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Lucrèce

 

Introduction - livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 6

Autre traduction

intro- livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 5 - livre 6 - Appendice - table des matières

 

 

 

 

LIVRE SIXIÈME

 

ARGUMENT

Ce chant, qui est consacré tout entier à l'explication des météores, commence par les louanges d'Épicure et l'exposition du sujet que le poète va traiter, sujet d'autant plus important qu'il est, selon lui, la principale source de la superstition parmi les hommes. Il entre donc en matière, développe au long les causes du tonnerre, des éclairs, de la foudre, et conclut de ces explications que ce n'est pas Jupiter qui lance les feux du ciel au milieu des nuages, mais que ce phénomène est produit par des vapeurs inflammables qui s'allument naturellement dans l'atmosphère.

De la foudre il passe aux trombes, qui sont occasionnées à peu près par les mêmes causes, et dont il distingue deux espèces : des trombes de mer, fléau terrible pour les navigateurs, et des trombes de terre, ouragan non moins dangereux, mais plus rare. Ensuite, après avoir traité de la formation des nuages, de la pluie et de l'arc-en-ciel, il descend aux phénomènes terrestres, recherche les causes des tremblements de terre, explique pourquoi la mer ne déborde jamais, d'où viennent les éruptions de l'Etna, les crues périodiques du Nil, et ces exhalaisons minérales dont la vapeur donne la mort aux hommes, aux quadrupèdes et aux oiseaux ; de là il entre dans des détails curieux sur la cause qui rend les puits plus froids en été qu'en hiver, sur les propriétés singulières de quelques fontaines, et sur la vertu attractive et communicative de l'aimant ; il traite enfin des maladies contagieuses et pestilentielles, et termine ce morceau par une description de la peste qui ravagea l'Attique du temps de la guerre du Péloponnèse.

1. Athènes la première, Athènes au nom illustre a distribué aux malheureux mortels les moissons de la terre, renouvelé notre condition, institué les lois : la première aussi, elle leur a donné les douces consolations de la vie, quand elle a fait naître l'homme au vaste génie qui de sa bouche inspirée répandit tant de vérités et dont malgré sa mort, mais pour prix de ses divines découvertes, la gloire partout répandue et victorieuse du temps monte désormais jusqu'au ciel.

9. Il vit que rien, ou presque, de ce que réclament les besoins de la vie ne manquait aux hommes, rien de ce qui, autant que possible, assure leur sécurité ; il vit que les puissants avaient en abondance richesses, honneurs, gloire et s'enorgueillissaient encore de la renommée de leurs enfants ; mais il vit que néanmoins dans leur for intérieur ils gardaient l'angoisse au cœur et que de vaines plaintes infestaient leur esprit : alors il comprit que tout le mal venait du vase lui-même, dont les défauts laissaient perdre en dedans tout ce qui y était versé du dehors et même le plus précieux, soit que le vase perméable et sans fond ne lui parût pas capable de se remplir, soit qu'il fût imprégné d'une infecte saveur, poison pour tout ce qu'on y versait.

23. Par ses paroles de vérité il purifia les cœurs, il mit des bornes au désir et à la crainte ; il enseigna ce souverain bien que nous désirons tous et par quelle route courte et droite on a chance d'y atteindre ; il fit voir le mal inhérent aux destinées mortelles, comment il assaille l'homme et puis s'envole, soit par accident, soit par nécessité et parce qu'ainsi l'a voulu la nature ; il dit encore par quelles portes s'élancer pour repousser tant d'assauts et combien vains d'ordinaire sont les sombres flots de soucis qui roulent dans nos cœurs. Car pareils aux enfants qui tremblent et s'effraient de tout dans les ténèbres aveugles, c'est en pleine lumière que nous-mêmes, parfois, nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s'épouvantent les enfants dans les ténèbres et qu'ils imaginent tout près d'eux. Ces terreurs, ces ténèbres de l'esprit, il faut donc pour les dissiper, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l'étude rationnelle de la nature. Je n'en reprends qu'avec plus d'ardeur le cours de mes leçons.

42. J'ai montré que l'édifice du monde est mortel, que le ciel a été soumis aux lois de la naissance et que de tout ce qui s'accomplit et s'accomplira sous sa voûte j'ai expliqué la plus grande partie ; ce qui me reste à t'apprendre, écoute-le maintenant. Quand je suis monté sur le char éclatant de la gloire, l'espoir de vaincre m'encourageait ; des obstacles surgirent devant ma course, mais je les ai renversés dans un délire d'inspiration maintenant apaisé.

49. Tous les autres phénomènes que les mortels voient s'accomplir sur terre et dans le ciel tiennent leurs esprits suspendus d'effroi, les livrent humiliés à la terreur des dieux, les courbent, les écrasent contre terre : c'est que l'ignorance des causes les oblige à abandonner toutes choses à l'autorité divine, reine du monde ; et tout ce qui leur dérobe ces causes, ils le mettent au compte d'une puissance surnaturelle. Ceux-là mêmes en effet qui savent bien que les dieux mènent une vie sans soucis, s'interrogent quelquefois, étonnés, sur l'accomplissement des phénomènes naturels, surtout sur ce qu'ils contemplent au-dessus de leur tête, dans les régions éthérées ; alors ils retombent aux antiques superstitions, ils reprennent le joug des durs maîtres auxquels leur misère leur fait attribuer un pouvoir souverain, car ils ignorent ce qui peut être et ce qui ne le peut pas, l'énergie départie à chaque existence, enfin le terme inflexible qui la borne. Leur raison aveugle les égare encore davantage.

67. Si tu ne rejettes pas loin de ton esprit de tels préjugés, si tu persistes à charger les dieux de soucis indignes d'eux et incompatibles avec leur paix profonde, ces saintes puissances outragées ne cesseront de se présenter à ta vue non que leur souveraineté soit sensible aux offenses et veuille se venger par un châtiment terrible ; mais tu t'imagineras que dans la paix où ils goûtent le repos, ils roulent dans leur cœur des flots de ressentiment ; alors tu n'oseras plus entrer dans leurs temples et les simulacres de leurs corps sacrés qui apportent aux hommes l'annonciation de la beauté divine, tu ne les recevras plus d'une âme calme et apaisée. Quelle promesse de malheurs pour le reste de ta vie !

79. Seule ma doctrine, qui est la vraie, peut nous préserver de ces maux ; et bien que j'aie donné déjà maintes leçons, beaucoup d'autres encore attendent la parure de mes vers ; j'ai à exposer le système du ciel, j'ai à chanter les tempêtes et l'éclat des éclairs, leurs effets et leurs causes ; car il ne faut plus que tu ailles en tremblant, comme un dément, diviser le ciel en régions pour observer d'où est venu le feu des airs, quelle direction il a pris, comment il s'est glissé entre des murs, comment en maître il en est sorti. Voilà tout ce que les hommes, qui en ignorent les causes, attribuent à la volonté divine. Mais toi, dirige ma course vers le terme de la carrière, Muse ingénieuse, ô Calliope, repos des hommes et plaisir des dieux. Puissé-je, guidé par toi, obtenir la couronne de gloire !

95. Pourquoi le tonnerre ébranle-t-il l'azur du ciel ? C'est que dans leur vol élevé les nuages aériens subissent la poussée de vents contraires et s'entrechoquent. Car le bruit ne provient pas de la région sereine du ciel ; c'est là où les nuages marchent en troupe plus dense que se produisent frémissements et grondements les plus forts.

101. En outre, la densité des nuages ne peut égaler celle des pierres, du bois, ni leur subtilité celle des brouillards et des fumées aériennes. Dans le premier cas, entraînés par leur poids, ils tomberaient comme les pierres ; dans le second, ils n'auraient pas plus de consistance que la fumée et ne sauraient retenir les neiges glacées ni les averses de grêle.

107. Les nuages quelquefois font éclater dans les plaines de l'air un bruit semblable au claquement de ces vastes toiles qui flottent dans nos grands théâtres entre les mâts et les poutres. D'autres fois le nuage déchiqueté par la violence des vents veut imiter dans sa fureur le bruit du papier qu'on déchire. Car c'est là un des bruits qui se peuvent reconnaître dans le tonnerre ; il y a encore celui des étoffes flottantes, des feuilles de papier fouettées par le vent, qu'il roule et froisse dans les airs.

115. Il se trouve en effet parfois que les nuages ne s'affrontent point, mais se prennent de flanc et dans leur marche contraire s'effleurent l'un l'autre : d'où le bruit sec qui blesse les oreilles et se répercute jusqu'à leur sortie de cette sorte de défilé.

120. Il arrive aussi que le tonnerre ébranle rudement la nature et la fait trembler de toutes parts : on croirait que les puissants remparts du vaste monde, brusquement arrachés, volent en éclats. En ce cas, un ouragan terrible soudainement formé s'est engouffré dans un nuage, puis une fois dans ses flancs, tournant sur lui-même en tourbillon, a forcé le nuage à se creuser en son centre tout en se condensant à la périphérie ; enfin, dès que l'ouragan peut briser cette paroi sous sa violence impétueuse, il s'échappe avec un épouvantable fracas. Faut-il s'en étonner ? Une simple vessie pleine d'air fait, elle aussi, beaucoup de bruit dans sa brusque explosion.

131. Une autre explication s'offre encore pour le bruit que dans les nuages fait éclater le souffle des vents. Beaucoup de nuages en effet semblent nous présenter des rameaux aux multiples aspérités et c'est pourquoi nous les entendons pareils à une épaisse forêt que le vent du nord secoue ; les feuilles bruissent, les branches craquent à grand bruit.

