Quintilien

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

 

LIVRE IV

LIVRE III - LIVRE V

 

 

 

QUINTILIEN

 

ART ORATOIRE.

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LIVRE IV.

SOMMAIRE.

Introduction. — Chap. I. De l'exorde. — II. De la narration. — III. De la digression ou de l'excursion. — IV. De la proposition. — V. De la partition.

J'avais achevé le troisième livre du traité que je vous ai dédié, mon cher Victorius, et j'en étais à peu près au quart de mon ouvrage, lorsqu'une circonstance extraordinaire est venue m'imposer un redoublement de zèle, et augmenter mon anxiété sur le jugement que les hommes porteront de moi. Jusqu'ici ce n'étaient guère que des conférences entre nous; et, lors même que mon Institution eût été peu goûtée du public, je me serais cru suffisamment récompensé de mes soins par le fruit que votre fils et le mien en eussent recueilli pour leur instruction; mais, chargé aujourd'hui par Domitien Auguste de l'éducation de ses petits-neveux, je serais indigne d'avoir attiré les regards des dieux, si je ne mesurais, sur cet honneur, l'étendue de ma tâche. Quelle vigilance, en effet, ne dois-je pas apporter, et dans le soin de mes mœurs, pour mériter l'approbation du plus saint des censeurs; et dans le soin de mes études, pour justifier le choix d'un prince éminemment supérieur en éloquence comme dans tout le reste? Si les plus grands poètes débutent, sans qu'on s'en étonne, par invoquer les Muses ; si même dans le cours de leurs poèmes, et arrivés à certaines parties importantes, ils s'arrêtent pour renouveler leurs prières et leur invocation, j'ai lieu de croire qu'on me pardonnera de faire ici ce que je n'ai point fait au commencement de cet ouvrage, d'appeler tous les dieux à mon aide, et particulièrement celui qui, entre tous, veille sur les hommes et préside aux lettres. Je le prie donc de m'inspirer, de m'assister, de m'être propice, afin que je puisse répondre a la haute idée qu'il a donnée de moi, et, en un mot, me montrer tel qu'il m'a supposé.

Mais cette raison, quoiqu'il n'en faille point d'autre, n'est pas la seule qui me commande cet acte religieux : à mesure que j'avance, mon sujet croît en importance et en difficulté. En effet, j'ai à présent à expliquer l'ordonnance des causes judiciaires, dont les espèces sont si variées et la nature si multiple : quelles sont les règles et les qualités de l'exorde; celles de la narration; ce qui constitue la force des preuves, soit qu'il s'agisse de confirmer ce qu'on a avancé, ou de réfuter les allégations de la partie adverse; l'art qu'il faut déployer dans la péroraison, soit qu'il faille, dans un court résumé, reproduire la cause entière sous les yeux du juge, ou frapper le dernier coup en déchaînant les passions. Quelques rhéteurs, effrayés sans doute de l'ensemble d'une 126 pareille tâche, ont mieux aimé traiter séparément chaque partie, et nous ont même donné plusieurs volumes sur une seule. Pour moi, qui n'ai pas craint de les embrasser toutes, j'aperçois devant moi une carrière presque infinie, et je me sens comme accablé de la seule idée de mon entreprise; mais il faut persévérer, puisque j'ai commencé; et si les forces me manquent, au moins mon courage ne doit-il pas défaillir.

CHAP. I. Ce que nous appelons début ou exorde, les Grecs l'ont désigné avec plus de justesse, ce semble, par le nom de προοίμιον. Le mot latin signifie seulement commencement, tandis que le mot grec détermine plus clairement cette partie qui précède l'entrée du sujet. En effet, soit qu'à l'exemple des joueurs de lyre, qui ont appelé προοίμιον (nom composé du mot οἴμη, chant) les préludes qu'ils font, pour se concilier la faveur, avant d'en venir au combat sérieux, les orateurs aient donné le même nom à ce qu'ils disent, avant d'aborder la cause, pour se concilier la bienveillance des juges ; soit que ce nom ait été formé du mot οἶμος, qui veut dire voie, et signifie l'avenue qui conduit au sujet : toujours est-il que l'exorde est ce qui sert a préparer le juge à écouter une cause qu'il ne connaît pas encore. Aussi est-ce un usage vicieux des écoles, de parler, dans l'exorde, comme si le juge était déjà au courant de l'affaire. Cet abus provient de ce que les déclamations sont toujours précédées d'un sommaire de la cause. Ce genre d'exorde peut aussi avoir lieu au barreau dans les secondes plaidoiries ; mais quand une affaire se présente pour la première fois, cela est très-rare, à moins que le juge devant lequel on plaide ne sache d'ailleurs de quoi il s'agit.

L'exorde n'a pas d'autre but que de préparer l'esprit de celui qui nous écoute, comme on prépare une matière qu'on veut rendre plus maniable. On est généralement d'accord qu'on arrive à cette fin par trois moyens principaux : en rendant l'auditeur bienveillant, attentif, docile; non que nous devions négliger ces moyens dans aucune partie du plaidoyer, mais parce qu'ils nous sont surtout nécessaires en commençant, pour nous introduire dans l'esprit du juge, et, une fois admis, pénétrer plus avant.

La bienveillance, ou nous la tirons des personnes, ou nous la tenons de la cause. Quant aux personnes, il ne faut pas croire, avec la plupart des rhéteurs, qu'elles se bornent à celles du demandeur, de la partie adverse et du juge. Quelquefois l'exorde se tire de celle du défenseur. En effet, quoiqu'il doive parler peu de sa personne et avec retenue, il est d'une extrême conséquence qu'il donne de lui une bonne opinion, et qu'il soit réputé homme de bien ; car alors on ne voit plus en lui le zèle d'un avocat, mais presque la foi d'un témoin. Qu'il ait donc soin de persuader qu'il obéit à quelque devoir de famille ou d'amitié, ou mieux encore, s'il est possible, à quelque motif d'intérêt public, ou à quelque haute considération d'ordre moral. A plus forte raison les plaideurs doivent-ils paraître n'avoir cédé, dans les actions qu'ils intentent, qu'à des raisons graves et honorables, ou à la nécessité. Mais s'il importe avant tout au défenseur, pour donner de l'autorité à ses paroles, d'éloigner de sa personne tout soupçon de s'être chargé d'une affaire dans des vues de cupidité, de haine ou d'ambition, c'est aussi une sorte de recommandation tacite 127 pour lui de déclarer son insuffisance, et de se dire inférieur en talents à son adversaire, ainsi que le fait Messala dans la plupart de ses exordes. On s'intéresse naturellement aux faibles; et un juge consciencieux écoute volontiers un défenseur qu'il regarde comme incapable de surprendre sa religion. De là ce soin que mettaient les anciens à dissimuler l'éloquence, bien différent de cette jactance des orateurs de nos jours. Il faut éviter aussi tout ce qui sent l'outrage, la malignité, le dédain, l'invective, à l'égard d'un individu ou d'un ordre quelconque ; mais particulièrement à l'égard d'un homme ou d'un ordre, qu'on ne peut offenser sans s'attirer l'animadversion des juges. Quant aux juges, on ne doit rien se permettre contre eux ni ouvertement ni indirectement ; et c'est une recommandation que je croirais plus que superflue, si le contraire n'arrivait.

On peut encore tirer l'exorde de la personne du défenseur de la partie adverse, en parlant de lui, tantôt avec honneur, si l'on feint, par exemple, de craindre son éloquence et son crédit, dans le but de mettre le juge sur ses gardes ; tantôt, mais très-rarement, avec mépris, comme le fit Asinius Pollion, qui, plaidant pour les héritiers d'Urbinia, opposait à la partie adverse, entre autres preuves de l'injustice de sa cause, le choix qu'elle avait fait de Labiénus pour défenseur. Cornélius Celsus nie que ce soient là des exordes, parce que tout cela est en dehors de la cause. Je pense, au contraire, et en cela j'ai pour moi l'autorité des plus grands orateurs, que tout ce qui appartient à la personne du défenseur appartient à la cause, puisqu'il est naturel que les juges soient plus disposés à croire ceux qu'ils écoutent plus volontiers.

La personne du demandeur peut donner lieu à des considérations diverses. Tantôt c'est sa dignité qu'on oppose, tantôt c'est sa faiblesse qu'on recommande ; quelquefois on est dans le cas de rappeler des actions honorables : ce qui demande plus de réserve en parlant pour soi, qu'en parlant pour autrui. Le sexe, l'âge, la condition, font aussi beaucoup, si ce sont, par exemple, des femmes, des vieillards, des pupilles, qui allèguent les titres d'épouses, de pères, d'enfants ; car le sentiment de la pitié suffit pour faire pencher le juge même le plus droit. Cependant il faut effleurer ces motifs dans l'exorde, et non les épuiser.

A l'égard de la personne de la partie adverse, elle donne lieu à des considérations qui sont a peu près de même nature, mais que l'on fait tourner contre elle, en les interprétant d'une manière toute contraire. En effet, l'envie suit la puissance; le mépris suit l'obscurité et l'abjection ; la haine suit l'infamie et le crime : trois choses bien puissantes pour indisposer l'esprit des juges. Toutefois, il ne suffit pas d'en faire un emploi banal, ce qui est aisé, même à des ignorants; mais la plupart du temps il faut savoir les exagérer ou les affaiblir, selon le besoin : ceci est de l'art, cela est de la matière.

Pour se concilier le juge, il faut non-seulement le louer (ce qui demande une certaine mesure, et d'ailleurs est un devoir commun aux deux parties), mais encore faire tourner son éloge à l'avantage de la cause. Par exemple, si nos clients sont des personnes de distinction, nous en appellerons à sa dignité; si ce sont des gens du peuple, à sa justice ; s'ils sont malheureux, à sa compassion ; s'ils sont lésés, à sa sévérité ; et ainsi du reste. Je voudrais aussi que l'on connût, si cela est possible, le caractère du juge; car, selon que 128 son humeur sera violente ou douce, enjouée ou grave, sévère ou indulgente, on s'en emparera au profit des causes qui y correspondront, ou on cherchera à la tempérer dans le cas contraire. Il arrive quelquefois que le juge est, ou notre ennemi personnel, ou l'ami de notre adversaire : c'est une circonstance qui doit être prise en considération par les deux parties, et plus particulièrement peut-être par celle pour qui le juge paraît incliner. Car il se rencontre des juges qui, par une sorte de vanité de conscience, prononcent contre leurs amis ou en faveur de leurs ennemis, aimant mieux commettre une injustice que de paraître injustes en jugeant selon la justice. Il y a même des cas où le juge est appelé à prononcer dans sa propre cause. Je vois, dans les livres des observations publiés par Septimius. que Cicéron eut à plaider dans une affaire de cette nature; et moi-même j'ai plaidé pour la reine Bérénice par devant elle. La méthode est la même que dans les circonstances dont j'ai parlé plus haut. Celui qui plaide contre, exagère la confiance de son client; et celui qui plaide pour, témoigne des craintes sur les scrupules de son juge. On a en outre à détruire ou à fortifier certaines préventions que le juge paraît avoir apportées de chez lui en faveur de l'une des deux parties. Quelquefois aussi il faut ou les rassurer, comme l'a fait Cicéron dans son plaidoyer pour Milon, lorsqu'il s'efforça de leur persuader que l'appareil militaire, déployé par Pompée, n'était pas dirigé contre eux; ou les intimider, comme l'a fait le même orateur en plaidant contre Verres. Mais, des deux moyens en usage pour intimider les juges, le premier, assez ordinaire et qui n'a rien de blessant, c'est de leur faire craindre que le peuple romain ne voie leur jugement de mauvais œil; que l'affaire ne soit évoquée devant un autre tribunal. Le second, violent, mais rarement employé, c'est de les menacer d'une accusation pour cause de corruption; mais le plus sûr, à tous égards, est de n'y recourir que devant un tribunal nombreux, parce que cette menace retient les mauvais et réjouit les bons : et je ne le conseillerai jamais, devant un seul, qu'au défaut de toute autre ressource. Si la nécessité nous y oblige, ce n'est plus alors l'affaire de la rhétorique, non plus que d'appeler de son jugement, quoique l'appel soit souvent utile ; non plus que de le prendre à partie avant qu'il n'ait prononcé ; car on n'a pas besoin d'être orateur pour menacer ou dénoncer son juge.

A l'égard de la cause, si elle peut contribuer, par sa nature, à nous concilier les juges, nous lui emprunterons, de préférence aux personnes, les éléments de notre exorde, en nous inspirant de ce qu'elle présente de plus favorable. Virginius est ici dans l'erreur. Il enseigne que Théodore est d'avis que chaque question fournisse une pensée à l'exorde. Ce n'est pas ce que dit ce rhéteur. Il veut seulement que l'on y prépare le juge aux questions les plus importantes : précepte qui n'aurait rien de vicieux , si Théodore ne le généralisait; car toute action n'en comporte pas ou n'en réclame pas l'application. En effet, en se levant pour la première fois au nom du demandeur, lorsque le juge ne sait pas encore de quoi il s'agit, le moyen d'emprunter des pensées à des questions qui ne sont pas connues? n'est-il pas indispensable d'indiquer préalablement les choses? Admettons qu'on le fasse pour quelques-unes, ce que le plan exige quelquefois, est-ce une raison pour indiquer toutes celles qui ont de l'importance, c'est-à-dire la cause entière? Mais alors l'exorde contiendra la narration. Et si, comme il arrive souvent, la cause est un peu scabreuse, 129 ne cherchera-t-on pas ailleurs des titres à la bienveillance du juge, et se hasardera-t-on, avant de se l'être concilié, à présenter les choses dans leur âpre nudité? Si elles pouvaient toujours se traiter dès le début, on n'aurait pas besoin d'exorde. En résumé, il ne sera pas inutile d'anticiper quelquefois sur les questions, et de faire entrer dans l'exorde un aperçu de celles qui ne peuvent manquer de nous concilier le juge. Il n'est pas nécessaire d'énumérer les points favorables que peut présenter une cause , ils ressortiront assez de la nature de chaque affaire : aussi bien, la variété des causes est telle qu'il est impossible de les indiquer tous. Au reste, de même que c'est de la cause que nous apprendrons à trouver ces points favorables pour nous en prévaloir, c'est elle aussi qui nous fera connaître ceux qui nous sont contraires. C'est d'elle encore que naîtra quelquefois la pitié, si, par exemple, nous avons souffert ou si nous sommes menacés de souffrir quelque grave dommage. Car je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent que l'exorde diffère de l'épilogue, en ce que l'un n'a trait qu'au passé, et l'autre qu'à l'avenir. La véritable différence, selon moi, consiste en ce que, dans l'exorde, l'orateur doit être plus réservé, et se borner à sonder la compassion du juge ; et que, dans l'épilogue, il faut déployer toutes les ressources du pathétique, recourir aux prosopopées, évoquer les morts, et les faire paraître entourés de ce qu'ils ont de plus cher au monde : ce qui est inusité dans l'exorde. Au reste, si dans l'exorde il y a lieu quelquefois d'éveiller la pitié en notre faveur, il n'est pas moins nécessaire en certains cas de la détourner de notre adversaire : car s'il est utile de faire voir combien notre sort sera déplorable, si nous succombons; il ne l'est pas moins de représenter quelle sera l'insolence de notre adversaire, s'il vient à triompher.

