Cicéron, Tusculanes

CICÉRON

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.  - TOME TROISIÈME - PARIS,  J. J. DUBOCHET,  LE CHEVALIER ET COMP.,  ÉDITEURS,  RUE RICHELIEU,  N° . .

TOME III. TUSCULANES

LIVRE I

 Notes des Vrais biens et des Vrais Maux - Tusculane II  

 

 

 

TUSCULANES

 

PRÉFACE DE L'ABBÉ DOLIVET (01).

J'avais résolu de ne pas toucher aux quatre dernières Tusculanes : mais la beauté de la première ayant fait désirer l'ouvrage complet,  je me suis prêté à ce nouveau travail,  et d'autant plus volontiers,   que M. Le président Bouhier a bien voulu le partager avec moi.

On sera,  sans doute,  charmé de voir Cicéron entre les mains d'un traducteur aussi digne de lui,  que Cicéron lui-même était digne d'avoir pour traducteur un savant du premier ordre. Car enfin,  quelque raison que j'aie personnellement de laisser le monde dans l'erreur où il est à l'égard de la traduction,  j'aurai le courage d'avancer que c'est un genre d'écrire,  dont la difficulté ne saurait être mesurée que par ceux qui sont capables de la vaincre. Permis à nos Cotins de traduire Bavius,  parce que les productions de Bavius,  si nous les avions,  se trouveraient au niveau de leur génie. Mais les siècles qui ont suivi les beaux jours d'Athènes et de Rome,  n'ont guère conservé que ce qu'il y avait de plus précieux; et necessairement.il faut entre Fauteur et le traducteur,  une certaine proportion de mérite.

Par ce principe,  qui paraîtra solide,  je rends justice à M. Le président Bouhier,  mais je me condamne visiblement. Ai-je bien pu,  sans une témérité inexcusable,  essayer de rendre Cicéron et Démosthène? Je n'ai rien à dire pour ma défense,  si ce n'est que j'ai été traducteur comme on est poète,  parce qu'il faut céder à un ascendant secret,  qui ne nous permet pas de fuir le danger,  même en nous le faisant voir. Une très-vive admiration pour quelques-uns des anciens s'empara de moi dès l'enfance; aussitôt elle devint l'âme de mes études; c'est elle qui a disposé de mon loisir; je lui dois toutes les délices que je puis avoir goûtées dans le cours de ma vie; comment me serais-je défié des pièges qu'elle me tendait? Une admiration si constante vient à bout d'inspirer des entreprises trop hardies : et quelquefois,  je l'avoue,  elle a le pouvoir de les faciliter. Oui,  j'ai quelquefois éprouvé qu'elle savait produire dans l'esprit du traducteur une sorte d'ivresse,  qui,  sans avoir le mérite de l'enthousiasme,  ne laisse pas d'en tenir lieu.

Pour revenir donc aux Tusculanes,  puisque aujourd'hui nous les donnons toutes les cinq,  il est nécessaire d'en marquer ici la liaison. Car,  quoique détachées,  et prises chacune à part,  ce soient autant de questions indépendantes les unes des autres; il n'en est pas moins vrai,  que les cinq ensemble forment un corps des mieux construits. Unité dans le dessein,  justesse dans la division,  variété dans les matières,  voilà,  si je ne me trompe,  tout ce qui peut concourir à la perfection d'un ouvrage,  quant au fonds : et j'ai peine à croire qu'il y ait dans les écrits,  ou anciens,  ou modernes,  quelque autre plan mieux imaginé,  plus régulier,  que celui des Tusculanes.

Quel a été le but de Cicéron? C'est de faire bien comprendre à l'homme,  qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Un sentiment confus et aveugle se soulève d'abord contre cette proposition. Mais quelle obligation n'aurai-je pas à un auteur,  qui pourra réussir à m'en convaincre? Je veux être heureux : toutes mes vues,  tous mes désirs se portent là: cet instinct,  à chaque instant de ma vie,  me parle: je puis renoncer à tout,  excepté à l'envie d'être heureux : cependant je ne le suis point : dois-je m'en prendre à la nature,  ou à moi ?

Pour me décider là-dessus,  il faut que je rentre en moi-même,  et que j'examine au vrai ce que je suis. Hélas ! que suis-je? Un animal destiné à mourir tôt ou tard. Avant que d'arriver à ce dernier terme,  je puis,  et à tout moment,  me voir aux prises avec la douleur. Je puis,  et à tout moment,  recevoir des sujets d'affliction. J'ai dans mon cœur le poison le plus funeste,  une source intarissable de passions. Mais en même temps,  pour combattre les divers ennemis de mon repos,  j'ai une raison,  qui m'éclaire sur ce qui est bien ou mal; qui me fait sentir que je suis né pour aimer et pour pratiquer le bien; qui,  par rapport aux maux dont je me plains,  corrige l'erreur de mes sens; et qui enfin,  si je suis docile à ses lois,  me répond de ma félicité.

Voilà ce qu'embrassent nos cinq Tusculanes. Dans la première,  Cicéron se propose de nous rassurer contre les frayeurs de la mort. Dans la seconde,  il nous enseigne par quels motifs nous devons patiemment supporter les douleurs corporelle 619 Dans la troisième,  comment on peut se mettre au-dessus des événements capables de nous affliger. Dans la quatrième,  qu'il nous faut vaincre nos passions. Et dans la cinquième,  que pour être parfaitement heureux,  nous n'avons qu'à être vertueux,   c'est-à-dire,  raisonnables.

A l'égard de la première,  comme les opinions sur la nature de l'âme étaient fort différentes,  et assez peu débrouillées parmi les anciens,  on voit que Cicéron,  après les avoir exposées toutes en détail,  penche absolument pour celle de Phérécvde et de Platon,  qui tenaient l'immortalité de l'âme. Dans les quatre autres Tusculanes,  il donne presque toujours la préférence aux Stoïciens. Un vrai Académicien,  et honnête homme,  tel qu'était Cicéron,  n'était donc pas,  comme quelques auteurs l'ont pensé trop légèrement,  un homme qui ne crût rien. C'était un philosophe,  qui,  ne déférant à la simple autorité d'aucune secte en particulier,  se réservait le droit d'examiner le pour et le contre de toutes les opinions,  et n'usait de cette liberté,  que pour s'attacher à ce qu'il jugeait le moins douteux,  et le plus sain.

Je ne sais,  au reste,  comment un ouvrage aussi intéressant,  et aussi instructif que celui-ci,  avait presque manqué de traducteur jusqu'à présent : tandis qu'au contraire le traité des Offices a été traduit une infinité de fois. A-t-on cru qu'il était plus utile à l'homme de connaître ses devoirs à l'égard de la société,  que de savoir bien vivre avec lui-même? Si cela est,  on s'est trompé. Quelque besoin que nous ayons d'avoir la paix avec les autres,   il nous importe encore plus de n'être pas en guerre avec nous. Les troubles de l'âme sont le plus terrible fléau de l'humanité. Et d'ailleurs,  si tout particulier travaille à être sage,  n'est-ce pas le plus sûr moyen d'affermir la félicité publique? Un bon philosophe est nécessairement un bon citoyen.

Peut-être aussi que ce qui a refroidi le zèle des traducteurs,  c'est la crainte qu'ils ont eue de ne pouvoir donner un air français à la scolastique des Stoïciens. J'avoue qu'en effet la troisième et la quatrième Tusculane pèchent un peu parla. Mais qu'y faire? Toutes les écoles,  dans tous les temps,  n'ont-elles pas eu la folie d'aimer à quintessencier leurs idées,  et à se faire un jargon? Rien de plus aisé,  cependant,  que d'employer toujours des termes communs,  si l'on ne voulait jamais dire que des choses sensées. Au moins est-on redevable à Cicéron d'avoir humanisé ce langage,  autant qu'il l'a pu.

Que les épines du Portique fassent peur aux ignorants,  à la bonne heure. Je pardonnerai même aux savants de ne point lire nos versions. Mais de là conclurait-on,  comme Varron,  qu'il ne fallait donc point nous engager dans un travail inutile,  et aux savants,  parce qu'ils l'auraient dédaigné; et aux ignorants,  parce qu'ils n'y auraient rien compris? J'aime mieux la pensée de cet autre Romain,   qui ne voulait pour ses lecteurs,  disait-il,  ni des savants,  ni des ignorants; parce que les uns étaient trop habiles pour lui,  et les autres ne l'étaient point assez. Il reste donc une troisième classe de lecteurs : et ce qui la compose,  c'est précisément le plus grand nombre des honnêtes gens. Pour qui prendre la peine de traduire,  si ce n'est pour eux?

Je ne trouve plus qu'une objection à faire contre les Tusculanes; mais la plus spécieuse de toutes,  quoique la moins solide. Quelques personnes,  dont la religion est plus sincère qu'éclairée,  ne goûtent pas des traductions,  où,  de loin à loin,  elles voient des principes contraires à ceux du christianisme. Mais,  à parler sérieusement,  peut-on s'étonner que les anciens philosophes n'aient pas été chrétiens,  dans les points qui dépendent absolument de la Foi divine ? Un juste sujet d'étonnement,  c'est que si peu de chrétiens soient philosophes,  dans les points qui ne passent pas les forces de la raison humaine. Rougissons de ne pas conformer notre conduite à des vérités connues de tous les temps : et n'allons pas follement chercher des sujets de scandale dans ce tas d'opinions étranges,  qui sont venues avant les vérités révélées.

Tous les jours nos plus saints missionnaires ne donnent-ils pas des relations,  où ils exposent les absurdités impies,  qui ont cours parmi les idolâtres? Or,  qu'une rêverie parte d'un Stoïcien,  ou d'un Talapoin,  que nous importe? Aux yeux de l'esprit,  deux mille ans et deux mille lieues font le même effet.

Rien,  ce me semble,  n'est plus digne d'un homme sage,  que d'étudier historiquement les opinions humaines. Par là du moins on apprend à ne point abonder en son sens,  puisqu'on voit les plus rares génies donner dans des travers. Aucun des philosophes grecs n'en fut exempt. Mais en même temps,  combien ne leur doit-on pas de leçons utiles à la société,  et qui sont allées insensiblement à l'extirpation de la barbarie? Cicéron en a fait un choix; il les a mises dans leur plus beau jour; et sans doute il mérite,  n'eût-il composé que ses Tusculanes,  de marcher à la tête des anciens qui ont le mieux servi la raison.

Que ceux qui prendraient cet éloge pour l'hommage servile d'un traducteur,  consultent le docte Erasme. Je sais qu'il va trop loin,  et que la Sorbonne le désavouerait sur la canonisation de Cicéron. Peut-être aussi ne doit-on pas prendre à la lettre ce qu'il en dit,  et que c'est seulement une manière figurée de faire mieux entendre jusqu'où il pousse son estime pour cet auteur. Quoi qu'il en soit,  le morceau est curieux,  et sera d'autant plus naturellement placé ici,  que c'est sa préface sur les Tusculanes.

620 SENTIMENT D'ÉRASME SUR CICÉRON.

Jean Proben,  Libraire,  voulant donner une nouvelle édition des Tusculanes de Cicéron,  et m'ayant prié de tâcher à la rendre plus parfaite que les précédentes,  je m'y suis porté d'autant plus volontiers,  que depuis plusieurs années j'avais presque rompu tout commerce avec les belles lettres. Pour cela,  j'ait fait conférer ensemble diverses copies de cet ouvrage,  et me suis réservé la liberté de choisir entre les variantes. Je l'ai revu avec soin d'un bout à l'autre. J'ai rétabli selon les règles de la versification les passages des poètes grecs ou latins,  que Cicéron,   à l'exemple de Platon et d*Aristote,  insère dans son discours : et si abondamment,  qu'il peut y avoir de quoi fatiguer ses lecteurs. Où j'ai trouvé des variantes ; si Tune m'a paru la seule bonne,  je m'y suis tenu ; et si j'ai balancé sur le choix,  j'ai conservé les deux leçons,  l'une dans le texte,  l'autre à la marge. J'ai fait aussi quelques corrections de mon chef,  et sans être guidé par les manuscrits,  mais en petit nombre,  et seulement dans les endroits où la chose devait paraître incontestable aux gens du métier. J'ai donné enfin quelques éclaircissements sur le texte. C'est un travail de deux ou trois jours,  que j'ai été obligé de prendre sur mes études ordinaires,  qui ont pour objet l'avancement de la Religion. Mais bien loin d'y avoir regret,  je me propose au contraire de renouer,  si j'en suis le maître,  avec mes bons amis d'autrefois,  et de passer encore quelques mois de ma vie avec eux. J'entends avec les auteurs de la belle antiquité. Tant j'ai senti qu'une nouvelle lecture des Tusculanes me faisait de bien : non-seulement parce qu'elle servait à dérouiller mon style,  qui est chose que je ne laisse pas de compter pour un avantage : mais surtout,  et à bien plus forte raison,  parce qu'elle me portait à réprimer et à vaincre mes passions. Eh ! combien de fois,  au milieu de ma lecture,   me suis-je indigné contre ces sots,  qui disent que si vous ôtez à Cicéron un fastueux étalage de paroles,  il ne lui reste rien de beau? Quelles preuves n'a-t-on pas dans ses ouvrages,  qu'il possédait tout ce que les plus savants des Grecs avaient écrit sur la nécessité de bien vivre? Quel choix,  quelle abondance de maximes les plus saines et les plus saintes ? Quelle connaissance de l'histoire,  soit ancienne,  soit moderne? Mais quelle élévation d'idées sur la vraie félicité de l'homme? On voit à sa manière de penser là-dessus,  que sa vie était conforme h sa doctrine. Quand il a traité de ces matières abstraites,  qui ne sont nullement à la portée du vulgaire,  et qui même,  s'il en avait cru plusieurs de ses contemporains,  ne pouvaient s'expliquer en langue latine; quelle netteté,  quelle clarté,  quelle facilité,  quelle variété,  enfin quel enjouement? Jusqu'au temps de Socrate,  la philosophie se bornait à la physique : et ce fut lui,  dit-on,  qui le premier,  en la prenant du côté de la morale,  lui donna entrée dans les maisons des particuliers. Platon et Aristote tâchèrent de l'introduire dans les cours des rois,  et dans les tribunaux des magistrats. Pour ce qui est de Cicéron,  il a fait,  selon moi,  monter la philosophie sur le théâtre,  et il lui a enseigné à parler si clairement,   que le parterre même se trouve en état de l'entendre,  et de lui applaudir. Tant d'ouvrages qu'il nous a laissés sur ces importantes matières,  il les composa dans les temps les plus orageux de sa république,  et quelques-uns même après que toute espérance fut perdue. Tandis donc que nous voyons des païens Caire un si bon usage d'un triste loisir,  et au lieu de chercher à se distraire par des plaisirs frivoles,  mettre leur consolation dans les saints préceptes de la philosophie : comment nous aujourd'hui n'avons-nous pas honte de nos vaines conversations,  et de nos longs repas? Je ne sais ce qui se passe dans reprit des autres : mais pour moi personnellement j'avoue que je ne lis point Cicéron,  sa morale surtout,  sans être frappé jusqu'au point de croire qu'il y avait du divin dans l'âme d'où ces productions nous sont venues. Plus je pense combien est au-dessus des idées humaines la bonté de Dieu,  cette bonté immense,  à laquelle certaines gens,  qui sans doute la mesurent à la petitesse de leur esprit,  veulent donner des bornes trop étroites ; plus j'aime à me confirmer dans l'opinion que j'ai de ce sage Romain. Où est maintenant son âme? C'est sur quoi aucun homme,  peut-être,  ne saurait prononcer. Je ne m'éloignerais pu beaucoup,  je l'avoue,  du sentiment de ceux qui voudraient le croire heureux dans le ciel. On ne peut effectivement nier qu'il n'ait cru l'existence d'un être suprême,  infiniment grand,  et infiniment bon. Quant à l'immortalité de l'âme,  quant aux peines et aux récompenses de la vie future,  ses écrite font assez voir ce qu'il pensait. On y découvre la conscience du monde la plus droite et la plus pure. Au défaut même de ses autres ouvrages,  qui sont en si grand nombre,  il nous suffirait pour le connaître à fond,  de sa lettre à Octavius,  écrite dans une conjoncture où sa mort,  à ce qu'il parait,  était déjà toute conclue. Si les Juifs avant la publication de l'Évangile,  pouvaient se sauver avec une foi grossière et confuse aux choses divines,  pourquoi des lumières encore moins parfaites n'auront-elles pas suffi pour sauver un païen,  à qui même la loi de Moïse était inconnue; et un païen surtout,  dont la vie a été non-seulement innocente,  mais sainte? Très-peu de Juifs,  avant qu'ils fussent éclairés par l'Évangile,  avaient une notion distincte du Fils et du Saint-Esprit : plusieurs d'eux ne croyaient point la résurrection des corps : nos pères cependant n'ont pas mis leur damnation au rang da articles décidés. Que dire donc d'un païen,  qui a cru simplement que Dieu était une puissance,  une sagesse,  une bonté sans bornes; et que par les moyens qu'il jugera tes plus convenables,  il saura protéger les bons et punir le méchants? On peut m'objecter que Cicéron a commis des péchés : mais ni Job ni Melchisédech ne furent,  à ce que je crois,  exempts de tache durant tout le cours de leur vie. On dira qu'il est du moins inexcusable d'avoir sacrifié aux idoles. Je veux qu'il l'ait fait : ce ne fut point de son propre mouvement : ce fut par déférence pour les coutumes de son pays,  autorisées par des lois inviolables. Car,  du reste,  il savait assez par l'Histoire sacrée d'Emues,  que tout ce qui se débitait de leurs Dieux,  était pure fiction. Mais,  ajoutera-t-on,  il devait au péril même de sa vie combattre la folie du peuple. Eh! les apôtres eux-mêmes en auraient-ils eu le courage,  avant qu'ils eussent reçu l'Esprit saint? Il serait donc bien injuste de l'exiger de Cicéron. Mais sur cet article,  laissons chacun penser ce qu'il voudra. Je reviens à ces esprits grossiers. Qui ne lui trouvent rien de grand,  rien d'admirable,  que la pompe de son élocution. Un écrivain si plein de recherches,  si clair,  si abondant,  et qui met tant d'âme tout ce qu'il dit,  pourrait-il ne pas être vraiment profond  !Quel est celui de ses lecteurs,  qu'il ne renvoie pas avec un cœur plus calme! Peut-on,  accablé de tristesse,  prendre quelqu'un de ses livres,  et ne sentir pas renaître de la gaieté? Vous ne songez pas que vous faites une lecture,  vous croyez que ce sont choses qui se passent sous vos yeux ; il règne dans tous ses écrits je ne sais quel enthousiasme qui s'empare de vous,  et qui fait qu'en le lisant,  vous croyez qu'actuellement cette bouche incomparable vous frappe l'oreille. Aussi ne vois-je rien de plus utilement inventé que l'art de former des caractères qui expriment la parole,  rien de si bien imaginé que l'imprimerie. Qu'y a-t-il,  en effet,  de plus heureux,  que de pouvoir toutes les fois qu'il en prend envie,  converser avec les 621 plus éloquents personnages,  avec les plus gens de bien qu'il y eut jamais : et connaître aussi parfaitement leur génie,  leurs mœurs,  leurs pensées,  leurs inclinations,  leur conduite,  que si nous avions été leurs contemporains et leurs amis,  nous qui sommes venus au monde tant de siècles après eux? Je n'ai jamais mieux compris qu'aujourd'hui,   combien Quintilien a raison,  lorsqu'il dit : Que d'avoir commencé à prendre beaucoup de goût pour Cicéron,  c'est être déjà bien avancé. Dans mon enfance,  je l'aimais moins que Sénèque. J'avais vingt ans,  que je ne pouvais pas en soutenir une lecture un peu longue. Cependant les autres auteurs me plaisaient presque tous. Je ne sais si j'ai fait du progrès en vieillissant : mais ce qu'il y a de vrai,  c'est que dans le temps où les belles-lettres faisaient ma passion,  je ne fus jamais plus charmé de Cicéron,  que je viens de l'être. La sainteté de ce savant homme m'a ébloui,  autant que la beauté de son divin style. Véritablement il m'a touché le cœur,  et je m'en trouve plus vertueux. J'exhorte donc la jeunesse k bien lire ses ouvrages,  et même à les apprendre par cœur. Ce géra un temps mieux employé,  qu'il ne l'est à la lecture de ces misérables livrets,  où l'on ne fait que s'acharner à de folles disputes,  et dont aujourd'hui tout regorge de toutes parts. Pour moi,  quoique la vieillesse me gagne,  je ne rougirai point de me réconcilier avec mon cher Cicéron,   que j'avais depuis trop longtemps abandonné ; et dès que je me serai débarrassé de ce qui m'occupe à présent,  je me ferai un mérite de cultiver encore pendant quelques,  mois un tel ami.

 

LIVRE PREMIER.

DE LA MORT.

Qu'elle est à mépriser.

 

 

 

I. Cum defensionum laboribus senatoriisque muneribus aut omnino aut magna ex parte essem aliquando liberatus,  rettuli me,  Brute,  te hortante maxime ad ea studia,  quae retenta animo,  remissa temporibus,  longo intervallo intermissa revocavi,  et cum omnium artium,  quae ad rectam vivendi viam pertinerent,  ratio et disciplina studio sapientiae,  quae philosophia dicitur,  contineretur,  hoc mihi Latinis litteris inlustrandum putavi,  non quia philosophia Graecis et litteris et doctoribus percipi non posset,  sed meum semper iudicium fuit omnia nostros aut invenisse per se sapientius quam Graecos aut accepta ab illis fecisse meliora,  quae quidem digna statuissent,  in quibus elaborarent. Nam mores et instituta vitae resque domesticas ac familiaris nos profecto et melius tuemur et lautius,  rem vero publicam nostri maiores certe melioribus temperaverunt et institutis et legibus. Quid loquar de re militari? In qua cum virtute nostri multum valuerunt,  tum plus etiam disciplina. Iam illa,  quae natura,  non litteris adsecuti sunt,  neque cum Graecia neque ulla cum gente sunt conferenda. Quae enim tanta gravitas,  quae tanta constantia,  magnitudo animi,  probitas,  fides,  quae tam excellens in omni genere virtus in ullis fuit,  ut sit cum maioribus nostris comparanda? Doctrina Graecia nos et omni litterarum genere superabat; in quo erat facile vincere non repugnantes. Nam cum apud Graecos antiquissimum e doctis genus sit poetarum,  siquidem Homerus fuit et Hesiodus ante Romam conditam,  Archilochus regnante Romulo,  serius poeticam nos accepimus. Annis fere cccccx post Romam conditam Livius fabulam dedit,  C. Claudio,  Caeci filio,  M.Tuditano consulibus,  anno ante natum Ennium. Qui fuit maior natu quam Plautus et Naevius.

 II. Sero igitur a nostris poetae vel cogniti vel recepti. Quamquam est in Originibus solitos esse in epulis canere convivas ad tibicinem de clarorum hominum virtutibus; honorem tamen huic generi non fuisse declarat oratio Catonis,  in qua obiecit ut probrum M.Nobiliori,  quod is in provinciam poetas duxisset; duxerat autem consul ille in Aetoliam,  ut scimus,  Ennium. Quo minus igitur honoris erat poetis,  eo minora studia fuerunt,  nec tamen,  si qui magnis ingeniis in eo genere extiterunt,  non satis Graecorum gloriae responderunt. An censemus,  si Fabio,  nobilissimo homini,  laudi datum esset,  quod pingeret,  non multos etiam apud nos futuros Polyclitos et Parrhasios fuisse? Honos alit artes,  omnesque incenduntur ad studia gloria,  iacentque ea semper,  quae apud quosque improbantur. Summam eruditionem Graeci sitam censebant in nervorum vocumque cantibus; igitur et Epaminondas,  princeps meo iudicio Graeciae,  fidibus praeclare cecinisse dicitur,  Themistoclesque aliquot ante annos cum in epulis recusaret lyram,  est habitus indoctior. Ergo in Graecia musici floruerunt,  discebantque id omnes,  nec qui nesciebat satis excultus doctrina putabatur. In summo apud illos honore geometria fuit,  itaque nihil mathematicis inlustrius; at nos metiendi ratiocinandique utilitate huius artis terminavimus modum.

III. At contra oratorem celeriter complexi sumus,  nec eum primo eruditum,  aptum tamen ad dicendum,  post autem eruditum. Nam Galbam Africanum Laelium doctos fuisse traditum est,  studiosum autem eum,  qui is aetate anteibat,  Catonem,  post vero Lepidum,  Carbonem,  Gracchos,  inde ita magnos nostram ad aetatem,  ut non multum aut nihil omnino Graecis cederetur. Philosophia iacuit usque ad hanc aetatem nec ullum habuit lumen litterarum Latinarum; quae inlustranda et excitanda nobis est,  ut,  si occupati profuimus aliquid civibus nostris,  prosimus etiam,  si possumus,  otiosi. In quo eo magis nobis est elaborandum,  quod multi iam esse libri Latini dicuntur scripti inconsiderate ab optimis illis quidem viris,  sed non satis eruditis. Fieri autem potest,  ut recte quis sentiat et id quod sentit polite eloqui non possit; sed mandare quemquam litteris cogitationes suas,  qui eas nec disponere nec inlustrare possit nec delectatione aliqua allicere lectorem,  hominis est intemperanter abutentis et otio et litteris. Itaque suos libros ipsi legunt cum suis,  nec quisquam attingit praeter eos,  qui eandem licentiam scribendi sibi permitti volunt. Quare si aliquid oratoriae laudis nostra attulimus industria,  multo studiosius philosophiae fontis aperiemus,  e quibus etiam illa manabant.

IV. Sed ut Aristoteles,  vir summo ingenio,  scientia,  copia,  cum motus esset Isocratis rhetoris gloria,  dicere docere etiam coepit adulescentes et prudentiam cum eloquentia iungere,  sic nobis placet nec pristinum dicendi studium deponere et in hac maiore et uberiore arte versari. Hanc enim perfectam philosophiam semper iudicavi,  quae de maximis quaestionibus copiose posset ornateque dicere; in quam exercitationem ita nos studiose [operam] dedimus,  ut iam etiam scholas Graecorum more habere auderemus. Ut nuper tuum post discessum in Tusculano cum essent complures mecum familiares,  temptavi,  quid in eo genere possem. Ut enim antea declamitabam causas,  quod nemo me diutius fecit,  sic haec mihi nunc senilis est declamatio. Ponere iubebam,  de quo quis audire vellet; ad id aut sedens aut ambulans disputabam. Itaque dierum quinque scholas,  ut Graeci appellant,  in totidem libros contuli. Fiebat autem ita ut,  cum is qui audire vellet dixisset,  quid sibi videretur,  tum ego contra dicerem. Haec est enim,  ut scis,  vetus et Socratica ratio contra alterius opinionem disserendi. Nam ita facillime,  quid veri simillimum esset,  inveniri posse Socrates arbitrabatur. Sed quo commodius disputationes nostrae explicentur,  sic eas exponam,  quasi agatur res,  non quasi narretur. Ergo ita nascetur exordium:

V. Malum mihi videtur esse mors. Iisne,  qui mortui sunt,  an iis,  quibus moriendum est? Utrisque. Est miserum igitur,  quoniam malum. Certe. Ergo et ii,  quibus evenit iam ut morerentur,  et ii,  quibus eventurum est,  miseri. Mihi ita videtur. Nemo ergo non miser. Prorsus nemo. Et quidem,  si tibi constare vis,  omnes,  quicumque nati sunt eruntve,  non solum miseri,  sed etiam semper miseri. Nam si solos eos diceres miseros quibus moriendum esset,  neminem tu quidem eorum qui viverent exciperes —moriendum est enim omnibus, — esset tamen miseriae finis in morte. Quoniam autem etiam mortui miseri sunt,  in miseriam nascimur sempiternam. Necesse est enim miseros esse eos qui centum milibus annorum ante occiderunt,  vel potius omnis,  quicumque nati sunt. Ita prorsus existimo. Dic quaeso: num te illa terrent,  triceps apud inferos Cerberus,  Cocyti fremitus,  travectio Acherontis,  'mento summam aquam attingens enectus siti' Tantalus? Tum illud,  quod

Sisyphus versat saxum sudans nitendo neque proficit hilum?

Fortasse etiam inexorabiles iudices,  Minos et Rhadamanthus? Apud quos nec te L.Crassus defendet nec M.Antonius nec,  quoniam apud Graecos iudices res agetur,  poteris adhibere Demosthenen; tibi ipsi pro te erit maxima corona causa dicenda. Haec fortasse metuis et idcirco mortem censes esse sempiternum malum.