136. Il arrive encore que le vent dans sa fureur déchaînée crève le nuage et le déchire en l'attaquant de front. Quelle force peut avoir son souffle dans les hautes régions de l'air, l'expérience nous l'apprend, puisque sur la terre où sa violence se modère, il abat encore de grands arbres après les avoir arrachés de leurs plus profondes racines. Les nuages ont aussi leurs flots qui font retentir en se brisant des grondements, comme les grands fleuves ou la mer immense quand se brisent leurs vagues.

144. Parfois encore, tombant de nuage en nuage, le feu de la foudre est recueilli par l'un d'eux qui se trouve rempli d'eau et où il meurt aussitôt en jetant un grand cri ; c'est ainsi que le fer chauffé à blanc siffle lorsque au sortir de la forge on le plonge immédiatement dans l'eau glacée. Si c'est au contraire un nuage sec qui recueille la foudre, il s'enflamme tout à coup dans un large fracas. Ainsi, dans les montagnes couronnées de laurier, le feu se répand et s'élance avec les vents en tourbillon, porte partout l'embrasement ; et qu'y a-t-il à se consumer dans un fracas plus terrible que le laurier delphique de Phoebus, quand l'enveloppe le crépitement des flammes ?

155. Enfin il n'est pas rare que des glaçons en se brisant, et la grêle par sa chute, fassent retentir les grands nuages dans les hauteurs de l'air. Lorsqu'en effet le vent les presse, ils s'entassent à l'étroit ; alors ces montagnes de nuages éclatent et tombent mêlées de grêle.

159. L'éclair luit quand le choc des nuages fait jaillir un grand nombre d'atomes de feu ; imagine le frottement de deux morceaux de pierre ou de fer ; tu sais qu'une lumière jaillit et que des étincelles brillent. Mais pourquoi nos oreilles reçoivent-elles le bruit du tonnerre après que l'éclair a frappé nos yeux ? Parce que ce qui est destiné à l'oreille se meut plus lentement que ce qui s'adresse à la vue. Tu t'en rendras compte aisément si tu regardes de loin le bûcheron abattre sa hache sur les branches superflues d'un arbre : tu verras le coup porté avant que le bruit n'en arrive à tes oreilles. C'est ainsi que nous voyons l'éclair avant d'entendre le tonnerre, quoique son et lumière partent à la fois, sortent de la même cause et naissent du même choc.

172. J'expliquerai encore autrement pourquoi les nuages colorent les paysages de leur rapide lueur et pourquoi l'orage brille en brefs traits frémissants. Dès que le vent a envahi un nuage et qu'en tournant sur lui-même il l'a, comme je l'ai enseigné, creusé au centre et condensé à la périphérie, il s'échauffe par la rapidité de ses mouvements, car tout corps en mouvement s'échauffe jusqu'à brûler et la balle de plomb se fond au terme de la longue course qui la fait tourner sur elle-même. Quand le tourbillon embrasé a déchiré le nuage noir, sa violence chasse et disperse de toutes parts les atomes du feu dont est fait le jet fulgurant ; puis vient le son qui met plus de temps à frapper notre oreille que la lumière à gagner nos yeux. Ce sont là évidemment les effets de nuages denses qui se sont amoncelés les uns sur les autres avec une prodigieuse impétuosité.

186. Il ne faut pas que tu te laisses tromper par l'illusion qui nous fait apercevoir d'en bas l'étendue des nuages plutôt que leur profondeur et leur élévation. Considère en effet ces nuées semblables à des montagnes que les vents emportent à travers les airs ; ou bien regarde d'autres nuées au flanc des hautes montagnes, ces nuées qui se superposent, se pressent et demeurent immobiles comme si les vents étaient morts. Alors tu pourras te faire une idée de leurs masses énormes ; tu verras des sortes de cavernes taillées dans des rochers suspendus. Or lorsque les vents déchaînés par la tempête ont rempli ces cavernes, ils grondent indignés de cette prison aérienne et, dans leur cage, menacent à la façon des fauves ; tantôt ici, tantôt là, ils lancent leurs rugissements à travers la nue, cherchent une issue, et à force de tourner arrachent au nuage des atomes de feu, en amassent un grand nombre qu'ils roulent au creux de leur fournaise jusqu'à ce que du nuage enfin crevé ils les précipitent au loin dans un éblouissement de lumière.

203. Voici une raison encore pour expliquer la chute des rapides reflets d'or que le feu fluide jette à la terre : c'est qu'il y a dans les nuages eux-mêmes un grand nombre d'éléments ignés ; car lorsqu'ils sont sans humidité aucune, ils ont presque toujours la couleur et l'éclat de la flamme. Il leur faut nécessairement emprunter maints principes à la lumière du soleil pour rougir et répandre leurs feux ; donc, lorsque le vent les chasse, presse et entasse en un même endroit, c'est leur pression mutuelle qui fait jaillir les germes fulgurants.

213. Il y a éclair également lorsque les nuages se raréfient au ciel. Car le vent, les éparpillant doucement, ne peut les désagréger sans que tombent malgré eux les atomes dont se forme l'éclair. En ce cas, la foudre ne provoque pas de sinistre terreur et brille sans bruit ni désordre.

218. Il reste à parler de sa nature : ses coups nous la révèlent, ainsi que les brûlures infligées par ses feux et encore la forte odeur de soufre qu'elle laisse dernière elle. C'est le feu qui se reconnaît à ces signes, non le vent ni la pluie. D'ailleurs la foudre souvent incendie les toits de nos demeures et sa flamme prompte s'empare de ces demeures elles-mêmes. Ce feu-là, la nature l'a fait subtil entre tous, elle l'a formé des éléments les plus menus et les plus rapides, en sorte que rien ne puisse lui être obstacle. La foudre en effet traverse les murs de nos maisons, comme la voix et le son ; elle passe à travers les pierres, à travers les métaux ; elle fond en un rien de temps l'airain et l'or ; elle laisse un vase intact, mais en fait s'évaporer le vin instantanément : c'est que les parois du vase se dilatent, deviennent poreuses par la chaleur ; alors le vin se décompose et disperse ses éléments. Voilà ce que la chaleur du soleil, même avec le temps, ne peut faire malgré la force de ses feux. C'est te dire la rapidité et la puissance irrésistible de la foudre.

242. Maintenant comment naît-elle ? d'où lui vient la force de choc avec laquelle elle lézarde des tours, renverse des maisons, arrache solives et poutres, abat et ruine des monuments humains, tue des hommes, décime des troupeaux ? Ces exploits et tant d'autres du même genre, quelle puissance les lui fait accomplir ? Je vais l'expliquer sans m'arrêter davantage aux promesses.

245. La foudre naît sans aucun doute dans d'épais nuages dont l'amoncellement s'élève à une grande hauteur, car jamais ce n'est d'un ciel serein qu'elle jaillit, jamais de nuages sans épaisseur. La preuve en est fournie par les faits, puisque, lorsque la foudre menace, les nuages s'épaississent dans toute l'atmosphère et que les ténèbres semblent avoir quitté en masse l'Achéron pour combler la grande voûte du ciel ; tant une horrible nuit descend des nuages, tant menace sur nos têtes la noire face de l'épouvante, quand la tempête rassemble les forces de la foudre.

255. Très souvent aussi un nuage sombre plane sur la mer et pareil à un torrent de poix qui se précipiterait du ciel, se jette soudain sur les eaux avec sa masse de ténèbres, entraînant une noire tempête grosse d'éclairs et d'ouragans ; lui-même est gonflé de feux et de vents, au point que jusque sur la terre l'effroi saisit les gens qui courent aux abris. C'est ainsi qu'il faut nous représenter sur nos têtes la hauteur des nuages orageux. Car ils ne pourraient écraser la terre de pareilles ténèbres, si leurs masses ne s'amoncelaient les unes sur les autres de façon à nous séparer du soleil ; et les pluies non plus ne pourraient tomber avec assez d'abondance pour faire déborder les fleuves et pour noyer les plaines, si l'édifice des nuages ne s'élevait très haut dans l'éther.

268. Dans les hautes régions, tout donc s'emplit de vents et de feux ; aussi n'est-ce partout que grondements et éclairs. Beaucoup d'atomes de chaleur, je l'ai déjà enseigné, sont contenus au creux des nuages et les nuages eux-mêmes en empruntent beaucoup, il le faut, aux rayons du soleil et à leur chaleur. Dès que le vent, ayant fait le rassemblement rapide des nuages en une région de l'air, en a arraché beaucoup d'atomes de chaleur et puis s'est combiné avec eux, aussitôt se forme un tourbillon qui envahit la nue, y tourne captif et dans cette fournaise ardente aiguise les traits de la foudre. Car il a deux matières de s'enflammer, s'échauffant par son propre mouvement aussi bien qu'au contact du feu. Quand le vent est échauffé à point ou qu'il a reçu l'impulsion de la flamme, la foudre arrivée pour ainsi dire à maturité crève soudain un nuage et sa flamme jaillit, répandant en tous lieux l'éclat de sa lumière. Un sourd grondement la suit, on croirait entendre soudain l'explosion de la voûte céleste prête à écraser la terre. Puis un tremblement ébranle violemment le sol, des grondements courent à travers les hauteurs du ciel, c'est la nuée orageuse qui est secouée presque tout entière et qu'agitent des frémissements. Alors cette secousse déclenche une lourde et abondante pluie ; l'éther tout entier semble vouloir se résoudre en eau et, se précipitant sur la terre, la prendre dans un nouveau déluge ; tant la nue se déchire, tandis que l'ouragan souffle et que le bruit du tonnerre retentit avec l'éclat de la foudre !

294. Il arrive aussi qu'une grande violence de vent fond sur une nue épaisse et grosse d'une foudre qui va naître. Elle la déchire et tout aussitôt surgit le jet de feu auquel nous donnons chez nous le nom de foudre. Le même phénomène se renouvelle plus loin, là où porte le vent.