Indépendamment de la cause et des personnes, l'exorde se tire encore d'objets extérieurs, ou de circonstances qui s'y rattachent. Aux personnes se rapportent non-seulement leurs femmes, leurs enfants, mais encore leurs proches, leurs amis, quelquefois le pays, la cité, et enfin tout ce qui pourrait souffrir du malheur de celui que nous défendons. Les circonstances de la cause sont le temps, le lieu, la forme, l'opinion, circonstances dont Cicéron a tiré les exordes de ses plaidoyers pour Célius, pour le roi Déjotare, pour Milon, contre Verrès; enfin, pour ne pas les énumérer toutes, l'éclat de l'affaire, l'attente du public. Rien de tout cela n'est dans la cause, et cependant tout cela ne laisse pas d'avoir une liaison naturelle avec elle. Théophraste ajoute une autre sorte d'exorde, tirée du plaidoyer, comme, par exemple l'exorde de Démosthène, qui, en plaidant pour Ctésiphon, demande qu'il lui soit permis de suivre, dans son discours, la marche que bon lui semblera, et non celle que lui a tracée l'accusateur.

L'assurance a souvent l'air de la présomption. Ce qui concilie la faveur, ce sont les souhaits, les déprécations, les prières, l'anxiété : moyens qui sont en général communs aux deux parties, mais qu'il ne faut cependant pas négliger, ne fût ce que pour empêcher l'adversaire de s'en emparer. Le juge, en effet, sera plus attentif, s'il peut croire qu'il s'agit d'une chose extraordinaire, grave, atroce, criante; surtout si on lui persuade qu'il y va de son intérêt ou de celui de la société. On mettra donc tout en usage pour exciter son attention : crainte, espérance, remontrances, prières; on aura même recours au mensonge, si l'on croit 130 que cela puisse être utile. Un bon moyen encore de s'en faire écouter, c'est de lui faire espérer qu'on ne sera pas long, et qu'on ne sortira pas de la cause. Cette attention seule rendra le juge docile, surtout si l'on sait lui exposer l'ensemble de l'affaire dans un précis lumineux. C'est ce que font Homère et Virgile au commencement de leurs poèmes. Quant à la mesure de ce précis, il doit ressembler plutôt à une proposition qu'à une exposition, et indiquer, non comment chaque chose s'est passée, mais ce dont l'orateur parlera. Je ne crois pas qu'on puisse en trouver un meilleur exemple que dans le plaidoyer de Cicéron pour Cluentius : J'ai remarqué, juges, que tout le discours de l'accusateur est divisé en deux parties : dans l'une il m'a paru mettre son appui et toute sa confiance dans la faveur attachée depuis longtemps au jugement rendu par Junius; dans l'autre, et seulement pour la forme, il se borne à loucher avec timidité et défiance la question d'empoisonnement, quoique, d'après la loi, ce soit la seule sur laquelle vous ayez à prononcer. Cependant tout cela est plus facile en répliquant qu'en attaquant ; car dans le premier cas il suffit d'avertir le juge ; dans le second, il faut l'instruire.

Je ne crois pas, quoique ce soit l'opinion de quelques graves auteurs, qu'on puisse jamais se dispenser de rendre le juge attentif et docile : non que j'ignore la raison qu'ils en donnent, à savoir que, dans une mauvaise cause, il n'est pas à propos que le juge voie si clair ; mais parce que cette obscurité vient moins de l'inattention du juge que de l'erreur où on le jette à dessein. En effet, notre adversaire a parlé, et peut-être a-t-il déjà persuadé : il nous faut donc changer l'opinion du juge; et comment y parviendrons-nous, si nous ne le rendons docile et attentif à notre réplique? J'accorde, au reste, qu'il faut quelquefois avoir l'air d'attacher peu d'importance à certaines choses , de les rabaisser, et môme de les dédaigner, pour affaiblir l'attention que le juge prête à notre adversaire , comme Cicéron l'a fait dans la défense de Ligarius. A quoi tendait-il par cette agréable ironie , sinon à rendre César moins attentif, en lui présentant la cause comme n'ayant rien d'extraordinaire? Que se proposait-il encore dans son plaidoyer pour Célius, sinon d'ôter à l'affaire l'importance qu'on y attachait?

Au surplus, il est évident que l'application de ce que j'ai dit, relativement aux sources de l'exorde, varie selon la nature des causes. Or, la plupart des rhéteurs établissent cinq genres de causes : celles qui sont nobles , ἔνδοξον; celles qui sont vulgaires, ἄδοξον; celles qui sont douteuses ou ambiguës, ἀμφίδοξον; celles qui sont paradoxales , παράδοξον; celles qui sont obscures, δυσπαρακολούθητον. Il en est qui ont cru devoir ajouter à ce nombre les causes honteuses , que les uns rangent sous les causes vulgaires, les autres sous les causes paradoxales. On entend par paradoxal ce qui est contraire à l'opinion commune. On doit chercher à rendre le juge bienveillant dans les causes douteuses , docile dans les causes obscures , attentif dans les causes vulgaires. Les causes nobles se recommandent assez d'elles-mêmes; dans celles qui sont paradoxales et honteuses, il faut user de remèdes. Et c'est pour cela que quelques-uns divisent l'exorde en deux parties , le début et l'insinuation. Dans le début, on sollicite sans détour la bienveillance et l'attention ; mais comme cela ne peut pas se faire dans 131 les causes honteuses, il faut bien se glisser dans l'esprit du juge au moyen de l'insinuation, surtout si la cause se présente d'abord sous un jour peu avantageux, soit parce qu'elle est mauvaise, soit parée que le préjugé public lui est peu favorable ; ou bien encore si elle a à surmonter l'odieux qui rejaillit de la présence d'un patron, d'un père, comme partie adverse; ou la compassion qu'inspire un vieillard, un aveugle, un enfant. Les mêmes rhéteurs s'étendent en longs préceptes sur les moyens de remédier à ces difficultés, et imaginent des matières qu'ils traitent selon les formes du barreau ; mais comme il est impossible de prévoir toutes les espèces de causes qui appartiennent au genre judiciaire, ces matières i qui sont des causes fictives, ne peuvent renfermer que des généralités : autrement, on tomberait dans l'infini. C'est pourquoi on prendra conseil de la nature de chaque cause. Ce que je recommande en général, c'est de se retrancher dans la position la plus avantageuse. Si c'est la cause qui pèche, que la personne nous vienne en aide; si c'est, au contraire, la personne, recourons à la cause; si tout nous manque, cherchons ce qui peut nuire à l'adversaire; car, après le souhait d'être au mieux dans l'esprit du juge, il ne reste que celui d'y être le moins mal. Si nous ne pouvons nier les faits qu'on nous oppose, tâchons d'en atténuer l'importance ou d'en excuser l'intention. Disons qu'ils ne font rien à l'état de la question, ou que c'est une faute qui peut être expiée par le repentir, ou qu'elle a déjà été assez punie. Ce genre de défense est plus facile à l'avocat qu'à la partie, parce qu'il peut louer celui qu'il défend sans encourir le reproche d'arrogance, et quelquefois même le blâmer utilement; Ainsi il feindra, comme Cicéron l'a fait dans son plaidoyer pour Rabirius, d'être ébranlé par ce qu'on oppose à son client, et s'introduira de cette manière dans l'oreille du juge, auquel cette autorité que donne le respect de la vérité Inspirera plus de confiance lorsqu'il en viendra à justifier ou à nier ces mêmes actes. C'est pour cela qu'on examine d'abord si l'on doit parler comme avocat ou comme partie, dans les cas où l'un ou l'autre se peut également ; car si ce choix est libre dans les écoles, il est rare qu'on soit bien venu au barreau à défendre soi-même sa propre cause. Dans les écoles, en effet, les passions étant le fond des déclamations, il est naturel que les personnages parlent eux-mêmes; car les passions ne sont pas de ces choses qui se transmettent par procuration ; et le mouvement que nous avons reçu ne se communique pas avec la même force que celui qui part de nous-mêmes. C'est par les mêmes raisons que l'insinuation est encore nécessaire lorsque l'adversaire s'est rendu maître de l'esprit des juges, ou lorsque leur attention est déjà fatiguée. On se tirera de la première difficulté en annonçant qu'on a aussi ses preuves, et en éludant celles de l'adversaire; et de la seconde, en promettant d'être court, et en recourant aux autres moyens que j'ai indiquée pour rendre le juge attentif. La plaisanterie, maniée délicatement et à propos, contribue aussi à réveiller l'esprit du juge, et son ennui se prête volontiers à tout ce qui peut le soulager. Quelquefois même il est bon d'aller au-devant de ce qu'on pourrait nous opposer, comme l'a fait Cicéron. Je sais, dit-il, que certaines personnes s'étonnent que le même homme qui a défendu pendant tant d'années un si grand nombre d'accusés, qui ne s'est jamais porté pour accusateur contre personne, entreprenne aujourd'hui d'accuser Verrès. Ensuite il fait voir qu'en définitive il n'a fait que prendre la défense des 132 alliés. Cette figure s'appelle prolepse. Mais parce qu'elle peut être quelquefois employée avec succès, certains déclamateurs s'en servent presque à tous propos, comme s'il était interdit de commencer autrement qu'au rebours de l'ordre naturel.

Les partisans d'Apollodore nient que les moyens de bien disposer le juge se bornent aux trois dont j'ai parlé. Ils en comptent une infinité d'autres, tirés des mœurs du juge, de l'opinion qu'on a des circonstances de la cause, de l'opinion qu'on a de la cause elle-même; enfin, de tous les éléments dont toute controverse est composée : des personnes, des faits, des dits, des motifs, des temps, des lieux, des occasions, etc. Tout cela existe, je l'avoue, mais rentre dans nos trois moyens, comme l'espèce dans le genre; car, si j'ai mon juge bienveillant, attentif et docile, je ne vois pas ce qui me reste à désirer de plus, puisque la crainte même, qui paraît le plus en dehors de ces moyens, peut rendre le juge attentif, et le faire renoncer à sa bienveillance pour l'adversaire.

Comme il ne suffit pas d'exposer aux élèves les principes de l'exorde, et qu'il faut aussi leur en faciliter l'application, j'ajouterai que l'orateur doit considérer la nature de la cause, devant qui il parle, pour qui, contre qui, le temps, le lieu, la conjoncture, le préjugé public, l'opinion présumable du juge avant de nous entendre ; enfin, ce que nous cherchons ou ce que nous voulons éviter. La raison lui indiquera d'elle-même ce qu'il doit dire dans son exorde. Mais aujourd'hui on croit que tout ce qu'on dit en commençant est un vrai commencement, et que la première pensée venue, surtout si c'est une pensée qui flatte, est un exorde. Sans doute il entre dans l'exorde beaucoup de choses tirées des autres parties du plaidoyer, ou qui lui sont communes avec elles; cependant il n'y a rien de mieux dit, quelque part que ce soit, que ce qui ne pourrait être aussi bien dit ailleurs.

Une grande faveur s'attache à l'exorde, dont la matière est tirée du plaidoyer de la partie adverse; et cela, parce qu'il n'a pas été composé à loisir, parce qu'il est né là et de la circonstance, outre que cette facilité donne une haute idée de notre esprit, et que l'air simple d'un discours sans recherche inspire la confiance : ce qui est tellement vrai, que, bien que le reste ait été écrit et travaillé avec soin, un discours dont le commencement n'a eu évidemment rien de préparé semble entièrement improvisé. Mais la plupart du temps rien ne sied mieux à l'exorde que la modération dans les pensées, dans le style, dam la voix et dans l'air du visage; à tel point que, dans la cause la moins douteuse, on ne doit pas laisser paraître trop d'assurance : car la sécurité du plaideur blesse d'ordinaire le juge; et comme celui-ci a par devers lui le sentiment de son autorité, il veut intérieurement qu'on y rende hommage. Prenons bien garde aussi de nous rendre suspects dans l'exorde ; et pour cela évitons jusqu'à la moindre apparence d'étude en commençant , parce que autrement l'art semble entièrement dirigé contre le juge; mais cela même, c'est-à-dire le soin de dissimuler l'art, est le comble de l'art. C'est ce qu'enseignent, il est vrai, tous les rhéteurs, et avec raison ; mais ce précepte ne laisse pas de subir l'influence des temps. Car aujourd'hui dans certaines affaires, et surtout dans les causes capitales, ou devant 133 les centumvirs, les juges eux-mêmes exigent dans les plaidoyers toutes les délicatesses de l'art, et même se croiraient dédaignés, si l'on n'apportait le plus grand soin dans la manière de le prononcer: ils veulent non-seulement qu'on les instruise, mais aussi qu'on leur procure du plaisir. Il est difficile de garder en cela un juste milieu ; cependant on peut user d'un tempérament tel, que le soin paraisse sans trahir la finesse. Ce qui doit rester entier des anciens préceptes, c'est d'éviter dans l'exorde toute expression insolite, toute métaphore trop hardie, tout mot suranné ou poétique. Car nous ne sommes pas encore introduits, et l'attention toute fraîche des auditeurs est là qui nous observe : ce n'est qu'après nous être concilié les esprits, et les avoir déjà échauffés, que nous pourrons nous permettre plus de liberté, surtout quand nous serons entrés dans les lieux communs, dont l'abondance ordinaire empêche qu'un mot hasardé ne se remarque au milieu de l'éclat qui l'environne.

Le style de l'exorde ne doit pas ressembler à celui des arguments, des lieux communs, et de la narration ; il ne doit pas non plus être trop châtié, nf trop sentir la période ; mais le plus souvent il doit avoir un air simple, facile, et qui promet peu. Car un discours où l'art se cache, ἀνεπίφατος, comme disent les Grecs, est ordinairement plus insinuant. Au surplus, cela dépend de la direction qu'il convient de donner à l'esprit du juge.