VI. Adeone me delirare censes,  ut ista esse credam? An tu haec non credis? Minime vero. Male hercule narras. Cur? Quaeso. Quia disertus esse possem,  si contra ista dicerem. Quis enim non in eius modi causa? Aut quid negotii est haec poetarum et pictorum portenta convincere? Atqui pleni libri sunt contra ista ipsa disserentium philosophorum. Inepte sane. Quis enim est tam excors,  quem ista moveant? Si ergo apud inferos miseri non sunt,  ne sunt quidem apud inferos ulli. Ita prorsus existimo. Ubi sunt ergo ii,  quos miseros dicis,  aut quem locum incolunt? Si enim sunt,  nusquam esse non possunt. Ego vero nusquam esse illos puto. Igitur ne esse quidem? Prorsus isto modo,  et tamen miseros ob id ipsum quidem,  quia nulli sint. Iam mallem Cerberum metueres quam ista tam inconsiderate diceres. Quid tandem? Quem esse negas,  eundem esse dicis. Ubi est acumen tuum? Cum enim miserum esse dicis,  tum eum qui non sit dicis esse. Non sum ita hebes,  ut istud dicam. Quid dicis igitur? Miserum esse verbi causa M.Crassum,  qui illas fortunas morte dimiserit,  miserum Cn.Pompeium,  qui tanta gloria sit orbatus,  omnis denique miseros,  qui hac luce careant. Revolveris eodem. Sint enim oportet,  si miseri sunt; tu autem modo negabas eos esse,  qui mortui essent. Si igitur non sunt,  nihil possunt esse; ita ne miseri quidem sunt. Non dico fortasse etiam,  quod sentio; nam istuc ipsum,  non esse,  cum fueris,  miserrimum puto. Quid? Miserius quam omnino numquam fuisse? Ita,  qui nondum nati sunt,  miseri iam sunt,  quia non sunt,  et nos,  si post mortem miseri futuri sumus,  miseri fuimus ante quam nati. Ego autem non commemini,  ante quam sum natus,  me miserum; tu si meliore memoria es,  velim scire,  ecquid de te recordere.

VII. Ita iocaris,  quasi ego dicam eos miseros,  qui nati non sint,  et non eos miseros,  qui mortui sunt. Esse ergo eos dicis. Immo,  quia non sint,  cum fuerint,  eo miseros esse. Pugnantia te loqui non vides? Quid enim tam pugnat,  quam non modo miserum,  sed omnino quicquam esse,  qui non sit? An tu egressus porta Capena cum Calatini,  Scipionum,  Serviliorum,  Metellorum,  sepulcra vides,  miseros putas illos? Quoniam me verbo premis,  posthac non ita dicam,  miseros esse,  sed tantum miseros,  ob id ipsum,  quia non sint. Non dicis igitur: 'miser est M.Crassus',  sed tantum: 'miser M.Crassus'? Ita plane. Quasi non necesse sit,  quicquid isto modo pronunties,  id aut esse aut non esse! an tu dialecticis ne imbutus quidem es? In primis enim hoc traditur: omne pronuntiatum (sic enim mihi in praesentia occurrit ut appellarem axioma,  —utar post alio,  si invenero melius) id ergo est pronuntiatum,  quod est verum aut falsum. Cum igitur dicis: 'miser M.Crassus',  aut hoc dicis: 'miser est Crassus',  ut possit iudicari,  verum id falsumne sit,  aut nihil dicis omnino. Age,  iam concedo non esse miseros,  qui mortui sint,  quoniam extorsisti,  ut faterer,  qui omnino non essent,  eos ne miseros quidem esse posse. Quid? Qui vivimus,  cum moriendum sit,  nonne miseri sumus? Quae enim potest in vita esse iucunditas,  cum dies et noctes cogitandum sit iam iamque esse moriendum?

VIII. Ecquid ergo intellegis,  quantum mali de humana condicione deieceris? Quonam modo? Quia,  si mors etiam mortuis miserum esset,  infinitum quoddam et sempiternum malum haberemus in vita; nunc video calcem,  ad quam cum sit decursum,  nihil sit praeterea extimescendum. Sed tu mihi videris Epicharmi,  acuti nec insulsi hominis ut Siculi,  sententiam sequi. Quam? Non enim novi. Dicam,  si potero,  Latine. Scis enim me Graece loqui in Latino sermone non plus solere quam in Graeco Latine. Et recte quidem. Sed quae tandem est Epicharmi ista sententia?

Emori nolo,  sed me esse mortuum nihil aestimo.

'Iam adgnosco Graecum. Sed quoniam coegisti,  ut concederem,  qui mortui essent,  eos miseros non esse,  perfice,  si potes,  ut ne moriendum quidem esse miserum putem. Iam istuc quidem nihil negotii est,  sed ego maiora molior. Quo modo hoc nihil negotii est? Aut quae sunt tandem ista maiora? Quia,  quoniam post mortem mali nihil est,  ne mors quidem est malum,  cui proxumum tempus est post mortem,  in quo mali nihil esse concedis: ita ne moriendum quidem esse malum est; id est enim perveniendum esse ad id,  quod non esse malum confitemur. Uberius ista,  quaeso. Haec enim spinosiora,  prius ut confitear me cogunt quam ut adsentiar. Sed quae sunt ea,  quae dicis te maiora moliri? Ut doceam,  si possim,  non modo malum non esse,  sed bonum etiam esse mortem. Non postulo id quidem,  aveo tamen audire. Ut enim non efficias quod vis,  tamen,  mors ut malum non sit,  efficies. Sed nihil te interpellabo; continentem orationem audire malo. Quid,  si te rogavero aliquid,  nonne respondebis? Superbum id quidem est,  sed,  nisi quid necesse erit,  malo non roges.

IX. Geram tibi morem et ea quae vis,  ut potero,  explicabo,  nec tamen quasi Pythius Apollo,  certa ut sint et fixa,  quae dixero,  sed ut homunculus unus e multis probabilia coniectura sequens. Ultra enim quo progrediar,  quam ut veri similia videam,  non habeo; certa dicent ii,  qui et percipi ea posse dicunt et se sapientis esse profitentur. Tu,  ut videtur; nos ad audiendum parati sumus. Mors igitur ipsa,  quae videtur notissima res esse,  quid sit,  primum est videndum. Sunt enim qui discessum animi a corpore putent esse mortem; sunt qui nullum censeant fieri discessum,  sed una animum et corpus occidere,  animumque in corpore extingui. Qui discedere animum censent,  alii statim dissipari,  alii diu permanere,  alii semper. Quid sit porro ipse animus,  aut ubi,  aut unde,  magna dissensio est. Aliis cor ipsum animus videtur,  ex quo excordes,  vecordes concordesque dicuntur et Nasica ille prudens bis consul 'Corculum' et 'egregie cordatus homo,  catus Aelius Sextus'. Empedocles animum esse censet cordi suffusum sanguinem; aliis pars quaedam cerebri visa est animi principatum tenere; aliis nec cor ipsum placet nec cerebri quandam partem esse animum,  sed alii in corde,  alii in cerebro dixerunt animi esse sedem et locum; animum autem alii animam,  ut fere nostri declarat nomen: nam et agere animam et efflare dicimus et animosos et bene animatos et ex animi sententia; ipse autem animus ab anima dictus est; Zenoni Stoico animus ignis videtur.

X. Sed haec quidem quae dixi,  cor,  cerebrum,  animam,  ignem volgo,  reliqua fere singuli. Ut multo ante veteres,  proxime autem Aristoxenus,  musicus idemque philosophus,  ipsius corporis intentionem quandam,  velut in cantu et fidibus quae harmonia dicitur: sic ex corporis totius natura et figura varios motus cieri tamquam in cantu sonos. Hic ab artificio suo non recessit et tamen dixit aliquid,  quod ipsum quale esset erat multo ante et dictum et explanatum a Platone. Xenocrates animi figuram et quasi corpus negavit esse ullum,  numerum dixit esse,  cuius vis,  ut iam ante Pythagorae visum erat,  in natura maxuma esset. Eius doctor Plato triplicem finxit animum,  cuius principatum,  id est rationem,  in capite sicut in arce posuit,  et duas partes parere voluit,  iram et cupiditatem,  quas locis disclusit: iram in pectore,  cupiditatem supter praecordia locavit. Dicaearchus autem in eo sermone,  quem Corinthi habitum tribus libris exponit,  doctorum hominum disputantium primo libro multos loquentes facit; duobus Pherecratem quendam Phthiotam senem,  quem ait a Deucalione ortum,  disserentem inducit nihil esse omnino animum,  et hoc esse nomen totum inane,  frustraque animalia et animantis appellari,  neque in homine inesse animum vel animam nec in bestia,  vimque omnem eam,  qua vel agamus quid vel sentiamus,  in omnibus corporibus vivis aequabiliter esse fusam nec separabilem a corpore esse,  quippe quae nulla sit,  nec sit quicquam nisi corpus unum et simplex,  ita figuratum ut temperatione naturae vigeat et sentiat. Aristoteles,  longe omnibus Platonem semper excipio praestans et ingenio et diligentia,  cum quattuor nota illa genera principiorum esset complexus,  e quibus omnia orerentur,  quintam quandam naturam censet esse,  e qua sit mens; cogitare enim et providere et discere et docere et invenire aliquid et tam multa [alia] meminisse,  amare,  odisse,  cupere,  timere,  angi,  laetari,  haec et similia eorum in horum quattuor generum inesse nullo putat; quintum genus adhibet vacans nomine et sic ipsum animum ἐντελέχειαν appellat novo nomine quasi quandam continuatam motionem et perennem.

XI. Nisi quae me forte fugiunt,  haec sunt fere de animo sententiae. Democritum enim,  magnum illum quidem virum,  sed levibus et rotundis corpusculis efficientem animum concursu quodam fortuito,  omittamus; nihil est enim apud istos,  quod non atomorum turba conficiat. Harum sententiarum quae vera sit,  deus aliqui viderit; quae veri simillima,  magna quaestio est. Utrum igitur inter has sententias diiudicare malumus an ad propositum redire? Cuperem equidem utrumque,  si posset,  sed est difficile confundere. Quare si,  ut ista non disserantur,  liberari mortis metu possumus,  id agamus; sin id non potest nisi hac quaestione animorum explicata,  nunc,  si videtur,  hoc,  illud alias. Quod malle te intellego,  id puto esse commodius; efficiet enim ratio ut,  quaecumque vera sit earum sententiarum quas eui,  mors aut malum non sit aut sit bonum potius. Nam si cor aut sanguis aut cerebrum est animus,  certe,  quoniam est corpus,  interibit cum reliquo corpore; si anima est,  fortasse dissipabitur; si ignis,  extinguetur; si est Aristoxeni harmonia,  dissolvetur. Quid de Dicaearcho dicam,  qui nihil omnino animum dicat esse? His sententiis omnibus nihil post mortem pertinere ad quemquam potest; pariter enim cum vita sensus amittitur; non sentientis autem nihil est ullam in partem quod intersit. Reliquorum sententiae spem adferunt,  si te hoc forte delectat,  posse animos,  cum e corporibus excesserint,  in caelum quasi in domicilium suum pervenire. Me vero delectat,  idque primum ita esse velim,  deinde,  etiamsi non sit,  mihi persuaderi tamen velim. Quid tibi ergo opera nostra opus est? Num eloquentia Platonem superare possumus? Evolve diligenter eius eum librum,  qui est de animo: amplius quod desideres nihil erit. Feci mehercule,  et quidem saepius; sed nescio quo modo,  dum lego,  adsentior,  cum posui librum et mecum ipse de inmortalitate animorum coepi cogitare,  adsensio omnis illa elabitur. Quid? Hoc dasne aut manere animos post mortem aut morte ipsa interire? Do vero. Quid,  si maneant? Beatos esse concedo. Sin intereant? Non esse miseros,  quoniam ne sint quidem; iam istuc coacti a te paulo ante concessimus. Quo modo igitur aut cur mortem malum tibi videri dicis? Quae aut beatos nos efficiet,  animis manentibus,  aut non miseros sensu carentis.

XII. Expone igitur,  nisi molestum est,  primum,  si potes,  animos remanere post mortem,  tum,  si minus id obtinebis —est enim arduum—,  docebis carere omni malo mortem. Ego enim istuc ipsum vereor ne malum sit non dico carere sensu,  sed carendum esse. Auctoribus quidem ad istam sententiam,  quam vis obtineri,  uti optimis possumus,  quod in omnibus causis et debet et solet valere plurimum,  et primum quidem omni antiquitate,  quae quo propius aberat ab ortu et divina progenie,  hoc melius ea fortasse quae erant vera cernebant. Itaque unum illud erat insitum priscis illis,  quos cascos appellat Ennius,  esse in morte sensum neque excessu vitae sic deleri hominem,  ut funditus interiret; idque cum multis aliis rebus,  tum e pontificio iure et e caerimoniis sepulcrorum intellegi licet,  quas maxumis ingeniis praediti nec tanta cura coluissent nec violatas tam inexpiabili religione sanxissent,  nisi haereret in eorum mentibus mortem non interitum esse omnia tollentem atque delentem,  sed quandam quasi migrationem commutationemque vitae,  quae in claris viris et feminis dux in caelum soleret esse,  in ceteris humi retineretur et permaneret tamen. Ex hoc et nostrorum opinione

Romulus in caelo cum diis agit aevum, 

ut famae adsentiens dixit Ennius,  et apud Graecos indeque perlapsus ad nos et usque ad Oceanum Hercules tantus et tam praesens habetur deus; hinc Liber Semela natus eademque famae celebritate Tyndaridae fratres,  qui non modo adiutores in proeliis victoriae populi Romani,  sed etiam nuntii fuisse perhibentur. Quid? Ino Cadmi filia nonne Leukothea nominata a Graecis Matuta habetur a nostris? Quid? Totum prope caelum,  ne pluris persequar,  nonne humano genere completum est?

XIII. Si vero scrutari vetera et ex is ea quae scriptores Graeciae prodiderunt eruere coner,  ipsi illi maiorum gentium dii qui habentur hinc nobis profecti in caelum reperientur. Quaere,  quorum demonstrentur sepulcra in Graecia; reminiscere,  quoniam es initiatus,  quae tradantur mysteriis: tum denique,  quam hoc late pateat,  intelleges. Sed qui nondum ea quae multis post annis (homines) tractare coepissent physica didicissent,  tantum sibi persuaserant,  quantum natura admonente cognoverant,  rationes et causas rerum non tenebant,  visis quibusdam saepe movebantur,  iisque maxime nocturnis,  ut vide rentur ei,  qui vita excesserant,  vivere. Ut porro firmissimum hoc adferri videtur cur deos esse credamus,  quod nulla gens tam fera,  nemo omnium tam sit inmanis,  cuius mentem non imbuerit deorum opinio (multi de diis prava sentiunt —id enim vitioso more effici solet — omnes tamen esse vim et naturam divinam arbitrantur,  nec vero id conlocutio hominum aut consessus efficit,  non institutis opinio est confirmata,  non legibus; omni autem in re consensio omnium gentium lex naturae putanda est) —quis est igitur,  qui suorum mortem primum non eo lugeat,  quod eos orbatos vitae commodis arbitretur? Tolle hanc opinionem,  luctum sustuleris. Nemo enim maeret suo incommodo: dolent fortasse et anguntur,  sed illa lugubris lamentatio fletusque maerens ex eo est,  quod eum,  quem dileximus,  vitae commodis privatum arbitramur idque sentire. Atque haec ita sentimus,  natura duce,  nulla ratione nullaque doctrina.

XIV. Maxumum vero argumentum est naturam ipsam de inmortalitate animorum tacitam iudicare,  quod omnibus curae sunt,  et maxumae quidem,  quae post mortem futura sint. 'serit arbores,  quae alteri saeclo prosint',  ut ait (Statius) in Synephebis,  quid spectans nisi etiam postera saecula ad se pertinere? Ergo arbores seret diligens agricola,  quarum aspiciet bacam ipse numquam; vir magnus leges,  instituta,  rem publicam non seret? Quid procreatio liberorum,  quid propagatio nominis,  quid adoptationes filiorum,  quid testamentorum diligentia,  quid ipsa sepulcrorum monumenta,  elogia significant nisi nos futura etiam cogitare? Quid? Illud num dubitas,  quin specimen naturae capi deceat ex optima quaque natura? Quae est melior igitur in hominum genere natura quam eorum,  qui se natos ad homines iuvandos,  tutandos,  conservandos,  arbitrantur? Abiit ad deos Hercules: numquam abisset,  nisi,  cum inter homines esset,  eam sibi viam munivisset. Vetera iam ista et religione omnium consecrata:

XV. Quid in hac re publica tot tantosque viros ob rem publicam interfectos cogitasse arbitramur? Iisdemne ut finibus nomen suum quibus vita terminaretur? Nemo umquam sine magna spe inmortalitatis se pro patria offerret ad mortem. Licuit esse otioso Themistocli,  licuit Epaminondae,  licuit,  ne et vetera et externa quaeram,  mihi; sed nescio quo modo inhaeret in mentibus quasi saeclorum quoddam augurium futurorum,  idque in maximis ingeniis altissimisque animis et existit maxime et apparet facillime. Quo quidem dempto,  quis tam esset amens,  qui semper in laboribus et periculis viveret? loquor de principibus; quid? Poetae nonne post mortem nobilitari volunt? Unde ergo illud:

Aspicite,  o cives,  senis Enni imaginis formam:
Hic vestrum panxit maxima facta patrum?

Mercedem gloriae flagitat ab iis quorum patres adfecerat gloria,  idemque:

Nemo me lacrimis decoret nec funera fletu Faxit.
Cur? Volito vivos per ora virum.

Sed quid poetas? Opifices post mortem nobilitari volunt. Quid enim Phidias sui similem speciem inclusit in clupeo Minervae,  cum inscribere (nomen) non liceret? Quid? Nostri philosophi nonne in is libris ipsis,  quos scribunt de contemnenda gloria,  sua nomina inscribunt? Quodsi omnium consensus naturae vox est,  omnesque qui ubique sunt consentiunt esse aliquid,  quod ad eos pertineat qui vita cesserint,  nobis quoque idem existimandum est,  et si,  quorum aut ingenio aut virtute animus excellit,  eos arbitrabimur,  quia natura optima sint,  cernere naturae vim maxume,  veri simile est,  cum optumus quisque maxume posteritati serviat,  esse aliquid,  cuius is post mortem sensum sit habiturus.

XVI. Sed ut deos esse natura opinamur,  qualesque sint,  ratione cognoscimus,  sic permanere animos arbitramur consensu nationum omnium,  qua in sede maneant qualesque sint,  ratione discendum est. Cuius ignoratio finxit inferos easque formidines,  quas tu contemnere non sine causa videbare. In terram enim cadentibus corporibus isque humo tectis,  e quo dictum est humari,  sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum; quam eorum opinionem magni errores consecuti sunt,  quos auxerunt poetae. Frequens enim consessus theatri,  in quo sunt mulierculae et pueri,  movetur audiens tam grande carmen:

Adsum atque advenio Acherunte vix via alta atque ardua
Per speluncas saxis structas asperis pendentibus
Maxumis,  ubi rigida constat crassa caligo inferum,

tantumque valuit error —qui mihi quidem iam sublatus videtur —,  ut,  corpora cremata cum scirent,  tamen ea fieri apud inferos fingerent,  quae sine corporibus nec fieri possent nec intellegi. Animos enim per se ipsos viventis non poterant mente complecti,  formam aliquam figuramque quaerebant. Inde Homeri tota νέκυια,  inde ea quae meus amicus Appius νεκυομαντεῖα faciebat,  inde in vicinia nostra Averni lacus

unde animae excitantur obscura umbra opertae,  imagines
mortuorum,  alto ostio Acheruntis,  falso sanguine.

Has tamen imagines loqui volunt,  quod fieri nec sine lingua nec sine palato nec sine faucium,  laterum,  pulmonum vi et figura potest. Nihil enim animo videre poterant,  ad oculos omnia referebant. Magni autem est ingenii sevocare mentem a sensibus et cogitationem ab consuetudine abducere. Itaque credo equidem etiam alios tot saeculis,  sed quod litteris exstet,  Pherecydes Syrius primus dixit animos esse hominum sempiternos,  antiquus sane; fuit enim meo regnante gentili. Hanc opinionem discipulus eius Pythagoras maxime confirmavit,  qui cum Superbo regnante in Italiam venisset,  tenuit Magnam illam Graeciam cum [honore] disciplinae,  tum etiam auctoritate,  multaque saecula postea sic viguit Pythagoreorum nomen,  ut nulli alii docti viderentur.

XVII. Sed redeo ad antiquos. Rationem illi sententiae suae non fere reddebant,  nisi quid erat numeris aut descriptionibus explicandum: Platonem ferunt,  ut Pythagoreos cognosceret,  in Italiam venisse et didicisse Pythagorea omnia primumque de animorum aeternitate,  non solum sensisse idem quod Pythagoram,  sed rationem etiam attulisse. Quam,  nisi quid dicis,  praetermittamus et hanc totam spem inmortalitatis relinquamus. An tu cum me in summam exspectationem adduxeris,  deseris? Errare mehercule malo cum Platone,  quem tu quanti facias scio et quem ex tuo ore admiror,  quam cum istis vera sentire. Macte virtute! ego enim ipse cum eodem ipso non invitus erraverim. Num igitur dubitamus —an sicut pleraque— quamquam hoc quidem minime; persuadent enim mathematici terram in medio mundo sitam ad universi caeli complexum quasi puncti instar optinere,  quod κέντρον illi vocant; eam porro naturam esse quattuor omnia gignentium corporum,  ut,  quasi partita habeant inter se ac divisa momenta,  terrena et umida suopte nutu et suo pondere ad paris angulos in terram et in mare ferantur,  reliquae duae partes,  una ignea,  altera animalis,  ut illae superiores in medium locum mundi gravitate ferantur et pondere,  sic hae rursum rectis lineis in caelestem locum subvolent,  sive ipsa natura superiora adpetente sive quod a gravioribus leviora natura repellantur. Quae cum constent,  perspicuum debet esse animos,  cum e corpore excesserint,  sive illi sint animales,  id est spirabiles,  sive ignei,  sublime ferri. Si vero aut numerus quidam sit animus,  quod subtiliter magis quam dilucide dicitur,  aut quinta illa non nominata magis quam non intellecta natura,  multo etiam integriora ac puriora sunt,  ut a terra longissime se ecferant. Horum igitur aliquid animus,  ne tam vegeta mens aut in corde cerebrove aut in Empedocleo sanguine demersa iaceat.

XVIII. Dicaearchum vero cum Aristoxeno aequali et condiscipulo suo,  doctos sane homines,  omittamus; quorum alter ne condoluisse quidem umquam videtur,  qui animum se habere non sentiat,  alter ita delectatur suis cantibus,  ut eos etiam ad haec transferre conetur. Harmonian autem ex intervallis sonorum nosse possumus,  quorum varia compositio etiam harmonias efficit plures; membrorum vero situs et figura corporis vacans animo quam possit harmoniam efficere,  non video. Sed hic quidem,  quamvis eruditus sit,  sicut est,  haec magistro concedat Aristoteli,  canere ipse doceat; bene enim illo Graecorum proverbio praecipitur: 'quam quisque norit artem,  in hac se exerceat.' illam vero funditus eiciamus individuorum corporum levium et rutundorum concursionem fortuitam,  quam tamen Democritus concalefactam et spirabilem,  id est animalem,  esse volt. Is autem animus,  qui,  si est horum quattuor generum,  ex quibus omnia constare dicuntur,  ex inflammata anima constat,  ut potissimum videri video Panaetio,  superiora capessat necesse est. Nihil enim habent haec duo genera proni et supera semper petunt. Ita,  sive dissipantur,  procul a terris id evenit,  sive permanent et conservant habitum suum,  hoc etiam magis necesse est ferantur ad caelum et ab is perrumpatur et dividatur crassus hic et concretus aer,  qui est terrae proximus. Calidior est enim vel potius ardentior animus quam est hic aer,  quem modo dixi crassum atque concretum; quod ex eo sciri potest,  quia corpora nostra terreno principiorum genere confecta ardore animi concalescunt.

XIX. Accedit ut eo facilius animus evadat ex hoc aere,  quem saepe iam appello,  eumque perrumpat,  quod nihil est animo velocius,  nulla est celeritas quae possit cum animi celeritate contendere. Qui si permanet incorruptus suique similis,  necesse est ita feratur,  ut penetret et dividat omne caelum hoc,  in quo nubes,  imbres,  ventique coguntur,  quod et umidum et caliginosum est propter exhalationes terrae. Quam regionem cum superavit animus naturamque sui similem contigit et adgnovit,  iunctis ex anima tenui et ex ardore solis temperato ignibus,  insistit et finem altius se ecferendi facit. Cum enim sui similem et levitatem et calorem adeptus (est),  tamquam paribus examinatus ponderibus nullam in partem movetur,  eaque ei demum naturalis est sedes,  cum ad sui simile penetravit; in quo nulla re egens aletur et sustentabitur iisdem rebus,  quibus astra sustentantur et aluntur. Cumque corporis facibus inflammari soleamus ad omnis fere cupiditates eoque magis incendi,  quod iis aemulemur,  qui ea habeant quae nos habere cupiamus,  profecto beati erimus,  cum corporibus relictis et cupiditatum et aemulationum erimus expertes; quodque nunc facimus,  cum laxati curis sumus,  ut spectare aliquid velimus et visere,  id multo tum faciemus liberius totosque nos in contemplandis rebus perspiciendisque ponemus,  propterea quod et natura inest in mentibus nostris insatiabilis quaedam cupiditas veri videndi et orae ipsae locorum illorum,  quo pervenerimus,  quo faciliorem nobis cognitionem rerum caelestium,  eo maiorem cognoscendi cupiditatem dabant. Haec enim pulchritudo etiam in terris 'patritam' illam et 'avitam',  ut ait Theophrastus,  philosophiam cognitionis cupiditate incensam excitavit. Praecipue vero fruentur ea,  qui tum etiam,  cum has terras incolentes circumfusi erant caligine,  tamen acie mentis dispicere cupiebant.

XX. Etenim si nunc aliquid adsequi se putant,  qui ostium Ponti viderunt et eas angustias,  per quas penetravit ea quae est nominata

Argo,  quia Argivi in ea delecti viri
Vecti petebant pellem inauratam arietis, 

aut ii qui Oceani freta illa viderunt,  'Europam Libyamque rapax ubi dividit unda',  quod tandem spectaculum fore putamus,  cum totam terram contueri licebit eiusque cum situm,  formam,  circumscriptionem,  tum et habitabiles regiones et rursum omni cultu propter vim frigoris aut caloris vacantis? Nos enim ne nunc quidem oculis cernimus ea quae videmus; neque est enim ullus sensus in corpore,  sed,  ut non physici solum docent verum etiam medici,  qui ista aperta et patefacta viderunt,  viae quasi quaedam sunt ad oculos,  ad auris,  ad naris a sede animi perforatae. Itaque saepe aut cogitatione aut aliqua vi morbi impediti apertis atque integris et oculis et auribus nec videmus,  nec audimus,  ut facile intellegi possit animum et videre et audire,  non eas partis quae quasi fenestrae sint animi,  quibus tamen sentire nihil queat mens,  nisi id agat et adsit. Quid,  quod eadem mente res dissimillimas comprendimus,  ut colorem,  saporem,  calorem,  odorem,  sonum? Quae numquam quinque nuntiis animus cognosceret,  nisi ad eum omnia referrentur et is omnium iudex solus esset. Atque ea profecto tum multo puriora et dilucidiora cernentur,  cum,  quo natura fert,  liber animus pervenerit. Nam nunc quidem,  quamquam foramina illa,  quae patent ad animum a corpore,  callidissimo artificio natura fabricata est,  tamen terrenis concretisque corporibus sunt intersaepta quodam modo: cum autem nihil erit praeter animum,  nulla res obiecta impediet,  quo minus percipiat,  quale quidque sit.

XXI. Quamvis copiose haec diceremus,  si res postularet,  quam multa,  quam varia,  quanta spectacula animus in locis caelestibus esset habiturus. Quae quidem cogitans soleo saepe mirari non nullorum insolentiam philosophorum,  qui naturae cognitionem admirantur eiusque inventori et principi gratias exultantes agunt eumque venerantur ut deum; liberatos enim se per eum dicunt gravissimis dominis,  terrore sempiterno,  et diurno ac nocturno metu. Quo terrore? Quo metu? Quae est anus tam delira quae timeat ista,  quae vos videlicet,  si physica non didicissetis,  timeretis,  'Acherunsia templa alta Orci,  pallida leti,  nubila tenebris loca'? Non pudet philosophum in eo gloriari,  quod haec non timeat et quod falsa esse cognoverit? E quo intellegi potest,  quam acuti natura sint,  quoniam haec sine doctrina credituri fuerunt. Praeclarum autem nescio quid adepti sunt,  quod didicerunt se,  cum tempus mortis venisset,  totos esse perituros. Quod ut ita sit —nihil enim pugno —,  quid habet ista res aut laetabile aut gloriosum? Nec tamen mihi sane quicquam occurrit,  cur non Pythagorae sit et Platonis vera sententia. Ut enim rationem Plato nullam adferret —vide,  quid homini tribuam —,  ipsa auctoritate me frangeret: tot autem rationes attulit,  ut velle ceteris,  sibi certe persuasisse videatur.