299. Parfois encore le vent parti sans feu s'enflamme par longue durée de sa course, pendant laquelle il a perdu certains éléments trop lourds qui n'ont pu le suivre dans les airs ; en revanche il draine dans l'éther des éléments minuscules qui, mêlés à lui, produisent du feu dans leur vol. C'est à peu près ainsi qu'une balle de plomb s'échauffe de sa course ; elle perd nombre d'atomes froids dans les airs et s'y charge de feu.

308. Il arrive aussi que c'est la force du choc qui fait jaillir le feu, quand l'impulsion provient d'un vent froid qui marche sans atomes ignés. Car sous la violence du coup certains éléments de chaleur peuvent jaillir du vent lui-même ainsi que du corps heurté : c'est ainsi que si l'on bat une pierre avec le fer, une étincelle s'envole ; le métal a beau être froid, les éléments de l'étincelle brûlante n'en ont pas moins répondu à 'appel du coup. II n'est donc pas de corps que le souffle des vents ne doive enflammer, s'il s'y prête, s'il est capable de flammes. Il est d'ailleurs impossible que le vent soit absolument froid, lorsqu'il se précipite de si haut avec tant de force ; si la course ne l'a pas enflammé, il arrive du moins attiédi et imprégné de feu.

322. La mobilité de la foudre, la force de ses coups, la vitesse de sa chute viennent de ce qu'avant de surgir elle a rassemblé toutes ses forces dans les nuages et pris un grand élan pour s'échapper. Aussi suffit-il que le nuage ne puisse plus contenir son impétuosité croissante pour qu'elle jaillisse et prenne un vol d'une rapidité prodigieuse, pareille à ces projectiles que lancent de puissantes machines.

329. Ajoute qu'elle est formée d'atomes menus et lisses et qu'une substance de cette nature ne se laisse guère arrêter. Car elle se glisse et s'insinue par les moindres fissures. Il n'y a donc pas beaucoup de chocs qui soient capables en la retardant de ralentir son cours. Et c'est pour cette raison qu'elle glisse d'un vol si rapide. De plus, il n'y a pas de corps pesant que la nature ne fasse tomber et quand un choc s'ajoute à la pesanteur, la vitesse double et l'élan croît. Le corps dans ce cas ne met que plus de violence et de rapidité à culbuter tous les obstacles qui le retardent ; puis il poursuit sa route.

339. Enfin la foudre, puisqu'elle prend de loin son élan, acquiert nécessairement une vitesse qui va toujours croissant, augmente d'autant ses forces et intensifie ses coups. Car l'effet de la vitesse est de faire converger tous les éléments de la foudre qui se précipitent en un seul point, tous entraînés dans une course unique.

345. Peut-être aussi la foudre en marche arrache-t-elle à l'air certains éléments qui augmentent encore la rapidité de ses coups.

347. Il existe une infinité de corps qu'elle traverse sans leur causer de dommage, parce que son feu est assez fluide pour passer le long de leurs canaux intérieurs. Il en est beaucoup d'autres au contraire qu'elle brise, parce que ses atomes eux-mêmes se sont heurtés à ceux de ces corps. Elle n'a pas de peine à dissoudre l'airain, à mettre l'or en fusion, parce qu'elle est faite d'atomes minuscules et d'éléments lisses qui s'insinuent aisément et qui, une fois dans les corps, y dénouent soudain tous les nœuds, y relâchent tous les liens.

356. C'est pendant l'automne que la voûte où étincellent les étoiles et la terre tout entière sont le plus souvent ébranlées par la foudre ; mais c'est aussi quand s'épanouissent les fleurs du printemps. La saison froide en effet n'a pas de feux, la saison chaude n'a pas de vents ni de nuages assez denses. Aussi est-ce les saisons intermédiaires qui réunissent toutes les conditions nécessaires à la foudre. Ce sont des époques où viennent se rencontrer le froid et la chaleur, tous deux indispensables à produire la foudre, à déchaîner la discorde dans la nature, à mêler dans un combat terrible feux et vents, à soulever de fureur les flots de l'air. Car le printemps apporte les premières chaleurs et les derniers froids ; aussi ces deux principes doivent-ils nécessairement entrer en lutte et troubler toutes choses de leur bataille. D'autre part, les dernières chaleurs se mêlent aux premiers froids dans la saison qu'on appelle automne et là aussi l'âpre hiver est aux prises avec les chaleurs de l'été. Voilà pourquoi les deux saisons sont pour ainsi dire les temps critiques de l'année ; et il n'est pas étonnant que dans ces temps surgissent les foudres en grand nombre, que la tempête déchaînée bouleverse le ciel, puisque la lutte est engagée des deux parts, ici par le feu et là par l'eau mêlée aux vents. Telle est la théorie qui explique la nature même des feux de la foudre et montre la puissance qui les dirige ; mais tu lirais en vain les formules tyrrhéniennes pour y chercher le secret des volontés divines ; tu n'apprendrais pas davantage en observant de quel point du ciel le feu s'est envolé, vers quelle région il s'est élancé, par' quel moyen il s'est glissé à l'intérieur des murailles, comment en maître il en est sorti et quels malheurs sa chute peut apporter.

386. Pense-t-on que c'est Jupiter et les autres dieux qui ébranlent la voûte lumineuse du monde avec un bruit terrifiant, pense-t-on qu'ils lancent l'éclair partout où il leur plaît ? Alors pourquoi ne frappent-ils pas les mortels qui osent commettre des crimes odieux ? Pourquoi n'est-ce pas les scélérats qui vomissent le feu de leur poitrine transpercée ? Cela ferait pourtant un exemple redoutable pour les autres hommes. Pourquoi au contraire celui à qui sa conscience ne fait jamais honte se trouve-t-il enveloppé dans les flammes, tout innocent qu'il est, et pourquoi est-ce lui que le tourbillon céleste entraîne tout à coup, lui que le feu dévore ?

395. Pourquoi encore les dieux visent-ils les lieux déserts, ce qui est perdre leur peine ? Est-ce pour exercer leurs bras et fortifier leurs muscles ? Pourquoi souffrent-ils que les traits du père des dieux viennent s'émousser contre terre ? Et pourquoi le père lui-même dépense-t-il ainsi sa foudre au lieu de la mettre en réserve pour ses ennemis ?

399. Enfin pourquoi Jupiter ne lance-t-il jamais sa foudre sur la terre, ne répand-il jamais les grondements de son tonnerre, quand le ciel s'étend pur de toutes parts ? Saisit-il le moment où des nuages se forment pour y descendre en personne et de là ajuster de plus près ses traits ? S'il les lance dans la mer, quelle en est la raison ? que reproche-t-il aux ondes, à la masse liquide, aux plaines flottantes ?

405. D'ailleurs, ou bien il veut que nous nous garions de la foudre, et alors pourquoi hésite-t-il à nous laisser voir le coup partir ? ou bien il veut nous surprendre pour nous accabler de son feu, et alors pourquoi tonne-t-il là d'où il le lance, de telle sorte que nous puissions l'éviter ? Pourquoi l'annoncer par des ténèbres, des bruits sourds, des grondements ?

416. Et comment concevoir qu'il lance un trait de plusieurs côtés à la fois ? Qui oserait soutenir que jamais plusieurs coups de foudre n'ont éclaté en même temps ? C'est bien souvent que le fait s'est produit et se produit encore c'est une loi ; et de même que par temps de pluie maintes régions reçoivent l'eau, de même la foudre en un seul moment tombe en multiples traits.

422. Enfin pourquoi Jupiter renverse-t-il les temples sacrés des dieux, ses propres demeures, monuments superbes qu'un trait de foudre détruit ? Pourquoi brise-t-il les statues des dieux, ces oeuvres d'art, infligeant d'horribles blessures au prestige de ses propres images ? et pourquoi est-ce presque toujours les hauts lieux qu'il attaque ? pourquoi est-ce aux sommets des montagnes que ses feux laissent voir le plus de traces ?

430. Tout cela aide à comprendre ce qui va suivre et notamment comment les trombes, qu'en raison de leurs effets les Grecs ont nommé prestères, s'abattent du haut du ciel sur la mer. Il arrive parfois qu'une sorte de colonne semble descendre du ciel sur la mer, tandis qu'autour d'elle les flots bondissent sous les coups du vent tempétueux ; tous les vaisseaux pris alors dans la tourmente se trouvent en face du plus grand péril. Ce phénomène est dû au vent, lorsque sa force prisonnière d'un nuage n'arrive point à le briser ; alors elle l'abaisse, elle lui donne cette forme de colonne descendant du ciel sur la mer, lentement : on dirait une masse cédant à des coups de poing reçus d'en haut et qui s'allongerait jusqu'à toucher les flots ; puis, quand il a déchiré la nue, le vent fait irruption, s'engouffre dans la mer et y excite un prodigieux bouillonnement. En tourbillonnant, la trombe en effet descend et entraîne du même mouvement la nuée au corps souple ; aussitôt que cette masse a touché la surface de la mer, elle s'y plonge tout entière, la soulève en tous ses flots et la fait retentir d'un bruit formidable.

445. Il arrive aussi qu'un tourbillon de vent draine dans l'air des éléments de nuages, s'en enveloppe lui-même et imite sur terre un prestère descendu du ciel sur la mer. Dès qu'il s'est abattu sur le sol et s'y est brisé, il vomit un gigantesque ouragan, une tempête effroyable. Mais un tel phénomène est rare et doit trouver sur terre l'obstacle des montagnes : aussi se produit-il plus souvent au large de la mer, sous une vaste étendue du ciel.