Se troubler, manquer de mémoire, ou demeurer court, produit là, plus qu'ailleurs, un fâcheux effet : un exorde vicieux ressemble à un visage balafré; et il n'y a certainement qu'un mauvais pilote qui fasse naufrage en sortant du port. La mesure de l'exorde doit être proportionnée à la nature, de la cause. Ainsi il sera plus court dans une cause simple, et plus étendu dans une cause compliquée, suspecte ou honteuse. S'il est ridicule, d'avoir fait, pour ainsi dire, une loi de renfermer tous les exordes dans quatre pensées, il faut éviter néanmoins de leur donner une longueur démesurée, afin que la tête ne soit pas plus grosse que le reste du corps, et que la partie du discours destinée à préparer l'attention ne la fatigue pas.

Quelques rhéteurs rejettent tout à fait do l'exorde la figure par laquelle la parole est détournée du juge, et que les Grecs appellent ἀποστροφὴ : et en cela leur opinion n'est pas destituée de raison ; car il faut convenir que rien n'est plus naturel que de s'adresser de préférence à ceux dont on veut gagner la bienveillance. Quelquefois néanmoins il est nécessaire d'animer un peu l'exorde; et l'apostrophe, en ce cas, rend la pensée plus vive et plus véhémente. Or, quelle loi, quel scrupule, peut nous interdire d'ajouter de la force à une pensée au moyen de cette figure? D'ailleurs les maîtres de l'art l'interdisent, non comme contraire aux règles, mais comme inutile. Or, si cette utilité nous est démontrée, nous avons alors, pour faire, la même raison que pour ne pas faire. Démosthène n'apostrophe-t-il pas Eschine dans son exorde, et Cicéron n'adresse-t-il pas la parole à qui bon lui semble dans les exordes de plusieurs plaidoyers, et notamment dans celui de la défense de Ligarius, où il interpelle Tubéron? Tout autre tour eût rendu cet exorde languissant. Il ne faut que se souvenir de ce beau passage : Vous avez donc obtenu, ô Tubéron, ce qui met. le comble aux vœux d'un accusateur! etc. Supposons qu'il adresse la parole aux juges, et qu'il dise : Tubéron a dune obtenu ce qui met le comble aux vœux d'un accusateur, etc; cette 134 manière de parler n'est-elle pas infiniment plus plus froide et, pour ainsi dire, plus détournée? Dans la première, l'orateur presse, insiste; dans la seconde, il eût simplement indiqué la chose. Changez le même tour dans Démosthène, il en sera de même. Et Salluste n'apostrophe-t-il pas directement et tout d'abord Cicéron, dans un discours prononcé contre lui : J'aurais peine à supporter vos invectives de sang-froid, Marcus Tullius? De même que Cicéron lui-même l'avait fait contre Catilina : Jusques à quand abuserez-vous de notre patience ? Mais doit-on s'étonner de l'emploi de l'apostrophe, lorsque nous voyons le même orateur, dans la défense de Scaurus, qui était accusé de brigue (je parle du plaidoyer qui s'est trouvé parmi ses écrits, car il l'a défendu deux fois) ; lorsque nous voyons, dis-je, cet orateur employer la prosopopée, en introduisant un personnage qui parle en faveur de son client; faire usage des exemples, dans la défense de Rabirius Postumus, et dans celle du même Scanrus, accusé de concussion? enfin commencer par la division dans la cause de Clueutius, comme je l'ai déjà fait remarquer tout à l'heure?

Cependant, parce que ces figures sont quelquefois bien placées, ce n'est pas une raison pour les employer à tort et à travers, mais c'en est une pour s'en servir, lorsque l'exception confirme la règle. J'en dis autant de la similitude pourvu qu'elle soit courte, de la métaphore et des autres tropes, que ces rhéteurs circonspects et méticuleux ne permettent pas davantage ; a moins que cette admirable ironie du plaidoyer de Cicéron pour Ligarius, que j'ai citée un peu plus haut, n'ait le malheur de déplaire à quelqu'un. Mais il y a devrais défauts, dont on doit convenir avec eux. Tantôt l'exorde est banal, en ce qu'il peut s'adapter à plusieurs causes (cependant , quoiqu'il produise peu d'effet, on s'en sert quelquefois utilement, et de grands orateurs n'ont pas toujours cherché à l'éviter) ; tantôt il est commun, c'est-à-dire que l'adversaire peut également s'en servir; tantôt il est commutable, parce que l'adversaire peut le faire tourner à son avantage. Il y en a qui n'ont nulle liaison avec la cause; d'autres, que l'on va chercher ailleurs que dans le sujet, et qui sont comme transplantés; d'autres, qui sont trop longs, ou qui pèchent contre les règles. Au surplus, la plupart de ces défauts ne sont pas particuliers à l'exorde, et peuvent affecter toutes les parties du discours.

Voilà ce que j'avais à dire sur l'exorde, en tant, du moins, qu'il est nécessaire ; car il ne l'est pas toujours. Si, par exemple, le juge est suffisamment préparé, ou si la cause n'a pas besoin de préparation, l'exorde est alors superflu. Aristote va même jusqu'à prétendre que l'exorde est absolument inutile auprès des bons juges. Quelquefois aussi on n'en peut faire usage lors même qu'on le voudrait, soit à cause des occupations du juge, soit lorsqu'on est pressé par le temps, soit enfin lorsqu'une puissance supérieure vous oblige d'entrer immédiatement dans votre sujet. Quelquefois, au contraire, l'esprit de l'exorde est transporté dans une autre partie ; et c'est dans la narration ou dans la confirmation que nous prions les juges de nous accorder leur attention et leur bienveillance, moyen que Prodicus jugeait très-propre à les tirer de leur assoupissement. En voici un exemple : Alors C. Varénus, celui qui fut tué par les esclaves d'Acharius ( ceci, juges, mérite toute votre attention}. Si la cause est multiple, chaque chef aura son préambule, comme : Écoutez maintenant 135 ce qui me reste à dire. Je pause à présent à un autre point. Je pourrais citer aussi des exemples tirés de la confirmation; mais ils sont si communs, qu'il est inutile de le faire. Il ne faut que lire les plaidoyers de Cicéron pour Cluentius et pour Muréna; on verra comment il s'excuse, toutes les fois qu'il est forcé de dire quelque chose de désagréable à des personnes qu'il respecte, ou qu'il a intérêt à ménager.

Au reste, quand on fera un exorde, soit qu'on passe ensuite à la narration, soit qu'on en vienne immédiatement aux preuves, il faut faire en sorte que la fin se lie naturellement avec ce qui suit. Evitons toutefois cette froide et puérile affectation des écoles, où l'on cherche à déguiser la transition par quelque pensée brillante, qu'on applaudit comme un tour de force, à peu près comme fait Ovide dans ses Métamorphoses ; avec celte différence pourtant, que le poète, qui voulait donner l'apparence d'un tout à une foule de pièces diverses et incohérentes, a la nécessité pour excuse. Mais à l'égard de l'orateur, qu'est-il besoin qu'il dérobe sa marche aux juges et qu'il agisse mystérieusement avec eux, puisqu'au contraire il doit expressément les avertir de s'appliquer à bien observer l'ordre des faits? En effet, le commencement de la narration sera perdu pour eux, s'ils ne s'aperçoivent pas d'abord que l'exorde est fini. Sachons donc garder un juste milieu entre une transition trop brusque et une transition furtive. Cependant, si la narration doit être longue et embarrassée, il sera bon d'y préparer le juge, comme l'a souvent fait Cicéron, et particulièrement dans son plaidoyer pour Cluentius : Je reprends l'affaire d'un peu haut, et je vous prie, juges, de ne pas le trouver mauvais; car, lorsque vous connaître s bien le principe, vous en comprendrez mieux les conséquences. Voilà à peu près tout ce que j'ai pu recueillir sur l'exorde.

CHAP. II. Le juge ainsi préparé par l'exorde, rien n'est plus naturel, et cela est ordinairement indispensable, de lui exposer le fait sur lequel il a à prononcer. C'est ce qu'on appelle la narration.

Je passerai en courant, et à dessein, sur les divisions trop subtiles de quelques rhéteurs qui distinguent plusieurs genres du narrations. Car, indépendamment de celle qui a pour objet l'affaire en litige, ils en admettent quantité d'autres. Une de personne : Marcus Acilius Palicanus, d'une naissance obscure, habitant du Picenum, y rand parleur plutôt qu'éloquent, etc.; une de lieu : Lampsaque est une ville sur l'Hellespont, etc.; une de temps ; Au retour du printemps, quand la neige commence à fondre sur la cime blanche des montagnes ; une de cause : c'est celle dont les historiens font un usage si fréquent, lorsqu'ils exposent l'origine d'une guerre, d'une sédition, d'une peste. En outre, ils distinguent la narration parfaite et la narration imparfaite; mais qui ignore cette distinction ? Ils ajoutent qu'il y a une narration qui regarde le passé, et c'est la plus ordinaire; une qui regarde le présent; telle est celle où Cicéron peint le mouvement que se donnent les amis de Chrysogonus, après l'avoir entendu nommer ; enfin, une qui regarde l'avenir, et qu'il faut laisser aux devins. Quant à l'hypotypose, elle ne doit pas être considérée comme une narration. Mais occupons-nous de choses plus intéressantes.

136 La plupart des rhéteurs pensent que la narration est toujours nécessaire. Cette opinion est mal fondée, et je puis le prouver par plusieurs raisons. D'abord, il y a des causes tellement simples, que la proposition y tient lieu de narration; ce qui arrive quelquefois, lorsqu'on n'a rien à exposer de part ni d'autre, ou qu'on est d'accord sur le fait et que tout se réduit à une question de droit, comme dans ces sortes de causes qui sont du ressort des centumvirs : Est-ce au fils ou au frère à hériter d'une femme qui meurt sans tester? La puberté doit-elle se juger d'après l'âge ou d'après les signes extérieurs du corps ? Secondement, la narration, quoique nécessaire en soi, devient superflue, lorsque le juge est d'avance instruit de tout, ou lorsque les faits ont été exposés d'une manière satisfaisante par celui qui a parlé en premier. Quelquefois même celui qui parle en premier, surtout si c'est au nom du demandeur, se dispense de faire une narration, soit parce que la proposition suffit, soit parce que cela est plus expédient. Il suffit, par exemple, de dire : Je réclame telle créance, aux termes de telle stipulation; je réclame tel legs, en vertu de telle disposition testamentaire ; et de laissera la partie adverse le soin d'exposer pourquoi cette somme ou ce legs n'est pas dû. Quelquefois encore il suffit à l'accusateur, et il est en même temps plus expédient, d'articuler le fait en ces mots : Je dis qu'Horace a tué sa sœur; car, par cette seule proposition, le juge connaît toute l'accusation. Quant à la manière dont les faits se sont passés, et aux motifs, c'est plutôt à l'adversaire qu'il appartient d'en faire l'exposition. De son côté, l'accusé omettra la narration, lorsqu'il ne pourra nier ni excuser ce qu'on lui impute ; et il se retranchera dans la question de droit. Par exemple, un homme est accusé de sacrilège pour avoir volé, dans un temple, l'argent d'un particulier : en ce cas, un aven marquera plus de pudeur qu'un récit, et on dira : Nous ne nions pas que l'argent n'ait été dérobé dans un temple; mais il n'y avait pas lieu à une action en sacrilège, attendu qu'il s'agit d'une chose privée, et non d'une chose sacrée : or, vous avez à juger s'il a été commis un sacrilège. Mais si je crois qu'il y a lieu quelquefois, comme dans les exemples précédents, d'omettre la narration, je ne suis pas, pour cela, de l'avis de ceux qui prétendent que la narration n'existe pas dans les causes où l'accusé se borne à nier ce qu'on lui impute. C'est l'opinion de Cornélius Celsus, qui range au nombre des causes de cette nature la plupart de celles où il s'agit de meurtre, et toutes celles où il s'agit de brigues ou de concussion. Il n'y a narration, selon lui, que là où il y a exposition générale des faits incriminés, sur lesquels le juge doit prononcer. Cependant il reconnaît que Cicéron a fait une véritable narration dans la cause de Rabirius Postumus, quoique Cicéron niât que Babirius eût touché aucune somme d'argent, ce qui était le point fondamental de la cause ; et dans cette narration , il ne dit rien du fait incriminé. Pour moi, et en cela je m'appuie sur de graves autorités, je crois que les causes judiciaires sont susceptibles de deux espèces de narrations : l'une intrinsèque; l'autre extrinsèque. Je n'ai pas tué cet homme : évidemment, il n'y a pas là de narration ; mais il y en aura une, et quelquefois assez longue, à passer en revue, pour repousser les arguments de l'accusateur, la vie passée de l'accusé, les circonstances dont le concours a pu compromettre son innocence, ou celles qui rendent incroyable ce qu'on lui impute. Car l'accusateur ne dit pas seulement : 137 Vous avez tué cet homme, maïs il joint à cette accusation un récit qui tend à la prouver. Ainsi, dans les poètes tragiques, lorsque Teucer accuse Ulysse d'avoir tué Ajax : Je l'ai trouvé, dit-il, dans un lieu écarté, près du corps inanimé de son ennemi, tenant à la main un fer ensanglanté. De son côté, Ulysse ne se contente pas de répondre qu'il n'a pas commis le crime; il proteste encore qu'il n'existait aucune inimitié entre Ajax et lui, qu'ils étaient seulement rivaux de gloire ; il expose enfin comment il est venu en ce lieu, où il a vu Ajax gisant et sans vie, et a tiré le fer de sa blessure ; et ce récit est accompagné de l'argumentation. Il y a lieu même à narration, dans le cas où, accusé de vous être trouvé dans le lieu où votre ennemi a été tué, vous vous bornez à nier le fait; car vous avez à établir où vous étiez. Par la même raison, les causes de brigues et de concussion sont susceptibles d'autant de narrations de cette espèce qu'il y a de chefs d'accusation. La défense sera, il est vrai, négative ; mais elle s'établira sur une exposition contraire à celle de l'adversaire, pour combattre ses arguments, tantôt un à un, tantôt en masse. Un homme est accusé de brigue : pourquoi serait-il mal venu à exposer, dans une narration, quelle est sa naissance, quelle a été sa vie, quels sont enfin les services qui justifient son ambition? Il est accusé de concussion : se nuira-t-il en exposant sa vie passée, et les motifs qui ont pu soulever contre lui la province entière, ou l'accusateur, ou les témoins? Si tout cela n'est pas de la narration , ce n'en sera point une non plus que la première que fait Cicéron dans la défense de Cluentius et qui commence par ces mots : A Cluentius Habitus ;  car il n'y parle que des causes qui lui ont attiré l'inimitié de sa mère, sans dire un mot du poison.

