Quintilien

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

 

LIVRE III

LIVRE II - LIVRE IV

 

 

 

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

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SOMMAIRE.

CHAP. I. Des auteurs qui ont traité de la rhétorique. — II. De l'origine de la rhétorique. — III. Que la rhétorique a cinq parties. — IV. Qu'il y a trois genres da causes. — V. Des parties qui composent toute espèce de discours. — VI. Ce que c'est que l'état de la cause; d'où il se tire ; si c'est le défenseur ou le demandeur qui le détermine; combien il y en a, et quels ils sont. -- VII. Du genre démonstratif, lequel consiste dans la louange et le blâme. — VIII. Du genre délibératif et de la prosopopée. — IX. Des parties d'une cause judiciaire. — X. Des différents genres de causes judiciaires. — XI. Ce que c'est que question, moyen de défense, point à juger, point fondamental de la cause, et jusqu'à quel point tout cela est nécessaire.

CHAP. I. J'ai recherché dans le second livre ce que c'est que la rhétorique, et quelle est sa fin ; et j'ai démontré, autant que mes forces me l'ont permis, qu'elle est un art, qu'elle est utile, qu'elle est une vertu, et qu'elle a pour matière toutes les choses sur lesquelles l'orateur est appelé à parler. Je vais maintenant traiter de son origine, des parties dont elle se compose, et de la manière de trouver et de mettre en œuvre les éléments qui constituent sa matière, le tout dans la mesure d'étendue que comporte cet art. Car la plupart de ceux qui ont écrit des rhétoriques n'ont point embrassé l'art dans son entier, et même Apollodore s'est borné au genre judiciaire.

Je n'ignore pas que la partie de l'institution oratoire, qui fait l'objet de ce troisième livre, est celle que les personnes qui veulent la bien connaître désiraient plus particulièrement de me voir traiter: je sais que j'aborde une matière que rend très épineuse l'excessive diversité des opinions que j'aurai à examiner, et qui, par la sécheresse presque nécessaire de sa forme, ne saurait avoir aucun attrait pour le lecteur. Dans les autres parties, j'ai cherché à revêtir de quelque ornement la nudité du sujet, non pour faire parade d'esprit, car j'aurais pu choisir pour cela un fond plus riche, mais pour attirer plus facilement les jeunes gens vers des connaissances qui me semblent indispensables à qui veut s'instruire, en les conviant, par le charme de la lecture, à étudier plus volontiers des choses dont l'enseignement nu et aride aurait peut-être rebuté leurs esprits et blessé la délicatesse de leurs oreilles. C'est dans cette pensée que Lucrèce a mis en vers les préceptes de la philosophie, ainsi qu'il le dit lui-même dans cette comparaison si connue : De même qu'un médecin, pour tromper l'enfant auquel il présente un breuvage d'absinthe, humecte les bords de la coupe avec un peu de miel, etc.

Mais, pour moi, je crains bien que ce livre ne contienne peu de miel et beaucoup d'absinthe, c'est-à-dire qu'il ne soit plus utile qu'agréable; je crains surtout qu'il n'obtienne d'autant moins de faveur, que la plupart des préceptes, qu'il renferme ne sont pas les miens, mais ceux d'autrui. Il pourra même rencontrer des contradicteurs, car la plupart des auteurs, quoique tendant au même but, se sont frayé des routes différentes, et chacun d'eux y à fait entrer ses disciples. Or, ceux-ci regardent toujours comme le meilleur le chemin dans lequel ils se sont une fois engagés; et l'on ne revient guère des préjugés de l'enfance, parce qu'il n'y a personne qui n'aime mieux avoir appris que d'apprendre.

Comme on le verra à mesure qu'on avancera dans cet ouvrage, il existe, parmi les auteurs, une divergence d'opinions infinie, qui provient de ce que les uns ont voulu perfectionner ce qui avait été seulement ébauché avant eux et y ajouter leurs découvertes, et de ce que les autres, pour avoir l'air d'y mettre du leur, ont fait des changements où il n'y avait rien à changer. Après ceux dont il est fait mention dans les poètes, le premier qui ait, dit-on, agité quelques questions sur la rhétorique, est Empédocle; et les premiers qui aient écrit des traités sur cet art, sont Corax 87 et Tisias, de Sicile, qui furent suivis de Gorgias de Léontium, leur compatriote. Ce dernier avait été, dit-on, disciple d'Empédocle, et, grâce à sa longue carrière, car il vécut cent neuf ans, il fleurit en même temps que beaucoup d'autres rhéteurs, depuis ceux que j'ai nommés et dont il avait été le rival, jusqu'à Socrate et par delà. De ce nombre furent Thrasymaque de Chalcédoine, Prodicus de Céos, et Protagoras d'Abdère, à qui, à ce qu'on rapporte, Évathle avait donné dix mille deniers pour apprendre de lui la rhétorique, dont il publia un traité; Hippias d'Élis; Alcidame d'Élée, que Platon appelle Palamède; Antiphon, qui écrivit le premier plaidoyer, qui composa même, après, un traité de rhétorique, et plaida fort bien, dit-on, dans une cause qui lui était personnelle; Polycrate, qui, comme nous l'avons déjà dit, fit une harangue contre Socrate, et Théodore de Byzance, un de ces hommes que Platon appelle λογοδαιδάλους, artisans ingénieux de paroles.

Parmi ces rhéteurs, ceux qui passent pour avoir les premiers traité des lieux communs sont Protagoras, Gorgias, Prodicus et Thrasymaque. Cicéron, dans son Brutus, prétend que jusqu'à Périclès on n'aperçoit dans aucun écrit le moindre ornement oratoire; il fait mention, à ce sujet, de quelques fragments attribués à ce grand homme. Pour moi, je n'y vois rien qui réponde à sa haute réputation d'éloquence; aussi ne suis-je point étonné que bien des gens pensent qu'il n'a rien écrit, et que ce qui court sous son nom n'est pas de lui.

A ces rhéteurs il en succéda une foule d'autres. Parmi les disciples de Gorgias, le plus célèbre fut Isocrate, quoique les auteurs ne s'accordent pas à lui donner Gorgias pour maître; mais je m'en tiens au témoignage d'Aristote. Il fut le point d'où la rhétorique commença à se partager en différentes routes. Les disciples d'Isocrate excellèrent dans tous les genres de science; et ce rhéteur étant devenu vieux (il vécut quatre-vingt-dix-huit ans accomplis), Aristote commença, dans des leçons qu'il donnait l'après-midi, à professer l'art oratoire; et parodiant, à ce qu'on rapporte, un vers connu de la tragédie de Philoctète, il disait souvent qu'il était honteux de se taire, et de laisser parler Isocrate.

Ils composèrent l'un et l'autre un traité de rhétorique, mais celui d'Aristote est plus développé. Théodecte était du même temps. J'ai déjà parlé de son ouvrage. Théophraste, disciple d'Aristote, a écrit aussi avec soin sur la rhétorique. Depuis, les philosophes se sont montrés plus ardents que les rhéteurs mêmes à traiter cette matière, et notamment les principaux d'entre les stoïciens et les péripatéticiens. Ensuite vint Hermagoras, qui se fraya un chemin tout particulier : plusieurs l'y suivirent, entre autres Athénée, qui parait avoir le plus approché de lui. Enfin, après eux, on vit paraître Apollonius Molon, Aréus, Cécilius et Denys d'Halicarnasse, qui ont tous beaucoup écrit.

Mais il en est deux surtout qui ont brillé comme chefs d'école: ce sont Apollodore de Pergame, que César Auguste eut pour maître à Apollonie, et Théodore de Gadare, qui aima mieux se dire de Rhodes, et dont Tibère César, retiré dans cette île, suivit, dit-on, les leçons avec assiduité. Ces deux rhéteurs professaient des opinions différentes, d'où leurs disciples furent appelés apollodoriens et théodoriens, à la manière des philosophes, qui se partagent en certaines sectes. Quant à Apollodore, c'est plutôt par ses disciples que par lui- 88 même que nous connaissons sa doctrine. C. Valgius nous l'a transmise en latin, et Atticus en grec : l'un et l'autre avec beaucoup d'exactitude. Pour lui, il n'a laissé qu'un traité de rhétorique, qu'il adresse à Matius; le reste, il le désavoue dans sa lettre à Domitius. Théodore a plus écrit, et son disciple Hermagoras n'est pas si éloigné de notre temps que quelques personnes ne l'aient pu voir.

Pour ce qui est des Romains, le premier, que je sache, qui ait donné quelques règles d'éloquence est Caton le censeur. Après lui, M. Antoine ébaucha l'art dans un petit traité; c'est le seul ouvrage que nous ayons de lui, encore est-il inachevé. Après eux viennent quelques auteurs moins célèbres, mais dont je ne laisserai pas au besoin de faire mention. Mais celui qui a donné à la fois l'exemple et le précepte, celui qui est parmi nous le modèle par excellence comme orateur et comme rhéteur, c'est Cicéron. Il conviendrait de se taire après un si grand maître, s'il ne nous apprenait lui-même que ses livres de rhétorique étaient pour ainsi dire échappés à sa jeunesse, et si, dans ses traités oratoires, il n'eût omis sciemment les préceptes qui regardent les parties moins relevées de l'art, et qu'on regrette généralement de n'y point trouver. Cornificius a beaucoup écrit sur le même sujet; Stertinius et Gallion le père nous ont aussi laissé quelque chose; mais Celsus et Lénas, antérieurs à Gallion; et de notre temps Virginius, Pline et Tutilius, ont plus approfondi la matière. Enfin nous avons encore aujourd'hui d'illustres auteurs qui, s'ils avaient tout embrassé, m'auraient dispensé d'écrire. Mais je m'abstiens de nommer les vivants, qui, du reste, n'y perdront rien; car l'envie s'arrête en deçà du tombeau, mais la gloire passe au delà. Cependant le respect que j'ai pour tant de grands noms ne m'empêchera pas de dire quelquefois ma pensée; car je ne suis pas du nombre de ceux qui s'attachent superstitieusement à une secte : j'ai voulu seulement mettre le lecteur en état de faire un choix, en rassemblant autour de chaque question les diverses opinions des autres, n'aspirant qu'au mérite de l'exactitude toutes les fois que la matière ne demande rien de plus.

CHAP. II. Quelle est l'origine de la rhétorique? cette question ne doit pas nous arrêter longtemps. Qui doute en effet que ce ne soit de la nature même que les hommes ont reçu le langage ou du moins le principe du langage, au moment où ils parurent sur la terre? qu'ensuite le besoin ne les ait portés à cultiver et accroître cette faculté, et qu'enfin la réflexion et l'exercice ne l'aient perfectionnée? Je ne vois pas ce qui a pu porter à croire que le soin de bien parler ait commencé avec ceux que le danger de succomber à quelque accusation a forcés de mettre un peu d'art dans leur langage. Cette cause est noble sans doute, mais elle n'est pas la première; car on ne se justifie pas sans avoir été accusé, à moins qu'on ne prétende aussi que le premier glaive fut forgé dans l'intention de se défendre, et non dans celle d'attaquer.

C'est donc la nature qui a donné naissance au langage, et c'est l'observation qui a donné naissance à l'art. En effet, de même que l'art de la médecine est le résultat des expériences faites sur ce qui est favorable ou contraire à la santé; ainsi, l'art de l'éloquence est le résultat des observations faites sur ce qui était utile ou nuisible en parlant, et développées ensuite par la réflexion conformément à ces premières données. Le tout 89 a été éprouvé par l'usage; puis, chacun a enseigné ce qu'il savait.

Cicéron attribue l'origine de l'éloquence aux fondateurs des villes et aux législateurs. Je conviens qu'ils ont eu besoin de beaucoup d'éloquence, mais je ne vois pas la raison de cette opinion. N'existe-t-il pas encore aujourd'hui des peuples qui n'ont ni demeure fixe, ni ville, ni lois, et qui ne laissent pas d'avoir parmi eux des hommes qui remplissent le rôle d'ambassadeurs, qui soutiennent et repoussent des griefs, qui enfin ne doutent pas que celui-ci ne parle mieux que celui-là?

