Quintilien

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

 

LIVRE V

livre IV - livre VI

 

 

 

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

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LIVRE V.

SOMMAIRE. Introduction. - Chap. I. De la division des preuves. - II. Des préjugés. -III. Des bruits publics et de la renommée. - IV. Des tortures. - V. Des pièces. - VI. Du serment. - VII. Des témoins. - VIII. De la preuve artificielle. - IX. Des signes. - X. Des arguments. - XI. Des exemples. - XII. De l'usage des arguments. - XIII. De la réfutation. - XIV. Ce que c'est que l'enthymème, et combien il y en a de sortes; en quoi consiste l'épichérème, et de la manière de le réfuter.

De célèbres auteurs ont pensé que le devoir de l'orateur se bornait à instruire, puisqu'ils prétendaient que l'emploi des passions lui devait être interdit, et cela pour deux raisons : d'abord, parce que toute perturbation de l'âme est un mal; ensuite, parce qu'il n'est pas permis de détourner un juge de la vérité par l'impulsion de la pitié, de la colère, et de tout autre sentiment semblable ; et que chercher à plaire à l'auditeur, lorsqu'il s'agit uniquement de vaincre, est un soin non seulement superflu pour l'avocat, mais même indigne d'un homme. D'autres, et en plus grand nombre, sans vouloir, il est vrai, interdire ces moyens à l'orateur, ont pensé néanmoins que son propre et principal devoir était de confirmer ses propositions et de réfuter celles de son adversaire. Quoi qu'il en soit de ces deux opinions, car ce n'est point ici que je veux interposer là mienne, ce livre sera, dans l'une comme dans l'autre, jugé infailliblement très nécessaire, puisqu'il est destiné tout entier à traiter de la preuve et de la réfutation : à quoi même se lie tout ce qui a été dit jusqu'ici sur les causes judiciaires; car l'exorde et la narration n'ont pas d'autre objet que de préparer le juge, et il serait superflu de connaître les états de la cause, et de s'occuper des autres points dont j'ai parlé, si l'on n'arrivait à la preuve. Enfin, des cinq parties que j'ai assignées au plaidoyer, nulle autre n'est tellement nécessaire, qu'on ne puisse quelquefois l'omettre; mais il n'est point de procès où l'on puisse se passer de la preuve. Je vais donc traiter cette importante partie, et, pour le faire avec ordre et méthode, je commencerai par les préceptes généraux; puis, je passerai à ceux qui regardent chaque genre de causes en particulier.

CHAP.l. Aristote enseigne une division générale qui a été généralement adoptée , et qui consiste à distinguer deux sortes de preuves: celles que l'orateur trouve en dehors de la rhétorique, et celles qu'il tire lui-même de la cause, et qu'il engendre en quelque sorte. C'est pourquoi on a appelé les premières des preuves inartificielles, ἀτέχνους, et les secondes des preuves artificielles, ἐντέχνους. Du genre des premières sont les préjugés, les bruits publics, la torture, les pièces, le serment, les témoins : toutes choses qui constituent la majeure partie des discussions du barreau. Mais, si ces preuves par elles-mêmes ne tiennent rien de l'art, il n'en faut pas moins la plupart du temps employer toutes les forces de l'éloquence pour les soutenir ou pour les réfuter. Aussi a-t-on grandement tort de croire que ce genre de preuves n'a pas besoin de préceptes. Je n'ai pas toutefois l'intention d'embrasser tout ce qu'on peut dire pour soutenir ou combattre ces preuves ; car il n'entre pas dans mon dessein d'enseigner la manière de traiter les lieux communs; je veux seulement indiquer une marche, une méthode : après quoi chacun se servira de ses propres forces pour la suivre, ou y suppléera par analogie , suivant la nature des causes. Car, s'il est impossible d'énumérer tous les exemples, que peuvent fournir les causes passées? que doit-on penser des causes futures?

CHAP. II. Commençons par les préjugés. On les comprend tous sous trois genres : les premiers, qui seraient mieux appelés des exemples, sont fondés sur des choses qui ont déjà été jugées dans des causes pareilles, comme des testaments de pères, dont les enfants ont obtenu l'annulation, ou qui ont été maintenus contre les enfants; les seconds sont fondés sur des jugements relatifs à la même cause, d'où est venu proprement le nom de préjugés : tels sont les jugements invoqués contre Oppianicus, et la condamnation de Milon par le sénat; les troisièmes, sur une première sentence rendue dans la même affaire, et dont on appelle, lorsqu'il s'agit, par exemple, ou de déportation, d'affranchissement, ou d'une de ces causes qui relèvent de la double juridiction des centumvirs.

On confirme les préjugés, et par l'autorité de ceux qui ont déjà prononcé, et par la conformité des causes. Mais quand il s'agit de les détruire, il faut ordinairement éviter d'outrager les premiers juges, à moins qu'ils ne soient manifestement en faute. Car il est naturel qu'un juge confirme ce qu'un autre a jugé avant lui, et que, appelé à prononcer à son tour, il ne donne pas volontiers un exemple qui pourrait retomber sur lui-même. Il vaut donc mieux recourir, dans les deux premiers genres, à la différence qui peut exister entre les causes; car il est bien rare d'en rencontrer deux qui soient entièrement semblables. Que si néanmoins ces deux causes n'offraient aucune dissemblance, ou qu'il s'agît du troisième genre de préjugés, alors on se rejetterait sur les défauts de formalité, sur la faiblesse de ceux qui ont été condamnés, sur tout ce qui peut altérer la bonne foi des témoins, comme l'amitié, la haine, l'ignorance; ou l'on chercherait quelque circonstance qui, depuis, a pu changer l'état de la cause. Si rien de tout cela ne peut s'alléguer, on peut dire que de tout temps on a rendu de mauvais jugements, qu'on a vu condamner Rutilius et absoudre un Clodius et un Catilina; on peut aussi prier les juges d'examiner l'affaire en elle-même, plutôt que d'en juger sur la foi d'autrui. Quant aux sénatus-consultes, et aux décrets des princes ou des magistrats, je n'y vois point de remède, si ce n'est d'alléguer quelque point de dissemblance dans la cause, ou d'opposer quelque décret postérieur, rendu par les mêmes magistrats ou par des magistrats revêtus de la même autorité, qui déroge au premier. Si tout cela manque, il faut se résoudre à passer condamnation.

CHAP. III. La renommée et les bruits publics seront tantôt le consentement de toute une ville, une espèce de témoignage public; tantôt un bruit sans fondement certain, auquel la malignité a donné naissance, que la crédulité a grossi, et auquel l'homme le plus vertueux peut être exposé par l'artifice et le mensonge de ses ennemis. Les exemples ne manqueront pas de part et d'autre.

CHAP. IV. Il en est de même de la torture, qui est un lieu commun très souvent traité. Ceux-ci disent que la question est un moyen infaillible pour faire avouer la vérité; ceux-là, qu'elle produit souvent un effet tout contraire, en ce qu'il y a des hommes à qui la force de résister aux tourments permet de mentir, et d'autres que leur faiblesse y contraint. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce genre de preuves : les plaidoyers anciens et modernes en offrent une foule d'exemples. Il y a cependant, dans chaque cause, certaines circonstances particulières qu'il sera bon de prendre en considération. S'il s'agit, par exemple, de donner la question, il importera d'examiner quel est celui qui la demande ou qui s'offre, quel est celui qu'il demande ou qu'il offre, contre qui et pour quelle raison; si la question a été déjà donnée, on examinera quel juge y a présidé, quel est celui qui a été torturé, et comment il l'a été; si ce qu'il a dit est incroyable ou conséquent; s'il a persisté dans ses premières déclarations, ou si la douleur l'a forcé à se contredire; si c'est au commencement de la question, ou lorsque les tortures devenaient plus violentes : circonstances qui, de part et d'autre, varient à l'infini comme, les causes elles-mêmes.

CHAP. V. Les pièces ont été et seront souvent une matière féconde en contestations, puisque nous voyous tous les jours que non seulement on les récuse, mais que même on les argue de faux. Comme elles peuvent être attaquées, soit à cause de la mauvaise foi, soit à cause de l'ignorance de ceux qui les ont signées, le plus sur et le plus facile est de ne supposer que l'ignorance; parce qu'il y a moins de personnes enveloppées dans l'accusation. Au reste, cela n'est pas susceptible de préceptes généraux, et dépend de la nature de la cause : si, par exemple, les faits contenus dans ces pièces sont incroyables, ou, ce qui arrive le plus souvent, qu'ils soient détruits par d'autres preuves de même espèce; si celui contre lequel l'acte a été signé, ou l'un des signataires, était absent, ou mort; si les dates ne concordent pas ; si ce qui est articulé dans ces pièces est démenti par les événements antérieurs ou postérieurs. Souvent même l'inspection seule suffit pour en faire découvrir le faux.

CHAP. VI. A l'égard du serment, le plaideur offre le sien, ou ne reçoit pas celui qui lui est offert; il l'exige de son adversaire, ou refuse de le prêter quand on l'exige de lui. Offrir son serment sans la condition que la partie adverse sera admise à prêter le sien, est d'ordinaire un signe de déloyauté. Au surplus, celui qui prête serment doit se recommander par une vie qui fasse présumer qu'il n'est pas capable de se parjurer; ou par l'autorité même de la religion, surtout quand il ne témoigne ni empressement ni répugnance à donner son serment; ou, en certains cas, par le peu d'importance du procès, de sorte qu'on ne puisse supposer qu'il ait voulu gratuitement encourir la malédiction céleste; ou enfin, si, pouvant gagner sa cause par d'autres moyens, il ajoute encore celui-là, comme le témoignage d'une bonne conscience. Celui qui ne voudra pas recevoir le serment de son adversaire dira que le serment rend les conditions du combat trop inégales, que bien des gens ne craignent pas de se parjurer, puisqu'il s'est même rencontré des philosophes qui ont prétendu que les dieux ne s'occupaient pas des choses humaines ; que d'ailleurs celui qui est prêt à jurer, sans qu'on lui défère le serment, semble vouloir prononcer lui-même dans sa propre cause, et montre par là que ce qu'il offre de faire est pour lui chose légère et facile. Mais celui qui défère le serment, outre qu'il parait agir avec modération, puisqu'il fait son adversaire arbitre du procès, décharge d'un fardeau la conscience du juge, qui certainement aime mieux se reposer sur le serment d'autrui que sur le sien. C'est ce qui rend plus embarrassant le refus de prêter serment, à moins qu'il ne s'agisse d'une chose dont il est croyable que nous n'avons pas connaissance. Si cette excuse manque, il ne nous reste qu'une ressource, qui est de dire que notre adversaire cherche à nous rendre odieux, et que, ne pouvant gagner son procès, il veut au moins se réserver le droit de se plaindre ; qu'un homme sans honneur s'empresserait d'accepter cette condition, mais que, pour nous, nous aimons mieux prouver ce que nous avons avancé, que de donner occasion à qui que ce soit de nous soupçonner de parjure. Toutefois je me souviens que, dans ma jeunesse, lorsque nous commencions à fréquenter le barreau, nos anciens nous recommandaient de ne jamais déférer le serment, comme aussi de ne pas laisser à notre adversaire le choix du juge, ni de le prendre parmi ses conseils; car si un conseil croit que l'honneur l'oblige à ne rien dire contre son client, à plus forte raison se croira-t-il engagé à ne rien faire qui puisse lui nuire.

CHAP. VII. Rien ne donne plus d'exercice aux avocats que les dépositions des témoins. Elles se font ou par écrit ou de vive voix. Les dépositions écrites donnent lieu à des débats moins compliqués. Il semble, en effet, qu'un témoin a dû avoir moins de peine à trahir la vérité en présence d'un petit nombre de signataires, et son absence laisse supposer qu'il se défie de lui-même. Si sa personne est à l'abri de tout soupçon, on peut décrier ceux qui ont appuyé son témoignage de leur signature. lis suscitent d'ailleurs contre eux tous une réflexion tacite, en ce que personne ne témoigne jamais par écrit si ce n'est de son propre mouvement, et que quiconque le fait avoue par là qu'il ne vent pas de bien à celui contre lequel il dépose. Cependant un orateur habile ne se hâtera pas de dire immédiatement qu'un ami qui témoigne pour son ami, ou un ennemi contre son ennemi, ne peut parler selon la vérité si sa foi, n'est point suspecte; mais on traitera ces deux points dans le courant des débats.

Mais, quand les témoins sont présents, le combat est plus rude, et, pour ainsi dire, double, soit qu'on les attaque, soit qu'on les défende, en ce qu'il se livre et par le plaidoyer et par l'interrogatoire. D'abord, dans le plaidoyer, on parle en général ou pour ou contre les témoins : ce qui est un lieu commun, où l'une des parties prétend qu'il n'y a pas de preuve plus solide que celle qui s'appuie sur la connaissance humaine, et l'autre, pour décréditer cette connaissance, énumère tout ce qui la rend sujette à faillir. Ensuite on descend au particulier, quoiqu'on ne laisse pas alors d'embrasser des multiplicités. Ainsi l'on a vu des orateurs déprécier le témoignage d'une nation entière, et des genres entiers de témoignages, comme les ouï-dire, ceux qui les invoquent n'étant pas des témoins, mais ne faisant que rapporter les propos de gens qui n'avaient pas fait serment de dire la vérité; ou bien encore comme les dépositions de ceux qui, dans les causes de concussions, affirment avoir compté de l'argent à l'accusé, lesquels doivent être considérés, non comme témoins, mais comme parties au procès. Quelquefois la plaidoirie est dirigée contre chaque témoin en particulier, genre d'attaque qui est tantôt mêlé à la défense, comme nous le voyons dans la plupart des, plaidoyers, tantôt l'objet d'un discours à part, comme celui de Cicéron contre le témoin Vatinius. Discutons donc ce point à fond, puisque nous avons entrepris l'institution entière de l'orateur : autrement il suffirait de lire les deux livres composés sur ce sujet par Domitius Afer. Je l'ai cultivé, lui déjà vieux, dans ma jeunesse, et je connais ses préceptes, non seulement pour les avoir lus, mais encore pour les avoir entendus en grande partie de sa bouche. Celui-ci enseigne avec beaucoup de raison que, dans le cas dont il est ici question, le premier devoir de l'orateur est de bien connaître ce qu'il y a de plus secret dans la cause : ce qui, du reste, est utile dans tous les cas, et sur quoi je donnerai des conseils en ce qui touche la manière de parvenir à cette connaissance, quand je serai arrivé à l'endroit destiné à cette partie; mais ce que recommande Domitius Afer est particulièrement ici nécessaire, en ce que cette connaissance fournit une ample matière aux interrogations, et nous met, pour ainsi dire, des armes dans les mains; en ce qu'elle nous fait connaître, enfin, à quoi l'esprit du juge doit être préparé par la plaidoirie; car on doit tendre d'un bout à l'autre du plaidoyer à inspirer de la confiance dans les témoins, ou à leur ôter toute créance, puisque chacun n'est touché de ce qu'on lui dit que suivant qu'il a été disposé à croire ou à ne pas croire.

Mais puisqu'il y a deux espèces de témoins, les uns volontaires, dont les deux parties se servent également, les autres cités en justice par le juge, et qui ne sont accordés qu'à l'accusateur; distinguons l'office de celui qui produit un témoin d'avec l'office de celui qui le réfute. Si vous produisez un témoin volontaire, vous pouvez savoir ce qu'il dira, et par conséquent il vous est plus facile d'établir votre plan d'interrogatoire; mais on a besoin, même dans ce cas, de finesse et d'attention, et il faut veiller à ce qu'il ne se montre ni timide, ni inconséquent, ni peu avisé; car les témoins sont sujets à se troubler et à tomber dans les piéges que leur tend l'avocat de la partie adverse, et, une fois enveloppés, ils nuisent plus qu'ils n'auraient été utiles s'ils fussent restés fermes et imperturbables. Il faut donc les tourner et retourner avant de les produire, et les éprouver par mille questions du genre de celles que pourrait leur faire l'adversaire. Ainsi préparés, ils ne seront pas exposés à se contredire; ou s'ils viennent à chanceler, une question, faite à propos par celui qui les a produits, les remettra, pour ainsi dire, sur leurs pieds. Mais, de la part même de ceux qui paraissent le plus assurés, il y a des trahisons dont il faut savoir se garder; car ce sont souvent des témoins subornés par l'adversaire, et qui, après avoir promis de ne rien dire que de favorable, font tout le contraire, d'autant plus dangereux qu'avouant au lieu de réfuter, ils ont plus d'autorité. Il faut donc bien examiner quels motifs les portent à se déclarer contre la partie adverse ; et il ne suffit point qu'ils aient été ses ennemis, il faut voir s'ils n'ont pas cessé de l'être, s'ils ne cherchent point à se réconcilier à vos dépens, s'ils ne se sont point laissé corrompre, et si le repentir ne les a point fait changer de dispositions. Si ces précautions sont nécessaires avec ceux qui s'engagent à dire des choses vraies et dont la vérité leur est connue, elles le sont encore plus avec ceux qui promettent de dire ce qui est faux. Car ils sont encore plus sujets au repentir, bien plus suspects dans leurs promesses; ou s'ils tiennent parole, il est moins difficile à l'adversaire de les réfuter.

A l'égard des témoins cités en justice, ils sont ou favorables ou contraires à l'accusé. Et tantôt l'accusateur connaît leurs dispositions, tantôt il les ignore. Supposons d'abord qu'il les connaisse, quoique dans l'un et dans l'autre cas l'interrogatoire exige beaucoup d'art. En effet, s'il interroge un témoin disposé à nuire à l'accusé, il doit prendre garde que cette malveillance ne se trahisse : il évitera de l'interroger tout d'abord sur le point principal, mais il n'y arrivera que par des circuits, de manière à paraître lui avoir arraché ce qu'il avait le plus envie de dire. Il ne le pressera pas trop de questions : un témoin qui répond à tout se rend suspect; il se contentera de lui demander ce qu'on peut raisonnablement tirer d'un seul témoin. Si, au contraire, le témoin est favorable à l'accusé, celui qui l'interroge doit chercher d'abord à lui extorquer ce qu'il ne voulait pas dire, et cela ne se peut faire qu'en prenant l'interrogatoire de loin. Le témoin fera des réponses , qu'il croira sans conséquence; mais d'aveu en aveu il sera amené à ne pouvoir nier ce qu'il refusait de déclarer. De même que, dans un plaidoyer, nous semons d'abord çà et là plusieurs arguments qui, pris isolément, ont peu de force; puis nous les rassemblons pour en former un faisceau de preuves, qui force la conviction; de même il faut faire mainte question à un témoin de cette espèce sur des faits antérieurs ou postérieurs à la cause, sur le lieu, le temps, la personne, etc., de manière à le faire tomber dans quelque réponse, après laquelle il soit forcé d'avouer ce que nous voulons, ou de se contredire lui-même. Si on ne réussit pas à l'amener à cette fin, il est manifeste qu'il ne veut point parler; et ce qui reste à faire, c'est de l'attirer en avant, pour voir s'il ne se laissera point surprendre dans quelque endroit éloigné de la cause, où on le retiendra longtemps, afin que, par son affectation à justifier l'accusé sur des points étrangers au fait, il se rende suspect au juge; car il ne lui fera pas moins de tort par là que s'il eût déposé ce qu'il savait de vrai contre lui. Supposons maintenant que l'accusateur ne connaisse pas les dispositions du témoin. Alors il le sondera en l'interrogeant peu à peu, et, comme on dit, pied à pied, et le conduira par degrés à la réponse qu'on veut lui arracher. Mais, comme c'est quelquefois un artifice des témoins, de répondre d'abord au gré de celui qui les interroge pour pouvoir ensuite dire le contraire avec plus d'autorité, il est d'un orateur habile de laisser là un témoin suspect dans le temps où il est encore utile.

Pour les avocats de l'accusé, l'interrogatoire est en partie plus aisé, en partie plus difficile. Plus difficile, en ce qu'ils peuvent rarement savoir à l'avance ce que le témoin dira; plus aisé, en ce qu'ils savent ce qu'il a dit, quand c'est à eux de l'interroger. C'est pourquoi, lorsqu'on est en cela dans l'incertitude, il faut soigneusement s'enquérir à l'avance quel est celui qui charge l'accusé, quelle est la nature de son inimitié, quelle en est la cause, afin de pouvoir détruire, axant l'interrogation, tout ce qui a pu être inspiré par le désir de la vengeance, par la haine, l'amitié, ou l'argent. Si la partie adverse a peu de témoins, on s'en prévaudra; si elle en a beaucoup, on dira que c'est une coalition. Produit-elle des gens obscurs? on attaquera la bassesse de leur condition; des gens puissants? on attaquera leur crédit. Cependant, il vaudra mieux exposer les raisons que ces témoins peuvent avoir de nuire à l'accusé, raisons qui varient selon la nature des affaires et la qualité des personnes; car on sent qu'il n'est pas difficile à l'adversaire de répondre à des lieux communs par d'autres lieux communs. Il produit peu de témoins? c'est qu'il se contente de ceux qui savent le fait. Il prend des gens obscurs? il les prend comme ils sont, en cela triomphe sa bonne foi; et s'ils sont en grand nombre ou que ce soient des personnes de considération, la réponse est encore plus facile. Mais de même qu'on peut quelquefois faire l'éloge des témoins, à mesure qu'on lit leur déposition ou qu'on les appelle dans le cours de la plaidoirie, on peut aussi les décrier : ce qui était plus facile et plus ordinaire autrefois, lorsque la coutume était de ne les interroger qu'après que la cause avait été plaidée de part et d'autre. Quant à ce que l'on peut dire contre chacun d'eux en particulier, c'est de leur propre personne qu'il faut le tirer, et non d'ailleurs.