XXII. Sed plurimi contra nituntur animosque quasi capite damnatos morte multant,  neque aliud est quicquam cur incredibilis is animorum videatur aeternitas,  nisi quod nequeunt qualis animus sit vacans corpore intellegere et cogitatione comprehendere. Quasi vero intellegant,  qualis sit in ipso corpore,  quae conformatio,  quae magnitudo,  qui locus; ut,  si iam possent in homine vivo cerni omnia quae nunc tecta sunt,  casurusne in conspectum videatur animus,  an tanta sit eius tenuitas,  ut fugiat aciem? Haec reputent isti qui negant animum sine corpore se intellegere posse: videbunt,  quem in ipso corpore intellegant. Mihi quidem naturam animi intuenti multo difficilior occurrit cogitatio,  multo obscurior,  qualis animus in corpore sit tamquam alienae domi,  quam qualis,  cum exierit et in liberum caelum quasi domum suam venerit. Si enim,  quod numquam vidimus,  id quale sit intellegere non possumus,  certe et deum ipsum et divinum animum corpore liberatum cogitatione complecti possumus. Dicaearchus quidem et Aristoxenus,  quia difficilis erat animi quid aut qualis esset intellegentia,  nullum omnino animum esse dixerunt. Est illud quidem vel maxumum animo ipso animum videre,  et nimirum hanc habet vim praeceptum Apollinis,  quo monet ut se quisque noscat. Non enim credo id praecipit,  ut membra nostra aut staturam figuramve noscamus; neque nos corpora sumus,  nec ego tibi haec dicens corpori tuo dico. Cum igitur 'nosce te' dicit,  hoc dicit: 'nosce animum tuum.' nam corpus quidem quasi vas est aut aliquod animi receptaculum; ab animo tuo quicquid agitur,  id agitur a te. Hunc igitur nosse nisi divinum esset,  non esset hoc acrioris cuiusdam animi praeceptum tributum deo. Sed si,  qualis sit animus,  ipse animus nesciet,  dic quaeso,  ne esse quidem se sciet,  ne moveri quidem se? Ex quo illa ratio nata est Platonis,  quae a Socrate est in Phaedro explicata,  a me autem posita est in sexto libro de re publica:

XXIII. 'Quod semper movetur,  aeternum est; quod autem motum adfert alicui quodque ipsum agitatur aliunde,  quando finem habet motus,  vivendi finem habeat necesse est. Solum igitur,  quod se ipsum movet,  quia numquam deseritur a se,  numquam ne moveri quidem desinit; quin etiam ceteris quae moventur hic fons,  hoc principium est movendi. Principii autem nulla est origo; nam e principio oriuntur omnia,  ipsum autem nulla ex re alia nasci potest; nec enim esset id principium,  quod gigneretur aliunde. Quod si numquam oritur,  ne occidit quidem umquam; nam principium extinctum nec ipsum ab alio renascetur,  nec ex se aliud creabit,  siquidem necesse est a principio oriri omnia. Ita fit,  ut motus principium ex eo sit,  quod ipsum a se movetur; id autem nec nasci potest nec mori,  vel concidat omne caelum omnisque natura <et> consistat necesse est nec vim ullam nanciscatur,  qua a primo inpulsa moveatur. Cum pateat igitur aeternum id esse,  quod se ipsum moveat,  quis est qui hanc naturam animis esse tributam neget? Inanimum est enim omne,  quod pulsu agitatur externo; quod autem est animal,  id motu cietur interiore et suo; nam haec est propria natura animi atque vis. Quae si est una ex omnibus quae se ipsa [semper] moveat,  neque nata certe est et aeterna est'. Licet concurrant omnes plebei philosophi —sic enim ii,  qui a Platone et Socrate et ab ea familia dissident,  appellandi videntur —,  non modo nihil umquam tam eleganter explicabunt,  sed ne hoc quidem ipsum quam subtiliter conclusum sit intellegent. Sentit igitur animus se moveri; quod cum sentit,  illud una sentit,  se vi sua,  non aliena moveri,  nec accidere posse ut ipse umquam a se deseratur. Ex quo efficitur aeternitas,  nisi quid habes ad haec. Ego vero facile sim passus ne in mentem quidem mihi aliquid contra venire; ita isti faveo sententiae.

XXIV. Quid? Illa tandem num leviora censes,  quae declarant inesse in animis hominum divina quaedam? Quae si cernerem quem ad modum nasci possent,  etiam quem ad modum interirent viderem. Nam sanguinem,  bilem,  pituitam,  ossa,  nervos,  venas,  omnem denique membrorum et totius corporis figuram videor posse dicere unde concreta et quo modo facta sint: animum ipsum —si nihil esset in eo nisi id,  ut per eum viveremus,  tam natura putarem hominis vitam sustentari quam vitis,  quam arboris; haec enim etiam dicimus vivere. Item si nihil haberet animus hominis nisi ut appeteret aut fugeret,  id quoque esset ei commune cum bestiis. Habet primum memoriam,  et eam infinitam rerum innumerabilium. Quam quidem Plato recordationem esse volt vitae superioris. Nam in illo libro,  qui inscribitur Menon,  pusionem quendam Socrates interrogat quaedam geometrica de dimensione quadrati. Ad ea sic ille respondet ut puer,  et tamen ita faciles interrogationes sunt,  ut gradatim respondens eodem perveniat,  quo si geometrica didicisset. Ex quo effici volt Socrates,  ut discere nihil aliud sit nisi recordari. Quem locum multo etiam accuratius explicat in eo sermone,  quem habuit eo ipso die,  quo excessit e vita; docet enim quemvis,  qui omnium rerum rudis esse videatur,  bene interroganti respondentem declarare se non tum illa discere,  sed reminiscendo recognoscere,  nec vero fieri ullo modo posse,  ut a pueris tot rerum atque tantarum insitas et quasi consignatas in animis notiones,  quas ennoias vocant,  haberemus,  nisi animus,  ante quam in corpus intravisset,  in rerum cognitione viguisset. Cumque nihil esset, ut omnibus locis a Platone disseritur —nihil enim putat esse,  quod oriatur et intereat,  idque solum esse,  quod semper tale sit quale est,  (ἰδέαν appellat ille,  nos speciem) —,  non potuit animus haec in corpore inclusus adgnoscere,  cognita attulit; ex quo tam multarum rerum cognitionis admiratio tollitur. Neque ea plane videt animus,  cum repente in tam insolitum tamque perturbatum domicilium inmigravit,  sed cum se collegit atque recreavit,  tum adgnoscit illa reminiscendo. Ita nihil est aliud discere nisi recordari. Ego autem maiore etiam quodam modo memoriam admiror. Quid est enim illud quo meminimus,  aut quam habet vim aut unde naturam? Non quaero,  quanta memoria Simonides fuisse dicatur,  quanta Theodectes,  quanta is,  qui a Pyrrho legatus ad senatum est missus,  Cineas,  quanta nuper Charmadas,  quanta,  qui modo fuit,  Scepsius Metrodorus,  quanta noster Hortensius: de communi hominum memoria loquor,  et eorum maxume qui in aliquo maiore studio et arte versantur,  quorum quanta mens sit,  difficile est existimare; ita multa meminerunt.

XXV. Quorsus igitur haec spectat oratio? Quae sit illa vis et unde sit,  intellegendum puto. Non est certe nec cordis,  nec sanguinis,  nec cerebri,  nec atomorum; animae sit ignisne nescio,  nec me pudet ut istos fateri nescire quod nesciam: illud,  si ulla alia de re obscura adfirmare possem,  sive anima sive ignis sit animus,  eum iurarem esse divinum. Quid enim,  obsecro te,  terrane tibi hoc nebuloso et caliginoso caelo aut sata aut concreta videtur tanta vis memoriae? Si quid sit hoc non vides,  at quale sit vides; si ne id quidem,  at quantum sit profecto vides. Quid igitur? Utrum capacitatem aliquam in animo putamus esse,  quo tamquam in aliquod vas ea,  quae meminimus,  infundantur? Absurdum id quidem; qui enim fundus aut quae talis animi figura intellegi potest aut quae tanta omnino capacitas? An inprimi quasi ceram animum putamus,  et esse memoriam signatarum rerum in mente vestigia? Quae possunt verborum,  quae rerum ipsarum esse vestigia,  quae porro tam inmensa magnitudo,  quae illa tam multa possit effingere? Quid? Illa vis quae tandem est quae investigat occulta,  quae inventio atque excogitatio dicitur? Ex hacne tibi terrena mortalique natura et caduca concreta ea videtur? Aut qui primus,  quod summae sapientiae Pythagorae visum est,  omnibus rebus imposuit nomina? Aut qui dissipatos homines congregavit et ad societatem vitae convocavit,  aut qui sonos vocis,  qui infiniti videbantur,  paucis litterarum notis terminavit,  aut qui errantium stellarum cursus,  praegressiones,  institutiones notavit? Omnes magni; etiam superiores,  qui fruges,  qui vestitum,  qui tecta,  qui cultum vitae,  qui praesidia contra feras invenerunt,  a quibus mansuefacti et exculti a necessariis artificiis ad elegantiora defluximus. Nam et auribus oblectatio magna parta est inventa et temperata varietate et natura sonorum,  et astra suspeximus cum ea quae sunt infixa certis locis,  tum illa non re sed vocabulo errantia,  quorum conversiones omnisque motus qui animo vidit,  is docuit similem animum suum eius esse,  qui ea fabricatus esset in caelo. Nam cum Archimedes lunae,  solis,  quinque errantium motus in sphaeram inligavit,  effecit idem quod ille,  qui in Timaeo mundum aedificavit,  Platonis deus,  ut tarditate et celeritate dissimillimos motus una regeret conversio. Quod si in hoc mundo fieri sine deo non potest,  ne in sphaera quidem eosdem motus Archimedes sine divino ingenio potuisset imitari.

XXVI. Mihi vero ne haec quidem notiora et inlustriora carere vi divina videntur,  ut ego aut poetam grave plenumque carmen sine caelesti aliquo mentis instinctu putem fundere,  aut eloquentiam sine maiore quadam vi fluere abundantem sonantibus verbis uberibusque sententiis. Philosophia vero,  omnium mater artium,  quid est aliud nisi,  ut Plato,  donum,  ut ego,  inventum deorum? Haec nos primum ad illorum cultum,  deinde ad ius hominum,  quod situm est in generis humani societate,  tum ad modestiam magnitudinemque animi erudivit,  eademque ab animo tamquam ab oculis caliginem dispulit,  ut omnia supera,  infera,  prima,  ultima,  media videremus. Prorsus haec divina mihi videtur vis,  quae tot res efficiat et tantas. Quid est enim memoria rerum et verborum? Quid porro inventio? Profecto id,  quo ne in deo quidem quicquam maius intellegi potest. Non enim ambrosia deos aut nectare aut Iuventate pocula ministrante laetari arbitror,  nec Homerum audio,  qui Ganymeden ab dis raptum ait propter formam,  ut Iovi bibere ministraret; non iusta causa,  cur Laomedonti tanta fieret iniuria. Fingebat haec Homerus et humana ad deos transferebat: divina mallem ad nos. Quae autem divina? Vigere,  sapere,  invenire,  meminisse. Ergo animus qui,   ut ego dico,  divinus est,  ut Euripides dicere audet,  deus. Et quidem,  si deus aut anima aut ignis est,  idem est animus hominis. Nam ut illa natura caelestis et terra vacat et umore,  sic utriusque harum rerum humanus animus est expers; sin autem est quinta quaedam natura,  ab Aristotele inducta primum,  haec et deorum est et animorum. Hanc nos sententiam secuti his ipsis verbis in Consolatione hoc expressimus:

XXVII. 'Animorum nulla in terris origo inveniri potest; nihil enim est in animis mixtum atque concretum aut quod ex terra natum atque fictum esse videatur,  nihil ne aut umidum quidem aut flabile aut igneum. His enim in naturis nihil inest,  quod vim memoriae,  mentis,  cogitationis habeat,  quod et praeterita teneat et futura provideat et complecti possit praesentia. Quae sola divina sunt,  nec invenietur umquam,  unde ad hominem venire possint nisi a deo. Singularis est igitur quaedam natura atque vis animi seiuncta ab his usitatis notisque naturis. Ita,  quicquid est illud,  quod sentit,  quod sapit,  quod vivit,  quod viget,  caeleste et divinum ob eamque rem aeternum sit necesse est. Nec vero deus ipse,  qui intellegitur a nobis,  alio modo intellegi potest nisi mens soluta quaedam et libera,  segregata ab omni concretione mortali,  omnia sentiens et movens ipsaque praedita motu sempiterno. Hoc e genere atque eadem e natura est humana mens.' Ubi igitur aut qualis est ista mens? —ubi tua aut qualis? Potesne dicere? An,  si omnia ad intellegendum non habeo quae habere vellem,  ne iis quidem quae habeo mihi per te uti licebit? Non valet tantum animus,  ut se ipse videat,  at ut oculus,  sic animus se non videns,  alia cernit. Non videt autem,  quod minimum est,  formam suam (quamquam fortasse id quoque,  sed relinquamus); vim certe,  sagacitatem,  memoriam,  motum,  celeritatem videt. Haec magna,  haec divina,  haec sempiterna sunt; qua facie quidem sit aut ubi habitet,  ne quaerendum quidem est.

XXVIII. Ut cum videmus speciem primum candoremque caeli,  dein conversionis celeritatem tantam quantam cogitare non possumus,  tum vicissitudines dierum ac noctium commutationesque temporum quadrupertitas ad maturitatem frugum et ad temperationem corporum aptas eorumque omnium moderatorem et ducem solem,  lunamque adcretione et deminutione luminis quasi fastorum notantem et significantem dies,  tum in eodem orbe in duodecim partes distributo,  quinque stellas ferri eosdem cursus constantissime servantis disparibus inter se motibus,  nocturnamque caeli formam undique sideribus ornatam,  tum globum terrae eminentem e mari,  fixum in medio mundi universi loco,  duabus oris distantibus habitabilem et cultum,  quarum altera,  quam nos incolimus, 

Sub axe posita ad stellas septem,  unde horrifer, 
Aquilonis stridor gelidas molitur nives, 

altera australis,  ignota nobis,  quam vocant Graeci ἀντίχθονα,  ceteras partis incultas,  quod aut frigore rigeant aut urantur calore; hic autem,  ubi habitamus,  non intermittit suo tempore

Caelum nitescere,  arbores frondescere, 
Vites laetificae pampinis pubescere, 
Rami bacarum ubertate incurvescere, 
Segetes largiri fruges,  florere omnia, 
Fontes scatere,  herbis prata convestirier, 

tum multitudinem pecudum partim ad vescendum,  partim ad cultus agrorum,  partim ad vehendum,  partim ad corpora vestienda,  hominemque ipsum quasi contemplatorem caeli ac deorum cultorem atque hominis utilitati agros omnis et maria parentia —: haec igitur et alia innumerabilia cum cernimus,  possumusne dubitare quin iis praesit aliquis vel effector,  si haec nata sunt,  ut Platoni videtur,  vel,  si semper fuerunt,  ut Aristoteli placet,  moderator tanti operis et muneris? Sic mentem hominis,  quamvis eam non videas,  ut deum non vides,  tamen,  ut deum adgnoscis ex operibus eius,  sic ex memoria rerum et inventione et celeritate motus omnique pulchritudine virtutis vim divinam mentis adgnoscito.

XXIX. In quo igitur loco est? Credo equidem in capite,  et cur credam adferre possum. Sed alias,  ubi sit animus; certe quidem in te est. Quae est ei natura? Propria,  puto,  et sua. Sed fac igneam,  fac spirabilem: nihil ad id de quo agimus. Illud modo videto,  ut deum noris,  etsi eius ignores et locum et faciem,  sic animum tibi tuum notum esse oportere,  etiamsi ignores et locum et formam. In animi autem cognitione dubitare non possumus,  nisi plane in physicis plumbei sumus,  quin nihil sit animis admixtum,  nihil concretum,  nihil copulatum,  nihil coagmentatum,  nihil duplex: quod cum ita sit,  certe nec secerni,  nec dividi,  nec discerpi,  nec distrahi potest,  ne interire (quidem) igitur. Est enim interitus quasi discessus et secretio ac diremptus earum partium,  quae ante interitum iunctione aliqua tenebantur. His et talibus rationibus adductus Socrates nec patronum quaesivit ad iudicium capitis nec iudicibus supplex fuit adhibuitque liberam contumaciam a magnitudine animi ductam,  non a superbia,  et supremo vitae die de hoc ipso multa disseruit et paucis ante diebus,  cum facile posset educi e custodia,  noluit,  et tum,  paene in manu iam mortiferum illud tenens poculum,  locutus ita est,  ut non ad mortem trudi,  verum in caelum videretur escendere.

XXX. Ita enim censebat itaque disseruit,  duas esse vias duplicesque cursus animorum e corpore excedentium: nam qui se humanis vitiis contaminavissent et se totos libidinibus dedissent,  quibus caecati vel domesticis vitiis atque flagitiis se inquinavissent vel,  re publica violanda,  fraudes inexpiabiles concepissent,  iis devium quoddam iter esse,  seclusum a concilio deorum; qui autem se integros castosque servavissent,  quibusque fuisset minima cum corporibus contagio seseque ab is semper sevocavissent essentque in corporibus humanis vitam imitati deorum,  iis ad illos a quibus essent profecti reditum facilem patere. Itaque commemorat,  ut cygni,  qui non sine causa Apollini dicati sint,  sed quod ab eo divinationem habere videantur,  qua providentes quid in morte boni sit cum cantu et voluptate moriantur,  sic omnibus bonis et doctis esse faciendum. (nec vero de hoc quisquam dubitare posset,  nisi idem nobis accideret diligenter de animo cogitantibus,  quod iis saepe usu venit,  qui cum acriter oculis deficientem solem intuerentur,  ut aspectum omnino amitterent; sic mentis acies se ipsa intuens non numquam hebescit,  ob eamque causam contemplandi diligentiam amittimus. Itaque dubitans,  circumspectans,  haesitans,  multa adversa reverens tamquam in rate in mari inmenso nostra vehitur oratio). Sed haec et vetera et a Graecis; Cato autem sic abiit e vita,  ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Vetat enim dominans ille in nobis deus iniussu hinc nos suo demigrare; cum vero causam iustam deus ipse dederit,  ut tunc Socrati,  nunc Catoni,  saepe multis,  ne ille me Dius Fidius vir sapiens laetus ex his tenebris in lucem illam excesserit,  nec tamen ille vincla carceris ruperit —leges enim vetant —,  sed tamquam a magistratu aut ab aliqua potestate legitima,  sic a deo evocatus atque emissus exierit. Tota enim philosophorum vita,  ut ait idem,  commentatio mortis est.

XXXI. Nam quid aliud agimus,  cum a voluptate,  id est a corpore,  cum a re familiari,  quae est ministra et famula corporis,  cum a re publica,  cum a negotio omni sevocamus animum,  quid,  inquam,  tum agimus nisi animum ad se ipsum advocamus,  secum esse cogimus maximeque a corpore abducimus? Secernere autem a corpore animum,  nec quicquam aliud,  est mori discere. Quare hoc commentemur,  mihi crede,  disiungamusque nos a corporibus,  id est consuescamus mori. Hoc,  et dum erimus in terris,  erit illi caelesti vitae simile,  et cum illuc ex his vinclis emissi feremur,  minus tardabitur cursus animorum. Nam qui in compedibus corporis semper fuerunt,  etiam cum soluti sunt,  tardius ingrediuntur,  ut ii qui ferro vincti multos annos fuerunt. Quo cum venerimus,  tum denique vivemus. Nam haec quidem vita mors est,  quam lamentari possem,  si liberet. Satis tu quidem in Consolatione es lamentatus; quam cum lego,  nihil malo quam has res relinquere,  his vero modo auditis,  multo magis. Veniet tempus,  et quidem celeriter,  sive retractabis,  sive properabis; volat enim aetas. Tantum autem abest ab eo ut malum mors sit,  quod tibi dudum videbatur,  ut verear ne homini nihil sit non malum aliud certius,  nihil bonum aliud potius,  si quidem vel di ipsi vel cum dis futuri sumus Quid refert? Adsunt enim,  qui haec non probent. Ego autem numquam ita te in hoc sermone dimittam,  ulla uti ratione mors tibi videri malum possit. Qui potest,  cum ista cognoverim? Qui possit,  rogas? Catervae veniunt contra dicentium,  nec solum Epicureorum,  quos equidem non despicio,  sed nescio quo modo doctissimus quisque contemnit,  acerrume autem deliciae meae Dicaearchus contra hanc inmortalitatem disseruit. Is enim tris libros scripsit,  qui Lesbiaci vocantur quod Mytilenis sermo habetur,  in quibus volt efficere animos esse mortalis. Stoici autem usuram nobis largiuntur tamquam cornicibus: diu mansuros aiunt animos,  semper negant.

XXXII. Num non vis igitur audire,  cur,  etiamsi ita sit,  mors tamen non sit in malis? Ut videtur,  sed me nemo de inmortalitate depellet. Laudo id quidem,  etsi nihil nimis oportet confidere; movemur enim saepe aliquo acute concluso,  labamus mutamusque sententiam clarioribus etiam in rebus; in his est enim aliqua obscuritas. Id igitur si acciderit,  simus armati. Sane quidem,  sed ne accidat,  providebo. Num quid igitur est causae,  quin amicos nostros Stoicos dimittamus? Eos dico,  qui aiunt manere animos,  cum e corpore excesserint,  sed non semper. Istos vero qui,  quod tota in hac causa difficillimum est,  suscipiant,  posse animum manere corpore vacantem,  illud autem,  quod non modo facile ad credendum est,  sed eo concesso,  quod volunt,  consequens,  id vero non dant,  ut,  cum diu permanserit,  ne intereat. Bene reprehendis,  et se isto modo res habet. Credamus igitur Panaetio a Platone suo dissentienti? Quem enim omnibus locis divinum,  quem sapientissimum,  quem sanctissimum,  quem Homerum philosophorum appellat,  huius hanc unam sententiam de inmortalitate animorum non probat. Volt enim,  quod nemo negat,  quicquid natum sit interire; nasci autem animos,  quod declaret eorum similitudo qui procreentur,  quae etiam in ingeniis,  non solum in corporibus appareat. Alteram autem adfert rationem,  nihil esse quod doleat,  quin id aegrum esse quoque possit; quod autem in morbum cadat,  id etiam interiturum; dolere autem animos,  ergo etiam interire.

XXXIII. Haec refelli possunt: sunt enim ignorantis,  cum de aeternitate animorum dicatur,  de mente dici,  quae omni turbido motu semper vacet,  non de partibus iis,  in quibus aegritudines,  irae,  libidinesque versentur,  quas is,  contra quem haec dicuntur,  semotas a mente et disclusas putat. Iam similitudo magis apparet in bestiis,  quarum animi sunt rationis expertes; hominum autem similitudo in corporum figura magis exstat,  et ipsi animi magni refert quali in corpore locati sint. Multa enim e corpore existunt,  quae acuant mentem,  multa,  quae obtundant. Aristoteles quidem ait omnis ingeniosos melancholicos esse,  ut ego me tardiorem esse non moleste feram. Enumerat multos,  idque quasi constet,  rationem cur ita fiat adfert. Quod si tanta vis est ad habitum mentis in iis quae gignuntur in corpore,  ea sunt autem,  quaecumque sunt,  quae similitudinem faciant,  nihil necessitatis adfert,  cur nascantur animi,  similitudo. Omitto dissimilitudines. Vellem adesse posset Panaetius — vixit cum Africano —,  quaererem ex eo,  cuius suorum similis fuisset Africani fratris nepos,  facie vel patris,  vita omnium perditorum ita similis,  ut esset facile deterrimus; cuius etiam similis P.Crassi,  et sapientis et eloquentis et primi hominis,  nepos multorumque aliorum clarorum virorum,  quos nihil attinet nominare,  nepotes et filii. Sed quid agimus? Oblitine sumus hoc nunc nobis esse propositum,  cum satis de aeternitate dixissemus,  ne si interirent quidem animi,  quicquam mali esse in morte? Ego vero memineram,  sed te de aeternitate dicentem aberrare a proposito facile patiebar.

XXXIV. Video te alte spectare et velle in caelum migrare. Spero fore ut contingat id nobis. Sed fac,  ut isti volunt,  animos non remanere post mortem: video nos,  si ita sit,  privari spe beatioris vitae; mali vero quid adfert ista sententia? Fac enim sic animum interire ut corpus: num igitur aliquis dolor aut omnino post mortem sensus in corpore est? Nemo id quidem dicit,  etsi Democritum insimulat Epicurus,  Democritii negant. Ne in animo quidem igitur sensus remanet; ipse enim nusquam est. Ubi igitur malum est,  quoniam nihil tertium est? An quod ipse animi discessus a corpore non fit sine dolore? Ut credam ita esse,  quam est id exiguum! sed falsum esse arbitror,  et fit plerumque sine sensu,  non numquam etiam cum voluptate,  totum. Que hoc leve est,  qualecumque est; fit enim ad punctum temporis. 'Illud angit vel potius excruciat,  discessus ab omnibus iis quae sunt bona in vita'. Vide ne 'a malis' dici verius possit. Quid ego nunc lugeam vitam hominum? Vere et iure possum; sed quid necesse est,  cum id agam ne post mortem miseros nos putemus fore,  etiam vitam efficere deplorando miseriorem? Fecimus hoc in eo libro,  in quo nosmet ipsos,  quantum potuimus,  consolati sumus. A malis igitur mors abducit,  non a bonis,  verum si quaerimus. Et quidem hoc a Cyrenaico Hegesia sic copiose disputatur,  ut is a rege Ptolomaeo prohibitus esse dicatur illa in scholis dicere,  quod multi is auditis mortem sibi ipsi consciscerent. Callimachi quidem epigramma in Ambraciotam Theombrotum est,  quem ait,  cum ei nihil accidisset adversi,  e muro se in mare abiecisse,  lecto Platonis libro. Eius autem,  quem dixi,  Hegesiae liber est Ἀποκαρτερῶν,  quo a vita quidem per inediam discedens revocatur ab amicis; quibus respondens vitae humanae enumerat incommoda. Possem idem facere,  etsi minus quam ille,  qui omnino vivere expedire nemini putat. Mitto alios: etiamne nobis expedit? Qui et domesticis et forensibus solaciis ornamentisque privati certe si ante occidissemus,  mors nos a malis,  non a bonis abstraxisset.

XXXV.Sit igitur aliquis,  qui nihil mali habeat,  nullum a fortuna volnus acceperit: Metellus ille honoratis quattuor filiis aut quinquaginta Priamus,  e quibus septemdecim iusta uxore natis; in utroque eandem habuit fortuna potestatem,  sed usa in altero est: Metellum enim multi filii,  filiae,  nepotes,  neptes in rogum inposuerunt,  Priamum tanta progenie orbatum,  cum in aram confugisset,  hostilis manus interemit. Hic si vivis filiis incolumi regno occidisset

astante ope barbarica
Tectis caelatis laqueatis, 

utrum tandem a bonis an a malis discessisset? Tum profecto videretur a bonis. At certe ei melius evenisset nec tam flebiliter illa canerentur:

Haec omnia vidi inflammari, 
Priamo vi vitam evitari, 
Iovis aram sanguine turpari.

Quasi vero ista vi quicquam tum potuerit ei melius accidere! quodsi ante occidisset,  talem eventum omnino amisisset; hoc autem tempore sensum amisit malorum. Pompeio,  nostro familiari,  cum graviter aegrotaret Neapoli,  melius est factum. Coronati Neapolitani fuerunt,  nimirum etiam Puteolani; volgo ex oppidis publice gratulabantur: ineptum sane negotium et Graeculum,  sed tamen fortunatum. Utrum igitur,  si tum esset extinctus,  a bonis rebus an a malis discessisset? Certe a miseris. Non enim cum socero bellum gessisset,  non inparatus arma sumpsisset,  non domum reliquisset,  non ex Italia fugisset,  non exercitu amisso nudus in servorum ferrum et manus incidisset,  non liberi defleti,  non fortunae omnes a victoribus possiderentur. Qui,  si mortem tum obisset,  in amplissimis fortunis occidisset,  is propagatione vitae quot,  quantas,  quam incredibilis hausit calamitates!