CHAP. III. Tout l'art oratoire, comme l'enseignent la plupart des grands maîtres, consiste en cinq parties: l'invention, la disposition, l'élocution, la mémoire, la prononciation ou l'action: car on dit l'un et l'autre. En effet, tout tissu d'oraison, qui sert à exprimer un jugement, contient nécessairement une pensée et des mots. S'il est court et se résout dans une phrase, cette pensée et ces mots suffiront peut-être; mais s'il a plus d'étendue, il exigera davantage; car alors il n'importe pas seulement de savoir ce que l'on doit dire et comment, mais encore en quel lieu : on a donc aussi besoin de la disposition. Maintenant comment dire tout ce qu'il faut sur un sujet, et dire chaque chose en son lieu, sans le secours de la mémoire? aussi doit-elle former une quatrième partie : enfin, que la prononciation pèche, soit par le geste, soit par la voix, elle peut tout gâter, tout perdre : elle doit donc nécessairement former une cinquième partie.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter à l'opinion de ceux qui, comme Albutius, n'admettent que les trois premières parties, sur le fondement que la mémoire et l'action sont un don de la nature et non un effet de l'art. Thrasymaque, il est vrai, est du même sentiment pour ce qui regarde l'action; mais je ferai voir que l'une et l'autre tiennent quelque chose de l'art, lorsque j'en exposerai les préceptes. D'autres, au contraire, ajoutent une sixième partie, en plaçant le jugement après l'invention, parce que, disent-ils, on invente d'abord, puis on juge. Je crois, pour moi, que qui n'a pas jugé n'a pas même inventé. Aussi ne dit-on pas d'un homme qui a employé des arguments contraires à sa cause, communs à l'intérêt des deux parties, ou destitués de sens, qu'il a inventé cela; mais on dit qu'il n'a pas su l'éviter. Cicéron, à la vérité, dans ses livres de rhétorique, met aussi le jugement après l'invention; mais il me semble que le jugement est tellement répandu dans les trois premières parties (car sans le jugement il ne peut y avoir ni disposition ni élocution), que je dirai même que la prononciation lui doit beaucoup. Je parle ainsi avec d'autant plus d'assurance, que, dans ses Partitions oratoires, le même auteur aboutit à la division que j'ai établie plus haut. Car après avoir divisé d'abord la rhétorique en deux parties, l'invention et l'élocution, il attribue à la première le soin de trouver les choses et de les disposer, et à la seconde les mots et la prononciation. Puis il constitue une cinquième partie, commune à toutes les autres, et qui en est comme la gardienne, la mémoire. Il dit encore dans l'Orateur que la rhétorique se compose de cinq parties; et comme ces ouvrages ont été écrits en dernier, ils sont aussi de plus sûrs garants de ses opinions.

Ceux-là ne me paraissent pas moins céder au besoin de dire quelque chose de nouveau, qui, non contents de la disposition, y ajoutent l'or- 90 dre : comme si la disposition était autre chose que l'arrangement du tout dans le meilleur ordre possible. Dion n'a reconnu que l'invention et la disposition; mais il fait l'une et l'autre doubles, en sorte qu'elles s'étendent et aux choses et aux mots: ainsi, selon lui, l'élocution est une partie de l'invention, et la prononciation une partie de la disposition : ce qui fait toujours quatre parties, auxquelles il faut en ajouter une cinquième, la mémoire.

Les partisans de Théodore admettent ordinairement une double invention, l'une pour les choses et l'autre pour les mots; du reste, ils ne changent rien aux trois autres parties. Hermagoras fait dépendre le jugement, la distribution, l'ordre, et tout ce qui concerne l'élocution, de ce qu'il appelle l'économie, mot tiré du grec, qui signifie le soin des affaires domestiques, et qui est employé ici abusivement, notre langue n'ayant pas de mot qui y réponde.

C'est encore l'objet d'une question, que de savoir le rang que doit occuper la mémoire. Les uns la placent après l'invention, les autres après la disposition. A mon avis, la quatrième place est celle qui lui convient le mieux. Car il ne suffit pas de retenir ce qu'on a inventé pour pouvoir le disposer, ni de se souvenir de ce qu'on a disposé pour pouvoir l'énoncer, il faut encore que la mémoire conserve les mots dont on s'est servi pour exprimer ses pensées; car c'est elle qui est dépositaire de tout ce qui est entré dans la composition du discours.

Plusieurs veulent que tout cela soit l'œuvre de l'orateur, et non les parties de la rhétorique. N'est-ce pas à lui, dit-on, qu'il appartient d'inventer, de disposer, d'exprimer, etc.? Avec ce raisonnement, il ne restera rien pour l'art; car il appartient aussi à l'orateur de bien dire ; et cependant la rhétorique est la science de bien dire, ou, pour parler comme quelques-uns, l'orateur persuade, mais la rhétorique apprend à persuader. De même, l'orateur invente et dispose, mais la rhétorique apprend à inventer et à disposer.

Enfin, faut-il voir en cela ou les parties de la rhétorique, ou l'œuvre de la rhétorique, ou bien, comme le croit Athénée, ses éléments, en grec στοιχεῖα? c'est encore un point de controverse entre un grand nombre d'auteurs. Mais d'abord il n'est pas exact de dire que ce sont ses éléments, car on entend par éléments les premiers principes des choses. Ainsi l'eau, le feu, la matière, les atomes, sont les éléments du monde. On ne peut pas non plus appeler œuvre ce qui, loin d'être le résultat de quelque chose, sert, au contraire, à effectuer quelque chose. Ce sont donc les parties de l'art; car puisqu'elles composent la rhétorique, il est impossible que, un tout étant composé de parties, ce qui compose ce tout n'en soit pas les parties. Ceux qui ont mieux aimé leur donner le nom d'œuvre n'ont voulu, ce me semble, qu'éviter une répétition de mots, parce que déjà ils avaient divisé la rhétorique en trois parties, démonstrative, délibérative, et judiciaire. Mais ce sont des parties de la matière plutôt que de l'art; car la rhétorique est tout entière en chacune d'elles, puisque aucune ne peut se passer de l'invention, de la disposition, de l'élocution, de la mémoire, et de la prononciation : aussi quelques-uns ont-ils cru mieux dire en les appelant les trois genres de la rhétorique. Mais ceux qui ont dit les trois genres de causes ont parlé plus juste, et Cicéron les a suivis.

CHAP. IV. N'y a-t-il que trois genres de causes? y en a-t-il plus? on n'est pas d'accord sur ce point. 91 Il est certain que la plupart des écrivains les plus accrédités chez les anciens n'en comptent que trois, à l'exemple d'Aristote, qui seulement donne au genre délibératif un autre nom, celui de concional. Déjà cependant, comme on le voit chez quelques auteurs grecs, et dans les livres de Cicéron de Oratore, on éprouvait quelque tendance, et maintenant on est presque entraîné par l'autorité du plus grand écrivain de nos jours, à compter non seulement plus de trois genres, mais à en admettre un nombre presque infini. En effet, si l'on établit un genre particulier pour la louange et le blâme, à quel genre appartiendront les causes où l'orateur se plaint, console, apaise, excite, intimide, confirme, enseigne, éclaircit des ambiguïtés de mots, raconte, adresse des prières ou des remerciements, félicite, gourmande, invective, déchire, mande, contremande, émet des vœux, opine, et tant d'autres choses encore? de sorte que moi, qui persiste dans le sentiment des anciens, je me vois réduit à demander grâce, ou du moins à me justifier, en examinant pourquoi ils ont si fort restreint une matière aussi étendue.

Ceux qui croient que les anciens sont dans l'erreur s'imaginent que ce qui les a trompés, c'est que de leur temps les orateurs ne sortaient guère de ces trois genres. On écrivait pour louer la vertu ou décrier le vice; l'oraison funèbre était à la mode, la tribune et le barreau absorbaient presque entièrement l'éloquence en sorte que ceux qui, à cette époque, ont traité de la rhétorique, ont vu l'exclusion dans la fréquence.

Au contraire, ceux qui défendent les anciens distinguent trois sortes d'auditeurs : les uns, qui viennent pour le plaisir d'écouter; les autres, pour prendre conseil; les autres, pour juger. Pour moi, tout bien considéré, je crois qu'on pourrait se borner à distinguer deux sortes d'éloquence, l'éloquence judiciaire et l'éloquence extrajudiciaire. Le genre d'affaires, qui est du ressort du juge, est suffisamment déterminé par lui-même; celles qui ne sont point du ressort du juge regardent le passé ou l'avenir: le passé, nous le louons ou nous le blâmons; l'avenir, nous en délibérons. Je dirais encore que, quelque sujet qu'on traite, les choses dont on parle sont certaines ou douteuses. Si elles sont certaines, on les loue ou on les blâme, suivant la manière dont on est affecté. Si elles sont douteuses, ou nous sommes libres de nous en réserver la décision, ce qui est la matière des délibérations; ou nous nous soumettons au jugement d'autrui, c'est la matière des procès.

Anaximène ne reconnaissait que deux genres, le judiciaire et le délibératif; mais il subdivisait ces deux genres en sept espèces; conseiller, dissuader; louer, blâmer; accuser, défendre; et faire des enquêtes, ἐξεταστικόν. On voit que les deux premières espèces appartiennent au genre délibératif, les deux suivantes au démonstratif, et les trois dernières au judiciaire. Je ne dis rien de Protagoras, qui réduisait la rhétorique à ces quatre parties: interroger, répondre, ordonner, et prier. Platon, dans le Sophiste, ajoute au judiciaire et au délibératif un troisième genre qu'il appelle προσομιλητικὸν, c'est-à-dire propre à la conversation : genre qui n'a aucun rapport avec celui du barreau, mais qui convient aux discussions privées, et qui a toute la force de la dialectique. Isocrate pense que la louange et le blâme entrent dans ous les genres. Pour moi, je crois 92 que le parti le plus sûr et en même temps le plus raisonnable est de suivre le plus grand nombre. Il y a donc, comme je l'ai dit, un genre qui consiste à louer et à blâmer. Les uns l'appellent genre laudatif, nom tiré de la plus noble de ses deux fonctions; d'autres disent démonstratif. On croit, que ces deux mots sont traduits du grec ἐγκωμιαστικὸν et ἐπιδεικτικὸν. Cependant il me semble que le mot ἐπιδεικτικὸν implique l'idée d'ostentation plutôt que celle de démonstration, et qu'il diffère beaucoup du genre que les Grecs appellent ἐγκωμιαστικὸν . Il le contient, à la vérité, mais il ne s'y renferme pas. Niera-t-on que les panégyriques chez les Grecs appartiennent au genre appelé ἐπιδεικτικὸς? Cependant ils ont la forme délibérative, et traitent le plus souvent des intérêts de la Grèce. Il faut donc conclure qu'il y a trois genres de causes, mais que, dans chacun de ces trois genres, une partie est employée à traiter des affaires, et une autre à faire parade d'éloquence. Mais peut-être que notre mot démonstratif n'est pas emprunté des Grecs, et qu'il vient seulement de ce que la louange et le blâme font voir chaque chose telle qu'elle est. Le second genre est le délibératif; le troisième, le judiciaire. Toutes les autres espèces rentrent dans ces trois genres, et l'on n'en trouvera aucune où l'on ait à louer ou blâmer, à conseiller ou dissuader, à accuser ou défendre. Pour ce qui est de bien disposer les esprits, de raconter, d'instruire, d'amplifier, d'atténuer, d'exciter les passions ou de les calmer, ce sont des parties communes à tous les genres. Je ne suis pas même de l'avis de ceux qui, par une simplification plus commode que vraie, font consister le genre laudatif dans les questions qui regardent l'honnête, le genre délibératif dans celles qui regardent l'utile, et le judiciaire dans celles qui ont pour objet le juste. Ces trois genres ne subsistent, au contraire, que par le secours mutuel qu'ils se prêtent. En effet, dans un éloge ne traite-t-on pas du juste et de l'utile ? dans une délibération, de l'honnête ? Enfin on trouvera difficilement une cause judiciaire où il n'entre quelque chose de tout cela.

CHAP. V. Tout discours se compose de ce qui est signifié et de ce qui signifie, c'est-à-dire de choses et de mots. La faculté oratoire est consommée par la nature, l'art, et l'exercice. Quelques-uns y ajoutent l'imitation; mais pour moi je ne la sépare point de l'art. L'orateur a aussi trois devoirs à remplir : instruire, toucher, plaire. Cette division est plus claire que celle qui réduit toute l'éloquence à deux parties, les choses et les passions; car ces deux sortes d'éléments ne se rencontrent pas toujours dans le sujet qu'on traite; il y a des matières qui ne sont pas susceptibles de pathétique. Aussi, comme le pathétique ne trouve pas toujours place en tout, là où il se fait jour il produit beaucoup d'effet.

Les auteurs les plus éminents pensent qu'il y a dans la rhétorique des choses qui ont besoin de preuves, d'autres qui n'en ont pas besoin; et je suis de leur avis. Quelques-uns, au contraire, comme Celsus, prétendent que l'orateur ne doit parler que sur ce qui fait question; en quoi ils ont contre eux la plupart des rhéteurs, et la division même de l'éloquence en trois genres de causes, à moins que l'on ne veuille pas regarder comme une fonction de l'orateur de louer ce qui est incontestablement honnête, et de blâmer ce qui est incontestablement honteux.

