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Lucrèce

 

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INTRODUCTION

Titus Lucretius Carus naquit à Rome vers 98 avant Jésus-Christ. Nous savons peu de chose de sa vie. Il appartenait à l'antique et glorieuse famille des Lucretii Tricipitini ; il pouvait donc ambitionner les honneurs ; mais ce descendant de plusieurs consuls préféra ne prendre aucune part aux affaires publiques ; l'ami de Cicéron, d'Atticus et de Catulle voulut mener la calme existence d'un philosophe plus encore que d'un poète.
Alla-t-il en Grèce? Y passa-t-iI sa jeunesse en écoutant les leçons de Zénon ? Rien n'est moins sûr. Nous ignorons même à quel moment il composa son grand ouvrage.

Lucrèce mourut l'année, sinon le jour, où Virgile revêtit la toge virile, c'est-à-dire en 55. Saint Jérôme prétend qu'un philtre amoureux l'avait rendu fou et qu'il compose le De Natura Rerum dans les répits de son délire : sans doute n'y a-t-il là qu'une légende propre à discréditer le poète impie. Toutefois il n'est pas interdit de penser que Lucrèce s'est suicidé.

Le De Natura Rerum n'est pas la seule épopée philosophique de son temps, et bien d'autres l'avaient précédée ; la plus célèbre est l'Épicharme d'Ennius qui cent ans avant Lucrèce avait exposé le système de Pythagore. C'est Épicure que Lucrèce vulgarisa . Son « manuscrit », quand il mourut, restait à peu près dans le même état où Virgile laisse le sien ; bien des imperfections, quelques lacunes, restaient à corriger. Cicéron assuma la triche de le mettre au net et de le publier ; il s'agit de l'orateur plutôt que de son frère, car saint Jérôme, qui nous donne le renseignement, n'aurait vraisemblablement pas oublié le prénom s'il se fût agi de Quintus ; et puis, Lucrèce semble avoir eu avec l'orateur d'assez étroits rapports littéraires et l'on a relevé dans son poème des emprunts nombreux à la traduction des Phénomènes.

Certains ont prétendu que nous n'avions pas le poème complet, mais le contraire est plus probable : aucune citation d'auteurs anciens ne se rapporte à d'autres Ivres que ceux que nous possédons, et d'ailleurs l'exposition de la doctrine est à peu près complète avec le sixième. Au reste, le poète ne déclare-t-il pas formellement, avant le centième vers de ce Ivre VI, qu'il touche au terme de son ouvrage?

Tel quel, le De Natura Rerum compte 7.400 vers.

II est dédié à Memmius, c'est-à-dire C . Memmius Gemellus, un ami d'illustre famille, orateur ingénieux et personnage politique qui fut questeur et préteur. Nous avons le droit de le tenir pour un intrigant, et même pour un ambitieux sans scrupules. II ne réussit pourtant point au consulat : banni pour corruption électorale, réfugié à Athènes, il acheta les jardins d'Épicure et prétendit s'y faire bâtir un palais. Cicéron le supplia de renoncer à ce sacrilège envers le maître que Lucrèce avait célébré comme un dieu.

Vraiment ce Memmius avant grand besoin d'être converti ! puisque c'est à le convertir que semble s'être appliqué son ami. Quelle pouvait bien être l'amitié de ces deux hommes? Lucrèce vivait à une époque des plus troublées de l'histoire romaine et la politique n'avait rien qui pût tenter un cœur aussi noble. Bien au contraire! Sa jeunesse avait été témoin des massacres consécutifs aux luttes de Marius et de Sylla. Dans la suite, il assista au déchaînement des pires ambitions et entendu souvent le tumulte des émeutes.

C'est peut-être devant de tels spectacles qu'il eut l 'idée de renverser par la force du génie ces tyrans que sont les passions, c'est-à-dire la conquête des honneurs, la cupidité au sein des familles, la violence égoïste : Lucrèce, « c'est du Salluste en vers », a dit Martha. Et comme les deux romains étaient devenus des moyens d'action entre les mains d'intrigants politiques, et qu'on multipliait par intérêt de basse propagande les divinités les plus malfaisantes, le poète se révolta contre les prétendues puissances célestes, inventions de l'ignorance et de la peur et qui préparaient les citoyens au joug.

Alors il pensa au sage Athénien dont la mémoire était  vénérée depuis deux siècles et qui possédait le secret d'arracher tout mortel au malheur des temps pour le mener au souverain bien ; car ce magicien savait dissiper la crante du surnaturel et faire fleurir le repos de lame sur la ruine des passions. Lucrèce adopta d'enthousiasme la doctrine d'Épicure et s'en fit l'apôtre auprès des Romains.