Reste la manière de procéder à l'interrogatoire. Le principal est de bien connaître le témoin; car on peut alors, s'il est timide, l'effrayer; si c'est un sot, le faire donner dans le piége; s'il est irascible, l'exciter; s'il est vaniteux, le flatter; s'il est prolixe, l'attirer hors de la cause. Mais si vous avez affaire à un homme avisé et qui sait se posséder, hâtez-vous de l'abandonner, en le traitant d'opiniâtre, en lui prêtant des intentions hostiles, ou, au lieu de l'interroger dans les formes, contentez-vous de le réfuter en deux mots ; ou, si vous avez l'occasion de le décontenancer par un bon mot, ne la manquez pas ; ou enfin, s'il vous offre quelque prise du côté de ses moeurs, détruisez son autorité en le décriant. Il y a des personnes honnêtes et réservées, contre lesquelles l'âpreté n'est jamais opportune; car tel se cabre contre des attaques violentes, que la modération rend traitable.

Tout interrogatoire ou se renferme dans la cause, ou s'étend au delà. Dans le premier cas, le défenseur de l'accusé prendra les choses d'un peu haut, ainsi que je l'ai recommandé pour l'accusation, et partira d'un point qui n'ait rien de suspect; il rapprochera les premières réponses des suivantes, amènera souvent le témoin à faire, malgré lui, une déclaration dont on pourra tirer avantage. Mais cela ne s'apprend pas dans les écoles, et dépend plutôt de la pénétration naturelle ou de l'expérience de l'orateur, que de tous les préceptes. Si pourtant on veut que j'en apporte un exemple, je proposerai particulièrement les dialogues de Platon et des autres philosophes qui ont imité la manière de Socrate, où les questions sont enchaînées avec tant d'art, que, même en satisfaisant à la plupart d'entre elles, l'interlocuteur est néanmoins amené à la conclusion où tendaient ces questions. Il peut arriver quelquefois qu'un témoin ne s'accorde pas avec lui-même, plus souvent encore qu'il ne s'accorde pas avec les autres témoins ; mais si vous savez l'interroger adroitement, vous obtiendrez par l'art ce qui autrement ne serait que l'effet du hasard.

Dans le second cas, c'est-à-dire quand l'interrogatoire sort de la cause, il y a pareillement bien des questions à faire : on interroge un témoin sur la conduite de ceux qui déposent avec lui, sur la sienne; si tel n'est pas décrié pour ses moeurs, ou de basse condition; s'il n'est pas lié avec l'accusateur; s'il n'existe pas des causes d'inimitié entre lui et l'accusé. Il est rare qu'un témoin, pressé par toutes ces questions, ne fasse pas quelque déclaration dont on puisse profiter, qu'il ne trahisse son infidélité ou sa malveillance. Mais surtout soyez circonspect dans votre manière d'interroger; car souvent un témoin relève les questions des avocats d'une manière spirituelle, qui d'ordinaire contribue beaucoup à lui concilier la faveur des juges. Ayez soin aussi de n'employer que les termes les plus usuels, afin que celui que vous questionnez, et qui le plus souvent est un ignorant, vous entende sans peine, ou qu'il ne puisse pas dire qu'il ne vous entend pas, ce qui est toujours un désappointement pour celui qui interroge.

Quant à ces moyens honteux de suborner un témoin et de le faire asseoir sur les bancs de la partie adverse, pour qu'en se levant de là il lui nuise davantage, soit en déposant contre lui, après avoir paru assis à ses côtés, soit en manifestant à dessein une joie indiscrète et intempérante de voir que son témoignage a semblé produire une impression favorable, dans le but de détruire par là l'autorité de ses propres paroles et de celles des autres témoins, dont les dépositions auraient pu être utiles : je n'en parle que pour recommander de s'en abstenir.

Souvent les informations et les témoins ne s'accordent pas : c'est encore matière à débats pour et contre. Les témoins se défendent par le serment, les informations parle consentement unanime de ceux qui les ont signées. Mêmes débats au sujet des témoins et des arguments. D'un côté, l'on dira que les témoins ont pour eux la connaissance des faits et la religion du serment, et que les arguments ne sont que des inductions de l'esprit; de l'autre, on dira que la faveur, la crainte, l'argent, la colère, la haine, l'amitié, l'ambition , font les témoins, tandis que les arguments se tirent de la nature des choses; qu'un juge, qui se détermine sur des arguments, s'en rapporte à lui-même, tandis que, en s'en rapportant à des témoins, il croit sur la foi d'autrui ces questions sont communes à la plupart des causes; de tout temps elles ont été agitées, et elles le seront toujours.

Quelquefois on produit des témoins de part et d'autre; et alors il faut examiner : par rapport aux témoins, lesquels sont les plus gens de bien; par rapport à la cause, lesquels ont dit les choses les plus vraisemblables; par rapport aux parties, laquelle avait le plus de crédit.

A tout cela on peut ajouter ce qu'on appelle les témoignages divins, c'est-à-dire les réponses, les oracles, les présages. Il y a deux manières de les traiter : l'une générale, comme ce sujet éternel de dispute entre les stoïciens et la secte d'Épicure : Ce monde est-il régi par une providence? l'autre spéciale, et qui regarde certaines parties de la divination, selon qu'elles tombent dans la contestation. Car on ne procède pas de la même manière pour confirmer ou détruire l'autorité des oracles, ou celle des aruspices, des augures, des devins, des mathématiciens, parce que la nature de ces témoignages est différente. Entre autres preuves de cette espèce, il en est quelques-unes dont la discussion exige beaucoup d'habileté; ce sont ces paroles échappées dans l'état d'ivresse, de sommeil ou de démence; ou bien ces déclarations recueillies de la bouche des enfants, qui, dira l'un, ne savent pas feindre, et qui, dira l'autre, ne savent pas discerner.

Au reste, la preuve par témoins a tant d'autorité, que l'on peut tirer des arguments aussi puissants du défaut de témoins que des dépositions de ceux qui sont produits: Vous avez payé : qui a remis l'argent ? où a-t-il été compté ? d'où provenait-il? - Vous m'accusez d'empoisonnement : où ai-je acheté le poison ? de qui? combien? de qui me suis-je servi ? en présence de qui? Circonstances que Cicéron discute presque toutes ans son plaidoyer pour Cluentius, accusé d'empoisonnement. Voilà, dans le plus court résumé, ce qui regarde les preuves inartificielles.

CHAP. VIII. La seconde partie des preuves, qui est purement artificielle, et consiste entièrement dans l'emploi de moyens intellectuels, propres à persuader, est le plus souvent ou tout à fait négligée, ou très légèrement effleurée par les orateurs, qui, évitant le sentier épineux et âpre des arguments, se reposent complaisamment dans des lieux plus agréables. Semblables à ces voyageurs dont nous parlent les poètes, et qui séduits, chez les Lotophages, par le goût d'un certain fruit, ou charmés parle chant des Sirènes, ont préféré la volupté à la vie, ces orateurs, en poursuivant un vain fantôme de gloire, se laissent ravir la victoire, qui est pourtant le but unique qu'on se propose en parlant.

Or, cette éloquence accessoire, qui accompagne le cours de l'oraison, n'est destinée qu'à revêtir et orner les arguments, comme la chair couvre les nerfs du corps humain. Si, par exemple, il s'agit d'une action qu'a fait commettre la colère, ou la crainte, ou la cupidité, l'orateur pourra s'étendre un peu sur la nature de chacune de ces passions. Il peut encore entrer dans ces développements oratoires, si son sujet lui donne occasion de louer, de blâmer, d'exagérer, d'atténuer, de censurer, de dissuader, de se livrer à des plaintes, de consoler, d'exhorter. Tout cela, dira-t-on, n'est pas incompatible avec la certitude ou la vraisemblance. Non, sans doute, et je ne disconviens pas de l'utilité de ce qui plaît, encore moins de ce qui émeut; mais tout cela est encore plus puissant, lorsque le juge se croit bien instruit : à quoi on ne peut parvenir qu'à l'aide des deux sortes de preuves dont nous avons parlé.

Avant de distinguer les différentes espèces de preuves artificielles, je crois nécessaire d'indiquer ce qu'elles ont de commun. Premièrement, il n'y a point de question qui ne roule ou sur une chose ou sur une personne; secondement, on n'argumente jamais que sur les accidents des choses ou des personnes; troisièmement, les arguments se considèrent en eux-mêmes ou relativement à d'autres; quatrièmement, la confirmation ne peut résulter que des conséquents ou des contraires; cinquièmement, les conséquents ou les contraires ont nécessairement leur fondement ou dans le temps qui a précédé le fait, ou dans le temps qui l'a accompagné, ou dans le temps qui l'a suivi; sixièmement enfin, une chose ne peut se prouver que par une autre; et cette autre, il faut qu'elle soit ou plus grande, ou égale, ou moindre. Pour les arguments, ils naissent ou des questions, qui peuvent être envisagées en elles-mêmes et sans acception des personnes ni des choses, ou de la cause même, lorsqu'elle fournit quelque considération particulière et inhérente à l'affaire dont il s'agit. On peut dire aussi que toute preuve est, ou nécessaire, ou vraisemblable, ou n'ayant rien qui répugne. Enfin, toute preuve rentre dans une des quatre formes suivantes : telle chose n'est pas, parce que telle autre est : il est jour, donc il n'est pas nuit; telle chose est, parce que telle autre est aussi : le soleil est sur l'horizon, donc il est jour; telle chose est, parce que telle autre n'est pas : il n'est pas nuit, donc il est jour; enfin, telle chose n'est pas, parce que telle autre n'est pas non plus : il n'est pas raisonnable, donc il n'est pas homme. Ces généralités posées, je passe aux espèces.

CHAP. IX. Toute preuve artificielle consiste ou dans des signes, ou dans des arguments, ou dans des exemples. Je sais que la plupart des rhéteurs regardent les signes comme une partie des arguments. Pour moi, j'ai deux raisons pour les distinguer des arguments : la première, c'est que les signes appartiennent, ou peu s'en faut, aux preuves inartificielles : en effet, un vêtement ensanglanté, des cris, des taches livides, et autres choses semblables, sont des moyens extrinsèques, comme les pièces, les bruits publics, les témoins; ils ne sont point de l'invention de l'orateur, mais ils viennent à lui avec la cause; la seconde, c'est que les signes, s'ils sont indubitables, ne sont pas des arguments, puisque là où sont ces sortes de signes il n'y a plus de contestation, et qu'il n'y a lieu d'argumenter que sur des choses controversées; et s'ils sont douteux, ce ne sont pas non plus des arguments, ayant eux-mêmes besoin d'arguments. Or, ils se divisent d'abord en ces deux espèces, les uns étant, comme je viens de le dire, nécessaires ou certains; les autres, non nécessaires ou incertains. Les premiers, que les Grecs appellent τεκμήρια, ἄλυτα σημεῖα, sont ce qu'ils sont, et ne peuvent pas être autrement; et, en vérité, je ne sais s'ils comportent les préceptes de l'art. Car là où se rencontre un signe indestructible, aauTov, il ne peut y avoir lieu à contestation : ce qui arrive lorsqu'il y a nécessité qu'une chose soit ou ait été, et réciproquement qu'une chose ne soit pas ou n'ait pas été. Cela reconnu dans une cause, il ne peut plus y avoir de contestation sur le fait. Ce genre de preuves embrasse tous les temps : Une femme est accouchée, donc elle a eu commerce avec un homme : voilà pour le passé; - Un grand vent s'est élevé sur la mer, donc il y a des flots : voilà pour le présent; - Quiconque est blessé au coeur doit mourir : voilà pour le futur. De même, On ne peut recueillir où l'on n'a pas semé; - On ne peut pas être à Rome, si l'on est à Athènes; - Il est impossible qu'un homme ait été blessé d'un coup d'épée, s'il ne porte une cicatrice. Certains signes sont réciproques : Qui respire, vit; qui vit, respire. D'autres ne le sont pas car, De ce que marcher, c'est se mouvoir, il ne s'ensuit pas que se mouvoir soit marcher; - Une femme peut ne pas enfanter et avoir eu commerce avec un homme; - Il a pu y avoir des flots sur la mer sans qu'il y eût du vent; - On peut mourir, sans avoir été blessé au coeur. De même, On peut avoir semé là où l'on n'a rien recueilli; - Celui qui n'était pas à Athènes peut n'avoir pas été à Rome; - On peut avoir une cicatrice, sans avoir été blessé d'un coup d'épée.

Les signes de la seconde espèce, appelés par les Grecs εἴκότα, vraisemblables ou non nécessaires, ne suffisent pas seuls pour lever toute incertitude ; mais joints à d'autres, ils ne laissent pas d'avoir beaucoup de poids.

On appelle signe, ou, suivant d'autres, indice, vestige, une chose qui sert à en faire entendre une autre: ainsi, des traces de sang font supposer un meurtre. Mais comme ce sang peut provenir d'un sacrifice ou d'un saignement de nez, un vêtement ensanglanté ne prouve pas toujours un homicide. Mais ce signe, quoique insuffisant par lui-même, devient un témoignage, quand il est appuyé de certaines circonstances si, par exemple, vous étiez ennemi de celui qui a été tué, si vous lui aviez fait des menaces, si vous étiez dans le même lieu que lui, cette coïncidence fait paraître certain ce qui n'était que douteux. Parmi ces signes, il y en a que chaque partie peut interpréter à sa manière, comme les taches livides, l'enflure; car ils peuvent être attribués à l'intempérance aussi bien qu'au poison, de même qu'une blessure dans le sein peut être la suite d'un assassinat ou d'un suicide. Ces deux interprétations sont également bonnes, et tout dépend des circonstances.

Hermagoras met au rang des signes, mais des signes douteux, l'exemple suivant : Atalante n'était pas vierge, parce qu'elle courait les bois avec les jeunes gens. Si l'on admet cela pour un signe, je crains bien qu'il ne faille donner ce nom à toutes les inductions qu'on peut tirer d'un fait; et, à dire vrai, l'orateur les traite de la même manière. Car, lorsque les juges de l'Aréopage condamnèrent un enfant pour avoir arraché les yeux à des cailles, que jugèrent-ils, sinon que c'était le signe d'un naturel pervers, qui avec l'âge ne manquerait pas de devenir très dangereux pour ses semblables? C'est ainsi que la popularité de Spurius Mélius et de Marcus Manlius fut regardée comme le signe d'une ambition qui les faisait aspirer à la royauté. Mais, encore une fois, ce raisonnement nous mènerait trop loin; car si c'est un signe d'adultère dans une femme, de se baigner avec des hommes, c'en sera un aussi de manger avec des jeunes gens, c'en sera un d'avoir un ami. Par la même raison on pourra dire qu'un corps épilé, une attitude brisée, une robe traînante, sont dans un homme les signes d'un caractère mou et efféminé, s'il est vrai que le signe étant, à proprement parler, ce qui, à l'occasion de la chose dont il s'agit, tombe sous les yeux, ces manières décèlent la dépravation des moeurs, comme des traces de sang décèlent un meurtre. Généralement encore on regarde comme des signes ces coïncidences, qu'on a eu souvent occasion de remarquer, et qu'on nomme pronostics. Ainsi Virgile dit : Le vent rougit le disque d'or de Phébé. - La corneille sinistre appelle la pluie à pleine voix. Je consens, pour moi, qu'on donne le nom de signes à ces pronostics, s'ils sont tirés de l'état du ciel. Car, si le vent rend la lune rouge, cette rougeur est signe de vent; si, comme l'induit le même poète, l'air condensé ou raréfié influe sur le chant des oiseaux, le chant devra aussi être considéré comme un signe. Sur quoi il est à remarquer que de petites choses sont quelquefois les signes de grands événements. A l'égard des grandes choses, il n'est pas étonnant qu'elles en présagent de petites.

CHAP. X. Je passe aux arguments. Je comprends sous cette dénomination toutes les formes de raisonnement que les Grecs appellent enthymème, épichérème, démonstration (ἐνθυμήματα, ἐπιχειρήματα, ἀποδείξεις), et qui, au fond, tendent à peu près au même but, malgré la différence des noms.

L'enthymème, pour me servir du terme grec, que nous ne traduisons qu'imparfaitement par commentum et commentatio, a trois significations. On entend par là, premièrement, toute conception de l'esprit; mais nous ne le prenons pas ici dans ce sens; secondement, toute proposition accompagnée de son raisonnement; troisièmement, une certaine conclusion d'argument, tirée des conséquents ou des contraires, bien qu'on s'accorde peu sur cette dernière définition; car il y en a qui donnent le nom d'épichérème à la conclusion tirée des conséquents, et d'autres, en plus grand nombre, ne reconnaissent pour véritable enthymème que la conclusion tirée des contraires : à cause de quoi Cornificius l'appelle argument des contraires. On le nomme encore syllogisme de rhétorique; ou syllogisme imparfait, parce qu'il n'a ni autant de parties ni des parties aussi distinctes que le syllogisme philosophique, dont la forme n'est pas compatible avec le genre oratoire.

Quant à l'épichérème, Valgius l'appelle agression. Celsus pense que l'épichérème consiste, non dans la forme que nous lui donnons, mais dans la chose que nous attaquons, c'est-à-dire l'argument par lequel nous nous proposons de prouver quelque chose, bien que les mots ne le développent pas encore, mais pourvu qu'il soit conçu dans l'esprit. D'autres veulent que ce soit, non un argument mental ou ébauché, mais un argument parfait, et descendant jusqu'à la dernière espèce. Aussi, le plus ordinairement, est-ce le nom particulier qu'on donne à une proposition renfermée, au moins, dans trois parties. Quelques-uns ont appelé l'épichérème une raison; Cicéron la définit un raisonnement, ce qui est mieux, bien qu'il semble avoir tiré ce nom du syllogisme; car il appelle l'état syllogistique un état de raisonnement, s'appuyant, à cet égard, d'exemples philosophiques; et, comme il y a quelque affinité entre le syllogisme et l'épichérème, il est excusable d'avoir donné ce nom l'épichérème.

La démonstration, ἀποδείξις, est une preuve évidente : de là ce que les géomètres appellent des démonstrations linéaires, γραμμικαὶ ἀποδείξις. Cécilius prétend que la démonstration ne diffère de l'épichérème que par la manière de conclure, et qu'elle est un épichérème imparfait, par la même raison qu'on dit que l'enthymème diffère du syllogisme, dont il fait cependant partie. Quelques auteurs croient que la démonstration est renfermée dans l'épichérème, et qu'elle est la partie qui en fait la preuve. Quoi qu'il en soit, du moins s'accorde-t-on à définir l'un et l'autre une manière de prouver des choses douteuses par des choses qui ne le sont pas : ce qui est commun à tout argument; car on ne peut pas prouver le certain par l'incertain. Les Grecs comprennent tous ces arguments sous le nom générique πίστεις, qu'en suivant le sens propre nous pourrions appeler fides, mais que nous traduirons plus clairement par probatio.

Quant au mot argument, il a aussi plusieurs significations; car on appelle arguments les fables scéniques; et Pédianus expliquant le sujet des Oraisons de Cicéron : L'argument, dit-il, est tel. Cicéron lui-même écrit ainsi à Brutus : Craignant que par là nous ne fassions tomber quelque reproche sur notre cher Caton, quoique l'argument soit bien différent, etc. : ce qui fait voir que toute matière, dont on fait choix pour écrire, peut être ainsi appelée. Et cela ne doit pas surprendre, puisque c'est un mot usuel même parmi les artisans : aussi lisons-nous dans Virgile un grand argument; et un ouvrage un peu considérable est vulgairement appelé argumentosum. Mais il s'agit ici de ce qu'on entend par preuve, indice, conviction, agression, tous noms qu'il faut pourtant distinguer, si je ne me trompe. En effet, la preuve et la conviction ne s'établissent pas seulement par des arguments artificiels, mais aussi par des moyens inartificiels; et quant au signe qu'on appelle indice, j'ai déjà montré qu'il ne devait pas être mis au nombre des arguments.

