est un mal de
mourir, c'est toujours le même mal, que l'on meure tous ensemble ou un à
un. Est-ce qu'à ta mort il doit arriver autre chose que la séparation de
ton corps et de ton âme? — Non. — Et d'autre part, est-ce que, si tous
les Grecs meurent, la porte te sera fermée? Est-ce qu'il ne te sera plus
possible de mourir? — Ce me sera toujours possible. — Pourquoi donc
gémis-tu, toi qui es roi, et qui as le sceptre de Jupiter? Il n'y a pas
plus de roi malheureux que de Dieu malheureux. Qu'est-ce que tu es donc?
Rien qu'un berger; car tu te lamentes comme les bergers, quand un loup
leur a enlevé quelques moutons. Ces hommes auxquels tu commandes sont
tes moutons à toi. Mais pourquoi es-tu venu ici? Y avait-il péril en toi
pour la faculté de désirer? pour la faculté de craindre? pour celle de
vouloir les choses, ou pour celle de les repousser? — Non, dis-tu, mais
on a enlevé la femme de mon frère. — Eh bien! c'est tout profit que
d'être débarrassé d'une débauchée. — Nous laisserons-nous donc mépriser
par les Troyens! —Que sont-ils? Des hommes sensés ou non? S'ils sont
sensés, pourquoi leur faites-vous la guerre? S'ils ne le sont pas, que
vous importe leur mépris?
Où donc est le bien, puisqu'il n'est pas là? Dis-le-nous, toi, maître
envoyé et maître espion. — Il est où vous ne croyez pas qu'il soit, et
où vous ne voulez pas le chercher. Car, si vous vouliez, vous le
trouveriez, en vous, sans errer au-dehors, à chercher comme vous
appartenant des choses qui ne sont pas à vous. Rentrez en vous-mêmes;
étudiez-y vos notions à priori. Que vous représentez-vous comme le bien?
La tranquillité, là félicité, la liberté. Eh bien! ne vous le
représentez-vous pas aussi comme une grande chose par sa nature, comme
une chose d'un prix très élevé, et qui est au-dessus de toute atteinte?
Cela dit, où vous faut-il chercher la tranquillité et la liberté? Dans
ce qui est assujetti ou dans ce qui est indépendant? — Dans ce qui est
indépendant. — Eh bien! votre corps est-il indépendant ou assujetti? —
Nous n'en savons rien. — Vous ne savez pas qu'il est assujetti à la
fièvre, à la goutte, à la cécité, à la dysenterie, aux tyrans, au feu,
au fer, et à tout ce qui est plus fort que lui? — Oui, il leur est
assujetti. — Comment donc alors une partie quelconque du corps
pourrait-elle être libre? Comment pourrait être d'importance et de prix
ce qui n'est de sa nature qu'un cadavre, de la terre, de la boue? Mais
quoi! n'avez-vous rien en vous qui soit indépendant? — Rien. — Et qui
peut vous forcer à adhérer à une erreur manifeste? — Personne. — Qui
peut vous contraindre à ne pas adhérer à la vérité qui se montre à vous?
— Personne. — Vous voyez donc bien par là qu'il y a en vous quelque
chose qui est naturellement indépendant. Et qui de vous peut désirer ou
craindre, vouloir une chose ou la repousser, préparer ou entreprendre
quoi que ce soit, s'il ne se l'est pas représenté d'abord comme un
profit ou comme un devoir? — Personne. — Vous avez donc là encore
quelque chose d'indépendant et de libre. Malheureux! c'est là ce qu'il
vous faut travailler et soigner, c'est là qu'il vous faut chercher le
bien.
— Et comment peut-on vivre heureux, quand on ne possède rien, quand on
est nu, sans maison, sans foyer, négligé, sans esclave, sans patrie? —
Eh bien! Dieu vous a envoyé quelqu'un pour vous montrer par des faits
que cela est possible. Regardez-moi : je suis sans patrie, sans maison,
sans fortune, sans esclave; je couche sur la terre; je n'ai ni femme, ni
enfant, ni tente de général; je n'ai que la terre, le ciel et un
manteau. Et que me manque-t-il? Ne suis-je pas sans chagrin et sans
crainte? Ne suis-je pas indépendant? Qui de vous m'a jamais vu frustré
dans mes désirs, ou tombant dans ce que je voulais éviter? Quand ai-je
accusé les dieux ou les hommes? A qui ai-je fait des reproches?
Quelqu'un de vous m'a-t-il jamais vu triste? De quel air vais-je
au-devant de ces gens qui vous effraient et vous en imposent? N'est-ce
pas comme au-devant d'esclaves?
Et quel homme, en me voyant, ne croit pas voir son seigneur et son
maître?
Voilà le langage du Cynique, voilà son caractère, voilà ce qu'il veut. —
Non, dis-tu, ce qui fait le Cynique, c'est la besace, c'est le bâton, ce
sont les fortes mâchoires. C'est de dévorer ou de mettre en réserve,
tout ce qu'on lui donne; c'est d'insulter mal à propos tous ceux qu'il
rencontre, et de montrer à nu ses larges épaules! Tu as tort, et sais-tu
maintenant comment tu dois entreprendre une aussi grosse affaire?
Commence par prendre un miroir; regarde tes épaules; examine tes hanches
et tes cuisses. Homme, tu veux te faire inscrire pour les jeux
olympiques ; ce ne sont pas là des luttes insignifiantes et sans
difficulté. A Olympie, on n'en est pas quitte pour être vaincu et s'en
aller ainsi; il faut d'abord étaler ses imperfections physiques devant
toute la terre habitée, et non pas seulement devant les Athéniens, les
Spartiates ou les habitants de Nicopolis; puis être abîmé de coups,
quand on est descendu dans la lice à l'étourdie ; et, avant d'être
battu, on aura souffert de la soif et de la chaleur, et avalé beaucoup
de poussière.
Réfléchis-y plus sérieusement; connais-toi toi-même ; sonde la divinité
; n'entreprends pas l'affaire sans elle. Si elle t'y encourage, sache
qu'elle veut te voir grand ou roué de coups. Car voici une bien belle
chose inséparable du Cynique : il ne saurait éviter d'être battu, comme
on bat un âne, et il faut que battu il aime ceux mêmes qui le battent,
parce qu'il est le père et le frère de tous les hommes. — Non pas,
dis-tu; mais, si quelqu'un te bat, crie devant tout le monde : ô César,
voilà comment on me traite, pendant la paix que tu as établie! Allons au
proconsul. — Mais quel est le César, quel est le proconsul du Cynique,
si ce n'est celui qui l'a envoyé, celui dont il est le serviteur,
Jupiter lui-même? En appelle-t-il à un autre que ce Dieu? N'est-il pas
convaincu, quoiqu'il lui arrive de tout cela, que c'est Jupiter qui
l'exerce? Hercule, quand Eurysthée l'exerçait ainsi, ne se tenait pas
pour malheureux, et s'empressait d'exécuter tout ce qui lui était
ordonné. Et cet homme, que Jupiter éprouve et exerce, pourrait crier et
s'indigner! Comme il serait bien digne de porter le sceptre de Diogène!
Ecoute ce que ce dernier, tout enfiévré, dit aux passants : Méchants
individus, leur criait-il, ne resterez-vous pas là? Pour voir mourir ou
lutter des athlètes, vous vous en allez bien loin, jusqu'à Olympie; et
vous ne voulez pas voir la lutte d'un homme contre la fièvre! Et c'est
un tel homme, n'est-ce pas, qui aurait reproché au Dieu qui l'avait
envoyé, de le traiter injustement, lui qui tirait gloire des épreuves,
et qui se jugeait digne d'être un spectacle pour les passants! De quoi
se serait-il plaint, en effet? De la dignité qu'il conservait? Quel
grief aurait-il fait valoir? L'éclat plus grand que recevait sa vertu?
Aussi, que dit-il de la pauvreté? de la mort? du travail? Comme il met
en parallèle son bonheur et celui du grand roi! Ou plutôt, comme il ne
croit pas que le parallèle soit possible! Car là où sont des troubles,
des peines, des frayeurs, des désirs non satisfaits, d'inutiles efforts
pour échapper au mal, des haines, des jalousies, comment le bonheur
pourrait-il entrer? Or, là où sont des principes faux, toutes ces choses
se trouvent nécessairement.
Le même jeune homme demandait à Epictète si, malade, il accepterait
l'offre d'un ami qui le prierait de venir chez lui se faire soigner. —
Où me trouveras-tu un ami du Cynique? lui répondit-il. Il faudrait que
cet homme fût un autre lui-même, pour mériter d'être compté comme son
ami ; il faudrait qu'il partageât son sceptre et sa royauté, qu'il fût
son digne second, pour être jugé digne de son amitié; c'est ainsi que
Diogène fut l'ami d'Antisthène, et Crates celui de Diogène. Crois-tu
qu'il suffise de l'aborder en lui souhaitant le bonjour, pour être son
ami, et pour qu'il vous juge digne de le recevoir chez lui? Imagine-toi
donc, si tu le veux bien, qu'il se dira ceci : Cherche plutôt, pour te
coucher avec la fièvre, un beau tas de fumier qui puisse te défendre du
vent du nord, et t'empêcher de mourir de froid. Mais toi, tu me fais
l'effet de vouloir aller chez un autre pour t'y engraisser à loisir.
Pourquoi donc essaies-tu un rôle si difficile?
— Le Cynique, lui demanda-t-on, doit-il essentiellement se marier et
avoir des enfants? — Si vous me donnez une cité de sages, répondit-il,
il est possible que personne n'y prenne de lui-même la profession de
Cynique. Car en faveur de qui y embrasserait-on un tel genre de vie?
Supposons cependant que quelqu'un le fasse, rien ne l'y empêchera de se
marier et d'avoir des enfants, car sa femme, son beau-père, seront
d'autres lui-même, et ses enfants seront élevés dans les mêmes
principes. Mais dans l’état actuel des choses, et sur ce champ de
bataille, ne faut-il pas que rien ne vienne tirer le Cynique en d'autres
sens, pour qu'il puisse être tout entier à son divin ministère? Ne
faut-il pas qu'il puisse aller trouver les gens, sans être lié par les
obligations des hommes ordinaires, sans être engagé dans des relations
sociales, dont il lui faut tenir compte, s'il veut rester dans son rôle
d'honnête homme, et qu'il ne saurait respecter sans détruire en lui
l’apôtre, le surveillant, le héros envoyé par la divinité? Regarde : il
lui faut faire certaines choses pour son beau-père, s'acquitter de
certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa
femme elle-même. Le voici désormais absorbé par le soin de ses malades,
et par l'argent à gagner. A laisser tout le reste de côté, il lui faut
au moins un vase, pour faire chauffer de l'eau à son enfant, et un
bassin pour l'y laver; il lui faut pour sa femme en couches de la laine,
de l'huile, un lit, un gobelet; voici déjà son bagage qui s'augmente! Et
je ne parle pas des autres occupations qui le distraient de son rôle.
Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacré à veiller sur
l'humanité?
Celui à qui les peuples ont été confiés, et qui s'occupe de si grandes
choses?
Celui qui doit surveiller tous les autres, époux et parents? Celui qui
doit voir quels sont ceux qui en usent bien ou mal avec leur femme,
quels sont les gens qui sont en désaccord, quelles sont les familles
heureuses ou en souffrance? Celui qui doit aller partout, comme un
médecin, tâtant le pouls de tout le monde? Toi, tu as la fièvre; toi, tu
as mal à la tête ; toi, tu as la goutte ; toi, ranime-toi ; toi, mange;
toi, ne te baigne point; toi, il faut t'amputer; toi, il faut te
cautériser. Comment peut-il avoir ce loisir, une fois enlacé dans les
obligations des hommes ordinaires? Ne faut-il pas qu'il donne des
vêtements à ses enfants? Ne faut-il pas qu'il les envoie à l'école,
munis de tablettes, de poinçon, et de laine? Ne faut-il pas qu'il
prépare leur lit? Car ce n'est pas en sortant du ventre de leur mère,
qu'ils peuvent être des Cyniques. S'il ne faisait pas tout cela, mieux
aurait valu les rejeter à leur naissance, que de les laisser ainsi
périr. Vois à quoi nous abaissons le Cynique, et comment nous lui ôtons
sa royauté. — Oui, mais Crates s'est marié. — Tu me cites un cas
extraordinaire, où l'amour a tout fait, et une femme qui était un autre
Crates. Nous discutons, nous, sur les mariages ordinaires et sans
circonstances particulières; et, en discutant ainsi, nous ne trouvons
pas que, dans l'état actuel, le mariage soit une chose essentielle pour
le Cynique.
— Comment donc, lui disait-on, contribuera-t-il à la conservation de la
société? Au nom du ciel, répondait-il, qui sont les plus utiles à
l'humanité, de ceux qui y introduisent à leur place deux ou trois
marmots au vilain groin, ou de ceux qui, dans la mesure de leurs forces,
surveillent tous les hommes, examinant ce qu'ils font, la façon dont ils
vivent, ce dont ils s'occupent, et ce qu'ils négligent contrairement à
leurs devoirs? Tous ceux qui à Thèbes ont laissé des enfants après eux,
ont-ils plus fait pour elle qu'Epaminondas, qui est mort sans enfants?
Danaüs, Œolus, ou Priam, qui a donné le jour à cinquante garnements,
ont-ils mieux servi la société qu'Homère? Si le commandement des armées
ou un grand ouvrage à composer, empêchent quelqu'un de se marier ou
d'avoir des enfants, on trouve qu'il a échangé le titre de père contre
quelque chose qui en vaut la peine; et la royauté du Cynique ne serait
pas une compensation! C'est que nous n'avons jamais compris sa grandeur,
et que nous ne nous représentons pas, comme nous le devrions, le
caractère de Diogène; c'est que nous ne, voyons que les Cyniques
d'aujourd'hui, ces parasites qui vivent sur le seuil de la porte, et qui
n'ont d'autre ressemblance avec les anciens Cyniques que de péter comme
eux. Autrement, nous ne serions pas surpris de si peu; et nous ne nous
étonnerions pas que le Cynique ne se mariât point et n'eût point
d'enfants. O homme, il a l'humanité pour famille; les hommes sont ses
fils; les femmes sont ses filles; c'est comme tels qu'il va les trouver
tous, comme tels qu'il veille sur tous. Crois-tu que ce soit par
intempérie de zèle qu'il invective ceux qu'il rencontre? S'il le fait,
c'est comme leur père, comme leur frère, comme le ministre! de leur père
à tous, Jupiter.
Veux-tu me demander encore s'il s'occupera du gouvernement? Mais,
Sannion, quel gouvernement plus important cherches-tu que celui dont il
est chargé? Viendra-t-il devant les Athéniens discourir des revenus et
des impôts, lui qui doit parler à tous les hommes, aux Athéniens, aux
Corinthiens, aux Romains indifféremment, non pas des revenus et des
impôts, non pas de la paix et de la guerre, mais du bonheur et du
malheur, de la félicité et de l'infortune, de l'esclavage et de la
liberté? Quand un homme s'occupe d'un tel gouvernement, me demanderas-tu
s'il s'occupe de gouvernement? Demande-moi encore s'il sera magistrat;
je te répondrai de nouveau : Imbécile! y a-t-il une plus haute
magistrature que celle qu'il exerce?
Un tel homme a cependant besoin que son corps soit en bon état. Car,
s'il se présente phtisique, maigre et pâle, son témoignage n'aura plus
le même poids. Ce n'est pas assez qu'il prouve aux hommes ordinaires, en
leur découvrant son âme, que l'on peut être en belle et bonne situation
sans tout ce qu'ils admirent; il faut encore qu'il leur montre par son
corps qu'une vie simple, frugale et au grand air, ne nuit pas à la
santé. Il faut qu'il puisse leur dire : Vois comme nous en rendons
témoignage, moi et mon corps. C'est ce que faisait Diogène : il se
promenait brillant de santé, et son corps attirait les regards de la
foule. Si le Cynique fait pitié, il a l'air d'un mendiant ; tout le
monde se détourne de lui; sa vue choque tout le monde. Il ne faut pas
qu'on le voie sale, et qu'il éloigne de lui les gens, même par ce petit
côté; il faut de la propreté jusque dans sa négligence, qui doit avoir
quelque chose de séduisant.
Il faut encore au Cynique une certaine grâce naturelle, et beaucoup de
finesse ; sinon, ce ne sera qu'un pédant et pas autre chose. Il faut
qu'il soit toujours en état, toujours en position de faire face aux
attaques. Voyez Diogène ; quelqu'un lui disait : Es-tu ce Diogène qui ne
croit pas aux dieux? — Comment, n'y croirais-je pas, répondit-il,
puisque je crois que tu es l'ennemi des dieux? Une autre fois Alexandre,
qui le trouvait endormi, lui dit ce vers :
Il ne faut pas que l'homme qui doit donner des conseils, dorme toute la
nuit.
A moitié endormi, il répondit par cet autre :
Lui, à qui les peuples ont été confiés, et qui s'occupe de si grandes
choses.
Avant tout, il faut que sa partie maîtresse soit plus pure que le soleil
; autrement, il ne serait qu'un brelandier et qu'une pratique, lui qui
se ferait le censeur des autres, quand le mal serait maître chez lui.
Vois, en effet, l'état des choses. Les rois et les tyrans ont des gardes
et des armes, qui leur donnent les moyens de réprimander les autres et
de les punir quand ils font mal, quelque pervers qu'ils soient
eux-mêmes; mais le Cynique n'a ni armes ni gardes : il n'y a que sa
conscience qui puisse lui donner ce même pouvoir. Quand il se voit
veillant et travaillant par amour pour l'humanité; quand il se voit
s'endormant le cœur pur et, se réveillant plus pur encore ; quand il
voit que toutes ses pensées sont les pensées d'un ami des dieux, d'un de
leurs ministres, d'un associé à la souveraineté de Jupiter; quand il
voit que partout il a présent à l'esprit ce mot :
« O Jupiter, ô destinée, conduisez-moi » ;
et cet autre encore :
« Si les dieux le veulent ainsi, qu'il en soit fait ainsi. »
Pourquoi n'aurait-il pas le courage de parler librement à ses frères, à
ses enfants, à sa famille, en un mot? Aussi n'est-il ni un curieux ni un
indiscret, quand il agit ainsi ; car ce n'est pas de sa part s'occuper
indiscrètement des affaires d'autrui, que d'inspecter l'humanité, c'est
s'occuper de ses propres affaires. Autrement, il faudrait dire que le
général, lui aussi, est un indiscret, quand il inspecte ses soldats, les
examine, les surveille, et punit ceux qui ne font pas bien. Mais, si tu
te mettais à gourmander les autres, en ayant une friandise cachée sous
ton manteau, je te dirais : Va-t'en plutôt dans un coin dévorer ce que
tu as volé! Que t'occupes-tu des affaires d'autrui? Qui es-tu, en effet?
Es-tu le taureau? Es-tu la reine des abeilles? Montre-moi les insignes
de ta supériorité, comme ceux que la reine tient de la nature. Si tu
n'es qu'un frelon, et que tu oses réclamer la royauté parmi les
abeilles, crois-tu que tes concitoyens ne te chasseront pas, comme les
abeilles chassent les frelons.
Il faut, en effet, que le Cynique ait assez de patience pour que le
vulgaire le croie insensible et de pierre. Personne ne peut l'insulter,
le frapper, l'outrager. Il livre lui-même son corps à qui le veut, pour
en faire ce qui lui plaît. Il sait, en effet, que le plus faible doit
être infailliblement vaincu par le plus fort, dans le genre de lutte où
il est le plus faible; or, son corps est plus faible que la multitude,
et ce qui est moins robuste, plus faible que ce qui est plus vigoureux.
Il ne s'abaisse donc jamais à une lutte, où il peut être vaincu; il
renonce bien vite à ce qui n'est pas à lui, et ne revendique pas comme
sien ce qui n'est pas libre. Mais qu'il y ait à juger ou à vouloir,
qu'il y ait à user comme il faut des idées, c'est alors que tu verras
quels yeux il a! Argus, diras-tu, n'était qu'un aveugle auprès de lui!
N'y a-t-il pas quelque part en moi, se dit-il, un jugement précipité?
Une détermination hasardée? Un désir qui doive être frustré? Une
tentative inutile de me dérober à quelque chose? Un effort infructueux?
Une accusation? Une bassesse? Une jalousie? Quelle attention là-dessus!
Et quelle tension d'esprit! Mais pour tout le reste, il se couche sur le
dos et ronfle. Son calme est complet. Pour notre libre arbitre, en
effet, il n'y a ni voleur ni tyran. Mais pour notre corps? Il y en a.
Pour notre fortune? Il y en a; et de même encore pour nos magistratures
et nos honneurs. Quel prix le Cynique attachera-t-il donc à toutes ces
choses? Si vous voulez l'effrayer à leur sujet, il vous dira : Va-t'en
chercher des enfants! C'est pour eux que les masques sont effrayants.
Mais moi, je sais bien que ces masques sont de la terre cuite, et qu'ils
sont vides en dedans.