On convient généralement que toute question 93 est fondée sur ce qui est écrit ou non écrit. Dans ce qui est écrit, la question roule sur le droit; dans ce qui n'est pas écrit, c'est le fait qu'on apprécie. Le premier genre de question est légal, le second est rationnel. C'est ce qu'Hermagoras et ceux qui l'ont suivi ont voulu dire par les deux mots grecs (νομικὸν et λογικὸν) dont ils se servent; et c'est aussi la pensée de ceux qui font consister toutes les questions dans les choses et dans les mots.

On convient encore que les questions sont ou indéfinies ou définies. Les premières sont celles qui, faisant abstraction des personnes, des temps, des lieux, et autres circonstances semblables, sont traitées pour et contre : c'est ce que les Grecs nomment thèse, et Cicéron, proposition; d'autres, questions civiles universelles; d'autres, questions philosophiques; et Athénée, partie de la cause. Cicéron distingue ce genre en spéculatif et en pratique. Ce monde est-il régi par une providence? Voilà le genre spéculatif. Doit-on prendre part à l'administration de la république? Voilà le genre pratique. Il subdivise le premier genre de questions en trois autres : si l'objet dont il s'agit existe, ce qu'il est, quel il est : car tout cela peut être ignoré; et le second, en deux autres : quels sont les moyens d'acquérir ce dont il est question, et comment on en doit user?

Les questions définies sont elles qui se renferment dans la considération des choses, des personnes, des temps, et autres circonstances de même nature. Les Grecs leur donnent le nom d'hypothèses (ὑποθέσις), et nous, celui de causes. Tout semble s'y réduire aux choses et aux personnes. La question indéfinie est plus vaste, puisque la question définie en découle. Rendons cela plus sensible par un exemple. Doit-on se marier? Voilà une question indéfinie. Caton doit-il se marier? Voilà une question définie, et qui par conséquent peut être la matière d'une délibération. Cependant les questions indéfinies, même sans aucune acception des personnes, ne laissent pas de se rapporter à quelque chose de particulier. Par exemple, cette question : si l'on doit prendre part à l'administration de la république, est purement spéculative; ainsi posée · peut-on prendre part à l'administration de la république, lorsqu'elle est en proie à la tyrannie, elle cesse d'être abstraite; car il y a là comme une personne cachée, qui rend la question double, et y mêle des considérations tacites de temps et de qualité. Mais ce n'est pas encore là proprement une cause. Au reste, les questions indéfinies sont aussi appelées questions générales; et, comme on ne saurait dire que c'est à tort qu'on les appelle ainsi, les questions définies seront par conséquent des questions spéciales.

Il faut remarquer que, dans toute question spéciale, il y en a une générale, qui en est comme l'antécédent. Je ne sais même si, dans les causes, la question qui naît au sujet de la qualité n'est pas une question générale. Milon a tué Clodius, et il a eu raison, car celui-ci lui dressait des embûches : n'est-ce pas faire cette question : Est-il permis de tuer celui qui nous tend des embûches? Que dirai-je de ce qui est purement conjectural? Quand on demande: Si c'est la haine ou la cupidité qui a fàit commettre tel crime; s'il faut croire à des aveux arrachés par la force des tourments; si l'on doit ajouter plus de foi aux témoins qu'aux preuves : ne sont-ce pas autant de questions générales? Quant à celles qui ont pour objet la définition, il est certain qu'elles ne peuvent être qu'universelles.

Quelques-uns croient qu'on peut aussi quelquefois donner le nom de thèses à des questions limitées à des personnes et à des causes, en posant 94 seulement la question d'une autre manière. Ainsi Oreste est accusé, voilà une cause; mais de savoir si Oreste a été justement absous; si Caton a pu honnétement livrer sa femme Marcia à Hortensius : voilà une thèse. Ils distinguent la thèse de la cause, en ce que la première appartient à la spéculation, et l'autre à la pratique. Dans la thèse, on discute uniquement dans l'intérèt de la vérité abstraite; dans la cause, c'est une affaire qu'on plaide.

Cependant certains auteurs pensent qu'il est inutile à l'orateur de traiter les questions universelles. A quoi sert, disent-ils, de prouver qu'on doit se marier, ou qu'on doit prendre part à l'administration de la république, si l'auditeur trouve dans son âge ou dans sa santé un obstacle à l'un ou à l'autre? Mais on ne pourrait faire la même objection sur toutes les questions du même genre, comme celles-ci, par exemple : La vertu est-elle le souverain bien? Le monde est-il régi par une providence ? Bien plus, dans les questions qui se rapportent à une personne, non seulement il ne suffit pas de traiter la question générale, mais ce n'est qu'après l'avoir approfondie qu'on peut aborder la question spéciale. En effet, comment Caton délibérera-t-il s'il doit se marier, s'il n'est établi que l'on doit se marier? et comment examinera-t-on s'il doit épouser Marcia, avant d'avoir établi que Caton doit se marier?

On pourra néanmoins m'opposer l'autorité d'Hermagoras en faveur de l'opinion que je combats ici, si toutefois l'ouvrage qui porte son nom ne lui est pas faussement attribué, ou n'appartient pas à un auteur du même nom. Comment, en effet, pourrait-il être de celui qui a écrit tant de choses admirables sur la rhétorique, et qui, comme on peut l'induire des paroles de Cicéron dans son premier traité sur l'art oratoire, a divisé la matière de l'éloquence en thèses et en causes? A quoi même celui-ci a trouvé à redire, prétendant que tout ce qui s'appelle thèse ne regarde point l'orateur, et que ce genre de question appartient exclusivement aux philosophes. Mais Cicéron m'a épargné la pudeur de le contredire, et en condamnant lui-même l'ouvrage où il parle d'Hermagoras, et en recommandant dans son Orateur, dans les livres qu'il a intitulés de l'Orateur, et dans ses Topiques, d'écarter, dans la controverse, les considérations de personnes et de temps, parce que le genre offre une matière plus étendue que l'espèce, et que ce qui a été prouvé pour le tout est nécessairement prouvé pour la partie. Quant à l'état de la question, il est le même dans toute espèce de thèses que dans les causes. On ajoute à cela que les questions sont de deux sortes, absolues et relatives. Doit-on se marier? Cet homme est-il courageux? ces questions sont absolues. En voici des relatives : Un vieillard doit-il se marier? Cet homme est-il plus courageux que cet autre?

Apollodore, pour me servir de la traduction de son disciple Valgius, définit la cause : une affaire dont toutes les parties se rapportent à un point litigieux, ou une affaire qui roule tout entière sur une contestation. Ensuite il définit l'affaire: un assemblage de personnes, de lieux, de temps, de causes, de moyens, d'incidents, de faits, de pièces, de propos, de choses écrites, et non écrites. J'entends ici par cause ce que les Grecs appellent hypothèse; et par affaire, ce qu'ils nomment péristase. Quelques-uns pour- 95 tant, prennent le mot de cause au même sens qu'Apollodore a pris le mot d'affaire. Isocrate dit que la cause est une question civile et particulière, au un point litigieux entre un certain nombre de personnes déterminées. Cicéron enfin la définit : une contestation limitée à des considérations de personnes, de lieux, de temps, d'actions et d'affàires déterminées: si ce n'est de tout cela ensemble, au moins de la plus grande partie.

CHAP. VI. Toute cause se renferme dans un état quelconque. Avant donc que d'entreprendre de dire comment il faut manier chaque genre de cause, je crois devoir examiner ce qui est commun à tous ces genres, c'est-à-dire ce que c'est que l'état de la cause, d'où il se tire, combien il y en a, et quels ils sont. Quelques auteurs, il est vrai, ont pensé que cela ne regardait que les matières judiciaires; mais, quand j'aurai traité des trois genres, leur ignorance se montrera d'elle-même.

Ce que j'appelle état, d'autres l'appellent constitution, ou ce qui ressort de la question; Théodore, le chef principal, κεφάλαιον γενικώτατον, auquel se rapporte tout. Ces différents noms signifient au fond la même chose, et le mot importe peu, pourvu que la chose soit claire. Les Grecs nomment l'état στάσιν. On croit qu'Hermagoras n'est pas le premier qui se soit servi de ce nom. Les uns l'attribuent à Naucrate, disciple d'Isocrate; les autres, à Zopire de Clazomène. Cependant, ce terme n'était pas inconnu à Eschine; car nous voyons que, dans son plaidoyer contre Ctésiphon, il prie les juges de ne pas permettre à Démosthène de sortir de son sujet, mais de le forcer à se renfermer dans l'état de la cause. Ce mot vient, dit-on, de ce que c'est là qu'a lieu le premier engagement de la cause, ou de ce que c'est là qu'elle se retranche. Voilà pour l'origine du mot : venons à la chose. Quelques-uns définissent l'état le premier conflit de la cause, ce qui me paraît bien pensé, mais insuffisamment exprimé. Car l'état n'est pas le premier conflit : Vous l'avez fait. - Je ne l'ai pas fait, mais ce qui naît du premier conflit, c'est-à-dire le genre de la question : Vous l'avez fait. - Je ne l'ai pas fait. - L'a-t-il fait? ou bien, Vous avez fait cela. - Je n'ai pas fait cela. - Qu'a-t-il fait? Dans le premier exemple, en effet, on voit que la question roule sur une conjecture; et dans le second, sur une définition, et c'est sur quoi les deux parties insistent. Dans l'un, l'état de la question, sera conjectural; dans l'autre, il sera définitif. Si l'on disait : Le son est le choc de deux corps entre eux, on se tromperait, je pense; car le son n'est pas un choc, mais le résultat d'un choc. Toutefois cette définition ne tire pas à conséquence; car elle ne laisse pas de se faire entendre. Mais une fausse interprétation a fait tomber dans une erreur grossière ceux qui, pour avoir lu premier conflit, se sont imaginé que l'état de la cause naît toujours de la première question : ce qui est très faux. En effet, il n'y a point de question qui n'ait son état, puisqu'il n'y en a point qui ne soit fondée sur une contestation entre le demandeur et le défendeur. Mais les unes font partie intégrante de la cause, et c'est sur elles qu'on doit prononcer; les autres sont extrinsèques, quoiqu'elles ne laissent pas d'être employées comme auxiliaires de la cause en général. C'est ce qui fait qu'il y a toujours plusieurs questions dans une même affaire. Et même 96 le plus souvent ce sont les moins importantes qui occupent le premier rang; car c'est un artifice assez ordinaire de commencer par celles qui nous paraissent les plus faibles, soit pour les abandonner ensuite à la partie adverse par manière de concession, soit pour monter comme par degrés à des arguments plus puissants.

Dans une cause simple, quoiqu'il y ait diverses manières de la défendre, il ne peut jamais y avoir qu'un point à décider. C'est le point qui fixe particulièrement l'attention de l'orateur et du juge, que l'un se propose d'emporter et l'autre d'examiner; car c'est là qu'est l'état de la cause, c'est là qu'elle se trouve retranchée. Il peut y avoir du reste plusieurs questions. Éclaircissons cela par un exemple très court: Lorsque l'accusé dit: Quand je l'aurais fait, j'aurais bien fait, alors il établit la cause sur la qualité; mais si de ce premier moyen de défense il passe à celui-ci : mais je ne l'ai pas fait, l'état sera de conjecture. Cependant, comme il y a plus de sûreté à n'avoir point fait ce dont on est accusé, le véritable état de la cause est, selon moi, dans ce que je dirais, s'il ne m'était permis d'insister que sur un seul point. On a donc eu raison de dire premier conflit des causes, et non des questions. Cicéron consacre la première partie de son plaidoyer pour Rabirius Postumus à établir que la loi n'ouvre pas d'action contre un chevalier romain; dans la seconde, il prouve que son client n'est nullement coupable de concussion. Où dirai-je qu'est l'état de la cause? Dans le dernier moyen, comme étant le plus puissant. De même, dans le plaidoyer pour Milon, le véritable conflit de la cause ne commence pas sur ces premières questions qu'il traite immédiatement après l'exorde, mais bien quand il déploie toutes ses forces pour démontrer que Clodius tendait des piéges à Milon, et que ce dernier était en droit de le tuer. Ce que l'orateur doit donc considérer avant tout, même lorsqu'il a plusieurs moyens à faire valoir dans l'intérêt de sa cause, c'est le point principal sur lequel il veut éclairer le juge. Mais quoique ce soit la première chose à quoi il doive penser, il ne s'ensuit pas que ce soit toujours par là qu'il doive entrer en matière.