XXXVI. Haec morte effugiuntur,  etiamsi non evenerunt,  tamen,  quia possunt evenire; sed homines ea sibi accidere posse non cogitant: Metelli sperat sibi quisque fortunam,  proinde quasi aut plures fortunati sint quam infelices aut certi quicquam sit in rebus humanis aut sperare sit prudentius quam timere. Sed hoc ipsum concedatur,  bonis rebus homines morte privari: ergo etiam carere mortuos vitae commodis idque esse miserum? Certe ita dicant necesse est. An potest is,  qui non est,  re ulla carere? Triste enim est nomen ipsum carendi,  quia subicitur haec vis: habuit,  non habet; desiderat requirit indiget. Haec,  opinor,  incommoda sunt carentis: caret oculis,  odiosa caecitas; liberis,  orbitas. Valet hoc in vivis,  mortuorum autem non modo vitae commodis,  sed ne vita quidem ipsa quisquam caret. De mortuis loquor,  qui nulli sunt: nos,  qui sumus,  num aut cornibus caremus aut pinnis? Ecquis id dixerit? Certe nemo. Quid ita? Quia,  cum id non habeas quod tibi nec usu nec natura sit aptum,  non careas,  etiamsi sentias te non habere. Hoc premendum etiam atque etiam est et urguendum confirmato illo,  de quo,  si mortales animi sunt,  dubitare non possumus,  quin tantus interitus in morte sit,  ut ne minima quidem suspicio sensus relinquatur —hoc igitur probe stabilito et fixo illud excutiendum est,  ut sciatur,  quid sit carere,  ne relinquatur aliquid erroris in verbo. Carere igitur hoc significat: egere eo quod habere velis; inest enim velle in carendo,  nisi cum sic tamquam in febri dicitur alia quadam notione verbi. Dicitur enim alio modo etiam carere,  cum aliquid non habeas et non habere te sentias,  etiamsi id facile patiare. (ita) carere in morte non dicitur; nec enim esset dolendum; dicitur illud: 'bono carere',  quod est malum. Sed ne vivus quidem bono caret,  si eo non indiget; sed in vivo intellegi tamen potest regno te carere —dici autem hoc in te satis subtiliter non potest; posset in Tarquinio,  cum regno esset expulsus —: at in mortuo ne intellegi quidem. Carere enim sentientis est; nec sensus in mortuo: ne carere quidem igitur in mortuo est.

XXXVII. Quamquam quid opus est in hoc philosophari,  cum rem non magnopere philosophia egere videamus? Quotiens non modo ductores nostri,  sed universi etiam exercitus ad non dubiam mortem concurrerunt! quae quidem si timeretur,  non Lucius Brutus arcens eum reditu tyrannum,  quem ipse expulerat,  in proelio concidisset; non cum Latinis decertans pater Decius,  cum Etruscis filius,  cum Pyrrho nepos se hostium telis obiecissent; non uno bello pro patria cadentis Scipiones Hispania vidisset,  Paulum et Geminum Cannae,  Venusia Marcellum,  Litana Albinum,  Lucani Gracchum. Num quis horum miser hodie? Ne tum quidem post spiritum extremum; nec enim potest esse miser quisquam,  sensu perempto. 'At id ipsum odiosum est,  sine sensu esse.' Odiosum,  si id esset carere. Cum vero perspicuum sit nihil posse in eo esse,  qui ipse non sit,  quid potest esse in eo odiosum,  qui nec careat nec sentiat? Quamquam hoc quidem nimis saepe,  sed eo,  quod i hoc inest omnis animi constracto ex metu mortis. Qui enim satis viderit,  id quod est luce clarius,  animo et corpore consumpto totoque animante deleto et facto interitu universo illud animal,  quod fuerit,  factum esse nihil,  is plane perspiciet inter Hippocentaurum,  qui numquam fuerit,  et regem Agamemnonem nihil interesse,  nece pluris nunc facere M. Camillum hoc civilie bellum,  quam ego vivo illo fecerim Romam captam. Cur igitur et Camillus doleret,  si haec post trecentos et quinquaginta fere annos eventura putaret,  et ego doleam,  si ad decem milia annorum gentem aliquam urbe nostra potituram putem? Quia tanta caritas partiae est,  ut eam non sensu nostro,  sed salute ipsius metiamur.

XXXVIII. Itaque non deterret sapientem mors, quae propter incertos casus cotidie imminet, propter brevitatem vitae numquam potest longe abesse, quo minus in omne tempus rei p. Suisque consulat, cum posteritatem ipsam, cuius sensum habiturus non sit, ad se putet pertinere.quare licet etiam mortalem esse animum iudicantem aeterna moliri, non gloriae cupiditate, quam sensurus non sis, sed virtutis, quam necessario gloria, etiamsi tu id non agas, consequatur. Natura vero <si> se sic habet, ut, quo modo initium nobis rerum omnium ortus noster adferat, sic exitum mors, ut nihil pertinuit ad nos ante ortum,  sic nihil post mortem pertinebit.in quo quid potest esse mali, cum mors nec ad vivos pertineat nec ad mortuos? Alteri nulli sunt, alteros non attinget.quam qui leviorem faciunt, somni simillimam volunt esse: quasi vero quisquam ita nonaginta annos velit vivere, ut, cum saxaginta confecerit, reliquos dormiat; ne sui quidem id velint, not modo ipse.Endymion vero, si fabulas audire volumus, ut nescio quando in Latmo obdormivit, qui est mons Cariae, nondum, opinor, est experrectus.num igitur eum curare censes, cum Luna laboret,  a qua consopitus putatur,  ut eum dormientem oscularetur? Quid curet autem,  qui ne sentit quidem? Habes somnum imaginem mortis eamque cotidie induis: et dubitas quin sansus in morte nullus sit,  cum in eius simulacro videas esse nullum sensum?

XXXIX. Pellantur ergo istae ineptiae paene aniles,  ante tempus mori miserum esse. Quod tandem tempus? Naturaene? At ea quidem dedit usuram tamquam pecuniae nalla praestituta die.quid est igitur quod querare,  si repetit,  cum volt? Ea enim condicione acceperas. Idem,  si puer parvus occidit,  aequo animo ferendum putant,  si vero in cunis,  ne querendum quidem. Atqui ab hoc acerbius exegit natura quod dederat. 'nondum gustaverat', inquit, 'vitae suavitatem; hic autem iam sperabat magna, quibus frui coeperat.' at id quidem in ceteris rebus melius putatur,  aliquam partem quam nullam attingere: cur in vita secus? (quamquam non male ait Callimachus multo saepius lacrimasse Priamum quam Troilum). Eorum autem, qui exacta aetate moriuntur, fortuna laudatur. Cur? Nam,  reor,  nullis,  si vita longior daretur,  posset esse iucundior; nihil enim est profecto homini prudentia dulcius, quam,  ut cetera auferat,  adfert certe senectus. Quae vero aetas longa est,  aut quid omnino homini longum? Nonne

Modo pueros,  modo adulescentes in cursu a tergo insequens
Nec opinantis adsecuta est

senectus? Sed quia ultra nihil habemus,  hoc longum dicimus. Omnia ista,  perinde ut cuique data sunt pro rata parte,  ita aut longa aut brevia dicuntur. Apud Hypanim fluvium,  qui ab Europae parte in Pontum influit,  Aristoteles ait bestiolas quasdam nasci,  quae unum diem vivant. Ex his igitur hora VIII quae mortua est,  provecta aetate mortua est; quae vero occidente sole,  decrepita,  eo magis,  si etiam solstitiali die. Confer nostram longissimam aetatem cum aeternitate: in eodem propemodum brevitate qua illae bestiolae reperiemur.

XL. Contemnamus igitur omnis ineptias — quod enim levius huic levitati nomen inponam? — totamque vim bene vivendi in animi robore ac magnitudine et in omnium rerum humanarum contemptione ac despicientia et in omni virtute ponamus. Nam nunc quidem cogitationibus mollissimis effeminamur,  ut,  si ante mors adventet quam Chaldaeorum promissa consecuti sumus,  spoliati magnis quibusdam bonis,  inlusi destitutique videamur. Quodsi expectando et desiderando pendemus animis,  cruciamur,  angimur,  pro di immortales,  quam illud iter iucundum esse debet,  quo confecto nulla reliqua cura,  nulla sollicitudo futura sit! quam me delectat Theramenes! quam elato animo est! etsi enim flemus,  cum legimus,  tamen non miserabiliter vir clarus emoritur: qui cum coniectus in carcerem triginta iussu tyrannorum venenum ut sitiens obduxisset,  reliquum sic e poculo eiecit,  ut id resonaret,  quo sonitu reddito adridens 'popino' inquit 'hoc pulchro Critiae',  qui in eum fuerat taeterrimus. Graeci enim <in> conviviis solent nominare,  cui poculum tradituri sint. Lusit vir egregius extremo spiritu,  cum iam praecordiis conceptam mortem contineret,  vereque ei,  cui venenum praebiberat,  mortem eam est auguratus,  quae brevi consecuta est. Quis hanc maximi animi aequitatem in ipsa morte laudaret,  si mortem malum iudicaret? Vadit enim in eundem carcerem atque in eundem paucis post annis scyphum Socrates,  eodem scelere iudicum quo tyrannorum Theramenes. Quae est igitur eius oratio,  qua facit eum Plato usum apud iudices iam morte multatum?

XLI. 'Magna me' inquit 'spes tenet,  iudices,  bene mihi evenire,  quod mittar ad mortem. Necesse est enim sit alterum de duobus,  ut aut sensus omnino omnes mors auferat aut in alium quendam locum ex his locis migretur. Quam ob rem,  sive sensus extinguitur morsque ei somno similis est,  qui non numquam etiam sine visis somniorum placatissimam quietem adfert,  di boni,  quid lucri est emori! aut quam multi dies reperiri possunt,  qui tali nocti anteponantur! cui si similis est perpetuitas omnis consequentis temporis,  quis me beatior? Sin vera sunt quae dicuntur,  migrationem esse mortem in eas oras,  quas qui e vita excesserunt incolunt,  id multo iam beatius est. Tene,  cum ab is,  qui se iudicum numero haberi volunt,  evaseris,  ad eos venire,  qui vere iudices appellentur,  Minoem Rhadamanthum Aeacum Triptolemum,  convenireque eos qui iuste <et> cum fide vixerint —haec peregrinatio mediocris vobis videri potest? Ut vero conloqui cum Orpheo Musaeo Homero Hesiodo liceat,  quanti tandem aestimatis? Equidem saepe emori,  si fieri posset,  vellem,  ut ea quae dico mihi liceret invisere. Quanta delectatione autem adficerer,  cum Palamedem,  cum Aiacem,  cum alios iudicio iniquo circumventos convenirem! temptarem etiam summi regis,  qui maximas copias duxit ad Troiam,  et Ulixi Sisyphique prudentiam,  nec ob eam rem,  cum haec exquirerem sicut hic faciebam,  capite damnarer.— Ne vos quidem,  iudices i qui me absolvistis,  mortem timueritis. Nec enim cuiquam bono mali quicquam evenire potest nec vivo nec mortuo,  nec umquam eius res a dis inmortalibus neglegentur,  nec mihi ipsi hoc accidit fortuito. Nec vero ego is,  a quibus accusatus aut a quibus condemnatus sum,  habeo quod suscenseam,  nisi quod mihi nocere se crediderunt.' et haec quidem hoc modo; nihil autem melius extremo: 'sed tempus est' inquit 'iam hinc abire,  me,  ut moriar,  vos,  ut vitam agatis. Utrum autem sit melius,  dii inmortales sciunt,  hominem quidem scire arbitror neminem.'

XLII. Ne ego haud paulo hunc animum malim quam eorum omnium fortunas,  qui de hoc iudicaverunt. Etsi,  quod praeter deos negat scire quemquam,  id scit ipse utrum sit melius —nam dixit ante —,  sed suum illud,  nihil ut adfirmet,  tenet ad extemum; nos autem teneamus,  ut nihil censeamus esse malum,  quod sit a natura datum omnibus,  intellegamusque,  si mors malum sit,  esse sempiternum malum. Nam vitae miserae mors finis esse videtur; mors si est misera,  finis esse nullus potest. Sed quid ego Socratem aut Theramenem,  praestantis viros virtutis et sapientiae gloria,  commemoro,  cum Lacedaemonius quidam,  cuius ne nomen quidem proditum est,  mortem tantopere contempserit,  ut,  cum ad eam duceretur damnatus ab ephoris et esset voltu hilari atque laeto dixissetque ei quidam inimicus: 'contemnisne leges Lycurgi?',  responderit: 'ego vero illi maximam gratiam habeo,  qui me ea poena multaverit,  quam sine mutuatione et sine versura possem dissolvere.' o virum Sparta dignum! ut mihi quidem,  qui tam magno animo fuerit,  innocens damnatus esse videatur. Talis innumerabilis nostra civitas tulit. Sed quid duces et principes nominem,  cum legiones scribat Cato saepe alacris in eum locum profectas,  unde redituras se non arbitrarentur? Pari animo Lacedaemonii in Thermopylis occiderunt,  in quos Simonides:

Dic,  hospes,  Spartae nos te hic vidisse iacentis, 
Dum sanctis patriae legibus obsequimur.

Quid ille dux Leonidas dicit? 'pergite animo forti,  Lacedaemonii,  hodie apud inferos fortasse cenabimus.' fuit haec gens fortis,  dum Lycurgi leges vigebant. E quibus unus,  cum Perses hostis in conloquio dixisset glorians: 'solem prae iaculorum multitudine et sagittarum non videbitis',  'in umbra igitur' inquit 'pugnabimus.' viros commemoro: qualis tandem Lacaena? Quae cum filium in proelium misisset et interfectum audisset, 'idcirco' inquit 'genueram,  ut esset,  qui pro patria mortem non dubitaret occumbere'.

XLIII. Esto: fortes et duri Spartiatae; magnam habet vim rei p. Disciplina. Quid? Cyrenaeum Theodorum,  philosophum non ignobilem,  nonne miramur? Cui cum Lysimachus rex crucem minaretur, 'istis,  quaeso' inquit 'ista horribilia minitare purpuratis tuis: Theodori quidem nihil interest,  humine an sublime putescat.' Cuius hoc dicto admoneor,  ut aliquid etiam de humatione et sepultura dicendum existimem,  rem non difficilem,  is praesertim cognitis,  quae de nihil sentiendo paulo ante dicta sunt. De qua Socrates quidem quid senserit,  apparet in eo libro in quo moritur,  de quo iam tam multa diximus. Cum enim de inmortalitate animorum disputavisset et iam moriendi tempus urgeret,  rogatus a Critone,  quem ad modum sepeliri vellet,  'multam vero' inquit 'operam,  amici,  frustra consumpsi; Critoni enim nostro non persuasi me hinc avolaturum neque mei quicquam relicturum. Verum tamen,  Crito,  si me adsequi potueris aut sicubi nanctus eris,  ut tibi videbitur,  sepelito. Sed,  mihi crede,  nemo me vestrum,  cum hinc excessero,  consequetur.' praeclare is quidem,  qui et amico permiserit et se ostenderit de hoc toto genere nihil laborare. Durior Diogenes,  et is quidem eadem sentiens,  sed ut Cynicus asperius: proici se iussit inhumatum. Tum amici: 'volucribusne et feris?' 'minime vero' inquit,  'sed bacillum propter me,  quo abigam,  ponitote.' 'qui poteris?' illi,  'non enim senties.' 'quid igitur mihi ferarum laniatus oberit nihil sentienti?' praeclare Anaxagras,  qui cum Lampsaci moreretur,  quaerentibus amicis,  velletne Clazomenas in patriam,  si quid accidisset,  auferri,  'nihil necesse est' inquit,  'undique enim ad inferos tantundem viae est.' totaque de ratione humationis unum tenendum est,  ad corpus illam pertinere,  sive occiderit animus sive vigeat. In corpore autem perspicuum est vel extincto animo vel elapso nullum residere sensum.

LXIV. Sed plena errorum sunt omnia. Trahit Hectorem ad currum religatum Achilles: lacerari eum et sentire,  credo,  putat. Ergo hic ulciscitur,  ut quidem sibi videtur; at illa sicut acerbissimam rem maeret:

Vidi,  videre quod me passa aegerrume, 
Hectorem curru quadriiugo raptarier.

Quem Hectorem,  aut quam diu ille erit Hector? Melius Accius et aliquando sapiens Achilles:

Immo enimvero corpus Priamo reddidi,  Hectora abstuli.

Non igitur Hectora traxisti,  sed corpus quod fuerat Hectoris. Ecce alius exoritur e terra,  qui matrem dormire non sinat:

Mater,  te appello,  tu,  quae curam somno suspensam levas, 
Neque te mei miseret,  surge et sepeli natum —!

Haec cum pressis et flebilibus modis,  qui totis theatris maestitiam inferant,  concinuntur,  difficile est non eos qui inhumati sint miseros iudicare. 'prius quam ferae volucresque —' metuit,  ne laceratis membris minus bene utatur; ne combustis,  non extimescit.

Neu reliquias semesas sireis denudatis ossibus
Per terram sanie delibutas foede divexarier —

Non intellego,  quid metuat,  cum tam bonos septenarios fundat ad tibiam. Tenendum est igitur nihil curandum esse post mortem,  cum multi inimicos etiam mortuos poeniuntur. Exsecratur luculentis sane versibus apud Ennium Thyestes,  primum ut naufragio pereat Atreus: durum hoc sane; talis enim interitus non est sine gravi sensu; illa inania:

Ipse summis saxis fixus asperis,  evisceratus, 
Latere pendens,  saxa spargens tabo,  sanie et sanguine atro —

non ipsa saxa magis sensu omni vacabunt quam ille 'latere pendens',  cui se hic cruciatum censet optare. Quae essent dura,  si sentiret,  <sunt> nulla sine sensu. Illud vero perquam inane:

Neque sepulcrum,  quo recipiat,  habeat,  portum corporis, 
Ubi remissa humana vita corpus requiescat malis.

Vides,  quanto haec in errore versentur: portum esse corporis et requiescere in sepulcro putat mortuum; magna culpa Pelopis,  qui non erudierit filium nec docuerit,  quatenus esset quidque curandum.

XLV. Sed quid singulorum opiniones animadvertam,  nationum varios errores perspicere cum liceat? Condiunt Aegyptii mortuos et eos servant domi; Persae etiam cera circumlitos condunt,  ut quam maxime permaneant diuturna corpora. Magorum mos est non humare corpora suorum,  nisi a feris sint ante laniata; in Hyrcania plebs publicos alit canes,  optumates domesticos: nobile autem genus canum illud scimus esse,  sed pro sua quisque facultate parat a quibus lanietur,  eamque optumam illi esse censent sepulturam. Permulta alia colligit Chrysippus,  ut est in omni historia curiosus,  sed ita taetra sunt quaedam,  ut ea fugiat et reformidet oratio. Totus igitur hic locus est contemnendus in nobis,  non neglegendus in nostris,  ita tamen,  ut mortuorum corpora nihil sentire vivi sentiamus; quantum autem consuetudini famaeque dandum sit,  id curent vivi,  sed ita,  ut intellegant nihil id ad mortuos pertinere. Sed profecto mors tum aequissimo animo oppetitur,  cum suis se laudibus vita occidens consolari potest. Nemo parum diu vixit,  qui virtutis perfectae perfecto functus est munere. Multa mihi ipsi ad mortem tempestiva fuerunt. Quam utinam potuissem obire! nihil enim iam adquirebatur,  cumulata erant officia vitae,  cum fortuna bella restabant. Quare si ipsa ratio minus perficiet,  ut mortem neglegere possimus,  at vita acta perficiat,  ut satis superque vixisse videamur. Quamquam enim sensus abierit,  tamen suis et propriis bonis laudis et gloriae,  quamvis non sentiant,  mortui non carent. Etsi enim nihil habet in se gloria cur expetatur,  tamen virtutem tamquam umbra sequitur.

XLVI. Verum multitudinis iudicium de bonis <bonum> si quando est,  magis laudandum est quam illi ob eam rem beati. Non possum autem dicere,  quoquo modo hoc accipietur,  Lycurgum Solonem legum et publicae disciplinae carere gloria,  Themistoclem Epaminondam bellicae virtutis. Ante enim Salamina ipsam Neptunus obruet quam Salaminii tropaei memoriam,  priusque e Boeotia Leuctra tollentur quam pugnae Leuctricae gloria. Multo autem tardius fama deseret Curium Fabricium Calatinum,  duo Scipiones duo Africanos,  Maximum Marcellum Paulum,  Catonem Laelium,  innumerabilis alios; quorum similitudinem aliquam qui arripuerit,  non eam fama populari,  sed vera bonorum laude metiens,  fidenti animo,  si ita res feret,  gradietur ad mortem; in qua aut summum bonum aut nullum malum esse cognovimus. Secundis vero suis rebus volet etiam mori; non enim tum cumulus bonorum iucundus esse potest quam molesta decessio. Hanc sententiam significare videtur Laconis illa vox,  qui,  cum Rhodius Diagoras,  Olympionices nobilis,  uno die duo suos filios victores Olympiae vidsset,  accessit ad senem et gratulatus: 'morere Diagora' inquit; 'non enim in caelum ascensurus es.' magna haec,  et nimium fortasse,  Graeci putant vel tum potius putabant,  isque,  qui hoc Diagorae dixit,  permagnum existimans tris Olympionicas una e domo prodire cunctari illum diutius in vita fortunae obiectum inutile putabat ipsi. Ego autem tibi quidem,  quod satis esset,  paucis verbis,  ut mihi videbar,  responderam — concesseras enim nullo in malo mortuos esse —; sed ob eam causam contendi ut plura dicerem,  quod in desiderio et luctu haec est consolatio maxima. Nostrum enim et nostra causa susceptum dolorem modice ferre debemus,  ne nosmet ipsos amare videamur; illa suspicio intolerabili dolore cruciat,  si opinamur eos quibus orbati sumus esse cum aliquo sensu in is malis quibus volgo opinantur. Hanc excutere opinionem mihimet volui radicitus,  eoque fui fortasse longior.

XLVII. Tu longior? Non mihi quidem. Prior enim pars orationis tuae faciebat,  ut mori cuperem,  posterior,  ut modo non nollem,  modo non laborarem; omni autem oratione illud certe perfectum est,  ut mortem non ducerem in malis. Num igitur etiam rhetorum epilogum desideramus? An hanc iam artem plane relinquimus? Tu vero istam ne relinqueris,  quam semper ornasti,  et quidem iure; illa enim te,  verum si loqui volumus,  ornaverat. Sed quinam est iste epilogus? Aveo enim audire,  quicquid est. Deorum inmortalium iudicia solent in scholis proferre de morte,  nec vero ea fingere ipsi,  sed Herodoto auctore aliisque pluribus. Primum Argiae sacerdotis Cleobis et Bito filii praedicantur. Nota fabula est. Cum enim illam ad sollemne et statum sacrificium curru vehi ius esset satis longe ab oppido ad fanum morarenturque iumenta,  tum iuvenes i quos modo nominavi veste posita corpora oleo perunxerunt,  ad iugum accesserunt. Ita sacerdos advecta in fanum,  cum currus esset ductus a filiis,  precata a dea dicitur,  ut id illis praemii daret pro pietate,  quod maxumum homini dari posset a deo; post epulatos cum matre adulescentis somno se dedisse, mane inventos esse mortuos. Simili precatione Trophonius et Agamedes usi dicuntur; qui cum Apollini Delphis templum exaedificavissent,  venerantes deum petiverunt mercedem non parvam quidem operis et laboris sui: nihil certi,  sed quod esset optimum homini. Quibus Apollo se id daturum ostendit post eius diei diem tertium; qui ut inluxit,  mortui sunt reperti. Iudicavisse deum dicunt,  et eum quidem deum, cui reliqui dii concessissent,  ut praeter ceteros divinaret. XLVIII. Adfertur etiam de Sileno fabella quaedam: qui cum a Mida captus esset,  hoc ei muneris pro sua missione dedisse scribitur: docuisse regem non nasci homini longe optimum esse,  proximum autem quam primum mori. Qua est sententia in Cresphonte usus Euripedes:

Nam nos decebat coetus celebrantis domum
Lugere,  ubi esset aliquis in lucem editus, 
Humanae vitae varia reputantis mala;
At,  qui labores morte finisset gravis, 
Hunc omni amicos laude et laetitia exsequi.

Simile quiddam est in Consolatione Crantoris: ait enim Terinaeum quendam Elysium,  cum graviter filii mortem maereret,  venisse in psychomantium quaerentem,  quae fuisset tantae calamitatis causa; huic in tabellis tris huius modi versiculos datos:

Igraris homines in vita mentibus errant:
Euthynous potitur fatorum numine leto.
Sic fuit utilius finiri ipsique tibique.

his et talibus auctoribus usi confirmant causam rebus a diis inmortalibus iudicatam. Alcidamas quidem,  rhetor antiquus in primis nobilis,  acripsit etima laudationem mortis,  quae constat ex enumeratione humanorum malorum; cui rationes eae quae exquisitius a philosophis colliguntur defuerunt,  ubertas orationis non defuit. Clarae vero mortes pro patria oppetitae non solum gloriosae rhetoribus,  sed etiam beatae videri solent. Repetunt ab Erechtheo,  cuius etiam filiae cupide mortem expetiverunt pro vita civium; <commemorant> Codrum,  qui se in medios inmisit hostis veste famulari,  ne posset adgnosci,  si esset ornatu regio,  quod oraculum erat datum,  si rex interfectus esset,  victrices Athenas fore; Menoeceus non praetermittitur,  qui item oraculo edito largitus est patriae suum sanguinem; <nam> Iphigenia Aulide duci se immolandam iubet,  ut hostium elicatur suo. Veniunt inde ad propiora:

XLIX. Harmodius in ore est et Aristogiton; Lacedaemonius Leonidas,  Thebanus Epaminondas viget. Nostros non norunt,  quos enumerare magnum est: ita sunt multi,  quibus videmus optabilis mortes fuisse cum gloria. Quae cum ita sint,  magna tamen eloquentia est utendum atque ita velut superiore e loco contionandum,  ut homines mortem vel optare incipiant vel certe timere desistant? Nam si supremus ille dies non extinctionem,  sed commutationem adfert loci,  quid optabilius? Sin autem perimit ac delet omnino,  quid melius quam in mediis vitae laboribus obdormiscere et ita coniventem somno consopiri sempiterno? Quod si fiat,  melior Enni quam Solonis oratio. Hic enim noster: 'nemo me lacrimis decoret' inquit 'nec funera fletu faxit!' at vero ille sapiens:

Mors mea ne careat lacrimis: linquamus amicis
Maerorem,  ut celebrent funera cum gemitu.

nos vero,  si quid tale acciderit,  ut a deo denuntiatum videatur ut exeamus e vita,  laeti et agentes gratias paremus emittique nos e custodia et levari vinclis arbitremur, ut aut in aeternam et plane in nostram domum remigremus aut omni sensu molestiaque careamus; sin autem nihil denuntiabitur,  eo tamen simus animo,  ut horribilem illum diem aliis nobis faustum putemus nihilque in malis ducamus,  quod sit vel a diis inmortalibus vel a natura parente omnium constitutum. Non enim temere nec fortuito sati et creati sumus,  sed profecto fuit quaedam vis,  quae generi consuleret humano nec id gigneret aut aleret,  quod cum exanclavisset omnes labores,  tum incideret in mortis malum sempiternum: portum potius paratum nobis et perfugium putemus. Quo utinam velis passis pervehi liceat! sin reflantibus ventis reiciemur,  tamen eodem paulo tardius referamur necesse est. Quod autem omnibus necesse est,  idne miserum esse uni potest? Habes epilogum,  ne quid preatermissum aut relictum putes. Ego vero,  et quidem fecit etiam iste me epilogus firmiorem. Optime,  inquam. Sed nunc quidem valetudini tribuamus aliquid,  cras autem et quot dies erimus in Tusculano,  agamus haec et ea potissimum,  quae levationem habeant aegritudinum formidinum cupiditatum,  qui omnis philosohpiae est fructus uberrimus.

I. Quand j'ai vu enfin,  qu'il n'y avait presque plus rien à faire pour moi,  ni au barreau,  ni au sénat,  j'ai suivi vos conseils,  Brutus,  et me suis remis à une sorte d'étude,  dont le goût m'était toujours resté,  mais que d'autres soins avaient souvent ralentie,  ou même interrompue longtemps. Par cette étude,  j'entends la philosophie,  qui est l'étude même de la sagesse,  et qui renferme toutes les connaissances,  tous les préceptes nécessaires à l'homme pour bien vivre. J'ai donc jugé à propos de traiter en notre langue ces importantes matières : non pas que la Grèce n'ait à nous offrir,  et livres et docteurs,  qui pourraient nous les enseigner : mais il m'a toujours paru,  ou que nos Romains ne devaient rien qu'à leurs propres lumières,  supérieures à celles des Grecs; ou que s'ils avaient trouvé quelque chose à emprunter d'eux,  ils l'avaient perfectionné. Il y a dans nos coutumes et dans nos mœurs,  il y a dans la conduite de nos affaires domestiques,  plus d'ordre,  plus de dignité. Pour le gouvernement de l'État,  nos ancêtres nous ont certainement laissé de meilleures lois. Parlerai-je de notre milice,  toujours recommandable par la valeur,  et plus encore par la bonne discipline? Tout ce qui pouvait,  en un mot,  nous venir de la nature,  sans le secours de l'étude,  nous l'avons eu,  mais à un tel point,  que ni la Grèce,  ni quelque nation que ce puisse être,  ne doit se comparer avec nous. Où trouver,  en effet,  ce fonds d'honneur,  cette fermeté,  cette grandeur d'âme,  cette probité,  cette bonne foi,  et pour tout dire enfin,  cette vertu sans restriction,  au même degré qu'on l'a vue dans nos pères? J'avoue qu'en tout genre d'érudition les Grecs nous surpassaient. Victoire aisée,  puisqu'on ne la leur disputait pas. Leurs premiers savants,  ce furent des poètes,  et qui sont très anciens : car Homère et Hésiode florissaient avant la fondation de Rome,  Archiloque,  sous le règne de Romulus : au lieu que nous autres Romains nous n'avons su que fort tard ce que c'était que vers. La première pièce de théâtre,  qui ait été jouée à Rome,  le fut sous le consulat de Claudius et de Tuditanus,  vers l'an de Rome cinq cent dix. Ennius naquit l'année suivante; il a précédé Plaute et Névius.