Donc, puisque l'argument est une manière de prouver une chose par une autre, et de confirmer ce qui est douteux par ce qui ne l'est pas, il est indispensable qu'il y ait en toute cause un point qui n'ait pas besoin d'être prouvé; car s'il n'y avait rien de certain, ni qui parût tel, l'orateur serait dans l'impossibilité de prouver quoi que ce fût. Or nous tenons pour certain ce qui tombe sous les sens, comme ce que nous voyons, ce que nous entendons : tels sont les signes; ensuite, les choses sur lesquelles les hommes sont généralement d'accord, par exemple, qu'il existe des dieux, qu'il faut honorer son père et sa mère; puis, ce qui est établi par les lois, ou ce qui est passé en usage, non pas précisément chez tous les peuples, mais dans la cité, dans le pays où le procès a lieu; car, dans la jurisprudence, la coutume a force de loi en bien des rencontres; enfin, ce dont les deux parties conviennent, ce qui a déjà été prouvé, ce qui n'est point contesté par l'adversaire. Voici donc, par exemple, comme on peut argumenter : Puisque le monde est régi par une providence, la république doit être gouvernée; car, s'il est constant que le monde est gouverné par une providence, on induit avec raison de là que la république a également besoin de l'être. Mais pour bien manier les arguments, il faut que l'orateur ait étudié la vertu et la nature de chaque chose, et ses effets les plus ordinaires. De là naît ce qu'on appelle vraisemblance, εἰκότα, que je divise en trois degrés. Le premier, qui repose sur un fondement très solide, parce qu'il est ordinairement vrai, par exemple, qu'un père aime ses enfants; le second, qui, pour ainsi dire, penche un peu vers l'incertitude, comme dans cet exemple : Celui qui se porte bien aujourd'hui verra le jour de demain; le troisième, qui n'a seulement rien qui répugne Un vol commis dans une maison a dû l'être par quelqu'un de la maison. C'est pour cela qu'Aristote, dans le second livre de sa Rhétorique, a été si soigneux de rechercher ce qui affecte d'ordinaire et les personnes et les choses; quelle convenance ou quelle opposition la nature elle-même a mise entre telle et telle personne ou entre telle et telle chose; quelles sont, par exemple, les suites de la richesse, de l'ambition, de la superstition; quelles sont les inclinations des bons, des méchants, de l'homme de guerre, de l'homme des champs; par quel moyen on a coutume de rechercher ou d'éviter ce que l'on regarde comme un bien ou comme un mal. Pour moi, je ne veux pas traiter à fond cette matière; ce détail serait non seulement trop long, mais même impossible, ou plutôt infini; d'ailleurs cela est du domaine de l'intelligence commune : si pourtant on le désire, on peut consulter l'ouvrage que j'ai cité. Mais pour donner une idée générale de la vraisemblance, qui certainement constitue la majeure partie de l'argumentation, en voici encore quelques exemples, qui sont comme la source des autres : Est-il croyable qu'un fils ait, tué son père? ou qu'un père ait commis un inceste avec sa fille? et contrairement, l'empoisonnement n'est-il pas présumable dans une marâtre, l'adultère dans un débauché? Est-il croyable qu'un crime ait été commis à la vue de tout le monde, ou qu'on se soit décidé à porter un faux témoignage pour une faible somme? En effet, chacune de ces données a, pour ainsi dire, son caractère propre, qui ordinairement ne se dément pas : je dis ordinairement, et non pas toujours; autrement, ce seraient choses indubitables, et non pas des arguments.

Examinons maintenant les lieux des arguments. Quoique certains rhéteurs regardent comme tels ceux dont j'ai parlé plus haut, j'appelle proprement lieux, non ce que l'on entend d'ordinaire par ce mot, c'est-à-dire ces hors-d'oeuvre qui roulent sur le luxe, l'adultère, ou autres choses semblables, mais bien les endroits où se tiennent cachés les arguments, et d'où il faut les tirer. Car de même que toutes les terres ne produisent pas toutes sortes de fruits, et qu'on ne peut trouver certains oiseaux ou autres animaux que dans le pays où ils naissent et où ils habitent; de même que, parmi les poissons, les uns se plaisent dans la haute mer, les autres près des rochers, et qu'ils diffèrent suivant les parages et suivant les côtes; qu'ainsi on ne pêcherait pas dans notre mer l'esturgeon ou le sarget; de même aussi tous les arguments ne se trouvent pas partout, et il ne faut pas les chercher çà et là : autrement, on s'exposerait à errer longtemps, et, après s'être bien fatigué, on ne devrait qu'au hasard de rencontrer ce qu'on aurait cherché en aveugle. Mais si l'on connaît bien la source de chaque argument, arrivé au lieu où il est caché, d'un coup d'oeil on le découvrira.

C'est surtout de la personne qu'il faut tirer les arguments, puisque, comme je l'ai dit, les questions ne peuvent concerner que les personnes ou les choses; tandis que les motifs, le temps, le lieu, l'occasion, l'instrument, le mode etc., sont seulement des accidents des choses. Quant aux personnes, je n'entrerai pas dans l'examen de leurs accidents, ainsi que la plupart l'ont fait: je me contenterai d'indiquer les lieux fertiles en arguments.

Or ces lieux sont la naissance : on est ordinairement porté à croire que les enfants ressemblent à leurs pères ou à leurs aïeux, et quelquefois leurs murs se ressentent en bien ou en mal du sang dont ils sont sortis; la nation : chacune a son caractère propre, et la même chose ne sera pas probable de la part d'un Romain, d'un Grec ou d'un barbare; la patrie : chaque cité a ses institutions, ses opinions particulières; le sexe : vous croirez plutôt au vol de la part d'un homme, à l'empoisonnement de la part d'une femme; l'âge : autre temps, autres soins; l'éducation et les maîtres : il importe comment et par qui on a été élevé; l'extérieur: la beauté marche rarement avec la sagesse, et la force laisse aisément soupçonner le libertinage et l'audace; et réciproquement; la fortune : la même chose ne sera pas croyable de la part d'un riche ou d'un pauvre, de la part d'un homme qui a nombre de parents, d'amis, de clients, ou d'un homme privé de tout cela ; la condition : la différence est grande entre un homme illustre et un homme obscur, un magistrat et un particulier, un père et un fils, un citoyen et un étranger, une personne libre et un esclave, un homme marié et un célibataire, un père de famille entouré d'enfants, et un père qui a perdu les siens; le naturel: la cupidité, l'irascibilité, la sensibilité, la cruauté, la sévérité, et autres inclinations semblables, déterminent souvent a croire ou à ne pas croire; le genre de vie, selon qu'il est somptueux, ou frugal , ou sordide; les occupations :  un homme des champs, un avocat, un négociant, un homme de guerre, un marin, un médecin, pensent et agissent différemment. Il faut aussi examiner dans chacun, non seulement ce qu'il est, mais ce qu'il affecte de paraître, riche ou éloquent, vertueux ou puissant. On prend en considération les antécédents; car on juge ordinairement du présent par le passé. On ajoute à tout cela ces mouvements soudains qui s'emparent de l'âme, comme la colère, la peur. A l'égard des desseins, ils embrassent le passé, le présent, l'avenir; et quoiqu'ils appartiennent aux personnes, je crois qu'il vaut mieux les rapporter à cette espèce d'arguments, qui se tire des motifs. J'en dis autant de ces dispositions d'esprit, à l'aide desquelles on examine si tel est ami ou ennemi de tel. Au nombre des lieux que fournit la personne, on met aussi le nom, qui en est sans doute un accident nécessaire, mais dont on tire rarement des arguments, si ce c'est lorsque ce nom a été donné pour quelque raison particulière, comme celui de sage, de grand, etc., ou lorsqu'il a inspiré quelque pensée à celui qui le porte, comme à Lentulus, par exemple, qui trempa dans la conjuration de Catilina, parce que les livres des Sibylles et les réponses des aruspices promettaient la domination à trois Cornélius; et qu'après Sylla et Cinna il se croyait le troisième, s'appelant lui-même Cornélius. Nous voyons aussi, dans Euripide, que le frère de Polynice lui reproche son nom, comme un argument de son caractère; mais cette allusion me paraît froide. Il faut avouer pourtant que le nom donne souvent matière à la raillerie, et nous en avons plus d'un exemple dans les discours de Cicéron contre Verrès. Voilà à peu près tous les arguments auxquels peuvent donner lieu les personnes. Car je ne puis pas tout dire ni sur ce point ni sur les autres, et je me contente d'indiquer la méthode : chacun y suppléera de lui-même.

Je passe maintenant aux choses; et, comme les actions ont un rapport plus immédiat avec les personnes, c'est par elles que je dois commencer. Or, toute action donne lieu aux questions suivantes : Pourquoi a-t-elle été faite? ou? quand? comment? par quels moyens? Les arguments se tirent donc premièrement des motifs d'une action faite ou à faire. La matière de ces motifs, que les Grecs appellent, les uns ὕλην, les autres δύναμιν, se divise en deux genres, dont chacun se subdivise en quatre espèces. En effet, la raison de toute action a ordinairement son principe dans le désir d'acquérir un bien, de l'augmenter, de le conserver, d'en jouir; ou d'éviter un mal, de s'en délivrer, de le diminuer, de le supporter; et ces motifs entrent pour une très grande part dans toutes nos délibérations. Mais ce sont les bonnes actions qui sont inspirées par ces motifs; les mauvaises, au contraire, viennent des fausses opinions; car leur origine est dans l'idée qu'on se fait du bien et du mal. De là les erreurs et les passions déréglées, telle que la colère, la haine, l'envie, la cupidité, l'espérance, l'ambition, l'audace, la crainte, etc. Quelquefois à ces passions se joignent des causes fortuites, telles que l'ivresse, l'ignorance, qui servent tantôt à excuser, tantôt à prouver le fait incriminé : par exemple, Si vous avez tué quelqu'un en tendant des embûches à un autre. Or, on examine les motifs d'une action, non seulement pour soutenir l'accusation, mais aussi pour la repousser; comme lorsqu'on prétend qu'on a eu raison de faire telle action, c'est-à-dire qu'on a été mu par un motif honorable, ce qui a été amplement expliqué dans le troisième livre. Les questions de définition dépendent aussi quelquefois des motifs : par exemple, Est-on tyrannicide pour avoir tué un tyran par qui on a été surpris en adultère? - Est-on sacrilège pour avoir enlevé des armes suspendues dans un temple, afin de chasser l'ennemi de la ville?

Les arguments se tirent aussi du lieu. Car une action est plus ou moins probable, suivant que le fait s'est passé sur une montagne ou dans une plaine, sur le bord de la mer ou au milieu, dans un endroit peuplé ou désert, proche ou éloigné, favorable ou contraire à tel dessein. Cicéron a traité cette sorte de considérations avec beaucoup de force dans son plaidoyer pour Milon. La circonstance du lieu est si importante, qu'elle sert à décider, non seulement la question conjecturale, mais quelquefois même la question, de droit; si, par exemple, c'est un lieu privé ou public, sacré ou profane, qui est à nous ou à autrui; de même qu'à l'égard de la personne, on examine si c'est un magistrat, un père, un étranger. De là naissent, en effet, les questions suivantes : Vous avez dérobé l'argent d'un particulier; mais comme c'était dans un temple, ce n'est pas un larcin, c'est un sacrilège. - Vous avez tué un adultère, ce que la loi permet; mais vous l'avez tué dans une maison de débauche, c'est un meurtre. - Vous avez outragé cet homme, mais cet homme était un magistrat : or, c'est un crime de lèse-majesté. Ou bien, au contraire : J'ai pu faire cela, parce que j'étais père, parce que j'étais magistrat. Il faut donc remarquer que les arguments tirés du lieu, en même temps qu'ils servent à établir le fait, sont la matière des questions de droit. Quelquefois aussi le lieu sert à décider les questions de qualité; car les mêmes choses ne sont pas permises ou bienséantes partout. Il importe encore de considérer la ville où l'affaire se juge, parce que chaque pays a ses coutumes et ses lois. Souvent le lieu suffit pour rendre la cause recommandable ou odieuse. Ainsi, dans Ovide, Ajax s'écrie : Quoi! c'est devant les vaisseaux que nous plaidons, et qu'Ulysse est mis en comparaison avec moi! Ainsi on reprochait particulièrement à Milon d'avoir tué Clodius sur les tombeaux de ses ancêtres. Enfin la circonstance du lieu est de la même importance dans les délibérations, aussi bien que le temps, dont l'ordre veut que je parle maintenant.

Le temps, comme je l'ai déjà dit ailleurs, est pris dans deux acceptions, l'une générale, quand on dit : maintenant, autrefois, sous Alexandre, pendant le siège de Troie; en un mot, quand on parle indéfiniment du passé, du présent, ou de l'avenir; l'autre particulière, qui détermine certaines circonstances naturelles : en été, en hiver, de nuit, de jour; ou certaines circonstances fortuites : pendant la peste, pendant la guerre, dans un repas. Quelques-uns de nos rhéteurs ont cru suffisamment distinguer ces deux acceptions, en disant, pour l'une, le temps, et pour l'autre, les temps. Ces distinctions trouvent leur place dans les délibérations, dans le genre démonstratif, mais surtout dans le genre judiciaire. En effet, elles soulèvent les questions de droit, elles déterminent la qualité, et contribuent beaucoup à éclairer la conjecture. N'en tire-t-on pas quelquefois des preuves incontestables, lorsqu'on établit, comme dans l'exemple que j'ai donné, que le signataire d'un acte était mort avant sa date, ou bien qu'à l'époque où le crime a été commis, l'accusé était encore enfant, ou que même il n'était pas né? En outre, tous les arguments se tirent sans peine de ce qui a précédé le fait, de ce qui l'a accompagné, de ce qui l'a suivi : - de ce qui l'a précédé, vous l'avez menacé de la mort, vous êtes sorti de nuit, vous avez pris les devants, outre que les motifs des actions se rattachent ordinairement au passé; - de ce qui l'a accompagné, sur quoi certains rhéteurs ont fait une distinction un peu trop subtile du temps joint : un bruit s'est fait entendre; et du temps lié à l'action : des cris se sont élevés; - enfin de ce qui l'a suivi, vous vous êtes caché, vous avez pris la fuite, son corps est devenu tout livide et enflé. La raison de toute action et de toute parole se renferme dans ce cercle de considérations, mais sous un double rapport; car souvent une action présente se lie à la pensée d'une action future, et réciproquement. On objecte, par exemple, à un homme accusé de trafic de femmes esclaves, l'achat qu'il a fait d'une belle femme, qui avait été condamnée pour adultère; ou à un débauché accusé de parricide, d'avoir dit précédemment à son père : Vous ne me ferez plus dorénavant de réprimandes. Ce n'est pas à dire que le premier est un entremetteur, parce qu'il a acheté une femme; mais il l'a achetée, parce qu'il était entremetteur. De même, le débauché n'est pas parricide, parce qu'il a parlé ainsi à son père; mais il a parlé ainsi, parce qu'il avait l'intention de tuer son père. Quant aux événements fortuits, qui donnent également lieu aux arguments, ils appartiennent sans contredit au temps qui a suivi; mais d'ordinaire on les relève par quelque qualité particulière à la personne dont on parle : Scipion était un plus grand capitaine qu'Annibal; il a vaincu Annibal. C'est un bon pilote, il n'a jamais fait naufrage. C'est un bon laboureur, il a fait une riche moisson. Et contrairement: il a toujours aimé le faste, il a dissipé son patrimoine. Il a toujours mené une vie honteuse, il est méprisé de tout le monde. Il faut encore, surtout dans les causes conjecturales, considérer les facilités. Ainsi il est vraisemblable que le petit nombre a été tué par le grand, le faible par le fort, celui qui dormait par celui qui veillait, et celui qui ne s'attendait à rien par celui qui était sur ses gardes; et réciproquement. Ce lieu est aussi d'une grande importance dans les délibérations; et, dans le genre judiciaire, il porte ordinairement sur deux points: si on l'a voulu, si on l'a pu; car l'espérance détermine la volonté. De là cette conjecture dans Cicéron : C'est Clodius qui a tendu des embûches à Milon, et non Milon à Clodius : ce dernier était accompagné d'esclaves robustes, il était à cheval, rien n'embarrassait ses mouvements; Milon n'avait avec lui que des femmes, il était en voiture, enveloppé dans un manteau. Aux facilités, on peut joindre l'instrument; car Il fait partie des facilités et des moyens d'exécution; mais quelquefois de l'instrument naissent les signes: telle serait la pointe d'une épée trouvée dans le corps. Enfin, on ajoute à tout cela le mode, τρόπον, c'est-à-dire la manière dont une chose s'est passée : autre source d'arguments, qui se rapportent, tantôt à la qualité et à la question de droit : par exemple, si l'on soutenait qu'il n'était pas permis de faire mourir un adultère par le poison, mais par le fer; tantôt à la conjecture, comme si je dis que telle action a été faite innocemment, qu'ainsi elle l'a été à la vue de tout le monde; que telle autre a été faite dans une intention coupable, qu'ainsi on a etc recours à des piéges, à la nuit, à la solitude.

Il est vrai que, dans toutes les choses que l'on considère en elles-mêmes, et indépendamment des personnes et de toutes les circonstances qui font la matière de la cause, il y a trois questions à examiner : si une chose est, ce qu'elle est, quelle elle est; mais comme certains lieux d'arguments sont communs à ces trois questions, il n'est pas facile d'assigner à chacune ses lieux propres, et je crois qu'il vaut mieux les y rapporter, suivant l'occurrence.

Les arguments se tirent donc de la définition ou de la fin, car on dit l'un et l'autre; et on procède de deux manières: ou l'on recherche simplement si telle chose est une vertu, ou l'on définit d'abord la vertu. Cette définition se fait tantôt en termes généraux : la rhétorique est l'art de bien dire; tantôt d'une manière détaillée : la rhétorique est l'art de bien inventer, de bien disposer et de bien exprimer ce que l'on doit dire, et de le prononcer avec une mémoire sûre et de la dignité dans l'action. En outre, on définit une chose par sa nature, comme dans l'exemple précédent, ou par l'étymologie, comme lorsqu'on dit, assiduus vient d'asse dando; locuples, pecuniosus, viennent de locorum copia, pecorum copia. Le genre, l'espèce, les différences, les propriétés, semblent appartenir particulièrement à la définition, et de toutes ces considérations naissent des arguments. Le genre ne prouve pas l'espèce, mais il sert beaucoup à l'exclure : ainsi, de ce que c'est un arbre, il ne s'ensuit pas que ce soit un platane; mais, si ce n'est point un arbre, certainement ce n'est point un platane; de même, ce qui n'est pas vertu ne saurait jamais être justice. Il faut donc descendre du genre à la dernière espèce. Par exemple, l'homme est un animal: cela ne suffit pas, car animal est le genre; un animal mortel: cela ne suffit pas encore, car mortel est bien une espèce, mais cette définition lui est commune avec les autres animaux; un animal raisonnable : la définition ne laisse plus rien à désirer. L'espèce, au contraire, confirme le genre, et ne l'exclut pas toujours; car ce qui est justice est toujours vertu, et ce qui n'est pas justice peut néanmoins être vertu, comme le courage, la fermeté, la tempérance. On ne peut donc jamais retrancher le genre de l'espèce, à moins de retrancher de ce genre toutes les espèces qui en dépendent, de cette manière: ce qui n'est ni immortel, ni mortel, n'est point animal. Après le genre et l'espèce, viennent les propriétés et les différences. Les premières confirment la définition, les secondes la détruisent. La propriété est un accident qui n'appartient qu'à un seul sujet, comme à l'homme de parler et de rire: ou qui lui appartient, mais non pas exclusivement, comme au feu d'échauffer. Ensuite, une même chose peut avoir plusieurs propriétés, comme le feu de luire et de brûler. C'est pourquoi le défaut d'une propriété quelconque détruit la définition; mais une propriété quelconque ne la confirme pas toujours. Or, on a très souvent à examiner ce qui est le propre de chaque chose. Par exemple, si, en se fondant sur l'étymologie, on disait que le propre d'un tyrannicide est de tuer un tyran, cela serait faux; car le bourreau auquel on l'aurait livré pour le tuer, ou celui qui l'aurait tué par mégarde ou contre son gré, ne mériterait pas ce nom. Mais tout ce qui n'est pas propre est différent. Ainsi, autre chose est d'être esclave, autre chose est de servir: différence qui, au sujet d'un homme insolvable, que la loi condamne à servir son créancier, donne lieu à cette question : Un débiteur, qui recouvre sa liberté, appartient- il à la classe des affranchis, comme l'esclave, à qui son maître a rendu la liberté? Il se présente encore d'autres cas, dont je parlerai dans le septième livre. On appelle différence ce qui, après que le genre a été divisé en espèces, distingue l'espèce même. Animal, voilà le genre; mortel, voilà l'espèce; terrestre ou bipède, voilà la différence, car ce n'est pas encore la propriété; mais déjà l'espèce diffère de l'aquatique ou du quadrupède : ce qui, du reste, ne regarde pas tant l'argument que l'exactitude de la définition. Cicéron sépare dans la définition le genre et l'espèce, ou la forme, comme il l'appelle, et les subordonne à la relation. Par exemple, un testateur lègue à un ami toute son argenterie, et le légataire réclame également l'argent non payé : la demande est fondée sur le genre. On nie que le legs fait par un mari à la mère de famille soit dû à la femme qui n'avait pas cette qualité : la raison est tirée de l'espèce, parce qu'il y a deux sortes de mariages.