D'autres ont cru que l'état de la cause était dans ce que le défendeur commence par repousser: opinion que Cicéron exprime ainsi : C'est, dit-il, l'endroit où le défendeur engage en quelque sorte le combat contre son agresseur. Cette définition à son tour a fait naître une autre question. Est-ce toujours le défendeur qui détermine l'état de la cause? Cornélius Celsus est d'un sentiment tout à fait opposé, et soutient que c'est l'affirmative, et non la négative, qui détermine cet état. Par exemple, on vous accuse d'un meurtre, vous niez le fait : c'est l'accusation qui détermine l'état de la cause, parce que c'est à elle à prouver. Si, au contraire, confessant le fait, vous soutenez qu'il est légitime, c'est à vous de prouver; car vous attaquez à votre tour, et attirez par là sur votre terrain l'état de la cause. Je ne partage pas cette opinion. Je trouve qu'il est plus vrai de dire que, comme il n'y a pas de procès là où le défendeur ne répond rien, l'état de la cause est toujours déterminé par celui qui réplique. Cependant je crois que cela varie selon la nature des causes; car quelquefois le demandeur semble fixer l'état, comme dans les causes conjecturales, puisque alors c'est particulièrement le demandeur qui est obligé de recourir à ce genre de preuves. Aussi ceux qui veulent que l'état de la cause soit toujours déterminé par le défendeur, l'ont-ils appelé, relativement à celui-ci, un état négatif. Il en est de même des affaires qui se traitent par la voie du syllogisme, puisque 97 toute l'argumentation est du côté du demandeur.

Mais dans l'un et l'autre cas, dira-t-on, celui qui nie met son adversaire dans la nécessité d'accepter la cause sur le terrain de la défense. Car, ou il soutient n'avoir pas fait ce dont on l'accuse, et le demandeur est forcé de recourir à la conjecture, ou il soutient que celui-ci n'a pas la loi pour lui, et il l'oblige alors à prouver le contraire par syllogisme. Soit : mais que s'ensuit-il? que l'état de la cause naît de la défense; mais toujours est-il que cet état est déterminé, tantôt par le demandeur, tantôt par le défendeur. En effet, Vous avez tué cet homme, dit l'accusateur. Si l'accusé le nie, c'est lui qui détermine l'état de la cause. S'il l'avoue, au contraire, mais qu'il ajoute : J'avais droit de le tuer, l'ayant surpris en adultère (et en effet la loi l'y autorise dans ce cas), qu'arrivera-t-il? Si l'accusateur ne réplique rien, le procès est non avenu; mais s'il réplique: Il n'était point dans le cas d'adultère, l'accusation et la défense se confondent, et c'est alors l'accusateur qui détermine l'état de la cause. Ainsi cet état naît, à la vérité, de la défense, mais c'est l'accusateur, et non l'accusé, qui se défend. Je dis plus: dans une même question on peut être accusateur et accusé tout à la fois. La loi dit: Quiconque a exercé la profession de comédien ne peut s'asseoir dans les quatorze premiers rangs. Un homme qui avait joué la comédie devant le préteur dans un jardin, mais hors de la présence du public, vient s'asseoir dans les rangs interdits par la loi. On l'accuse pour ce fait: Vous avez, lui dit-on, exercé le métier de comédien. Il se défend : Je ne l'ai point exercé. Question : Qu'est-ce qu'exercer le métier de comédien? S'il est accusé en vertu de la loi sur les théâtres, c'est à lui de se défendre; mais s'il a été forcé de se lever, de sortir du cirque, et qu'il demande réparation de cet outrage, c'est à l'accusateur à se défendre à son tour. Cependant ce qu'enseigne le plus grand nombre des auteurs est ce qui arrive le plus souvent. Ceux-là ont échappé à toutes ces questions, qui ont dit que l'état de la cause était ce qui résultait d'abord du choc de l'attaque et de la défense. Vous avez fait cela; - je ne l'ai pas fait, ou j'ai bien fait. Voyons toutefois si c'est là, à proprement parler, l'état de la cause, ou seulement ce qui le renferme. Hermagoras appelle état ce qui fait connaître la chose sur laquelle l'orateur est appelé à parler, ce à quoi se rapportent les preuves des parties. Mon opinion a toujours été que, bien qu'il y ait souvent dans une cause différents états de questions, l'état de la cause reposait sur le point le plus important, celui sur lequel roule principalement la contestation. Que si on aime mieux l'appeler question générale ou chef général, je ne disputerai pas plus sur ce nom que sur tout autre qu'on voudra inventer, et qui fera entendre la même chose, quoique je sache qu'une foule d'auteurs ait écrit des volumes entiers sur cette matière. Quant à moi, je m'arrête au mot état.

Maintenant combien y a-t-il de sortes d'états, quels sont leurs noms, quels sont ceux qu'il faut considérer comme généraux ou particuliers? C'est sur quoi l'on n'est pas d'accord; et les auteurs qui ne s'entendent guère sur toute autre question, semblent avoir pris à tâche d'émettre, sur ce point, des préceptes différents. Et d'abord Aristote a établi dix éléments, d'où, selon lui, découlent toutes les questions possibles : l'existence, οὐσίαν, que Flavius appelle essentiam, et qu'on ne saurait rendre autrement en latin, mais qui, quel que soit le mot, implique cette demande : la 98 chose est-elle ? la qualité, ce mot s'entend assez ; la quantité dont on a depuis distingué deux sortes, l'une pour les choses qui se mesurent, et l'autre pour celles qui se comptent; la relation, d'où se tirent les questions de compétence et de comparaison; puis, le lieu et le temps; ensuite, l'état actif; l'état passif; l'état extérieur, comme d'être armé ou vêtu de telle ou telle manière; enfin, la manière d'être, κεῖσθαι, comme être assis, debout, ou couché. Mais de tous ces éléments, les quatre premiers me paraissent appartenir à l'état de la cause, et les autres à certains lieux d'arguments.

D'autres auteurs en proposent neuf : la personne, ce qui comprend les questions sur l'âme, le corps, et tout ce qui est placé hors de nous mais dans tout cela je ne vois que des moyens d'établir la conjecture et la qualité; le temps, χρόνος, quand on demande si celui-là est né esclave, qui est venu au monde pendant que sa mère était au pouvoir de ses créanciers; le lieu, s'il est permis de tuer un tyran dans un temple; si celui qui est resté caché dans sa maison est censé avoir subi son exil; la conjecture, καιρὸν, dans laquelle ils veulent voir une espèce du temps proprement dit : était-ce en hiver ou en été? c'est à cette catégorie qu'appartient cette accusation intentée contre un homme qui se livrait à la débauche dans un temps de peste; l'action, πρᾶξιν, si l'on a commis un crime sciemment ou sans intention, par nécessité ou par hasard, etc. ; le nombre, qui est une espèce de la quantité : si Thrasybule a mérité trente récompenses pour avoir délivré sa patrie de trente tyrans; la cause, ou le motif, ce qui est le fondement de la plupart des procès, toutes les fois que le fait n'est pas nié et qu'on le soutient fondé en justice; la manière, τροπὸν, lorsqu'on dit qu'une chose s'est faite autrement qu'il n'était permis de la faire : si, par exemple, on a fait périr un adultère sous le fouet ou de faim; l'occasion des faits, ἀφορμὰς ἔργων, et cela est trop clair pour avoir besoin d'explication ou d'exemples. Ces auteurs, aussi bien que les premiers, croient qu'il n'est point de question qui ne soit renfermée dans un de ces éléments. Quelques-uns en retranchent deux, le nombre et l'occasion; et à ce que j'ai appelé action, ils substituent le mot choses, ou affaires, πρ�γματα. Je me suis contenté de toucher en peu de mots ces diverses doctrines, pour ne point paraître les avoir omises. Du reste, il me semble qu'elles ne déterminent pas suffisamment les états de causes, et ne contiennent pas tous les lieux communs : et, en lisant avec attention ce que je dirai de ces deux objets, on verra qu'ils ont plus d'étendue que ces doctrines ne leur en donnent.

J'ai lu dans plusieurs livres que certains rhéteurs n'admettaient qu'un seul état pour toutes les causes, l'état conjectural; mais ni, dans ces livres, ni ailleurs je n'ai pu découvrir leurs noms. On dit cependant qu'ils s'appuyaient sur cette raison, que la connaissance de toute chose était renfermée dans les signes. Mais ils pourraient, par la même raison, fonder l'état de toutes les causes sur la qualité; car partout on peut demander quelle est la nature de l'affaire dont il s'agit. Or, d'un côté comme de l'autre, il ne peut y avoir que confusion. En effet, qu'on admette un seul état de cause, ou qu'on n'en admette pas du tout, c'est à peu près la même chose, puisque, dans les deux cas, on range toutes les causes sur la même ligne. Le mot conjecture vient de coniectus, c'est-à-dire une certaine direction de l'esprit vers la 99 vérité : d'où le nom de coniectores a été donné à ceux qui interprètent les songes et les présages. Cependant ce genre d'état a reçu différents noms, comme on le verra par la suite.

Quelques-uns ont reconnu deux états, qu'Archidème appelle, l'un conjectural, et l'autre définitif; mais il exclut la qualité, parce que, selon lui, les questions sur la qualité répondent à celles-ci : Qu'est-ce que l'iniquité, l'injustice, la désobéissance? ce qu'il appelle question sur l'identité et la différence. Il y a encore une autre opinion qui admet aussi deux états, mais l'un négatif; et l'autre juridicial. Le négatif est celui que nous nommons conjectural; mais les uns, ne considérant que le défendeur, le font absolument négatif ; les autres le font partie négatif, partie conjectural, parce que si l'accusé se défend par la dénégation, l'accusateur prouve par la conjecture. L'état juridicial est celui que les Grecs appellent δικαιολογικὸς, qui traite du droit; mais de même qu'Archidème exclut la qualité, ceux-ci rejettent la définition, qu'ils regardent comme une dépendance de l'état juridicial; car ils prétendent que les questions juridiciales doivent être posées ainsi : Telle action doit-elle être qualifiée de sacrilège, de vol ou de démence ? C'était aussi l'opinion de Pamphile; seulement il a divisé la qualité en plusieurs espèces.

Beaucoup d'écrivains postérieurs se sont bornés à changer les noms, et ont compris toutes les causes sous deux genres : celles dont le fait est douteux, sous le premier; celles dont le fait est constant, sous le second. Et cela, par la raison évidente qu'un fait est nécessairement ou certain ou incertain. S'il ne l'est pas, il y a conjecture; et s'il est certain, il relève des autres états. C'est en effet ce que veut dire Apollodore, en prétendant que la question repose ou sur des choses extérieures, qui donnent lieu à la conjecture, ou sur nos propres opinions. Il appelle le premier état réel, πραγματικὸν, et le second intellectuel, περὶ ἐννοίας. C'est aussi ce que veulent dire ceux qui ne distinguent que le doute et le préjugé, ἀπρόληπτον et προληπτικὸν, entendant par préjugé ce qui est évident. C'est enfin ce que veut dire Théodore, qui réduit tout à deux questions: Le fait existe-t-il? et, le fait étant certain, quelles en sont les circonstances? Car on voit que toutes ces opinions sont les mêmes au fond, en ce qu'elles assignent la conjecture au premier genre, et les autres états au second. Mais il reste à savoir ce que c'est que ces autres états. Apollodore les réduit à deux : la qualité et le nom, c'est-à-dire la définition; selon Théodore, c'est l'essence, la qualité, la quantité et la relation. Il y en a qui veulent que la question d'identité et de différence appartienne, tantôt à la qualité, tantôt à la définition.

Posidonius rapporte aussi tout à deux chefs, les mots et les choses. Les mots donnent lieu à ces questions : Ont-ils une signification, quelle est-elle, quelle en est l'étendue, et comment ont-ils cette signification? A l'égard des choses, il s'agit ou de l'existence, et c'est l'objet de la conjecture, qu'il appelle induction sensible; ou de la qualité; ou de la définition, qu'il appelle induction intellectuelle; ou enfin de la relation. De cette division en est venue une autre, des choses écrites, et des choses non écrites. Celsus Cornélius a établi aussi deux états généraux : Si une chose est, quelle elle est? Dans le premier, il renferme la définition, parce que, soit qu'un homme accusé d'avoir dérobé de l'argent dans un temple nie le fait, soit qu'en l'avouant il prétende que cet argent appartenait à un particulier, il y a toujours lieu de rechercher s'il a commis un sacrilège. Quant à la qualité, il y distingue le fait et ce qui est 100 écrit. Il attribue à ce qui est écrit quatre espèces de questions légales, dont il exclut la compétence: pour ce qui est de la quantité et de l'intention, il ne les sépare point de la conjecture.