Passons aux narrations extrinsèques. Elles consistent tantôt à citer des exemples analogues à la cause : ainsi, dans l'affaire de Verrès, Cicéron cite un trait de cruauté de L. Domitius, qui fit mettre en croix un berger qui avouait avoir tué avec un épieu un sanglier qu'il lui avait offert ; tantôt à discuter une accusation étrangère à la cause, comme l'a fait le même orateur dans son plaidoyer pour Rabirius Postumus : Dès qu'on fut arrivé à Alexandrie, la roi proposa à Postumus, comme unique moyen de conserver son argent, de s'en charger à titre d'économe, et pour ainsi dire d'intendant royal; à rendre l'accusé plus odieux, comme dans la description de la marche de Verrès. Quelquefois on introduit une narration purement imaginaire, soit pour exciter l'indignation des juges, comme l'a fait Cicéron au sujet de Chrysogonus, dont j'ai parlé tout à l'heure, dans son plaidoyer pour Roscius; soit pour les délasser par quelque plaisanterie, comme on peut le voir dans le plaidoyer pour Cluentius, au sujet des frères Cépasius ; soit par digression et comme ornement, à l'exemple de Cicéron contre le même Verrès : C'est dans ces lieux qu'autrefois Cérès chercha, dit-on, sa fille Proserpine. Tout cela prouve que celui qui nie peut non seulement narrer, mais narrer même sur le fait qu'il nie.

II ne faut pas prendre à la lettre ce que j'ai avancé, que la narration est superflue, quand le juge a connaissance du fait. Cela ne doit s'entendre ainsi qu'autant que le juge a non-seulement connaissance du fait, mais qu'il l'envisage sous le point de vue favorable à notre cause.  Car le but de la narration n'est pas tant d'instruire le 138 juge que de lui faire partager notre manière de voir. Aussi, lors même que le juge aurait connaissance du fait, s'il est néanmoins nécessaire de l'affecter d'une certaine manière, nous ferons une narration, en ayant soin de la justifier par quelques mots préalables : Nous savons qu'il connaît les faits en général, mais nous le prions de ne pas trouver mauvais que nous les lui fassions connaître en détail. Tantôt nous prétexterons la présence d'un nouveau juge, pour revenir sur notre récit; tantôt ce sera pour rendre tous les assistants eux-mêmes juges de l'iniquité des allégations de la partie adverse; et, dans ces cas, il faudra varier l'exposition de plusieurs figures, pour épargner au juge l'ennui d'entendre le récit de choses déjà connues : Vous vous souvenez : il est peut-être inutile de s'arrêter sur ce point; mais pourquoi fatiguer plus longtemps votre attention, puisque vous êtes parfaitement instruits de ce qui s'est passé ? vous n'ignorez sans doute pas que.., et autres formules semblables. Autrement, si la narration paraît toujours superflue, quand le juge connaît déjà la cause, la plaidoirie même peut quelquefois paraître inutile.

On agite souvent cette autre question : la narration doit-elle toujours suivre l'exorde? l'opinion de ceux qui sont pour l'affirmative ne semble pas dénuée de fondement ; car, le but de l'exorde étant de rendre le juge bienveillant, attentif et docile, et les preuves ne pouvant faire impression sur son esprit qu'autant qu'il connaît les faits, il semble nécessaire de l'en instruire immédiatement après l'exorde. Mais la nature des causes veut quelquefois qu'on intervertisse cet ordre, à moins qu'on ne blâme Cicéron de ce que, dans le beau plaidoyer qu'il a écrit pour Milon et qu'il nous a laissé, il a traité préalablement trois questions avant d'en venir à la narration, et qu'on ne pense qu'il eût mieux fait d'exposer comment Clodius avait tendu des embûches à Milon, sans s'embarrasser si un accusé, qui avoue qu'il a tué un homme, ne peut être défendu; si Milon était déjà préjugé et condamné par le sénat; si enfin Pompée avait cédé à l'esprit de parti en investissant le tribunal de soldats armés, et se déclarait par là contre Milon. On pourra dire, à la vérité, que ces questions rentrent dans l'exorde, puisqu'elles tendent toutes à préparer le juge. Mais dans son plaidoyer pour Varénus, Cicéron n'aborde la narration qu'après avoir détruit les objections de l'adversaire. Cette manière de procéder sera bonne, toutes les fois qu'il s'agira non-seulement de repousser une accusation , mais de la faire retomber sur la partie adverse; de sorte qu'après s'être d'abord défendu, l'accusé se sert de la narration comme d'une transition pour accuser à son tour. Ainsi, en fait d'escrime, on s'attache d'abord plutôt à parer qu'à attaquer.

Il y a certaines causes, et ces causes ne sont pas rares, qui sont faciles à défendre en ce qui touche l'accusation dont le juge est saisi, mais sur lesquelles pèse l'infamie d'une vie désordonnée. Or, il faut d'abord écarter ces antécédents, pour disposer le juge à écouter favorablement la défense du fait particulier sur lequel il doit prononcer. Ainsi, qu'il s'agisse de défendre M. Célius; l'avocat ne fera-t-il pas très-bien d'aller au devant des bruits injurieux qui le représentaient comme un homme dissolu, effronté, impudique , avant d'aborder ceux qui avaient trait à l'empoisonnement ? sur quoi roule uniquement tout le plaidoyer de Cicéron. Puis il racontera ce 139 que son client a fait de bien, et entrera dans le fond de la cause en ce qui concerne le fait de violence, sur lequel Célius s'est défendu lui-même. Mais, nu lieu de cela, nous suivons la coutume des écoles, où l'on détermine certains points fixes, qu'on appelle thèmes, hors desquels il n'y a rien à réfuter. C'est pour cela que la narration suit toujours immédiatement l'exorde. De là la liberté que se donnent nos déclamateurs de faire une narration, lors même qu'ils plaident en second ordre. En effet, lorsqu'ils parlent pour le demandeur, quoique en second ordre, ils font une narration, à cause de la priorité naturelle du demandeur, et réfutent en même temps les allégations de la partie adverse, comme parlant de fait après elle : ce que je ne blâme pas ; car la déclamation étant une préparation aux plaidoiriesdu barreau, pourquoi ne s'exercerait-on pas à plaider à la fois en premier et en second ordre? Mais devenus avocats, et jusqu'alors étrangers à la pratique du barreau en ce qui concerne l'ordre des plaidoiries, ils suivent toujours leur manière, et continuent de parler en déclamateurs. Il arrive même aussi quelquefois, dans les exercices de l'école, que la proposition suffit sans narration. On accuse un mari jaloux de mauvais traitements en\ers sa femme; on dénonce un cynique aux censeurs : qu'y a-t-il à narrer dans ces deux causes, puisque l'accusation est suffisamment déterminée par un seul mot, dans quelque partie que ce soit du plaidoyer? Mais en voilà assez; je passe à la manière de narrer.

La narration est l'exposition persuasive d'une chose faite ou prétendue faite ; ou, suivant la définition d'Apollodore, un discours qui instruit l'auditeur de l'objet de la contestation.

La plupart des rhéteurs, et particulièrement c eux qui suivent la doctrine d'Isocrate, veulent que la narration soit lucide, brève et vraisemblable. Peu importe qu'au lieu de lucide je dise claire, ou qu'au lieu de vraisemblable je me serve du mot croyable, ou de quelque autre mot équivalent. J'approuve cette division. Aristote cependant contredit Isocrate en un point : il se moque du précepte de la brièveté, comme si la narration devait être nécessairement longue ou courte, et qu'il n'y eût point de milieu. Les Théodoriens ne reconnaissent que la dernière qualité, se fondant sur ce que la brièveté et la clarté ne sont pas toujours opportunes. Je crois donc nécessaire de bien distinguer les différents genres de narration, pour faire voir ce qui convient à chaque circonstance.

La narration est ou toute à notre avantage, ou toute à l'avantage de notre adversaire; ou elle est en partie favorable et en partie contraire à l'un et à l'autre. Si elle est toute à notre avantage, nous nous contenterons des trois qualités, qui tendent à mettre le juge en état de comprendre, de retenir et de croire ce qu'on lui dit. Et qu'on ne me blâme pas d'avancer que la narration, dans ce cas, quoique vraie, doit être vraisemblable; car il y a beaucoup de choses vraies qui sont peu croyables, et beaucoup de choses fausses qui ne laissent pas d'être vraisemblables : aussi n'a-t-on pas moins de peine à faire croire au juge le vrai que le faux. Ces trois qualités il est vrai, sont de l'essence des autres parties ; car partout il faut éviter l'obscurité, partout il faut garder une certaine mesure, partout il faut que ce qu'on dit soit vraisemblable; mais c'est surtout dans la partie qui a pour fin de mettre d'abord le juge au courant de l'affaire, qu'il faut observer ces règles; car s'il arrive qu'il ne comprenne pas, ou qu'il oublie, ou qu'il ne croie 140 pas ce que nous avons dit, nous nous fatiguerons en pure perte dans le reste.

La narration sera intelligible et lucide, si d'abord elle est faite en termes propres et significatifs, qui n'aient rien de bas, mais qui pourtant ne soient ni recherchés ni extraordinaires ; ensuite, si l'on distingue nettement les choses, les personnes, les temps, les lieux, les motifs, en joignant à tout cela une prononciation convenable, de manière que le juge saisisse ce qu'on dit sans la moindre peine. Mais c'est un mérite dont la plupart des orateurs sont peu jaloux. Tout drapés, pour ainsi dire, dans l'attente des applaudissements d'une multitude subornée, ou que le hasard a rassemblée autour d'eux, ils ne peuvent souffrir ce silence judicieux d'un auditoire attentif, et ne se croient éloquents qu'autant qu'ils sont assourdis par le tumulte et les vociférations. Raconter simplement la chose, cela est bon dans la conversation, c'est le fait du premier venu d'entre les ignorants. Toutefois, ce qu'ils méprisent comme trop facile, on ne saurait dire s'ils ne le font pas, faute de le vouloir ou de le pouvoir. Car, de l'avis de ceux qui ont de l'expérience, rien n'est plus difficile que de dire ce qu'après nous avoir entendus chacun croit qu'il eût dit aussi bien que nous, par la raison que ce dont l'auditeur juge ainsi ne lui parait pas beau, mais seulement vrai. Or, l'orateur ne parle jamais mieux que lorsqu'il parait dire vrai. Mais aujourd'hui la narration est une espèce de carrière, où les orateurs se plaisent à donner mille inflexions à leur voix, à rejeter leur tête en arrière à se frapper les flancs, et à se jouer dans tous les genres de pensées, de mots et de composition. Puis, il résulte de là quelque chose de monstrueux : la plaidoirie plaît, et la cause n'est point comprise. Mais je passe, de peur de m'attirer moins de faveur en prescrivant le bien, que d'animadversion en reprenant le mal.

La narration sera courte, d'abord, si elle part de ce qu'il importe de faire connaître au juge; ensuite , si nous ne disons rien d'étranger à la cause ; enfin , si nous retranchons tout ce qu'on peut retrancher sans rien ôter de ce qui est utile, soit pour la connaissance des faits, soit pour le bien de la cause; car il y a souvent une certaine brièveté partielle, qui ne laisse de faire un tout fort long : J'arrivai sur le port, j'aperçus un navire, je demandai le prix du passage, je, fis marché, je montai, on leva l'ancre, on mit à la voile, nous partîmes. On ne saurait exprimer chaque circonstance plus brièvement ; cependant il suffit de dire : je m'embarquai; et, toutes les fois que ce qui a suivi indique suffisamment ce qui a précédé , nous devons nous contenter de ce qui fait entendre le reste. Ainsi, quand je peux dire : J'ai un fils jeune, je n'ai pas besoin d'entrer dans ces circonlocutions : Désirant avoir des enfants, je me suis marié; il m'est né un fils; je l'ai élevé, il est parvenu à l'adolescence , etc. C'est pour cela que quelques rhéteurs grecs distinguent entre une narration précise, σύντομον, et une narration brève , en ce que la première n'a rien de superflu , et que la seconde peut n'avoir pas tout ce qui est nécessaire. Pour moi, je fuis consister la brièveté, non à dire moins, mais à ne pas dire plus qu'il ne faut; car pour ce qui est des répétitions oiseuses de mots et des pléonasmes (ταυτολογίας, περισσολογίας) , que cer- 141 tains auteurs de Rhétoriques recommandent d'éviter dans la narration, je ne m'y arrêterai pas : ce sont des défauts en eux-mêmes, et qu'il faut éviter, indépendamment de ce qu'ils pèchent contre la brièveté.

On ne doit pas moins se tenir en garde contre l'obscurité qui suit ceux qui veulent tout abréger; car encore vaut-il mieux dire trop que de ne pas dire assez : le superflu ennuie, mais on ne retranche pas sans danger le nécessaire. Aussi faut-il éviter même cette brièveté et cette concision que nous admirons dans Salluste. Ce qu'un lecteur a le loisir de peser avec attention, échappe à l'auditeur, et n'attend pas qu'on le répète, outre qu'un lecteur est ordinairement un homme éclairé, tandis que le juge des décuries est la plupart du temps un homme qui a quitté son champ pour venir prononcer sur ce qu'il aura compris. Partout, je crois, mais particulièrement dans la narration, il est nécessaire de tenir un juste milieu, et de dire tout ce qu'il faut, et rien que ce qu'il faut. Je n'entends pas par là qu'on ne doive dire que ce qu'il faut pour indiquer le fait : la brièveté n'exclut pas l'ornement ; autrement, il n'y aurait plus d'art. Or le plaisir donne le change, et ce qui plaît semble toujours court, de même qu'un chemin agréable et doux, quoique plus long, fatigue moins qu'un autre plus court, mais rude et triste. Le soin de la brièveté ne me paraît pas non plus incompatible avec ce qui peut contribuer a rendre l'exposition vraisemblable. Car une exposition, réduite au strict nécessaire, ne serait pas tant une narration qu'une confession. Il est, d'ailleurs, des narrations qui, par la nature de la cause, sont nécessairement longues, et auxquelles il faut préparer l'attention du juge dans la dernière partie de l'exorde, ainsi que je l'ai recommandé. Ce que l'on doit faire ensuite, c'est d'obvier, par tous les moyens possibles, à la longueur, on à l'ennui. On obvie à la longueur, en ajournant ce que l'on pourra, mais toutefois en faisant mention de ce que l'on ajourne : Quelles ont été ses raisons pour commettre ce meurtre, quels furent ses complices, comment s'y prit-il pour disposer ses embûches, c'est ce que je dirai dans la confirmation. Quelquefois on distrait de la suite du récit certains faits qu'on laisse de côté, comme Cicéron dans son plaidoyer pour Cécina : Fulcinius meurt ; car je passerai sous silence plusieurs circonstances qui ont accompagné cette mort, mais qui sont étrangères à la cause. On remédie à l'ennui, en divisant son récit : Je dirai ce qui s'est passé avant le commencement de la chose, ce qui s'est passé pendant qu'elle a eu lieu, ce qui s'est passé après. De cette façon on aura l'air de faire plutôt trois petites narrations qu'une seule longue. Quelquefois il sera bon d'entrecouper le récit par quelque mot d'avertissement : Vous avez entendu ce qui s'est passé avant; écoutez maintenant ce qui s'est passé après. La fin d'un premier récit, en reposant le juge, le prépare à en écouter un nouveau. Si cependant , malgré tous ces artifices, le développement des faits nous mène un peu loin, il ne sera pas inutile de finir chaque partie par une sorte de récapitulation. C'est ce que fait Cicéron, même dans une narration de peu d'étendue : Jusqu'ici, César, Ligarius est à l'abri de tout reproche ; il est parti de chez lui, non-seulement sans qu'il y eût de guerre, mais même sans qu'il y en eût la moindre apparence.