450. Les nuages se forment quand un grand nombre d'atomes, dans leur vol céleste, se rassemblent soudain grâce à leurs aspérités et se combinent de façon souple mais cohérente. Ils composent ainsi tout d'abord des flocons aériens ; puis ceux-ci se réunissent, s'agrègent, se condensent et sont ensuite portés par les vents jusqu'à ce qu'une tempête furieuse s'élève.

458. Plus les sommets des montagnes approchent du ciel, plus elles semblent dégager sans arrêt une fumée qui est produite par l'épaisseur d'un sombre nuage : c'est qu'au moment où les nuages se forment, avant de pouvoir se rendre visibles, tant ils sont encore légers, les vents qui les portent les rassemblent autour des hauteurs. Là, réunis en plus grand nombre, condensés, ils deviennent visibles et ils semblent alors surgir du sommet humide pour s'élancer dans les airs. En effet, les lieux les plus élevés sont le domaine des vents, l'expérience nous le montre, ainsi que le témoignage des sens lorsque nous faisons l'escalade de hautes montagnes.

469. Un très grand nombre d'éléments sont ravis par la nature à toute la surface de la mer : la preuve en est dans les vêtements exposés sur le rivage et qui s'imprègnent d'humidité. Il est donc évident que si les nuages grossissent, ils le doivent pour une bonne part aux vapeurs qui s'élèvent des flots salés en mouvement. D'autre part, tous les cours d'eau et la terre elle-même dégagent des brouillards et des vapeurs ; on dirait l'haleine de la terre ; ils répandent les ténèbres dans le ciel et forment en se rassemblant peu à peu les hautes nuées. En effet, ils supportent la pression des flots de matière éthérée qui, en les condensant, aident les nuages à se former dans l'azur.

481. Il se peut aussi que des régions étrangères envoient à notre ciel les éléments des nuages et des tempêtes aériennes. Innombrable en effet est le nombre des atomes, infini est l'espace, je te l'ai appris, et à quelle vitesse inouïe s'envolent les éléments, quelles distances indicibles ils ont coutume de franchir en peu de temps. Il n'est donc pas étonnant qu'en un instant la tempête et les ténèbres couvrent souvent les hautes montagnes, ainsi que les mers et les terres auxquelles, du haut des airs, elles font sentir leur poids ; puisque de tous c«tés, par tous les pores de l'éther et pour ainsi dire par tous les soupiraux ouverts autour du vaste monde, tous les éléments ont sortie libre et libre entrée.

493. Maintenant écoute : comment les eaux de la pluie s'amassent dans les gros nuages et retombent à terre sous forme d'averses, c'est ce que je vais expliquer. Tout d'abord de nombreux atomes d'eau, je l'établirai, se dégagent de tous corps en même temps que les nuages eux-mêmes ; ainsi les nuages et l'eau qu'ils renferment s'accroissent réciproquement : notre corps ne s'accroît-il pas en même temps que le sang et pareillement la sueur et enfin tout ce qu'il y a de liquide dans l'organisme ? Et les nuages aussi se chargent en abondance de l'humidité marine lorsque, semblables à des flocons de laine suspendus, ils sont emportés par les vents au-dessus de la vaste mer. Par un phénomène semblable tous les fleuves envoient aux nuages leur humidité. Une fois que les atomes d'eau multipliés de tant de façons se trouvent rassemblés et que le souffle des vents les a condensés en nuages, alors une double force détermine la chute de la pluie : la furie des vents qui les bat et la masse des nuages accumulés, d'où une pression de haut en bas qui force la pluie à tomber. Quand les vents raréfient les nuages ou que la chaleur du soleil dardée sur eux les dissout, ils laissent tomber une humidité pluvieuse et fondent goutte à goutte comme une cire exposée à l'ardeur du feu se liquéfie et coule.

515. Mais violente se fait la pluie, lorsque les nuages se trouvent soumis à la double pression de leur propre entassement et du vent furieux. Elle tombe avec persistance lorsqu'il y a afflux considérable d'atomes d'eau, que nuages et nuées pressés les uns par les autres se déversent en torrents et arrivent en masse de partout, qu'enfin la terre fumante leur renvoie toute son humidité.

522. Le soleil à ce moment vient-il à percer de ses rayons l'obscurité de la tempête et à éclairer de face les nuages de pluie qui lui font vis-à-vis, alors sur leur fond noir l'arc-en-ciel déploie ses couleurs.

525. Tout ce qu'on voit encore se développer dans les airs et naître au-dessus de nous, tout ce qui se forme dans les nuages, tout enfin, neige, vents, grêle, gelées, et le gel si puissant qui durcit le cours des eaux et ralentit ou arrête çà et là la marche des fleuves, tout cela peut aisément s'expliquer, ton esprit n'éprouvera aucune peine à en comprendre les causes et à en pénétrer le secret, du moment que tu connais bien les propriétés des atomes.

533. Maintenant apprends comment se produisent les tremblements de terre. Mais auparavant fais en sorte de te persuader que la terre, dans son sein comme à la surface, est toute pleine de cavernes hantées par les vents et qu'elle renferme dans ses profondeurs un grand nombre de lacs, de marais, de rocs et de précipices ; son enveloppe recèle en outre, sois-en sûr, maints fleuves roulant des rochers dans leurs ondes puissantes. Car la terre doit être partout semblable à elle-même, l'évidence le veut.

541. Dans ces conditions, la terre tremble à sa surface, secouée par de grands éboulements, quand d'immenses cavernes s'écroulent en elle sous l'action du temps ; ce sont des monts entiers qui tombent et c'est le brusque ébranlement de cette chute qui détermine des tremblements propagés au loin. Rien de plus naturel, puisque nos maisons tremblent tout entières au bord des rues quand passent des chariots même de charge légère ; et ne tressaillent-elles pas de même, quand des chevaux fougueux font sonner sur le pavé les roues de char armées de fer ?

550. Il y a tremblement encore, lorsque dans les vastes et profonds lacs souterrains roule une avalanche détachée par le temps : l'agitation de l'eau secoue la terre et la fait vaciller ; un vase dérangé de son repos ne reprend l'équilibre que si le liquide qu'il contient a cessé de s'agiter.

555. En outre, lorsque le vent prisonnier dans les cavernes de la terre se porte tout entier sur un point et exerce de toutes ses forces une pression sur les hautes parois, la terre s'incline du côté où la pousse l'ouragan : alors les édifices construits à la surface du sol, ceux notamment qui s'élèvent le plus haut dans le ciel, penchent et menacent, entraînés dans le sens de l'ouragan intérieur ; les poutres mises à nu et disjointes pendent, toutes prêtes à se détacher. Et l'on n'oserait pas croire que le monde lui-même aura son heure de mort et de ruine, quand on voit de telles masses de terre sur le point de s'effondrer ? Si par hasard les vents ne reprenaient haleine, nulle force n'aurait le pouvoir d'arrêter les choses ni de les ramener en arrière dans leur course à la destruction ; mais comme ils font alterner des moments de relâche avec ceux de violence, comme tantôt ils rallient leurs forces pour revenir à la charge et tantôt plient devant la résistance, la terre finalement nous menace de ruines plus souvent qu'elle n'en fait ; car elle penche, puis se redresse ; elle manque de céder à son poids, puis retrouve sa stabilité. C'est pour cette raison que vacillent toutes les constructions, le faîte plus que le corps même, le corps plus que la base et la base à peine.

575. Voici encore une cause du grand tremblement. Parfois un brusque vent, une énorme masse d'air venue du dehors ou du sein de la terre, se jette dans ses cavernes, gronde, fait rage et tourbillonne dans les vastes grottes, puis déchirant les profondeurs du sol, ouvre un large abîme. C'est le cataclysme qui renversa Sidon, la ville tyrienne, et Egium dans le Péloponnèse, villes détruites par de semblables éruptions de vent et par les commotions qui en résultèrent ! Bien d'autres cités avec leurs remparts s'écoulèrent à la suite de tremblements de terre et maintes villes aussi furent englouties au fond de la mer avec leurs habitants.

588. Si le vent dans sa fureur ne parvient pas à ouvrir la terre, son impétuosité distribuée dans les nombreux pores du sol y provoque comme un frisson et fait tout trembler ; ainsi le froid pénétrant dans nos membres les secoue, les fait malgré eux trembler et frémir. Dans les villes alors s'agite une double terreur : on redoute l'effondrement des toits ; on craint la destruction des cavernes souterraines : dans la terre déchirée la nature ne va-t-elle pas ouvrir un vaste abîme et le combler d'un amas confus de ruines ? Ainsi donc, regarde tant qu'il te plaira le ciel et la terre comme des réalités inaltérables qui jouissent d'une sauvegarde éternelle ; parfois néanmoins la présence immédiate d'un grand danger te fera sentir en quelque endroit de l'âme l'aiguillon de la terreur : pourvu, diras-tu, que la terre n'aille pas, se dérobant tout à coup sous nos pas, disparaître dans un abîme, toutes choses y tomber à sa suite et le monde n'être plus que ruine et chaos !

606. Maintenant j'ai à expliquer pourquoi la mer ne connaît pas d'accroissement. Tout d'abord, on s'étonne que la nature ne lui en donne point, alors que tant d'eau s'y déverse et que de toutes parts des fleuves viennent s'y jeter. Ajoute les pluies errantes et les tempête au vol rapide qui arrosent les terres et grossissent les mers ; et n'oublie pas les propres sources sous-marines. Cependant tous ces apports à une si grande masse l'augmentent à peine d'une goutte d'eau ; c'est une raison pour moins s'étonner que la mer immense ne s'accroisse jamais.

615. En outre, le soleil par sa chaleur l'allège d'une forte part. Nous voyons en effet des étoffes mouillées sécher à ses rayons ardents : or les océans sont nombreux et étendent leurs vastes plaines à perte de vue. Dès lors le soleil a beau n'aspirer en chaque point de leur surface qu'une minime quantité d'eau, néanmoins sur l'étendue totale le prélèvement sera considérable.