Le même auteur enseigne que la division est d'un grand secours pour bien définir, et qu'elle diffère de la partition, en ce que celle-ci divise un tout en parties, et que celle-là divise le genre en espèces. Or, dit-il, le nombre des parties est indéterminé, car on ne peut dire de combien de parties se compose un État; tandis que le nombre des formes est déterminé: combien, par exemple, il y a de sortes d'États; car on en connaît trois le populaire, l'oligarchique, et le monarchique. Ce ne sont pas les exemples dont Cicéron s'est servi, parce que, s'adressant à Trébatius, ils a mieux aimé prendre les siens dans le droit; moi, j'en ai substitué d'autres qui m'ont paru plus à la portés de tout le monde. Les propriétés appartiennent aussi à la conjecture. Ainsi, le propre d'un homme vertueux étant de faire le bien, et le propre d'un homme colère étant de s'emporter en paroles, il est à croire que celui qui fait le bien est un homme vertueux, et que celui qui s'emporte en paroles est un homme irascible; et contrairement, le propre d'un méchant étant de ne pas faire le bien, et le propre d'un homme doux étant de ne pas s'emporter en paroles, il est à croire que celui qui ne fait pas le bien est un méchant, et que celui qui ne s'emporte pas en paroles est un homme doux; car on est aussi bien fondé à tirer des inductions de ce qui n'est pas que de ce qui est. La division sert de la même manière à prouver et à réfuter. S'il s'agit de prouver, il suffit quelquefois de s'attacher à une seule partie : vous voulez prouver, par exemple, qu'un homme est citoyen; vous dites : on est citoyen romain ou de naissance ou par grâce. Mais si vous réfutez, il faut détruire les deux propositions : il ne l'est ni de naissance ni par grâce. Quelquefois la division peut avoir beaucoup plus de membres, et de la réfutation de chacun d'eux naît une manière d'argumenter qui sert à démontrer tantôt que le tout est faux, tantôt qu'il n'y a qu'une proposition de vraie. Le tout est faux de cette sorte : vous dites que vous avez prêté de l'argent; ou vous en aviez, ou vous en aviez reçu de quelqu'un, ou vous en avez trouvé, ou vous en avez dérobé. Or vous n'en aviez pas chez vous, vous n'en avez reçu de personne, etc.; donc vous n'en avez pas prêté. Dans l'exemple suivant, la dernière proposition reste vraie : ou l'esclave que vous revendiquez est né chez vous, ou vous l'avez acheté, ou on vous l'a donné, ou il vous a été légué par testament, ou vous l'avez pris sur l'ennemi, ou il appartient à un autre. On réfute successivement toutes ces propositions, hors la dernière; et il reste vrai que cet esclave appartient à un autre. Ce genre d'argumentation a son écueil, et exige beaucoup d'attention ; car, si dans votre énumération vous omettez un seul point, non seulement tout votre édifice tombe, mais vous vous exposez à la risée. Le plus sûr est de faire comme Cicéron dans son plaidoyer pour Cécinna, lorsque interrogeant son adversaire, s'il ne s'agit pas de cela, dit-il, de quoi s'agit-il ? car par là il écarte un détail dangereux; ou bien d'avancer deux propositions contraires, dont il suffit que l'une demeure vraie, comme dans cet autre exemple tiré de Cicéron : Il n'est personne d'assez injuste envers Claudius pour ne pas m'accorder que, si les juges ont été corrompus, ils l'ont été ou par Habilus ou par Oppianicus. Si je démontre que ce n'est point par Habilus, il s'ensuit que c'est par Oppianicus; si je fais voir que c'est par Oppianicus, je justifie Habitus. L'argument est donc à peu près de même genre, lorsqu'on force l'adversaire à choisir entre deux propositions, quoique toutes deux soient également contre lui. C'est ce que fait Cicéron dans la défense d'Oppius : Est-ce lorsqu'il voulait se jeter sur Cotta, ou lorsqu'il voulait se tuer lui-même, qu'on lui arracha son poignard? Et dans le plaidoyer pour Varénus : Voulez-vous que Varénus ait pris ce chemin par hasard, ou à l'instigation de.. ? on vous laisse l'option. Ensuite il tourne ces deux propositions contre l'accusateur. Quelquefois on émet deux propositions de telle manière que, quelle que soit celle que l'on choisisse, c'est toujours la même conséquence. Par exemple, il faut philosopher, quoiqu'il n'y ait pas lieu à philosopher; et cet autre dilemme plus usité : à quoi bon vous servir de figures, si l'on vous entend ? à quoi bon, si l'on ne vous entend pas? et cet autre encore : celui qui peut supporter la douleur mentira au milieu des tortures, et celui qui né le peut pas mentira aussi.

De même qu'il y a trois temps, il y a aussi trois moments dans l'ordre des faits; car tous ont un commencement, un progrès et une fin : on se querelle, on se bat, on se tue. Il y a donc là un lieu d'arguments qui se confirment réciproquement. En effet, le commencement nous fait juger de la fin : Je ne puis espérer la robe prétexte, sous les auspices de l'indigence; et réciproquement: Sylla s'est démis de la dictature; donc il ne s'était pas armé dans des vues de domination. De même, du progrès d'une chose on tire des conséquences pour son commencement et pour sa fin, non seulement en fait de conjecture, mais en matière de droit naturel La fin doit-elle se rapporter au commencement? c'est-à-dire, Le meurtre doit-il être imputé à celui qui a commencé la querelle?

Voici encore d'autres lieux d'on se tirent les arguments. Les semblables : Si la continence est une vertu, l'abstinence en est également une. Si un tuteur doit donner caution, un procurateur le doit aussi : ces arguments sont du genre de celui que les Grecs appellent ἐπαγωγὴ, et Cicéron, induction. - Les dissemblables : De ce que la joie est un bien, il ne s'ensuit pas que la volupté en soit un. De ce qu'une chose est permise à une femme, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit à un pupille. - Les contraires . La frugalité est un bien, car la débauche est un mal. Si la guerre est une source de maux, la paix en sera le remède. Si celui qui a nui par mégarde mérite indulgence, celui qui a été utile sans le savoir ne mérite pas de récompense. - Les contradictoires : Celui qui est sage n'est pas fou. Les conséquents ou les adjoints : Si la justice est un bien, il faut juger justement. Si la perfidie est un mal, on ne doit pas tromper: et de même, en renversant la proposition. Les arguments suivants ne sont pas fort différents, et je n'hésite pas à les mettre au même rang, à cause de l'analogie qu'ils ont avec les précédents : On n'a point perdu ce qu'on n'a jamais eu. On ne nuit pas sciemment à une personne qu'on aime. On chérit singulièrement celui qu'on institue son héritier. Mais ces arguments étant indubitables, ils ont presque la force des signes que j'ai appelés nécessaires. Toutefois, quoique je paraisse confondre les premiers arguments avec les derniers, je me servirais volontiers de deux mots grecs, ἀκόλουθα et παρεπόμενα, pour marquer la différence délicate qui existe entre les uns et les autres. Ainsi, la bonté est une suite naturelle de la sagesse, consequens, ἀκολουθον; au lieu que les autres choses dont j'ai parlé ne sont arrivées ou n'arriveront qu'après quelque intervalle de temps, sequentia, περόπομενα. Au reste, qu'on les appelle comme on voudra, je me mets peu en peine du nom, pourvu que le fond des choses soit entendu, et qu'on sache que, dans les premiers, la conséquence naît du temps, et que, dans les autres, elle naît de la nature de la chose. C'est pourquoi je n'hésite pas à assigner au même lieu certains arguments, où ce qui doit suivre est inféré de ce qui a précédé, et que quelques rhéteurs divisent en deux espèces. L'une d'action, comme dans l'oraison pour Oppius ; Ceux qu'il n'a pu faire venir malgré eux en province, comment a-t-il pu les retenir malgré eux? L'autre de temps, comme dans cet endroit d'une des Verrines : Si les édits du préteur n'ont force de loi que jusqu'aux calendes de janvier, pourquoi n'auraient-ils pas force de loi à partir de la même époque? Ces deux exemples sont tels, que les propositions renversées ont la même force dans un sens différent; car il est conséquent que l'on ne puisse faire venir malgré eux des gens qu'on n'aura pu retenir malgré eux. J'hésite encore moins à ranger parmi les conséquents ces arguments qu'on tire de propositions qui se confirment mutuellement, quoique quelques rhéteurs en fassent un genre à part, sous le nom de ἐκ τῶν πρὸς ἄλληλαs, et que Cicéron les appelle arguments tirés de propositions fondées sur la même raison; par exemple, Si les Rhodiens ont pu honnêtement affermer leur douane, Hermocréon a pu honnêtement en être le fermier. Ce qu'il est honorable d'apprendre peut être enseigné sans honte. A quoi je rapporte cette belle pensée de Domitius Afer, laquelle, quoique exprimée d'une autre manière, a le même effet : J'ai accusé, vous avez condamné. Quand deux propositions sont corrélatives, la réciprocité implique un conséquent alternatif : par exemple, Celui qui dit que le monde a eu un commencement déclare, par cela même, qu'il aura une fin, parce que tout ce qui commence, finit. Tels sont encore les arguments qui prouvent l'effet par la cause ou la cause par l'effet, bien que les rhéteurs leur donnent un nom particulier, arguments tirés des causes. Mais tantôt la conséquence est nécessaire, tantôt elle ne l'est pas, quoique le plus souvent elle ne laisse pas d'être vraie: ainsi, un corps fait ombre à la lumière, et partout où il y a de l'ombre il y a nécessairement un corps. Quelquefois, comme je l'ai dit, la conséquence n'est pas nécessaire, soit par rapport à la cause et à l'effet, soit par rapport à la cause ou à l'effet seulement : Le soleil colore; mais tout ce qui est coloré ne l'est pas par le soleil. Un chemin rend poudreux, mais tout chemin ne fait pas de la poussière et l'on peut être poudreux sans que cela ait été causé par un chemin. Autres exemples de l'un et l'autre cas : Si la sagesse fait l'homme de bien, l'homme de bien est certainement sage; et de même, Se conduire honnêtement est d'un homme de bien, se conduire honteusement est d'un méchant homme; ceux qui se conduisent honnêtement sont réputés gens de bien, ceux qui se conduisent honteusement sont réputés méchants; et cela est conséquent: mais : De ce que l'exercice rend d'ordinaire le corps robuste, il ne s'ensuit pas que quiconque est robuste ait pris de l'exercice, ni que quiconque a pris de l'exercice soit robuste. De même, De ce que le courage fait mépriser la mort, il ne s'ensuit pas que quiconque a mérité la mort doive être réputé courageux; et De ce, que le soleil cause des maux de tête, il ne s'ensuit pas que le soleil soit nuisible aux hommes. Cette sorte d'arguments convient surtout au genre délibératif. La vertu donne la gloire, il faut donc la cultiver; mais la volupté traîne après elle l'infamie, il faut donc la fuir. C'est avec raison qu'on recommande de ne point remonter à des causes trop éloignées, à l'exemple de Médée : Plût aux dieux que jamais, dans la forêt du Pélion... ! Comme si les malheurs et les crimes de Médée venaient de ce qu'on avait abattu des sapins dans cette forêt; ou, à l'exemple dé Philoctète parlant à Pâris : Si vous aviez su commander à vos passions, je ne serais pas dans cet état misérable. En partant de si loin; on peut aller où l'on veut. Il me semblerait ridicule d'ajouter à ces arguments celui qu'on appelle conjugué, n'était Cicéron qui en fait usage. Par exemple, Ceux qui font une chose juste agissent justement. Chacun a le droit de faire paître son troupeau dans des pâturages communs : à coup sûr, ces propositions n'ont pas besoin de preuves. Tous ces arguments qu'on tire, soit des causes, soit des efficients, sont appelés par quelques rhéteurs grecs ἐκβάσεις, c'est-à-dire issues; et en effet ils ne traitent que de ce qui résulte de chaque chose.

On appelle arguments d'apposition, ou de comparaison ceux qui prouvent le grand par le petit, le petit par le grand, l'égal par l'égal. La conjecture se confirme par la comparaison du grand au petit : Qui commet un sacrilège peut bien commettre un vol; du petit au grand : Qui ment sans peine et publiquement pourra bien se parjurer; d'égal à égal : Qui a reçu de l'argent pour juger injustement pourra bien en recevoir pour porter un faux témoignage. Le droit se confirme de la même manière : S'il est permis de tuer un adultère, à plus forte raison est-il permis de lui donner les étrivières. - S'il est permis de tuer un voleur de nuit, n'a-t-on pas le même droit contre un brigand armé? - Si la peine que la loi prononce contre celui qui tue son père est juste, elle l'est également contre celui qui tue sa mère. Ces arguments sont surtout d'usage dans les causes où l'on procède par syllogisme. Ceux-ci appartiennent plus particulièrement à la définition ou à la qualité : Si la force est avantageuse au corps, la santé ne l'est pas moins. - Si le vol est un crime, le sacrilège en est un plus grand encore. - Si l'abstinence est une vertu, la continence en est une aussi. - Si le monde est régi par une providence, la république a besoin d'être administrée. - Si une maison ne peut être bâtie sans le secours de l'art, que doit-on penser de la navigation et de la guerre? Je ne diviserais pas en espèces ce genre d'arguments; cependant on le divise. Ainsi on argumente de la pluralité à l'unité, et de l'unité à la pluralité (à quoi se rapporte: Ce qui est arrivé une fois peut arriver plusieurs) ; de la partie au tout, du genre à l'espèce, du contenant au contenu, du difficile au facile, de ce qui est éloigné à ce qui est proche, et réciproquement. Mais l'argumentation est toujours la même ; car on raisonne toujours du grand au petit, du petit au grand, et d'égal à égal. Si on voulait descendre à toutes les espèces, la subdivision deviendrait impossible; car la comparaison n'a point de fin, puisqu'il y a aussi des choses plus douces, plus agréables, plus nécessaires, plus honnêtes, plus utiles; mais je m'arrête, de peur de tomber moi-même dans la prolixité, que je veux éviter. Entre autres exemples que l'on en pourrait donner, et dont le nombre est infini, j'en toucherai seulement quelques-uns. Du GRAND au PETIT, oraison pour Cécinna : S'étonnera-t-on que, ce qui a pu émouvoir une armée ait ému des avocats? Du FACILE au DIFFICILE, oraison contre Clodius et Curion : Voyez s'il vous était facile d'obtenir ce que n'a pas obtenu celui qui, de votre aveu, devait l'emporter sur vous! Du DIFFICILE Au FACILE, : Remarquez, je vous prie, Tubéron, que, si je ne fais pas difficulté d'avouer mon crime, il m'est bien plus facile d'avouer celui de Ligarius; et, au même endroit : Ligarius n'a-t-il pas tout sujet d'espérer, César, quand il voit que je suis bien reçu à vous demander grâce pour autrui? Du PETIT AU GRAND, oraison pour Cécinna : Quoi donc? de savoir qu'il y avait là des gens armés, c'est une preuve de violence pour vous; et de tomber entre leurs mains, ce n'en sera pas une pour nous?

En résumé donc, les arguments se tirent des personnes, des motifs, des lieux, du temps (qui a précédé, qui a accompagné, qui a suivi), des facilités, auxquelles nous avons joint l'instrument, du mode, c'est-à-dire la manière dont une chose s'est faite, de la définition, du genre, de l'espèce, des différences, des propriétés, de la réfutation des parties énumérées, de la division, du commencement, du progrès, de la fin, des semblables, des dissemblables, des contraires, des conséquents, des efficients, des effets, des issues, des conjugués, et de la comparaison, que l'on divise en plusieurs espèces. Il me semble qu'il faut encore ajouter à tout cela qu'on argumente non seulement sur des choses avouées, mais aussi sur des fictions, ou, comme disent les Grecs, sur des hypothèses; et, comme la fiction peut avoir autant d'espèces que la vérité, les lieux des arguments sont les mêmes pour l'une et pour l'autre. Car j'entends ici par feindre, émettre une proposition qui, si elle était vraie, ou résoudrait la question, ou aiderait à la résoudre; puis, montrer la conformité qui existe entre le point dont il s'agit et le point supposé. Pour me faire comprendre plus facilement des jeunes gens qui n'ont pas encore quitté les bancs, je me servirai d'exemples en usage dans les écoles. La loi porte: Quiconque refusera des aliments à son père, et à sa mère, qu'il soit mis aux fers. Un homme en refuse, et ne veut pas néanmoins subir la peine. Que dira-t-il pour sa défense? il a recours à cette hypothèse : Si j'étais soldat, si j'étais enfant, si j'étais absent pour le service de la république... ? - Quiconque s'est distingué à la guerre par quelque action de bravoure, a, selon nos lois, la faculté de choisir une récompense; mais, s'il demande la tyrannie, ou la destruction des temples... ? Cette sorte d'arguments est d'une grande force contre la lettre de la loi. Cicéron s'en sert dans la défense de Cécinna, au sujet de l'édit qui commence par ces mots : D'où vos esclaves, ou votre intendant, ou vous..., si c'était votre fermier seul qui m'eût chassé, etc.; cependant si vous n'avez pas d'autres esclaves que celui qui m'a chassé. Ce n'est pas la seule hypothèse qu'on trouve dans le même plaidoyer. Les hypothèses ne sont pas moins utiles dans les questions de qualité : Si Catilina pouvait juger de cette affaire avec ce conseil de scélérats qui l'a suivi, Catilina condamnerait L. Muréna. Enfin, on en fait usage pour amplifier : Si cela vous était arrivé à table, dans une de vos orgies et dans la fureur du vin..., etc. - Si let république pouvait parler.

Tels sont à peu près tous les lieux d'où l'orateur tire ses preuves, et dont il est parlé dans les livres de rhétorique. D'un côté, les enseigner en général ne suffit pas, chaque lieu étant un fonds inépuisable d'arguments; d'un autre côté, la nature des choses ne permet pas d'en détailler toutes les espèces, et ceux qui l'ont tenté sont tombés dans le double inconvénient d'en dire trop et de ne pas tout dire. Aussi, la plupart des orateurs, une fois engagés dans ces filets inextricables, perdent toute liberté d'esprit; enchaînés par des règles inflexibles, et les yeux fixés sur le maître, ils cessent de suivre la nature, qui doit être en tout notre guide. En effet, comme il ne suffit pas de savoir que toutes les preuves se tirent des personnes ou des choses, puisque ces deux chefs se divisent en une infinité d'autres, de même il ne suffit pas de savoir due les arguments se tirent de ce qui précède, de ce qui accompagne et de ce qui suit, pour trouver immédiatement dans ces circonstances les arguments qui conviennent à chaque cause, d'autant plus que la plupart des preuves sont essentiellement inhérentes à la nature d'une cause, et n'ont rien de commun avec aucune autre, et que ces preuves, outre qu'elles sont les plus puissantes, sont celles qui se présentent le moins d'elles-mêmes, par la raison que ce qui est commun à toutes les causes, ce sont les préceptes qui nous l'apprennent, et que ce qui est propre à chacune, c'est à nous de le trouver. J'appellerai volontiers ce dernier genre, un genre d'arguments tirés de la circonstance; car on ne peut rendre autrement le mot grec περίστασις, ou arguments tirés de ce qui est propre à chaque chose. Ainsi, dans l'affaire de ce prêtre adultère qui voulait se sauver en vertu de la loi qui lui permettait de sauver un criminel, l'argument propre à la cause est celui-ci : En vous sauvant, vous sauvez plus d'un coupable, puisqu'il faudrait en même temps accorder la vie à la femme adultère. En effet, cet argument se tire de la loi qui défend de faire mourir une femme adultère sans son complice. Autre exemple : la loi autorisait les banquiers à ne payer que la moitié de ce qu'ils devaient, et à exiger tout ce qui leur était dû. Un banquier redemande à un autre banquier tout ce que celui-ci lui doit. L'argument propre à la cause est celui-ci : Il est expressément, écrit dans la loi que les banquiers peuvent exiger tout ce qui leur est dû; et en effet ils n'avaient pas besoin de loi à l'égard des autres, puisqu'il n'est personne qui ne soit en droit d'exiger tout ce qui lui est dû, excepté des banquiers. Voilà comme il se présente des considérations nouvelles et singulières dans tous les genres de causes, mais principalement dans ces questions qui roulent sur la lettre d'un écrit, parce qu'il y a souvent ambiguïté dans les mots et plus encore dans les phrases. Et ces considérations varient nécessairement en raison de la complication des lois ou des écrits qu'on produit pour et contre, attendu qu'un fait met sur, la voie d'un autre fait, ou un point de droit sur la voie d'un autre point de droit: Je ne vous devais rien, vous ne m'avez jamais cité en justice; ce ne sont point  les intérêts d'un prêt que vous avez reçus de moi, je n'ai fait que vous prêter ce que vous étiez venu me demander. Une loi porte : Quiconque n'aura point assisté son père accusé de trahison, qu'il soit déshérité. Est-ce à dire que le fils qui n'a point assisté son père doive être déshérité? Non, à moins que le père n'ait été renvoyé absous. D'où induit-on cette conséquence? d'une autre loi qui veut que Quiconque a été condamné pour trahison soit exilé avec son avocat. Cicéron, dans l'oraison pour Cluentius, dit que Publius Popilius et Tibérius Gutta n'ont point été condamnés pour avoir corrompu leurs juges, mais pour s'être rendus coupables de brigues. Comment confirme-t-il cette assertion? En ajoutant que leurs accusateurs, qui eux-mêmes avaient été condamnés pour brigues, furent réhabilités, en vertu de la loi, comme ayant prouvé leur accusation.