Il y a encore une autre manière de diviser les états. Toute controverse, dit-on, roule sur l'existence ou sur la qualité. La qualité peut être considérée en général ou en particulier. L'existence est l'objet de la conjecture; car on peut demander de toute chose si elle est, si elle a été, si elle sera, quelquefois même dans quelle intention elle a été faite : opinion préférable à celle qui ne voit dans l'état conjectural qu'un état de fait, comme s'il ne s'agissait purement et simplement que du passé et du fait. Quant à la qualité considérée en général, elle fournit rarement des questions au barreau, où l'on ne s'avise guère d'examiner si, par exemple, ce qui est loué de tout le monde doit être réputé honnête. Considérée en particulier, la qualité donne lieu à des questions tirées, tantôt d'une dénomination commune à tout le genre, par exemple : Si celui qui a dérobé dans un temple l'argent d'un particulier est coupable de sacrilège; tantôt d'une chose qualifiée, quand le fait est certain, et qu'on ne doute pas de ce qu'il est; à quoi se rattachent toutes les questions de l'honnête, du juste et de l'utile. On veut aussi que ces deux états renferment tous les autres, parce que la quantité se rapporte, tantôt à la conjecture : Le soleil est-il plus grand que la terre? tantôt à la qualité : Quel degré de peine ou de récompense mérite cet homme ? La question de compétence est également une dépendance de la qualité, et renferme la définition. Quant aux états qui, ayant pour fondement la contradiction des lois, se traitent par voie de raisonnement, c'est-à-dire par syllogisme, ou qui naissent de la lettre et de l'esprit, c'est à l'équité qu'on a recours la plupart du temps, excepté néanmoins que, dans ce dernier cas, il y a lieu quelquefois à la conjecture, s'il s'agit, par exemple, de rechercher quelle a été l'intention du législateur. L'ambigüité, en effet, ne peut être éclaircie que par la conjecture, puisque là où il est manifeste que les mots offrent un double sens, il n'est plus question que de pénétrer l'intention de celui qui a écrit ou parlé. Voilà le sentiment de ces auteurs.

Un grand nombre d'autres a reconnu trois états généraux, et Cicéron a adopté cette division dans son Orateur, où il dit que tous les sujets de controverse et de dispute sont renfermés dans ces trois chefs : Si telle chose est, ce qu'elle est, quelle elle est: ce qui s'entend suffisamment, et dispense de rappeler les noms de ces trois questions. C'est aussi le sentiment de Patrocle. M. Antoine reconnaît également trois états. La matière de tout discours, dit-il, se réduit à un très petit nombre de questions : telle action a été faite ou non; on a eu droit, ou on n'a pas eu droit de la faire; elle est bonne, ou elle est mauvaise. Mais comme le mot droit est équivoque, et qu'il peut être pris également et pour ce qui est conforme à la loi et pour ce qui est conforme à l'équité, ceux qui ont suivi M. Antoine ont voulu distinguer plus clairement ces trois états, et ont en conséquence appelé le premier conjectural, le second légal, et le troisième juridicial: en quoi Virginius les approuve. Ensuite, divisant ces trois états en plusieurs espèces, ils ont rangé sous l'état légal la définition, et les autres états qui ont pour fondement ce qui est écrit, les lois contraires (ἀντιμονίαν), la lettre et l'esprit (κατὰ ῥητὸν καὶ διά- 101 νοιαν), la translation ou compétence (μετάληψιν), le raisonnement (συλλογισμὸν), l'ambiguïté (ἀμφιβολίαν), et que j'énumère ici, parce que la plupart des rhéteurs les appellent états, quoique quelques-uns n'aient voulu y voir que des questions légales. Athénée admet quatre états : le premier, προτρεπτικὴν στάσιν ou παρορμητικὴν, qui consiste à exhorter, et appartient proprement au genre délibératif; le second, συντελικὴν, et par lequel il entend la question de fait ou de conjecture, ce qui résulte de la suite, plutôt que du nom dont il se sert pour désigner cet état; le troisième, ὑπαλλακτικὴν, ou l'état de définition, qui consiste dans une substitution de mots; enfin le quatrième, qu'il appelle du même nom que les autres rhéteurs, c'est-à-dire l'état juridicial; car, comme je l'ai dit, on varie beaucoup dans les dénominations. Il en est qui, par le mot ὑπαλλακτικὴν, entendent la translation ou compétence, à cause de l'idée de changement renfermée dans le mot grec. D'autres, comme Cécilius et Théon, ont reconnu aussi quatre états, mais différents : si une chose est, ce qu'elle est, quelle elle est, sa quantité. Aristote, dans sa Rhétorique, veut que toute espèce de matière consiste dans trois choses à constater : la vérité, ce qu'il faut fuir ou éviter (ce qui appartient au genre délibératif), l'identité, et la différence; mais sa division l'amène à cette conclusion, qu'on doit examiner l'existence du fait, sa qualité, sa quantité, sa multiplicité. Il a aussi en vue la définition dans un endroit où il dit qu'en certains cas on peut se défendre de cette manière : J'ai pris, mais je n'ai pas volé; j'ai frappé, mais je n'ai pas commis d'outrage. Cicéron, dans ses livres de rhétorique, avait aussi compté quatre états : le fait, le nom, le genre, et l'action. Par le fait, il entendait la conjecture, par le nom la définition, par le genre la qualité, et par l'action le droit, auquel il rapportait la compétence. Mais dans un autre ouvrage il considère les questions légales comme des espèces de l'action.

Il y a des rhéteurs qui ont reconnu cinq états : la conjecture, la définition, la qualité, la quantité, la relation. Théodore, comme je l'ai dit, a aussi adopté ces principaux chefs : Si une chose est, ce qu'elle est, sa quantité, sa relation. Il pense que ce dernier chef consiste principalement dans la comparaison, parce que meilleur et pire, plus grand et moindre, sont des termes corrélatifs qui ne peuvent s'entendre l'un sans l'autre. Mais, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, l'état de relation renferme aussi toutes les questions qui regardent la compétence : Si tel a droit d'intenter une action, s'il lui appartient de faire telle chose contre tel, en tel temps, de telle manière. Car tout cela suppose nécessairement une relation avec quelque chose.

D'autres comptent six états : la conjecture, qu'ils appellent γένεσιν; la qualité; la propriété, ἰδιότητα, ce qui implique la définition; la quantité, ἀξίαν; la comparaison; et la translation pour laquelle on a même imaginé un mot nouveau, μετάστασις : je dis nouveau pour spécifier un état; car Hermagoras s'en sert pour désigner une espèce du genre juridicial. Il a plu à d'autres d'établir sept états, sans y faire entrer ni la translation, ni la quantité, ni la comparaison; mais, à leur place, ils substituent quatre états légaux, qu'ils ajoutent aux trois états rationnels. D'autres vont jusqu'à huit, en ajoutant aux sept 102 premiers la translation. Dans le système de quelques-uns, il faut admettre une division, qui consiste à ne donner le nom d'états qu'aux états rationnels, tandis que les états légaux sont, comme je l'ai dit plus haut, appelés questions : dans ceux-ci il s'agit de ce qui est écrit; dans ceux-là, il s'agit du fait. D'autres ont fait tout le contraire : ils ont nommé états les questions légales, et questions les états rationnels. D'autres enfin ne reconnaissent que trois états rationnels : si la chose est, ce qu'elle est, quelle elle est. Hermagoras seul en compte quatre : la conjecture, la propriété, la translation, et la qualité, qu'il exprime par le mot d'accident, κατὰ συμβεβηκότα; regardant, sans doute, le vice et la vertu comme des qualités accidentelles. Il subdivise ensuite la qualité en quatre espèces, attribuant la première au genre délibératif, quand on examine ce qu'il faut rechercher ou fuir; la seconde au genre démonstratif, quand il s'agit de la personne; la troisième aux affaires, πραγματικὴν, quand on discute des choses en abstraction et sans acception des personnes, comme dans ces questions : Celui-là est-il libre, à qui on conteste sa liberté? Les richesses engendrent-elles l'orgueil? Telle action est-elle juste, est-elle bonne ? Enfin la quatrième aux questions de droit, laquelle ne diffère des autres qu'en ce qu'elle se rapporte à des personnes déterminées . Un tel a-t-il eu droit ou raison de faire cela? Je n'ignore pas que Cicéron, dans son premier livre de la Rhétorique, a donné une autre interprétation de la troisième espèce, en disant qu'elle a pour objet les questions de droit qui se décident par l'usage et par l'équité, et dont l'examen est attribué chez nous aux jurisconsultes. Mais j'ai déjà dit quel était le jugement que Cicéron lui-même portait de cet ouvrage, un des premiers fruits de sa jeunesse, et où il avait jeté tout ce qu'il avait appris de ses maîtres; en sorte que, s'il s'y trouve quelque erreur, ce n'est point à lui qu'il faut l'imputer. Peut-être aussi s'est-il laissé préoccuper par les exemples tirés du droit, qu'Hermagoras cite en premier lieu, ou par le mot πραγματικοὺς, dont les Grecs se servent pour désigner les jurisconsultes. Quoi qu'il en soit, en substituant à sa Rhétorique son admirable traité de l'Orateur, il s'est mis à l'abri du reproche d'avoir donné de mauvais préceptes.

Je reviens à Hermagoras. Il est le premier de tous les rhéteurs qui ait fait de la translation un état distinct, quoiqu'au nom près, on en trouve quelques germes dans Aristote. Quant aux questions légales, il en reconnaît quatre: la question d'écrit et d'intention, qu'il appelle κατὰ ῥητὸν, καὶ ὑπεξαίρεσιν, c'est-à-dire ce qui est dit, et l'exception (le premier mot lui est commun avec tous les autres rhéteurs, le dernier est moins usité); la question de raisonnement, celle d'ambiguïté, et enfin celle des lois contraires. Albutius a adopté la même division, mais il en distrait la translation, qu'il comprend dans les questions de droit; et parmi les questions légales il ne voit point de place pour celle de raisonnement. Ceux qui voudront faire une lecture approfondie des anciens y trouveront sans doute beaucoup de choses que je ne rapporte pas; mais, pour moi, je crains de ne m'être déjà que trop étendu sur cette matière.

Quant à mon opinion personnelle, j'avouerai qu'elle diffère un peu de celle où j'étais autrefois; et si je n'avais égard qu'à ma réputation, le plus sûr serait peut-être de ne rien changer à ce que j'ai non seulement cru moi-même, mais encore 103 fait adopter aux autres pendant tant d'années: mais ma conscience ne saurait se résoudre à user de dissimulation en aucune circonstance, et moins que jamais dans un ouvrage où je ne me propose que d'être utile à une jeunesse honnête. C'est ainsi qu'Hippocrate, si célèbre dans la médecine, pour ne pas exposer la postérité à faillir avec lui, n'a pas fait difficulté d'avouer qu'il s'était quelquefois trompé : en quoi il me paraît bien louable. Cicéron n'a-t-il pas condamné lui-même sans hésitation, dans des écrits postérieurs, quelques-uns de ses premiers ouvrages, comme son Catulus et son Lucullus, et ses livres de rhétorique, dont j'ai parlé tout à l'heure? A quoi servirait, en effet, de prolonger ses études et ses travaux, s'il n'était permis de revenir sur le passé et de trouver mieux? D'ailleurs, rien de ce que j'ai enseigné autrefois n'aura été inutile; car je rattacherai mes nouveaux préceptes à mes premières ébauches, et personne n'aura lieu de se repentir d'avoir appris ce qu'il sait. Je ne me propose que de recueillir ce que j'ai déjà dit, pour le disposer dans un ordre plus clair. Ce que je veux surtout, c'est que chacun me rende le témoignage qu'aussitôt que j'ai acquis de nouvelles lumières, j'en ai fait part aux autres.

A l'exemple d'un grand nombre d'auteurs, je conservais trois états rationnels : la conjecture, la qualité, la définition, et un état légal. Tels étaient pour moi les états généraux. Ensuite, je divisais l'état légal en cinq espèces : la lettre et l'esprit, les lois contraires, l'induction, l'ambiguïté, la translation. Maintenant je reconnais que l'état légal peut être ôté du nombre des états généraux. Car il suffit de dire que les uns sont rationnels, et les autres légaux. Ainsi, ce que j'appelais état légal ne sera point un état, mais un genre de questions : autrement il faudrait dire aussi qu'il y a un état rationnel.