Voilà ce sur quoi tu délibères. Aussi, par le ciel! diffère, si tu le
veux bien, et commence par voir si tu es préparé. Vois, en effet, ce
qu'Hector dit à Andromaque : Va-t'en plutôt tisser à la maison ; car la
guerre est l'affaire des hommes seulement, et de moi surtout.
C'est qu'il avait le sentiment de sa force à lui, et de sa faiblesse à
elle.
CHAPITRE XXIII
Contre ceux qui lisent ou discutent par désir de se
montrer
Commence par te demander ce que
tu veux être; puis, après cela, fais ce que veut ton métier. Car, dans
les autres parties, c'est presque toujours ainsi que nous voyons les
choses se passer. Ceux qui se destinent à l'arène commencent par décider
ce qu'ils veulent être, puis, après cela, ils agissent en conséquence.
Si tu veux fournir la grande course, voici ta nourriture, voici tes
promenades, voici tes frictions, voici tes exercices; si tu ne veux
courir que le stade, tout cela changera; si tu veux être pentathle, tout
changera encore. Tu trouveras la même chose dans les arts. Si tu veux
être charpentier, voici ce que tu auras à faire ; si tu veux être
fondeur, voilà. Car, si nous ne rapportons pas chacune de nos actions à
un but, nous agissons au hasard ; et, si nous la rapportons à un autre
but que celui qu'il faudrait, nous nous égarons.
Reste à déterminer le but général et les buts particuliers. Le premier,
c'est d'agir comme un homme. Qu'est-ce que cela implique? De ne pas agir
comme un mouton, tout en étant bon ni comme un méchant, à la façon des
bêtes fauves. Quant aux buts particuliers, ils varient avec la
profession de chacun, et avec, la vie qu'il a choisie.
Que le musicien agisse comme un musicien; le charpentier, comme un
charpentier ; le philosophe, comme un philosophe; l'orateur, comme un
orateur. Lors donc que tu nous dis : Venez ici, et entendez-moi vous
faire une lecture, prends garde d'abord d'agir ainsi sans but; puis, si
tu trouves un but à ton acte, prends garde qu'il ne soit pas celui qu'il
faut. Cherches-tu à être utile? Ou ne cherches-tu que des éloges?
Dès que l'on parle ainsi, on entend le personnage nous dire : Que
m'importent les éloges de la multitude! Et il a raison. Car ces éloges
ne sont rien non plus pour le musicien, en tant que musicien; pour le
géomètre, en tant que géomètre. Tu veux donc être utile! Mais à quoi?
Dis-le-nous, pour que nous aussi nous courions t'entendre. Et
maintenant; quelqu'un peut-il faire profiter les autres, s'il n'a pas
commencé par profiter lui-même? Non. Celui qui n'est pas charpentier ne
peut nous aider à devenir charpentier, ni celui qui n'est pas
cordonnier, à devenir cordonnier.
Veux-tu donc savoir si tu as profité? Philosophe, apporte-nous ici tes
principes. Que se propose-t-on, quand on désire une chose? — De ne pas
la manquer. — Et quand on cherche à l'éviter? — De ne pas y tomber. — Eh
bien! nous, réalisons-nous ce que nous nous proposons dans ces deux cas?
Dis-moi la vérité. Si tu me trompes, je te dirai : Tel jour, parce qu'on
avait été moins empressé à venir t'entendre, moins empressé à
t'acclamer, tu t'es retiré tout honteux. Tel autre, parce que tu avais
été applaudi, tu te promenais par l'assemblée, en disant à chacun :
Comment m'as-tu trouvé? — Admirable, maître, par mon salut! — Et comme
j'ai dit ce passage!— Lequel? — Celui où j'ai fait le portrait de Pan et
des Nymphes. — Merveilleusement. Et tu viendras me dire que tu ne
désires et ne redoutes rien que conformément à la nature! Va-t'en le
faire accroire à un autre. L'autre jour n'as-tu pas loué tel individu
contrairement à ce que tu en pensais? N'as-tu pas adulé le fils de tel
sénateur? Voudrais-tu donc que tes enfants lui ressemblassent? —A Dieu
ne plaise! — Pourquoi donc tant de flatteries et tant d'attentions pour
lui? — C'est un jeune homme merveilleusement doué, et un auditeur très
intelligent. — Comment le sais-tu? — Il m'admire. — Tu nous as dit ta
vraie raison. Mais que te figures-tu donc? Crois-tu que ces gens-là ne
te méprisent pas en secret? Quand un homme qui a la conscience de
n'avoir jamais rien dit ni rien pensé de bon, trouve un philosophe qui
lui dit : Quelle nature d'élite! Quelle honnêteté! Quelle pureté! que
crois-tu qu'il se dise, si ce n'est : Voici un homme qui a besoin de
moi? Si je me trompe, dis-moi ce qu'il a fait qui soit l'œuvre d'une
nature d'élite. Voici ce qu'il a fait : il a été assidu près de toi
pendant un certain temps. Il t'a écouté parler; il t'a écouté lire. Mais
en est-il plus modeste? A-t-il fait un retour sur lui-même? A-t-il le
sentiment de sa misère? S'est-il dépouillé de sa présomption?
Cherche-t-il un maître? — Il en cherche un, dis-tu. — Pour lui enseigner
comment il faut vivre? Non pas, sot que tu es ; mais pour lui enseigner
comment il faut parler; car c'est pour ta façon de parler qu'il
t'admire. Ecoute ce qu'il dit : Voici un homme qui écrit avec la
dernière habileté, beaucoup mieux que Dion. C'est là tout. Dit-il :
Voici un homme plein de retenue et de probité, un homme que rien ne
trouble? S’il parlait ainsi, je lui dirais : Puisque cet homme est si
probe, qu'est-ce donc en lui que la probité? Et, s'il ne pouvait me le
dire, j'ajouterais : Commence par apprendre ce que tu dis; et ne parle
qu'après. Et c'est dans cette triste situation d'esprit, c'est quand tu
t'extasies devant ceux qui t'applaudissent, c'est quand tu comptes tes
auditeurs, que tu prétends être utile aux autres! — Aujourd'hui, dis-tu,
j'ai eu beaucoup plus d'auditeurs! — Oui, beaucoup. Cinq cents, ce me
semble. — Vous ne savez ce que vous dites! Mettez-en mille. Jamais Dion
n'en a eu autant. Et comment les aurait-il? Puis, comme ils écoutent ma
parole! C'est que le beau, Monsieur, agit jusque sur les pierres
elles-mêmes! Et c'est là le langage d'un philosophe! Ce sont là les
sentiments du futur bienfaiteur de l'humanité! C'est là l'homme qui a
écouté la raison, qui a lu les livres socratiques comme on lit des
livres socratiques, et non pas comme on lit des livres de Lysias ou
d'Isocrate! Au lieu de lire : Je me suis souvent demandé avec surprise
par quels raisonnements … C'est ceci qu'il faut lire : Par quelle raison
…? Car cet ouvrage-ci vaut mieux que l'autre. Et ces livres socratiques,
les avez-vous lus d'une autre façon qu'on ne lit des chansonnettes? Si
vous les lisiez comme il faut, vous ne vous attacheriez pas à toutes ces
frivolités ; mais vous fixeriez plutôt votre attention sur ceci : Anytus
et Melytus peuvent me tuer; ils ne peuvent me nuire; et sur ceci encore
: Je suis de nature à ne m'attacher qu'à une seule chose en moi, à la
raison qui, bien considérée, me paraît la meilleure. Aussi, quelqu'un
a-t-il jamais entendu dire à Socrate : Je sais et j'enseigne? Loin de là
: il avait pour chacun un maître à qui l'adresser. Les gens venaient
donc le prier de les présenter à des philosophes; et il les y menait et
les recommandait. Est-ce que cela n'est pas vrai? Est-ce qu'il leur
disait, en les reconduisant : Viens m'entendre parler aujourd'hui dans
la maison de Codratus? Eh! pourquoi irais-je t'entendre? Veux-tu me
montrer que tu sais disposer les mots élégamment? Tu sais les disposer,
ô homme! Mais quel bien cela te fait-il? — Applaudis-moi. —
Qu'entends-tu par t'applaudir? — Dis-moi : « Ah! » et « C'est
merveilleux! » — Eh bien! je le dis. Mais, si les applaudissements
doivent porter sur quelque chose que les philosophes placent dans la
catégorie du bien, qu'est-ce que j'ai à applaudir en toi? Si c'est une
bonne chose que de bien parler, prouve-le-moi, et je t'applaudirai.
Quoi donc! serait-ce qu'il doit m'être désagréable d'entendre bien
parler? A Dieu ne plaise! Il ne m'est pas désagréable non plus
d'entendre jouer de la lyre; mais est-ce une raison pour que je doive me
tenir là debout à jouer de la lyre? Ecoute ce que dit Socrate : Hommes,
il ne convient pas à mon âge de me présenter devant vous en arrangeant
mes discours, comme le fait un jeune homme. Il dit comme le fait un
jeune homme. C'est qu'en réalité, c'est une jolie chose que de savoir
choisir et disposer ses mots, que de savoir après cela les lire ou les
débiter avec grâce, que de s'interrompre enfin au milieu de sa lecture
pour s'écrier : Par votre salut! ce sont là des choses que peu de gens
peuvent comprendre.
Est-ce que le philosophe prie les gens de venir l'entendre? Est-ce que
par le seul fait de son existence il n'attire pas à lui, comme le
soleil, comme la nourriture, ceux à qui il doit être utile? Quel est le
médecin qui prie les gens de se faire soigner par lui? J'entends dire,
il est vrai, qu'aujourd'hui à Rome les médecins prient les malades de
venir à eux ; mais, de mon temps, c'était eux qu'on priait. Je t'en
prie, viens apprendre que tu n'es pas en bon état, que tu t'occupes de
tout autre chose que ce dont tu dois t'occuper, que tu te trompes sur
les biens et sur les maux, que tu es malheureux, que tu es infortuné. La
charmante prière! Et cependant, si la parole du philosophe n'a pas
réellement ces effets, elle n'est qu'une parole morte, et c'est un mort
qui parle. Rufus avait l'habitude de dire : S'il vous reste assez de
liberté d'esprit pour m'applaudir, c'est que je ne dis rien qui vaille.
Il parlait de telle façon que nous, qui étions assis là, nous croyions
chacun lui avoir été dénoncés ; tant il mettait le doigt sur ce qui
était, tant il nous plaçait à chacun nos misères sous les yeux.