Mais ce n'est pas tout que de prouver sa proposition; il ne faut pas moins prendre garde à ce que l'on propose. C'est en cela que consiste entièrement la vertu de l'invention, sinon la plus importante, au moins la première; car, de même que des traits sont inutiles à qui ne sait où il doit frapper, de même les arguments sont inutiles à qui n'en a pas prévu l'application : voilà ce que l'art n'enseigne pas. Aussi plusieurs orateurs, qui auront étudié les mêmes préceptes, se serviront, il est vrai, d'arguments du même genre, mais l'un saura mieux que l'autre en tirer parti en les multipliant. Prenons pour exemple une cause dont les questions sont d'un ordre tout, fait à part: Après avoir ruiné la ville de Thèbes, Alexandre trouva un titre constatant que les Thébains avaient prêté cent talents aux Thessaliens; et, comme les Thessaliens l'avaient assisté dans le siège de Thèbes, il leur fit remise, de ce titre. Plus tard, ayant été rétablis par Cassandre, les Thébains redemandent les cent talents aux Thessaliens. La cause se plaide devant les amphictyons. Il est constant que les Thébains ont prêté cent talents, et qu'ils n'en ont point été remboursés. Tout le procès roule sur ce point, qu'Alexandre en a fait don aux Thessaliens. Il est constant aussi qu'Alexandre ne leur a point donné d'argent. Il s'agit donc de savoir si ce qu'il a fait est la même chose que s'il leur eût donné de l'argent. A quoi me serviront les lieux d'arguments, si je ne considère préalablement que la donation faite par Alexandre est nulle, qu'il n'a pu la faire, qu'il ne l'a point faite ? Et d'abord les Thébains invoquent le droit contre la force, moyen de défense à la fois facile, et très propre à leur concilier la faveur des juges mais de là naît aussi la question sévère et farouche du droit de la guerre; car les Thessaliens ne manqueront pas de la faire valoir, et de dire que c'est ce droit qui maintient les royaumes, les peuples, les limites des nations et des villes. Il faut donc leur opposer quelque raison qui établisse que le titre, qui fait l'objet de la cause, diffère de ce qui tombe ordinairement au pouvoir du vainqueur. Et ici la difficulté n'est pas tant dans la preuve que dans la proposition. Nous dirons donc avant tout que, dans ce qui peut être du ressort de la justice, le droit de la guerre est sans valeur; que ce qui a été ravi par les armes ne peut être retenu que par les armes; qu'où les armes dominent, il n'y a point de juge, et qu'où le juge préside, les armes perdent leurs droits. Voilà ce qu'il faut trouver avant d'en venir aux arguments, à celui-ci, par exemple: Les prisonniers de guerre qui parviennent à s'échapper et à retourner dans leur patrie redeviennent libres, parce que tout ce qui a été conquis par les armes ne peut se conserver que par les armes. La cause a encore cela de propre, c'est qu'elle se plaide devant les Amphictyons. Or, dans la même affaire, autre chose est de plaider devant les centumvirs, autre chose de plaider devant un juge privé.

Quant au second chef, on dira qu'un vainqueur ne peut transmettre un droit, parce que le droit est inhérent à celui qui le possède, parce que le droit est incorporel, et partant insaisissable. Il était plus difficile de trouver cette proposition que de la confirmer après l'avoir trouvée, et de l'appuyer d'arguments semblables à celui-ci : Autre est la condition d'un héritier, autre la condition d'un vainqueur : au premier, passe le droit; au second, la chose seulement. La cause fournit encore le moyen suivant : Une créance publique n'a pas passer au vainqueur, attendu que le prêt fait par un peuple est dû à tous; et, ne restât-il qu'un seul individu, cet individu, quel qu'il soit, devient créancier de la somme entière : or, tous les Thébains ne sont pas tombés entre les mains d'Alexandre. Cette proposition se soutient sans l'appui de preuves extrinsèques, et a en soi une force propre et indépendante des arguments.

A l'égard du troisième chef, on le défendra d'abord par des propositions plus vulgaires, en disant que le droit ne réside pas dans les pièces, proposition très facile à confirmer, et en mettant en doute si Alexandre a eu l'intention d'honorer les Thessaliens, ou de les tromper. En second lieu (et ce moyen, tiré du fond de la cause, donnera lieu à une controverse, pour ainsi dire, nouvelle), on alléguera qu'en admettant que les Thébains eussent perdu leur droit, ils l'ont recouvré par suite de leur rétablissement. Ici on examinera quelle a été l'intention de Cassandre; mais ce qu'il importe surtout de ne pas perdre de vue, c'est que la cause se plaide devant les Amphictyons, et qu'en parlant au nom de l'équité, il y a tout à attendre des juges.

Au reste, je n'entends pas dire que la connaissance de ces lieux, d'où se tirent les arguments, soit inutile ; autrement, je me serais dispensé d'en parler : mais je veux seulement que ceux qui connaîtront ces lieux ne se croient pas tout d'abord, et sans autres conditions, des orateurs parfaits et consommés ; je veux qu'ils sachent que, s'ils n'ont étudié soigneusement les autres parties, dont je traiterai tout à l'heure, ils n'auront acquis qu'une science, pour ainsi dire, muette. Ce n'est point aux traités de rhétorique qu'on doit l'invention des arguments, ils ont tous été connus avant les règles : la rhétorique n'est qu'un recueil d'observations faites sur ce qui existait déjà ; et la preuve, c'est que les rhéteurs ne se servent que d'exemples, plus vieux que leurs traités, et empruntés aux orateurs, sans rien dire de nouveau, et qui n'ait été pratiqué avant eux. Les véritables auteurs de l'art sont donc les orateurs; mais nous devons pourtant quelque reconnaissance à ceux qui nous ont aplani les difficultés; car toutes les vérités que, grâce à leur génie, les orateurs ont découvertes une à une, les rhéteurs nous ont épargné la peine de les chercher, et les ont rassemblées sous nos yeux. Mais cela ne suffit pas plus, qu'il ne suffit, pour être athlète, d'avoir appris la gymnastique, si l'on n'y joint l'exercice, la continence, une forte nourriture, et si, par-dessus tout, la nature ne seconde tout cela; comme aussi toutes ces conditions sont insuffisantes sans le secours de l'art.

Ceux qui se livrent à l'étude de l'éloquence doi vent encore observer que chaque cause ne comporte pas tous les arguments dont j'ai parlé dans ce chapitre, et qu'il ne faut pas se faire une loi de passer en revue, les uns après les autres, tous les lieux que j'ai indiqués, en frappant, pour ainsi dire, à la porte, pour voir si, par hasard, ils ne répondraient pas au besoin de la question qu'il s'agit de prouver. Cela est bon quand on commence et qu'on manque encore d'expérience; mais, hors de là, l'orateur se condamnerait à tâtonner autour de lui sans avancer, s'il se croyait obligé de s'arrêter autour de chaque argument, et d'en sonder la convenance et la propriété. Je ne sais même s'il ne vaudrait pas mieux les négliger tout à fait, à moins que, grâce à une grande promptitude d'esprit, due à la nature et à l'étude, on n'aperçoive d'un coup d'oeil chacun de ceux qui conviennent à la cause. Ainsi, la voix gagne beaucoup à être accompagnée d'un instrument; cependant, si la main est lente, si, avant de tirer un son, elle est obligée d'interroger chaque corde l'une après l'autre, la voix seule et sans accompagnement sera préférable. Il en est de même des règles de l'art oratoire : elles doivent être à l'éloquence ce que la lyre est à la voix, c'est-à-dire, l'accompagner et la soutenir. Mais ce n'est qu'à force d'exercice que, comme ces musiciens habiles qui, sans regarder l'instrument, et par la seule force de l'habitude, trouvent tous les tons qu'ils veulent, l'orateur parviendra à se reconnaître au milieu de cette foule d'arguments de toute espèce, qui même, loin de retarder sa marche, se présenteront d'eux-mêmes à lui, l'accompagneront, le suivront, comme les lettres et les syllabes sous la plume de celui qui écrit.

CHAP. XI. Le troisième genre de preuves extrinsèques est appelé par les Grecs παράδειγμα et ce nom leur sert à désigner à la fois tout ce qui est fondé et sur la comparaison des semblables, et sur l'autorité des faits historiques. La plupart de nos rhéteurs ont mieux aimé distinguer ces deux genres de comparaison , appelant le, premier similitude (παραβολὴ), et le second, exemple : quoique, à vrai dire, l'exemple tienne de la similitude, et la similitude de l'exemple. Pour moi, afin d'être plus clair, je comprendrai les deux genres sous le nom d'exemple, παράδειγμα, et je ne crains pas qu'on m'accuse de me mettre en contradiction avec Cicéron, qui distingue l'exemple de la comparaison; car le même auteur divise toute argumentation en deux parties, l'induction et le raisonnement, comme font la plupart des rhéteurs grecs, qui divisent aussi toute argumentation en paradigmes et en épichérèmes, et qui ajoutent que le paradigme est l'induction de la rhétorique. En effet, la manière d'argumenter dont Socrate se servait ordinairement est proprement l'induction. Il interrogeait son interlocuteur sur plusieurs choses, dont celui-ci était obligé de convenir, et il finissait par tirer de toutes ces concessions une conséquence qui confirmait le point controversé. Cela ne peut se pratiquer dans l'oraison ; mais ce qui est là posé comme question est ici posé comme principe, puisque, dans un dialogue, ce qui est posé comme question est ordinairement suivi d'une réponse affirmative. Supposons, par exemple, la question suivante : Quel est le fruit le plus noble? N'est- ce-pas celui qui est le meilleur? la conclusion ne sera pas contestée. - Et, parmi les chevaux, quel est le plus noble? N'est-ce pas celui qui est le meilleur? On l'accordera de même. Après mainte question analogue, on arrive à celle en vue de laquelle toutes les autres ont été faites : Et, parmi-les hommes, quel est le plus noble? N'est-ce pas aussi celui qui est le meilleur? De quoi l'interlocuteur sera obligé de convenir. Ce procédé est très bon quand on interroge des témoins; mais dans un discours suivi la forme est moins dubitative, parce que l'orateur se répond à lui-même : Quel est le fruit le plus noble? celui, sans doute, qui est le meilleur. Quel est le cheval le plus noble? certainement celui qui est le plus léger à la course. Ainsi de l'homme : c'est la vertu, et non l'éclat de la naissance, qui fait sa véritable noblesse. Or, tous les exemples de ce genre sont nécessairement ou semblables, ou dissemblables, ou contraires. La similitude n'est quelquefois employée que pour servir d'ornement au discours : mais j'en parlerai en son lieu; quant à présent, je m'occuperai seulement de celle qui sert de preuve.

Entre les preuves dont il est question dans ce chapitre, la plus efficace est celle que j'appelle proprement exemple, et que je définis : une citation d'un fait historique ou communément reçu, qui sert à confirmer ce que l'on a avancé. Aussi faut-il considérer si ce fait est entièrement semblable, ou s'il ne l'est qu'en partie, afin de l'emprunter tout entier, ou de n'en prendre que ce qui est utile. Saturninus a été tué justement, comme les Gracques : l'exemple est semblable. Brutus fit mourir ses enfants, parce qu'ils avaient conspiré contre la patrie; Manlius punit de mort le courage de son fils : l'exemple est dissemblable. Ces tableaux, ces statues que Marcellus rendait à des ennemis, Verres les enlevait à des alliés : l'exemple est contraire. Voilà pour le genre judiciaire. Dans le genre démonstratif, les exemples dont on se sert pour louer ou blâmer sont aussi de trois sortes. Dans le genre délibératif, qui regarde l'avenir, rien ne persuade tant que de citer des exemples semblables, comme si je dis que Denis demande des gardes, non pour la sûreté de sa personne, mais pour s'en servir à mettre son peuple sous le joug de la tyrannie, et que j'allègue que Pisistrate, par le même moyen, usurpa la suprême puissance. Mais de même qu'il y a des exemples entièrement semblables, comme le dernier que je viens de citer, il y en a aussi d'autres à l'aide desquels on argumente du plus au moins, et du moins au plus; tels sont les suivants : Si la profanation des mariages a causé la ruine de villes entières, quel châtiment ne mérite pas un adultère ? - Des joueurs de flûte, qui s'étaient retirés de Rome, y furent rappelés par un décret du sénat; à combien plus forte raison doit-on rappeler de grands citoyens qui avaient bien mérité de la république, et que le malheur des temps avait forcés de s'exiler? Les exemples inégaux sont très utiles pour exhorter. Le courage est plus admirable dans une femme que dans un homme. Si donc on veut exhorter un homme à faire une action courageuse, l'exemple d'Horace ou de Torquatus sera moins puissant que celui de cette femme qui tua Pyrrhus de sa main ; et, pour se résoudre à mourir, il trouvera moins d'encouragement dans l'exemple de Caton et de Métellus Scipion, que dans celui de Lucrèce : ce qui appartient aux exemples à l'aide desquels on argumente du plus au moins.

Je vais donner une idée de chacun de ces différents exemples; je les emprunterai à Cicéron , car où pourrais-je trouver un meilleur modèle? Dans la défense de Muréna, il dit : Ne m'est-il pas arrivé d'avoir pour compétiteurs deux patriciens, Catilina et Galba, connus l'un par son audace, l'autre par sa modération et sa vertu? et cependant je l'ai emporté en dignité sur Catilina, et en crédit sur Galba: ici l'exemple est semblable. Dans la défense de Milon, je trouve deux exemples, l'un du plus au moins : Nos ennemis prétendent que celui-là est indigne de voir la lumière, qui confesse avoir commis un meurtre : mais ces ignorants songent-ils bien dans quelle ville ils parlent? Dans Rome, où la première cause capitale qu'on ait vue est celle de ce courageux Horace, qui avait tué sa soeur, qui avouait le meurtre, et ne laissa pas néanmoins d'être absous dans l'assemblée du peuple, alors même que la liberté n'existait pas encore; l'autre, du moins au plus: J'ai tué, non un Spurius Mélius, qui, pour avoir dépensé tout son bien à faire des largesses au peuple, qu'il semblait vouloir corrompre, fut soupçonné d'aspirer à la royauté, etc.; mais un Clodius (car Milon ne craindrait pas de l'avouer, sachant qu'il a délivré par là sa patrie du plus grand des périls), mais un sacrilège, qui a porté l'adultère jusque sur les autels des dieux, etc. L'exemple dissemblable a plusieurs sources. Il se tire du genre, du mode, du temps, du lieu, et autres circonstances à l'aide desquelles Cicéron détruit presque tous les préjugés qui semblaient s'élever contre Cluentius. Dans le même plaidoyer pour Cluentius, par un exemple des contraires, il blâme la conduite des censeurs, en louant Scipion l'Africain, qui, étant censeur lui-même, n'avait point dégradé un chevalier qui s'était parjuré dans les formes, quoiqu'il eût déclaré publiquement que ce chevalier s'était effectivement parjuré, promettant même de témoigner de ce fait, s'il était contesté; mais parce qu'il ne se présentait pas d'accusateur. Je ne rapporte pas ces derniers exemples dans les mêmes termes, pour éviter d'être long. Mais Virgile m'en fournit un du même genre, qui est très court : Cet Achille, dont tu te vantes faussement d'être fils, ne s'est point conduit ainsi envers Priam, son ennemi. Quelquefois on racontera les faits tels qu'ils sont dans l'histoire, comme Cicéron, dans la défense de Milon : Un tribun militaire de l'armée de Marius, et parent de ce général, voulait, commettre un attentat infâme sur la personne d'un jeune soldat celui-ci aimant mieux s'exposer au danger d'un jugement que de se laisser déshonorer, tua le tribun, qui lui faisait violence. Qu'arriva-t-il ? Marius, ne considérant que l'honneur, renvoya le jeune homme impuni. Tantôt on se contentera d'indiquer les faits, comme le même orateur dans le même plaidoyer : S'il n'est pas permis de mettre à mort des scélérats, il faut condamner la conduite d'Hala Servilius, de P. Nasica, de L. Opimius, du sénat enfin, qui, sous mon consulat, ne les a pas épargnés. On rapportera ces faits, selon qu'ils seront plus ou moins connus, ou selon que l'utilité ou la bienséance le demandera. On traitera de même les exemples tirés des poètes; avec cette différence pourtant, qu'on les présentera d'une manière moins affirmative. Cicéron, qui est un grand maître en tout, nous montre encore la manière dont on doit s'en servir. On trouve un exemple de ce genre dans le même plaidoyer : Aussi n'est-ce pas sans raison, juges, que de savants hommes nous racontent, dans d'ingénieuses fictions, qu'un fils ayant tué sa mère pour venger la mort de son père, et les hommes étant partagés sur ce fait, il fut absous non seulement par une sentence divine, mais par la voix même de la déesse qui préside à la sagesse. Ces fables qu'on appelle communément Ésopéennes, quoique Hésiode, plutôt qu'Ésope, me paraisse en être le premier inventeur, ont aussi quelque chose de très persuasif, surtout auprès des personnes ignorantes et d'un esprit grossier, que leur simplicité porte à écouter volontiers des fictions, et qui, partant, se laissent entraîner sans peine à croire ce qui leur plaît. Ainsi Ménénius Agrippa réconcilia le peuple avec le sénat, par cette fable, que tout le monde sait, des membres du corps humain qui s'étaient révoltés contre l'estomac. Horace lui-même n'a pas dédaigné l'usage de ce genre fictif dans ses poésies: Un renard rusé dit un jour à un lion malade, etc. Ce que j'ai appelé fable, les Grecs l'appellent αἶνος, λόγος αἰσωπείος ou λιβυκός; quelques-uns, parmi nous, ont proposé le mot apologue; mais ce mot n'est point communément reçu. Le proverbe, παροιμία, est un genre allégorique qui a beaucoup d'affinité avec la fable; seulement il est plus court, comme Ce n'est pas à nous, mais au boeuf, de porter le bât.

Après l'exemple, l'espèce de similitude qui a le plus de force est celle qui se tire de choses presque pareilles , et qui n'est mêlée d'aucune métaphore. Telle est celle-ci : Comme, dans les élections, ceux qui ont coutume de vendre leurs suffrages ne pardonnent pas volontiers à ceux qui ne daignent pas les acheter; de même ces juges iniques étaient venus avec un dessein formé de perdre l'accusé. La parabole, παραβολὴ, que Cicéron appelle comparaison, prend les choses de plus loin, et ne se borne pas seulement aux actions de la vie humaine qui ont entre elles de la ressemblance , comme dans le plaidoyer de Cicéron pour Muréna : Si les gens de mer, au retour d'un voyage de long cours, et témoins dit départ d'autres voyageurs, s'empressent de les avertir des tempêtes, des pirates, et des écueils qu'ils ont à craindre, par suite de cette bienveillance naturelle que nous ressentons pour ceux qui vont à leur tour s'exposer aux mêmes dangers que nous; quels sentiments croyez-vous que moi, qui, après tant de tempêtes, aperçois enfin la terre, je doive éprouver pour un homme que je vois prêt à courir une mer aussi orageuse que l'est aujourd'hui notre république? Mais elle se tire encore des animaux, et même des choses inanimées.

Comme les choses ne se présentent pas de la même manière dans un plaidoyer et dans une comédie, l'orateur doit éviter de peindre trop au naturel les personnes ou les choses, comme fait Cassius : Quel est cet homme qui fait des grimaces comme un vieillard dont les pieds sont enveloppés de laine? ce que les Grecs appellent εἰκὼν, image. Il vaut mieux n'employer que les similitudes propres à confirmer la proposition. Vous voulez prouver qu'il faut cultiver son esprit? comparez l'esprit à la terre, qui, négligée, ne porte que des ronces et des épines, et, cultivée, donne des fleurs et des fruits. Vous voulez exhorter quelqu'un à prendre part à l'administration de la république? montrez que les abeilles et les fourmis, qui sont non seulement des animaux, mais de si petits animaux, travaillent pour le bien public. De ce genre est cette comparaison de Cicéron : Une ville sans lois ne peut pas plus se servir de ses membres, qu'un corps sans âme ne se sert des nerfs, du sang, et des autres parties qui le composent. Mais ce n'est pas seulement au corps humain qu'il emprunte ses similitudes, il les tire aussi des chevaux, dans la défense de Cornélius; et même des pierres, dans le plaidoyer pour le poète Archias. On ne va pas chercher les objets aussi loin dans les comparaisons du genre de celle-ci : Une armée sans chef est comme un navire sans pilote. Elle est tirée seulement des hommes, ainsi que je l'ai dit. Cependant les similitudes ont assez souvent des apparences trompeuses : aussi demandent-elles du discernement; car si un navire neuf vaut mieux qu'un vieux, on n'en doit pas conclure qu'une amitié nouvelle est préférable à une amitié ancienne. - Si une femme est louable de partager son bien à plusieurs, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit de partager sa beauté. Dans ces exemples, les termes ancienneté et partage sont semblables: mais autre chose est de prodiguer son argent, autre chose de prodiguer son corps. Il faut donc examiner avec attention si la proposition qu'on induit est semblable; et même dans ces dialogues socratiques, dont j'ai fait mention un peu plus haut, il faut prendre garde de répondre inconsidérément aux questions, comme fit la femme de Xénophon, interrogée par la femme de Périclès, dans le dialogue d'Eschine le Socratique, intitulé Aspasie, Je me sers de la traduction de Cicéron : Dites-moi, je vous prie, épouse de Xénophon, si votre voisine avait de l'or plus fin que le vôtre, lequel aimeriez-vous le mieux, du vôtre ou du sien? Le sien, répondit-elle. Si elle avait des vêtements et d'autres ornements de femme plus précieux que les vôtres, lesquels aimeriez-vous le mieux? Les siens, répondit-elle encore. Mais si son mari valait mieux que le vôtre, lequel aimeriez-vous le mieux, du vôtre ou du sien? Ici la femme de Xénophon rougit, et avec raison; car elle avait mal répondu en disant qu'elle aimerait mieux l'or de sa voisine que le sien, cela sent trop la cupidité: mais si elle eût dit : J'aimerais mieux que mon or fût tel que celui de ma voisine elle eût pu répondre sans rougir : J'aimerais mieux que mon mari ressemblât à un autre meilleur que lui. Je sais que certains rhéteurs, par un vain scrupule d'exactitude, sont entrés dans des divisions très subtiles, et admettent un moins semblable: ainsi, disent-ils, un singe ressemble à un homme, et une copie ébauchée à l'original; un plus semblable, comme lorsqu'on dit un œuf ne ressemble pas plus à un veuf : le semblable dans les dissemblables, par exemple, dans la fourmi et l'éléphant, car ils se ressemblent par le genre, puisqu'ils sont animaux ; le dissemblable dans les semblables, comme dans les chevreaux comparés à leurs mères; car ils diffèrent par l'âge. Ils distinguent encore plusieurs espèces de contraires : les opposés, comme le jour et la nuit; les nuisibles, comme l'eau froide à un homme qui a la fièvre; les incompatibles, comme le vrai et le faux; les disparates, comme les corps droits et ceux qui ne le sont pas ; mais je ne vois pas en quoi, cela importe beaucoup à notre sujet.