II. Ainsi c'est bien tard que les poètes ont été,  ou connus,  ou soufferts parmi nous. A la 622 vérité,  c'était anciennement la coutume dans les festins,  comme Caton le dit dans ses Origines,  que les convives chantassent,  au son de la flûte,  les louanges des grands hommes. Mais ce qui fait bien voir qu'alors les poètes étaient peu estimés,  c'est que Caton lui-même,  dans une de ses oraisons,  reproche à un consul de son temps,  comme quelque chose de honteux,  d'avoir mené des poètes avec lui dans la province où il commandait. Il y avait mené Ennius. Moins la poésie était honorée alors,  moins on s'y attachait. Cependant,  parmi ceux qui la cultivèrent,  nous avons eu de beaux génies,  qui ne demeurèrent pas fort au-dessous des Grecs. Si l'on eût fait à l'illustre Fabius un mérite de ce qu'il savait peindre,  combien n'aurions-nous pas eu de Polyclètes et de Parrhasius? C'est la gloire qui nourrit les arts : le goût du travail sans elle ne nous vient point : et tout métier auquel on attachera du mépris,  sera toujours négligé. Savoir chanter,  et jouer des instruments,  était de toutes les perfections la plus vantée chez les Grecs. Aussi dit-on qu'Épaminondas,  qui selon moi a été le premier homme de la Grèce,  jouait parfaitement du luth. Thémistocle,  qui était de quelques années plus ancien,  passa pour un homme mal élevé,  sur ce qu'étant invité à prendre une lyre dans un festin,  il avoua qu'il n'en savait pas jouer. De là vient que les Grecs ont eu quantité de célèbres musiciens. Ils se piquaient tous de savoir ce qu'ils n'auraient pu ignorer sans honte. Par la même raison,  comme ils faisaient un grand cas des mathématiques,  ils y ont excellé : au lieu que chez nous on a cru que de savoir compter et mesurer,  c'était assez.

III. Au contraire,  nous avons de bonne heure aspiré à être orateurs. Ce fut d'abord sans y chercher d'art; on se contentait d'un talent heureux; l'art vint ensuite au secours. Il y avait effectivement du savoir dans Galba,  dans Scipion l'Africain,  dans Lélius. Avant eux,  Caton avait été homme d'étude. Lépidus,  Carbon,  les Gracques sont venus depuis : et à descendre jusqu'au temps où nous sommes,  le nombre et le mérite de nos orateurs est tel,  que la Grèce,  ou ne l'emporte nullement sur nous,  ou l'emporte de peu. Pour la philosophie,  elle a été jusqu'à présent négligée; et dans notre langue nous n'avons point d'auteurs,  qui lui aient donné une sorte d'éclat. C'est à quoi j'ai dessein de m'appliquer,  afin que si nos Romains ont autrefois retiré quelque fruit de mes occupations,  ils en retirent encore,  s'il est possible,  de mon loisir. J'embrasse d'autant plus volontiers ce nouveau travail,  que déjà certains philosophes,  dont je veux croire les intentions bonnes,  mais dont le savoir ne va pas loin,  ont témérairement répandu,  à ce qu'on dit,  plusieurs ouvrages de leur façon. Or il se peut faire qu'on pense bien,  et qu'on ne sache pas s'expliquer avec élégance. Mais en ce cas,  c'est abuser tout à fait de son loisir,  et écrire en pure perte,  que de mettre ses pensées sur le papier,  sans avoir l'art de les arranger,  et de leur donner un tour agréable,  qui attire son lecteur. Aussi les auteurs dont je parle n'ont-ils de cours que dans leur parti : et s'ils trouvent à se faire lire,  c'est seulement de ceux qui veulent qu'on leur permette à eux-mêmes d'écrire dans ce goût-là. Après avoir donc tâché de porter l'art oratoire à un plus haut point qu'il n'avait été parmi nous,  je m'étudierai avec plus de soin encore à bien mettre en son jour la philosophie,  qui est la 623 source d'où je tirais ce que je puis avoir eu d'éloquence.

IV. Aristote,  ce rare génie,  et dont les connaissances étaient si vastes,  jaloux de la gloire que s'acquérait Isocrate le Rhéteur,  entreprit à son exemple d'enseigner l'art de la parole,  et voulut allier l'éloquence avec la sagesse. Je veux de même,  sans oublier mon ancien caractère d'orateur,  me jeter sur des matières de philosophie. Je les trouve plus grandes,  plus abondantes que celles du barreau : et mon sentiment fut toujours que ces questions sublimes,  pour ne rien perdre de leur beauté,  avaient besoin d'être traitées amplement et avec toutes les grâces qui dépendent du langage. J'ai essayé si j'y réussirais,  et cela est allé déjà si loin,  que j'ai même osé tenir des conférences philosophiques,  à la manière des Grecs. Dernièrement,  après que vous fûtes parti de Tusculum,  j'y éprouvai mes forces en présence d'un grand nombre d'amis. C'est ainsi que ces déclamations d'autrefois,  où j'avais pour but de me former au barreau,  et dont j'ai continué l'usage plus longtemps que personne,  sont aujourd'hui remplacées par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer la thèse,  sur laquelle on voulait m'entendre : je discourais là-dessus,  assis,  ou debout : et comme nous avons eu de ces sortes d'entretiens durant cinq jours,  je les ai rédigés en autant de livres. Voici comme nous faisions. D'abord celui qui voulait m'entendre,  disait son sentiment,  et moi ensuite je l'attaquais. Vous savez que cette méthode est celle de Socrate,  et qu'il la regardait comme le plus sûr moyen de parvenir à démêler où est le vraisemblable. Mais pour vous mettre mieux au fait de nos conférences,  je n'en ferai pas un simple récit; je les rendrai comme si elles se tenaient actuellement. Commençons.

V. L'AUDITEUR. Je trouve que la mort est un mal. CICÉRON. Pour les morts,  ou pour ceux qui ont à mourir? L'A. Pour les uns,  et pour les autres. C. Puisque c'est un mal,  c'est donc une chose qui rend misérables ceux qu'elle regarde. L'A. Oui sans doute. C. Ainsi,  et ceux qui sont déjà morts,  et ceux qui doivent mourir,  sont misérables. L'A. Je le crois. C. Personne donc,  qui ne soit misérable. L'A. Personne du tout. C. Donc,  pour raisonner conséquemment,  tout ce qu'il y a d'hommes,  nés ou à naître,  non seulement sont misérables,  mais le seront toujours. Car n'y eût-il de mal que pour ceux qui ont à mourir,  cela regarderait tous les vivants,  puisque sans exception ils sont tous mortels. Avec leur vie,  cependant,  leur misère finirait. Mais d'ajouter que les morts eux-mêmes sont misérables,   c'est vouloir que nous soyons nés pour une misère sans bornes : que ceux qui moururent il y a cent mille ans,  et que tous les hommes,  en un mot,  soient misérables. L'A. Aussi est-ce bien mon avis. C. Dites-moi,  je vous prie,  n'est-ce point que l'image des enfers vous effraye? Un Cerbère à trois têtes; les flots bruyants du Cocyte; le passage de l'Achéron; un Tantale mourant de soif,  et qui a de l'eau jusqu'au menton,  sans qu'il puisse y tremper ses lèvres;

Ce rocher que Sisyphe épuisé,  hors d'haleine, 
Perd à rouler toujours ses efforts et sa peine;

des juges inexorables,  Minos et Rhadamanthe,  devant lesquels,  au milieu d'un nombre infini d'auditeurs,  vous serez obligé de plaider vous-même votre cause,  sans qu'il vous soit permis d'en charger,  ou Crassus,  ou Antoine,  ou,  puis- 624 que ces Juges sont Grecs,  Démosthène. Voilà peut-être l'objet de votre peur : et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel.

VI. L'A. Pensez-vous que j'extravague jusqu'à donner là-dedans? C. Vous n'y ajoutez pas foi? L'A. Pas le moins du monde. C. Vous avez,  en vérité,  grand tort de l'avouer. L'A. Pourquoi,  je vous prie? C. Parce que,  si j'avais eu à vous réfuter sur ce point,  j'allais m'ouvrir une belle carrière. L'A. Qui ne serait éloquent sur un tel sujet? Où est l'embarras de prouver que ces tourments des enfers ne sont que pures imaginations de poètes et de peintres? C. Tout est plein,  cependant,  de traités philosophiques,  où l'on se propose de le prouver. L'A. Peine perdue : car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur? C. Mais,  s'il n'y a point de misérables dans les enfers,  personne n'y est donc. L'A. Je n'y crois personne. C. Où donc sont-ils ces morts que vous croyez misérables? Quel lieu habitent-ils? Car enfin,  s'ils existent,  ils ne sauraient ne pas être dans quelque lieu. L'A. Je crois qu'ils ne sont nulle part. C. Vous croyez qu'ils n'existent donc point? L'A. Oui,  et c'est justement parce qu'ils n'existent point,  que je les trouve misérables. C. Je vous pardonnerais encore plutôt de croire un Cerbère,  que de parler si peu conséquemment. L'A. Hé comment? C. Vous dites du même homme,  qu'il est,  et qu'il n'est pas. Y songez-vous? Quand vous dites qu'un mort est misérable,  c'est dire d'un homme qui n'existe pas,  qu'il existe. L'A. Je ne suis pas si peu sensé que de tenir ce langage. C. Que dites-vous donc? L'A. Je dis,  par exemple,  que Crassus est à plaindre d'avoir perdu de si grandes richesses en mourant : que Pompée est à plaindre d'avoir perdu tant de gloire,  tant d'honneurs : qu'enfin tous ceux qui ont perdu le jour sont à plaindre de l'avoir perdu. C. Vous y revenez toujours. Car,  pour être à plaindre,  il faut exister. Or,  tout à l'heure vous disiez que les morts n'existaient plus. Donc,  s'ils n'existent plus,  ils ne sauraient être quelque chose,  et par conséquent ils ne sauraient être misérables. L'A. Je ne m'explique pas bien,  apparemment. J'ai prétendu dire que de n'être plus après que l'on a été,  c'est de tous les maux le plus grand. C. Pourquoi plus grand que de n'avoir absolument point été ? Il s'ensuivrait de votre raisonnement,  que ceux qui ne sont pas nés encore,  sont déjà misérables et cela,  parce qu'ils ne sont point. Car,  s'il est vrai qu'après notre mort nous souffrirons de n'être plus,  il faut qu'avant notre naissance nous ayons souffert de n'être pas. Je n'ai,  pour moi,  nulle idée d'avoir eu des maux avant ma naissance peut-être vous souvenez-vous des vôtres : je vous prie de m'en faire le récit.

VII. L'A. Vous le prenez sur un ton de plaisanterie,  comme si j'avais parlé des hommes qui sont à naître,  et non pas de ceux qui sont morts. C. Mais ceux qui sont morts,  vous dites donc qu'ils sont? L'A. Au contraire,  je dis qu'ils sont misérables de n'être pas,  après qu'ils ont été. C. Vous ne sentez pas que cela implique contradiction? Qu'y a-t-il,  en effet,  de plus contradictoire,  que de n'être point du tout,  et d'être,  ou misérable,  ou tout ce qu'il vous plaira? Quand,  au sortir de la porte Capène,  vous voyez les tombeaux de Calatinus,  des Scipions,  des Servilius,  des Métellus,  jugez-vous que ces gens-là soient misérables? L'A. Puisque vous me chicanez sur ce mot,  sont,  je le supprimerai : et au lieu de vous dire que les morts sont misérables,  je dirai que c'est pour eux un mal de n'être plus. C. Quand vous dites eux,  vous supposez des gens qui exis- 625  tent. Ainsi vous retombez toujours dans le même inconvénient; et quelque tour que vous preniez pour dire,  Crassus qui n'est plus,  est misérable,  vous joindrez ensemble deux choses incompatibles,  parce que l'un des termes,  est,  affirme ce que nie l'autre,  qui n'est plus. L'A. Hé bien,  puisque vous me forcez d'avouer que ceux-là ne sont pas misérables,  qui ne sont point du tout,  je reconnais que les morts ne sont pas misérables. Mais pour nous qui vivons,  n'est-ce pas un mal que la nécessité de mourir? Quel plaisir est-on capable de goûter,  lorsqu'on a jour et nuit à penser que la mort approche?

VIII. C. Remarquez-vous que voilà de retranché déjà une bonne partie de la misère humaine? L'A. Voyons comment. C. Parce que si la mort avait des suites fâcheuses,  rien ne bornerait nos maux; ils seraient infinis. Mais de la manière dont nous l'entendons présentement,  je vois qu'il y a un terme où j'arriverai,  et au delà duquel je n'aurai plus à craindre. Vous entrez,  à ce qu'il me paraît,  dans la pensée d'Épicharme,  qui était,  comme la plupart des Siciliens,  homme de beaucoup d'esprit. L'A. Que dit-il? Je n'en sais rien. C. Je vous le rendrai,  si je puis,  en latin; car vous savez que ma coutume n'est pas de mettre du grec dans mon latin,  non plus que du latin dans mon grec. L'A. Vous avez raison : mais cette pensée d'Épicharme,  dites-la moi. C.

Mourir peut être un mal : mais être mort n'est rien.

L'A. Je me remets à présent le vers grec. Mais après m'avoir fait avouer que les morts ne sont pas misérables,  prouvez-moi,  s'il vous est possible,  que la nécessité de mourir ne soit pas un mal. C. Très aisément,  et j'ai encore de plus grands projets. L'A. Très aisément,  dites-vous? C. Oui,  parce que la mort n'étant suivie d'aucun mal,  la mort elle-même n'en est pas un : car vous convenez que dans le moment précis,  qui lui succède immédiatement,  il n'y a plus rien à craindre : et par conséquent mourir n'est autre chose que parvenir au terme,  où,  de votre aveu,  finissent tous nos maux. L'A. Je vous en prie,  mettez ceci dans un plus grand jour. Avec des raisonnements trop serrés on me fait dire oui,  avant que je sois persuadé. Mais quels sont ces grands projets,  dont vous me parliez? C. Je veux essayer de vous convaincre,  non seulement que la mort n'est point un mal; mais que même c'est un bien. L'A. Je n'en demandais pas tant. Je meurs d'envie cependant de voir comment vous le prouverez. Si vous n'en venez pas à bout,  du moins il en résultera que la mort n'est point un mal. Au reste,  je ne vous interromprai point. Un discours suivi me fera plus de plaisir. C. Et si j'ai à vous interroger,  ne me répondrez-vous pas? L'A. Il y aurait une sotte fierté à ne pas répondre : mais,  autant qu'il se pourra,  passez-vous de me faire des questions.

IX. Vous serez obéi. Je vais débrouiller cette matière tout de mon mieux. Mais en m'écoutant,  ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied,  et ne prenez pas ce que je vous dirai pour des dogmes indubitables. Je ne suis qu'un homme ordinaire,  je cherche à découvrir la vraisemblance; mes lumières ne sauraient aller plus loin. Pour le vrai et l'évident,  je le laisse à ceux qui présument qu'il est à la portée de leur intelligence,  et qui se 626 donnent pour des sages de profession. L'A. A la bonne heure : me voilà prêt a vous écouter. C. Premièrement donc,  voyons ce que c'est que la mort,  qui paraît une chose si connue. II y en a qui pensent que c'est la séparation de l'âme avec le corps. D'autres,  qu'il ne se fait point de séparation,  mais que l'âme et le corps périssent en même temps,  et que l'âme s'éteint dans le corps. Parmi ceux qui tiennent que l'âme se sépare,  les uns croient qu'elle se dissipe incontinent : d'autres,  qu'elle subsiste encore longtemps après : et d'autres,  qu'elle subsiste toujours. Mais cette âme,  qu'est-ce que c'est? Où se tient-elle? Quelle est son origine? Autant de questions,  sur quoi l'on est peu d'accord. Selon quelques-uns,  l'âme n'est autre chose que le cœur même. Empédocle voulait que ce fût le sang répandu dans le cœur. D'autres prétendent que c'est une certaine partie du cerveau. D'autres,  que ni le cœur ni le cerveau ne sont l'âme elle-même,  mais seulement le siège de l'âme. D'autres,  que l'âme c'est de l'air. Zénon le stoïcien,  que c'est du feu.

X. Voilà d'abord les opinions communes,  cœur,  sang,  cerveau,  air,  et feu. En voici de particulières,  et dans lesquelles peu de gens ont donné. Aristoxène,  musicien et philosophe tout ensemble,  dit que comme dans le chant,  et dans les instruments,  la proportion des accords fait l'harmonie: de même toutes les parties du corps sont tellement disposées,  que du rapport qu'elles ont les unes avec les autres,  l'âme en résulte. Il a pris cette idée de l'art qu'il professait. Mais elle ne vient pourtant pas de lui ; car Platon en avait parlé longtemps auparavant,  et fort au long. Xénocrate,  selon les anciens principes de Pythagore qui attribuait aux nombres une prodigieuse vertu,  a soutenu que l'âme n'avait point de figure,  que ce n'était pas une espèce de corps,  mais que c'était seulement un nombre. Platon,  son maître,  divise l'âme en trois parties,  dont la principale,  savoir la raison,  se tient dans la tête,  comme dans un lieu éminent; d'où elle doit commander aux deux autres,  qui sont la colère et la concupiscence,  toutes deux logées à part; la colère dans la poitrine,  la concupiscence au-dessous. On a de Dicéarque un dialogue en trois livres,  où il rapporte ce qui fut dit entre de savants hommes à Corinthe. Dans le premier livre,  il introduit divers interlocuteurs; dans les deux autres,  un certain vieillard de Phthie,  nommé Phérécrate,  qu'il fait descendre de Deucalion et qui tient ce discours : Que l'âme n'est absolument rien : que c'est un mot vide de sens : qu'il n'y a d'âme,  ni dans l'homme,  ni dans la bête : - que le principe qui nous fait agir,  qui nous fait sentir,  est répandu également dans tous les corps vivants. - que l'âme n'étant rien,  elle ne saurait donc être séparée du corps : et qu'enfin il n'y a d'existant que la matière,  qui est une,  simple,  et dont les parties sont naturellement arrangées de telle sorte qu'elle a vie et sentiment. Aristote,  qui,  du côté de l'esprit,  et par les recherches qu'il a faites,  est infiniment au-dessus de tous les autres philosophes (j'excepte toujours Platon),  ayant d'abord posé pour principe de toutes choses les quatre éléments que tout le monde connaît,  il en imagine un cinquième,  d'où 627 l'âme tire son origine. Il ne croit pas que penser,  que prévoir,  apprendre,  enseigner,  inventer,  se souvenir,  aimer,  haïr,  désirer,  craindre,  s'affliger,  se réjouir,  et autres opérations semblables,  puissent être l'effet des quatre éléments ordinaires. Il a donc recours à un cinquième principe,  qui n'a pas de nom; et il donne à l'âme un nom particulier,  qui signifie à peu près mouvement sans discontinuation et sans fin.

XI. Telles sont,  autant que je me les rappelle,  les diverses opinions,  qui ont été avancées sur ce sujet. Je passe à dessein celle d'un grand homme,  Démocrite,  qui prétend que l'âme se forme par je ne sais quel concours fortuit de corpuscules unis et ronds : car,  selon lui,  il n'est rien que les atomes ne fassent. Or de toutes ces opinions,  il n'y a qu'un Dieu qui puisse savoir quelle est la vraie. Pour nous autres hommes,  nous ne sommes pas peu embarrassés à démêler la plus vraisemblable. Voulez-vous que je m'arrête à en faire l'examen,  ou que j'en revienne à notre proposition? L'A. Je voudrais fort l'un et l'autre,  mais il est difficile d'embrasser tout cela ensemble. Si vous pouvez,  sans entrer dans cette discussion,  me guérir de la crainte que j'ai de la mort,  n'allons pas plus loin. Ou,  s'il faut auparavant savoir à quoi s'en tenir sur l'essence de l'âme,  voyons-le présentement. Une autre fois le reste viendra. C. Je vois lequel vous plairait davantage,  et ce m'est aussi le plus commode : car de toutes les opinions que j'ai rapportées,  quelle que soit la véritable,  il s'ensuivra toujours que la mort,  ou n'est point un mal,  ou plutôt est un bien. Prenons effectivement que l'âme soit ou le cœur,  ou le sang,  ou le cerveau. Tout cela étant partie du corps,  périra certainement avec le reste du corps. Que l'âme soit d'air,  cet air se dissipera. Qu'elle soit de feu,  ce feu s'éteindra. Que ce soit l'harmonie d'Aristoxène,  cette harmonie sera déconcertée. Pour Dicéarque,  puisqu'il n'admet point d'âme,  il est inutile que j'en parle. Après la mort,  selon toutes ces opinions,  il n'y a plus rien qui nous touche,  car le sentiment se perd avec la vie. Or,  du moment qu'on ne sent plus,  il n'y a plus de risque à courir. Quant aux autres opinions,  elles n'ont rien qui ne flatte vos espérances : supposé qu'il vous soit doux de croire qu'un jour votre âme peut aller dans le ciel,  comme dans sa véritable patrie. L'A. Oui sans doute,  j'aime à le croire,  et je souhaite ne point me tromper : mais cette opinion fût-elle fausse,  je saurais gré à qui me la persuaderait. C. Pour cela qu'avez-vous besoin de moi? Puis-je surpasser l'éloquence de Platon? Voyez ce qu'il a écrit de l'âme,  pesez-le bien,  vous n'aurez rien de,  plus à désirer. L'A. Je l'ai lu,  et plus d'une fois. Pendant que je suis à ma lecture,  je sens,  à la vérité,  qu'elle me persuade. Mais du moment que j'ai quitté le livre,  et que je rêve en moi-même à l'immortalité de l'âme,  il m'arrive,  je ne sais comment,  de retomber dans mes doutes. C. Voyons. Avouez-vous que les âmes,  ou subsistent après la mort,  ou périssent à l'instant de la mort? L'A. Assurément,  l'un des deux. C. Et si elles subsistent? L'A. J'avoue qu'elles seront heureuses. C. Et si elles périssent? L'A. Qu'elles n'auront point à souffrir,  puisqu'elles n'existeront point. A l'égard de ce dernier article,  vous m'avez mis,  il y a un moment,  dans la nécessité d'en convenir. C. Par où donc trouvez-vous que la mort puisse être un mal,  puisque,  si les âmes sont immortelles,  à la mort nous de- 628 venons heureux,  et si elles périssent,  nous ne serons plus capables de souffrir,  ayant perdu tout sentiment ?

XII. L'A. Je vous en supplie,  commencez par me démontrer,  s'il vous est possible,  que l'âme est immortelle; et comme peut-être vous n'y réussirez point (car la chose n'est pas aisée),  ensuite vous me ferez voir,  du moins,  que la mort n'a rien de fâcheux. Je la trouve à craindre,  non pas quand elle m'aura privé de sentiment,  mais parce qu'elle doit m'en priver. C. Pour appuyer l'opinion,  dont vous demandez à être convaincu,  j'ai à vous alléguer de fortes autorités; espèce de preuve qui dans toutes sortes de contestations est ordinairement d'un grand poids. Je vous citerai d'abord toute l'antiquité. Plus elle touchait de près à l'origine des choses,  et aux premières productions des Dieux,  plus la vérité,  peut-être,  lui était connue. Or,  la croyance générale des anciens était,  que la mort n'éteignait pas tout sentiment,  et que l'homme au sortir de cette vie n'était pas anéanti. Quantité de preuves,  mais surtout le droit pontifical,  et les cérémonies sépulcrales,  ne permettent pas d'en douter. Jamais des personnages d'un si grand sens n'auraient révéré si religieusement les sépulcres,  ni condamné à de si graves peines ceux qui les violent,  s'ils n'avaient été bien persuadés que la mort n'est pas un anéantissement,  mais que c'est une sorte de transmigration,  un changement de vie,  qui envoie au ciel et hommes et femmes d'un rare mérite : tandis que les âmes vulgaires sont retenues ici-bas,  mais sans êtres anéanties. Plein de ces idées,  qui étaient celles de nos pères,  et conformément au bruit de la renommée,  Ennius a dit:

Romulus est au ciel,  il vit avec les dieux.

Hercule fut pareillement reconnu pour un très grand et très puissant dieu,  d'abord dans la Grèce,  ensuite parmi nous,  et jusqu'aux extrémités de l'Océan. On a,  sur ce principe,  déifié Bacchus,  fils de Sémélé,  et les deux célèbres Tyndarides,  qui daignèrent,  à ce qu'on dit,  non seulement nous rendre victorieux dans un combat,  mais en apporter eux-mêmes la nouvelle à Rome. Ino,  fille de Cadmus,  ne doit-elle pas aussi sa divinité à ce préjugé? En un mot,  et pour éviter un plus long détail,  n'est-ce pas les hommes qui ont peuplé le ciel?

XIII. Si je fouillais dans l'antiquité,  et que je prisse à tâche d'approfondir les histoires des Grecs,  nous trouverions que ceux même d'entre les Dieux,  à qui l'on donne le premier rang,  ont vécu sur la terre,  avant que d'aller au ciel. Informez-vous quels sont ceux de ces Dieux,  dont les tombeaux se montrent en Grèce. Puisque vous êtes initié aux mystères,  rappelez-vous en les traditions. Vous tirerez de là vos conséquences. Car,  dans cette antiquité si reculée,  la physique n'était pas connue : elle ne l'a été que longtemps après : en sorte que les hommes bornaient alors leurs notions à ce que la nature leur mettait devant les yeux : ils ne remontaient point des effets aux causes : et c'est ainsi que sur de certaines visions,  la plupart nocturnes,  souvent ils se déterminaient à croire que les morts étaient vivants. Appliquons ici ce qu'on regarde comme une très forte preuve de l'existence des Dieux,  qu'il n'y a point de peuple assez barbare,  point d'homme assez farouche,  pour n'en avoir pas l'esprit imbu. Plusieurs peuples,  à la vérité,  n'ont pas une idée juste des Dieux; ils se laissent tromper à des coutumes 629 erronées; mais enfin ils s'entendent tous à croire qu'il existe une puissance divine. Et ce n'est point une croyance qui ait été concertée ; les hommes ne se sont point donné le mot pour l'établir; leurs lois n'y ont point de part. Or,  dans quelque matière que ce soit,  le consentement de toutes les nations doit se prendre pour loi de la nature. Tous les hommes donc ne pleurent-ils pas la mort de leurs proches; et cela,  parce qu'ils les croient privés des douceurs de la vie? Détruisez cette opinion,  il n'y aura plus de deuil. Car le deuil que nous prenons,  ce n'est pas pour témoigner la perte que nous faisons personnellement. On peut s'en affliger,  s'en désoler au fond du cœur,  mais ces pompes funèbres,  ces lugubres appareils ont pour motif la persuasion où nous sommes,  que la personne à qui nous étions tendrement attachés,  est privée des douceurs de la vie. C'est un sentiment naturel,  et qu'on ne peut attribuer,  ni à la réflexion,  ni à l'étude.

XIV. Par où encore on voit que la nature elle-même décide tacitement pour notre immortalité,  c'est par cette ardeur avec laquelle tous les hommes travaillent pour un avenir,  qui ne sera qu'après leur mort. «Nous plantons des arbres qui ne porteront que dans un autre siècle» dit Cécilius dans les Synéphèbes. Pourquoi en planter,  si les siècles qui nous suivront ne nous touchaient en rien? Et de même qu'un homme qui cultive avec soin la terre,  plante des arbres sans espérer d'y voir jamais de fruit : un grand personnage ne plante-t-il pas,  si j'ose ainsi dire,  des lois,  des coutumes,  des républiques? Pourquoi cette passion d'avoir des enfants,  ou d'en adopter,  et de perpétuer son nom ? Pourquoi cette attention à faire des testaments? Pourquoi vouloir de magnifiques tombeaux,  avec leurs inscriptions,  si ce n'est parce que l'idée de l'avenir nous occupe? On est bien fondé (n'en convenez-vous pas?) à croire qu'il faut,  pour juger de la nature,  la chercher dans les êtres les plus parfaits de chaque espèce. Or,  entre les hommes,  les plus parfaits ne sont-ce pas ceux qui se croient nés pour assister,  pour défendre,  pour sauver les autres hommes ? Hercule est au rang des Dieux : il n'y fût jamais arrivé,  si,  pendant qu'il était sur la terre,  il n'eût pris cette route. Je vous cite là un exemple ancien,  et que la religion de tous les peuples a consacré.