Hommes, c'est la maison d'un médecin que l'école d'un philosophe. Avant
d'en sortir, il vous faut, non pas jouir, mais souffrir; car vous n'y
entrez pas bien portants, mais l'un avec une épaule démise, l'autre avec
un abcès, celui-ci avec une fistule, celui-là avec des maux de tête. Et
moi, vais-je m'asseoir là à vous débiter de belles sentences et de
belles paroles, pour que vous partiez m'ayant applaudi, mais en
remportant, l'un son épaule telle qu'il l'avait apportée, l'autre sa
tête dans le même état, celui-ci sa fistule, celui-là son abcès? Et ce
serait pour cela que les jeunes gens se dérangeraient! Ils quitteraient
leurs parents, leurs amis, leur famille, leur héritage, pour venir te
dire bravo! pendant que tu leur débites de belles paroles! Est-ce là ce
que faisait Socrate, ce que faisait Zénon, ce que faisait Cléanthe?
— Mais quoi! l'exhortation n'est-elle pas un genre oratoire spécial? —
Qui dit le contraire? C'est ainsi qu'il y a le genre de la réfutation,
et celui de l'enseignement. Mais qui donc a jamais parlé d'un quatrième
genre après ceux-là, le genre de l'ostentation? En quoi consiste le
genre de l’exhortation? A pouvoir montrer à un individu ou à plusieurs
dans quelle mêlée ils se trouvent emportés, et comment ils sont sans
cesse en quête de tout autre chose que ce qu'ils veulent. Car ce qu'ils
veulent, c'est ce qui conduit au bonheur, et ils le cherchent où il
n'est pas. Et pour faire cette démonstration, il te faudrait commencer
par disposer un millier de sièges, et inviter les gens à venir
t'entendre, puis, élégamment drapé dans ta robe ou dans ton manteau, te
jucher sur des coussins, et raconter de là la mort d'Achille! Cessez,
par tous les dieux! de déshonorer, autant qu'il est en vous, de grands
noms et de grandes choses. On dirait que les exhortations ne sont jamais
plus efficaces, que lorsque l'orateur laisse voir à ses auditeurs qu'il
a besoin d'eux!
Et qui, dis-moi, en t'entendant lire ou parler, a conçu des inquiétudes
sur lui-même ou est descendu au fond de son cœur? Qui a dit, en sortant
: Le philosophe a bien mis le doigt sur mes plaies; je ne dois plus me
conduire ainsi? Personne ; mais, quand tu as eu du succès, l'un dit : Il
a bien parlé de Xerxès! l'autre : Non, mais du combat des Thermopyles.
Est-ce donc là l'auditoire d'un philosophe?
CHAPITRE XXIV
Il ne faut pas s'attacher à ce qui ne dépend pas de nous
Que ce qu'il y a chez les autres
de contraire à la nature ne soit pas un mal pour toi, car tu n'es pas né
pour déchoir avec eux ni pour être malheureux avec eux, mais pour être
heureux avec eux. Or, si quelqu'un est malheureux, souviens-toi qu'il
l'est par sa faute ; car Dieu a fait tous les hommes pour le bonheur et
pour la quiétude. Il nous a donné pour cela bien des moyens dont il a
voulu qu'une partie fût la propriété de chacun de nous, mais l'autre,
non. Tout ce que l'on peut entraver, violenter ou nous enlever, ne nous
appartient pas en propre; mais ce que rien ne peut entraver, nous
appartient en propre ; et Dieu, comme il convenait à quelqu'un qui nous
aime et qui nous gouverne en père, a mis les vrais biens et les vrais
maux dans les choses qui nous appartiennent en propre. — Mais j'ai
quitté un tel, et cela lui fait de la peine! — Pourquoi a-t-il cru en ce
qui n'était pas à lui? Pourquoi, lorsqu'il était si heureux de te voir,
ne se disait-il pas que tu étais sujet à mourir et à changer de pays? Il
porte la peine de sa sottise. Mais toi, pourquoi, et à cause de quoi, te
laisses-tu abattre? Est-ce que tu n'avais pas songé à tout cela? Est-ce
que, à l'instar de ces femmelettes qui ne comptent pour rien, tu
t'imaginais devoir vivre toujours dans le milieu ou tu étais heureux de
vivre, dans le même pays, avec les mêmes gens, avec les mêmes
occupations? Aujourd'hui te voilà assis à pleurer, parce que tu ne vois
plus les mêmes personnes, et que tu ne vis plus dans le même pays! Ah!
tu as bien mérité d’être plus misérable que les corbeaux et les
corneilles, qui peuvent voler où ils le veulent, transporter leurs nids,
et traverser les mers, sans gémir, et sans regretter leur précédent
séjour! — Oui, dis-tu, mais c'est parce qu'ils n'ont pas la raison
qu'ils se conduisent ainsi. — Ainsi donc les dieux nous ont donné la
raison pour notre désavantage, pour notre malheur, pour que nous vivions
misérables et dans les pleurs! Ou faudra-t-il que tous les hommes soient
immortels, que personne ne change jamais de pays, que nous
personnellement nous n'en changions jamais, et prenions racine dans un
même endroit, comme les plantes? Si quelqu'un de ceux avec qui nous
vivons change de pays, noua faudra-t-il nous asseoir tout en pleurs;
puis, s'il revient, danser et battre des mains, comme le font les
enfants?
Ne nous sèvrerons-nous donc jamais, et ne nous rappellerons-nous pas ce
que les philosophes nous ont dit? Si ce ne sont pas des charlatans que
nous écoutions en eux, ce monde est une république, dont tous les
citoyens sont formés d'une même substance. Il faut que les choses y
tournent dans un cercle; que les unes y cèdent la place aux autres ; que
celles-ci se décomposent, et que celles-là naissent; que celles-ci
restent dans le même état, et que celles-là changent. Mais cet univers
est peuplé d'amis ; ces amis sont les dieux d'abord, puis les hommes que
la nature a faits les uns pour les autres. Il faut tantôt qu'ils vivent
ensemble, tantôt qu'ils se séparent; mais, ensemble, il faut qu'ils
soient heureux les uns par les autres; et, quand ils se séparent, il
faut qu'ils n'en soient pas tristes. Outre que la nature a donné à
l'homme l'élévation de l'âme et la force de dédaigner tout ce qui ne
dépend de son libre arbitre, il a l'avantage de ne pas prendre racine,
de n'être pas attaché au sol, et de passer d'un lieu à un autre, tantôt
parce que ses besoins l'y poussent, tantôt pour le simple plaisir de
voir.
C'est là ce qui arriva à Ulysse,
Qui vit les villes et connut l'esprit de tant d'hommes.
C'est ce qui était aussi arrivé avant lui à Hercule, qui parcourut la
terre entière,
En quête des crimes et des vertus des hommes, pour frapper et punir les
premiers, et pour rétablir les secondes dans leurs droits. Et cependant
combien d'affections on peut croire qu'il a eues dans Thèbes! Combien
dans Argos! Combien dans Athènes! Combien ne s'en fit-il pas dans ses
courses à travers le monde, lui qui prenait femme partout où l'occasion
semblait s'en présenter à lui, et qui s'y donnait des enfants, qu'il
quittait ensuite, sans pleurer, sans gémir, parce qu'il ne les laissait
pas orphelins! Ne savait-il pas, en effet, que nul homme n'est orphelin,
mais qu'il y a un père qui partout et toujours s'occupe d'eux tous? Car
ce n'était pas comme un vain mot, qu'il avait entendu dire que Jupiter
était le père de tous les hommes ; il le croyait et l'appelait son père,
et c'était les yeux fixés sur lui, qu'il faisait tout ce qu'il faisait.
Aussi pouvait-il vivre heureux partout. Mais jamais ne peuvent se
trouver ensemble le bonheur et le désir de ce que l'on n'a pas. Celui
qui est heureux doit avoir tout ce qu'il désire ; il doit ressembler à
un homme repu ; ni la soif ni la faim ne doivent se trouver en lui. —
Mais Ulysse regrettait son épouse, et pleurait assis sur une pierre! —
Suis-tu donc Homère en toute chose, et jusque dans ses fables?
D'ailleurs, si Ulysse a réellement pleuré, que peut-on en dire, sinon
qu'il était malheureux? Or, quel est le Sage qui est malheureux? Ce
monde est réellement mal gouverné, si Jupiter n'y veille pas sur ses
concitoyens, pour qu'ils soient heureux semblablement à lui ; et une
telle supposition ne peut s'admettre sans injustice et sans impiété. Si
Ulysse pleurait et gémissait, ce n'était pas un sage. Qui est sage en
effet, sans savoir ce qu'il est? Et qui peut savoir ce qu'il est, sans
se rappeler que tout ce qui est né doit périr, et que les hommes ne
peuvent être toujours ensemble? Or, désirer l'impossible, est le propre
d'un esclave et d'un sot, le propre d'un homme qui combat Dieu, son
hôte, par la seule arme qui soit en son pouvoir, par sa façon de penser.
— Mais ma mère pleure, quand elle ne me voit plus. — Eh bien! pourquoi
n'a-t-elle pas étudié notre doctrine? Je ne veux pas dire par là que tu
ne doives pas faire d'efforts pour qu'elle ne pleure plus, mais que tu
ne dois pas vouloir à toute force une chose qui est en dehors de toi. Le
chagrin des autres est en dehors de moi ; le mien seul est à moi. Je
ferai cesser à toute force le mien, car cela dépend de moi; quant à
celui des autres, j'y ferai mon possible, mais je n'entreprendrai pas de
l'apaiser à toute force. Autrement, je ferai la guerre à Dieu, je
lutterai contre Jupiter, j'entrerai en ligne avec lui pour le
gouvernement du monde; et le châtiment de cette lutte, de cette révolte
contre Dieu, ne retombera pas seulement sur les enfants de mes enfants,
mais encore sur moi-même, la nuit aussi bien que le jour; des songes me
feront m'élancer de mon lit; je serai toujours troublé; je tremblerai
dans l'attente de chaque nouvelle; ma tranquillité dépendra des lettres
d'autrui. Quelqu'un arrive de Rome, dirai-je; ah! pourvu que ce ne soit
pas un mal! Mais quel mal peut-on te faire là où tu n'es pas? Quelqu'un
arrive de Grèce. Ah! pourvu que ce ne soit pas un mail diras-tu encore.
Et c'est ainsi que tous les pays peuvent contribuer à ton malheur. Ce
n'était pas assez que tu fusses malheureux par le lieu où tu es, il faut
encore que tu le sois de par delà les mers, et par l'effet d'une lettre.