Une remarque plus utile à faire, c'est que, dans les questions de droit, les semblables, les contraires et les dissemblables fournissent un grand nombre d'arguments. Ainsi, par une raison tirée des semblables, Cicéron, dans ses Topiques, prouve que, si on lègue à quelqu'un l'usufruit d'une maison, et qu'elle vienne à s'écrouler, l'héritier n'est point tenu de la rebâtir, parce que, si, au lieu d'une maison, c'eût été un esclave, et que cet esclave vînt à mourir, on ne serait pas tenu de le remplacer. Par la raison des contraires, vous prouverez que le consentement suffit, même sans contrat, pour rendre un mariage bon et valide, puisque le contrat serait sans valeur, si d'ailleurs le consentement n'eût pas été donné. Par une raison tirée des dissemblables, Cicéron conclut ainsi dans la défense de Cécinna : Si quelqu'un avait employé la violence pour me chasser de chez moi, j'aurais action contre lui; s'il m'avait seulement empêché d'y entrer, je ne l'aurais pas. Autre exemple tiré des dissemblables : Si celui qui a légué toute son argenterie à quelqu'un peut paraître lui avoir aussi laissé son argent monnayé, il ne s'ensuit pas qu'il ait voulu lui léguer l'argent qui lui était dû. Quelques-uns ont séparé l'analogie du genre des semblables: pour moi, je crois qu'elle en dépend; car dix est à cent comme un est à dix : or, cette proportion est une ressemblance, comme il y a proportion et ressemblance entre ennemi de la république et mauvais citoyen. Ces sortes d'arguments se poussent même encore plus loin; par exemple, s'il est honteux à une femme de s'abandonner à son esclave, il n'est pas moins honteux à un maître d'avoir commerce avec sa servante; si la volupté est la fin des brutes, pourquoi ne serait-elle pas celle de l'homme ?  Mais aussi la réponse est aisée, et se tire de la dissemblance : ainsi, autre chose est la pudeur des femmes, autre chose la pudeur des hommes; et si la volupté est la fin des brutes, il ne s'ensuit pas qu'elle le soit d'un être raisonnable. Même, par la raison des contraires, on dira : parce que la volupté est la fin des bêtes, elle ne peut pros être celle de l'homme.

A toutes les preuves extrinsèques dont j'ai parlé dans ce chapitre, on ajoute encore l'autorité : c'est ce que d'autres appellent jugement, du mot grec κρίσεις; non dans le sens de sentence judiciaire, car alors ce serait un exemple; mais pour désigner l'opinion d'une nation, d'un peuple, d'hommes renommés pour leur sagesse, de grands citoyens, d'illustres poètes. Je n'exclus pas même les proverbes, car ils ne sont pas sans utilité. Ces opinions, ces proverbes sont, en quelque sorte, des témoignages publics, d'autant plus puissants qu'ils n'ont été dictés ni par la haine ni par la faveur, mais qu'ils ont pour fondement la vertu et la vérité. Si, par exemple, je veux parler des misères de la vie, ne ferai-je pas impression sur les esprits, en alléguant la pratique de ces nations qui pleurent sur ceux qui naissent, et mêlent la joie aux funérailles ? Si je veux attendrir les juges, sera-t-il hors de propos de dire qu'Athènes, cette ville si sage, regardait la pitié non seulement comme un tendre sentiment de l'âme, mais comme une divinité? Et ces maximes des sept sages ne sont-elles pas autant de règles de conduite? Qu'une femme convaincue d'adultère soit encore accusée d'empoisonnement, ne semble-t-elle pas condamnée d'avance par le jugement de Ca ton, qui a dit qu'il n'y a point de femme adultère qui ne soit une empoisonneuse? Aussi voyons-nous non seulement que les orateurs sèment leurs discours de sentences des poètes, mais que les philosophes même, eux qui méprisent si fort tout ce qui est étranger à leurs études, daignent emprunter quelquefois l'autorité d'un vers cité à propos. En veut-on un plus noble exemple que ce fameux différend des Athéniens et des habitants de Mégare au sujet de Salamine, dont ils se disputaient la possession, et qui fut adjugée aux premiers sur un vers d'Homère, qui témoigne qu'Ajax joignit ses vaisseaux à ceux des Athéniens, bien que le vers manque dans beaucoup d'exemplaires? Les sentences qui sont dans la bouche de tout le monde, sans que l'on sache qui en est l'auteur, sont également des témoignages publics; par exemple : un ami vaut un trésor; la conscience vaut mille témoins; et, dans Cicéron : ceux qui se ressemblent s'assemblent, comme dit le vieux proverbe. Et, en effet, ces sentences ne se perpétueraient pas dans la mémoire des hommes, si elles ne paraissaient vraies à tout le monde.

Quelques-uns ajoutent, ou, pour mieux dire, mettent au premier rang, l'autorité des dieux, fondée sur les oracles, comme celui qui déclara Socrate le plus sage des hommes. On en fait rarement usage; mais Cicéron n'a pas laissé de s'en servir dans son livre sur les réponses des aruspices, et dans une de ses harangues contre Catilina, où il montre au peuple la statue de Jupiter, placée sur une colonne; et dans son plaidoyer pour Ligarius, où il reconnaît que la cause de César est la plus juste, puisque les dieux se sont déclarés pour lui. Ces preuves, si le sujet les fournit, s'appellent des témoignages divins; et si elles sont tirées d'ailleurs, ce ne sont que des arguments. Il arrive quelquefois que l'on peut se prévaloir d'une parole ou d'une action qui sera échappée, soit au juge, soit à la partie adverse, soit à son défenseur, comme d'un témoignage qui nous est favorable : ce qui a donné lieu à quelques auteurs de mettre les exemples et les autorités au nombre des preuves inartificielles, par la raison que l'orateur ne les invente pas, mais qu'il les reçoit de la cause : distinction qui n'est pas sans conséquence; car les témoins, la torture, et autres preuves inartificielles, décident de la cause; tandis que les preuves artificielles ne peuvent rien par elles-mêmes, et ne deviennent utiles que par l'application que l'orateur en sait faire.

Chap. XII. Voilà à peu près tout ce que j'ai su recueillir, soit de la lecture des maîtres, soit de l'expérience, sur les règles de la preuve. Je n'ai pas la présomption de croire que j'aie épuisé la matière; j'exhorte, au contraire, à chercher encore après moi, et je conviens qu'on peut faire de nouvelles découvertes : mais aussi je crois que ce que l'on découvrira ajoutera peu aux règles que j'ai données. Maintenant je vais dire en peu de mots de quelle manière il faut s'en servir.

On pose ordinairement en principe que tout argument doit avoir une certitude reconnue; car l'incertain ne peut être prouvé par l'incertain. Cependant on allègue quelquefois, pour prouver un fait, un autre fait qui lui-même a besoin de preuve. C'est vous qui avez tué votre mari, car vous étiez adultère. Ne faut-il pas d'abord prouver l'adultère, afin que ce crime, étant avéré, puisse devenir la preuve de l'autre? La pointe de votre épée a été trouvée dans le corps de la victime. L'accusé nie que ce soit la pointe de son épée : il faut donc prouver ce premier fait pour pouvoir s'en servir à prouver le second. Il importe beaucoup de remarquer que, de tous les arguments, les plus forts sont ceux qui deviennent certains après avoir paru douteux. Vous avez commis ce meurtre, car votre vêtement était ensanglanté. Si l'accusé convient que son vêtement était ensanglanté, la conséquence ne sera pas aussi grave que si d'abord il eût nié le fait, et qu'ensuite on l'en eût convaincu. En effet, s'il avoue que son vêtement était ensanglanté, il ne s'ensuit pas qu'il ait commis un meurtre. Mais s'il nie, il place irrévocablement la cause sur un point dont la décision entraînera nécessairement tout le reste. Car il n'est pas présumable qu'il eût pris le parti de nier faussement, s'il n'avait désespéré de pouvoir se défendre en avouant le fait.

Si nos preuves sont fortes, il faut les proposer séparément et insister sur chacune ; si elles sont faibles, il faut les grouper. Car, dans le premier cas, comme elles sont puissantes par elles-mêmes, il est bon de ne pas les mêler avec d'autres qui pourraient les obscurcir, afin qu'elles paraissent dans tout leur jour; et, dans le second comme elles sont faibles, elles se soutiennent par le secours mutuel qu'elles se prêtent. Si donc ces dernières preuves ne font pas d'effet par leur qualité, elles en feront par leur nombre, en concourant toutes à prouver une même chose. Par exemple, si l'on accuse un homme d'avoir assassiné un de ses proches, on dira : Vous comptiez sur la succession, et sur une riche succession ; vous étiez pauvre, vous étiez harcelé par vos créanciers, vous aviez offensé celui dont vous espériez la succession, et vous saviez qu'il avait l'intention de faire un autre testament. Ces preuves, prises séparément, ont peu de poids et n'ont rien de propre; mais, jointes ensemble, elles ont l'effet, non de la foudre, mais de la grêle.

Il y a des arguments qu'il ne suffit pas de poser : il faut encore les développer. Vous dites que la cupidité a été la cause de ce crime? faites voir quelle est la force de cette passion; vous dites que c'est la colère? montrez à quels excès elle porte d'ordinaire les hommes. Par là votre argument acquerra une nouvelle force, et aura même beaucoup plus de grâce que s'il ne présentait que des membres nus et décharnés. Vous attribuez une action à la haine? il importe beaucoup d'établir si cette haine est causée par l'envie, par une offense, par l'ambition; si elle est ancienne ou récente, si celui qui en est l'objet est un inférieur, un égal ou un supérieur, un étranger ou un parent. Chacune de ces circonstances se traite d'une manière particulière, et elles doivent toutes être interprétées à l'avantage de celui que l'on défend. Cependant il ne faut pas toujours accabler le juge de tous les arguments qui vous viennent à l'esprit. Cette argumentation est non seulement fatigante, mais même suspecte; car un juge sera peu disposé à croire vos preuves fort bonnes, si vous paraissez vous-même vous en délier. Mais quand la chose est évidente, il est aussi ridicule de recourir à des arguments que d'allumer une lampe en plein jour. Quelques rhéteurs recommandent en outre les preuves pathétiques, παθητικὸς, c'est-à-dire qui se tirent des passions; et la plus puissante, suivant Aristote, est celle qui naît de la personne même de l'orateur, s'il est homme de bien, ou du moins ce qui tient le second rang, mais à une grande distance, s'il le paraît. De là en effet cette noble défense de Scaurus : Quintus Varius de Sucron accuse Emilius Scaurus d'avoir trahi la république romaine : Emilius Scaurus le nie. Iphicrate, dit-on, se défendit de même dans une cause semblable. Ayant demandé à Aristophon, qui était son accusateur, si pour de l'argent il trahirait la république, et Aristophon ayant répondu que non : Quoi! dit-il, ce que tu ne ferais pas, tu veux que je l'aie fait? Mais il faut surtout considérer quel est celui devant qui on parle, afin de chercher ce qui est le plus propre à faire impression sur son esprit. C'est un précepte que j'ai donné à propos de l'exorde et du genre délibératif.

De même qu'on nie avec assurance, on affirme aussi du même ton : Oui, j'ai fait cela. - Vous-même me l'avez dit. - O action indigne! etc. Les affirmations sont nécessaires dans un plaidoyer et, quand elles ne s'y trouvent pas, la cause souffre. Cependant il ne faut pas les compter parmi les moyens les plus puissants, les deux parties pouvant également s'en servir. Les preuves de cette nature, qui sont accompagnées d'une raison plausible, sont plus solides. Ainsi, un homme qui a été blessé, ou dont on a empoisonné le fils, peut alléguer qu'il n'est pas croyable qu'il en accuse un autre que le coupable, puisque, s'il s'en prenait à un innocent, ce serait disculper l'auteur du crime. C'est sur un raisonnement de même espèce que s'appuient les pères qui sont obligés de plaider contre leurs enfants, ou quiconque entreprend un procès contre un parent ou un ami intime.

Faut-il placer les preuves les plus fortes au commencement, pour s'emparer tout d'abord de l'esprit du juge? Ou à la fin, pour que le juge, en se levant, en emporte l'impression toute récente? Ou partie au commencement, partie à la fin, avec les plus faibles au milieu, selon l'ordre de bataille que nous voyons dans Homère? Ou bien faut-il les présenter dans un ordre progressif, en commençant par les plus faibles? La disposition des preuves, selon moi, dépend de la nature de la cause; et je n'accorde à cette règle qu'une exception, c'est que la confirmation n'aille pas en déclinant des plus fortes aux plus faibles.

Voilà ce que j'avais à dire des arguments. Je me suis contenté d'indiquer, le plus clairement que j'ai pu, leurs genres et les lieux d'où on peut les tirer. Quelques auteurs ont été plus diffus, ayant pris plaisir à traiter les lieux communs et à enseigner la manière de les développer. Mais ce détail m'a paru inutile; car on voit assez ce qu'il y a à dire contre la haine, contre la cupidité, contre un témoin passionné, contre le crédit d'amis puissants, et l'on ne finirait pas, si l'on voulait épuiser tous ces lieux. Autant vaudrait entreprendre d'énumérer toutes les questions, toutes les preuves et toutes les pensées qui peuvent entrer dans les causes présentes et futures.

Je ne me flatte pas d'avoir indiqué tous les lieux des arguments, mais je crois en avoir indiqué le plus grand nombre. Je m'y suis attaché avec d'autant plus de soin, que les déclamations, dont nous nous servions autrefois, comme de lances véritablement armées de fer, pour nous préparer aux combats du barreau, ne leur ressemblent plus aujourd'hui en rien : ne se proposant plus que de plaire à l'auditeur, elles manquent tout à fait de nerfs. Aussi peut-on comparer nos déclamateurs à ces marchands d'esclaves qui, pour procurer une beauté factice aux jeunes garçons dont ils font trafic, les dépouillent de leur virilité. Car, de même que la force des muscles et des bras, la barbe surtout, et les autres attributs de notre sexe, sont pour eux sans beauté, et que ce qui serait vigueur, s'ils laissaient faire au temps, leur paraît une rudesse qu'il faut adoucir; ainsi nous dissimulons sous une molle délicatesse de langage la mâle vigueur, et, pour ainsi dire, la virilité de l'éloquence ; et, pourvu qu'un discours soit poli et brillant, nous nous mettons peu en peine de sa force. Mais pour moi, qui considère avant tout la nature, il n'est pas d'homme, ayant sa virilité, qui ne me paraisse plus beau que le plus bel eunuque. Je ne croirai jamais la Providence si ennemie de son propre ouvrage, qu'il faille mettre la débilité au rang des perfections de la nature humaine ; et l'on ne me persuadera pas qu'une main impie puisse faire quelque chose de beau d'un être qui serait regardé comme un monstre, s'il était né dans l'état où le fer l'a réduit. Que l'imposture d'un sexe équivoque serve donc à la débauche tant que l'on voudra, la dépravation des moeurs ne rendra jamais bon et honnête ce qu'un caprice extravagant a rendu cher et précieux. Que des auditeurs voluptueux et efféminés admirent cette éloquence lubrique; pour moi, je ne donnerai pas même le nom d'éloquence à un langage entièrement dépouillé des nobles signes de la virilité, pour ne pas dire de la gravité et de la sainteté. En effet, ces sculpteurs et ces peintres fameux de l'antiquité, lorsqu'ils ont voulu représenter un beau corps d'homme, sont-ils jamais tombés dans la ridicule erreur de prendre pour modèle un Bagoas ou un Mégabyse? Ils ont choisi le jeune Doryphore, également propre aux fatigues de la guerre et aux exercices de la lutte, ou quelque autre guerrier ou athlète, plein de vigueur. C'est dans ces hommes-là qu'ils ont reconnu et cherché la véritable beauté. Et moi, dont le dessein est de former un orateur, j'irais donner à l'éloquence un tambourin, au lieu de véritables armes? Que les jeunes gens, pour qui j'écris, se rapprochent donc, autant que possible, de la réalité; et, puisqu'ils se destinent aux combats du barreau, que, dès leur jeunesse, ils aient la victoire devant les yeux ; qu'ils apprennent à porter des coups mortels et à s'en défendre. Que les maîtres exigent surtout cette mâle vigueur de leurs élèves, et qu'ils les félicitent particulièrement des preuves qu'ils en auront données : car si les jeunes gens se laissent entraîner jusqu'au mal par l'amour des louanges, à plus forte raison aimeront-ils à se voir loués du bien. Mais aujourd'hui, ce qui est nécessaire est passé sous silence, et l'utile n'est plus compté comme un bien. C'est un abus que j'ai attaqué dans un autre ouvrage, et que je ne saurais assez combattre dans celui-ci. Mais je reviens à mon sujet et à l'ordre que je me suis prescrit.

CHAP. XIII. La réfutation peut s'entendre de deux manières : ou de la plaidoirie du défendeur en général, ou de la réponse réciproque aux objec- tions qui se font de part et d'autre; et c'est proprement celle-ci qui occupe le quatrième rang dans un plaidoyer. Au surplus, pour le défendeur comme pour le demandeur, les règles sont les mêmes; et, dans la réfutation comme dans la confirmation, les arguments se tirent des mêmes sources : lieux, pensées, expressions, figures, tout relève du même principe. Seulement, la réfutation a d'ordinaire des mouvements plus doux. Cependant ce n'est pas sans raison qu'on a toujours cru, et Cicéron l'a reconnu en maint endroit, qu'il est plus difficile de défendre que d'accuser. D'abord, l'accusation est plus simple : il n'y a qu'une manière d'avancer une chose ou un fait, et, pour y répondre, il y en a mille; il suffit la plupart du temps à l'accusateur que ce qu'il avance soit vrai, tandis que l'accusé est obligé de nier le fait, de le justifier, de décliner la compétence, d'excuser l'intention, de prier ou d'attendrir les juges, de pallier les motifs, d'éluder l'accusation, de faire semblant de la mépriser, de railler. Ainsi, du côté de l'accusateur, l'action est directe, et, pour ainsi dire, criarde; la défense, au contraire, a besoin de prendre mille détours et de recourir à toute sorte d'artifices. En second lieu, l'accusateur arrive ordinairement tout préparé; l'accusé a souvent à répondre à des allégations imprévues. L'un se borne à produire des témoins ; l'autre est obligé de repousser l'accusation par des preuves tirées du fond de la cause. L'accusateur trouve une ample matière à discourir dans l'énormité des faits incriminés, lors même qu'ils sont faux s'il s'agit, par exemple, de parricide, de sacrilège, de lèse-majesté, l'accusé n'a pour lui que la négative. C'est pourquoi des orateurs médiocres ont su quelquefois soutenir une accusation d'une manière satisfaisante; mais nul, à moins d'être très éloquent, n'a pu se tirer convenablement d'une défense. Car, pour définir en un mot ma pensée, il est plus aisé d'accuser que de défendre, comme il est plus aisé de faire une blessure que de la guérir.