XV. Mais tant de grands hommes qui ont répandu leur sang pour notre république,  pensaient-ils autrement? Pensaient-ils,  dis-je,  que le même jour qui terminerait leur vie,  terminait aussi leur gloire? Jamais,  sans une ferme espérance de l'immortalité,  personne n'affronterait la mort pour sa patrie. Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos,  Épaminondas le pouvait,  et sans chercher des exemples dans l'antiquité,  ou parmi les étrangers,  moi-même je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs et c'est dans les esprits les plus sublimes,  c'est dans les âmes les plus élevées,  qu'il est le plus vif,  et qu'il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment,  serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers? Je parle de grands. Et que cherchent aussi les poètes,  qu'à éterniser leur mémoire? Témoin celui qui dit :

Ici sur Ennius,  Romains,  jetez les yeux.
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.

Tout ce qu'Ennius demande pour avoir chanté 630 la gloire des pères,  c'est que les enfants fassent vivre la sienne.

Qu'on ne me rende point de funèbres hommages, 
Je deviens immortel par mes doctes ouvrages, 

dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poètes? Il n'est pas jusqu'aux artisans,  qui n'aspirent à l'immortalité. Phidias n'ayant pas la liberté d'écrire son nom sur le bouclier de Minerve,  y grava son portrait. Et nos philosophes,  dans les livres même qu'ils composent sur le mépris de la gloire,  n'y mettent-ils pas leur nom? Puis donc que le consentement de tous les hommes est la voix de la nature,  et que tous les hommes,  en quelque lieu que ce soit,  conviennent qu'après notre mort,  il y a quelque chose qui nous intéresse,  nous devons aussi nous rendre à cette opinion : et d'autant plus qu'entre les hommes,  ceux qui ont le plus d'esprit,  le plus de vertu,  et qui par conséquent savent le mieux où tend la nature,  sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l'estime de la postérité.

XVI. Mais comme l'impression de la nature se borne à nous apprendre l'existence des Dieux,  et qu'ensuite,  pour découvrir ce qu'ils sont,  nous avons besoin de raisonner: aussi le consentement de tous les peuples ne va qu'à nous enseigner l'immortalité des âmes,  mais nous ne saurions qu'à l'aide du raisonnement découvrir ce qu'elles sont,  et où elles résident. Parce qu'on l'ignorait,  on a imaginé des enfers,  avec tous ces objets formidables,  que vous paraissiez tout à l'heure mépriser si justement. On se persuadait que les cadavres ayant été inhumés,  les morts allaient pour toujours vivre sous la terre. C'est ce qui donna lieu à ces grossières erreurs,  que les poètes ont bien fortifiées. Une assemblée nombreuse,  toute pleine de femmes et d'enfants,  ne tient point contre la peur,  lorsqu'au théâtre on fait ronfler ces grands vers:

A travers les horreurs de la nuit infernale, 
J'arrive en ce séjour,  par un affreux dédale
De rocs entrecoupés,  d'antres fuligineux, 
De profondes forêts et de monts caverneux.

On avait même poussé l'erreur jusqu'à un excès dont il me semble qu'on est revenu aujourd'hui. Car nos anciens croyaient qu'un mort,  dont le cadavre avait été brûlé,  ne laissait pas de faire dans les enfers ce qu'absolument on ne peut faire qu'avec un corps. Ils ne pouvaient pas comprendre une âme subsistante par elle-même,  ils lui donnaient une forme,  une figure. Et de là toutes ces histoires de morts dans Homère. De là cette Nécromancie de mon ami Appius. De là,  dans mon voisinage,  ce lac d'Averne:

Où l'art qui commande aux morts, 
Va,  de leurs demeures sombres, 
Évoquer les pâles Ombres, 
Vaines images des corps.

Images,  qui,  à ce qu'on croyait,  ne laissaient pas de parler : comme s'il était possible d'articuler sans langue,  sans palais,  sans gosier,  et sans poumons. Autrefois on ne pouvait rien voir mentalement; on ne connaissait que le témoignage des yeux. Il n'appartient en effet qu'à un esprit sublime,  de se dégager des sens,  et de se rendre indépendant du préjugé. Les siècles antérieurs à Phérécyde n'ont pas été,  apparemment,  sans quelques esprits de ce caractère,  qui auront bien compris que l'âme était immortelle. Mais de tous ceux dont il nous reste des écrits,  Phérécyde est 631 le premier qui l'ait soutenu. Il est ancien,  sans doute : car il vivait sous celui de nos rois qui portait même nom que moi. Pythagore,  disciple de Phérécyde,  appuya fort cette opinion. Il arriva en Italie sous le règne de Tarquin le Superbe ; et ayant ouvert une école dans la grande Grèce,  il s'y acquit tant de considération,  que durant plusieurs siècles après lui,  à moins que d'être pythagoricien,  on ne passait point pour savant.

XVII. Mais hors des cas où les nombres et les figures pouvaient servir d'explication,  les anciens pythagoriciens ne rendaient presque jamais raison de ce qu'ils avançaient. Platon étant,  dit-on,  venu en Italie pour les voir,  et y ayant connu,  entre autres,  Archytas et Timée,  qui lui apprirent tous les secrets de leur secte : non-seulement il embrassa l'opinion de Pythagore touchant l'immortalité de l'âme,  mais le premier de tous il entreprit de la démontrer. Passons sa démonstration,  si vous le jugez à propos,  et renonçons une bonne fois à tout espoir d'immortalité. L'A. Hé quoi,  au moment que mon attente est la plus vive,  vous m'abandonneriez? Je sais combien vous estimez Platon,  je le trouve admirable dans votre bouche,  et j'aime mieux me tromper avec lui,  que de raisonner juste avec d'autres: C. Je vous en loue : et moi de mon côté je veux bien aussi m'égarer avec un tel guide. Pour entrer donc en matière,  admettons d'abord un fait,  qui pour nous-mêmes,  quoique nous doutions presque de tout,  n'est pas douteux,  car les mathématiciens le prouvent. Que la terre n'est,  à l'égard de l'univers entier,  que comme un point,  qui,  étant placé au milieu,  en fait le centre. Que les quatre éléments,  principes de toutes choses,  sont de telle nature qu'ils ont chacun leur détermination. Que les parties terrestres et les aqueuses tombant d'elles-mêmes sur la terre et dans la mer,  occupent par conséquent le centre du monde. Qu'au contraire les deux autres éléments,  savoir le feu et l'air,  montent en droite ligne à la région céleste; soit que leur nature particulière les porte en haut; soit qu'étant plus légers,  ils soient repoussés par les deux autres éléments,  qui ont plus de poids. Or,  cela supposé,   il est clair qu'au sortir du corps,  l'âme tend au ciel,  soit qu'elle soit d'air,  soit qu'elle soit de feu. Et si l'âme est un certain nombre,  opinion plus subtile que claire; ou si c'est un cinquième élément,  dont on ne saurait dire le nom,  ni comprendre la nature ; à plus forte raison s'éloignera-t-elle de la terre,  puisqu'elle sera un être moins grossier encore et plus simple que l'air et le feu. Reconnaissons,  au reste,  qu'elle doit son essence à quelqu'un de ces principes,  plutôt que de croire qu'un esprit aussi vif que celui de l'homme,  soit lourdement plongé dans le cœur ou dans le cerveau; ou,  comme le veut Empédocle,  dans le sang.

XVIII. Je ne parle,  ni de Dicéarque,  ni d'Aristoxène son contemporain,  et son condisciple. Ils avaient du savoir : mais l'un,  apparemment,  puisqu'il ne s'aperçoit pas qu'il ait une âme,  n'a donc jamais éprouvé qu'il fût sensible : et pour ce qui est de l'autre,  sa musique le charme à un tel point,  qu'il voudrait que l'âme fût musique aussi. On peut bien comprendre que différents tons,  qui se succèdent les uns aux autres,  et qui sont variés avec art,  forment des accords harmonieux mais que les diverses parties d'un corps inanimé forment une sorte d'harmonie,  parce qu'elles sont placées et figurées d'une telle façon,  c'est ce que je 632 ne conçois pas. Aristoxène donc,  tout docte qu'il est d'ailleurs,  ferait mieux de laisser parler sur ces matières Aristote son maître. Qu'il montre à chanter : voilà ce qui lui convient à lui; car le proverbe des Grecs,  Que chacun fasse le métier qu'il entend,  est bien sensé. Quant à Démocrite,  pure folie que cette rencontre fortuite d'atomes unis et ronds,  d'où il fait procéder le principe de la respiration et de la chaleur. Pour en revenir donc aux quatre éléments connus,  il faut,  si l'âme en est formée,  comme l'a cru Panétius,  qu'elle soit un air enflammé. D'où il s'ensuit qu'elle doit gagner la région supérieure,  car ni l'air ni le feu ne peuvent descendre,  ils montent toujours. Ainsi,  supposé qu'enfin ils se dissipent,  c'est loin de la terre : et supposé qu'ils ne se dissipent pas,  mais qu'ils se conservent en leur entier,  dès lors ils tendent encore plus nécessairement en haut,  et percent cet air impur et grossier qui touche la terre. Car il y a dans notre âme une tout autre chaleur,  que dans cet air épais. On le voit bien,  puisque nos corps,  qui sont composés de terre,  empruntent de l'âme tout ce qu'ils ont de chaleur.

XIX. Ajoutons que l'âme étant d'une légèreté sans égale,  il lui est bien facile de fendre cet air grossier,  et de s'élever au-dessus. Rien n'approche de sa vélocité. Si donc elle demeure incorruptible,  et sans altération,  il faut que montant toujours,  elle pénètre au travers de cet espace où se forment les nuées,  les pluies,  les vents; et qui,  à cause des exhalaisons terrestres,  est humide et ténébreux. Quand elle l'a traversé,  et qu'elle se trouve où règne un air subtil avec une chaleur tempérée,  ce qui est conforme à sa nature,  là elle se range avec les astres,  et ne fait plus d'efforts pour monter plus haut. Elle s'y tient immobile,  et toujours dans l'équilibre. C'est là,  enfin,  sa demeure naturelle,  où elle n'a plus besoin de rien,  parce que les mêmes choses qui servent d'aliment aux astres,  lui en servent aussi. Qu'est-ce qui enflamme nos passions? Ce sont les sens. L'envie nous dévore à la vue des personnes qui ont ce que nous voudrions avoir. Quand donc nous aurons quitté nos corps,   nous serons certainement heureux,  sans passions,  sans envie. Aujourd'hui,  dans nos moments de loisir,  nous aimons à voir,  à étudier quelque chose de curieux; et nous pourrons alors nous satisfaire bien plus librement. Alors nous méditerons,  nous contemplerons,  nous nous livrerons à ce désir insatiable de voir la vérité. Plus la région où nous serons parvenus,  nous mettra à portée de connaître le ciel,  plus nous sentirons croître en nous le désir de le connaître. Ce fut,  dit Théophraste,  la beauté des objets célestes,  qui fit naître dans l'esprit des hommes la philosophie,  que nous tenons de nos ancêtres. Si ces découvertes ont de grands charmes,  ce doit être,  surtout,  pour ceux qui dès cette vie cherchaient à les faire,  malgré les ténèbres dont nous sommes environnés.

XX. On se fait une joie d'avoir vu l'embouchure du Pont-Euxin,  et le détroit que passa 633 l'Argo,  ce fameux navire,  ainsi nommé à cause

Des vaillants Argiens,  qui sur ses bords reçus, 
Allaient dérober l'or du Bélier de Phryxus.

On se sait gré d'avoir vu cet autre détroit, 

où Neptune en furie, 
Des liens de l'Europe affranchit la Libye.

Que sera-ce donc,  et quel spectacle,  quand d'un coup d'œil on découvrira toute la terre; quand on pourra en voir la position,  la forme,  l'étendue ; ici les régions habitées,  ailleurs celles que trop de chaud ou trop de froid rend désertes? Aujourd'hui,  les choses mêmes que nous voyons,  nous ne les voyons pas de nos yeux. Car le sentiment n'est pas dans le corps : mais,  selon les physiciens,  et selon les médecins eux-mêmes,  qui ont examiné ceci de plus près,  il y a comme des conduits qui vont du siège de l'âme aux yeux,  aux oreilles,  aux narines. Tellement qu'il suffit d'une maladie,  ou d'une distraction un peu forte,  pour ne voir ni n'entendre,  quoique les yeux soient ouverts,  et les oreilles bien disposées. Preuve que ce qui voit,  et ce qui entend,  c'est l'âme; et que les parties du corps qui servent à la vue et à l'ouïe,  ne sont,  pour ainsi dire,  que des fenêtres,  par où l'âme reçoit les objets. Encore ne les reçoit-elle pas,  si elle n'y est attentive. De plus,  la même âme réunit des perceptions très différentes,  la couleur,  la saveur,  la chaleur,  l'odeur,  le son : et pour cela il faut que ses cinq messagers lui rapportent tout,  et qu'elle soit elle seule juge de tout. Or,  quand elle sera arrivée où naturellement elle tend,  là elle sera bien plus en état de juger. Car présentement,  quoique ses organes soient pratiqués avec un art merveilleux,  ils ne laissent pas d'être bouchés en quelque sorte par les parties terrestres et grossières,  qui servent à les former. Mais quand elle sera séparée du corps,  il n'y aura plus d'obstacle qui l'empêche de voir les choses absolument comme elles sont.

XXI. Que n'aurais-je pas à dire,  si je m'étendais ici sur la variété,  sur l'immensité des spectacles réservés à l'âme dans sa demeure céleste! Toutes les fois que j'y pense,  j'admire l'effronterie de certains philosophes,  qui s'applaudissent d'avoir étudié la physique,  et qui,  transportés de reconnaissance pour leur chef,  le révèrent comme un dieu. A les entendre,  il les a délivrés d'une erreur sans borne,  et d'une frayeur sans relâche,  insupportables tyrans. Mais cette erreur,  mais cette frayeur,  sur quoi fondées? Où est la vieille assez imbécile pour craindre

Ces gouffres ténébreux,  ces lieux pâles et sombres, 
Effroyable séjour de la mort et des Ombres?

II y avait donc là de quoi vous faire peur,  sans le secours de la physique? Tirer vanité de ne pas craindre ces sortes d'objets,  et d'en avoir reconnu le faux,  quelle honte pour un philosophe ! Voilà des gens à qui la nature avait donné un esprit bien pénétrant,  puisque,  si l'étude n'était venue à leur aide,  ils allaient croire tout cela ! Un point capital,  selon eux,  c'est d'avoir été conduits par leurs principes à croire qu'à l'heure de la mort ils seront anéantis. Soit. Que trouve-t-on dans l'anéantissement,  ou d'agréable,  ou de glorieux? Au fond,  je ne vois rien qui démontre que l'opi- 631 nion de Pythagore et de Platon ne soit pas véritable. Quand même Platon n'en apporterait point de preuves,  il m'ébranlerait par son autorité toute seule,  tant je suis prévenu en sa faveur. Mais à cette quantité de preuves qu'il entasse,  on juge qu'il avait intention de convaincre ses lecteurs,  et qu'il était convaincu tout le premier.

XXII. A l'égard de ces autres philosophes,  qui condamnent les âmes,  comme des criminelles,  à perdre la vie,  ils ne se fondent,  au contraire,  que sur une seule raison. Ce qui leur rend incroyable,  disent-ils,  l'immortalité des âmes,  c'est qu'ils ne sauraient comprendre une âme sans corps. Mais ont-ils une idée plus claire de ce qu'est l'âme dans le corps,  de sa forme,  de son étendue,  du lieu où elle réside ? Quand il serait possible de voir dans un homme plein de vie,  toutes les parties qui le composent au dedans,  y verrait-on l'âme? A force d'être déliée,  elle se dérobe aux yeux les plus perçants. C'est la réflexion que doivent faire ceux qui disent ne pouvoir comprendre une âme incorporelle. Comprennent-ils mieux une âme unie au corps? Pour moi,  quand j'examine ce que c'est que l'âme,  je trouve infiniment plus de peine à me la figurer dans un corps,  où elle est comme dans une maison étrangère,  qu'à me la figurer dans le ciel,  qui est son véritable séjour. Si l'on ne peut comprendre que ce qui tombe sous les sens,  on ne se formera donc nulle idée,  ni de Dieu lui-même,  ni de l'âme délivrée du corps,  et de la divine. La difficulté de concevoir ce qu'elle est,  lors même qu'elle est unie au corps,  fît que Dicéarque et Aristoxène prirent le parti de nier que ce fût quelque chose de réel. Et véritablement il n'y a rien de si grand,  que de voir avec les yeux de l'âme,  l'âme elle-même. Aussi est-ce là le sens de l'oracle,  qui veut que chacun se connaisse. Sans doute qu'Apollon n'a point prétendu par là nous dire de connaître notre corps,  notre taille,  notre figure. Car qui dit nous,  ne dit pas notre corps; et quand je parle à vous,  ce n'est pas à votre corps que je parle. Quand donc l'oracle nous dit: Connais-toi,  il entend,  Connais ton âme. Votre corps n'est,  pour ainsi dire,  que le vaisseau,  que le domicile de votre âme. Tout ce que vous faites,  c'est votre âme qui le fait. Admirable précepte,  que celui de connaître son âme! On a bien jugé qu'il n'y avait qu'un homme d'un esprit supérieur,  qui pût en avoir conçu l'idée : et c'est ce qui fait qu'on l'a attribué à un Dieu. Mais l'âme elle-même ne connut-elle point sa nature; dites-moi,  ne sait-elle pas du moins qu'elle existe,  et qu'elle se meut? Or,  son mouvement,  selon Platon,  démontre son immortalité. En voici la preuve,  telle que Socrate l'expose dans le Phèdre de Platon,  et que moi je l'ai rapportée dans mon sixième livre de la République.

XXIII. «Un être qui se meut toujours,  existera toujours. Mais celui qui donne le mouvement à un autre,  et qui le reçoit lui-même d'un autre,  cesse nécessairement d'exister,  lorsqu'il perd son mouvement. Il n'y a donc que l'être mû par sa propre vertu,  qui ne perde jamais son mouvement,  parce qu'il ne se manque jamais à lui-même. Et de plus il est pour toutes les autres choses qui ont du mouvement,  la source et le principe du mouvement qu'elles ont. Or,  qui dit principe,  dit ce qui n'a point d'origine. Car c'est du principe que tout vient,  et le principe ne saurait venir de nulle autre chose. Il ne serait pas principe,  s'il venait d'ailleurs. Et n'ayant point d'origine,  il 635 n'aura par conséquent point de fin. Car il ne pourrait,  étant détruit,  ni être lui-même reproduit par un autre principe,  ni en produire un autre,  puisqu'un principe ne suppose rien d'antérieur. Ainsi le principe du mouvement est dans l'être mû par sa propre vertu. Principe qui ne saurait être ni produit ni détruit. Autrement il faut que le ciel et la terre soient bouleversés,  et,  qu'ils tombent dans un éternel repos,  sans pouvoir jamais recouvrer une force,  qui,  comme auparavant,  les fasse mouvoir. Il est donc évident,  que ce qui se meut par sa propre vertu,  existera toujours. Et peut-on nier que la faculté de se mouvoir ainsi ne soit un attribut de l'âme? Car tout ce qui n'est mû que par une cause étrangère,  est inanimé. Mais ce qui est animé,  est mû par sa propre vertu,  par son action intérieure. Telle est la nature de l'âme,  telle est sa propriété. Donc l'âme étant,  de tout ce qui existe,  la seule chose qui se meuve toujours elle-même,  concluons de là qu'elle n'est point née,  et qu'elle ne mourra jamais ». Que tout ce bas peuple de philosophes (c'est ainsi que je traite quiconque est contraire à Platon,  à Socrate,  et à leur école ) que tous ces autres philosophes,  dis-je,  se réunissent : et non seulement ils ne développeront jamais un raisonnement avec tant d'art,  mais ils ne viendront pas même à bout de bien prendre le fil de celui-ci. L'âme sent qu'elle se meut : elle sent que ce n'est pas dépendamment d'une cause étrangère,  mais que c'est par elle-même,  et par sa propre vertu ; il ne peut jamais arriver qu'elle se manque à elle-même,  la voilà donc immortelle. Auriez-vous quelque objection à me faire là-contre? L'A. J'ai été très aise qu'il ne s'en soit présenté aucune à mon esprit,  tant j'ai de goût pour cette opinion.

XXIV. C. Trouverez-vous moins de force dans les preuves suivantes? Je les tire des propriétés divines,  dont l'âme est revêtue; propriétés qui me paraissent n'avoir pu être produites,  ni par conséquent pouvoir finir. Car je comprends bien,  par exemple,  de quoi et comment ont été produits le sang,  la bile,  la pituite,  les os,  les nerfs,  les veines,  et généralement tout notre corps,  tel qu'il est. L'âme elle-même,  si ce n'était autre chose dans nous que le principe de la vie,  me paraîtrait un effet purement naturel,  comme ce qui fait vivre à leur manière la vigne et l'arbre. Et si l'âme humaine n'avait en partage que l'instinct de se porter à ce qui lui convient,  et de fuir ce qui ne lui convient pas,  elle n'aurait rien de plus que les bêtes. Mais ses propriétés sont,  premièrement,  une mémoire capable de renfermer en elle-même une infinité de choses. Et cette mémoire,  Platon veut que ce soit la réminiscence de ce qu'on a su dans une autre vie. Il fait parler dans le Ménon un jeune enfant que Socrate interroge sur les dimensions du quarré : l'enfant répond comme son âge le permet : et les questions étant toujours à sa portée,  il va de réponse en réponse si avant,  qu'enfin il semble avoir étudié la géométrie. De là Socrate conclut qu'apprendre,  c'est seulement se ressouvenir. Il s'en explique encore plus expressément dans le discours qu'il fit le jour même de sa mort. Un homme,  dit-il,  qui paraît n'avoir jamais acquis de lumières sur rien,  et qui cependant répond juste à une question,  fait bien voir que la matière sur laquelle on l'interroge,  ne lui 636 est pas nouvelle ; et que dans le moment qu'il répond,  il ne fait que repasser sur ce qui était déjà dans son esprit. Il ne serait effectivement pas possible,  ajoute Socrate,  que dès notre enfance nous eussions tant de notions si étendues,  et qui sont comme imprimées en nous-mêmes,  si nos âmes n'avaient pas eu de connaissances universelles,  avant que d'entrer dans nos corps. D'ailleurs,  suivant la doctrine constante de Platon,  il n'y a de réel que ce qui est immuable,  comme le sont les idées. Rien de ce qui est produit,  et périssable,  n'existe réellement. L'âme enfermée dans le corps n'a donc pu se former ces idées : elle les apporte avec elle en venant au monde. Dès là ne soyons plus surpris que tant de choses lui soient connues. Il est vrai que tout en arrivant dans une demeure si sombre et si étrange pour elle,  d'abord elle ne démêle pas bien les objets : mais quand elle s'est recueillie,  et qu'elle se reconnaît,  alors elle fait l'application de ses idées. Apprendre n'est donc que se ressouvenir. Quoi qu'il en soit,  je n'admire rien tant que la mémoire. Car enfin,  quelle est sa nature,  son origine? Je ne parle pas d'une mémoire prodigieuse,  telle que l'a été celle de Simonide,  de Théodecte,  de Cynéas,  de Charmidès,  de Métrodore,  d'Hortensius. Je parle d'une mémoire commune,  telle que l'ont tous les hommes,  et particulièrement ceux qui cultivent des sciences de quelque étendue. A peine croirait-on de combien d'objets ils la chargent,  sans qu'elle succombe.

XXV. Quelle est donc la nature de la mémoire? D'où procède sa vertu? Ce n'est certainement ni du cœur,  ni du cerveau,  ni du sang,  ni des atomes. Je ne sais si notre âme est de feu,  ou d'air; et je ne rougis point,  comme d'autres,  d'avouer que j'ignore ce qu'en effet j'ignore. Mais qu'elle soit divine,  j'en jurerais,  si dans une matière obscure,  je pouvais parler affirmativement. Car la mémoire,  je vous le demande,  vous paraît-elle n'être qu'un assemblage de parties terrestres,  qu'un amas d'air grossier et nébuleux? Si vous ne savez ce qu'elle est,  du moins vous voyez de quoi elle est capable. Hé bien,  dirons-nous qu'il y a dans notre âme une espèce de réservoir,  où les choses que nous confions à notre mémoire,  se versent comme dans un vase? Proposition absurde : car peut-on se figurer que l'âme soit d'une forme à loger un réservoir si profond? Dirons-nous que l'on grave dans l'âme comme sur la cire,  et qu'ainsi le souvenir est l'empreinte,  la trace de ce qui a été gravé dans l'âme? Mais des paroles et des idées peuvent-elles laisser des traces? Et quel espace ne faudrait-il pas pour tant de traces différentes? Qu'est-ce que cette autre faculté,  qui cherche à découvrir ce qu'il y a de caché,  et qui se nomme intelligence,  génie? Jugez-vous qu'il ne fût entré que du terrestre et du corruptible dans la composition de cet homme,  qui le premier imposa un nom à chaque chose? Pythagore trouvait à cela une sagesse infinie. Regardez-vous comme pétri de limon,  ou celui qui a rassemblé les hommes,  et leur a inspiré de vivre en société? Ou celui qui dans un petit nombre de 637 caractères,  a renfermé tous les sons que la voix forme,  et dont la diversité paraissait inépuisable? Ou celui qui a observé comment se meuvent les planètes,  et qu'elles sont tantôt rétrogrades,  tantôt stationnaires? Tous étaient de grands hommes: ainsi que d'autres encore plus anciens,  qui enseignèrent à se nourrir de blé,  à se vêtir,  à se faire des habitations,  à se procurer les besoins de la vie,  à se précautionner contre les bêtes féroces. C'est par eux que nous fûmes apprivoisés et civilisés. Des arts nécessaires,  on passa ensuite aux beaux arts. On trouva,  pour charmer l'oreille,  les règles de l'harmonie. On étudia les étoiles,  tant celles qui sont fixes,  que celles qu'on appelle errantes,  quoiqu'elles ne le soient pas. Quiconque découvrit les diverses révolutions des astres,  il fit voir par là que son esprit tenait de celui qui les a formés dans le ciel. Faire,  comme Archimède,  une sphère qui représente le cours de la lune,  du soleil,  des cinq planètes; et par un seul mouvement orbiculaire,  régler divers mouvements,  les uns plus lents,  les autres plus vite; c'est avoir exécuté le plan de ce Dieu,  par qui Platon dans le Timée fait construire le monde. Autant que les révolutions célestes sont l'ouvrage d'un Dieu,   autant la sphère d'Archimède est l'ouvrage d'un esprit divin.

XXVI. Je trouve même qu'il y a du divin dans d'autres arts plus connus,  et qui ont quelque chose de plus brillant. Un poète ne produira pas des vers nobles et sublimes,  si je ne sais quelle ardeur céleste ne lui échauffe l'esprit. Sans un pareil secours,  l'éloquence ne joindra pas à l'harmonie du style la richesse des pensées. Pour la philosophie,  mère de tous les arts,  n'est-ce pas,  comme l'a dit Platon,  un présent,  ou,  comme je l'appelle,  une invention des Dieux? C'est d'elle que nous avons appris,  et à leur rendre d'abord un culte; et à reconnaître ensuite des principes de justice,  qui soient le lien de la société civile; et à nous régler enfin nous-mêmes sur les sentiments qu'inspirent la modération et la magnanimité. C'est aussi par elle que les yeux de notre esprit ont été ouverts,  en sorte que nous voyons tout ce qui est au ciel,  tout ce qui est sur la terre,  l'origine,  les progrès,  la fin de tout ce qui existe. Une âme donc,  douée de si rares facultés,  me paraît certainement divine. Car,  après tout,  qu'est-ce que la mémoire,  qu'est-ce que l'intelligence,  si ce n'est tout ce qu'on peut imaginer de plus grand,  même dans les Dieux? Apparemment leur félicité ne consiste,  ni à se repaître d'ambroisie,  ni à boire du nectar versé à pleine coupe par la jeunesse; et il n'est point vrai que Ganymède ait été ravi par les Dieux à cause de sa beauté,  pour servir d'échanson à Jupiter. Le motif n'était pas suffisant pour faire à Laomédon une injure si cruelle. Homère,  auteur de toutes ces fictions,  donnait aux Dieux les faiblesses des hommes. Que ne donnait-il plutôt aux hommes les perfections des Dieux? Et quelles sont-elles? Immortalité,  sagesse,  intelligence,  mémoire. Puisque notre âme rassemble ces perfections,  elle est par conséquent divine,  comme je le dis : ou même c'est un Dieu,  comme Euripide a osé le dire. En effet,  si la nature divine est air ou feu,  notre âme sera pareillement l'un ou l'autre. Et comme il n'entre ni terre ni eau dans ce qui fait la nature divine,  aussi n'en doit-on point supposer dans ce qui fait notre âme. Que s'il y a un cinquième élément,  selon qu'Aristote l'a dit le premier,  il sera commun,  et à la nature divine,  et à l'âme humaine.