Est-ce ainsi que tu es à l'abri de tout? — Mais si mes amis de là-bas
viennent à mourir? — Eh bien! des mortels seront morts; qu'y aura-t-il
autre chose? Voudrais-tu tout à la fois vieillir et ne voir la mort
d'aucun de ceux que tu aimes? Ne sais-tu pas que dans un long espace de
temps doivent forcément arriver bien des événements de toute espèce?
Qu'un tel doit succomber à la fièvre, un tel sous les coups des voleurs,
cet autre sous les coups d'un tyran? L'air ambiant, les amis, le froid,
le chaud, l'excès de nourriture, les voyages par terre et par mer, les
vents, les accidents de toute sorte, sont cause que l'un périt, que
l'autre est exilé, que celui-ci nous quitte pour une ambassade, et
celui-là pour une expédition militaire. Assieds-toi donc en t'ébahissant
de tout, pleure, souffre, sois malheureux, à la merci d'autrui, et non
pas d'un ou de deux, mais de mille et de mille encore!
Est-ce là ce que tu as appris des philosophes? Est-ce là ce qu'ils t'ont
enseigné? Ne sais-tu pas que la vie est une campagne? Il faut qu'un tel
soit de garde, que tel autre s'éloigne en éclaireur, et tel autre pour
combattre. Il n'est possible ni bon que tous restent dans le même lieu.
Mais toi, peu soucieux d'accomplir les ordres de ton général, tu te mets
à l'accuser, quand il t'a commandé quelque chose de difficile, sans
songer à ce que tu fais de l'armée dans la mesure de tes forces. Si tous
t'imitaient, personne ne creuserait le fossé, personne ne ferait les
palissades autour du camp, personne ne veillerait, personne
n'affronterait le péril; on ne verrait personne s'acquitter de son
service. De même sur un navire : embarqué comme matelot, empare-toi
d'une place, et restes-y obstinément; s'il te faut monter au mat,
refuse; s'il te faut courir à la proue, refuse ; quel est le pilote qui
te supportera alors, et qui ne te chassera pas comme un meuble inutile,
comme un embarras, comme un mauvais exemple pour les autres matelots?
C'est la même chose ici : la vie de chacun de nous est une campagne, et
une campagne longue et variée. Il te faut faire ton devoir de soldat,
tout exécuter sur un seul signe du général, deviner même ce qu'il veut.
Car le général de tout à l'heure n'est l'égal du nôtre, ni par sa
puissance ni par l'excellence de sa nature. Et tu te trouves, toi, muni
d'un grand commandement, placé à un poste qui n'est pas peu honorable :
tu es sénateur. Ne sais-tu pas qu'un tel homme doit peu s'occuper de sa
maison, être presque toujours loin de chez lui, pour commander, pour
obéir, pour remplir une magistrature, pour conduire une expédition ou
pour rendre la justice? Et tu voudrais rester à la façon des plantes,
attaché et enraciné au même lieu! — Cela serait si doux! Qu'est-ce qui
le nie? Mais c'est une douce chose aussi qu'un gâteau, une douce chose
aussi qu'une belle femme. Ceux qui font de la volupté le but de la vie,
parlent-ils autrement que toi?
Ne vois-tu pas de quels hommes tu parles le langage? C'est le langage
des Épicuriens et des débauchés. Et toi qui agis comme eux, et qui
penses comme eux, tu viendras nous tenir les raisonnements de Zénon et
de Socrate! Ne rejetteras-tu pas bien loin de toi ce dont tu te pares,
sans qu'il t'appartienne? Que veulent les Épicuriens et les débauchés,
si ce n'est de dormir à leur gré et sans gêne, de bâiller tout à loisir
quand ils sont levés, de se laver le visage, de lire ou d'écrire ensuite
à leur fantaisie, de débiter des sornettes avec approbation de leurs
amis, quoi qu'ils aient pu dire, de sortir pour se promener, de prendre
un bain après une courte promenade, puis de manger, puis de se mettre au
lit, pour passer la nuit comme il est naturel à de pareils individus de
la passer? A quoi bon dire comment? Ne peut-on pas le deviner? Eh bien!
dis-moi quel est le genre de vie que tu désires à ton tour, toi le
sectateur de la vérité, de Socrate et de Diogène. Qu'est-ce que tu veux
faire à Athènes? Ces mêmes choses, et pas d'autres? Pourquoi donc alors
te dis-tu Stoïcien? Quoi! ceux qui se targuent à faux du titre de
citoyen romain sont punis sévèrement ; et ceux qui se targuent à faux
d'un caractère et d'un nom si respectables, si augustes, devraient être
renvoyés impunis? N'est-il pas vrai que cela ne se peut? N'est-il pas
vrai qu'il y a une loi divine, une loi toute puissante, à laquelle nul
ne peut se soustraire, qui inflige les plus grands châtiments à ceux qui
ont fait les plus grandes fautes? Et que dit cette loi? Que celui qui se
sera attribué les qualités qu'il n'a pas, soit un vantard et un
vaniteux. Que celui qui s'oppose à l'ordre de choses établi par Dieu,
soit vil et esclave : à lui le chagrin, à lui l'envie, à lui la
sensiblerie; pour tout dire en un mot, à lui le malheur et les larmes.
— Quel est ton avis? Veux-tu que je fasse la cour à un tel, et que je me
présente à sa porte? — Si la raison le demande, pour ta patrie, pour ta
famille, pour l'humanité, pourquoi ne le ferais-tu pas? Tu ne rougis pas
de te présenter à la porte d'un cordonnier, lorsque tu as besoin de
chaussures, ni à celle d'un jardinier, lorsque tu as besoin de laitues;
pourquoi rougirais-tu de te présenter à celle des riches, lorsque tu as
quelque besoin analogue? — Oui, mais je ne m'extasie pas devant le
cordonnier. — Eh bien! ne t'extasie pas devant le riche non plus. — Je
ne vais pas pour flatter le jardinier. — Ne flatte pas le riche non
plus. — Mais comment alors obtiendrai-je de lui ce que je désire? —
T'ai-je dit d'y aller pour l'obtenir à tout prix? Ne t'ai-je pas dit
simplement d'y aller pour faire ce que tu dois faire? — Pourquoi donc
m'y présenterai-je alors? — Pour y aller ; pour faire ton devoir de
citoyen, ton devoir de frère, ton devoir d'ami. Souviens-toi seulement
que c'est chez un cordonnier que tu vas, chez un vendeur de légumes, qui
n'a à sa disposition rien de grand ni de respectable, si cher qu'il
vende sa marchandise. Tu vas là comme on va vers des laitues. Elles
valent une obole, et non pas un talent. Qu'il en soit de même vis-à-vis
du riche. Dis-toi : La chose vaut la peine de se présenter à sa porte.
Soit! J'irai. Elle vaut la peine de lui parler. Soit! Je lui parlerai.
Mais il faudrait aussi lui baiser la main et le flatter par quelque
compliment! Ecartons cela : ça vaudrait un talent. Il n'est utile ni à
moi, ni à la ville, ni à mes amis, que le citoyen et l'ami honnêtes
périssent en moi.
— Mais, si je ne réussis pas, je semblerai n'y avoir pas mis tous mes
soins! — As-tu donc oublié de nouveau pourquoi tu y allais? Ne sais-tu
pas que le Sage n'agit jamais en vue de paraître, mais en vue de bien
faire? — Eh! que lui sert d'avoir bien fait? — Quand on écrit le nom de
Dion, à quoi sert-il de l'écrire comme il doit l'être? — A l'écrire. —
N'est-ce pas là une récompense? Et veux-tu pour l'homme de bien une
récompense plus grande que d'agir suivant l'honnêteté et la justice? A
Olympie tu ne veux qu'une seule chose, être couronné aux jeux
olympiques, et cela te semble suffisant. Eh bien! te semblera-t-il donc
de si petite et de si mince valeur, d'être un Sage et un homme heureux?
Quand c'est pour cela que Dieu t'a introduit dans la cité, quand tu dois
dès maintenant y faire œuvre d'homme, vas-tu demander encore le sein de
ta nourrice? Vas-tu te laisser détourner et amollir par les lamentations
de femmelettes imbéciles? Ne cesseras-tu donc jamais d'être un petit
enfant? Ne sais-tu pas qu'en agissant comme un enfant, on est d'autant
plus ridicule qu'on est plus âgé?
A Athènes, ne voyais-tu personne? N'allais-tu chez personne? — Je voyais
qui je voulais. — Ici aussi veuille voir les gens, et tu verras qui tu
voudras; fais-le seulement sans t'abaisser, sans désir comme sans peur,
et de ton côté tout sera bien. Mais ce bien ne tient pas à tes sorties
ni à tes stations devant la porte des gens ; il tient à ton âme, à tes
principes. Si tu n'attaches pas de prix à ce qui est en dehors de toi et
de ton libre arbitre, si tu ne regardes comme tien rien de tout cela,
mais ceci seulement, les opinions et les conceptions vraies, les
efforts, les désirs, les craintes légitimes, quelle place peut-il y
avoir encore chez toi pour la flatterie, pour la servilité? Comment
peux-tu regretter encore ici ta tranquillité de là-bas, et les lieux
dont tu avais l'habitude? Attends un peu, et tu auras bientôt l'habitude
de ceux-ci. Puis, à leur tour, quand tu les auras quittés, pleure-les et
regrette-les, si ton cœur de lâche est ainsi fait.
— Mais comment alors aimer mes amis? — Comme aime une âme élevée, comme
aime un homme heureux. Jamais la raison ne nous commande de nous
abaisser, de pleurer, de nous mettre dans la dépendance des autres,
d'accuser les dieux ou les hommes. Aime tes amis, en te gardant de tout
cela. Mais, si ton amitié pour tes amis, à la façon dont tu entends
cette amitié, doit te rendre esclave et misérable, il ne t'est pas bon
d'aimer tes amis. Et qui t'empêche de les aimer, comme on aime des gens
qui doivent mourir, qui doivent s'éloigner? Est-ce que Socrate n'aimait
pas ses enfants? Si; mais il les aimait en homme libre, en homme qui se
souvient que ce sont les dieux qu'il doit aimer avant tout. Aussi ne
s'écarta-t-il jamais de ce qui convenait à un homme de bien, ni dans sa
défense, ni dans la fixation de sa peine, ni avant quand il était
sénateur ou soldat. Nous, tous les prétextes nous sont bons pour être
lâches : à l'un c'est son enfant, à l'autre c'est sa mère, à l'autre ce
sont ses frères. Or, notre devoir est au contraire de n'être malheureux
par personne, mais heureux par tout le monde, et surtout par Dieu qui
nous a faits pour cela.