622. Il faut dire aussi que les vents dont le souffle balaie la mer peuvent lui ravir une grande masse d'eau : est-il rare qu'en une seule nuit nous voyions les routes séchées et les ornières de boue molle prendre l'aspect d'une croûte dure ?

626. De plus, j'ai montré que les nuages aussi enlèvent beaucoup d'eau aux vastes plaines marines ; ils la répandent çà et là sur tout le globe des terres, lorsqu'il pleut sur le continent au-dessus duquel les vents poussent les nuages.

630. Enfin la terre est formée d'une substance perméable, étroitement jointe aux rivages de la mer, qu'elle entoure d'une ceinture adhérant de toutes parts ; en conséquence se produit un double mouvement des eaux terrestres qui se déversent dans la mer et de l'eau salée qui rentre dans la terre. Cette eau amère se filtre, perd son sel, remonte vers la source des fleuves où se rassemble toute la matière humide et de là coule en flots adoucis à la surface du sol, le long d'un chemin une fois creusé qui offre une pente à sa marche fluide.

638. Maintenant pour quelle raison les bouches du mont Etna vomissent-elles parfois d'épais tourbillons de flammes ? Je veux l'expliquer, car ce n'est pas un fléau ordinaire que cette tempête de flammes qui ravagea en souveraine les champs de Sicile, fut le point de mire des populations voisines et, par le spectacle des espaces célestes obscurcis de fumée et éclatants de feu, remplit les cœurs d'épouvante et d'angoisse à la pensée des malheurs inconnus que semblait préparer la nature.

646. Ici il te faut prendre une vue claire et profonde des choses, porter tes regards au loin et en tous sens, pour te souvenir que le grand Tout est infini et pour comprendre combien notre ciel lui-même n'en est qu'une minime partie, bien moindre que n'est un seul homme à l'égard de la terre entière. Ces principes une fois établis, s'ils t'apparaissent avec clarté et évidence, bien des étonnements te seront épargnés.

654. Qui de nous s'étonne qu'un malade ressente dans son organisme la brûlure de la fièvre ou bien dans ses membres la douleur de n'importe quel autre mal ? Supposons que le pied enfle tout à coup, ou qu'une douleur aiguë saisisse les dents, s'attaque aux yeux, ou bien que le feu sacré fasse irruption, erre par tout le corps, en brûle toutes les parties qu'il atteint et s'empare de l'organisme : il est évident que la cause en est dans la multitude existante des principes ; la terre et le ciel de notre globe portent en eux assez d'éléments morbides pour qu'il puisse s'en former une maladie de proportions effroyables. C'est ainsi assurément que le ciel et la terre peuvent recevoir de l'infini assez d'éléments capables de faire soudain trembler la terre, de parcourir terres et mers en tourbillons rapides, d'emplir l'Etna de feux, d'allumer l'incendie au ciel. Oui, le ciel lui-même peut s'embraser, les espaces célestes prendre feu, tout comme les pluies de tempête tombent avec plus de violence quand se trouvent rassemblés en plus grand nombre quelque part les éléments de l'eau.

672. Mais c'est qu'il est immense, cet incendie qui embrase l'Etna ! Sans doute ; mais y a-t-il un fleuve qui n'apparaisse très grand à qui n'en a jamais vu de plus grand ? Et de même un arbre, de même un homme ; en toutes choses, ce qu'on a vu de plus grand, on l'imagine immense. Et cependant tout cela, avec le ciel et la terre et la mer, n'est rien, par rapport à la masse totale du grand Tout.

679. Maintenant néanmoins je vais expliquer comment la flamme tout à coup irritée jaillit des vastes fournaises de l'Etna. D'abord la montagne entière est creuse et presque toute faite de cavernes de granit. En toutes il y de l'air, du vent. Le vent provient de l'air ému et agité. Quand il s'est échauffé et que rendu furieux il a tout embrasé autour de lui, roches et terre, et qu'il en a fait jaillir des jets rapides de feu, alors il se dresse et prend son élan en droite ligne par des gorges du volcan. Il peut ensuite porter au loin la flamme, au loin disperser la cendre, rouler la fumée en noirs tourbillons tout en lançant des pierres prodigieusement lourdes ; peux-tu douter que tout cela ait sa cause dans la puissance d'un vent déchaîné ?

693. D'autre part la mer, baignant le pied de la montagne sur une large étendue, y brise ses flots et tour à tour les reforme. Or depuis le bord de la mer, les grottes de la montagne se prolongent intérieurement jusqu'aux gorges du volcan. C'est par là que passent les vents quand la mer s'est retirée ; il le faut, et c'est l'évidence ; et c'est par là qu'ils dirigent leur souffle vers le sommet ; ils s'échappent ensuite en soufflant des flammes, en projetant des pierres et en soulevant des nuages de sable. Au sommet de la montagne, en effet, se trouvent les Cratères : tel est le nom que leur donnent les gens du pays ; nous autres, nous les appelons Gorges et Bouches.

702. Il y a encore bien des phénomènes pour lesquels il ne suffirait pas de proposer une seule cause ; mais des diverses causes proposées une seule est la vraie ; de même si, par exemple, tu vois à quelque distance un homme inanimé gisant à terre, c'est en énumérant toutes les causes vraisemblables de sa mort que tu diras la véritable. En effet, tu ne saurais décider s'il a péri par le fer, par le froid, par la maladie ou peut-être par le poison ; mais qu'à l'une de ces causes soit dû son accident, voilà notre certitude. Telle est en bien des matières la bonne méthode.

711. Le Nil grossit en été et déborde alors dans la vallée ; lui seul, qui baigne l'Égypte entière, lui seul de tous les fleuves a ce régime. Il arrose régulièrement l'Égypte pendant la pleine chaleur, sans doute parce que dans cette saison où règnent les vents étésiens, les aquilons viennent battre à l'embouchure le cours du fleuve et leur souffle, le prenant à rebours, retarde ses eaux, les refoule, en comble son lit et les oblige à s'arrêter. Car il est certain que ces vents soufflent en sens inverse du fleuve, puisqu'ils arrivent des constellations glacées du pôle. Et lui au contraire, il vient de la zone torride où souffle l'Auster ; parmi les races d'hommes noirs au teint brûlé par le soleil, il prend sa source au loin, dans la profondeur des régions que le soleil visite au milieu de sa course.

722. Il se peut aussi qu'un amoncellement de sable causé par les vagues qui s'opposent à son courant vienne former une digue devant son embouchure, au temps où la mer soulevée par les vents chasse le sable dans les terres ; il en résulte une sortie moins libre du courant, une pente diminuée, un élan moins fort.

727. Peut-être encore en cette saison les pluies tombent-elles davantage à la source du fleuve, parce qu'alors le souffle étésien des aquilons amoncelle dans cette région des nuages venus de toutes parts : sans doute les nuages, quand ils se trouvent rassemblés dans cette région du Midi, se heurtent à de hautes montagnes et, par la force de la pression, se rompent.

734. Peut-être enfin est-ce au fond de l'Éthiopie, dans la région de ses hautes montagnes, que le fleuve forme sa crue, lorsque les plaines voient descendre les blanches neiges fondant aux rayons du soleil qui éclaire toutes choses.

737. Maintenant venons-en à la contrée des lacs nommés Avernes, je vais expliquer leur nature et leur formation. D'abord ils doivent leur nom à ce fait qu'ils sont funestes à tous les oiseaux ; lorsque les oiseaux viennent voler au-dessus d'eux, aussitôt ils oublient de ramer, laissent tomber la voile, s'abattent la tête la première, le cou pendant, et s'écrasent à terre, si c'est la terre qui les reçoit, ou se noient si c'est un lac Averne qui s'étend là.

746. Ainsi près de Cumes, il existe un endroit où des montagnes pleines de l'odeur piquante du soufre exhalent des vapeurs auxquelles se mêlent celles de sources chaudes et dans les murs d'Athènes, au sommet même de la citadelle, près du temple de la bienfaisante Pallas Tritonnienne, jamais les corneilles au cri rauque n'abordent, même quand les autels fument de sacrifices ; tant elles ont d'ardeur à fuir, non pas l'âpre colère de Pallas courroucée de leur vigilance, comme les poètes grecs l'ont chanté, mais un lieu dont la nature seule leur inspire de l'effroi. En Syrie également, on dit qu'il existe un lieu de cette espèce où les quadrupèdes ne peuvent porter leurs pas sans qu'aussitôt ils s'affaissent lourdement comme s'ils venaient d'être sacrifiés aux dieux mènes. Tous ces phénomènes s'accomplissent naturellement et les causes n'en sont pas mystérieuses ; aussi ne faut-il pas croire que la porte d'Orcus s'ouvre dans ces régions et que par là les âmes soient attirées par les dieux mènes aux bords infernaux de l'Achéron, comme les cerfs aux pieds ailés attirent par leur simple souffle, dit-on, les serpents hors de leurs retraites. A quel point ces fables sont contraires à la vérité, apprends-le, car c'est ce sujet même que je vais traiter.

768. Tout d'abord je répéterai ce que j'ai dit tant de fois déjà, à savoir : qu'il y a sur terre les éléments de toutes sortes de choses ; beaucoup nous nourrissent et qui sont nécessaires à la vie, et beaucoup aussi qui portent les maladies et hâtent la mort. Les uns conviennent beaucoup mieux que d'autres à certains êtres vivants, et s'adaptent mieux à leur mode d'existence, je l'ai montré tout à l'heure, à cause de la différence des natures, des tissus et des corps premiers. Il en est qui s'insinuent dans nos oreilles en ennemis, d'autres dans les narines qu'ils blessent et offensent de leur contact ; il n'y en a pas moins que le toucher doive éviter ou l'œil fuir, ou bien qui révoltent le goût. Que de choses hostiles à nos sens et dont l'impression est répugnante, douloureuse !