638 XXVII. C'est ce dernier sentiment que j'ai suivi dans ma Consolation,  où je m'explique en ces termes : «On ne peut absolument trouver sur la terre l'origine des âmes. Car il n'y a rien dans les âmes,  qui soit mixte et composé; rien qui paraisse venir de la terre,  de l'eau,  de l'air,  ou du feu. Tous ces éléments n'ont rien qui fasse la mémoire,  l'intelligence,  la réflexion; qui puisse rappeler le passé,  prévoir l'avenir,  embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d'où l'homme reçoit ces divines qualités,  à moins que de remonter à un Dieu. Et par conséquent l'âme est d'une nature singulière,  qui n'a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la nature d'un être,  qui a sentiment,  intelligence,  volonté,  principe de vie,  cet être-là est céleste,  il est divin,  et de-là immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d'un esprit pur,  sans mélange,  dégagé de toute matière corruptible,  qui connaît tout,  qui meut tout,  et qui a de lui-même un mouvement éternel. »

XXVIII. Tel,  et de ce même genre,  est l'esprit humain. Mais enfin,  où est-il,  me direz-vous,  et quelle forme a-t-il? Pourriez-vous bien,  vous répondrai-je,  m'apprendre où est le vôtre,  et quelle est sa forme? Quoi! parce que mon intelligence ne s'étend pas jusqu'où je souhaiterais,  vous ne voudrez pas que du moins elle s'étende jusqu'où elle peut? Si notre âme ne se voit pas,  elle a cela de commun avec l'œil,  qui sans se voir lui-même,  voit les autres objets. Elle ne voit pas comment elle est faite : aussi lui importe-t-il peu de le voir : et d'ailleurs,  peut-être le voit-elle. Quoi qu'il en soit,  elle voit au moins de quoi elle est capable; elle connaît qu'elle a de l'intelligence et de la mémoire; elle sent qu'elle se meut avec rapidité,  par sa propre vertu. Or,  c'est là ce qu'il y a dans l'âme de grand,  de divin,  d'éternel. Mais à l'égard de sa figure et de sa demeure,  ce sont choses qui ne méritent seulement pas d'être mises en question. Quand,  par exemple,  nous regardons la beauté et la splendeur du ciel; la célérité avec laquelle il roule,  qui est si grande qu'on ne saurait la concevoir; la vicissitude des jours et des nuits; le changement des quatre saisons,  qui servent à mûrir les fruits,  et à rendre les corps plus sains; le soleil qui est le modérateur et le chef de tous les mouvements célestes; la lune,  dont le croissant et le décours semblent faits pour nous marquer les Fastes; les planètes,  qui,  avec des mouvements inégaux,  fournissent également la même carrière,  sur un même cercle divisé en douze parties; cette prodigieuse quantité d'étoiles,  qui durant la nuit décorent le ciel de toutes parts; quand nous jetons ensuite les yeux sur le globe de la terre,  élevé au-dessus de la mer,  placé dans le centre du monde et divisé en cinq parties,  deux desquelles sont cultivées,  la septentrionale que nous habitons ; l'australe où sont nos antipodes,  qui nous est inconnue; et les trois autres parties incultes,  parce que le froid ou le chaud y domine avec excès; quand nous observons que dans la partie où nous sommes,  on voit toujours au temps marqué, 

Une clarté plus pure
Embellir la nature ;
Les arbres reverdir;
639 Les fontaines bondir;
L'herbe tendre renaître;
Le pampre reparaître;
Les présents de Cérès emplir nos magasins, 
Et les tributs de Flore enrichir nos jardins;

quand nous voyons que la terre est peuplée d'animaux,  les uns pour nous nourrir,  les autres pour nous vêtir ; ceux-ci pour traîner nos fardeaux,  ceux-là pour labourer nos champs; que l'homme y est comme pour contempler le ciel,  et pour honorer les Dieux; que toutes les campagnes,  toutes les mers obéissent à ces besoins.

XXIX. Pouvons-nous à la vue de ce spectacle,  douter qu'il y ait un être,  ou qui ait formé le monde,  supposé que,  suivant l'opinion de Platon,  il ait été formé : ou qui le conduise et le gouverne,  supposé que,  suivant le sentiment d'Aristote,  il soit de toute éternité? Or de même qu'aux ouvrages d'un Dieu,  vous jugez de son existence,  quoiqu'il ne vous tombe pas sous les sens : de même,  quoique votre âme ne soit pas visible,  cependant la mémoire,  l'intelligence,  la vivacité,  toutes les perfections qui l'accompagnent,  doivent vous persuader qu'elle est divine. Mais,  encore une fois,  où réside-t-elle? Je la crois dans la tête,  et j'ai des raisons pour la croire là. Mais enfin,  quelque part qu'elle soit,  il est certain qu'elle est dans vous. Qu'elle est sa nature? Je lui crois une nature particulière et qui n'est que pour elle. Mais faites-la de feu ou d'air,  peu importe; pourvu seulement que,  comme vous connaissez Dieu,  quoique vous ignoriez et sa demeure et sa figure,  vous tombiez d'accord que vous devez aussi connaître votre âme,  quoique vous ignoriez et où elle réside,  et comment elle est faite. Cependant,  à moins que d'être d'une crasse ignorance en physique,  on ne peut douter que l'âme ne soit une substance très simple,  qui n'admet point de mélange,  point de composition. Il suit de là que l'âme est indivisible,  et par conséquent immortelle. Car la mort n'est autre chose qu'une séparation,  qu'une désunion des parties,  qui auparavant étaient liées ensemble. Pénétré de ces principes,  Socrate,  au point d'être condamné à mort,  ne daigna,  ni faire plaider sa cause,  ni se montrer devant les juges en posture de suppliant. Il conserva une fierté,  qui venait,  non d'orgueil,  mais de grandeur d'âme. Le jour même de sa mort,  il discourut longtemps sur le sujet que nous traitons. Peu de jours auparavant,  maître de s'évader de sa prison,  il ne l'avait point voulu. Et dans le temps qu'on allait lui apporter le breuvage mortel,  il parla,  non en homme à qui l'on arrache la vie,  mais en homme qui monte au ciel.

XXX. « Deux chemins,  disait-il,  s'offrent aux âmes,  lorsqu'elles sortent des corps. Celles qui,  dominées et aveuglées par les passions humaines,  ont à se reprocher,  ou des habitudes criminelles,  ou des injustices irréparables,  prennent un chemin tout opposé à celui qui mène au séjour des Dieux. Pour celles qui ont,  au contraire,  conservé leur innocence et leur pureté; qui se sont sauvées,  tant qu'elles ont pu,  de la contagion des sens; et qui,  dans des corps humains,  ont imité la vie des Dieux,  le chemin du ciel,  d'où elles sont venues,  leur est ouvert. On a consacré les cygnes à Apollon,  parce qu'ils semblent tenir de lui l'art de connaître l'avenir; et c'est par un effet de cet art,  que,  prévoyant de quels avantages la mort est suivie,  ils 640 meurent avec volupté,  et tout en chantant. Ainsi doivent faire,  ajoutait Socrate,  tous les hommes savants et vertueux. Personne n'y trouverait la moindre difficulté,  s'il ne nous arrivait,  quand nous voulons trop approfondir la nature de l'âme,  ce qui arrive quand on regarde trop fixement le soleil couchant. On en vient à ne voir plus. Et de même,  quand notre âme se regarde,  son intelligence vient quelquefois à s'émousser; en sorte que nos pensées se brouillent. On ne sait plus à quoi se fixer,  on retombe d'un doute dans un autre,  et nos raisonnements ont aussi peu de consistance; qu'un navire battu par les flots.» Mais ce que je dis là de Socrate,  est ancien,  et tiré des Grecs. Parmi nous,  Caton est mort dans une telle situation d'esprit,  que c'était pour lui une joie d'avoir trouvé l'occasion de quitter la vie. Car on ne doit point la quitter sans l'ordre exprès de ce Dieu,  qui a sur nous un pouvoir souverain. Mais,  quand lui-même il nous en fait naître un juste sujet,  comme autrefois à Socrate,  comme à Caton,  et souvent à bien d'autres,  un homme sage doit,  en vérité,  sortir bien content de ces ténèbres,  pour gagner le séjour de la lumière. Il ne brisera pas les chaînes qui le captivent sur la terre; car les lois s'y opposent; mais lorsqu'un Dieu l'appellera,  c'est comme si le magistrat,  où quelque autre puissance légitime,  lui ouvrait les portes d'une prison. Toute la vie des philosophes,  dit encore Socrate,  est une continuelle méditation de la mort.

XXXI. Car enfin,  que faisons-nous,  en nous éloignant des voluptés sensuelles,  de tout emploi public,  de toute sorte d'embarras,  et même du soin de nos affaires domestiques,  qui ont pour objet l'entretien de notre corps? Que faisons-nous,  dis-je,  autre chose que rappeler notre esprit à lui-même,  que le forcer à être à lui-même,  et que l'éloigner de son corps,  tout autant que cela se peut? Or,  détacher l'esprit du corps,  n'est-ce pas apprendre à mourir? Pensons-y donc sérieusement,  croyez-moi,  séparons-nous ainsi de nos corps,  accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen,  et notre vie tiendra déjà d'une vie céleste,  et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor,  quand nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens,  auront peine à s'élever de dessus la terre,  lors même qu'elles seront hors de leurs entraves. Il en sera d'elles comme de ces prisonniers,  qui ont été plusieurs années dans les fers; ce n'est pas sans peine qu'ils marchent. Pour nous,  arrivés un jour à notre terme,  nous vivrons enfin. Car notre vie d'à-présent,  c'est une mort : et si j'en voulais déplorer la misère,  il ne me serait que trop aisé. L'A. Vous l'avez déplorée assez dans votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage,  que je n'aie envie de me voir à la fin de mes jours : et cette envie,  par tout ce que je viens d'entendre,  augmente fort. C. Vos jours finiront,  et de force,  ou de gré,  finiront bien vite,  car le temps vole. Or,  non-seulement la mort n'est point un mal,  comme d'abord vous le pensiez mais peut-être n'y a-t-il que des maux pour l'homme,  à la mort près,  qui est son unique bien,  puisqu'elle doit ou nous rendre Dieux nous-mêmes,  ou nous faire vivre avec les Dieux. L'A. Qu'importe lequel ? Car il y a des gens qui n'admettent ni l'un ni l'autre. C. Vous ne m'échap-  641 perez d'aujourd'hui,  que je n'aie dissipé absolument tout ce qui peut vous faire craindre la mort. L'A. Par où la craindrais-je,  après ce que vous venez de m'apprendre? C. Par où? Eh! ne se présente-t-il pas une foule de contradicteurs? Vous n'avez pas seulement les Épicuriens,  qui,  selon moi,  ne sont point à mépriser : quoique tous nos savants,  je ne sais pourquoi,  les regardent en pitié. Vous avez un auteur dont je suis charmé,  Dicéarque,  qui combat vivement l'immortalité de l'âme dans les trois livres qu'il appelle Lesbiaques,   parce que Mytilène dans l'île de Lesbos est la scène de son dialogue. Pour les Stoïciens,  ils prétendent que nos âmes ne vivent que comme des corneilles: longtemps,  mais non pas toujours.

XXXII. Voulez-vous donc voir que,  même en supposant l'âme mortelle,  la mort n'en deviendrait pas redoutable? L'A. Volontiers : mais quelque chose qu'on puisse dire contre l'immortalité de l'âme,  on ne me dissuadera pas. C. Je vous en loue. Cependant ne comptons point trop sur notre fermeté. Quelquefois,  il ne faut pour nous renverser,  qu'un argument un peu subtil. Dans les questions même les plus claires,  nous hésitons,  nous changeons d'avis. Or,  celle dont il s'agit entre nous,  n'est pas sans quelque obscurité. De peur donc d'être surpris,  ayons nos armes toujours prêtes. L'A. Précaution sage ; mais cet accident ne m'arrivera pas,  j'y mettrai ordre. C. Quant à nos amis les Stoïciens,  avons-nous tort d'abandonner ceux d'entre eux qui disent que les âmes subsistent encore quelque temps au sortir du corps,  mais qu'elles ne subsistent pas éternellement? Ils accordent d'une part ce qu'il y a de plus difficile,  que l'âme,  quoique séparée du corps,  peut subsister - et d'autre côté,  ils ne veulent pas que l'âme puisse subsister toujours. De ces deux points,  non seulement le dernier est aisé à croire,  mais il suit naturellement du premier. L'A. Vous dites vrai,  les Stoïciens n'ont rien à répliquer. C. Que penser donc de Panétius,  qui se révolte ici contre Platon,  après l'avoir partout ailleurs appelé divin,  très sage,  très saint,  l'Homère des philosophes? Il ne rejette de toutes ses opinions,  que celle de l'immortalité,  et il appuie la négative sur deux raisons. L'une,  que la ressemblance des enfants aux pères,  ressemblance qui se remarque non seulement dans les traits,  mais encore dans l'esprit,  fait voir que les âmes sont engendrées; d'où il conclut que les âmes sont mortelles,  parce que tout être qui a été produit,  doit être détruit,  comme tout le monde en convient. L'autre,  que tout ce qui peut souffrir,  peut aussi être malade que tout ce qui est malade,  est mortel : et que par conséquent les âmes,  puisqu'elles peuvent souffrir,  ne sont pas immortelles.

XXXIII. A l'égard de cette dernière preuve,  elle porte à faux. Il ne prend pas garde que Platon,  lorsqu'il fait l'âme immortelle,  parle de l'intelligence,  qui n'est pas susceptible d'altération,  et qui est,  selon Platon,  entièrement séparée des autres parties,  que les passions et les infirmités attaquent. Pour la ressemblance,  sur quoi il fonde son premier argument,  c'est dans l'âme des bêtes,  qui n'est pas raisonnable,  qu'elle se fait le mieux sentir. D'homme à homme,  elle n'est guère que corporelle. Mais en cela même elle a du rapport à l'âme,  parce qu'il n'est pas indifférent à l'âme d'être dans un corps disposé et organisé de telle ou de telle façon. Les organes et le tempérament contribuent fort à la rendre ou plus vive,  ou plus lourde. Aristote dit que la 642 mélancolie est le partage des grands génies : et c'est ce qui me console de la médiocrité du mien. Il confirme sa remarque par divers exemples : après quoi,  comme si le fait était certain,  il en donne la raison. Quoi qu'il en soit,  puisque les organes influent sur les qualités de l'âme,  et que la ressemblance d'une âme à l'autre ne peut venir que de là seulement,  cette ressemblance,  par conséquent,  ne prouve pas que les âmes elles-mêmes soient engendrées. Je voudrais que Panétius fût au monde,  lui qui était contemporain et ami de Scipion l'Africain. Je lui demanderais à qui de toute la famille des Scipions ressemblait le neveu de cet illustre personnage? Pour les traits,  c'était son père : pour les mœurs,  il fallait chercher son semblable dans le plus scélérat de tous les hommes. Et Crassus,  dont la sagesse,  dont l'éloquence,  dont le rang était si considérable,  n'a-t-il pas eu de même un petit-fils,  qui ne tenait rien de son mérite? Combien d'autres grands hommes,  qu'il est inutile de nommer,  ont eu une postérité indigne d'eux ? Mais où tend ce discours? Oublions-nous qu'après en avoir dit assez sur l'immortalité de l'âme,  notre but présentement doit être de montrer que,  même en supposant l'âme mortelle,  nous n'avons point à redouter la mort? L'A. Je ne l'oubliais pas : mais tant que vous me parliez de l'immortalité,  je vous laissais volontiers perdre de vue l'autre objet.

XXXIV. C. Vos desseins,  à ce que je vois,  sont grands ; vous aspirez au ciel. J'espère que nous y arriverons. Mais enfin,  puisqu'il y a des philosophes d'un autre sentiment,  prenons que l'âme soit mortelle. L'A. Toute espérance d'une vie plus heureuse que celle-ci est donc nulle dès lors? C. Que nous en revient-il de mal? Est-ce qu'après l'extinction de l'âme,  le sentiment continuera dans le corps? On ne l'a jamais dit. Épicure,  à la vérité,  soupçonne Démocrite de l'avoir cru: mais les partisans de Démocrite le nient. Or le sentiment ne continuera pas non plus dans l'âme,  puisque l'âme n'existera plus. Dans quelle partie de l'homme feriez-vous donc résider le mal? Car il n'y a qu'âme et corps. Le mettez-vous en ce que la séparation de l'un et de l'autre ne se fait pas sans douleur? Mais cette douleur combien peu dure-t-elle? D'ailleurs,  êtes-vous sûr qu'il y ait de la douleur? Je crois,  moi,  qu'on meurt pour l'ordinaire sans le sentir,  et que même quelquefois il s'y trouve du plaisir. Quoi qu'il en soit,  ce qui se passe alors en nous ne saurait être que peu de chose,  puisque c'est l'affaire d'un instant. L'A. Par où la mort nous afflige,  nous met au désespoir,  c'est que dans ce moment nous quittons les biens de cette vie. C. Peut-être,  si vous disiez ses misères,  parleriez-vous plus juste. A quoi bon déplorer ici la destinée des hommes? Je n'en aurais que trop de sujet. Mais puisque ici mon but est de prouver qu'après la mort nous n'aurons plus à souffrir,  pourquoi rendre cette vie plus fâcheuse encore par le récit des souffrances qui l'accompagnent? Je les ai décrites dans ce livre,  où j'ai cherché à me donner autant que j'en étais capable,  quelque consolation. La vérité,  si nous voulons en convenir,  est que la mort nous enlève,  non pas des biens,  mais des maux. Hégésias le prouvait si éloquemment,  que le roi Ptolémée,  dit-on,  lui défendit de traiter cette matière,  dans ses leçons publiques,  à cause que plusieurs de ses auditeurs se donnaient la mort. Nous avons une épigramme de Callimaque sur Cléombrote d'Ambracie,  qui,  sans avoir d'ail- 648 leurs aucun sujet de chagrin,  se précipita dans la mer,  après avoir lu le Phédon. Et cet Hégésias,  que je viens de vous citer,  a composé un livre où il fait parler un homme déterminé à se laisser mourir de faim : les amis de cet homme tâchent de l'en dissuader : lui,  pour toute réponse,  il leur détaille les peines de cette vie. Je ne dirai point,  à l'exemple de ce philosophe,  que la vie soit onéreuse généralement à tout homme sans exception. Je ne parle pas des autres. Pour ce qui est de moi,  si j'étais mort avant que d'avoir perdu,  et secours domestiques,  et fonctions du barreau,  et toutes dignités,  n'est-il pas vrai que la mort,  loin de m'arracher des biens,  m'eût fait prévenir des maux?

XXXV. Mais jetons les yeux sur quelqu'un d'heureux,  que jamais la fortune n'ait traversé en rien. Tel a été ce Métellus,  qui s'est vu quatre fils élevés aux premiers honneurs. Opposons-lui Priam,  qui avait cinquante fils,  entre lesquels dix-sept de légitimes. Le pouvoir de la fortune était le même sur ces deux hommes,  elle fait grâce à l'un,  elle frappe l'autre. Métellus fut porté sur son bûcher par ses fils,  par ses filles,  par tous leurs descendants : et Priam,  au contraire,  après avoir vu égorger sa nombreuse postérité,  fut égorgé lui-même au pied d'un autel,  où il s'était réfugié. Or,  supposons que la mort de Priam eût précédé le carnage de ses enfants,  et la chute de son royaume; supposons qu'on l'eût vu paisiblement expirer

Au comble du bonheur,  dans une douce paix, 
Sous les lambris dorés d'un superbe palais;

lequel eût-on dit,  ou que la mort lui enlevait des biens,  ou qu'elle lui épargnait des maux? On eût sans doute jugé qu'elle lui enlevait des biens. L'événement prouve le contraire. Aujourd'hui nos théâtres ne retentiraient pas de ces plaintes lamentables :

J'ai vu cette fameuse Troie
Au carnage,  aux flammes en proie.
J'ai vu Priam expirer sous le fer, 
Et souiller de son sang l'autel de Jupiter.

Comme si dans cette extrémité,  la mort n'était pas tout ce qu'il y a de mieux pour lui. En se hâtant,  elle lui eût sauvé d'étranges disgrâces. Mais au moins lui en a-t-elle fait perdre le sentiment. Pompée,  étant à Naples,  y tomba dangereusement malade. Dès que le danger fut passé,  tout Naples se couronna de fleurs; Pouzzol en fit de même; les villes d'alentour signalèrent leur allégresse par des fêtes publiques. Ce sont de petites flatteries à la Grecque,  mais qui font voir qu'un homme est dans la prospérité. S'il fût donc mort dans ce temps-là,  eût-il quitté des biens,  ou des maux? Assurément des maux,  et très cruels. Il n'eût pas fait la guerre à son beau-père; il ne s'y fût pas engagé sans préparatifs; il n'eût pas abandonné son foyer; il ne se fût pas enfui d'Italie ; il ne fût pas tombé,  après la déroute de son armée,  seul et sans défense,  entre les mains de misérables esclaves,  qui le poignardèrent; il n'eût pas laissé sa famille dans une affreuse situation ; toute son opulence n'eût pas été la proie du vainqueur. En mourant plus tôt,  il mourait comblé de gloire. Quels affreux,  quels incroyables accidents,  une plus longue vie lui a-t-elle réservés?

XXXVI. La mort les prévient ces accidents; et quand même ils ne devraient pas nous arriver,  c'est assez qu'ils soient possibles. Mais les hommes n'envisagent l'avenir que du bon côté. Il n'y en a point qui ne se promettent le sort de Métellus. Comme si le nombre des heureux passait celui des misérables ; qu'il y eût quelque sorte de sta- 644 bilité dans les choses humaines,  et qu'il fût de la prudence d'espérer plutôt que de craindre! Accordons pourtant que la mort nous fasse perdre des biens. En conclurez-vous que les morts manquent de ces biens,  et que par conséquent ils souffrent? Mais de quoi peut manquer celui qui n'est pas? A ce mot,  manquer,  nous attachons une idée fâcheuse,  parce que c'est comme si l'on disait,  avoir eu,  n'avoir plus,  désirer,  tâcher d'avoir,  être dans le besoin. Tout cela ne peut avoir lieu qu'à l'égard des vivants. Pour ce qui est des morts,  on ne saurait dire que les commodités de la vie leur manquent,  pas même la vie. Car selon ce que nous supposons à présent,  les morts ne sont rien. On ne dirait pas de nous vivants,  que nous manquons de plumes ou de griffes. Pourquoi? Parce que n'avoir pas des choses qui ne nous sont ni utiles,  ni convenables,  ce n'est pas manquer. Il n'y a qu'à bien insister là-dessus,  lorsqu'une fois on est convenu que les âmes sont mortelles,  et que par conséquent,  à la mort,  nous sommes tellement anéantis,  qu'on ne saurait nous soupçonner de conserver le moindre sentiment. Il n'y a,  dis-je,  qu'à bien examiner ce qu'on appelle manquer,  et on verra que ce terme,  pris dans son vrai sens,  ne saurait être appliqué à un mort. Car manquer,  dit avoir besoin; le besoin suppose du sentiment; un mort est insensible; donc il ne manque point.

XXXVII. Est-il nécessaire après tout,  de tant philosopher sur une chose qui sans philosophie se comprend assez,  puisqu'on a vu tant de fois courir à une mort certaine,  non pas nos généraux seulement,  mais nos armées entières? Brutus,  si la mort était à redouter,  ne l'aurait pas affrontée dans une bataille,  pour empêcher le retour du tyran qu'il avait lui-même chassé. Jamais les trois Décies ne se fussent jetés,  comme ils firent,  au milieu des ennemis; le père en combattant contre les Latins; le fils,  contre les Etruriens; le petit-fils,  contre Pyrrhus. L'Espagne n'eût pas vu deux Scipions,  dans une même guerre,  verser leur sang pour la patrie. Paulus et Servilius n'auraient pas généreusement perdu la vie à Cannes; Marcellus à Vénouse; Albinus dans le pays des Latins; Gracchus dans la Lucanie. Quelqu'un d'eux souffre-t-il aujourd'hui? Dès l'instant même qu'ils eurent rendu le dernier soupir,  ils cessèrent de pouvoir souffrir. Car on ne souffre plus,  dès qu'on a perdu tout sentiment. L'A. Perdre tout sentiment,  n'est-ce donc pas quelque chose d'affreux? C. Oui,  si celui qui a perdu le sentiment,  connaissait qu'il l'a perdu. Mais puisqu'il est clair que le non-être n'est susceptible de rien,  il n'y a donc rien de fâcheux pour qui n'est pas,  et ne sent pas. C'est trop souvent le répéter. Il est pourtant à propos d'y revenir,  parce que c'est faute d'y faire attention,  que l'on craint la mort. Car si l'on voulait bien comprendre,   ce qui est plus clair que le jour,  qu'après la destruction de l'âme et du corps,  l'animal est si parfaitement anéanti,  que dès lors il n'est absolument rien,  on verrait 645 qu'il n'y a nulle différence aujourd'hui entre un Hippocentaure qui n'exista jamais,  et le roi Agamemnon qui existait autrefois : et que Camille n'est aujourd'hui pas plus sensible à notre guerre civile,  que moi,  de son vivant,  je l'étais à la prise de Rome. Pourquoi cependant Camille se fût-il affligé,  s'il eût prévu qu'environ trois cent cinquante après lui; nous serions en guerre les uns avec les autres? Et pourquoi me chagrinerais-je,  si je prévoyais que dans dix mille ans une nation barbare envahira l'empire romain? Parce que l'amour que nous portons à la patrie se mesure,  non sur la part que nous aurons à son sort,  mais sur l'intérêt que nous prenons à son salut.

XXXVIII. Quoiqu'a toute heure mille accidents nous menacent de la mort,  et que même,  sans accident,  elle ne puisse jamais être bien éloignée,  vu la brièveté de nos jours,  cependant elle n'empêche pas le Sage de porter ses vues le plus loin qu'il peut dans l'avenir,  et de regarder l'avenir comme étant à lui,  en tant que la patrie et les siens y sont intéressés. Tout mortel qu'il se croit,  il travaille pour l'éternité. Et le motif qui l'anime,  ce n'est pas la gloire,  car il sait qu'après sa mort il y sera insensible : mais c'est la vertu,  dont la gloire est toujours une suite nécessaire,  sans que l'on y ait même pensé. Tel est effectivement l'ordre de la nature,  que tout commence pour nous à notre naissance,  et que tout finit pour nous à notre mort. Comme rien avant notre naissance ne nous intéressait,  de même rien après notre mort ne nous intéressera. Que craignons-nous donc,  puisque la mort n'est rien,  ni pour les vivants,  ni pour les morts? Rien pour les morts,  car ils ne sont plus. Rien pour les vivants,  car ils ne sont pas encore dans le cas de l'éprouver. Ceux qui veulent adoucir cette idée d'anéantissement,  disent que la mort ressemble au sommeil. Mais souhaiteriez-vous quatre-vingt-dix années de vie,  à condition de passer les trente dernières à dormir? Un porc n'en voudrait pas. Endymion,  si l'on en croit la Fable; s'endormit,  il y a je ne sais combien de siècles,  sur le mont Latmos en Carie,  ou peut-être dort-il encore. Ce fut,  dit-on,  la Lune,  qui,  pour pouvoir le baiser plus à son aise,  le jeta dans ce profond sommeil. Or pensez-vous que,  lorsqu'elle s'éclipse,  il s'en inquiète? Comment s'en inquiéterait-il,  puisqu'il n'a pas de sentiment? Voilà l'image de la mort,  le sommeil. Et vous doutez si la mort nous prive de sentiment,  vous qui tous les jours expérimentez que le sommeil,  qui n'en est que l'image,  opère le même effet?