Dans la doctrine épicurienne, telle qu'on l'enseignait et qu'on la pratiquait alors, il n'y avait rien qui pût choquer un esprit délicat, écrit Martha. « Le système ne manquait ni de grandeur ni de prestige. Cette morale qui apprenait à se vaincre soi-même, à se retrancher des désirs frivoles, à combattre les terreurs de la superstition, semblait fort fier le courage et pouvait même tenter les âmes généreuses par l'attrait d'une certaine austérité. Enfin la physique, qui livrait le monde au hasard et aux lois naturelles de la matière, qui reléguait les dieux loin de l'univers et, sans nier absolument leur existence, niait du moins leur présence et leur intervention dans les affaires humaines, cette physique à la fois simple et triste devait convenir à un Romain que les malheurs de sa patrie avaient déjà préparé à l'impiété, qui avait vu pendant les guerres civiles la religion au service de tous les partis et de tous les crimes, les présages les plus certains ne point empêcher le triomphe du plus fort, et les dieux, impuissants ou imbéciles, contempler sans colère, du haut de leur Capitole, le massacre des plus honnêtes gens. »

On a retrouvé à Herculanum des fragments du grand traité d'Épicure ; ils garantissent une fidélité toute relative du poète-traducteur. Certes, il suit le maître dans ses grandes directions, il observe le catéchisme de l'école. Certes encore, il échauffe et rajeunit par la poésie une froide physique conjecturale. Mais à la morale d'Épicure, qui alors n'était pas encore dégénérée, il donne une raideur bien romaine. Et surtout, il tourne l'irréligion du maître, toujours discrète et riche de sous-entendus, en machine de guerre anticléricale, ou tout au moins en athéisme irrité.

Enfin l'épicurisme s'assombrit chez lui en pessimisme d'ailleurs émouvant. Lucrèce est de ceux qui condamnent la vie, regrettent d'être nés et n'éprouvent que pitié pour une race d'êtres vivants qu'accablent tous les tourments, que menacent tant de maladies et autour desquels la mort rôde au hasard, toujours prête à frapper avant le temps. 

Lucrèce semble avoir eu le sentiment que l'épicurisme, faisant un dogme de l'infaillibilité des sens, prétendant se livrer à une investigation scientifique de l'univers, saluant l'autorité de l'expérience, apportait la doctrine la plus susceptible de perfectionnement. Mais hélas, son enthousiasme hyperbolique et sa soumission sans réserves ne peuvent inspirer qu'une assez médiocre confiance. Dans l'exposé du système des atomes notamment, il donne l'impression de réciter une leçon mal comprise. Ce qui chez Épicure était hypothèse ingénieuse, vison provisoire du monde, comme le sont les systèmes chez les grands philosophes de la Grèce, devient avec Lucrèce une foi de charbonnier.
L'esprit balourd des Romains confronté avec les plus fins métaphysiciens de l'univers ne pèse nulle part un si bon poids que dans le De Natura Rerum.

On sait qu'Épicure avait fait sienne la physique déjà vieillie de Démocrite. Ce n'est certes pas sur Lucrèce qu'elle pouvait compter pour se rajeunir. Ce serait un jeu bien puéril toutefois de relever tout ce qui peut, dans ce veux livre, scandaliser les modernes si fiers de leurs connaissances scientifiques ; par exemple, l'existence des antipodes y est niée ; le soleil et la lune n'y sont pas reconnus plus grands qu'ils n'apparaissent à notre vue ; la foudre, les tremblements de terre, aussi bien que le sommeil et autres actes physiologiques, sont expliqués de façon bien amusante. . . Mais ne vaut-il pas mieux, après tout, noter les observations intéressantes qui sont faites, par exemple, sur la matérialité de l'air ou sur la chute des corps dans le vide ? Ces Anciens ont même eu de curieux pressentiments ; ils ont entrevu la sélection naturelle de Darwin ; ils ont eu un soupçon des doctrines de Cuvier sur les fossiles ; la pluralité des mondes, l'origine relativement récente de notre univers, l'apparition tardive de l'homme parmi les êtres vivants, sont autant de thèses qui les rapprochent de nous. 

Quant à la théorie atomique, elle semble faire de Lucrèce, d'Épicure et de Démocrite trois précurseurs prodigieux. 