La narration sera vraisemblable, d'abord, si 142 l'on s'interroge soi-même, pour ne rien dire qui ne soit naturel; ensuite, si l'on donne aux faits des causes et des motifs, non pas à tous, mais à ceux qui font question; si l'on accorde le caractère des personnes avec les choses que l'on veut faire croire, en présentant, par exemple, celui qu'on accuse de larcin, comme un homme cupide; d'adultère, comme un débauché; d'homicide, comme un homme emporté ; et réciproquement, si l'on est chargé de la défense. Enfin, que tout cela concorde avec les lieux, les temps et autres circonstances semblables.

La conduite du récit contribue encore à donner de la vraisemblance aux faits, comme dans les comédies et dans les mimes. En effet, certaines choses se suivent et s'enchaînent si naturellement, que, la première bien racontée, le juge devine celle qui suivra. Il sera bon même de jeter cà et là quelques germes de preuves, sans toutefois perdre de vue qu'on en est à narrer, et non à prouver. On pourra quelquefois confirmer ce qu'on aura avancé, pourvu que l'argument soit simple et court. Par exemple, s'il s'agit de poison, on dira : Il était en parfaite santé, il boit, tout à coup il tombe, son corps enfle et devient livide. C'est encore une sorte de préparation qui produit le même effet, de représenter, d'un côté, l'accusé plein de force, armé, préoccupé, et, de l'autre, des êtres faibles, sans armes, sans défiance. Enfin tout ce qu'on approfondira dans la confirmation, le caractère de la personne, la nature de la cause, le lieu, le temps, les moyens, la conjoncture , on peut effleurer tout cela dans la narration. Si ces considérations manquent, on avouera que le crime est à peine croyable, mais qu'il n'en est pas moins vrai, et par cela même plus atroce , qu'on ne sait ni comment ni pourquoi il a été commis ; qu'on s'en étonne, mais que néanmoins on le prouvera. Mais, de toutes les préparations, la meilleure est celle dont le dessein est caché. Ainsi, quoique Cicéron donne un ton infiniment avantageux à tout ce qu'il dit, dans la narration, pour insinuer que Clodius était l'agresseur, et non pas Milon , rien ne me paraît plus adroit que l'air de simplicité qui respire dans ces paroles : Milon, étant resté ce jour-là au sénat jusqu'à lafn de la séance, revint chez lui, changea de chaussure et de vêtements, et y resta quelques instants, en attendant que sa femme fût prête. Que Milon paraît tranquille, étranger à toute idée de préméditation ! C'est l'impression que produisent non-seulement les faits que raconte cet admirable orateur pour peindre la lenteur du départ de Milon, mais encore les mots vulgaires et familiers dont il se sert, et où l'art est si bien caché. S'il eût parlé autrement, le seul bruit des mots eût éveillé l'attention du juge, et l'eût mis en garde contre lui. Ce passage paraît froid à la plupart des lecteurs ; mais cela môme prouve que, si on y est trompé en le lisant, à plus forte raison les juges ont dû s'y laisser prendre en l'écoutant. Voilà donc comment on rend un récit vraisemblable. Car pour ce qui est de ne rien dire de contradictoire et d'inconséquent dans la narration, celui qui aurait besoin d'une pareille recommandation peut se dispenser d'étudier le reste. Cependant certains rhéteurs s'applaudissent de ce précepte, comme d'une découverte merveilleuse.

A ces trois qualités de la narration, quelques-uns ajoutent la magnificence (μαγελοπρέπειαν) ; mais outre que toutes les causes n'en sont pas susceptibles, (à quoi bon, en effet, un récit pom- 143 peux dans ces affaires civiles, qui sont du ressort du préteur, et où il ne s'agit que de créances, de loyers et de salaires?) elle n'est pas toujours utile, comme il est aisé de le voir par l'exemple que j'ai tiré de la Milonienne. Souvenons-nous d'ailleurs que, dans beaucoup de causes, on est forcé d'avouer les faits qu'on expose, d'en excuser l'intention, d'en rabaisser l'importance : toutes choses qui excluent la magnificence. Cette qualité n'est donc pas plus particulière à la narration que tant d'autres qualités de même nature, comme de parler de manière à exciter la pitié ou la haine, avec gravité, avec douceur, avec urbanité. Tout cela est bien à sa place, sans être proprement affecté et comme dévoué à la narration. J'en dis autant d'une autre qualité qu'indépendamment de la magnificence Théodecte assigne en propre à cette partie de plaidoyer, mais qui ne lui appartient ni plus ni moins qu'à toute autre : je veux dire l'agrément. Quelques-uns ajoutent l'évidence, ἐνάργεια. Je ne dissimulerai pas que Cicéron va encore plus loin ; car, outre la clarté, la brièveté et la vraisemblance, il exige l'évidence, la convenance, et la dignité. Mais, dans toutes les parties du discours, on doit toujours observer la convenance, et mettre, partout où on le peut, de la dignité. Quant à l'évidence, elle est, sans doute, une qualité fort importante, lorsqu'il s'agit de rendre sensible un fait qui d'ailleurs est avéré; mais n'est-elle pas comprise dans la clarté ? Encore se rencontre-t-il des rhéteurs qui rejettent la clarté comme une qualité quelquefois nuisible, parce que dans certaines causes, disent-ils, il est nécessaire d'obscurcir la vérité : précepte ridicule; car celui qui veut obscurcir la vérité met le faux à la place du vrai, et n'en doit par conséquent que plus travailler à rendre évident ce qu'il raconte.

Mais puisque le hasard, outre mon dessein particulier, m'a fait tomber sur le genre de narration le plus difficile, c'est-à-dire celui où le fait est contre nous, Je m'y arrêterai. Quelques rhéteurs estiment que dans ce cas il faut omettre la narration. En vérité, rien n'est plus facile, si ce n'est de ne pas plaider du tout. Si cependant quelque juste raison vous oblige à vous charger d'une cause de cette espèce, quel art y aura-t-il à confesser, par votre silence, qu'elle est mauvaise? à moins que vous n'ayez affaire à un juge assez inepte pour vous donner raison sur un fait dont il saura que vous n'avez pas voulu lui donner connaissance. Je ne disconviens pas que, dans la narration, comme il est des choses qu'il est utile de nier, ou d'ajouter, ou de changer, il en est aussi qu'il est utile de taire; mais on ne doit les taire qu'autant que cela est nécessaire, et qu'on est libre de les dire ou de ne pas les dire : ce que l'on fait quelquefois aussi pour éviter d'être long, en disant, par exemple : Il répondit ce qu'il crut devoir répondre. Distinguons donc les genres de causes. En effet, dans celles où il n'est question que de la forme, quoique le fond soit contre nous, nous pouvons tout avouer : Oui, il a volé dans un temple, mais c'était l'argent d'un particulier : donc il n'est pas sacrilège.Oui, il a enlevé une jeune fille ; mais il ne s'ensuit pas que le père ait la liberté d'opter. — Oui, ce jeune homme a été déshonoré, et, pour ne pas, survivre à sa honte, il s'est pendu; mais le corrupteur ne doit point pour cela subir la peine capitale, comme auteur de cette mort; il payera seulement les dix mille 144  sesterces, amende imposée aux corrupteurs. On peut même, en avouant le crime, atténuer l'odieux que l'exposition de la partie adverse a jeté sur le fait. Nos esclaves eux-mêmes ne savent-ils pas pallier leurs fautes? Tantôt nous affaiblirons la gravité de l'action, sans avoir l'air de narrer : II n'est point venu dam le temple, comme le prétend notre adversaire, dans l'intention d'y dérober, et n'y a pas épié le moment favorable : c'est l'occasion, c'est l'absence de tout gardien, qui l'a tenté; c'est la vue de l'or, si puissante sur le cœur des hommes, qui fa vaincu. Mais qu'importe? il a commis une faute, il a volé : à quoi sert d'excuser une action dont nous ne refusons pas de subir la peine? Tantôt, comme si nous étions les premiers à condamner notre client , nous lui adressons la parole: Que voulez-vous que je dise? que vous avez été poussé par le vin, que c'est une méprise , favorisée par les ténèbres : tout cela est vrai peut-être ; mais enfin vous avez déshonoré ce jeune homme, payes les dix mille sesterces. Quelquefois on peut prémunir la narration au moyen d'une proposition dont on la fait précéder, comme dans cette cause si mauvaise au premier aspect. Trois fils avaient conjuré la mort de leur père. Après avoir tiré au sort, ils entrent la nuit, l'un après l'autre, un fer à la main, dans son appartement, pendant qu'il dormait : aucun d'eux n'ose le frapper. Le père se réveille, ils lui déclarent tout. Si néanmoins le père, qui leur a partagé sa succession, veut les défendre contre l'accusation de parricide, il pourra plaider ainsi : On accuse de parricide des enfants dont le père est plein de vie et se présente lui-même pour les défendre ; cela suffit pour écarter l'application de la loi. Il est donc entièrement superflu, de vous raconter comment la chose s'eut passée, puisque la loi n'a rien à y voir; mais si vous exigez que je vous fasse l'aveu de ma faute, je vous dirai que je me suis conduit avec trop de dureté pour un père, et que j'ai retenu trop longtemps un bien que mes fils auraient mieux administré que moi. Il ajoutera qu'ils ont été entraînés par des jeunes gens dont les pères étaient plus indulgents ; qu'ils n'étaient pus capables, ainsi que l'événement l'a démontré, de commettre une action si dénaturée. En effet, pourquoi cette précaution de s'y obliger par serment, s'ils n'y avaient point senti une extrême répugnance ? pourquoi tirer au sort, sinon parce que chacun d'eux refusait de se charger d'un tel crime ? Ces raisons bonnes ou mauvaises pourront passer à la faveur du préambule, qui aura déjà préparé les esprits. Mais dans les causes où l'on examine si le fait est, ou quel il est, lors même que tout nous serait contraire, je ne vois pas comment on peut omettre la narration, sans que la cause en souffre. En effet, l'accusateur a narré, et il ne s'est pas contenté d'exposer comment les choses s'étaient passées; il a tout envenimé, tout exagéré; puis sont venues les preuves, et enfin la péroraison, qui a enflammé les juges et les a laissés pleins d'indignation. Il est naturel qu'ils veuillent nous entendre à notre tour; ils attendent que nous les instruisions. Si nous ne le faisons pas, il faut bien qu'ils s'en tiennent à ce qu'on leur a dit. Quoi donc ! raconterons-nous les mêmes choses? si le fait est constant et qu'il ne s'agisse plus que de le qualifier, il faudra raconter les mêmes choses, mais non de la même manière. On donnera d'autres motifs, on les présentera sous un autre point de vue ; on atténuera, on adoucira : 145 la débauche passera pour gaieté, l'avarice pour économie, la négligence pour simplicité. On composera son visage, sa voix, son attitude ; pour gagner leur bienveillance on excitera leur compassion. Un humble aveu peut quelquefois tirer des larmes. Je demanderais volontiers à ceux qui sont d'une opinion contraire, s'ils prétendent défendre, ou non, ce qu'ils ne veulent point narrer. Car s'ils ne veulent ni défendre ni narrer, ils renoncent à la cause entière; mais s'ils ont dessein de défendre, il me semble que la plupart du temps ils doivent exposer ce qu'ils se proposent de prouver. Pourquoi donc n'exposeraient-ils pas aussi ce qu'ils se proposent de réfuter, et ce qui évidemment ne peut l'être, si on ne l'indique ? quelle différence y a-t-il entre la confirmation et la narration, si ce n'est que la narration est d'un bout à l'autre une préparation de la confirmation, et qu'à son tour la confirmation ne fait que vérifier la narration? Voyons donc seulement si cette exposition ne doit pas être un peu plus longue, un peu plus diffuse, a cause de la préparation et des arguments qu'il est bon quelquefois d'y mêler : je dis arguments, et non argumentation. Cette exposition gagnera beaucoup à être soutenue de temps en temps d'un ton affirmatif : nous dirons, par exemple, que nous prouverons plus lard ce que nous avançons; que, dans une première exposition, il n'est pas possible de satisfaire à tout; qu'ils daignent attendre, suspendre leur jugement, et qu'ils seront contents. Enfin il faut narrer tout ce qui peut être exposé autrement que l'adversaire ne l'a fait ; ou bien, et par la même raison, il faut aussi retrancher l'exorde dans ces sortes de causes, puisqu'il ne sert, à proprement parler, qu'à préparer le juge à la connaissance du fait. Or, on convient que l'exorde n'est jamais si nécessaire que lorsqu'il s'agit de faire revenir le juge d'un préjugé qu'il a pu prendre contre nous.