782. Une espèce d'arbres, en premier lieu, qui donnent une ombre funeste, qui provoquent des maux de tête chez ceux qui s'étendent à leurs pieds dans l'herbe. Il existe même sur le mont Hélicon un arbre dont la fleur a le pouvoir de tuer quiconque respire son parfum vénéneux. Sans doute sont-ce là des principes funestes qui montent de la terre, car elle porte en elle une multitude désordonnée de germes de toutes sortes qu'elle trie de temps à autre pour les produire à la surface.

790. Dans la nuit, si l'odeur âcre d'une lampe qui vient de s'éteindre blesse l'odorat d'un homme sujet à tomber du haut mal, la bouche écumante, elle le plonge aussitôt dans le sommeil. A respirer l'odeur forte du castoréum, une femme se pâme, laisse aller son corps, et l'ouvrage aux couleurs éclatantes échappe à ses douces mains, pour peu que ce soit l'époque de ses règles. Bien d'autres substances encore frappent les membres de langueur et ébranlent l'âme au fond de sa retraite. S'attarde-t-on dans un bain chaud après le repas, il arrive souvent qu'on tombe sans connaissance dans l'eau brûlante. Le charbon, comme ses vapeurs se glissent aisément dans le cerveau ! à moins que nous n'en prévenions l'effet en buvant de l'eau fraîche. Et quand un homme a les membres brisés par la fièvre, alors l'odeur du vin lui donne un coup qui semble mortel. Et ne vois-tu pas encore que la terre recèle le soufre et engendre le bitume à l'odeur malfaisante ? Enfin là où l'on suit un filon d'argent ou d'or, là où l'on fouille avec le fer dans les profondeurs de la terre, à Scaptensula, quel souffle empeste les mineurs ! qu'elles sont meurtrières, les émanations des mines d'or ! quels visages, quel teint, elles infligent aux hommes qui y peinent ! Ne sais-tu pas, n'as-tu pas vu ou entendu dire comme les mineurs meurent tôt, quelle existence précaire mènent les malheureux que la nécessité enchaîne à cette dure besogne ! Eh bien, toutes ces vapeurs funestes, c'est la terre qui les dégage, les répand au dehors et en remplit les libres régions de l'air.

817. C'est ainsi que les Avernes doivent produire des émanations mortelles pour la gent ailée et qui s'élevant de la terre dans les airs empoisonnent une partie de l'espace ; à peine les ailes de l'oiseau l'ont-elles porté dans cette région qu'aussitôt surpris comme aux lacs d'un poison invisible, il tombe à pic dans la source même des vapeurs. Une fois abattu, leur malignité achève de ravir à son corps les derniers restes de vie. Car elles ne provoquent tout d'abord qu'un étourdissement ; mais une fois plongé dans la source du poison, l'oiseau doit rendre la vie elle-même, tant les principes du mal l'environnent en masse.

829. Il peut se faire aussi que les vapeurs de l'Averne aient la force de dissiper la couche d'air entre la terre et les oiseaux et de faire à peu près le vide dans cette zone Arrivé là dans son vol, l'oiseau bat vainement des ailes, puisqu'il est dans le vide et que leur double effort est trahi. Il ne peut plus compter sur elles pour se soutenir dans l'air et la nature l'oblige à tomber de son poids dans sa chute à travers le vide, il exhale son dernier souffle par tous les pores de son corps.

839. L'eau des puits se fait plus fraîche en été, c'est qu'en cette saison la terre dilatée par la chaleur laisse s'échapper tous ses éléments de feu, qui se répandent aussitôt dans l'air. Au fur et à mesure qu'elle les perd, l'eau qu'elle renferme se rafraîchît. D'autre part, quand la terre se resserre de froid, se contracte et se durcit, alors évidemment elle exprime dans les puits toute la chaleur dont elle était capable.

847. Il y a, dit-on, près du temple d'Ammon une source qui est froide à la lumière du jour et qui devient chaude à la nuit. Les hommes s'en émerveillent et s'imaginent que les feux du soleil, plus vifs quand sa révolution l'amène sous la terre, échauffent soudain cette eau dès que la nuit nous couvre de ses horribles ténèbres. Que cette explication erre loin de la vérité ! Si le soleil frappant directement la source n'a pu en rendre chaude la surface lorsque les rayons tombaient brûlants du haut du ciel, comment croire que par-dessous la terre, à travers toute l'épaisseur du globe, il serait capable d'échauffer l'eau et de la combler de chaleur ? Surtout quand on pense qu'il peut à peine faire pénétrer dans l'intérieur de nos maisons l'ardeur de ses brillants rayons.

860. Alors quelle explication donner ? Eh bien, le sol étant moins dense autour de la fontaine et nombre d'atomes de feu se trouvant à proximité, il arrive que, dans les ombres humides de la nuit, la terre se trouve saisie par le froid et se contracte profondément. C'est comme si on la pressait de la main, et elle exprime dans la source tout ce qu'elle a d'atomes de feu, qui rendent ainsi l'eau chaude au toucher et au goût. Puis quand le soleil levant dilate la terre en la pénétrant de ses rayons, les atomes de feu regagnent leur ancienne place et la terre reprend toute la chaleur de l'eau. Voila pourquoi la source redevient froide à la lumière du jour.

873. Sans compter que le soleil frappe la source de ses rayons et que sous leurs feux miroitants l'eau se dilate davantage à mesure que le jour avance ; il arrive ainsi que tout ce qu'elle possède d'atomes de feu l'abandonne ; c'est de même que le gel quitte l'onde, celle-ci rompant la glace et relâchant les nœuds qui l'emprisonnaient.

878. Il existe encore une source froide à la surface de laquelle l'étoupe aussitôt présentée prend feu et jette des flammes. De même une torche qu'on y trempe s'allume et fait briller ses feux partout où l'entraînent les vents. Il faut que cette eau contienne beaucoup d'éléments de feu ; il faut aussi que de son lit jaillissent d'autres éléments qui la traversent et se répandent dans les airs, sans être toutefois assez nombreux pour échauffer la source elle-même.

887. Ces éléments subissent une impulsion secrète qui les détermine à s'élever épars dans l'eau pour ne se rassembler qu'à la surface : c'est ainsi qu'une source d'eau douce, la fontaine Aradienne, écarte autour d'elle les eaux salées ; et qu'en beaucoup d'autres endroits la mer offre une agréable ressource aux marins altérés en leur ménageant une eau douce au milieu de ses ondes salées. Voila comment il se peut que dans notre fontaine les atomes de feu traversent l'eau et s'élancent au dehors pour allumer l'étoupe en se rassemblant sur elle ; ou bien attachés à la torche flottante ils s'embrasent sans peine, car torche et étoupe contiennent elles-mêmes un grand nombre d'atomes de feu.

899. Ne vois-tu pas aussi que si l'on approche d'une lampe une mèche qui vient de s'éteindre, elle prend feu avant d'avoir touché la flamme ? De même une torche. Maints corps d'ailleurs s'enflamment de loin au seul contact de la chaleur et avant de communiquer avec le feu lui-même. Eh bien, c'est ce qui se passe dans la fameuse source, sois-en sûr.

905. Autre chose. J'entreprends d'expliquer en vertu de quelle loi naturelle le pouvoir d'attirer le fer est dans cette pierre que les Grecs appellent magnétique du nom de sa patrie, car c'est en Magnésie qu'on la trouve.

909. Cette pierre fait l'admiration des hommes ; car souvent elle forme une chaîne d'anneaux qu'elle tient suspendus les uns aux autres sans autre lien qu'elle-même. On en voit quelquefois jusqu'à cinq et davantage qui se balancent en file pendante au souffle de l'air ; le premier soutenant le second, qui adhère à lui par en dessous, et tous se communiquant de l'un à l'autre la vertu d'attraction qu'a la pierre : tant cette vertu peut se transmettre sans s'affaiblir.

916. Pour expliquer de tels phénomènes, il convient d'établir un certain nombre de principes avant d'en venir à rendre compte du fait lui-même ; d'assez longs détours sont nécessaires pour l'aborder ; raison de plus pour exiger de toi l'attention de tes oreilles et de ton esprit.

920. Tout d'abord, de tout ce que nous voyons s'écoulent nécessairement et se répandent dans l'espace des éléments qui frappent nos yeux et nous obligent à voir. Tels corps répandent sans cesse des odeurs comme les cours d'eau dégagent la fraîcheur, comme le soleil rayonne de chaleur, comme les flots bouillonnants aspergent d'embruns les digues du littoral. Et tous les sons ne cessent de voler à travers les airs. Enfin à nos lèvres parvient une saveur de sel, quand nous nous tenons près de la mer, et si une préparation d'absinthe se fait sous nos yeux, nous sommes frappés de son amertume. Ainsi de toutes choses une émanation se dégage en tous sens, cela sans trêve ni repos, puisque nous en avons sans cesse le sentiment et qu'il nous est toujours possible de voir, de sentir et d'entendre.
Je rappellerai maintenant ce que j'ai déjà exposé, à savoir combien tous les corps sont poreux : ce qui est mis en lumière dans mon premier livre. En effet, il s'agit d'un principe d'où découlent maintes vérités ; mais il est spécialement lié au phénomène que j'entreprends d'expliquer ; et c'est pourquoi il me faut établir à nouveau que de tous les corps accessibles à nos sens il n'en est aucun qui ne mêle la matière au vide.