II est certain que la science moderne marche actuellement dans leur voie . . . Mais peut-être n'est-ce qu'apparence car les théories de la science contemporaine sont suspendues à la vertu de l'électricité. En tout cas, si vraiment la vieille physique épicurienne a eu l'intuition géniale qu'une science complètement différenciée de la métaphysique paraît confirmer, il n'en est pis moins vrai que Lucrèce n'y est pas pour grand-chose. On ne doit voir en lui, sur ce chapitre, que le plus banal des disciples. 

La morale de Lucrèce a les mêmes mérites et les mêmes inconvénients que celle d'Épicure. Celui-ci était arrivé à proposer la tempérance comme vertu essentielle, dont toutes les autres découlent ou qu'elles conditionnent. En pratiquant la prudence et la justice, en tuant en lui les passions et en goûtant les plaisirs de l'esprit, le philosophe épicurien avait conscience d'avoir bien vécu. Mais que de sacrifices !  il ne s'interdisait pas seulement les désirs de luxe, il s'efforçait d'éviter tout ce qui pouvait troubler sa sérénité, les charges de famille aussi bien que la recherche du pouvoir ou la complaisance à l'amour. Du moins sauvegardait-il l'amitié. Lucrèce a dogmatisé sur cette morale en acceptant tout son ascétisme, mais aussi toute son insensibilité égoïste, au moins théoriquement. On connaît le cri fameux : « Suave mari magno... » La société est pour lui une association nécessaire ; le droit n'est qu'un contrat ; il n'a guère que mépris pour ses contemporains, et que sa pitié est altière ! II ne semble pas se douter que l'épicurisme, mieux encore que la vieille religion, taillait le joug pour les Romains et préparait la servitude de leurs âmes. Peut-être l'épicurisme n-a-t-il été à Rome, chez les meilleurs et chez Lucrèce lui-même, qu'use forme de leur pessimisme et de leur désespoir. Considérons le suicide hypothétique du poète comme un symbole.

En théorie, la métaphysique et la morale du De Natura Rerum reposent sur la science de Démocrite et d'Épicure et sur ce que Lucrèce avait pu glaner autour de lui de connaissances physiques. Mais on peut se demander si ce n'est pas, en fait, l'inverse tellement toute l'œuvre semble acharnée à délivrer les hommes de la crainte des dieux. Il faut reconnaître que l'athéisme de Lucrèce a une force de conviction qui finalement reste son seul principe de vie philosophique. Personne n'a parlé avec une liberté plus audacieuse de ces divinités qui n'étaient plus prises au sérieux par les lettrés et les gens instruits, mais au pied desquelles la foule se prosternait encore. Ah ! la doctrine épicurienne donnait satisfaction à cet athée farouche. Sa métaphysique est le pur matérialisme ; il refuse à l'âme l'immortalité, il fait de  l'univers un mécanisme. Mais tout cela est superficiel autant que brutal ; car il néglige de rechercher comment un simple assemblage d'atomes peut avoir le sentiment et la pensée, comment le hasard qu'il substitue à la Providence peut présider a un univers où tout arrive selon des lois rigoureuses. Enfin explique-t-il la vie, qui se distingue si nettement, en son essence, du mécanisme ?

Le miracle est que de telles doctrines aboutissent à de vastes perspectives. Ce qui peut-être caractérise le mieux le poème de Lucrèce, c'est l'admirable sentiment de l'infini qu'il chante à maintes reprises avec gravité ; ou plutôt il ne le chante pas, il sait, de page en page, nous en pénétrer.

Il n'est jamais si grand que lorsqu'il nous entraîne dans les régions mystérieuses au delà de toutes limites, lorsqu'il renverse « les murailles du monde » et, dans le resplendissement d'une pure lumière, contemple au loin, d'une part notre misérable petit monde, d'autre part les espaces infinis. 

C'est cette contemplation qui nous émeut encore aujourd'hui ; c'est elle qui fut une neuve surprise pour les Romains ; c'est elle surtout qui explique l'enthousiasme de Lucrèce lui-même.

Et nous voici arrivés à l'écrivain et au poète. Ils échappent à toute comparaison avec le savant et le philosophe. On s'est souvent étonné que la poésie agit pu se contraindre ainsi à exprimer les abstractions d'une doctrine bien prosaïque en somme. Lucrèce a réussi là où il avait toutes les chances d'échouer. II faut que la vertu poétique ait été grande en lui.