A l'égard des causes conjecturales, c'est-à-dire de celles où le fait est douteux, la narration ne roule pas tant sur le point contesté que sur les circonstances qui servent à l'éclaircir. Comme, d'un côté, l'accusateur présente les faits sous un Jour défavorable, et que, de l'autre, l'accusé doit les rétablir à son avantage, il s'ensuit que les deux narrations doivent être différemment traitées. Mais, dira-t-on, il y a certains arguments qui n'ont de force qu'autant qu'ils sont groupés, et qui, disséminés, n'ont aucune valeur. Je réponds que cela regarde la manière de narrer, non la - question de savoir s'il faut narrer. Qui empêche, en effet, d'accumuler les arguments dans la narration , si cela est utile à la cause, et même d'en promettre d'autres encore? qui empêche de diviser la narration en plusieurs parties, de joindre les preuves à chacune d'elles , et de passer ainsi d'une partie à une autre ? Car je ne. suis pas de l'avis de ceux qui prétendent que les faits doivent toujours être racontés dans l'ordre où ils se sont passés; mais je pense qu'il faut adopter l'ordre, qui convient le mieux au sujet qu'on traite, en recourant pour cela à plusieurs figures. Tantôt nous feindrons qu'une chose nous a échappé, pour avoir lieu de la dire plus à propos, en paraissant réparer une omission ; tantôt nous interromprons notre récit, en assurant que nous en reprendrons le cours, et que la cause en acquerra plus de lucidité ; tantôt, après avoir exposé le fait, nous en examinerons les motifs et les antécédents ; car la défense n'est pas assujettie à une loi unique, à une règle invariable; il faut consulter la nature de l'affaire et les circonstances où l'on se trouve. Il en est comme d'une blessure, qu'il faut guérir sur-le-champ, ou sur laquelle 146  on met un appareil, si la cure peut se différer. Je ne fais pas non plus un crime de narrer plusieurs fois, comme l'a fait Cicéron dans son plaidoyer pour Cluentius. Non-seulement je le crois permis, mais quelquefois même nécessaire, dans les causes de concussion, par exemple, et dans toutes celles qui sont complexes. Car ce serait une folie que de procéder contrairement à la nature de la cause par un respect trop superstitieux pour les règles. En effet, pourquoi la narration est-elle placée devant la preuve? n'est-ce pas pour que le juge sache de quoi il est question ? Pourquoi donc, si chaque point a besoin d'être prouvé ou réfuté l'un après l'autre, ne ferait-on pas autant de narration spartielles? Pour moi, du moins, si mon expérience peut être comptée pour quelque chose, je sais que j'en usais ainsi au barreau toutes les fois que j'y voyais de l'utilité, et qu'en cela j'avais l'approbation des personnes éclairées et des juges. Je puis même dire sans vanité, comme sans crainte d'être démenti par ceux avec lesquels je plaidais de concert, que c'était ordinairement à moi qu'était confiée la narration. Je crois néanmoins que la plupart du temps le mieux est de suivre l'ordre des faits. Il serait quelquefois môme ridicule de le changer, comme si l'on disait, par exemple, qu'une femme a enfanté, puis, qu'elle a conçu ; qu'un testament a été ouvert, puis, qu'il a été signé. En ce cas, si l'on dit en premier ce qui devait l'être en dernier, le mieux est de ne pas retourner sur ses pas.

Il y a aussi des narrations qui sont fausses : ou en reconnaît de deux sortes au barreau. Les unes s'appuient sur les moyens, qu'on appelle extrinsèques : ainsi Clodius soutenait, à l'aide de témoins subornés, qu'il se trouvait à Intéramne la nuit même où, suivant l'accusation, il avait commis un inceste à Home. Les autres ne se soutiennent que par l'esprit de l'orateur, et s'emploient , tantôt pour épargner seulement à la pudeur l'embarras d'une exposition trop nue, d'où sans doute est venu le nom de couleur, tantôt pour donner un tour favorable à la cause. Mais, que l'on ait recours à l'un ou à l'autre de ces deux genres de narrations, il faut avoir soin d'abord que ce que l'on invente soit possible; ensuite, que cela ne répugne ni a la personne, ni au lieu, ni au temps ; que la manière dont on prétend que les choses se sont passées, et l'ordre dans lequel on les présente, n'aient rien d'invraisemblable ; qu'on rattache, si on le peut, ce que l'on feint à quelque chose de vrai ; car, lorsque tout est pris eu dehors de la cause, le mensonge se trahit de lui-même. Il faut surtout éviter deux écueils, contre lesquels on échoue souvent, quand on invente : premièrement, de se contredire; car il est des choses qui se concilient avec certaines parties, mais qui ne cadrent pas avec le tout : secondement, d'en alléguer de contraires à ce qui est avéré. Dans les écoles mêmes, il ne faut pas chercher la couleur hors du sujet. Mais, soit dans les déclamations, soit au barreau, l'orateur ne doit pas un instant perdre de vue ce qu'il a controuvé ; car rien n'échappe si aisément que le faux : et le proverbe est vrai, qui dit qu'un menteur doit avoir bonne mémoire. Sachons aussi que, lorsqu'il s'agit d'un fait qui nous est propre, il faut s'appliquer à faire converger l'exposition vers une conclusion unique ; tandis que, s'il s'agit du fait d'autrui, on peut donner prise à plusieurs interprétations, pour éveiller la défiance. Cependant, dans certaines déclamations des écoles, où il n'est pas d'usage de répondre aux questions sur lesquelles on est interrogé, on a la liberté de 147 faire l'énumération de tout ce qui aurait pu être répondu. Souvenons-nous surtout de ne rien feindre qui puisse être réfuté par un témoin. Mais que nos fictions n'aient pas à redouter d'autre témoignage que le nôtre ou celui des morts, qui ne reviennent pas ; ou celui de personnes qui ont le même intérêt que nous, et par conséquent ne nous démentiront pas ; ou enfin celui de l'adversaire lui-même, dont les dénégations ne seront pas crues. A l'égard des moyens qu'on peut tirer des songes et autres superstitions semblables, ils ont perdu toute créance, à cause de la facilité qu'on a d'y recourir. Au reste, il ne suffit pas d'user, dans la narration, de certaines couleurs; il faut encore que ces couleurs se soutiennent dans toutes les parties du plaidoyer. Cet avis est d'autant plus important qu'on ne persuade certaines choses qu'à force d'affirmation et de persévérance. Un parasite, par exemple, voyant un jeune homme qui, trois fois renoncé par un riche personnage , avait été trois fois réintégré dans la maison de ce riche, s'avise de le réclamer comme son fils. Pour colorer sa demande, il allègue que sa pauvreté l'avait forcé à l'exposer; que, plus tard , il a joué le rôle de parasite pour avoir entrée dans la maison où était son fils; et qu'ainsi ce jeune homme, quoique innocent, a été trois fois renoncé avec raison, parce qu'en effet il n'était pas le fils du renonçant. Tout cela sans doute est spécieux; mais si, d'un bout à l'autre de la plaidoirie, il n'exprime l'amour paternel le plus tendre, et ne retrace, avec les couleurs les plus vives, la haine du riche pour le jeune homme, et le danger manifeste auquel celui-ci est exposé dans une maison étrangère, il ne pourra échapper au soupçon de subornation.

Il arrive quelquefois, dans les controverses des écoles, ce que je doute qu'on puisse voir au barreau, que les deux parties ont recours au même stratagème, mais en tirent différemment parti. Une femme déclare à non mari que son beau-fils a voulu In séduire, et qu'il lui a donné rendez-vous à telle heure, en tel lieu. Le fils en dit autant de sa belle-mère, en indiquant seulement une heure et un lieu différent. Le mari trouve son fils à l'endroit qu'avait désigné sa femme; il trouve aussi sa femme à l'endroit désigné par son fils. Il la répudie; et, comme elle souffre celte répudiation sans rien dire, il déshérite son fils. On ne peut rien alléguer en faveur du fils, qu'on ne puisse également alléguer en faveur de la belle-mère. Cependant on exposera d'abord ce qui est commun aux deux parties ; mais ensuite on tirera des arguments particuliers de la comparaison de la belle-mère et du fils, de l'ordre qu'ils ont gardé en s'entr'accusant, et du silence de la femme répudiée. Il ne faut pas ignorer non plus qu'il y a certaines choses qu'on ne peut pas colorer, et qu'il faut seulement défendre. Telle est l'action de ce riche qui fit flageller la statue d'un pauvre, son ennemi, et qui est accusé pour fait d'outrages. Il est impossible de pallier l'intention d'un pareil acte, mais on peut le soustraire à la peine.

Venons maintenant à la troisième sorte de narration, celle qui est en partie pour nous et en partie contre. Faut-il confondre ces deux parties ou les séparer? C'est la nature de la cause qu'il faut consulter à cet égard. Si ce qui nous est contraire l'emporte, ce qui nous est favorable en sera comme accablé. Dans ce cas, le mieux sera donc de diviser, et, après avoir exposé et confirmé ce qui est à l'avantage de notre partie, d'user pour le reste de ces remèdes dont j'ai parlé. Si c'est, au contraire, la partie favorable qui l'emporte, ou pourra confondre les deux 148 parties, afin que les choses qui nous sont défavorables , placées au centre, comme nos troupes auxiliaires, en soient moins à craindre. Cependant ni les unes ni les autres ne devront être exposées toutes nues; mais nous confirmerons en même temps par quelques raisonnements celles qui sont à notre avantage, et nous joindrons au récit de celles qui nous sont contraires les raisons qui peuvent les rendre invraisemblables. Car, sans cette distinction, il serait à craindre que le bien ne fût gâté par le mélange du mal.

Les rhéteurs veulent aussi que, dans les narrations, on ne se permette ni digression ni apostrophe, ni prosopopée, ni argumentation. Quelques-uns retranchent encore les passions. Ces préceptes doivent être ordinairement observés pour la plupart, et même on ne doit jamais s'en écarter, à moins qu'on n'y soit forcé par la nature de la cause. Ainsi, pour que la narration soit claire et brève, rien ne sera plus rarement motivé que la digression ; et encore ne devra-telle être employée qu'autant qu'elle sera courte, et telle que nous paraissions avoir été jetés hors du droit chemin par la force de la passion, comme Cicéron, par exemple, en parlant des noces de Sassia : O crime incroyable dans une femme, et dont elle seule a pu nous offrir l'exemple! ô libertinage effréné et indomptable! ô inconcevable audace! n'avoir été arrêtée ni par la crainte des dieux, ni par le jugement des hommes! que dis-je ? avoir affronté cette nuit même ces torches nuptiales, le seuil de cette chambre, le lit de sa propre fille, ces murs témoins d'un autre mariage! Quant à l'apostrophe, elle est quelquefois fort propre à exprimer une chose d'une manière plus courte et plus convaincante, et j'en pense ici ce que j'ai dit au sujet de l'exorde. J'en dis autant de la prosopopée , employée non-seulement par Servius Sulpicius dans la cause d'Aufidla : Dois-je croire que vous dormez ou que vous êtes tombé en léthargie ? mais par Cicéron lui-même dans un de ses plaidoyers contre Verrès, au sujet des capitaines de vaisseaux. Car c'est dans la narration que se trouve cet entretien d'un licteur avec la mère d'un détenu : Si vous voulez voir votre fils, vous donnerez tant, etc. Et dans son plaidoyer pour Cluentius , le colloque entre Stalénus et Balbus ne contribue-t-il pas à rendre le récit plus rapide et plus vraisemblable? Or, pour qu'on ne croie pas qu'il a fait cela sans dessein, ce qu'on ne saurait présumer d'un pareil orateur, il recommande, dans ses Partitions, de donner de la douceur à la narration, d'y ménager la surprise, l'attente, les effets imprévus, d'y introduira des dialogues, enfin toutes les passions. Pour l'argumentation, nous ne l'emploierons jamais, comme je l'ai dit, dans la narration. Nous poserons bien quelquefois un argument, comme le fait Cicéron dans son plaidoyer pour Ligarius, lorsqu'il dit que son client avait administré sa province de telle sorte que la paix ne pouvait que lui être avantageuse. On pourra aussi, dans l'exposition , si la cause le demande, défendre les faits et en rendre raison en peu de mots ; car un avocat ne doit pas narrer comme un témoin. Q. Ligarius , député en Afrique, partit avec C. Considius : voilà simplement le fait. Comment Cicéron le présente-t-il? Ligarius, dit-il , lorsque la guerre n'était pas même l'objet d'un soupçon, ayant été député en Afrique, partit avec C. Considius. Et ailleurs : Non 149 seulement il n'y avait pas de guerre, mais on ne la soupçonnait même pas. On aurait pu se contenter de dire : Ligarius ne voulut jamais entrer dans aucune intrigue; Cicéron ajoute : Songeant à ses foyers, et impatient de revoir sa famille. Ainsi, tout en exposant les faits, il en rendait raison et leur donnait par là de la vraisemblance et même, en touchant aux passions, il satisfit à toutes les conditions d'une bonne narration. Je m'étonne donc de voir certains rhéteurs blâmer l'emploi des passions dans la narration. S'ils entendent par là qu'il faut en user sobrement et ne point s'y abandonner comme dans l'épilogue, je suis de leur avis, car il faut éviter les longueurs. Du reste, je ne vois pas pourquoi, tout en instruisant le juge, je ne songerais pas à l'émouvoir ; ni pourquoi je n'essayerais pas d'obtenir, si cela est possible, dès le commencement, ce que je dois lui demander à la fin : d'autant que je le trouverai plus facile et plus maniable, quand j'en viendrai aux preuves, si j'ai par avance éveillé son indignation ou sa pitié. Cicéron ne remue-t-il pas toutes les passions sans cesser d'être bref, lorsqu'il parle de ce citoyen romain que Verrès avait fait battre de verges, lorsqu'il représente la condition de la victime, le lieu du supplice, la nature de l'outrage, et surtout la grandeur d'âme de cet homme généreux, qui, sous le fouet, n'a recours ni aux gémissements ni aux prières, et ne fait entendre que cette exclamation : Je suis citoyen romain! par laquelle, en protestant de son droit, il rend Verres encore plus odieux? N'empreint-il pas l'exposition entière de l'horreur qu'inspiré le sort cruel de Philodamus? ne remplit-il pas de larmes la scène du supplice, lorsqu'il fait voir, plutôt qu'il ne raconte, le père pleurant sur la mort de son fils, et le fils pleurant sur la mort de son père? peut-il y avoir péroraison plus touchante? n'est-ce pas, en effet, s'y prendre un peu tard, que d'attendre à la péroraison pour tâcher d'émouvoir par des choses qu'on aura froidement exposées dans la narration ? Le juge, en se familiarisant avec les faits, est devenu insensible à ce qui ne l'a pas ému d'abord : tant il est difficile de changer la disposition dans laquelle l'esprit s'est une fois arrêté! Pour moi, car je ne dissimulerai pas mon sentiment , quoiqu'il soit plutôt fondé sur des exemples que sur des préceptes ; pour moi, dis-je, je pense que de toutes les parties du plaidoyer, la narration est celle qui a le plus besoin d'être ornée et embellie. Mais il importe beaucoup de considérer la nature des faits que l'on raconte. Ainsi, dans les causes de peu de conséquence, comme le sont la plupart des causes civiles, le vêtement doit être simple, et, pour ainsi dire, appliqué sur le corps. Si, dans les lieux communs, les expressions se précipitent et disparaissent au milieu du luxe qui les environne, elles doivent être ici soigneusement choisies. Pas une qui ne soit propre, et qui ne soit, comme le dit Zénon, teinte de la pensée. Le style, sans trahir l'art, doit être extrêmement agréable. Point décès figures empruntées à la poésie, ou que l'autorité des anciens fait prévaloir contre la vérité du langage ; car la diction doit être infiniment pure, mais de celles qui délassent l'esprit par la variété des formes, et préviennent l'ennui qui naît ordinairement de l'uniformité des désinences, des constructions , et des phrases. Car dans ces petits sujets, la narration n'a nulle autre parure à espérer; et, si elle ne se recommande par cet agrément, elle est condamnée à ramper. D'ailleurs le 150 juge n'est nulle part plus attentif, et rien de ce qui est bien dit n'est perdu. Ensuite, je ne sais comment il est plus porté à croire ce qu'il a entendu volontiers, et le plaisir entraîne sa persuasion.