Or, pour défendre, il importe beaucoup de considérer et ce que l'accusateur a avancé, et en quels termes. On examinera donc d'abord si ce que l'on a à réfuter est propre ou étranger à la cause. Dans le premier cas, il faut ou nier le fait, ou le justifier, ou prouver que l'action est mal intentée. Dans tout procès, il n'y a guère que ces trois moyens de défense : car la déprécation, toute seule et sans défense, est tout à fait exceptionnelle, et ne peut avoir lieu que devant des juges qui sont au-dessus des lois. Encore même, dans ces causes qui ont été portées devant César ou les triumvirs, et dans lesquelles il s'agissait de défendre des personnes qui avaient embrassé un parti contraire au leur, la défense, tout en recourant aux prières, ne laissa pas d'y mêler des raisons auxiliaires; à moins qu'on ne prétende que Cicéron ne défendait pas fortement Ligarius, en disant: Avouons-le, Tubéron, que cherchions-nous autre chose que de pouvoir nous-mêmes ce que peut aujourd'hui César? Que si on parle devant le prince, ou devant tout autre juge, qui soit libre dans ses jugements, et qu'on ait à dire, pour toute défense, que l'accusé a mérité la mort, mais que la justice n'exclut pas la clémence, d'abord ce n'est plus à l'accusateur, mais au juge, qu'on aura affaire; ensuite, la forme sera plutôt délibérative que judiciaire, en ce qu'on aura à conseiller de préférer le mérite de l'humanité au plaisir de la vengeance. A l'égard des causes qui se plaident devant des juges qui doivent prononcer selon la loi, il serait ridicule de donner des préceptes sur la manière de se défendre après avoir confessé le fait. Lors donc qu'un fait ne se peut nier, ou qu'on ne peut prouver que le juge est incompétent, il faut combattre l'accusation telle qu'elle est, ou renoncer à se défendre. J'ai déjà enseigné qu'on nie de deux manières: ou en soutenant que le fait est faux, ou en soutenant qu'il est différent. Or, tout fait qu'on ne peut justifier, ou dont on ne peut éluder le jugeaient, il faut le nier, non seulement dans le cas où sa qualité est contestable, mais lors même qu'on n'aurait que la ressource de nier purement et simplement. On produit des témoins, il est vrai; mais que ne peut-on pas dire contre des témoins? Une signature? l'écriture peut avoir été contrefaite. Enfin, rien n'est pire que d'avouer. Que si le fait ne peut être nié ni justifié, il reste un dernier moyen, l'incompétence. Mais, dira-t-on, il y a des cas où ces trois moyens ne peuvent être employés. Par exemple, une femme accouche après un an de veuvage; on l'accuse d'adultère. Dans ce cas, il n'y a point de procès. Aussi me paraît-il ridicule de faire m précepte du silence, comme d'un moyen propre à dissimuler ce qu'on ne peut justifier, puisque c'est sur quoi le juge doit prononcer.

Mais si ce que l'accusateur avance n'appartient pas essentiellement à la cause, et n'en est seule ment qu'un accessoire, le mieux, ce me semble, sera de dire que cela est étranger à la question, qu'il n'y a pas lieu de s'y arrêter, et que la chose a moins d'importance que l'accusateur ne lui en donne. Cependant, l'avocat pourrait suivre le conseil que je blâmais tout à l'heure, et faire semblant, par son silence, de n'avoir pas pris garde à un grief de l'adversaire; parce qu'un bon avocat ne doit pas craindre d'encourir le reproche de négligence, quand il s'agit de sauver son client.

On verra aussi s'il est à propos de réfuter les arguments de l'accusateur tous à la fois ou l'un après l'autre. On les réfute en masse, lorsqu'ils sont si faibles qu'il suffit d'un seul coup pour les renverser tous , ou si épineux , qu'il n'est pas expédient de les attaquer séparément : car il faut alors ramasser toutes ses forces, et, pour ainsi dire, se précipiter tète baissée contre l'ennemi. Quelquefois, s'il est trop difficile de détruire les arguments de l'adversaire, nous les comparerons avec les nôtres, pourvu toutefois que cette comparaison doive tourner à notre avantage. On désunira ceux dont la force est dans le nombre, comme dans l'exemple que j'ai déjà donné : Vous étiez son héritier, vous étiez pauvre, vous étiez harcelé par vos créanciers, vous l'aviez offensé, et vous saviez qu'il devait faire un autre testament. Toutes ces circonstances, jointes ensemble, sont assez pressantes. Séparez-les, il en sera comme de la flamme qu'entretenait un grand amas de combustibles, et qui s'évanouit dès qu'on les éparpille; ou comme d'un fleuve profond, qui devient guéable partout, si on le divise en plusieurs bras. On verra donc laquelle des deux manières est la plus avantageuse, et l'on y conformera la proposition, qui sera tantôt détaillée, tantôt générale; car il suffira quelquefois de rassembler en une seule proposition les inductions que l'adversaire aura tirées de plusieurs faits. Par exemple, s'il a énuméré une foule de motifs qui ont pu porter l'accusé à commettre le crime dont il s'agit : sans reprendre tous ces motifs, on dira purement et simplement qu'il n'y a pas lieu de s'y arrêter, parce qu'un homme a bien pu avoir plusieurs raisons de commettre un crime, et pourtant ne l'avoir pas commis. La plupart du temps néanmoins il est expédient à l'accusateur de grouper ses arguments, et à l'accusé de les réfuter l'un après l'autre.

Mais il faut encore examiner comment on doit réfuter ce qui a été dit par l'adversaire; car, si cela est visiblement faux, il suffit de nier. Ainsi, dans la défense de Cluentius, celui que l'accusateur avait dit être mort incontinent après avoir bu, Cicéron nie qu'il soit mort le même jour. Quant aux choses qui sont évidemment contradictoires, oiseuses, dépourvues de sens, comme il n'y a aucun art à les relever, je ne donnerai là-dessus ni préceptes ni exemples. J'en dis autant de ce genre de preuves qu'on nomme obscur, et qui consiste dans des faits si secrets, qu'il ne s'en trouve ni témoins ni indices. Il suffit alors que l'accusateur ne confirme pas ce qu'il a avancé. Il en est de même de tout ce qui sort de la question. Cependant il est quelquefois d'un orateur habile de discuter les allégations de l'accusateur de manière qu'elles paraissent ou contradictoires, ou étrangères à la cause, ou incroyables, ou superflues, ou même favorables à l'accusé. On reproche à Oppius de s'être enrichi aux dépens des soldats : la réfutation paraît difficile; mais Cicéron fait voir que le reproche est contradictoire, en ce que les mêmes personnes accusaient Oppius d'avoir voulu corrompre l'armée par ses largesses. L'accusateur de Cornélius s'engage à produire des témoins qui le convaincront d'avoir lu le texte de la loi : Cicéron rend cela inutile, en disant que Cornélius en convient lui-même. Q. Cécilius demande la commission d'accuser Verrès, parce qu'il avait été son questeur; et Cicéron, qui la demande aussi, tire de cette raison même un moyen pour l'obtenir. Hors de ces exemples, la manière de traiter les arguments est la même que pour la confirmation. On examine, par la conjecture, s'ils sont fondés; par la définition, s'ils sont propres; par la qualité, s'ils ne sont pas contraires à l'honnêteté, à l'équité, à la probité, à l'humanité, à la douceur, et aux autres vertus qui découlent de celles-ci. Et il faut observer si cela se rencontre non seulement dans les propositions, mais encore dans toutes les parties de l'accusation : ainsi Labienus est taxé de cruauté par Cicéron, en ce qu'il poursuit Rabirius dans toute la rigueur de la loi portée contre les ennemis de la république; Tubéron, d'inhumanité, en ce qu'il profite de l'exil de Ligarius pour l'accuser, afin que César ne lui pardonne pas; l'accusateur d'Oppius, de prétention outrageante, en ce que, sur une simple lettre de Cotta il se croit permis de dénoncer Oppius. On relèvera de même ce qui trahit la précipitation, la perfidie, l'animosité. Mais il faut s'emparer surtout de ce qui peut tirer à conséquence pour la société ou pour les juges. En voici des exemples, tirés de Cicéron : Quelle étrange maxime, dit-il dans la défense de Tullius, et où en serions-nous, si l'on admettait qu'il fût permis de tuer un homme, par cela seul qu'on craint d'en être tué? Et, parlant pour Oppius, il s'attache à détourner les juges d'admettre un genre d'action qui pourrait retomber sur l'ordre entier des chevaliers. Il y a cependant certains arguments qu'il est bon de mépriser, ou comme frivoles, ou comme étrangers à la cause: c'est ce qu'a fait Cicéron dans plusieurs plaidoyers; et cet air de mépris s'étend quelquefois jusqu'à des arguments que nous serions fort en peine de réfuter sérieusement.

Cependant, comme la plupart de ces arguments sont tirés du lieu des semblables, il faut faire tous ses efforts pour y découvrir quelque dissemblance. Cela n'est pas difficile dans les questions de droit; car, si la question à juger ne ressemble jamais au cas prévu par la loi, il ne doit pas être difficile de trouver une différence entre deux questions auxquelles l'accusateur veut rapporter la loi. Quant aux similitudes tirées des bêtes ou des choses inanimées, il est aisé de les éluder. A l'égard des exemples tirés des faits, on les peut réfuter de plusieurs manières. S'ils sont anciens , on les traitera de fabuleux; s'ils sont indubitables, ou se rejettera, au défaut de toute autre ressource, sur la disparité; car il est impossible que deux choses soient entièrement semblables. Veut-on justifier Nasica, qui a tué Gracchus, par l'exemple d'Aliala, qui tua Mélius ? On dira que Mélius affectait la royauté, et que Gracchus venait de porter des lois favorables au peuple; qu'Ahala était maître de la cavalerie, et que Nasica était un simple particulier. Si toutes ces raisons manquent, on verra si l'on ne peut pas dire que le fait cité pour exemple est, à la vérité, autorisé d'un grand nom, mais qu'au fond il n'en est pas plus légitime. Même règle pour la réfutation des exemples tirés de la chose jugée.

J'ai enseigné en second lieu qu'il importe de considérer en quels termes l'accusateur a dit chaque chose. Si donc il s'est exprimé en termes modérés, nous répéterons ses propres paroles; si, au contraire, son langage a été âpre et violent, nous reprendrons ce qu'il a dit en termes plus doux, en ajoutant aussitôt quelque explication justificative, comme fit Cicéron dans la défense de Cornélius. Il ne dit pas, comme l'accusateur, Cornelius a lu, mais Cornélius a touché à la tablette de la loi. S'agit-il d'un débauché? dites On vous a représenté mon client comme un homme un peu trop adonné au plaisir. Au lieu d'avare, dites économe; au lieu de médisant, dites un homme un peu libre dans ses paroles. Mais ce dont il faut bien se garder, c'est de rapporter les allégations de l'adversaire avec leurs preuves ou leur amplification, si ce n'est pour les éluder, comme dans cet exemple tiré de Cicéron : Vous aurez été toujours à l'armée, vous n'aurez pas mis le pied dans la place publique depuis tant d'années, et, après cela, vous viendrez disputer les honneurs à des gens qui n'ont jamais quitté Rome et les affaires? Quelquefois dans les répliques on reproduira l'accusation entière, comme fait Cieéron dans la défense de Scaurus au sujet de Bostaris; ou bien on joindra plusieurs propositions ensemble, telles que l'accusateur les a énoncées, comme dans la défense de Varénus : Lorsque Varénus traversait avec Pompulénus des champs et des lieux solitaires, ils rencontrèrent, dit-on, les esclaves d'Ancharius : Pompulénus fut tué, et Varénus enchaîné, en attendant que son parent Lucius Varénus eût décidé de son sort. Il faut toujours employer ce dernier moyen, si l'ordre des faits paraît incroyable, et si une simple exposition suffit pour leur ôter toute vraisemblance. Quand les propositions se soutiennent par l'ensemble, il faut les réfuter séparément et en détail ; et c'est ordinairement le plus sûr. Quelquefois les répliques sont indépendantes les unes des autres, et il est inutile d'en donner des exemples.

Il y a des arguments qui sont communs, c'est- à-dire dont chaque partie peut également tirer avantage. Si l'accusateur s'en est servi, l'accusé s'en servira encore plus avantageusement, non seulement parce qu'ils sont communs, mais parce qu'ils sont plus favorables à celui-ci; car, je l'ai dit souvent et j'aime à le redire : quiconque emploie le premier un argument commun, se le rend contraire. En effet, un argument devient contraire, dès que la partie adverse peut s'en servir. Non, il n'est pas vraisemblable que M. Cotta ait imaginé une action si noire. Or, est-il vraisemblable qu'Oppius s'y soit déterminé?

Il est d'un habile orateur de découvrir dans le plaidoyer de son adversaire ce qu'il y a de contradictoire, ou ce qui paraît l'être. Tantôt la contradiction ressort elle-même des faits : Clodia prétend, d'un côté, avoir prêté des bijoux à Célius, ce qui est la marque d'une grande intimité; et, de l'autre, que Célius a voulu l'empoisonner, ce qui suppose une haine mortelle; - Tubéron fait un crime à Ligarius d'avoir été en Afrique, et il se plaint en même temps de ce que celui-ci lui en a fermé l'entrée. Tantôt la contradiction se rencontre dans certaines paroles inconsidérées, qui échappent particulièrement à ceux qui, en courant après des pensées ingénieuses, et ne songeant qu'à montrer de l'esprit, ne font pas attention à la portée de ce qu'ils disent : préoccupés du lieu où ils se sont arrêtés, ils perdent de vue l'ensemble de la cause. Quoi de plus fâcheux, en apparence, pour Cluentius, que d'avoir été noté d'infamie par les censeurs? Quel préjugé contre lui, que la conduite d'Egnatius qui avait déshérité son fils, parce que ce fils, de concert avec Cluentius, avait corrompu les juges pour faire condamner Oppianicus? Cependant Cicéron fait voir que ces deux faits se contredisent : Mais vous, Accius, considérez avec soin si le jugement des censeurs a plus de gravité que celui d'Égnatius. Si celui-ci vous paraît plus grave, vous regarderez comme légères les notes de censure portées contre les autres par les censeurs, puisqu'ils ont exclu du sénat ce même Egnatius que vous voulez faire passer pour un homme d'une autorité grave. Si vous préférez le jugement des censeurs, songez que ce même Égnatius, que son père a noté d'infamie en le déshéritant, a été conservé dans le sénat par ces mêmes censeurs, qui en même temps avaient exclu son père du sénat. Il ne faut pas beaucoup de clairvoyance pour remarquer certaines fautes grossières dans lesquelles peut tomber l'accusateur, comme de donner un argument douteux pour un argument certain, un fait contesté pour un fait avoué; d'alléguer une preuve commune pour une preuve particulière, une raison triviale, frivole, tardive, incroyable. Car les orateurs, peu circonspects, tombent dans toutes ces fautes et dans bien d'autres, comme d'exagérer le fait incriminé, quand il s'agit de le prouver; de disputer sur le fait, quand il s'agit d'en chercher l'auteur; de tenter l'impossible; de croire avoir poussé à bout ce qui n'est qu'ébauché; d'aimer mieux parler de la personne que de la cause; d'imputer aux choses les vices des hommes, si, par exemple, on accusait le décernvirat, au lieu d'accuser Appius; de contredire l'évidence; de s'exprimer d'une manière ambiguë; de perdre de vue le point capital de la question; de répondre à toute autre chose que l'objection qui leur est faite : ce qui n'est excusable que dans le cas où la cause est si mauvaise, qu'elle ne se peut défendre que par des moyens extrinsèques. Par exemple, Verrès est accusé de péculat : on louera le courage et l'activité qu'il a déployés pour défendre la Sicile contre les pirates.

J'étends les mêmes préceptes aux objections. Je ferai cependant remarquer que beaucoup d'orateurs tombent ici dans deux défauts opposés. Les uns, même au barreau, les laissent de côté comme quelque chose de fâcheux et de désagréable, et le plus souvent, contents de ce qu'ils ont apporté de chez eux , ils parlent comme s'ils n'avaient pas d'adversaire : défaut qui est encore plus ordinaire dans les écoles, où non seulement on ne s'occupe pas des objections, mais même les sujets sont tellement faits à plaisir, qu'on ne peut rien répliquer en faveur de la partie adverse. Les autres, exacts jusqu'au scrupule, croient qu'il est nécessaire de répliquer à tout, à chaque mot, à la plus petite pensée; ce qui est infini et même inutile : car c'est réfuter la cause, et non l'orateur, en qui je m'attacherais plutôt à reconnaître toujours un homme éloquent, afin de pouvoir imputer à son esprit, et non à sa cause, ce qu'il aura dit de bon, et imputer à sa cause, et non à son esprit, ce qu'il aura dit de mauvais.

Quand Cicéron reproche à Rullus son obscurité, à Pison sa stupidité, à Antoine son ignorance crasse et sa sottise, il est excusable, en ce qu'il cède à la passion ou à de justes ressentiments; et ces sortes d'invectives contribuent à inspirer aux juges la haine dont on est animé. Mais à l'égard d'un avocat, il faut lui répondre autrement que par des injures, bien qu'il soit permis d'attaquer, je ne dis pas seulement son discours, mais sa conduite , sa figure, sa démarche, son air. Ainsi nous voyons Cicéron attaquer dans Quintius jusqu'à sa robe bordée de pourpre, qui descendait jusqu'à ses talons. On sait que Quintius avait cherché à soulever le peuple contre Cluentius par des harangues pleines de violence. Quelquefois, pour diminuer l'odieux de certains griefs, on les élude par quelque plaisanterie. Triarius faisait un crime à Scaurus d'avoir fait transporter par la ville des colonnes sur des chariots : Et moi, dit Cicéron, qui possède des colonnes d'Albe, je les ai fait apporter sur des bâts. A l'égard de l'accusateur, on permet plus volontiers contre lui l'invective, et en certaines occasions le zèle de la défense en fait une loi. Mais ce qu'il est permis et même d'usage de reprocher, sans blesser les convenances, au défenseur aussi bien qu'à la personne qu'il défend, c'est d'avoir à dessein passé sous silence, abrégé, obscurci ou ajourné quelque partie de la cause; c'est encore un sujet de blâme assez fréquent, de vouloir donner le change en défendant sa partie sur une chose dont elle n'est pas accusée. Ainsi Accius qui prévoyait que Cicéron ne défendrait Cluentius que par la loi qui le protégeait, et Eschine qui prévoyait, au contraire, que Démosthène ne parlerait point de la loi en vertu de laquelle il accusait Ctésiphon, ne manquent pas d'en avertir les juges et de s'en plaindre. Quant à nos déclamateurs, je leur donnerai un avis, dont ils ont surtout besoin : c'est de ne point faire de ces objections qui se réfutent sans peine, et de ne pas supposer qu'ils n'ont jamais affaire qu'à des sots. Or, pour avoir occasion de traiter des lieux communs, sur lesquels on ne tarit point, et de placer quelques-unes de ces pensées brillantes qui plaisent tant à la multitude, nous nous arrogeons le droit de parler de tout, et nous aurions besoin de nous souvenir quelquefois de ce bon mot : Il n'a pas mal répondu, mais la question n'était pas fort embarrassante. Cependant cette habitude est dangereuse, et sera funeste au barreau, où il faut répondre à l'adversaire, et non à soi-même. On demandait, à Accius pourquoi il ne plaidait pas, lui qui mettait tant de force dans les dialogues de ses tragédies : C'est, répondit-il, que mes personnages disent ce que je veux, et qu'au barreau mes adversaires diraient ce que je ne voudrais pas. Il est donc ridicule que, dans des exercices qui doivent nous préparer au barreau, on songe à répondre avant de savoir ce que dira l'adversaire; et un bon maître doit applaudir à la pénétration de son élève, lorsqu'il découvre les raisons qui peuvent servir à son adversaire, comme lorsqu'il découvre celles qui sont pour lui. Cependant il y a une autre manière d'aller au-devant des objections, qu'on peut se permettre toujours dans les écoles, mais rarement au barreau. Et cri effet, pour ce qui est du barreau, supposez que vous êtes demandeur et que vous avez à parler le premier, comment pourrez-vous contredire votre adversaire et déterminer le véritable état de la cause, puisqu'il n'a encore rien dit?

La plupart des orateurs tombent néanmoins dans cette faute, soit par suite de l'habitude qu'ils ont contractée dans les écoles, soit par la démangeaison de parler, et donnent par là occasion à l'adversaire de les railler fort agréablement : Je n'ai point dit et je me garderai bien de dire une pareille sottise; je remercie mon adversaire de son avis officieux. Très souvent même (et cette argumentation est très forte) il dira que si l'adversaire a fait d'avance la réponse, c'est qu'il sentait bien que la difficulté était fondée, et qu'il n'a pu étouffer la voix de sa conscience. On trouve un exemple de cette réplique adroite dans le plaidoyer de Cicéron pour Cluentius: Vous prétendez savoir de bonne part que mon dessein est d'invoquer la loi en faveur de cette cause : eh quoi! serions-nous trahis sans le savoir? Quelqu'un de ceux que nous regardons comme nos amis aurait-il révélé notre secret à notre adversaire? Qui vous a donc si bien instruit? quel est ce perfide? à qui me suis-je ouvert? Personne, que je sache, n'est coupable : c'est la loi qui vous a tout appris. Quelques-uns, non contents de se faire l'objection, la développent comme ferait l'adversaire lui-même. Ils savent, disent-ils, que l'adversaire dira cela, et qu'il le prouvera par telle et telle raison. De mon temps, Vibius Crispus, homme d'un esprit agréable et enjoué, se moqua fort plaisamment d'un orateur qui s'était ainsi mêlé de le faire parler : Je ne parlerai pas de cela : à quoi bon dire deux fois la même chose?

Cependant on peut quelquefois aller au-devant des objections, si, en dehors des débats publics, et par suite d'une enquête, l'adversaire a discuté quelque moyen de défense dans la consultation ; car alors c'est répondre à ce qu'il a avancé, et non à ce que nous avons imaginé. On le peut encore lorsque la cause est de telle espèce, que les objections que nous nous faisons sont les seules qui se puissent faire. Par exemple, une chose dérobée se retrouve dans une maison : il faut nécessairement que l'accusé dise que cette chose ci été apportée chez lui à son insu, ou qu'elle y avait été mise en dépôt, ou bien qu'on la lui avait donnée. Ainsi on peut répondre à ces trois objections, sans attendre que l'adversaire les propose. Mais dans les déclamations des écoles, nous pouvons aller au-devant des objections et y répondre, afin de nous exercer tout à la fois à jouer les deux rôles, c'est-à-dire à parler en premier et en second pour le demandeur. Autrement on n'aurait jamais l'occasion de débattre les objections, puisqu'on n'a pas à qui répondre.