XXXIX Peut-on,  après cela,  donner dans ce préjugé ridicule,  qu'il est bien triste de mourir avant le temps? Et de quel temps veut-on parler? De celui que la nature a fixé? Mais elle nous donne la vie,  comme on prête de l'argent,  sans fixer le terme du remboursement. Pourquoi trouver étrange qu'elle la reprenne,  quand il lui plaît? Vous ne l'avez reçue qu'à cette condition. Qu'un petit enfant meure,  on s'en console. Qu'il en meure un au berceau,  on n'y songe seulement pas. C'est pourtant d'eux que la nature a exigé le plus durement sa dette. Mais,  dit-on,  ils n'avaient pas encore goûté les douceurs de la vie; au lieu que tel autre,  pris dans un âge plus avancé,  se promettait une fortune riante,  et déjà commençait à en jouir. D'où vient qu'il n'en est donc pas de la vie comme des autres biens,  dont on aime mieux avoir une partie,  que de manquer le tout? Priam,  dit Callimaque,  et c'est une sage réflexion,  Priam a plus souvent pleuré que 646 Troïlus. On loué la destinée de ceux qui meurent de vieillesse. Par quelle raison? Il me semble,  au contraire,  que si les vieillards avaient plus de temps à vivre,  c'est eux dont la vie serait la plus agréable. Car de tous les avantages dont l'homme peut se flatter,  la prudence est certainement le plus satisfaisant; et quand il serait vrai que la vieillesse nous prive de tous les autres,  du moins nous procure-t-elle celui-là. Mais qu'appelle-t-on vivre longtemps? Eh! qu'y a-t-il pour nous qu'on puisse appeler durable? Il n'y a qu'un pas de l'enfance à la jeunesse; et notre course est à peine commencée,  que la vieillesse nous atteint,  sans que nous y pensions. Comme la vieillesse est notre borne,  nous appelons cela un grand âge. Vous n'êtes censé vivre peu,  ou beaucoup,  que relativement à ce que vivent ceux-ci,  ou ceux-là. Aristote dit que sur les bords du fleuve Hypanis,  qui tombe du côté de l'Europe dans le Pont-Euxin,  il se forme de certaines petites bêtes,  qui ne vivent que l'espace d'un jour. Celle qui meurt à deux heures après midi,  meurt bien âgée; et celle qui va jusqu'au coucher du soleil,  meurt décrépite,  surtout un grand jour d'été. Si vous comparez avec l'éternité la vie de l'homme la plus longue,  vous trouverez que ces petites bêtes y tiennent presque autant de place que nous.

XL. Méprisons donc toutes ces faiblesses,  car quel autre nom donner aux idées que l'on se fait d'une mort prématurée? Cherchons la félicité de la vie dans la constance,  dans la grandeur d'âme,  dans le mépris des choses humaines,  dans toute sorte de vertus. Hé quoi,  de vaines imaginations nous efféminent! Que les Chaldéens nous aient fait de belles promesses,  nous croyons,  si la mort en prévient l'effet,  avoir été trahis,  et réellement volés. Dans l'attente de ce qui nous arrivera,  nos désirs sont sans cesse balancés par nos craintes,  et ce n'est qu'angoisses et que perplexités. Heureux le moment après lequel nous n'aurons plus d'inquiétude,  plus de souci! Que j'aime à me représenter le grand courage de Théramène! Car sa mort,  quoiqu'on ne puisse la lire sans pleurer,  n'est pourtant digne que d'admiration,  et nullement de pitié. Ayant été mis en prison par l'ordre des trente Tyrans,  il avala,  comme s'il avait eu soif,  la liqueur empoisonnée : et après avoir bu,  il jeta ce qui en restait,  de manière que cela fit un peu de bruit. Je la porte,  dit-il en souriant,  au beau Critias,  qui avait été de tous ses juges le plus acharné à sa perte. Les Grecs ont cette coutume dans leurs festins,  de nommer,  quand ils ont bu,  celui à qui la coupe doit passer. Ce grand homme,  lorsque déjà le poison courait dans ses veines,  plaisanta; et bientôt après sa mort,  celle de Critias vérifia son présage. Une intrépidité si marquée,  et poussée si loin,  mériterait-elle nos louanges,  si la mort était un mal? A quelques années de là,  Socrate,  livré à des juges aussi injustes que l'avaient été les Tyrans à l'égard de Théramène,  est mis dans la même prison,  et condamné à boire dans la même coupe. Quel discours donc tient-il à ses juges après que sa sentence lui a été prononcée? Le voici,  tel que Platon l'a rendu.

XLI. «Je suis véritablement plein de cette espérance,  que la mort qui m'attend,  sera un avantage pour moi. Car il faut nécessairement l'un des deux,  ou qu'à la mort nous perdions tout sentiment,  ou qu'en sortant de ces lieux nous allions en d'autres. Si donc nous perdons tout sentiment,  et que la mort ressemble à un profond 647 sommeil,  dont la tranquillité n'est troublée par aucun songe,  bons Dieux ! que l'on gagne à mourir? Y a-t-il bien des jours qui soient préférables à une nuit passée dans un si doux sommeil? Et supposé qu'après la mort,  toute l'éternité ressemble à une telle nuit,  quel homme plus heureux que moi! Mais si,  comme on le dit,  la mort nous envoie dans un séjour destiné à une autre vie,  c'est un bonheur plus grand encore. Quoi,  échapper d'entre les mains de juges qui n'en ont que le nom; se trouver devant Minos,  Rhadamanthe,  Éaque,  Triptolème,  qui sont de véritables juges; et n'avoir plus de commerce qu'avec des âmes qui ont toujours chéri la justice et la probité! Que pensez-vous d'un voyage dont le terme est si agréable? Vous paraît-il que de pouvoir converser avec Orphée,  avec Musée,  avec Homère,  Hésiode,  cela soit à compter pour peu? Je voudrais,  s'il était possible,  mourir plusieurs fois,  pour arriver où l'on jouit de cette félicité. Quel charme pour moi d'y voir Palamède,  Ajax,  tant d'autres qui ont été injustement condamnés! Il me semble qu'à nous conter nos aventures,  nous y trouverions un plaisir réciproque. Mais un plaisir que je mettrais au-dessus de tous,  ce serait d'y passer le temps à interroger,  à examiner les uns et les autres,  comme j'ai fait ici,  pour démêler ceux qui ont été véritablement sages,  d'avec ceux qui,  ne l'étant pas,  se piquaient de l'être. J'y étudierais,  par exemple,  quelle a été la sagesse du roi Agamemnon,  celle d'Ulysse,  de Sisyphe,  d'une infinité d'autres hommes et femmes. Et pour avoir fait cet examen,  il ne m'arriverait point,  comme ici,  d'être condamné au dernier supplice. Juges,  qui avez été d'avis de m'absoudre,  ne vous faites pas non plus une idée terrible de la mort. Un homme de bien,   ni pendant la vie,  ni après la mort,  ne peut recevoir de mal. Jamais les Dieux immortels ne l'abandonnent. Et ce qui m'arrive à moi,  n'est point l'effet du hasard. Je ne me plains,  ni de ceux qui m'ont accusé,  ni de ceux qui m'ont condamné ou si j'ai à m'en plaindre,  c'est seulement parce que leur intention était de me nuire.» La fin de son discours mérite encore plus d'attention. « Il est temps »,  dit-il,  « que nous nous séparions,  moi,  pour mourir; vous,  pour continuer à vivre. Des deux lequel est le meilleur? Les Dieux immortels le savent,  mais je crois qu'aucun homme ne le sait ».

XLII. Que cette fermeté de Socrate est bien,  selon moi,  préférable à toute la fortune de ceux qui le condamnèrent ! Du reste,  quoiqu'il dise que les Dieux savent eux seuls lequel vaut le mieux de la vie ou de la mort,  ce n'est pas qu'il ne le sache très bien lui-même; car il s'en est expliqué auparavant : mais comme c'était sa coutume de ne rien affirmer,  il la garde jusqu'au bout. Pour nous,  tenons-nous-en à cette maxime,  que rien de tout ce qui est donné par la Nature à tous les hommes,  n'est un mal; et comprenons que si la mort était un mal,  ce serait un mal éternel. Car,  d'une vie misérable,  la mort en paraît être la fin : au lieu que si d'autres misères suivent la mort,  il n'y a plus de fin à espérer. Mais devais-je recourir à Socrate et à Théramène,  deux hommes d'une si rare vertu,  et d'une sagesse si renommée,  puisque ce grand mépris de la mort s'est vu dans un simple Lacédémonien,  dont même le nom n'est pas venu jusqu'à nous? Condamné au dernier supplice par les éphores,  il s'y rendait d'un air gai et riant,  lorsqu'un 648 de ses ennemis lui dit : « Est-ce que tu méprises les lois de Lycurgue? » A quoi il répond : « J'ai au contraire bien des grâces à lui rendre de ce qu'il m'a condamné à une amende,  que je puis payer sans emprunt ». Vrai Lacédémonien,  et qui fait honneur à sa patrie! J'ai peine à croire qu'avec cette fermeté d'esprit,  il pût n'être pas innocent. Rome a fourni une infinité de grands courages mais n'aurais-je pas tort de vanter ici nos généraux,  et ceux qui ont eu les premiers emplois dans nos armées,  puisque Caton écrit que souvent des légions entières sont allées avec joie dans des lieux d'où elles croyaient ne devoir pas revenir? Telle fut l'intrépidité de ces Lacédémoniens,  qui périrent aux Thermopyles,  et que Simonide fait ainsi parler dans leur épitaphe: « Passant,  qui nous vois ici,  va dire à Sparte que nous y sommes morts en obéissant aux lois saintes de la patrie ». Quel discours leur tient Léonidas,  leur chef? « Lacédémoniens,  marchons hardiment,  ce soir peut-être nous souperons chez les morts ». Un d'eux ayant entendu qu'un Perse disait par bravade,  « Nous darderons tant de flèches qu'ils ne verront pas le soleil » - « Hé bien »,  reprit-il,  « nous nous battrons à l'ombre ». Je ne parle là que des hommes : et quelle fermeté dans cette Lacédémonienne,  qui,  apprenant que son fils avait été tué dans un combat,  « Voilà,  dit-elle,  pourquoi je l'avais mis au monde; c'était pour défendre sa patrie au prix de son sang ».

XLIII. Tant que les lois de Lycurgue furent en vigueur à Sparte,  il y eut de la valeur. L'éducation,  il faut l'avouer,  servait fort à en faire des hommes courageux,  et durs à eux-mêmes. Mais n'admirons-nous pas Thèodore de Cyrène,  célèbre philosophe,  qui,  menacé par le roi Lysimaque d'être pendu à une croix : « Intimidez »,  lui dit-il,  « vos courtisans avec de telles menaces; pour Théodore,  il lui est indifférent qu'il pourrisse,  ou dans la terre,  ou dans l'air ». Réponse qui me fait songer qu'il est à propos de parler ici de la sépulture et des funérailles. Il n'y a qu'un mot à en dire,  surtout après ce que nous venons de voir,  que les morts ne sentent rien. On voit dans le Phédon,  que j'ai déjà tant cité,  de quelle manière Socrate pensait sur ce sujet. Quand il eut bien raisonné sur l'immortalité de l'âme,  et que déjà son dernier moment approchait,  Criton lui demanda comment il souhaitait d'être enterré. « Mes amis »,  reprit Socrate,  « je me suis donné une peine bien inutile,  puisque je n'ai pas persuadé à notre cher Criton que je m'envolerai d'ici,  et que je n'y laisserai rien de moi. Cependant,  Criton,  si vous pouvez me rejoindre,  ou si vous me trouvez quelque part,  ordonnez,  comme il vous plaira,  de ma sépulture. Mais,  croyez-moi,  aucun de vous ne m'atteindra,  quand je serai parti d'ici ». Une parfaite indifférence de sa part,  une entière liberté à son ami,  rien de mieux. Diogène pensait de même,  mais en qualité de Cynique,  il s'est plus durement expliqué : « Qu'on me jette,  dit-il,  au milieu des champs ». - Pour être dévoré par lés vautours? Repartent ses amis. - Point du tout,  mettez auprès de moi un bâton pour les chasser. - Hé ! comment les chasser,  ajoutèrent-ils,  puisque vous ne les sentirez pas? - Si je ne les sens pas,  reprit Diogène,  quel mal donc me feront-ils en me dévorant? Anaxagore étant dangereusement malade à Lampsaque,  ses amis lui demandèrent s'il voulait être reporté à Clazomène sa patrie. Il leur répondit très bien: « Cela n'est pas nécessaire,  car de quelque endroit que 649 ce soit,  on est également proche des enfers ». A ce sujet donc la seule réflexion à faire,  c'est que la sépulture ne regarde que le corps,  soit que l'âme périsse avec le corps,  soit quelle lui survive. Or,  dans l'un et dans l'autre cas,  il est certain que le corps ne conserve point de sentiment.

XLIV. Mais tout est rempli d'erreurs. Achille traîne Hector attaché à son char; apparemment il se figure qu'Hector le sent; il croit par là se venger; et l'on se récrie là-dessus,  comme sur la chose du monde la plus douloureuse :

A la suite d'un char,  ah! j'en frémis encor, 
Quatre coursiers traînaient le redoutable Hector.

Quel Hector? Et pour combien de temps sera-t-il Hector? Un autre de nos poètes fait parler Achille plus sagement :

De son illustre fils Priam n'a que le corps, 
Et j'ai précipité son âme aux sombres bords.

Votre char,  Achille,  ne traînait donc pas Hector; il ne traînait qu'un corps qui avait été celui d'Hector. Un autre sortant de dessous terre,  réveille sa mère,  et lui dit, 

O vous,  dont le sommeil tient les sens assoupis, 
Ma mère,  écoutez-moi,  prenez pitié d'un fils.

Quand ces vers sont récités d'un ton lugubre,  et qui émeut tous les spectateurs,  il est difficile de ne pas croire dignes de pitié,  ceux à qui les devoirs funèbres n'ont pas été rendus.

Souffrez que d'un bûcher les flammes honorables
Dérobent aux vautours mes restes déplorables :

(Il craint que si ses membres sont déchirés,  il ne puisse s'en servir; mais il ne le craint pas si on les brûle.)

Et ne leur laissez pas,  sur ces champs désolés, 
Trainer d'un roi sanglant les os demi-brûlés.

Puisqu'il récite de si beaux vers au son de la flûte,  je ne vois pas de quoi il a peur. Un principe certain,  c'est qu'on ne doit point se mettre en peine de ce qui n'arrive qu'après la mort,  quoiqu'il y ait des fous qui étendent leur vengeance jusque sur le cadavre de leur ennemi. Thyeste,  dans une tragédie d'Ennius,  faisant des imprécations contre Atrée,  lui souhaite de périr par un naufrage. C'est lui souhaiter un affreux genre de mort,  et qui fait cruellement souffrir. Mais ce qu'il ajoute :

Que poussé sur un roc de pointes hérissé, 
Il meure furieux,  de mille coups percé;
Que de leur sang impur ses entrailles livides
Noircissent les ronces arides;

c'est une imprécation bien vaine,  car le rocher où il veut qu'on l'attache,  n'est pas plus insensible que le cadavre,  pour lequel il s'imagine que ce sera un grand tourment d'y être attaché. La peine serait horrible pour qui la sentirait; elle est nulle pour qui ne sent rien. Il ajoute encore une autre chose,  qui n'est pas moins frivole:
Et qu'exclu de la tombe,  il soit privé du port, 
Qui nous met à l'abri des atteintes du sort.

Quelle erreur de se figurer que le tombeau soit comme un port où le cadavre est à l'abri,  et où le mort prend du repos! Pélops n'est pas excusable d'avoir si mal endoctriné son fils,  et de ne lui avoir pas donné de plus saines idées.

XLV. Mais pourquoi nous arrêter aux opinions de quelques particuliers? Tous les peuples ont leurs préjugés. Les Égyptiens embaument 650 les morts,  et les gardent dans leurs maisons. Les Perses les enduisent de cire,  pour les conserver le plus qu'ils peuvent. Les Mages n'enterrent les leurs qu'après les avoir fait déchirer par des bêtes. En Hyrcanie on croit que d'être mangé par un chien,  c'est le tombeau le plus honorable. Ils ont pour cet effet une espèce particulière de chiens,  dont ils font grand cas. Les riches en nourrissent chez eux pour leur personne,  il y en a de nourris pour le commun aux frais du public; et chacun,  selon ses facultés,  pourvoit à ce qu'il soit déchiré après sa mort. Chrysippe,  qui se plaisait fort aux recherches historiques,  parle de quantité d'autres coutumes semblables,  mais parmi lesquelles il s'en trouve de si vilaines,  que j'aurais horreur de les rapporter. Ou voit donc par tout. Ce que j'ai dit,  que nous n'avons point à nous inquiéter de nos funérailles. Mais d'un autre côté aussi,  nous ne devons pas négliger celles de nos proches,  quoique les morts ne sachent point ce qui se fait pour eux. C'est aux vivants à regarder ce qu'ils doivent en pareil cas à la bienséance,  et à la coutume; persuadés que c'est leur affaire propre,  et que les morts n'y sont intéressés en rien. Quant aux mourants,  ce leur est une ressource bien consolante,  que le souvenir d'une belle vie. En quelque temps que meure un homme qui a toujours fait tout le bien qu'il a pu,  il n'a point à se plaindre de n'avoir pas vécu assez. Pour moi,  je me suis vu,  en diverses conjonctures,  où ma mort se fût placée bien à propos : et plût à Dieu qu'elle n'eût pas tardé à venir! Je ne pouvais m'acquérir une plus haute réputation; j'avais rempli tous les devoirs de la société; il ne me restait qu'à combattre la fortune. Aujourd'hui donc,  si ma raison n'a pas la force de m'aguerrir contre la mort,  je n'ai qu'à me remettre devant les yeux ce que j'ai fait,  et je trouverai que ma vie n'aura pas été trop courte,  à beaucoup près. Car enfin,   quoique l'anéantissement nous rende insensibles,  cependant la gloire qu'on s'est acquise est un bien dont il ne nous prive pas : et quoiqu'on ne recherche point la gloire directement pour elle-même,  elle ne laisse pas pourtant de marcher toujours à la suite de la vertu,   comme l'ombre à côté du corps. Il est bien vrai que quand les hommes s'accordent unanimement à louer les vertus d'un mort,  ces louanges font plus d'honneur à ceux qui les donnent,  qu'elles ne servent à la félicité de celui qui en est l'objet.

XLVI. Mais après tout,  de quelque manière qu'on l'entende,  je ne saurais dire qu'aujourd'hui Lycurgue et Solon n'aient pas la gloire d'avoir été de grands législateurs : que Thémistocle et qu'Épaminondas n'aient pas celle d'avoir été de grands guerriers. Plutôt Salamine sera ensevelie dans la mer,  qu'on ne perdra le souvenir de la victoire remportée à Salamine : et plutôt la ville de Leuctres sera détruite,  que la bataille de Leuctres ne tombera dans l'oubli. Des noms encore plus durables,  sont ceux de Curius,  de Fabricius,  de Calatinus,  des deux Scipions,  des deux Africains,  de Maximus,  de Marcellus,  de Paulus,  de Caton,  de Lélius,  et de bien d'autres Romains. Quiconque sera parvenu à retracer en soi quelques-unes de leurs vertus,  et non pas dans l'esprit du peuple,  mais au jugement des sages,  il n'a,  si l'occasion s'en présente,  qu'à marcher d'un pas intrépide à la mort,  persuadé que mourir est le souverain bien,  ou que du moins ce n'est pas un mal. Il souhaitera même d'être surpris au milieu de ses prospérités,  parce que le plaisir de les accroître ne saurait être aussi vif pour lui,  que le chagrin qu'il risque d'en dé- 651 choir. Et c'est apparemment ce qu'un Lacédémonien voulait faire entendre à Diagoras de Rhodes,  lequel,  après avoir été autrefois couronné lui-même aux Jeux Olympiques,  eut la joie d'y voir ses deux fils couronnés dans une même journée. Il aborda le vieux athlète,  et dans son compliment,  « Mourez »,  lui dit-il,  « car vous ne monterez pas au ciel ». On attache parmi les Grecs,  ou plutôt anciennement on attachait à ces sortes de victoires beaucoup d'honneur,  peut-être trop. Ainsi ce Lacédémonien jugeait qu'une famille,  qui avait elle seule remporté trois prix à Olympie,  ne pouvait aspirer à rien de plus grand; et que Diagoras par conséquent serait heureux,  s'il ne demeurait pas plus longtemps exposé aux coups de la fortune. Je vous avais d'abord répondu en peu de mots : et ce peu vous suffisait à vous,  car vous étiez convenu qu'après la mort on ne souffrait pas. J'ai poussé ensuite mes réflexions plus loin,  exprès pour avoir de quoi nous consoler,  quand nous venons à perdre quelqu'un de nos amis. Si nos intérêts en souffrent,  et que ce soit là ce qui cause notre affliction,  il faut y mettre des bornes,  pour n'en pas laisser voir le principe,  qui est l'amour de nous-mêmes. Mais ce sera un tourment affreux,  intolérable,  si nous avons dans l'esprit que les personnes qui sont l'objet de nos regrets,  conservent du sentiment,  et se trouvent plongées dans ces horreurs dont le peuple se forge l'idée. J'ai voulu me désabuser là-dessus une bonne fois pour toutes : et de là vient que peut-être j'ai été trop long.

XLVII. L'A. Vous trop long? Du moins ce n'a pas été pour moi. Par la première partie de votre discours,  vous m'avez fait désirer la mort; par la dernière vous me l'avez fait regarder,  ou avec indifférence,  ou avec mépris : et ce qui résulte enfin de ce que j'ai entendu,  c'est que la mort bien sûrement ne doit point être comptée au nombre des maux. C. Attendez-vous,  que suivant les préceptes de la rhétorique,  je fasse ici une péroraison? Ou plutôt,  ne faut-il pas que je renonce pour jamais à tout ce qui sent l'orateur? L'A. Vous auriez tort de renoncer à un art qui vous doit une partie de sa gloire. Et pour le dire franchement,  vous lui devez la vôtre. Ainsi voyons cette péroraison. J'en suis curieux. C. On a coutume dans les écoles de faire voir quelle opinion les Dieux ont de la mort : et cela,  non par des fictions,  mais par des récits tirés d'Hérodote,  et de plusieurs autres auteurs. On raconte surtout la fameuse histoire d'une prêtresse d'Argos,  et de Cléobis et Biton ses enfants. Un jour de sacrifice solennel,  cette prêtresse devant se trouver dans le temple à heure marquée,  et les bœufs qui devaient la conduire,  tardant trop à venir,  ses deux enfants aussitôt quittèrent leurs habits,  se frottèrent d'huile,  et s'étant attelés eux-mêmes,  traînèrent le char jusqu'au temple,  qui était assez éloigné de la ville. Quand la prêtresse fut arrivée,  elle pria Junon de leur accorder,  en reconnaissance de leur amour filial,  le plus grand bien qui puisse arriver à l'homme : ils soupèrent avec leur mère,  ils s'endormirent après,  et le lendemain matin on les trouva morts. Trophonius et Agamède firent,  dit-on,  une prière semblable après qu'ils eurent bâti le temple de Delphes. En récompense d'un travail si considérable,  ils demandèrent à Apollon ce qui pouvait leur être le plus avantageux,  sans rien spécifier. Apollon leur fit entendre qu'à trois jours de là ils seraient exaucés : et le troisième jour on les trouva morts. D'où l'on infère qu'Apollon,  ce 652 Dieu à qui tous les autres Dieux ont donné en partage la connaissance de l'avenir,  a jugé que la mort était le plus grand bien de l'homme.

XLVIII. On rapporte aussi de Silène,  qu'ayant été pris par le roi Midas,  il lui enseigna,  comme une maxime d'assez grand prix pour payer sa rançon,  « Que le mieux qui puisse arriver à l'homme,  c'est de ne point naître; et que le plus avantageux pour lui quand il est né,  c'est de mourir promptement ». Euripide,  dans une de ses tragédies,  a employé cette pensée:

Qu'à l'un de nos amis un enfant vienne à naître
Loin de fêter ce jour ainsi qu'un jour heureux, 
On devrait au contraire en pleurer avec eux.
Mais si ce même enfant aussitôt cessait d'être, 
C'est alors qu'il faudrait,  en bénissant le sort, 
Aller fêter le jour d'une si prompte mort .

Il y a quelque chose de semblable dans la consolation de Crantor,  où il est dit qu'un certain Élysius de Térine,  au désespoir d'avoir perdu son fils,  alla pour savoir la cause de sa mort,  dans un lieu où l'on évoque les ombres; et que là,  pour réponse on lui donna ces vers par écrit.

La mort est un bien désirable.
Les hommes dans l'erreur connaissent peu ce bien.
Ton cher fils en jouit par un sort favorable.
C'est son avantage et le tien.

Voilà sur quelles autorités on dit dans les écoles,  que les Dieux ont décidé cette question. Et nous avons même l'Éloge de la mort,  composé par Alcidamas,  qui fut un des grands rhéteurs de l'antiquité. Il a bâti son discours sur l'énumération des misères humaines : les raisons spéculatives des philosophes ne s'y trouvent pas : mais du côté de l'éloquence,  le discours a son mérite. Toutes les fois que les autres rhéteurs parlent des morts souffertes pour la patrie,  ils en parlent comme des morts,  non seulement glorieuses,  mais heureuses. Ils exaltent la mort d'Érechthée,  de ses filles,  qui eurent le courage de prodiguer leur vie pour le salut des Athéniens. Ils exaltent la mort de Codrus,  qui,  pour n'être point reconnu à ses habits royaux,  se déguisa en esclave et se jeta au milieu des ennemis,  parce que l'oracle avait répondu qu'Athènes remporterait la victoire,  si son roi était tué dans le combat. Ils n'oublient pas Ménécée,  qui,  sur un oracle à peu près semblable,  versa son sang pour sa patrie. Ils comblent d'éloges Iphigénie,  qui se fit conduire en Aulide,  et demanda d'y être immolée,  pour acheter au prix de ses jours la perte des ennemis.

XLIX. De là passant à des temps moins reculés,  ils célèbrent la mémoire d'Harmodius et d'Aristogiton; celle de Léonidas parmi les Spartiates; celle d'Épaminondas parmi les Thébains. Et combien y a-t-il de nos Romains,  qui ont regardé une mort accompagnée de gloire,  comme le plus digne objet de leurs désirs? Mais les rhéteurs grecs n'en font pas mention,  parce qu'ils ne les connaissent point. Après de si grands exemples,  ne laissons pas d'employer toutes les forces de l'éloquence,  comme si nous haranguions du haut d'une tribune,  pour obtenir des hommes,  ou qu'ils commencent à désirer la mort,  ou que du moins ils cessent de la craindre. Car enfin,  si elle ne les anéantit pas,  et qu'en mourant ils ne fassent que changer de séjour,  y a-t-il rien de 653 plus désirable pour eux? Et si elle les anéantit,  quel plus grand avantage que de s'endormir au milieu de tant de misères,  et d'être doucement enveloppé d'un sommeil qui ne finit plus? Je trouve,  cela étant,  que notre Ennius,  lorsqu'il disait :

Qu'on ne me rende point de funèbres hommages,  

parlait mieux que le sage Solon,  qui,  au contraire,  dit :

Qu'au jour de mon trépas,  tous mes amis en deuil
Gémissent,  et de pleurs arrosent mon cercueil.

Pour nous,  au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d'une mort prochaine,  obéissons avec joie,  avec reconnaissance,  bien convaincus que l'on nous tire de prison,  et que l'on nous ôte nos chaînes,  afin qu'il nous arrive,  ou de retourner dans le séjour éternel,  notre véritable patrie,  ou d'être à jamais quittes de tout sentiment et de tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue,  tenons-nous dans une telle disposition d'esprit,  que ce jour,  si terrible pour les autres,  nous paraisse heureux. Rien de ce qui a été déterminé,  ou par les Dieux immortels,  ou par notre commune mère,  la Nature,  ne doit être compté pour un mal. Car enfin,  ce n'est pas le hasard,  ce n'est pas une cause aveugle qui nous a créés : mais nous devons l'être certainement à quelque puissance,  qui veille sur le genre humain. Elle ne s'est pas donné le soin de nous produire,  et de nous conserver la vie,  pour nous précipiter,  après nous avoir fait éprouver toutes les misères de ce monde,  dans une mort suivie d'un mal éternel. Regardons plutôt la mort comme un asile,  comme un port qui nous attend. Plût à Dieu que nous y fussions menés à pleines voiles! Mais les vents auront beau nous retarder,  il faudra nécessairement que nous arrivions,  quoiqu'un peu plus tard. Or,  ce qui est pour tous une nécessité,  serait-il pour moi seul un mal? Vous me demandiez une péroraison,  en voilà une,  afin que vous ne m'accusiez pas d'avoir rien omis. Je sens qu'elle me donne encore de nouvelles forces contre les approches de la mort. C. J'en suis ravi. Mais présentement songeons à prendre un peu de repos. Demain,  et tout le temps que nous serons à Tusculum,  nous continuerons nos entretiens,  où surtout nous travaillerons à nous guérir de nos chagrins,  de nos erreurs,  de nos passions. C'est de toute la philosophie ce qu'on peut recueillir de plus utile.