Mais lorsqu'il s'agira d'une cause importante, la narration devra respirer l'indignation ou la pitié, selon que les choses que nous aurons à exposer seront atroces ou déplorables. On se gardera toutefois d'épuiser ces grands mouvements, et l'on devra se borner à une esquisse qui laisse deviner ce que sera plus tard le tableau. Je ne dissuaderai pas néanmoins de laisser reprendre haleine, pour ainsi dire, à la colère du juge, en entrecoupant le récit par quelque pensée comme celle-ci : Les esclaves de Milon firent ce que chacun de nous aurait voulu que ses esclaves fissent en pareille circonstance ; ou quelquefois par un trait un peu plus hardi : on voit une belle mère épouser son gendre, sans nuls auspices, sans assemblée de parents, et sous les plus funestes présages. Que si l'on en usait ainsi à une époque où tous les orateurs se proposaient bien plutôt l'intérêt de la cause que l'ostentation, et où les juges conservaient encore quelque chose de l'austérité des premiers temps, à combien plus forte raison cela se doit-il pratiquer aujourd'hui, que le plaisir a fait irruption jusque dans les causes où il s'agit de la vie et de la fortune des citoyens? Je dirai ailleurs jusqu'à quel point on doit se conformer au goût de notre siècle. Je me borne à reconnaître ici qu'il faut lui faire quelques concessions.

Il est très-utile de joindre au récit des choses vraies des images vraisemblables, qui y fassent, pour ainsi dire, assister les auditeurs. Telle est cette peinture que Célius fait d'Antoine : On le trouve plongé dans un profond sommeil, exhalant les vapeurs de son vin par d'horribles ronflements et des hoquets redoublés. Autour de lui sont ses nobles compagnes de chambrée, les unes couchées en travers sur tout le bord de son lit, les autres étendues ça et là sur le plancher. Tout à coup le bruit des ennemis se fait entendre. Demi-mortes de frayeur, ces femmes s'efforcent de réveiller Antoine en l'appelant par son nom, en le soulevant pur la télé; l'une lui parle à l'oreille d'une voix tendre, l'autre le secoue rudement. Lui, reconnaissant par habitude la voix et les attouchements de ces courtisanes, étend les bras pour embrasser celles qui sont le plus près de lui; mais, trop tourmenté pour se rendormir, trop ivre pour se tenir éveillé, il est emporté dans cet état crapuleux entre les bras des centurions et de ses concubines. On ne saurait inventer avec plus de vraisemblance, flétrir avec plus de force, peindre avec plus de vivacité.

Je ne dois pas omettre de dire que rien ne donne plus de créance à un récit que l'autorité du narrateur; et cette autorité, nous devons l'acquérir principalement, sans doute, par nos mœurs, mais aussi par notre manière de narrer. Plus elle sera grave et austère, plus elle donnera de poids à nos assertions. Il faut donc éviter, ici plus qu'ailleurs, toute apparence de ruse; car nulle part le juge n'est plus sur les gardes. Rien n'y doit paraître feint ou étudié; il faut que tout semble émaner de la cause plutôt que de l'orateur. Mais notre vanité ne s'arrange pas de cela, et nous croyons que l'art n'est plus, s'il ne paraît pas; tandis qu'au contraire l'art cesse d'être, s'il paraît. Nous ne songeons qu'à la louange, et nous en faisons l'unique but de nos travaux : d'où il 151 qu'en voulant briller aux yeux des assistants , nous nous trahissons aux yeux des juges.

Il y a encore une espèce de narration reprise, qu'on appelle ἐπιδήγησις;. Elle appartient plutôt aux déclamations de l'école qu'aux plaidoiries du barreau. C'est une seconde narration dans laquelle, après avoir satisfait à la brièveté dans la première, on expose les choses avec plus d'étendue et d'ornement, dans la vue d'exciter l'indignation ou la pitié. J'estime qu'il faut en user rarement, et surtout qu'il ne faut jamais reprendre la narration tout entière, dans l'ordre où elle a été faite d'abord, mais revenir seulement sur certaines parties. Au reste, quand on voudra se servir de ce moyen, on se contentera d'effleurer le fait dans la narration proprement dite, en promettant d'exposer plus au long, en son lieu, la manière dont il s'est passé.

Quelques rhéteurs conseillent de commencer toujours la narration par le portrait de la personne, en le flattant s'il s'agit de notre partie, et en le chargeant tout d'abord s'il s'agit de la partie adverse. Sans doute, c'est le cas le plus ordinaire, puisque ce sont des personnes qui sont en cause. Mais tantôt, si on le juge à propos, on peindra la personne avec ses accidents : A. Cluentius Habitus, père de mon client, était ; né dans lu ville municipale de Larinum, et il était l'homme le plus considérable, non-seulement de cette ville, mais de la contrée et des environs, en mérite, en réputation et en naissance; tantôt on dira tout simplement : Q. Ligarius étant parti, etc.; souvent même on commencera par le fait, comme Cicéron plaidant pour Tullius: M. Tullius possède, dans le territoire de Thurinum, une terre patrimoniale, ou, comme Démosthène pour Ctésiphon : La guerre s'étant allumée contre les Phocéens. Où doit finir la narration? c'est un sujet de dispute avec ceux qui veulent qu'on la conduise jusqu'au point d'où naît la question : Les choses s'étant ainsi passées, le préteur P. Dolabella défendit toute violence aux gens de guerre; l'arrêt portait en général et sans exception : Quiconque aura chassé quelqu'un du lieu où il était, sera tenu de l'y rétablir. Cécina a éprouvé cette violence; Ébutius dit l'avoir rétabli; l'un et l'autre ont donné caution : c'est sur cette caution que vous avez à juger. Je crois, pour moi, que le demandeur peut toujours suivre cette méthode, mais que le défendeur ne le peut pas toujours.

CHAP. III. L'ordre naturel veut que la confirmation suive la narration; car on ne raconte un fait que pour le prouver. Mais, avant de traiter cette partie, je dois dire quelques mots de l'opinion de certains rhéteurs. C'est un usage, presque général aujourd'hui, de se jeter, aussitôt après la narration, dans un lieu commun, où l'orateur peut se donner carrière, et d'y faire une excursion brillante, aux applaudissements des assistants. Né de l'ostentation déclamatoire, cet usage a passé de l'école au barreau, depuis que les avocats se sont avisés de préférer, dans la plaidoirie, leur propre gloire à l'intérêt de leurs clients, craignant sans doute que le style âpre de l'argumentation, succédant au style précis et un peu maigre que demande ordinairement la narration , ne fasse trop attendre le plaisir et ne refroidisse le discours. Le défaut que je trouve en cela, c'est de ne point tenir compte de la différence des causes et de ce qu'elles réclament, comme si les digressions étaient toujours utiles ou nécessaires ; c'est d'entasser ici des pensées, empruntées à d'autres parties, au risque ou de tomber dans des 152 redites, ou de ne pouvoir dire en son lieu ce qu'on a déjà dit ailleurs. J'avoue néanmoins que ce genre d'excursion peut venir avec opportunité non-seulement après la narration, mais encore après toutes les questions, et même après chaque question en particulier, lorsque le cas le demande ou du moins le permet; j'avoue que les digressions contribuent beaucoup à embellir et orner le discours, mais pourvu qu'il y ait cohésion et suite, et non pas si on les fait entrer de force, en séparant ce qui est naturellement joint. En effet, rien n'est plus conséquent que de passer immédiatement de la narration à la preuve, à moins que la digression ne puisse être regardée, ou comme la fin de l'une, ou comme le commencement de l'autre. Elle pourra donc avoir lieu quelquefois : par exemple, lorsque, la fin de l'exposition ayant laissé une impression d'horreur, nous donnons cours à notre indignation, comme on cède au besoin de respirer. Cependant on ne devra se permettre cette sortie qu'autant que le fait ne souffre aucun doute ; autrement, avant que de l'exagérer, il faut s'attacher à le faire trouver vrai ; car l'odieux du fait incriminé favorise l'accusé tant qu'il n'est pas prouvé, par la raison que. plus un crime est énorme, plus on a de peine à y croire. La digression peut encore avoir son utilité, si, par exemple, à l'occasion de services rendus à la partie adverse, et dont vous avez parlé dans la narration, vous vous élevez contre «on ingratitude ; ou si, après avoir exposé une longue suite d'accusations diverses, vous faites voir quelle responsabilité dangereuse vous assumez par là. Mais tout cela doit se faire en peu de mots; car, une fois que le juge est instruit des faits, il est impatient d'arriver à la preuve, et brûle de savoir à quoi se déterminer. II est à craindre, en entre, que l'esprit du juge, distrait par d'autres objets, et fatigué par des retards inutiles, ne perde de vue la narration.

Mais, de même que la digression n'est pas toujours nécessaire après la narration, elle est souvent aussi une préparation utile, quand elle est placée avant la question, surtout si, au premier aspect, cette question est peu favorable, si nous soutenons une loi rigoureuse, si nous requérons des peines contre notre adversaire. C'est le lieu d'une sorte de second exorde, pour préparer le juge à accueillir nos preuves, pour l'apaiser ou l'irriter; ce qui peut se faire avec d'autant plus de liberté et de véhémence, que la cause lui est déjà connue. C'est donc avec ces lénitifs que nous adoucirons ce qu'il y aura de trop âpre, et que nous disposerons l'oreille des juges à écouter plus volontiers ce que nous leur dirons dans la suite, de peur qu'ils ne se révoltent contre la rigueur de notre droit ; car il n'est pas facile de persuader les gens malgré eux. Toutefois il est bon, en pareille circonstance, de connaître le caractère du juge, et de savoir à quoi, de la justice ou de l'équité, il est le plus attaché, parce que, selon cette différence, nous le ménagerons plus ou moins. Au reste, la même chose peut aussi servir de péroraison après comme avant la question.

Ce que nous appelons digression, les Grecs l'appellent παρέκβασις. Il en est de plusieurs sortes , comme je l'ai dit, et qui peuvent être différemment répandues dans tout le cours du plaidoyer : par exemple, l'éloge des hommes et des lieux, les descriptions de pays, le récit de choses vraies ou fabuleuses. De ce genre sont, dans les plaidoyers de Cicéron contre Verrès, l'éloge de la Sicile, l'enlèvement de Proserpine; dans la défense de C. Cornélius, le panégyriste si 153 populaire de Pompée, lorsque ce divin orateur, comme si le nom de Pompée eût suspendu le cours de sa plaidoirie, s'interrompt tout à coup pour passer à l'éloge de ce grand homme.

La digression est, selon moi, une excursion, hors de tordre des choses, sur un point qui ne laisse pas d'être utile à la cause. Aussi ne vois-je pas pourquoi on veut de préférence lui assigner sa place immédiatement après la narration, ni pourquoi on croit ne devoir lui donner ce nom qu'autant qu'elle est une suite de la narration ; car le discours peut s'écarter du droit chemin de mille manières. En effet, tout ce qui se dit en dehors des cinq parties que nous avons établies, est digression. Ainsi, exciter l'indignation, la pitié, la haine, invectiver, excuser, flatter, répondre, à des injures; tout ce qui n'est pas dans la question, comme amplifier, atténuer, émouvoir; et ces lieux communs sur le luxe, la cupidité, la religion, les devoirs, qui contribuent à donner tant d'agrément et d'éclat au discours, tout cela est digression, quoique l'orateur ne paraisse pas sortir du sujet, en ce que s'étendant sur une matière de même nature, il n'interrompt pas la liaison des pensées. Mais combien de choses y insère-t-on qui en sont entièrement détachées, et dont la fin est de délasser le juge, de l'avertir, de l'apaiser, de le prier, de le louer? il y en a une infinité de cette espèce : les unes sont préparées à l'avance, les autres naissent de la circonstance ou de la nécessité, si, par exemple, pendant la plaidoirie, il arrive quelque chose d'extraordinaire, si l'orateur est interpellé, s'il survient quelque personnage, s'il s'élève du tumulte. C'est ainsi que, dans la cause de Milon, Cicéron fut forcé de sortir de son sujet, dès l'exorde, comme on le voit dans le petit plaidoyer qu'il prononça. Au reste, la digression peut être un peu plus longue, lorsqu'elle sert de préparation à la question, ou de complément et de recommandation à la preuve; mais, lorsqu'elle s'échappe du milieu de l'une ou de l'autre, il faut retourner le plus tôt possible au point d'où l'on s'est écarté.

CHAP. IV. Il y en a qui placent la proposition après la narration, comme une partie du genre judiciaire. J'ai réfuté cette opinion. La proposition est, selon moi, le commencement de toute confirmation : elle précède ordinairement la question principale, quelquefois même chaque argument en particulier, et entre autres, ceux qu'on appelle épichérèmes. Je parle, pour le moment, de celle qui ouvre la question principale. Elle n'y est pas toujours nécessaire ; car quelquefois le fond de la question est suffisamment clair sans proposition, surtout si la narration finit où commence la question. Aussi se borne-t-on, dans ce cas, à faire suivre la narration d'une petite récapitulation, comme cela se pratique pour les preuves : L'affaire s'est passée, juges, comme je vous l'ai racontée ; celui qui y avait tendu le piège y a péri, la violence a été vaincue par la violence, ou plutôt l'audace a été terrassée par le courage. Mais la proposition est quelquefois très-utile, principalement lorsque le fait ne peut être défendu, et qu'il s'agit seulement de le qualifier. Par exemple, si vous plaidez pour un homme accusé d'avoir dérobé dans un temple l'argent d'un particulier, vous direz : Il s'agit d'une accusation de sacrilège, c'est d'un sacrilège que 154 vous avez à connaître. Par là vous faites comprendre au juge que son devoir est uniquement d'examiner si le fait incriminé est un sacrilège. De même dans les causes obscures ou multiples, et cela pour rendre la cause non-seulement plus claire, mais encore plus entraînante ; et vous la j rendrez telle, si vous faites précéder la question d'une proposition qui serve à l'établir d'une manière précise : La loi porte en termes exprès, que tout étranger qui escaladera le mur de la ville sera puni de mort. Il est certain que vous êtes étranger, il ne l'est pas moins que vous avez escaladé le mur : que reste-t-il, sinon à vous punir? En effet, cette proposition presse l'aveu de l'adversaire, et met, en quelque sorte, le juge en demeure de prononcer; elle fait plus que d'indiquer la question, elle lui vient en aide.