Dis-moi : est-ce que Diogène n'aimait personne, lui qui avait tant de
bonté, tant d'amour pour l'humanité, qu'il a supporté avec bonheur
toutes ces fatigues et toutes ces misères corporelles, pour l'intérêt
général des hommes? Mais comment aimait-il? Comme devait aimer un
ministre de Jupiter : avec affection pour les gens, mais aussi avec
soumission à Dieu. C'est ainsi que (seul), il eut pour patrie toute la
terre, et non pas tel pays en particulier. Fait prisonnier, il ne pleura
pas Athènes, les gens avec qui il y vivait, les amis qu'il y avait ;
mais il se mit à vivre avec les pirates eux-mêmes, en essayant de les
corriger. Puis, quand il fut vendu, il vécut à Corinthe comme il avait
vécu auparavant à Athènes ; et, s'il était allé jusque chez les
Perrhèbes, il y aurait vécu de même. C'est ainsi qu'on se fait libre.
C'est pour cela qu'il disait : Depuis qu'Antisthène m'a fait libre, je
n'ai jamais été esclave. Et comment Antisthène l'avait-il fait libre?
Ecoute-le parler : Il m'a fait connaître ce qui est à moi et ce qui
n'est pas à moi : que parents, proches, amis, réputation, lieux auxquels
je suis fait, occupations dont j'ai l'habitude, tout cela n'est pas à
moi. Qu'est-ce qui est donc à moi? L'usage des idées. Voilà, comme il me
l'a montré, ce qui est libre en moi, ce qui est indépendant, ce qui est
au-dessus de toute contrainte possible ; ce que nul ne peut forcer à
être autrement que je le veux. Qui donc après cela a prise sur moi?
Philippe? Alexandre? Perdiccas? Le grand roi? Comment l'auraient-ils?
Pour pouvoir être dominé par les hommes, il faut commencer bien
auparavant par se laisser dominer par les choses. Celui dont ne
triomphent ni le plaisir, ni la peine, ni la vanité, ni la richesse,
celui qui peut, quand bon lui semble, cracher pour ainsi dire son corps
tout entier à la face de quelqu'un, et s'en aller ainsi, de qui celui-là
est-il esclave? De qui est-il sujet? Si, parce que Diogène vivait
heureux à Athènes, il s'était laissé dominer par l'habitude d'y vivre,
il se serait mis à la merci du premier venu. Quiconque était plus fort
que lui aurait été le maître de lui faire de la peine. Mais te
l'imagines-tu flattant les pirates, pour qu'ils le vendissent à quelque
Athénien; pour qu'il pût revoir et le beau Pirée, et la longue muraille,
et l'Acropole ? Toi, que serais-tu quand tu les reverrais? Un esclave,
un valet, un homme avili ! Et que te servirait-il alors de les revoir?
Cela ne pourrait te servir que si tu les revoyais en homme libre. Or,
montre-nous comment tu les reverrais en homme libre.
Celui, en effet, qui t'enlève à ton séjour habituel, devient ton maître
; et il te dit : « Tu es mon esclave, car il dépend de moi de t'empêcher
de vivre comme tu veux; il dépend de moi de t'affranchir ; il dépend de
moi de t'abaisser. Si je le veux, tu retrouveras la joie, et, plein
d'impatience, tu partiras pour Athènes. » Que répondras-tu à qui te
réduit ainsi en servitude? Qui lui opposeras-tu qui ait le pouvoir de
t'affranchir? Ou n'est-il pas vrai que tu n'oseras même pas le regarder
en face, et que, laissant là des discussions trop longues, tu le
supplieras de te laisser partir? Homme, ton devoir serait de t'en aller
en prison le cœur joyeux, hâtant le pas, et devançant ceux qui t'y
conduisent. Et tu craindras de vivre à Rome, par regret de la Grèce! Et,
quand il te faudra mourir, tu viendras à ce moment encore pleurer devant
nous, parce que tu ne pourras plus voir Athènes ni te promener dans le
Lycée! Est-ce donc pour cela que tu as quitté ton pays? Est-ce pour cela
que tu as cherché à te mettre en rapport avec quelqu'un qui pût te
servir? Et te servir à quoi? A mieux analyser un syllogisme? A mieux
t'orienter dans un raisonnement hypothétique? Et c'est pour ce motif que
tu as laissé ton frère, ta patrie, tes amis, ta famille! Tu voulais leur
revenir avec cette belle science! Ainsi, quand tu quittais ton pays, ce
n'était pas pour arriver au calme et à la tranquillité de l’âme; pour
devenir invulnérable ; pour apprendre à ne plus accuser personne, à ne
plus faire de reproches à personne; pour que nul ne pût plus te nuire,
et que tu pusses ainsi être avec tous ce que tu dois être en dépit de
tous les obstacles! C'est une belle marchandise que tu es venu chercher
là, des syllogismes, des sophismes, des raisonnements hypothétiques! Si
c'est là ton idée, va t'établir sur la place publique avec une enseigne,
comme les vendeurs de drogues. Ah! ne déclareras-tu pas plutôt que tu ne
sais pas même les choses que tu as apprises, pour ne point servir à
décrier l'enseignement comme inutile? Quel mal t'a fait la philosophie?
Quel tort t'a causé Chrysippe, pour venir ainsi prouver par des faits
l'inutilité de tous ses travaux? N'avais-tu pas assez de toutes tes
misères de là-bas, de toutes tes causes de lamentations et de larmes,
sans t'éloigner encore de ton pays? Voulais-tu leur en ajouter d'autres?
Si tu fais de nouvelles connaissances, de nouveaux amis, tu auras de
nouvelles causes de larmes; de même si tu t'attaches à un nouveau pays.
Pourquoi donc vis-tu, si c'est pour entasser chagrins sur chagrins, afin
d'être malheureux? Et c'est là ce que tu appelles aimer tous tes amis!
Mais les aimer de quelle façon, ô homme? Si cette façon était bonne,
elle ne serait la cause d'aucun mal. Si elle est mauvaise, je n'ai rien
à faire d'elle. Je suis né pour être heureux; je ne suis pas né pour
être malheureux.
Comment donc se préparer à ce que je demande? Le premier moyen, le moyen
le meilleur, le moyen souverain, celui qui est la clé de tout, pour
ainsi dire, c'est de ne s'attacher à personne que comme à une chose qui
peut nous être enlevée, comme à une chose qui est de la même nature que
les vases d'argile et les coupes de verre. Que le vase se brise, et,
nous rappelant ce qu'il était, nous ne nous troublerons pas. De même
ici, quand tu embrasses ton enfant, ton frère, ton ami, ne te livre
jamais tout entier à ton impression, ne laisse jamais ton bonheur aller
aussi loin qu'il le voudrait; mais tire en arrière, et modère-le; fais
comme ceux qui marchent derrière le triomphateur, et qui l'avertissent
qu'il est homme.
Donne-toi à toi-même cet avertissement : Tu embrasses quelque chose de
périssable; tu embrasses quelque chose qui n'est pas à toi, quelque
chose qui t'a été donné pour un moment, et non pour ne t'être jamais
enlevé, et pour t'appartenir sans réserve. Il en est de cet être comme
des figues et des raisins, qui te sont donnés à un moment précis de
l'année, et que tu serais fou de désirer pendant l'hiver.
Si tu désirais ton fils ou ton ami, quand il ne t'est pas donné de les
avoir, ce serait, sache-le bien, désirer des figues en hiver. Ce qu'est
l'hiver par rapport aux figues, les événements qui résultent de
l'ensemble des choses le sont par rapport à ce qu'ils nous enlèvent.
Désormais donc, au moment où tu jouiras de quelqu'un, mets-toi devant
les yeux la scène contraire. Quel mal y aurait-il, quand tu embrasses
ton enfant, à te dire tout bas, en parlant de lui, Tu mourras demain ;
et de même, en embrassant ton ami, Tu partiras demain, ou, si ce n'est
toi, ce sera moi; et ainsi nous ne nous verrons plus? — Mais ce sont là
des paroles fâcheuses! — Eh bien! dans les enchantements aussi il y a
des mots fâcheux; mais on ne s'en inquiète pas, parce qu'ils servent.
Qu'ils servent, cela suffit. Qualifies-tu donc de fâcheux d'autres mots
que ceux qui désignent de mauvaises choses? C'est un mot fâcheux que
lâcheté; ce sont des mots fâcheux que bassesse, chagrin, affliction,
impudeur. Voilà des mots qui sont réellement fâcheux. Et cependant
personne ne doit hésiter à les prononcer pour se préserver des choses.
Appelleras-tu donc fâcheux un mot qui désigne un fait tout naturel? Dis
alors que c'est aussi une expression fâcheuse que celle-ci, on coupe les
épis, car elle signifie la fin des épis. Heureusement qu'elle ne
signifie pas celle du monde. Appelle fâcheux aussi le mot qui désigne la
chute des feuilles, et celui qui désigne les figues sèches, parce
qu'elles remplacent les figues fraîches, et celui qui désigne les
raisins secs, parce qu'ils remplacent les raisins frais.
Il n'y a dans tout cela que des transformations des choses les unes dans
les autres ; il n'y a point là d'anéantissement. Ordre, règle,
disposition de l'ensemble, voilà tout ce qu'il y a là; et il n'y a pas
autre chose dans un départ : ce n'est qu'un petit changement. Pas autre
chose dans la mort : ce n'est qu'un grand changement. L'être actuel s'y
change, non point en non-être, mais en quelque chose qui n'est pas
actuellement. — Est-ce donc que je ne serai plus? — Si, tu seras; mais
tu seras quelque autre chose dont le monde aura besoin en ce moment. Tu
n'es pas né, en effet, quand tu l'as voulu, mais quand le monde a eu
besoin de toi.
Aussi, le Sage se rappelant qui il est, d'où il vient, et de qui il est
né, ne s'occupe que d'une seule chose, de jouer son rôle conformément à
l'ordre et à la volonté de Dieu. Veux-tu que je continue de vivre? Oui ;
mais libre, et le cœur haut, comme tu l'as voulu. Car tu m'as créé
indépendant en tout ce qui m'appartient. N'as-tu plus besoin de moi?
Qu'il soit fait à ton gré! Je ne suis resté jusqu'à présent que pour
toi, et non pour un autre; à présent je pars pour t'obéir. — Et comment
partiras-tu? — Encore comme tu l'as voulu : comme un être libre, qui est
ton ministre, et qui a l'intelligence de tes ordres et de tes défenses.
Mais tant que je reste dans ton empire, que veux-tu que je sois?