941. Tout d'abord, on voit dans les grottes une eau qui suinte des pierres de la voûte et qu'elles distillent goutte à goutte : c'est ainsi que tout notre corps dégage de la sueur ; la barbe et le poil poussent sur notre visage et sur tous nos membres ; les aliments répartis dans nos veines nourrissent et font croître notre corps jusqu'aux extrémités, jusqu'au bout des ongles. Et nous sentons le froid et le chaud traverser l'airain, nous les sentons aussi traverser l'or et l'argent quand nous tenons à la main une coupe pleine. Enfin à travers les murs de pierre de nos maisons, volent les voix, se glissent odeur, froid, chaleur et feu ; le feu pénètre même le fer si dense et force jusqu'à la cuirasse qui ceint le corps du guerrier. Les maladies aussi nous viennent du dehors, et les tempêtes qui naissent de la terre et du ciel se dissipent en un instant au large du ciel et de la terre, pour cette raison qu'il n'existe pas de corps dont la substance ne soit mêlée de vide.

958. A cela s'ajoute que tous les principes émanés des corps ne donnent pas les mêmes sensations et ne conviennent pas également à toutes choses. Le soleil cuit la terre et la dessèche, mais il dissout la glace et sur les hautes montagnes dissipe de ses rayons les neiges amoncelées. Enfin la cire fond quand on l'expose à la chaleur. Le feu met aussi l'airain en fusion ainsi que l'or, mais pour le cuir et les chairs il les resserre et contracte. L'eau, d'autre part, durcit le fer sorti du feu, tandis qu'elle amollit le cuir et les chairs durcis par la chaleur. A l'animal qui porte barbe, à la chèvre, des feuilles d'olivier sauvage plaisent autant que si elles distillaient l'ambroisie ou que si le nectar les imprégnait. Or, à l'homme, il n'est point de feuillage qui soit plus amer. Enfin, la marjolaine met en fuite le pourceau qui déteste toute espèce de parfums, car pour les animaux porte-soies ce sont poisons violents, tandis que nous y trouvons une source de vie. Par contre, la fange, qui est pour nous ordure repoussante, s'offre aux pourceaux comme un bain délicieux où ils n'arrêtent pas de rouler tout leur corps.

978. Une proposition encore reste à établir avant de revenir à l'explication du phénomène. Tous les pores dont la nature a doué les divers corps différents nécessairement entre eux et ont dans chaque espèce leur genre particulier de canaux. Les êtres vivants en effet ont une diversité de sens dont chacun reçoit les impressions qui lui sont propres. C'est par le sens approprié que pénètrent respectivement le son, le goût, les odeurs, selon la substance et le tissu. En outre tel corps est fait pour traverser la pierre, tel autre le bois ; celui-ci passe à travers l'or et l'argent, celui-là à travers le verre. Ici s'introduisent les images, par là se répand la chaleur ; et d'ailleurs, par un même conduit, le passage est plus ou moins rapide. Tels sont les effets de la diversité infinie que la nature a mise aux pores des êtres, comme je l'ai montré tout à l'heure.

995. Tout cela posé et bien établi, ces propositions fondamentales présentes à notre esprit, il sera désormais facile d'expliquer complètement comment le fer est attiré par la pierre magnétique. Tout d'abord, il faut que de cette pierre émanent une foule de principes, ou bien qu'un courant venu d'elle disperse à chocs répétés la couche d'air qui la sépare du fer. Voilà cette zone devenue vide, tout un espace s'étend sans obstacle : aussitôt les principes du fer s'y précipitent tous en faisceau ; il s'ensuit que l'anneau lui-même suit le mouvement et se porte en avant de toute sa masse. Car il n'y a pas de corps dont les éléments premiers se lient et s'enchevêtrent plus étroitement que le fer, ce métal dur et glacial. On s'étonnera donc moins que des éléments premiers émanés du fer, comme je viens de le dire, ne puissent s'en échapper en grand nombre dans le vide, sans que l'anneau suive lui-même ; ainsi fait-il ; il suit jusqu'à ce qu'il rencontre la pierre, et y adhère par d'invisibles liens. Le phénomène se produit dans tous les sens, de quelque côté que se fasse le vide, soit latéralement, soit de haut en bas : en un instant les éléments du fer les plus proches se précipitent. Car ils subissent l'impulsion de chocs extérieurs et ne sauraient d'eux-mêmes s'élever dans les airs. Et voici qui rend la chose plus vraisemblable encore, un élément nouveau qui favorise le mouvement. Aussitôt qu'en face de l'anneau l'air s'est raréfié et que le vide s'est fait dans la zone intermédiaire, l'air que l'anneau a dernière lui le pousse, pour ainsi dire, par le dos et le fait avancer. Car l'air autour d'un objet ne cesse de le battre ; or dans le cas présent, il peut pousser le fer en avant parce qu'il y a un espace libre qui s'offre à le recevoir. L'air dont je parle, s'insinuant à travers les nombreux pores du fer jusqu'à ses plus subtils éléments, leur donne l'impulsion, les ébranle comme fait le vent aux voiles d'un navire.

1031. Enfin tout corps doit contenir de l'air dans sa substance, parce que celle-ci est poreuse et que l'air entoure, avoisine tous les corps. L'air donc, caché aux profondeurs du fer, s'agite d'un mouvement inquiet, est ainsi entraîné à battre sans nul doute l'anneau, à le pousser intérieurement : c'est une impulsion nouvelle dans le sens où déjà il se précipitait, attiré par le vide offert à son essor.

1039. Quelquefois aussi la pierre repousse le fer qui tour à tour la fuit et la poursuit. Il y a même du fer de Samothrace que j'ai vu bondir et de la limaille de fer que j'ai vue s'agiter follement dans des coupes d'airain sous lesquelles la fameuse pierre d'aimant avait été placée : tant le fer semblait impatient de la fuir ! Quand la seule interposition de l'airain fait naître une telle antipathie, c'est que les émanations de cet airain pénétrant les premières dans les pores du fer encore libres, celles qui viennent de la pierre et qui les suivent, trouvent tous les conduits occupés et n'ont plus leur passage. Alors ce courant est obligé de heurter le tissu du fer et de le battre de son flot ; voilà pourquoi il repousse loin de lui et agite à travers l'airain les corps que, sans cet obstacle, il a coutume d'attirer.

1053. Ici ne t'étonne pas que le courant venu de la pierre ne puisse attirer d'autres corps que le fer. Il en est, en effet, que leur poids fait résister, l'or par exemple ; il en est d'autres, trop poreux et que le courant traverse sans les ébranler : de ce nombre semble être le bois. Entre les deux se classe le fer ; il lui suffit de quelques atomes d'airain en alliage pour acquérir la propriété de subir l'impulsion magnétique.

1062. Ces phénomènes d'ailleurs ne sont pas si étranges que je ne puisse songer à beaucoup d'autres du même genre et je citerai bien des corps capables de s'unir par affinités privilégiées. La chaux toute seule peut sceller des pierres ensemble, la colle de taureau unit si fort le bois que les pièces jointes craquent et se divisent avant que la colle ne relâche ses liens. Le jus de la vigne aime se mélanger avec l'eau des sources : ce qui est impossible à la poix trop lourde et à l'huile trop légère. La couleur de pourpre née d'un coquillage fait tellement corps avec la laine qu'elle n'en peut être jamais séparée : on aurait beau faire passer les flots de Neptune sur l'étoffe pour lui rendre sa première teinte, on aurait beau vouloir la laver de tous les flots de la mer ! Enfin l'or ne se soude-t-il pas à l'or à l'aide d'une seule substance et n'est-ce pas l'étain qui seul peut unir ensemble le cuivre au cuivre. Combien d'autres exemples ne pourrais-je invoquer ? Mais quoi ! tu n'as pas besoin de si longs détails, ni moi de me donner tant de peine et de perdre tant de temps ; un seul principe vaudra pour un grand nombre de faits. Quand les corps ont des tissus qui s'opposent en se correspondant, de telle sorte que leurs creux et leurs pleins se répondent mutuellement, ils forment entre eux de parfaites unions. Il arrive aussi que les corps se lient par des sortes de chaînons et de crochets qui maintiennent leur adhérence : tel est justement le cas, semble-t-il, de l'aimant et du fer.

1087. Maintenant quelle est la cause des maladies et d'où naît soudain cette force malsaine qui sème ses ravages parmi les hommes et les troupeaux ? Je vais le dire. D'abord il existe des germes multiples, je l'ai déjà enseigné, qui sont créateurs de vie ; mais il en est d'autres en grand nombre dans l'air qui sont porteurs de maladie et de mort. Lorsque le hasard a rassemblé ces derniers et en a infesté le ciel, l'air devient malsain. Et toutes ces maladies, toutes ces épidémies nous arrivent de climats étrangers, comme les nuages et les brouillards à travers le ciel, ou bien elles montent de la terre elle-même, lorsque le sol humide se putréfie par l'alternance de pluies insolites et d'excessives chaleurs.

1100. Ne vois-tu pas aussi que la nouveauté du climat et des eaux éprouve le voyageur éloigné de sa patrie et de son chez soi, parce qu'il trouve en pays étranger un air trop différent de celui qu'il a respiré jusque-là ? Quelle différence, en effet, entre le ciel de la Bretagne et celui de l'Égypte où s'infléchit l'axe du monde ! Quelle différence encore entre le ciel du Pont et celui qui s'étend depuis Gadès jusqu'aux races d'hommes brûlées par le soleil ? Ces quatre climats, nous les voyons bien distincts et qui répondent aux quatre vents principaux, aux quatre régions du ciel ; bien plus, le teint et le type physique de leurs habitants différent considérablement, ainsi que leurs maladies spécifiques.