Il y a un autre défaut qu'il ne faut pas moins éviter dans la réfutation, c'est de paraître embarrassé de la difficulté qu'on a à combattre, et de s'escrimer à chaque pas pour se faire jour. Cette défense laborieuse inspire de la défiance au juge, et souvent des raisons qui, présentées hardiment, n'eussent laissé aucun doute dans son esprit, lui deviennent suspectes par les précautions mêmes dont on les accompagne; car il sera porté à croire qu'on ne s'assurait pas beaucoup en elles seules. Que l'orateur montre donc dans toutes ses paroles une confiance qui témoigne sans cesse de la bonté de sa cause. C'est en quoi Cicéron brille comme dans tout le reste. L'assurance qu'il affecte a l'air de la sécurité, et l'autorité qu'il donne à ses paroles est si puissante qu'elle tient lieu de preuve : on n'ose. douter de ce qu'il avance.

Au reste, quiconque connaîtra bien le fort et le faible de l'accusation et de la défense discernera sans peine les objections au-devant desquelles il doit aller, ou les raisons sur lesquelles il doit insister. A l'égard de l'ordre qu'il faut tenir, il n'est nulle part ailleurs plus facile. Si nous sommes demandeurs, nous confirmerons d'abord nos preuves; ensuite, nous réfuterons celles qu'on nous objectera : si nous sommes défendeurs, nous commencerons par la réfutation. Mais d'une objection naît une autre objection, et cela indéfiniment. Ainsi, dans les luttes de gladiateurs, les attaques qu'on appelle de seconde main deviennent de troisième main, si la première a eu pour but d'attirer l'adversaire au combat; et même de quatrième, si on a provoqué deux fois, de manière qu'on ait eu à se défendre deux fois, comme on a attaqué deux fois: ce qui peut encore aller plus loin.

Dans le chapitre précédent, j'ai parlé d'une preuve qui n'est que l'expression du témoignage de la conscience, et qui consiste à affirmer simplement ou à nier, comme fit Scaurus, dont j'ai rapporté l'exemple. Cette sorte de preuve convient aussi à la réfutation. Je ne sais même si sa place naturelle n'est point lorsqu'il s'agit de nier. Mais ce que je recommande surtout aux deux parties, c'est de bien examiner le point capital du procès; car souvent on parle de part et d'autre sur beaucoup de choses, et en définitive le jugement ne porte que sur un très petit nombre de points.

Telles sont les règles de la confirmation et de la réfutation. Mais ce n'est pas tout : il faut que la force et l'éclat de l'éloquence viennent en aide à nos preuves; car, quelque bonnes qu'elles soient en elles-mêmes, elles paraîtront toujours faibles, si l'orateur ne les anime et ne les vivifie. Et en effet, ces lieux communs sur les témoins, sur les pièces, sur les arguments, et autres preuves de cette espèce, contribuent beaucoup à entraîner les juges; comme aussi ces lieux particuliers dont on se sert pour louer ou blâmer une action, pour démontrer qu'elle est juste ou injuste, pour en exagérer ou en diminuer l'importance, pour la présenter sous des couleurs odieuses ou favorables. Or, de ces lieux, les uns sont fort utiles dans la comparaison d'un argument avec un autre, ou de plusieurs entre eux; d'autres influent sur la décision de la cause entière; ceux-ci servent -à préparer le juge, ceux-là à l'affermir dans les dispositions où il est déjà : et tantôt c'est sur la cause entière, tantôt c'est sur quelques parties qu'il faut le préparer ou l'affermir, et cela suivant la convenance. C'est pourquoi j'admire que de célèbres rhéteurs, qui ont été comme les chefs de deux sectes différentes, aient agité sérieusement s'il faut traiter ces lieux à la suite de chaque question, comme le veut Théodore, ou s'il faut instruire le juge avant de songer à l'émouvoir, ainsi que le veut Apollodore; comme si on ne pouvait pas tenir le milieu dont je parle, et qu'on ne dût jamais prendre conseil de son sujet. Ceux qui nous donnent ces préceptes sont évidemment étrangers au barreau. Aussi leurs règles, fruit de la spéculation et du loisir, se trouvent-elles en défaut au jour du combat. En effet, la plupart de ceux qui ont fait de la rhétorique un art si mystérieux nous ont assujettis à des lois fixes, non seulement en ce qui regarde les lieux d'où on doit tirer les arguments, mais encore en ce qui regarde la forme qu'on doit leur donner. J'en dirai d'abord quelques mots, après quoi j'exposerai hardiment ce que je pense, c'est-à-dire ce que je vois que les plus célèbres orateurs ont fait.

CHAP. XIV. On appelle enthymème non seulement l'argument, c'est-à-dire la chose dont on se sert pour en prouver une autre, mais encore l'énonciation de l'argument; et, comme je l'ai déjà dit , cette énonciation est de deux sortes. Car tantôt l'enthymème se tire des conséquents, et consiste en une proposition immédiatement suivie de sa preuve, comme celui-ci, dans l'oraison pour Ligarius : La cause était douteuse alors , parce que chaque parti pouvait se justifier jusqu'à un certain point; mais aujourd'hui on ne peut douter que le parti le meilleur ne soit celui pour lequel les dieux se sont déclarés. Ce raisonnement contient une proposition avec sa preuve, et n'a point de conclusion; ainsi c'est un syllogisme imparfait. Tantôt il se tire des contraires, ce qui, selon certains rhéteurs, constitue seul l'enthymème, et a beaucoup plus de force. Tel est le suivant, emprunté à l'oraison pour Milon : Vous êtes donc assemblés ici pour venger la mort d'un homme, à qui vous ne rendriez pas la vie, s'il était en votre pouvoir de la lui rendre. On peut quelquefois lui donner un plus grand nombre de parties, comme fait Cicéron dans le même plaidoyer : Ainsi Milon, qui a épargné Clodius lorsque sa mort eût fait plaisir à tout le monde; qui n'a pas osé le tuer, lorsqu'il le pouvait impunément et avec justice, lorsque le lieu, le temps, tout lui était favorable; Milon aura indignement assassiné le même Clodius lorsque le lieu, le temps, tout lui était contraire, et qu'il ne le pouvait sans être blâmé de plusieurs, sans s'exposer même à perdre la vie. Cependant l'enthymème qu'on regarde comme le meilleur est celui dont la preuve est jointe à une proposition dissemblable ou contraire, comme dans cet exemple; tiré de Démosthène : Si d'autres avant vous ont violé les lois, il ne s'ensuit pas que vous, qui avez imité leur conduite, deviez échapper au châtiment. C'est au contraire, un motif, de plus pour vous condamner; car, comme vous n'auriez pas suivi leur exemple si quelqu'un d'eux eût été puni, de même votre condamnation empêchera un autre de vous imiter à l'avenir.

Selon quelques rhéteurs, l'épichérème est composé de quatre, de cinq, et même de six parties. Cicéron en admet cinq : la proposition, ou majeure; la raison de la majeure ; l'assomption ou mineure; la preuve de la mineure; enfin, la complexion ou conclusion. Mais comme la majeure n'a pas toujours besoin de sa raison, ni la mineure de sa preuve, et que la conclusion même n'est, pas toujours nécessaire, Cicéron croit que l'épichérème peut quelquefois n'avoir que quatre, trois, ou deux parties. Pour moi, je tiens, avec un grand nombre d'auteurs, qu'il n'en a que trois au plus : car l'ordre naturel veut qu'il y ait une première proposition, qui détermine ce dont il est question; une seconde, qui serve à prouver la première; et, au besoin, une troisième, qui soit la conséquence des deux premières. Ainsi, il y aura la proposition, ou la majeure; l'assomption, ou mineure, et la connexion, ou conclusion : car la confirmation ou l'amplification des deux premières propositions peut rentrer dans les parties auxquelles elle se rapporte. Prenons dans Cicéron un épichérème de cinq parties : Les choses auxquelles la sagesse préside sont mieux gouvernées que celles auxquelles elle ne préside pas. C'est ce qu'on appelle la première partie, laquelle doit être ensuite appuyée de diverses raisons, et amplifiée par l'élocution. Pour moi, je crois que tout cela ne fait qu'une seule et même proposition. Autrement, si la raison fait une partie, comme il peut y avoir plusieurs raisons, il y aura donc aussi plusieurs parties. Cicéron passe ensuite à la mineure : Or, rien n'est mieux gouverné que le monde. Cette seconde proposition doit avoir sa preuve, qui tient le quatrième rang. J'en dis autant de la mineure que de la majeure. En cinquième lieu, on place la complexion ou conclusion, qui tantôt se borne à résumer ce qui résulte de toutes les parties, en ces termes : Donc le monde est régi par la sagesse; tantôt, après avoir réuni en peu de mots la majeure et la mineure, y ajoute ce qui se conclut de l'une et de l'autre, de la manière suivante : Que si les choses auxquelles préside la sagesse sont mieux gouvernées que celles auxquelles elle ne préside pas, et si rien n'est mieux gouverné que ce monde, il s'ensuit que ce monde est gouverné par la sagesse. J'admets cette troisième partie. Mais ces trois parties que je donne à l'épichérème n'ont pas toujours la même forme : tantôt la conclusion n'est pas autre chose que la majeure; par exemple, l'âme est immortelle, car ce qui se meut de soi- même est immortel : or, l'âme se meut d'elle-même; donc l'âme est immortelle. Cette forme de raisonnement n'est pas restreinte aux arguments, pris séparément; elle s'étend à la cause entière, lorsque cette cause est simple, et aux questions. Et en effet, toute cause et toute question ont une première proposition : Vous avez commis un sacrilège. - On peut avoir tué un homme sans être coupable de meurtre. Puis vient la raison, qui est ici plus développée que dans les arguments particuliers; et enfin la conclusion, qui confirme ce qui précède, soit par une énumération détaillée, soit par un court résumé. Dans cet épichérème, la proposition est douteuse, puisque c'est elle qui fait l'objet de la contestation. Tantôt la conclusion ne reproduit pas la majeure quant à la forme, mais elle a la même force quant au fond. La mort n'est rien; car ce qui est dissous est privé de sentiment; or, ce qui est privé de sentiment n'est rien.

Enfin quelquefois la proposition n'est pas la même que la conclusion : Les animaux sont plus parfaits que les choses inanimées; or, rien n'est si parfait que le monde; donc, le monde est un animal. La proposition qui constitue ici la conclusion peut être présentée d'une manière dubitative. Par exemple, le monde est un animal, car tous les animaux sont plus parfaits que les choses inanimées. Au reste, cette proposition est tantôt évidente, comme dans le premier de ces deux exemples; tantôt elle a besoin de preuve, comme dans celui-ci : Quiconque veut vivre heureux doit philosopher. Car tout le monde n'en convient pas, et le reste ne peut être admis qu'autant que la première partie est confirmée. Quelquefois la mineure est évidente : or, tous les hommes veulent être heureux; quelquefois aussi elle a besoin de preuve : ce qui est dissous est privé de sentiment. Car il est possible que, nonobstant la dissolution du corps, l'âme soit immortelle, ou du moins subsiste pendant un certain temps. Ce que j'appelle assomption ou mineure, quelques-uns l'appellent raison.

L'épichérème ne diffère du syllogisme qu'en ce que le syllogisme a un plus grand nombre de formes, et tire ses conséquences du vrai, tandis que la plupart du temps l'épichérème ne les tire que du vraisemblable. Car si l'on pouvait toujours s'appuyer sur une proposition incontestable, à quoi servirait l'orateur? En effet, qu'est-il besoin d'éloquence pour dire : Ces biens m'appartiennent, car je suis fils unique du défunt; ou bien, je suis unique héritier, en vertu du testament du défunt; donc ces biens m'appartiennent. Mais lorsque la raison même fiait question, il faut rendre certain ce qui doit servir à prouver l'incertain. Par exemple, si la partie adverse fait cette objection : Vous n'êtes pas son fils, ou vous n'êtes pas légitime, ou vous n'êtes pas seul; ou bien encore, vous n'êtes pas héritier ou le testament n'est pas bon, ou vous n'avez pas capacité pour recueillir une succession, ou vous avez des cohéritiers, il faut alors que le demandeur prouve son droit. Et comme cette preuve ne se peut faire sans beaucoup de paroles, la conclusion devient une partie indispensable de l'épichérème. En d'autres occasions, ta proposition suffit avec sa raison, comme ici : Les lois se taisent au milieu des armes, et elles n'ordonnent pas qu'on les attende, et qu'on s'expose à souffrir une mort injuste, avant d'en pouvoir demander la juste punition. C'est pourquoi on a dit que cet enthymème, qui se tire des conséquents, est semblable à la raison. Quelquefois même on se contente d'une partie, et cette partie suffit, comme : Les lois se taisent au milieu des armes.

On peut même encore commencer par poser la raison, et ensuite on conclut; par exemple, Si les Douze Tables permettent de tuer un voleur de nuit, de quelque manière que ce soit; si elles autorisent à tuer un voleur de jour, lorsqu'il fait résistance à main armée, comment peut-on prétendre qu'elle punit sans distinction tous ceux qui tuent? Cicéron varie encore cet argument, et place derechef la raison en troisième lieu : Comment peut-on, prétendre, et surtout lorsqu'on voit qu'en certains cas les lois elles-mêmes nous mettent les armes à la main...? Ailleurs, il suit l'ordre naturel : Un brigand, qui nous tend des embûches, peut-il être tué injustement? C'est la proposition. Que signifient ces escortes, ces épées? C'est la raison. Certainement la loi ne les autoriserait pas s'il ne nous était jamais permis de nous en servir. C'est la conclusion.

Voilà comme on emploie ce genre d'argument : voyons maintenant comment on le réfute. On peut l'attaquer de trois manières, c'est-à-dire par toutes les parties qui le composent : car c'est ou la proposition que l'on combat, ou la mineure, ou la conclusion, ou ce sont toutes les trois ensemble. Toutes ces parties se réduisent à trois, comme je viens de le dire. On commence par réfuter la majeure suivante: Il est permis de tuer un homme qui nous tend des embûches; car la première question qui se présente tout d'abord dans l'affaire de Milon est celle-ci: L'impunité doit-elle être accordée à un homme qui confesse avoir commis un meurtre ? A l'égard de la mineure, on la combat par les moyens que j'ai indiqués au chapitre de la réfutation. Quant à la raison, elle est quelquefois vraie, quoique la proposition soit fausse; et quelquefois fausse, quoique la proposition soit vraie. La vertu est un bien: cette proposition est vraie; mais si l'on ajoutait : car elle nous enrichit, on donnerait une fausse raison d'une proposition vraie. On réfute la conclusion, soit en la niant lorsqu'elle ne résulte pas de ce qui précède, soit en disant qu'elle ne fait rien à la question. Nous sommes en droit de tuer quiconque nous tend des embûches; car quiconque se conduit en ennemi, peut être repoussé comme ennemi. Donc Clodius, en se conduisant comme l'ennemi de Milon, a été tué justement par celui-ci. Cette conclusion est fausse ; car nous n'avons pas établi que Clodius eût dressé des embûches à Milon. Nous pouvons tuer justement, comme ennemi, quiconque nous dresse des embûches. Cette conclusion est vraie, mais elle ne fait rien à la question, car elle ne prouve pas que Clodius ait dressé des embûches à Milon. Il peut arriver que la conclusion soit fausse, quoique la proposition et la raison soient vraies; mais si la proposition et la raison sont fausses, la conclusion n'est jamais vraie.

L'enthymème est appelé par quelques-uns le syllogisme des orateurs, et par d'autres partie du syllogisme, parce que le syllogisme a toujours toutes ses parties, lesquelles conspirent à prouver une même chose, au lieu que l'enthymème se contente de faire entendre sa proposition. Voici, par exemple, un syllogisme : La vertu est le seul bien véritable; car le seul bien véritable est ce dont on ne saurait abuser; or, nul ne saurait abuser de la vertu; donc la vertu est le seul bien véritable. L'enthymème ne se compose que des conséquents : la vertu est un bien, puisque nul ne saurait en abuser. Voici un syllogisme négatif : L'argent n'est point un bien, car une chose dont on peut abuser n'est point un bien; or, on peut abuser de l'argent; donc l'argent n'est point un bien. L'enthymème se borne à opposer les contraires : L'argent peut-il être un bien, puisqu'il n'y a personne qui n'en puisse abuser? Voici un autre syllogisme dans les formes: Si l'argent monnayé doit être réputé argenterie, celui qui a légué toute son argenterie a légué aussi son argent monnayé : or, il a légué toute son argenterie; donc il a légué aussi son argent monnayé. Mais un orateur se contente de dire : Puisque le, testateur a légué toute son argenterie, il a légué aussi son argent monnayé.

Je crois avoir accompli la tache imposée à un rhéteur; c'est à l'orateur à faire avec discernement l'application des règles que j'ai enseignées. Car, de même que je ne crois pas qu'il soit défendu d'employer quelquefois le syllogisme dans l'oraison, aussi je n'approuve pas qu'elle se compose uniquement ou qu'elle soit farcie d'épichérèmes et d'enthymèmes, entassés les uns sur les autres; car un discours de cette façon ressemblerait plus aux dialogues et aux disputes des dialecticiens, qu'à un plaidoyer judiciaire, qui est une chose toute différente. En effet, ces doctes, qui cherchent la vérité entre eux, approfondissent une question jusque dans ses plus petits détails, et ne s'arrêtent qu'à l'évidence. Aussi s'attribuent-ils l'art de trouver et de discerner le vrai : art qu'ils divisent en deux parties, auxquelles ils donnent les noms de topique et de critique. Mais nous autres orateurs, nous avons affaire à d'autres hommes, au goût desquels nous sommes obligés de nous conformer. Le plus souvent nous avons à parler à des ignorants, ou du moins à des gens qui ne connaissent que l'éloquence oratoire. Si nous ne savons les attirer par le plaisir, les entraîner par la force, et les remuer quelquefois par le moyen des passions, la justice et la vérité nous font défaut. L'éloquence veut être riche et brillante : or, elle n'aura ni l'un ni l'autre de ces attributs, si nous la hachons en une infinité de propositions invariables et uniformes. Rampante, elle sera méprisée; servile, elle déplaira; elle causera la satiété par son abondance, et rebutera par son ampleur démesurée. Qu'elle prenne donc son cours, non par de petits sentiers, mais en plein champ; non comme ces eaux souterraines qui coulent dans d'étroits canaux, mais comme les larges fleuves qui remplissent les vallées, et se frayent, au besoin, un passage. Quoi de plus misérable que de s'assujettir aux règles, comme un enfant qui copie, sous les yeux de son maître, un modèle d'écriture, ou comme ces gens qui, suivant le proverbe grec, gardent religieusement le vêtement que leur mère leur a donné? Eh quoi! toujours une proposition et une conclusion, avec leurs conséquents et leurs contraires? L'orateur ne peut-il donc animer ces raisonnements, les amplifier, les varier, les déguiser sous mille figures, en sorte qu'ils paraissent amenés naturellement, et n'aient rien qui sente la main du maître et la contrainte de l'art? Quel orateur a jamais parlé ainsi? Démosthène lui-même n'offre que fort peu d'exemples de cette austérité, qui tient, pour ainsi dire, de la rigueur du droit. Cependant les Grecs, qui en cela seul font plus mal que nous, ont une prédilection pour cette dialectique, où les propositions s'enlacent et s'enchaînent dans une trame inextricable. Ils se plaisent à tirer des conséquences dans les raisonnements les moins douteux, à prouver ce qu'on ne leur conteste pas, et s'imaginent par là ressembler aux anciens. Mais demandez-leur quel est celui des anciens qu'ils prétendent imiter, ils seront fort embarrassés de vous répondre.

Je parlerai ailleurs des figures. Quant à présent, j'ajouterai seulement que je ne suis pas même de l'avis de ceux qui pensent que les arguments se doivent traiter dans un style pur, clair et précis, mais sans abondance ni ornement. Sans doute, la clarté et la précision sont nécessaires, et, même dans les petites choses, il faut n'employer que les termes les plus propres et les plus usuels. Mais si la cause est importante, je crois qu'on n'en doit exclure aucun ornement, pourvu que la clarté n'en souffre pas. Souvent une métaphore met les choses dans un plus beau jour ; et cela est si vrai, que les jurisconsultes eux-mêmes, qui s'attachent surtout à la propriété des termes, ne font pas difficulté de définir le rivage, l'endroit où le flot vient se jouer. Plus un sujet est naturellement dépourvu de grâce, plus il faut s'étudier à l'embellir; l'argumentation est moins suspecte quand elle est dissimulée, et il n'y a pas loin du plaisir à la persuasion. Autrement, il faudra dire que Cicéron a eu tort de mêler à son argumentation ces figures hardies:  Les lois se taisent au milieu du bruit des armes. - Les lois elles-mêmes nous mettent quelquefois le fer à la main. Cependant il faut user sagement de ces figures, en sorte qu'elles embellissent le discours sans l'embarrasser.