Je retranche également la translation des cinq espèces d'états légaux dont je viens de parler. A la vérité, j'avais souvent dit, ainsi que peuvent se le rappeler tous ceux qui ont suivi mes leçons, et même dans ces entretiens qu'on a publiés sans mon aveu on peut lire, qu'il se présente rarement une cause dont la translation fasse essentiellement l'état, et qui n'en ait pas un autre plus véritable : ce qui fait que la translation a été rejetée par quelques rhéteurs. Je sais qu'elle a lieu en beaucoup de cas, et surtout dans la plupart des causes où le demandeur échoue par vices de forme; car voici, entre autres, les questions qui se présentent alors: Un tel a-t-il qualité pour intenter une action contre quelqu'un? a-t-il droit d'actionner un tel, en vertu de telle loi, devant tel juge, en tel temps? Mais cette translation fondée sur les personnes, le temps, le droit d'action, etc., suppose quelque autre raison pré-existante. Ainsi, la question n'est pas dans la translation, mais dans les motifs de la translation. Ce n'est pas devant le préteur que vous devez réclamer ce fidéicommis, mais devant les consuls, attendu que la somme excède la juridiction du préteur. Il s'agit donc d'examiner si la somme est telle que le préteur n'en puisse connaître : c'est une question de fait. Vous n'avez pas droit de plaider contre moi; car vous n'avez pas pu être constitué procureur de mon adversaire. La question à juger est donc celle-ci: L'a-t-il pu ? - Vous n'avez pas dû m'attaquer au possessoire, mais au pétitoire. L'action possessoire est-elle fondée? C'est ce qu'il s'agit de décider. Dans tous ces exemples, comme on voit, on passe 104 à des questions légales, qui sont le véritable état de chaque cause. Dans les cas de prescription, dans ceux même où le défaut d'action est manifeste, la question n'est-elle pas toujours de même espèce que la loi en vertu de laquelle on agit? En sorte que la contestation roule tantôt sur le nom, ou sur l'écrit et l'intention, ou sur l'induction. L'état naît de la question, et conséquemment la translation ne renferme pas la question sur laquelle, mais à l'occasion de laquelle on conteste. Un exemple démontrera cela plus clairement: Vous avez tué un homme. - Je ne l'ai pas tué. Question: L'a-t-il tué? L'état est de conjecture. Mais il n'en est pas de même ici : J'ai action contre vous. - Vous ne l'avez pas. Car il faudrait que la question fût: A-t-il action? et que l'état se prit de là : ce qui n'est pas. En effet, qu'il soit reçu ou non à intenter l'action, c'est la question finale, et non l'objet de la cause; c'est sur quoi le juge prononce, mais non la raison pour laquelle il prononce. Voici un exemple semblable : Vous méritez d'être puni. - Je ne le mérite pas. Le juge verra s'il le mérite; mais ni la question ni l'état ne sont là. Où sont-ils? le voici: Vous méritez d'être puni, parce que vous êtes coupable d'homicide. - Je ne le suis pas. L'est-il? - Il m'est dû des honneurs. - Il ne vous en est pas dû. Y a-t-il là un état? non, à ce que je crois. Il m'est dû des honneurs, parce que j'ai tué un tyran. - Vous ne l'avez pas tué. Question et état. De même, dans cet autre exemple : Vous n'avez pas le droit d'intenter une action. - J'en ai le droit. Il n'y a pas là d'état. Où est-il donc? Ici : Vous n'avez pas droit d'intenter une action, parce que vous êtes noté d'infamie. On examinera s'il est noté d'infamie, ou s'il est permis à un homme noté d'infamie d'intenter une action : il y aura là question et état. Il en est donc de ce genre de cause comme du genre de la comparaison et de la récrimination.

Mais, dira-t-on, ces propositions : J'ai droit, - Vous n'avez pas droit, ne sont-elles pas semblables à celles-ci: Vous avez tué - J'ai eu raison de tuer. Je ne le nie pas; mais ces dernières propositions ne déterminent pas l'état; et, à proprement parler, ce ne sont pas des propositions, car elles ne développent pas suffisamment la cause : il faut qu'elles soient accompagnées de leurs raisons. Horace a commis un crime, il a tué sa sœur. - Il n'a pas commis un crime, car il a dû tuer une indigne femme, qui pleurait la mort d'un ennemi. La question sera : Etait-ce un motif légitime pour la tuer? Et l'état sera de qualité. De même, dans ces questions de translation : Vous n'avez pas le droit de déshériter, parce que la loi interdit toute action à un homme noté d'infamie. - J'ai ce droit, parce que déshériter n'est point exercer une action. - Qu'est-ce qu'exercer une action? définition. - Il ne vous est pas permis de déshériter : syllogisme. Il en est ainsi de toutes les autres causes, que l'état soit rationnel ou légal.

Je n'ignore pas que certains auteurs ont compris la translation dans le genre rationnel, prétendant qu'elle peut être présentée de la manière suivante : J'ai tué cet homme, mais par ordre de l'empereur. - J'ai livré les trésors du temple, mais j'y ai été forcé par le tyran. - Je ne suis pas retourné au camp, mais j'en ai été empêché par la mauvaise saison, par des torrents, ou par une maladie; c'est-à-dire, ce n'a pas été ma faute, mais celle de ces obstacles. Je me trouve moins arrêté par l'opinion de ces auteurs. En effet, il ne s'agit point ici de l'exception déclinatoire, mais de la raison du fait, ce qui arrive dans presque toutes les défenses; ensuite, 105 celui qui emploie ce moyen ne sort pas de la forme de la qualité, puisqu'il soutient qu'il n'est pas coupable, en sorte qu'il faut plutôt distinguer deux espèces de qualités, l'une applicable au fait; et l'autre à l'accusé. Reconnaissons donc, avec ceux dont Cicéron a suivi l'autorité, que toute controverse ne renferme que trois questions : Si une chose est, ce qu'elle est, quelle elle est ? C'est ce que la nature elle-même nous enseigne; car il faut d'abord qu'il y ait un objet de controverse, puisqu'on ne peut apprécier ce qu'il est et quel il est, avant d'avoir établi qu'il existe : voilà donc la première question. Mais de ce que son existence est constatée, il ne s'ensuit pas qu'on sache immédiatement ce qu'il est; ce second point établi, reste la qualité. Et tout cela éclairci, il ne reste rien au delà.

C#39;est dans ces trois chefs que sont renfermées les questions générales et les questions particulières; et c'est toujours un de ces trois chefs que l'on discute dans quelque matière que ce soit, démonstrative, délibérative ou judiciaire. En second lieu, ces trois chefs comprennent aussi tous les procès sous le rapport rationnel et légal, puisqu'il n'est aucune contestation judiciaire qui ne puisse se résoudre en définition, qualité ou conjecture. Cette division serait suffisante; mais comme je me propose d'instruire des personnes encore peu versées dans cette matière, la division que j'ai d'abord adoptée, étant plus détaillée, leur sera plus commode; et si ce n'est pas la ligne la plus droite, c'est au moins un chemin plus facile et plus ouvert.

Qu'elles sachent donc, avant tout, qu'il y a dans toute cause quatre moyens que doit avoir particulièrement en vue le plaideur. Et pour commencer par le défenseur, le plus fort moyen de défense, c'est de pouvoir nier ce qu'on lui impute; ensuite, de dire que ce qu'on lui impute n'est pas ce qu'il a fait; en troisième lieu, et c'est ce qu'il y a de plus honorable, de prouver qu'il a bien fait : que si tout cela manque, il reste un quatrième mais unique moyen, qui est de chercher dans le droit quelque expédient pour échapper à une accusation qu'il ne peut nier ni combattre, en faisant voir que l'action n'a pas été intentée dans les formes. De là toutes ces questions qui regardent l'action ou la compétence. Il y a, en effet, des choses blâmables de leur nature, mais autorisées par le droit; telle est cette loi des Douze Tables, qui permettait aux créanciers de se partager le corps de leur débiteur, loi que les mœurs publiques ont répudiée. Au contraire, il y a des choses équitables en elles-mêmes, mais défendues par le droit, comme la liberté de tester.

Quant au demandeur, il doit s'en tenir à prouver que le fait existe, que c'est précisément le fait incriminé, que ce fait est criminel, et que l'action est intentée dans les formes. Ainsi, tout procès roule sur les mêmes espèces; seulement les parties changent quelquefois de rôles, comme dans les causes où il s'agit d'une récompense, car alors c'est au demandeur à prouver que l'acte est méritoire.

Ces quatre espèces de propositions et formes d'actions, dont je faisais autrefois quatre états généraux, se réduisent donc, ainsi que je l'ai fait voir, à deux genres, le rationnel et le légal. Le rationnel est le plus simple, et se borne à considérer la nature des choses; aussi lui suffit-il de recourir à la conjecture, à la définition et à la qualité. Le genre légal admet nécessairement plusieurs espèces, parce que les lois sont en grand nombre, et qu'elles présentent plus d'une face. Tantôt c'est sur la lettre de la loi, tantôt 106 c'est sur l'intention du législateur, que nous nous appuyons; tantôt, au défaut de loi positive, nous nous rejetons sur d'autres; tantôt nous comparons deux lois entre elles, ou nous les interprétons diversement. Ainsi des trois états de conjecture, de définition et de qualité, naissent des simulacres d'états, tantôt simples, tantôt mixtes, mais ayant cependant une physionomie qui leur est propre, comme la question qui a pour objet la lettre et l'intention, et qui, sans aucun doute, se renferme dans la qualité ou la conjecture; celle qui se traite par syllogisme, et qui appartient principalement à la qualité; celle qui a pour objet la contradiction des lois, et qui se résout par la conjecture et la qualité; enfin celle qui a pour objet l'ambiguïté, ἀμφιβιλία, et qui se résout toujours par la conjecture. A l'égard de la définition, elle est commune aux deux genres, à celui qui a pour objet le fait, comme à celui qui a pour objet l'écrit.

Toutes ces questions rentrent, il est vrai, dans les trois états; mais comme elles ont, ainsi que je l'ai dit, quelque chose qui leur est propre, il n'est pas inutile de les faire remarquer aux étudiants; et on peut leur permettre de les appeler ou états légaux, ou questions, ou sortes de chefs secondaires, pourvu qu'ils sachent qu'il n'y a rien à y chercher de plus que ce qui est contenu dans les trois points que j'ai indiqués plus haut. A l'égard de la quantité, de la multiplicité, de la relation, et, comme quelques-uns le veulent, de la comparaison, il n'en est pas de même. Car ce ne sont pas des variétés du genre légal; mais elles doivent être rapportées uniquement au genre rationnel, et doivent par conséquent être rangées sous la conjecture ou la qualité, comme ces questions qui regardent l'intention, le temps, le lieu. Mais nous parlerons de chacune en particulier, lorsque nous traiterons des préceptes de la division.

On convient généralement que les causes simples n'ont qu'un seul état, mais que souvent, dans une seule cause, il peut se rencontrer plusieurs de ces questions secondaires, qui se rattachent à ce qui fait le point essentiel du procès. Je crois encore que l'on petit être quelquefois en doute sur l'état, dont il est le plus à propos de se servir, lorsqu'on oppose plusieurs moyens à une seule accusation; et comme la meilleure couleur qu'on puisse donner à la narration est celle qu'on peut le mieux soutenir, ainsi je crois que de tous les états que peut comporter une cause, il faut particulièrement choisir celui que l'orateur sent qu'il défendra le mieux. C'est pour cela que Brutus voulant, à l'imitation de Cicéron, composer un plaidoyer pour Milon, sans autre dessein que d'exercer son éloquence, prit l'affaire tout autrement que Cicéron. Car celui-ci soutenait que Clodius avait été tué justement, mais pourtant sans dessein prémédité de la part de Milon, à qui il avait dressé des embûches; et, au contraire, Brutus faisait un titre de gloire à Milon d'avoir tué un mauvais citoyen.

A l'égard des causes complexes, on convient encore qu'elles peuvent avoir deux ou trois états tantôt différents, comme lorsque de deux choses on nie l'une, et que l'on soutient l'autre juste; tantôt du même genre, si, par exemple, on nie tout. Et cela arrive, quoiqu'il ne s'agisse que d'un seul point, mais pourvu qu'il soit contesté entre plusieurs personnes; soit qu'elles aient toutes le même droit, comme celui de parenté, soit que chacune en ait un différent, comme lorsque deux héritiers réclament une succession, l'un en vertu d'un testament, l'autre en qualité de plus proche parent. Or, toutes les fois qu'il y a plusieurs de- 107 mandeurs, et que l'on oppose à l'un une chose, à l'autre une autre, il faut nécessairement qu'il y ait des états différents, comme dans ce sujet de controverse : Que tout testament conforme aux lois ait son effet; que les pères, qui meurent sans tester, n'aient pour héritiers que leurs enfants; que tout enfant auquel son père a renoncé n'ait aucune part dans sa succession; que le btard né avant l'enfant légitime soit tenu pour légitime; né après, qu'il soit seulement citoyen; tout père peut donner son fils à titre d'adoption, et tout adopté peut rentrer dans sa famille si son père naturel meurt sans enfants.

Cela posé, un père qui, de deux fils, avait renoncé à l'un, et donné l'autre à titre d'adoption, vient d'avoir un bâtard. Il rappelle à sa succession celui qu'il avait renoncé, l'institue son héritier et meurt : tous les trois plaident pour avoir son bien. Je fais observer que les Grecs appellent νόθος un enfant qui n'est pas légitime, et que n'ayant point en latin de mot correspondant, comme Caton le témoigne dans un de ses discours, nous sommes obligés de nous servir du mot grec. Mais revenons à notre sujet.