S'il y a dans son poème un certain nombre de passages où l'aridité de la matière lui a résisté, il a pu répandre presque partout des flots de clarté et d'aimables couleurs ; à force d'exemples brillants, il a fait vivre ses démonstrations voyez la danse des poussières dans un rayon de soleil, l'armée en manœuvre dans la plaine, le paysage qui fuit à l'arrière du navire... Certes, il ne s'est pas vanté à tort d'avoir fait étinceler « un vers lumineux sur un sujet obscur » !  Mais c'est surtout par l'émotion et la passion que ce prétendu impassible secoue nos âmes. Qu'on pense à sa prosopopée de la Nature : Montaigne l'admirait et Bossuet s'en est inspiré pour son Sermon sur la mort . Ce soi-disant égoïste se montre en réalité plein de tendresse pour toutes les formes de ta vie, pour les animaux qui souffrent, à plus forte raison pour l'humanité malheureuse. Rappelez- vous la génisse qui cherche son petit immolé ; mais surtout ses tableaux de la misère humaine, ses épisodes de souffrance physique et morale, d'agonie, de mort, de passion tragique. Son poème, quand il devient, et il le devient souvent, le poème pitoyable et vengeur de la destinée humaine, s'élève à des hauteurs de lyrisme sévère et fort, magnifiquement viril, où ne saurait atteindre la mélancolie virgilienne.

Lucrèce s'est plant sans relâche de la pauvreté de la langue qu'il avait à manier ; et en effet, s'il fait souvent soupirer après Virgile, c'est par la raideur et la lourde marche de son style. « Il n'a point connu, écrit Fontanes, cet art qui fut celui des écrivains du siècle d'Auguste, cet art difficile d'offrir une succession de beautés variées, de réveiller dans un seul trait un grand nombre d'impressions, et de ne les épuiser jamais en les prolongeant ; il ne connut point en fin cette rapidité qui abrège et développe en même temps. » Il faut dire que Lucrèce semble bien avoir été le plus souvent âpre et rude à dessein ; ce contemporain de Catulle a pratiqué l'archaïsme, il a repris volontairement tous les procédés des anciens écrivains et des anciens poètes ; il y a des élisions sauvages dans ses vers et de terribles fins d'hexamètres ! Mais oublions ces défauts et ces manies devant la majesté d'un poème où bien des vers ont un charme in fini. Achevons la citation de Fontanes « Peu de poètes ont réuni à un plus haut degré ces deux forces dont se compose le génie, la méditation qui pénètre jusqu'au fond des sentiments ou des idées dont elle s'enrichit lentement, et cette inspiration qui s'éveille à la présence des grands objets. En général, on ne connaît guère de son poème que l'invocation à Vénus, la prosopopée de la Nature sur la mort, la peinture énergique de l'amour et de la peste. Qu'on lise son cinquième chant sur la formation de la société, et qu'on juge si la poésie offrit jamais un plus riche tableau. »

II est difficile de savoir si Lucrèce a été goûté par ses contemporains. Cicéron n'en fait pas un éloge excessif.  Plus tard, après une allusion généreuse de sa jeunesse, Virgile, le courtisan, a gardé le silence sur le poète à qui il n'était pas sans devoir beaucoup. Un seul enthousiaste : Ovide, Ovide qui s'est écrié : « Les vers du sublime Lucrèce périront le jour où l'univers sera détruit. »  A la Renaissance, le De Natura Rerum fut pour Montaigne un Iivre de chenet ; ensuite il a passionné Gassendi, rénovateur de la philosophie épicurienne, qui l'expliqua au jeune Molière. Chapelle et Cyrano de Bergerac sont de ses admirateurs. Voltaire eut un moment l'idée de mettre en vers français « l'admirable troisième chant » ; Diderot consacre au poème un article de l'Encyclopédie, et les Encyclopédistes exaltent cette philosophie. Lucrèce connaît même à ce moment un tel renouveau que l'abbé de Polignac éprouve le besoin de le réfuter dans son Anti-Lucrèce, un poème latin en neuf livres, s'il vous plaît.

Voltaire disait du bon abbé : « Bien moins poète que ce Romain, il fut aussi mauvais physicien que lui. Il ne fit qu'opposer erreur à erreur, dans son ouvrage sec et décharné, qu'on loue beaucoup et qu'on ne peut lire. »
Nous pensons aujourd'hui qu'aucun poète n'a évoqué avec plus de force que Lucrèce la puissance de la vie universelle et que son livre inégal est le plus original et le plus vigoureux de la poésie latine.