Gouvernant, ou simple citoyen? Sénateur, ou plébéien? Soldat, ou
général? Précepteur ou maître de maison? Quel que soit le poste, quelles
que soient les fonctions que tu m'assignes, comme le dit Socrate, je
mourrai mille fois avant de les abandonner? Où veux-tu que je vive? A
Rome? A Athènes? A Thèbes? A Gyaros? Veuille seulement ne pas m'y
oublier. Si tu m'envoies où je ne pourrai vivre conformément à la nature
humaine, je m'en irai; mais ce sera sans te désobéir, car tu m'auras
sonné la retraite. Ce ne sera pas là te faire défaut. Puisse une telle
chose ne m'arriver jamais! Ce sera comprendre que tu n'as plus besoin de
moi. Mais, tant qu'il me sera possible de vivre conformément à la
nature, je ne chercherai pas d'autre lieu que celui où je serai, pas
d'autres hommes que ceux avec qui je serai.
Voilà ce qu'il te faut avoir présent à la pensée, et le jour et la nuit.
Voilà ce qu'il te faut écrire, ce qu'il te faut lire, ce dont il te faut
parler, et à toi-même et aux autres. Dis-leur : Peux-tu m'aider à cela?
Puis, au besoin, va en trouver un autre, et un autre encore. Après cela,
s'il t'arrive quelqu'une de ces choses dont nous disons qu'elles sont en
dehors de notre volonté, t'y être attendu sera tout d'abord pour toi un
grand soulagement. Car c'est beaucoup que de pouvoir se dire à propos de
tous ceux que l'on perd : je savais que je l'avais engendré mortel. Tu
te diras de même encore : je savais que j'étais né pour mourir, que
j'étais né pour voyager, pour être exilé, pour être jeté en prison.
Puis, si tu rentres en toi-même, si tu cherches à quelle classe
appartient ce qui t'arrive, tu te rappelleras bien vite que c'est à la
classe des choses qui ne dépendent pas de ton libre arbitre, qui ne sont
pas tiennes. En quoi cela m'intéresse-t-il ?diras-tu alors. Puis viendra
la réflexion capitale : Qu'est-ce qui te l'a envoyé? C'est ton chef,
c'est ton général, c'est ta ville, c'est la loi de ta ville, consens-y
donc; car il faut toujours, et en toute chose, obéir à la loi. Puis,
quand ton imagination te tourmentera, car cela ne dépend pas de toi,
combats-la et dompte-la à l'aide de ta raison : ne lui permets pas de
prendre des forces et de se lancer au dehors, pour t'y montrer ce
qu'elle veut, et comme elle le veut. Si tu es à Gyaros, ne te représente
pas la vie de Rome, ni tous les plaisirs que tu avais quand tu y
habitais et que tu aurais si tu y retournais; applique-toi uniquement à
ce que doit faire celui qui vit à Gyaros, pour vivre à Gyaros en homme
de courage. Si tu es à Rome, ne te représente pas la vie d'Athènes ; ne
t'occupe que de la vie de Rome.
Puis, à la place de tous les plaisirs, mets celui de comprendre que tu
obéis à Dieu, et que tu joues ici le rôle du Sage, non par ce que tu
dis, mais par ce que tu fais. Quelle chose en effet que de pouvoir se
dire : Ce dont les autres dissertent pompeusement dans les écoles, et ce
qu'ils regardent comme des paradoxes, moi je l'accomplis aujourd'hui. Ce
sont mes vertus qu'ils analysent sur leurs bancs; c'est sur moi qu'ils
discutent; c'est moi dont ils font l'éloge. Jupiter a voulu que j'eusse
en moi-même la preuve que toutes ces vertus sont possibles. Il a voulu,
pour ce qui le regarde, voir par moi s'il pouvait avoir un soldat tel
qu'il le faut, un citoyen tel qu'il le faut; et, pour les autres hommes,
il a voulu me présenter à eux comme un témoin qui leur dit au sujet des
choses qui ne dépendent pas de notre libre arbitre : Voyez! c'est en
vain que vous vous effrayez, et c'est sans raison que vous désirez ce
que vous désirez. Ne cherchez pas le bien au dehors, cherchez-le en
vous-mêmes ; autrement, vous ne le trouverez pas. C'est pour cela
qu'aujourd'hui il me conduit ici, que demain il m'envoie là, qu'il me
montre aux autres hommes, pauvre, sans pouvoir et malade ; qu'il
m'envoie à Gyaros ; qu'il me conduit en prison. Il ne me hait pas, loin
de nous cette pensée! car qui peut haïr le meilleur de ses serviteurs?
Il ne me néglige pas, lui qui ne néglige pas le plus humble des êtres.
Il m'exerce ; il se sert de moi comme d'une preuve vivante pour les
autres hommes. Et, quand il m'a assigné un pareil service, je
m'occuperais encore de l'endroit où je suis, des gens avec qui je suis,
et de ce qu'ils disent de moi! Je ne me donnerais pas tout entier à
Dieu, à ses commandements, à ses ordres!
Si tu as constamment ces maximes entre les mains, si tu les médites
constamment, et fais qu'elles se présentent d'elles-mêmes à ta pensée,
tu n'auras jamais besoin de personne pour t'encourager et te fortifier.
Ce qui est honteux, ce n'est point de ne pas avoir de quoi manger, mais
de ne pas avoir assez de raison pour écarter de soi la crainte et les
chagrins. Or, une fois que tu te seras mis au-dessus du chagrin et de la
crainte, y aura-t-il encore pour toi des tyrans, des gardes, des
Césariens? Souffriras-tu encore de la nomination des autres, et de ce
qu'ils offrent des sacrifices au Capitole en remerciement de leurs
charges, toi qui as reçu de Jupiter une telle magistrature? Seulement ne
te donne pas de grands airs à cause d'elle, et ne fais pas le glorieux.
Contente-toi de la révéler par tes actes; et, quand personne ne la
connaîtrait, qu'il te suffise d'être sage et heureux pour toi-même.
CHAPITRE XXV
Aux gens qui restent en chemin
De toutes les promesses que tu te
faisais au début, vois quelles sont celles que tu as tenues, et celles
que tu n'as pas tenues; vois aussi comment tu te rappelles les premières
avec bonheur, et les secondes avec regret; puis, si tu le peux,
recommence ce que tu n'as pas réussi. Quand on se livre à la plus noble
des luttes, on doit ne reculer devant rien, mais recevoir bravement tous
les coups. Car ce dont il s'agit ici, ce n'est ni la lutte ordinaire, ni
le pancrace lui-même, où l'on peut, vainqueur ou vaincu, valoir plus,
valoir moins, et, par Jupiter! être très heureux ou très malheureux. Ce
dont il s'agit ici, c'est le bonheur lui-même, c'est la félicité
elle-même. Il y a mieux : ici, si nous nous retirons de l'arène, rien ne
nous empêche de recommencer la lutte; et il ne nous faut pas pour cela
attendre quatre ans le retour de nouveaux jeux olympiques; mais aussitôt
qu'on s'est ranimé, que l'on se retrouve soi-même, que l'on porte en soi
la même ardeur, on peut reprendre la lutte ; si on y succombe de
nouveau, on peut la recommencer encore; et, si l'on est vainqueur une
fois, on est comme si l'on n'avait jamais été vaincu. Seulement, il ne
faut pas que l'habitude de la défaite vous amène à vous y résigner, et
que désormais, comme un mauvais athlète, vous figuriez en vaincu à
toutes les luttes, petit comme une caille qui se sauve. Je succombe à la
vue d'une belle fille, dites-vous; mais quoi! n'y ai-je pas déjà
succombé hier? L'envie me vient de censurer quelqu'un; mais est-ce
qu'hier déjà je n'en ai pas censuré un autre? Voilà ce que tu nous
débites, comme si tu étais sorti de là sans qu'il t'en coûtât. Tu
ressembles à un homme à qui le médecin interdirait les bains, et qui lui
répondrait : N'en ai-je pas pris un hier? Le médecin lui pourrait
répondre : Eh bien! qu'as-tu éprouvé après ce bain? N'as-tu pas eu la
fièvre? N'as-tu pas eu mal à la tête? Toi aussi, quand hier tu as
critiqué quelqu'un, n'as-tu pas fait l'œuvre d'un malveillant et d'un
bavard? N'as-tu pas nourri en toi cette disposition par des actions de
même nature qu'elle? Et, quand tu as succombé à une femme, t'es-tu tiré
de là sans punition? Que nous parles-tu donc de ce que tu as fait hier?
Comme les esclaves qui se souviennent des coups, tu aurais dû, toi
aussi, puisque tu te souvenais, t'abstenir des mêmes fautes. — Ce n'est
pas la même chose, dis-tu. C'est la douleur qui donne de la mémoire à
l'esclave; mais, à la suite de nos fautes, quelle douleur y a-t-il?
Quelle punition? Qui peut donc nous faire prendre l'habitude de fuir les
mauvaises actions? — Il faut donc convenir que les souffrances qui
naissent de ce que nous essayons de faire nous sont utiles, que nous le
voulions ou non.
CHAPITRE XXVI
A
ceux qui craignent la pauvreté
N'as-tu pas honte d'avoir moins
de courage et moins de cœur que les esclaves fugitifs? En quel état
fuient-ils, quand ils abandonnent leurs maîtres? Quels domaines, quels
serviteurs ont-ils pour se rassurer? Ils dérobent le peu qu'il leur faut
pour les premiers jours, puis ils se lancent à travers les terres, et
même à travers les mers, se procurant habilement les moyens de subsister
: aujourd'hui celui-ci, demain celui-là. Et qui d'entre eux est jamais
mort de faim? Mais toi, tu trembles de manquer du nécessaire ; et te
voilà passant tes nuits à veiller! Malheureux, es-tu donc si aveugle? Ne
vois-tu pas le chemin? Et ne sais-tu pas où nous conduit le manque du
nécessaire? Où nous conduit-il donc? Où nous conduit la fièvre, où nous
conduit une pierre qui nous tombe sur la tête : à la mort. N'est-ce pas
ce que tu as dit cent fois toi-même à tes amis? Ne l'as-tu pas lu cent
fois? Ne l'as-tu pas écrit cent fois aussi? A combien de reprises ne
t'es-tu pas vanté d'attendre la mort avec calme?