A celui qui est institué héritier, on oppose cette loi : Que tout enfant que son père a renoncé soit exclu de sa succession : ce qui fonde un état de cause, pris du texte de la loi et de l'intention du législateur; car on examine si cet enfant ne peut en aucune manière hériter de son père; s'il ne le peut pas, quand son père le rappelle, quand son père l'institue héritier.

On allègue au bâtard deux choses : qu'il est né après les enfants légitimes, et qu'il n'est point né avant aucun qui soit légitime : d'où naissent deux états de cause, l'un de raisonnement ou d'induction ; car voici la question qui se présente : Un enfant né d'une mère illégitime est-il, par apport aux enfants légitimes, comme s'il n'était pas né? l'autre fondé sur la loi et sur l'intention; car on convient que ce bâtard n'est pas né avant les enfants légitimes : mais il se défendra par l'esprit de la loi, en disant qu'un bâtard, suivant la loi, doit être censé légitime, lequel est né lorsqu'il n'y avait plus d'enfants légitimes dans la famille. Il combattra aussi les termes de la loi, et dira que le défaut de survenance d'enfant légitime après le bâtard ne saurait nuire à ce dernier; et voici comme il raisonnera : Supposez qu'il n'y ait pour tout enfant qu'un bâtard, quelle sera sa condition? Sera-t-il seulement citoyen? mais il n'est point né après les enfants légitimes. Aura-t-il la qualité de fils? mais il n'est point né avant que son père eût des enfants légitimes. Puis donc qu'on ne peut pas s'arrêter aux termes de la loi, il faut s'en tenir à l'esprit. Et l'on ne doit pas s'étonner qu'une seule loi donné lieu à deux états différents; car cette loi est double, et par conséquent équivalente à deux lois.

Venons à celui qui a été adopté; car il veut rentrer dans la famille et partager aussi les biens. Premièrement, il aura affaire à l'héritier, qui lui dira: Je suis institué héritier, la succession m'appartient. C'est le même état de cause que dans la demande du fils renoncé par son père, où il s'agit de savoir si celui que son père a renoncé peut hériter. En second lieu, l'héritier et le bâtard lui diront : Notre père n'est point mort sans enfants; ainsi, aux termes de la loi, vous ne pouvez pas rentrer dans la famille. Mais, outre cela, chacun se renfermera dans la question qui lui est propre; car celui qui a été renoncé dira qu'il n'en est pas moins fils de son père, et se prévaudra de la loi même en vertu de laquelle on prétend l'exclure, puisqu'il aurait été superflu de l'exclure de la succession s'il eût été considéré comme étranger; et que comme, en qualité de fils, il aurait été héritier de son père si ce dernier fût mort sans tester, la loi qu'on lui oppose pouvait bien le priver de la succession, mais non le dépouiller de sa qualité de fils. De là un état de définition : qu'est-ce qu'être fils? Le bâtard, de son côté, alléguera que leur père n'est pas mort sans enfants, et il le prouvera par les mêmes moyens dont il s'est servi pour soutenir sa demande, à moins qu'il n'aime mieux recourir à la définition : Les enfants non légitimes en sont-ils moins des enfants?

Voilà donc spécialement deux états dans une même controverse, l'un tiré du texte de la loi et de l'intention, l'autre de syllogisme, et de plus un état de définition; ou plutôt on y trouve les trois seuls états véritables, l'état de conjecture dans l'examen du texte de la loi et de l'intention, l'état de qualité dans le syllogisme, et enfin l'état de définition, qui s'entend assez de lui-même.

Toute controverse renferme aussi une cause, un point à juger, et un contenant. En effet, il n'est point de controverse qui ne renferme un motif, auquel se rapporte le jugement et qui contient la substance même du procès. Mais comme tout cela varie suivant la nature des affaires, et a été ordinairement traité par ceux qui ont écrit sur les causes judiciaires, je remets à en parler quand je serai arrivé à cette partie de mon ouvrage. Quant à présent, comme j'ai divisé les causes en trois genres, je vais suivre l'ordre que je me suis prescrit.

CHAP. VII. Je commencerai de préférence par le genre qui consiste dans la louange et le blâme. Il semble qu'Aristote et Théophraste qui l'a suivi en aient fait un genre oiseux, qui n'a d'autre but que de plaire à l'auditeur : c'est en effet tout ce que promet l'étymologie de son nom. Mais chez les Romains l'usage en a introduit l'emploi dans les affaires; car les oraisons funèbres, font partie de certaines fonctions publiques, et souvent les magistrats en sont chargés par un sénatus-consulte; l'éloge ou le blâme d'un témoin n'est pas sans influence sur les jugements; il est aussi permis aux accusés de produire des apologistes; et ces mémoires publiés contre L. Pison, contre Clodius et Curion, et contre d'autres compétiteurs, n'ont pas laissé, quoique diffamatoires, de tenir lieu d'avis dans le sénat. Toutefois, je ne nie pas que certaines compositions de ce genre, telle que l'éloge des dieux, ou des héros que les premiers siècles ont produits, ne soient des discours de simple apparat: ce qui tranche la question que nous avons traitée plus haut, et démontre l'erreur de ceux qui croient que l'orateur n'a jamais à parler que sur des matières douteuses. Dira-t-on que l'éloge de Jupiter Capitolin, objet perpétuel d'une sainte émulation, soit une matière douteuse, ou ne soit pas traité oratoirement? D'ailleurs, si la louange, appliquée aux affaires, ne peut se passer de preuves, elle ne laisse pas d'en offrir quelque apparence, même dans les discours d'apparat. S'agit-il, par exemple, de parler de Romulus, fils de Mars, allaité par une louve? L'orateur prouvera son origine céleste, en disant qu'exposé au milieu des eaux, il ne put être submergé; que toutes ses actions permettent de voir en lui le fils du dieu de la guerre; qu'enfin ses contemporains n'ont élevé aucun doute sur son apothéose. On retrouve même quelquefois dans les compositions de ce genre une apparence de 109 défense : ainsi, dans l'éloge d'Hercule, l'orateur peut excuser ce qu'on rapporte de ce héros, qu'il quitta sa massue pour prendre les vêtements d'Omphale et filer aux pieds de cette reine. Cependant le propre du genre laudatif est l'amplification et l'ornement. Il a principalement pour objet la louange des dieux et des hommes, et quelquefois même des animaux et des choses inanimées. En louant les dieux, on rend d'abord hommage, en général, à la majesté de leur nature; ensuite, à la puissance particulière de chacun d'eux, et aux inventions utiles qu'ils ont communiquées aux hommes. S'agit-il de leur puissance? Jupiter gouverne tout; Mars préside à la guerre; Neptune règne sur les eaux. S'agit-il de leurs inventions? Nous devons les arts à Minerve; les lettres, à Mercure; la médecine, à Apollon; les moissons, à Cérès; le vin, à Bacchus. Si l'antiquité nous a transmis quelque chose de mémorable sur eux, on le raconte. On fait valoir aussi leur origine, comme d'être enfants de Jupiter; leur ancienneté, comme d'être issus du Chaos; leur descendance : ainsi Apollon et Diane font honneur à Latone. On peut louer les uns d'être nés immortels; les autres, d'avoir mérité l'immortalité par leur vertu : genre de gloire qui, grâce à la piété de notre prince, a illustré le siècle où nous vivons.

L'éloge des hommes est plus varié. On y distingue les temps: celui qui les a précédés, celui où ils ont vécu, et, s'ils ne sont plus, celui qui a suivi leur mort. La patrie, les parents, les cieux : voilà ce qui précède la naissance et donne lieu à une double considération : ou ils ont soutenu leur noblesse héréditaire, ou ils ont illustré un nom obscur par l'éclat de leurs actions. Il y aura lieu quelquefois de rappeler les prédictions et les augures qui avaient annoncé leur grandeur future; cet oracle, par exemple, qui avait déclaré que le fils qui naîtrait de Thétis serait plus grand que son père. Les louanges personnelles se tirent des qualités de l'âme et du corps, des avantages extérieurs. Mais comme les avantages du corps et tous ceux que nous tenons du hasard ont peu de valeur en eux-mêmes, ils peuvent être considérés sous différents points de vue. Ainsi on vantera quelquefois la beauté et la force, comme fait Homère à l'égard d'Agamemnon et d'Achille; mais quelquefois le contraste de la faiblesse contribue à redoubler l'admiration, comme lorsque ce poète nous représente Tydée petit de corps, mais intrépide guerrier. Il en est de même de la fortune: si d'un côté elle donne du lustre au mérite, dans les rois, par exemple, et dans les princes, à qui elle offre plus d'occasions de bien faire; d'un autre côté, plus on est dénué de ces secours, plus la vertu brille par elle-même. En effet, tous les biens, qui sont hors de nous, et que le hasard dispense à son gré, recommandent l'homme, non par eux-mêmes, mais par le bon usage qu'il en fait. Car les richesses, le pouvoir, le crédit, étant des instruments puissants pour le bien et pour le mal, mettent nos mœurs à la plus sûre des épreuves, et nous rendent toujours ou meilleurs ou pires.

L'éloge de l'âme est toujours vrai; mais il n'y a pas non plus qu'une seule manière de le traiter. Tantôt il vaudra mieux suivre la progression de l'âge et l'ordre des actions, en louant le naturel dans les premières années, puis l'éducation, et enfin les fruits qu'elle aura portés, c'est-à-dire cet enchaînement de dits et de faits qui composent la vie de celui qu'on loue. Tantôt on prendra pour division un certain nombre de vertus, telles 110 que le courage, la justice, la tempérance, et on assignera à chacune d'elles ce qui aura été fait sous son inspiration. Quelle est la meilleure de ces méthodes? C'est au sujet à nous l'apprendre. Qu'on se souvienne seulement que rien n'est plus agréable à l'auditeur que le récit de ce qu'un homme a fait seul, ou le premier, ou dont il n'a du moins partagé la gloire qu'avec un petit nombre; d'un trait inespéré ou inattendu, et surtout de quelque action où l'intérêt personnel a été sacrifié à l'intérêt d'autrui. Quant au temps qui suit la mort de l'homme, il n'est pas toujours à propos d'en parler, d'abord parce que l'on a quelquefois à louer des personnes encore vivantes; ensuite, parce qu'on a rarement occasion de rappeler des apothéoses ou des honneurs publics, comme des statues élevées aux frais de l'État. Je mets au rang de ces titres d'honneur les monuments de l'esprit, consacrés par le suffrage des siècles. Ainsi quelques hommes, comme Ménandre, ont obtenu plus de justice de la postérité que de leurs contemporains. La gloire des enfants rejaillit sur les pères, celle des villes sur leurs fondateurs; les lois rendent célèbres ceux qui les ont portées; les arts, ceux qui les ont inventés; enfin les institutions recommandent le nom de leurs auteurs : ainsi, le culte que nous rendons aux dieux honore la mémoire de Numa; et l'usage d'incliner les faisceaux devant le peuple a rendu chère celle de Publicola.

S'agit-il de blâmer? on suivra la même méthode, mais en sens contraire : une honteuse extraction a couvert d'opprobre un grand nombre d'hommes; chez d'autres, la noblesse n'a servi qu'à faire ressortir leurs vices et à rendre leurs personnes plus odieuses. De funestes prédictions ont précédé la naissance de quelques-uns : de Paris, par exemple. Ceux-ci, comme Thersite et Irus, ont été des objets de mépris, à cause de leur difformité ou de leur misère; ceux-là, comme le lâche Nirée ou l'impudique Plisthène, flétris par les poètes, ont été des objets de haine, pour s'être rendus indignes des dons que la nature leur avait départis. Aux vertus de l'âme, sont opposés autant de vices; et les uns comme les autres peuvent être présentés de deux manières. Il y a des hommes que l'infamie a suivis au delà du tombeau : témoins Mélius, dont la maison fut rasée, et Marcus Manlius, dont le prénom fut retiré à toute sa postérité. Il en est d'autres que nous haïssons jusque dans leurs pères et mères. Des fondateurs de villes ont encouru un opprobre éternel pour avoir rassemblé en corps de peuple une horde funeste aux autres peuples : tel est le premier auteur de la superstition judaïque. La haine qu'on porte aux Gracques a passé jusqu'à leurs lois. Enfin il est certains crimes dont la solidarité pèse sur toute la postérité : tel est cet attentat inouï commis par un Perse sur une femme de Samos. A l'égard des vivants, le jugement du public dépose de leurs mœurs; et leur bonne ou mauvaise réputation justifie l'éloge ou le blâme. Il importe cependant, suivant Aristote, de considérer le lieu où l'on parle; les mœurs et les croyances des auditeurs sont d'un grand poids dans la balance; car ils admettront sans peine les vertus, qu'ils aiment, dans celui qu'on loue, ou les vices, qu'ils haïssent, dans celui qu'on blâme. On aura donc soin de bien s'assurer, avant de parler, de l'état des esprits. On aura soin aussi d'y mêler toujours des louanges pour l'auditoire; car c'est le moyen 111 d'être écouté favorablement : mais, autant que possible, ces louanges devront tourner en même temps à l'avantage du sujet. L'étude des lettres sera louée plus sobrement dans Sparte que dans Athènes; mais, en revanche, on y exaltera la patience et le courage. Certains peuples mettent leur honneur à vivre de brigandage; d'autres, à vivre selon les lois. L'éloge de la frugalité serait peut-être odieux aux Sybarites, et chez les anciens Romains c'eût été un crime capital de faire l'apologie du luxe. La même diversité se retrouve dans les particuliers: un juge penche aisément pour celui en qui il suppose des sentiments conformes aux siens.