Les propositions sont tantôt simples, tantôt doubles ou multiples : ce qui résulte, tantôt de la jonction de plusieurs chefs d'accusation, comme lorsque Socrate fut accusé de corrompre la jeunesse et d'introduire de nouvelles superstitions; tantôt de la réduction de plusieurs chefs en un seul, comme lorsqu'Eschine fut accusé de prévarication dans son ambassade, parce qu'il avait fait de faux rapports, parce qu'il avait agi en tout contrairement à son mandat, parce qu'il avait tardé à revenir, parce qu'il avait accepté des présents. La défense comporte aussi quelquefois plusieurs propositions : Vous êtes mal fondé à me demander celle somme; car premièrement vous n'aviez pas capacité pour recevoir procuration de celui au nom duquel vous plaidez, ni lui pour vous la donner; secondement, vous n'êtes pas héritier de celui à qui l'on prétend que j'ai emprunté; enfin, je ne lui devais rien. Je pourrais multiplier les exemples à l'infini, mais il suffit de ceux que je viens de donner. Si les propositions sont placées séparément en tête de chaque preuve, ce seront plusieurs propositions; si on les réunit, elles rentrent dans la division.

Quelquefois la proposition est, pour ainsi dire, toute nue, comme dans la plupart des causes conjecturales : J'accuse un tel de meurtre, de larcin, etc. ; quelquefois elle est accompagnée de sa preuve : C. Cornélius a violé la majesté de ses fonctions, en ce qu'étant tribun du peuple, il a lu lui-même, en pleine assemblée, le texte de la loi. En outre, la proposition se fait, tantôt en notre nom : J'accuse un tel d'adultère; tantôt au nom de la partie adverse : On m'accuse d'adultère; ou enfin elle est commune aux deux parties : La question entre mon adversaire et moi est celle-ci : Lequel de nous deux est le plus proche parent d'un tel mort ab intestat? Quelquefois on joint ensemble les propositions des deux parties : Mon adversaire dit que..., et moi je soutiens que... Enfin, il y a une sorte de proposition que l'on peut appeler tacite, parce que, sans être une proposition formelle, elle en a néanmoins la force, comme lorsqu'après avoir exposé les faits on ajoute : Voilà sur quoi vous avez à prononcer. Ces mots avertissent le juge de redoubler d'attention, et le réveillent en quelque sorte, pour lui annoncer que, la narration étant finie, on va passer à la preuve, et pour lui demander, pour ainsi dire, une nouvelle audience.

CHAP. V. La division est l'énumération faite par ordre de nos propositions, ou de celles de notre adversaire, ou des unes et des autres à la fois. Quelques-uns pensent qu'il faut toujours en faire usage, parce qu'elle contribue à rendre la 155 cause plus claire, et parce que le juge est plus attentif et plus docile, quand il sait de quoi on parle et de quoi on parlera par la suite. Selon d'autres, au contraire, elle est dangereuse, en ce que l'orateur ne se souvient pas toujours de ce qu'il a promis de traiter, et qu'il peut rencontrer sur son chemin des choses qu'il n'avait pas prévues dans la division ; mais cela ne peut arriver qu'à un homme tout a fait dépourvu d'esprit, ou qui s'avise de plaider sans avoir rien préparé ni médité à l'avance. Autrement, quoi de plus méthodique et de plus claire qu'une division bien faite? Elle est si conforme à la nature, que rien ne soutient plus la mémoire que de ne pas s'écarter de la route que l'on s'est proposé de tenir en parlant. C'est pourquoi je n'approuve pas ceux qui défendent d'étendre la division au delà de trois propositions. Il est vrai que, si elle est trop multiple, elle échappera à la mémoire du juge et troublera son attention ; mais ce n'est pas une raison pour la restreindre à un nombre fixe et invariable de points, attendu que la cause peut en exiger davantage.

Il y a plutôt des raisons pour ne pas toujours user de la division. D'abord, un discours qui paraît ne rien avoir d'étudié fait ordinairement plus de plaisir à l'auditeur, tandis que la division sent toujours l'étude et le cabinet. De là vient que ces figures sont si bien reçues : J'oubliais de vous dire... je ne songeais pas... vous m'avertissez fort à propos. Au contraire, si vous annoncez vos preuves, vous privez le reste de votre discours du charme de la nouveauté. En second lien, nous sommes obligés quelquefois de recourir à la ruse, et de circonvenir le juge pour lui dissimuler notre dessein ; car il y a certaines propositions scabreuses, dont il est effrayé du plus loin qu'il les voit, à peu près comme un malade quand il aperçoit, dans les mains du chirurgien, le fer qui doit servir à l'opérer. Mais si vous entrez, pour ainsi dire, chez lui sans rien annoncer qui trouble sa sécurité et lui cause de la préoccupation . vous obtiendrez plus que si vous aviez commencé par lui promettre de le convaincre. Troisièmement, il faut éviter quelquefois non-seulement de distinguer les questions, mais même de les traiter; il faut troubler le juge par le moyen des passions, et le distraire de son attention. Car, si le devoir de l'orateur est d'instruire , le triomphe de l'éloquence est d'émouvoir ; et rien n'est plus contraire à cet effet que le soin scrupuleux que l'on met à distinguer minutieusement les parties de son discours, dans le temps où il s'agit d'emporter le suffrage du juge. Ajoutez à cela que bien des choses sont faibles et sans portée par elles-mêmes, et n'ont de force que par le nombre. Il vaut donc mieux les réunir en masse, à l'exemple d'un général qui tente une irruption avec toutes ses troupes : moyen dont on doit toutefois se servir rarement, et seulement dans la nécessité, lorsque la raison nous force d'agir, en quelque sorte, contre la raison. Enfin, dans toute division, il y a un point plus important que les autres. Le juge l'a-t-il entendu ? A peine daigne-t-il écouter le reste. Lors donc qu'où a plusieurs choses à objecter ou à réfuter, la division est utile et agréable, en ce que l'auditeur voit l'ordre dans lequel nous traiterons chaque point ; mais elle est superflue si l'accusation est une, quoique susceptible d'être combattue par plusieurs moyens. Je suppose qu'on fasse une division comme celle-ci : Je dirai que l'accusé que je défends n'est pas capable d'un homicide; je dirai qu'il n'avait aucune raison de commettre  156 un meurtre; je dirai que, dans le temps où le meurtre a été commis, mon client était au delà des mers. Tout ce que vous prouverez, avant le troisième point , paraîtra nécessairement inutile; car le juge court au-devant du point principal : s'il est patient, il se contentera de murmurer intérieurement contre vous , comme si vous ne teniez pas ce que vous lui avez promis; et s'il n'n pas de temps à perdre , ou que sa dignité le mette au-dessus des ménagements, ou même qu'il soit d'un caractère peu accommodant, il vous gourmandera d'un ton pressant. C'est pourquoi on n'a pas manqué de critiquer cette division de Cicéron , dans son plaidoyer pour Cluentius : Je me propose d'établir, premièrement, que personne n'a été cité en justice pour de plus grands crimes ni accablé par de plus graves témoignages qu'Oppianicus; secondement, que les jugements préliminaires ont été rendus par les mêmes juges , qui l'ont condamné définitivement; troisièmement, que, t'il a été fait des tentatives de corruption auprès des juges, ce n'a pas été de la part de Cluentius, mais contre Cluentius. On objectait que , si le troisième point pouvait être prouvé, il était inutile de s'occuper des autres. En revanche, on ne saurait, sans injustice ou sans aveuglement , critiquer cette division de son plaidoyer pour Muréna : Il me semble, juges, que toute l'accusation se réduit à trois chefs : par le premier, on l'attaque dans ses mœurs ; par le second, dans sa candidature ; par le troisième, on l'accuse de brigues. De cette manière l'orateur présente clairement toute la cause, et on ne peut pas dire qu'un point soit rendu inutile par l'autre. Voici une autre sorte de division qu'on hésite généralement à approuver: Si je [ai tué, j'ai bienfait; mais je ne l'ai pas tué. A quoi sert, dit-on, la première proposition, si la seconde est vraie? ne se nuisent-elles pas mutuellement? et les avancer toutes deux, n'est-ce pas s'ôter toute créance pour l'une et pour l'autre? Cette objection est fondée, si l'on suppose que la dernière proposition est indubitable. Mais si la plus sûre ne l'est pas tellement que nous n'ayons lieu de craindre pour elle, nous ne ferons pas mal de les discuter toutes deux. Ce qui ne touche pas un juge peut toucher l'autre. Tel croira le fait, qui nous excusera sur le droit; et tel nous condamnera sur le droit, qui peut-être ne croira pas le fait. Ainsi, à une main sûre un seul trait suffit ; mais celle qui ne l'est pas a besoin d'en lancer plusieurs, pour que le hasard ail sa part. Cicéron s'y prend donc très-bien dans la défense de Milon, lorsqu'il démontre d'abord que Clodius a été l'agresseur, et ajoute subsidiairement que, quand même cela ne serait pas, il ne pouvait être que glorieux à Milon d'avoir eu le courage de tuer un aussi mauvais citoyen. Ce n'est pas que je blâme la division dont j'ai parlé plus haut, parce que certaines propositions, quoiqu'un peu dures en elles-mêmes, ont pour effet d'adoucir celles qui suivent; et ce n'est pas tout à fait sans raison qu'on dit communément qu'il faut demander au delà de ce qui est juste, pour obtenir ce qui est juste. Ce qui ne veut pas dire qu'on doit tout oser ; car c'est un sage précepte que celui que nous donnent les Grecs, de ne pas tenter l'impossible. Mais toutes les fois qu'on se servira de deux moyens de défense, il faut faire en sorte que le premier dispose à croire le second : ainsi on peut nier, sans être suspect de mensonge, ce qu'on aurait pu avouer en toute sûreté. Cependant si nous nous apercevons que le juge désire une autre preuve que celle que nous traitons, ne 157 manquons pas de lui promettre prompte et entière satisfaction, surtout si l'honneur est en cause; car il arrive souvent que, dans une cause peu honorable, on ait pour soi le droit. Dans ce cas, pour que les juges n'écoutent ni avec déplaisir ni avec défaveur, répétons-leur souvent que nous démontrerons en temps et lieu que notre client est un homme probe et digne; qu'ils attendent un peu, et qu'ils nous permettent de procéder avec ordre. Quelquefois nous feindrons de dire certaines choses contre le gré de notre client, comme l'a fait Cicéron dans son plaidoyer pour Cluentius, au sujet de la loi sur les devoirs des juges. Quelquefois nous nous arrêterons, comme s'il nous interpellait. Souvent nous lui adresserons la parole, et nous l'inviterons à s'en rapporter à notre prudence. Par là on s'insinuera dans l'esprit des juges, qui, s'attendant à la preuve que l'honneur est sauf, verront, avec moins de répugnance, le côté fâcheux de la cause. Ce point une fois emporté, ce qui regarde l'honneur passera plus aisément. Ainsi les deux parties s'aideront mutuellement; car le juge, rassuré sur le point d'honneur, sera plus attentif à la question de droit, et la preuve du droit le disposera à mieux penser du point d'honneur.

Mais, si la division n'est pas toujours nécessaire ni même utile, il est certain qu'employée à propos elle contribue beaucoup à la clarté et à l'agrément du discours. En effet, elle n'a pas seulement pour effet de rendre les choses plus claires, en les tirant, pour ainsi dire, de la foule , et en les mettant en présence du juge ; elle délasse encore son attention au moyen des limites qu'elle assigne à chaque partie, à peu près comme la vue de ces pierres qui servent à marquer nos lieues encourage le voyageur fatigué. Car on éprouve du plaisir à mesurer le chemin qu'on a fait, et rien n'anime plus à poursuivre ce qu'on a commencé, que de savoir ce qui reste à faire : on ne trouve jamais long ce dont on aperçoit le terme. C'est donc avec raison qu'on a tant loué Hortensius du soin qu'il apportait dans la division, bien que sa manière de compter les points de son discours sur ses doigts lui ait attiré quelques légères railleries de la part de Cicéron. C'est que, si l'excès déplaît dans le geste, on doit à plus forte raison éviter dans le discours les divisions trop minutieuses et, pour ainsi dire, articulées. En effet cette dissection, qui présente plutôt des morceaux que des membres, nuit beaucoup à l'autorité de l'orateur. Celui qui court après ce genre de gloire, en voulant faire preuve de subtilité et d'abondance, ne fait que se surcharger de superfluités, coupe ce qui est de soi un et indivisible, amoindrit les choses plutôt qu'il ne les multiplie, et, après avoir divisé son sujet en mille et mille petites parties, retombe dans l'obscurité, dont la division avait pour objet de le garantir.

La proposition, ou simple ou divisée, toutes les fois qu'on jugera à propos de l'employer, doit d'abord être intelligible et claire, car rien n'est plus choquant que d'être obscur dans la partie même qui est uniquement destinée à éclairer les autres; en second lieu, elle doit être brève et dégagée de tout mot superflu ; car il s'agit, non d'expliquer ce que vous dites, mais d'indiquer ce que vous direz. Enfin il faut faire en sorte que rien n'y manque, et qu'il n'y ait rien de trop. Or elle pèche par excès, et ce sont les cas les plus fréquents, si l'on divise en espèces ce qu'il suffit de diviser en genres, ou si, après avoir posé 158 le genre, on y adjoint l'espèce ; par exemple, Je vais parler de la vertu, de la justice, de la tempérance. Cette division est vicieuse, en ce que la justice et la tempérance sont des espèces de la vertu.

La division générale doit exposer les points sur lesquels on est d'accord et ceux sur lesquels on lie l'est pas; dans les premiers, ce que l'adversaire avoue , ce que nous avouons nous-mêmes; dans les seconds, quelles sont nos propositions, quelles sont celles de la partie adverse. Mais ce qu'il y a déplus vicieux, c'est de ne pas traiter les questions dans l'ordre où on les a d'abord posées.