1111. L'éléphantiasis, qui naît sur les bords du Nil dans l'Égypte centrale, ne se trouve nulle part ailleurs. En Attique, le mal s'attaque aux pieds ; en Achaïe, aux yeux. D'autres pays encore sont contraires à telle ou telle partie du corps : toutes ces différences tiennent à l'air. Dès lors qu'un climat qui se trouve nous être contraire se déplace et qu'un air malfaisant sort de son domaine, cet ennemi s'avance lentement, comme un brouillard ou un nuage, et en chemin répand le trouble et la corruption ; enfin, arrivé dans notre propre climat, il le corrompt, et se l'assimile en le tournant contre nous.

1122. Ainsi donc fait sa brusque invasion le fléau de l'épidémie nouvelle ; ou bien il s'abat sur les eaux, ou bien il s'établit dans les blés ou autres productions qui servent de nourriture aux hommes et de pâture aux animaux. Ou encore sa virulence demeure suspendue dans l'air même et, quand nous respirons cet air contaminé, nous absorbons fatalement le poison qui l'infecte. C'est de la même façon que les boeufs aussi sont atteints souvent par la contagion, et même les troupeaux bêlants. Peu importe d'ailleurs que nous allions en des régions contraires, sous un ciel inconnu, ou que ce soit la nature elle-même qui nous apporte une atmosphère viciée, une nouveauté étrangère à nos habitudes et capable de s'attaquer brusquement à notre santé.

1135. C'est une maladie de ce caractère, c'est un souffle mortel qui jadis sur la terre de Cécrops répandit la mort dans les campagnes, fit les chemins déserts, vida la ville de ses citoyens. Venu du fond de l'Égypte où il était né, après une longue course à travers les airs et les plaines flottantes, le fléau s'abattit sur le peuple de Pandion tout entier : tous alors en foule étaient livrés à la maladie et à la mort. Ils commençaient par sentir leur tête en feu, une rouge lueur troublait leurs yeux. Leur gorge toute noire était baignée d'une sueur de sang et des ulcères leur obstruaient le canal de la voix ; l'interprète de la pensée, la langue, dégouttait de sang, affaiblie par le mal, alourdie, rude au toucher. Par la gorge, la maladie s'emparait de la poitrine et affluait vers le cœur défaillant ; alors tous les soutiens de la vie tombaient à la fois. La bouche exhalait une odeur fétide semblable à celle des cadavres corrompus qui gisent sur le sol. Puis l'âme perdait ses forces et le corps défaillant était déjà au seuil de la mort. A ces maux insupportables venaient s'ajouter l'anxiété, leur compagne assidue, et des plaintes gémissantes ; un hoquet persistant, la nuit comme le jour, secouait sans trêve les nerfs et tout l'organisme, brisait le patient, achevait d'épuiser les malheureux. Chez aucun la surface du corps et des parties externes ne paraissait brûler trop ardemment ; elle donnait même au toucher une impression de tiédeur ; mais en même temps des ulcères pareils à des brûlures rougissaient tout le corps, comme il arrive lorsque les membres sont la proie du feu maudit. A l'intérieur du corps, tout était embrasé jusqu'aux os, une flamme brûlait dans l'estomac comme au fond d'une forge. Aussi les vêtements les plus légers étaient-ils insupportables aux malades : toujours à la recherche de la brise et de la fraîcheur, les uns plongeaient leurs membres brûlants de fièvre dans l'eau glacée des rivières et se jetaient tout nus dans leurs ondes ; d'autres, en grand nombre, tombèrent la tête la première au fond des puits vers lesquels ils s'étaient traînés la bouche ouverte. Une soif inextinguible qui dévorait leur corps brûle ne leur permettait pas de faire une différence entre quelques gouttes d'eau et des flots abondants. Point de répit dans leurs souffrances : leur corps gisait inerte ; la médecine muette de crainte ne savait que dire ; elle s'effrayait de ces yeux brûlants de fièvre qui l'imploraient si souvent toujours ouverts, privés de sommeil. Bien d'autres symptômes de mort apparaissaient à ce moment : le trouble d'un esprit livré à la douleur et à l'effroi, le sourcil froncé, l'air sombre et furieux, les oreilles inquiètes et pleines de bourdonnements, le souffle haletant ou parfois lent et profond, le cou baigné d'une sueur luisante, les crachats petits, menus, couleur de safran, salés et arrachés péniblement par la toux à une gorge rauque. Aux mains les nerfs se contractaient, les membres tremblaient ; des pieds, le froid gagnait peu à peu tout le corps enfin au moment suprême, les narines se serraient, le nez se pinçait et puis c'étaient les yeux caves, les tempes creuses, la peau froide et rêche ; la bouche ouverte grimaçait le front tendu ressortait. Les membres ne tardaient guère à se raidir dans le froid de la mort ; au huitième retour de la lumière du soleil ou tout au plus à la neuvième apparition de son flambeau, ils rendaient l'âme. Si l'un d'entre eux échappait à la mort, car cela arrive, d'affreux ulcères le rongeaient, une débâcle intestinale de noires matières l'épuisait et c'était à bref délai la consomption et la mort ; ou bien un flot de sang corrompu, avec souvent des maux de tête, s'échappait des narines engorgées ; et avec lui toutes les forces de l'homme, toute la substance de son corps coulait. A certains cette perte effroyable de sang corrompu était épargnée, mais alors le mal se rejetait sur les nerfs, sur les articulations et même sur les parties génitales. Il y en eut qui, dans leur épouvante d'entrevoir le seuil du trépas, survécurent en tranchant avec le fer leurs organes virils ; quelques-uns restaient sans mains ni pieds, mais en vie, et d'autres n'avaient plus d'yeux : tant la peur de la mort les avait pénétrés de son aiguillon ! Et l'on en vit qu'avait saisis l'oubli de toutes choses, au point qu'ils ne pouvaient se reconnaître eux-mêmes. Les cadavres sans sépulture avaient beau s'entasser les uns sur les autres, les oiseaux et les bêtes sauvages passaient au large pour fuir l'infection ; ou bien si quelques téméraires venaient goûter à la proie, aussitôt ils tombaient en langueur sous la menace de la mort. Les oiseaux ne se hasardaient pas à se montrer durant ces terribles jours et pendant la nuit les bêtes féroces, abattues, ne quittaient point leurs forêts ; la plupart, atteintes par la contagion, languissaient et mouraient ; les chiens surtout, les chiens fidèles, gisant au milieu des rues, exhalaient douloureusement la vie que leur arrachait la violence du mal. C'étaient partout des funérailles sans cortège, lugubres, qu'on hâtait. Et nul moyen sûr d'assurer le salut commun ; car tel remède qui avait conservé à l'un la jouissance des souffles vivifiants de l'air et la contemplation des espaces célestes, apportait aux autres le péril et la mort.

1226. Dans ce désastre ce qu'il y avait de plus misérable et de plus affligeant, c'est que chacun, à peine touché de la contagion, se voyait déjà condamné et perdant tout courage gisait inerte, le cœur désespéré, imaginant ses funérailles : il expirait sur place. Mais ce qui accumulait deuil sur deuil, c'est que la contagion inexorable ne cessait à aucun moment de gagner les uns après les autres. Car ceux qui évitaient de visiter leurs parents malades par amour excessif de la vie et par crainte de la mort, se trouvaient vite châtiés par une mort honteuse et misérable ; ils périssaient abandonnés, privés de secours, victimes de l'indifférence comme les moutons porte-laine et les troupeaux de bœufs. Ceux au contraire qui avaient fait leur devoir succombaient à la contagion et à la fatigue que leur avaient imposée l'honneur, ainsi que les accents suppliants et les voix plaintives. Telle était la mort réservée aux meilleurs. Comme il fallait sans relâche donner la sépulture au peuple des morts, on s'en revenait chez soi fatigué de larmes et de deuils, puis le plus souvent on prenait le lit sous le coup du chagrin : bref, personne que la maladie, la mort ou le deuil n'atteignît en ces temps de malheur. Il n'était pas jusqu'aux bergers, aux gardiens de troupeaux, aux robustes conducteurs de charrue qui ne fussent frappés de langueur ; au fond des chaumières gisaient leurs corps, livrés à la mort par la pauvreté et la maladie. Sur des enfants inanimés on pouvait voir les corps inanimés des parents, et parfois aussi, sur leur mère et leur père, les enfants rendre le dernier soupir ; l'épidémie pour une grande part reflua des champs sur la ville, apportée par les gens des campagnes, foule souffrante qui, à la première atteinte du mal, accourut de partout. Ils remplissaient les lieux publics et les maisons ; ainsi rassemblés, la mort n'en faisait que plus aisément des monceaux de cadavres. Un grand nombre, tourmentés par la soif, roulaient soudain à terre et gisaient près des fontaines publiques : un excès d'eau trop douce à leur mal les avait suffoqués. Beaucoup d'autres répandus dans les lieux publics et à travers les rues, accablés et à demi morts, montraient leurs corps souillés, leurs haillons, et une repoussante saleté : leurs os n'avaient plus que la peau, déjà presque ensevelie sous d'affreux ulcères et dans un linceul de crasse.

1269. Tous les sanctuaires des dieux eux-mêmes, la mort les avait remplis de victimes, et partout les temples des habitants du ciel s'encombraient des cadavres de tant de visiteurs que leurs gardiens y avaient entassés ! La religion ni les puissances divines ne comptaient déjà plus : la douleur présente était plus forte qu'elles. Et les rites funèbres ne s'accomplissaient plus dans la ville où le peuple les avait toujours pratiqués jusque-là. Tout était au trouble et à la confusion, chacun dans l'affliction enterrait comme il pouvait son compagnon. Que d'horreurs la nécessité pressante et la pauvreté inspirèrent ! Sur des bûchers dressés pour d'autres, on vit des gens aller à grands cris déposer les corps de leurs parents, en approcher des torches et soutenir des luttes sanglantes plutôt que d'abandonner ces cadavres.