— Mais les miens mourront de faim! — Eh bien! Est-ce que la faim les
conduit ailleurs que toi? Est-ce que la descente n'est pas la même pour
eux? Est-ce qu'en bas ils ne trouveront pas les mêmes choses? Ne peux-tu
donc pas, sans t'effrayer du dénuement et de la disette, fixer un œil
calme sur le lieu où doivent descendre les plus riches, les magistrats
les plus élevés, les rois et les tyrans eux-mêmes? Peut-être y
descendras-tu d'inanition; ils y descendront, eux, crevant d'indigestion
et d'ivresse. Mais ne sera-ce pas toute la différence? Que de mendiants
n'as-tu pas vus arriver à la vieillesse! Combien même à l'extrême
vieillesse! Ces gens transis de froid et le jour et la nuit, ces gens
qui gisent sur le sol, et qui ne mangent que bien juste leur nécessaire,
ces gens-là arrivent presque à ne pouvoir mourir. Ne peux-tu donc pas
faire un métier? Ne peux-tu pas être copiste? Etre précepteur? Garder la
porte d'autrui? —Mais c'est une honte, d'en venir à cette extrémité! —
Eh bien! commence par apprendre où est la honte, et alors seulement
dis-toi philosophe. Pour le moment, ne permets même pas à un autre de
t'appeler de ce nom.
Est-ce que c'est une honte pour toi que ce qui n'est pas ton œuvre, que
ce dont tu n'es pas l'auteur, que ce qui t'arrive par hasard, comme le
mal de tête, comme la fièvre? Si tes parents étaient pauvres, ou si,
riches, ils ont laissé leur héritage à d'autres, ou si encore, de leur
vivant, ils ne te donnent rien, est-ce une honte pour toi? Est-ce là ce
que tu as appris chez les philosophes? Ne leur as-tu pas entendu dire
que ce qui est blâmable est seul honteux, et que ce qui est blâmable
c'est ce qui est digne de blâme? Et qui peux-tu blâmer de ce qui n'est
pas son œuvre, de ce qu'il n'a pas fait lui-même? Est-ce donc toi qui as
fait ton père tel qu'il est? Ou bien t'est-il possible de le corriger?
Est-ce là une chose qui soit en ta puissance? Eh bien!dois-tu vouloir ce
qui n'est pas en ta puissance? ou rougir quand tu n'y réussis pas?
Est-ce la philosophie qui t'a fait prendre cette habitude d'avoir les
yeux sur les autres, et de ne rien attendre de toi-même? Gémis donc,
lamente-toi, et ne mange qu'en tremblant de n'avoir pas de quoi vivre
demain. Tremble que tes esclaves ne te volent, ne s'enfuient ou ne
meurent. Que ce soit là ta vie, et qu'elle ne cesse jamais, puisque
c'est de nom seulement que tu t'es approché de la philosophie, puisque
tu déshonores son enseignement autant qu'il t'est possible de le faire,
toi qui montres qu'il est sans utilité et sans profit pour ceux qui
l'ont reçu. Jamais tu n'as souhaité le calme, la tranquillité,
l'impassibilité; jamais tu ne t'es attaché à personne pour y arriver ;
mais que de gens auxquels tu t'es attaché par amour pour les
syllogismes! Jamais pour aucune des choses qui apparaissaient à tes sens
tu ne t'es demandé à toi-même : Pourrai-je, ou ne pourrai-je pas
supporter cela? Que me reste-t-il à faire? Mais, comme si tout ce qui
est à toi était en bon état et à l'abri de tout péril, tu t'occupais de
ce qui ne doit venir qu'après tout le reste, de l'immutabilité! Et
qu'avais-tu donc à rendre immuable? Ta lâcheté, ta couardise, ton
admiration pour les riches, tes désirs avortés, tes efforts inutiles
pour éviter les choses? Voilà ce que tu voulais mettre à l'abri de tout
péril!
Ne devais-tu pas commencer par acquérir ce que la raison te conseillait,
puis songer alors seulement à mettre tes acquisitions en sûreté? Qui
as-tu vu construire un couronnement autour de sa maison, sans placer ce
couronnement sur un mur? Quel est le portier que l'on établit où il n'y
a pas de porte? Ta préoccupation à toi, c'est d'être capable de
démontrer; mais de démontrer quoi? Ta préoccupation, c'est de ne pas te
laisser entraîner par les sophismes ; mais entraîner loin de quoi?
Montre-moi d'abord ce qui est l'objet de tes soins, ce que tu mesures,
ou ce que tu pèses; puis ensuite montre-moi ta balance ou ta mesure.
Jusques à quand ne mesureras-tu que de la cendre? Ce que tu dois
démontrer, n'est-ce pas ce qui rend l'homme heureux, ce qui fait que les
choses lui arrivent comme il les désire, ce qui est cause qu'il doit ne
blâmer personne, n'accuser personne, mais se conformer à la manière dont
le monde est gouverné? Voilà ce qu'il te faut me montrer. — Voici,
dis-tu, ma démonstration : je vais t'analyser des syllogismes. —
Esclave, c'est là ta mesure ; mais ce n'est pas ce que tu mesures! Voilà
comment tu es puni aujourd'hui d'avoir négligé la philosophie : tu
trembles, tu ne dors pas, tu consultes tout le monde; et si les
résolutions que tu prends ne conviennent pas à tout le monde, tu crois
avoir eu tort de les prendre. Tu crois aujourd'hui redouter la faim;
mais non : ce n'est pas la faim que tu redoutes. Ce que tu crains, c'est
de n'avoir plus de cuisinier, de n'avoir plus personne pour tes sauces,
personne pour t'attacher tes chaussures, personne pour te passer tes
habits, personne pour te frictionner, personne pour te faire cortège. Tu
veux pouvoir aux bains te dépouiller, t'étendre à la façon de ceux qu'on
met en croix, puis te faire frotter et de ci et de là; tu veux que le
maître baigneur, qui préside à l'opération, dise ensuite : Passe ici;
montre-nous le flanc ; prends-lui la tête ; présente ton épaule ; puis,
rentré chez toi après le bain, tu veux crier : Ne m'apporte-t-on pas à
manger? Et après cela : Enlève la table; passe l'éponge. Ce que tu
crains, c'est de ne pouvoir plus mener la vie d'un malade. Quant à la
vie de ceux qui se portent bien, apprends à la connaître : c'est celle
que mènent les esclaves, les ouvriers, les vrais philosophes; c'est
celle qu'a menée Socrate, quoique avec femme et enfants; c'est celle de
Diogène, celle de Cléanthe, qui tenait une école et était porteur d'eau.
Si tu veux mener cette vie, tu la pourras mener partout, et tu vivras
dans une pleine assurance. Fondée sur quoi? Sur la seule chose à
laquelle on puisse se fier, sur la seule qui soit sûre, qui soit sans
entraves, que nul ne puisse t'enlever, sur ta propre volonté. Pourquoi
par ta faute es-tu si inutile et si impropre à tout, que personne ne
veut te prendre chez lui, ne veut se charger de toi? Un vase intact et
propre au service aura beau être jeté dehors, quiconque le trouvera
l'emportera, et croira que c'est tout profit; toi, au contraire, chacun
croira que c'est tout perte. Ainsi tu ne peux même pas rendre les
services d'un chien et d'un coq, et tu veux encore vivre, tel que tu es!
Le Sage craindra-t-il que les aliments viennent à lui manquer? Ils ne
manquent pas à l'aveugle ; ils ne manquent pas au boiteux ; et ils
manqueraient au Sage! Un bon soldat trouve toujours qui le paye ; un bon
ouvrier, un bon cordonnier aussi; et celui qui est l'homme parfait ne le
trouverait pas! Dieu sera-t-il si insoucieux de ses propres affaires, de
ses ministres, de ses témoins, de ceux qui lui servent à prouver par des
faits aux hommes ordinaires, qu'il existe, qu'il gouverne sagement ce
monde, qu'il ne néglige pas l'humanité, et qu'il n'y a jamais de mal
pour le Sage, ni de son vivant, ni après sa mort? — Mais lorsqu'il ne me
fournit pas de quoi manger? — Que fait-il autre chose que de me donner
le signal de la retraite, comme un bon général? Je lui obéis alors; je
le suis, en chantant les louanges de mon général, en approuvant bien
haut tout ce qu'il fait. Je suis venu, en effet, quand il l'a voulu; je
m'en irai de même, quand il le voudra; et, de mon vivant, qu'avais-je
précisément à faire, que de chanter les louanges de Dieu, seul avec
moi-même, en face d'un autre, ou de plusieurs? Il me donne peu, il ne me
donne pas en abondance, il ne veut pas que je vive dans la mollesse ;
mais il n'a pas donné davantage à Hercule, son propre fils. C'était un
autre qui régnait sur Argos et sur Mycènes ; la part d'Hercule était
l'obéissance, les travaux, les épreuves. Mais Eurysthée était ce qu'il
était, et ne régnait pas plus réellement sur Argos et sur Mycènes qu'il
ne régnait sur lui-même ; tandis que Hercule, par toute la terre et par
toute la mer, était véritablement roi, véritablement chef, réparant les
iniquités et les injustices, amenant avec lui la justice et la piété ;
et tout cela il le faisait nu et seul. Quand Ulysse fut jeté à la côte
par un naufrage, se laissa-t-il abattre par son dénuement? Perdit-il
courage? Non : voyez comme il va demander à des vierges ces vêtements
indispensables, que nous trouvons si honteux de demander à un autre.
Il allait comme un lion nourri dans les montagnes et qui se confie en sa
force.
Qu'est-ce qui faisait donc sa confiance? Ce n'était ni la réputation, ni
la richesse, ni le pouvoir; c'était sa force intérieure, c'est-à-dire,
ses convictions sur ce qui dépend de nous et sur ce qui n'en dépend pas.
Ce sont elles seules, en effet, qui nous font libres et indépendants,
qui font relever la tête à celui qu'on humilie, qui nous font regarder
en face et d'un œil fixe les riches et les puissants. Voilà la part du
philosophe. Mais toi, tu sortiras comme un lâche, tremblant de peur pour
tes manteaux et pour ta vaisselle d'argent! Malheureux, est-ce ainsi que
tu as perdu ton temps jusqu'à présent?
— Mais si je suis malade? — Tu seras ce que tu dois être dans la
maladie. — Mais qui me soignera? — Dieu, et tes amis. — Je serai
durement couché. — Comme doit l'être un homme. — Je n'aurai pas de
maison commode. — Eh bien! tu seras malade dans une maison incommode. —
Qui me donnera les moyens de vivre? — Ceux qui les donnent aux autres.
Tu seras comme Manès dans ta maladie. — Mais quelle sera la fin de cette
maladie? — La mort, et quoi de plus? Ne sais-tu donc pas que la source
de toutes les misères pour l'homme, la source de toutes ses faiblesses
et de toutes ses lâchetés, ce n'est pas la mort, mais bien plutôt la
crainte de la mort? Exerce-toi donc contre cette crainte ; crois-moi,
que ce soit là que tendent tous tes raisonnements, tout ce que tu
écoutes, tout ce que tu lis, et tu reconnaîtras que c'est par là
seulement que les hommes s'affranchissent.
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