Aristote donne un autre précepte, dont Cornélius Celsus s'est emparé, mais pour le pousser à l'excès : c'est de profiter de l'espèce d'affinité qui existe entre les vices et les vertus, en faisant passer, au moyen d'un léger détour des mots, un téméraire pour brave, un prodigue pour libéral, un avare pour économe, et réciproquement : ce que ne fera jamais l'orateur, c'est-à-dire l'homme de bien, à moins de quelque motif d'intérêt public.

L'éloge des villes se traite de la même manière que celui des hommes. Les fondateurs en sont comme les pères. L'antiquité communique à leurs noms une grande autorité : aussi voyons-nous des peuples se vanter d'être aussi anciens que la terre qu'ils habitent. Leur vie publique, comme la vie individuelle de chaque homme, est sujette à la louange et au blâme : quelques-unes se recommandent par des avantages particuliers, tels que leur position et leurs fortifications; leurs citoyens font leur orgueil, comme les enfants font l'orgueil des pères. Les ouvrages publics sont aussi un sujet d'éloge. On y peut considérer l'idée d'ornement, l'utilité, la beauté, l'auteur : l'idée d'ornement dans les temples, l'utilité dans les remparts, la beauté et l'auteur dans les uns et les autres. On loue encore les lieux : témoin cette description que Cicéron fait de la Sicile. On y considère la beauté et l'utilité : la beauté, dans la perspective de la mer, des plaines ou des prairies; l'utilité, dans la salubrité de la température et la fertilité du sol. On loue toutes les paroles, toutes les actions dignes de mémoire. Enfin, que ne loue-t-on pas? On a loué le sommeil et la mort; les médecins ont fait l'éloge de certains aliments. Si donc je n'accorde pas que le genre laudatif se renferme dans les considérations de l'honnête, je crois en même temps qu'il appartient plus spécialement à la qualité. Cependant les trois états peuvent s'y rencontrer tous, et Cicéron remarque que César en a fait usage dans son Anti-Caton. Enfin on peut dire que, considéré en général, le genre laudatif a quelque rapport avec le délibératif, parce que ordinairement ce que l'on conseille dans l'un, on le loue dans l'autre.

CHAP. VIII. Je m'étonne aussi que quelques auteurs aient restreint le genre délibératif à l'utile. S'il fallait le réduire à un seul objet, je m'attacherais plutôt au sentiment de Cicéron, qui lui donne la dignité principalement en partage. Je suis même persuadé que ces auteurs, conformément à la belle doctrine des stoïciens, ne distinguent pas l'utile de ce qui est honnête. Et en effet, la raison nous ferait un devoir de cette doctrine, si l'on avait toujours affaire à des sages; mais comme le plus souvent c'est devant des ignorants, et surtout devant le peuple, généralement composé d'esprits grossiers, qu'on a à délibérer, il faut bien faire des distinctions, et parler de manière à se 112 faire comprendre de tout le monde. Que de gens, tout en reconnaissant qu'une chose est honnête, ont de la peine à la regarder comme utile; et combien d'autres, séduits par une apparence d'utilité, approuvent des choses qu'ils savent être honteuses, telles que le traité de Numance, et les Fourches Caudines !

Je ne crois pas même que ce genre puisse être renfermé dans l'état de qualité, bien que cet état comprenne toutes les questions qui concernent l'honnête et l'utile; car souvent la conjecture et quelquefois la définition y trouvent place; quelquefois aussi on a occasion d'y traiter des questions légales, surtout dans les délibérations privées, quand on examine, par exemple, si telle chose est permise. Je laisse la conjecture, que je reprendrai ensuit pour en parler plus amplement, et je vais, pour le moment, m'occuper uniquement de la définition. Ne se rencontre-t-elle pas dans ce passage de Démosthène : Est-ce un don ou une restitution que Philippe fait aux Athéniens, en leur livrant Halonèse? Et dans cet endroit des Philippiques de Cicéron : Qu'est-ce que le tumulte? Enfin cet orateur n'a-gite-t-il pas une question légale, quand, au sujet de Servius Sulpicius, il met en délibération si l'on ne doit décerner des statues qu'à ceux qui ont péri par le fer dans leurs ambassades? Le genre délibératif embrasse donc le passé comme l'avenir. Quant à ses fonctions, elles consistent à conseiller et à dissuader.

Ce genre ne réclame pas un exorde en forme, comme le genre judiciaire, par la raison que tout homme qui demande un conseil est apparemment disposé à l'écouter. Cependant on ne peut aborder aucun sujet sans une espèce d'exorde; car il ne faut jamais entrer brusquement en matière, ni suivre sa fantaisie pour guide, parce qu'en toute chose il y a toujours un point par où l'on doit naturellement commencer. Dans le sénat, et surtout dans les assemblées du peuple, on tient la même conduite que devant les juges, c'est-à-dire que d'abord on tâche ordinairement de se concilier la bienveillance des auditeurs; et doit-on s'en étonner, puisque dans les panégyriques même, où l'on ne se propose que de louer, sans aucun but d'utilité, on ne laisse pas de rechercher la faveur des assistants? Aristote pense avec raison que, dans les délibérations, nous pouvons souvent tirer l'exorde tantôt de nous-mêmes, tantôt de la personne de notre contradicteur, faisant en cela une sorte d'emprunt aux formes judiciaires; quelquefois même de l'importance plus ou moins grande que paraît avoir l'objet dont on délibère. Dans le genre démonstratif, l'orateur est, selon lui, tout à fait libre, et peut tantôt amener son exorde de loin, comme dans le discours d'Isocrate à la louange d'Hélène; tantôt le prendre dans le voisinage du sujet, comme l'a fait le même Isocrate dans le Panégyrique, où il se plaint de ce qu'on honore plus la beauté du corps que la beauté de l'âme; et Gorgias, dans son Olympique, où il commence par louer ceux qui ont institué les jeux célèbres qui portent ce nom. C'est sans doute à leur exemple que Salluste, dans la Guerre de Jugurtha et la Conjuration de Catilina, entre en matière par des considérations qui n'ont rien de commun avec l'histoire. Mais revenons au genre délibératif. Si l'on n'y renonce pas à un exorde, il faut qu'il soit court, et qu'on puisse l'appeler plutôt un début, un commencement, qu'un exorde proprement dit.

La narration n'est jamais nécessaire dans les délibérations privées, au moins quant à l'objet dont 113 on délibère; car celui qui demande conseil sait apparemment sur quoi. On peut cependant entrer dans le récit d'une foule de circonstances qui ont du rapport avec l'objet de la délibération ; mais dans les délibérations publiques, une narration qui expose l'affaire avec ordre est souvent indispensable. Au reste, le genre délibératif exige plus que tout autre l'emploi des passions; car il faut souvent exciter ou apaiser la colère, inspirer la crainte, le désir, la haine, la bienveillance, éveiller quelquefois la pitié, soit qu'on ait à conseiller de porter secours à des assiégés, soit qu'on ait à déplorer la ruine d'une ville alliée.

Mais ce qui est d'un grand poids dans les délibérations, c'est l'autorité de l'orateur. Car celui-là doit être et passer pour supérieur en lumières et en vertu, qui veut que tous ajoutent foi à ses paroles en ce qui touche l'honnête et l'utile. Au barreau, il est admis qu'on peut suivre un peu son inclination; mais dans les délibérations, la vertu est, du consentement de tous, l'unique règle de conduite.

La plupart des rhéteurs grecs ont exclusivement renfermé ce genre dans les affaires publiques : Cicéron même s'en tient presque là. Il suppose qu'un orateur n'a guère à délibérer que de la paix, de la guerre, de la levée des troupes, des travaux publics et des subsides. C'est pour cela qu'il veut que l'orateur soit particulièrement instruit des forces et des mœurs d'un État, afin de conformer sa consultation à la nature des choses et à la disposition des esprits. Pour moi, je crois que ce genre comporte en soi plus de variété; car les délibérations sont susceptibles de bien des sortes de personnes et de choses. Il faut donc, soit en conseillant, soit en dissuadant, considérer d'abord trois objets : ce dont on délibère, ceux qui consultent, ceux qui sont consultés.

A l'égard de la chose dont on délibère, ou il est certain qu'elle est faisable, ou cela est incertain. S'il y a incertitude, c'est la seule question, ou au moins la plus importante ; car il peut arriver souvent que l'on dise d'abord qu'une chose n'est pas à faire, quand même elle serait faisable; ensuite, qu'elle n'est pas faisable. Or, dans ce cas, l'état est de conjecture, comme dans ces questions : Est-il possible de couper des isthmes, de dessécher les marais Pontins, de creuser un port à Ostie? Alexandre aurait-il trouvé des terres au delà de l'Océan? Quelquefois même une chose faisable peut donner lieu à l'état de conjecture, quand on examine, par exemple, si les Romains se rendront maîtres de Carthage, si Annibal quittera l'Italie, dans le cas où Scipion porterait la guerre en Afrique; ou si les Samnites demeureront fidèles, dans le cas où les Romains déposeraient les armes. Enfin, il y a des choses qui peuvent se faire, et qui même, selon toute apparence, arriveront, mais dans un autre temps, dans un autre lieu, d'une autre façon.

Quand il n'y a pas lieu à conjecture, il se présente d'autres considérations. Et d'abord, la délibération porte, ou sur la chose en elle-même, ou sur l'appréciation des circonstances. Dans le premier cas, le sénat délibère, par exemple, s'il y a lieu d'établir une solde pour les troupes; voilà une matière simple. Dans le second cas, on délibère, ou sur les motifs de faire une chose, si, par exemple, on livrera les Fabius aux Gaulois; qui, en cas de refus, déclareront la guerre aux Romains; ou sur les motifs de ne pas faire une chose, comme César, par exemple, qui ne sait 114 s'il doit persister à marcher en Germanie, parce que ses soldats font de tous côtés leurs testaments. Ces deux sujets de délibération sont complexes ; car, dans le premier, on insiste sur ce que les Gaulois nous déclareront la guerre; mais on peut agiter encore cette autre question, si, indépendamment de la menace des Gaulois, on n'est point fondé à livrer des hommes qui, oubliant leur qualité d'ambassadeurs, ont engagé le combat contre le droit des gens, et massacré le roi auprès duquel on les avait députés. Dans le second, César ne délibérerait probablement pas sans la consternation de ses soldats; et néanmoins il y aurait lieu d'examiner si, indépendamment de cette circonstance, il ferait bien de pénétrer en Germanie. Au surplus, dans ces sortes de délibération, il faut toujours commencer par la question que l'on aurait à examiner, toute circonstance à part.

Quelques rhéteurs assignent au genre délibératif trois parties : l'honnête, l'utile, le nécessaire. Je ne vois pas ce qui motive la troisième; car, à quelque épreuve que l'on nous mette, nous pouvons bien être contraints à souffrir, jamais à faire : or c'est sur ce qu'on fera qu'on délibère. Que si l'on appelle nécessité l'extrémité où nous réduit la crainte d'un plus grand mal, cela ne sort pas de la question de l'utile. Par exemple, une ville est assiégée, et les habitants, trop peu nombreux pour résister et manquant d'eau et de nourriture, délibèrent s'ils se rendront. Si l'on dit : Il faut nécessairement se rendre, cette proposition n'est complète qu'autant qu'on ajoute parce qu'autrement il faudra périr. Donc il n'y a pas nécessité, par cela même qu'on peut préférer la mort; et de fait, ni les Sagontins, ni ces braves Opitergiens, qu'enveloppait la flotte ennemie, ne se sont point rendus. Ainsi, même dans ces rencontres, la question roule uniquement sur l'utile, ou tout au plus elle embrassera l'utile et l'honnête. Mais, dira-t-on, n'est-ce pas une nécessité de se marier à qui veut avoir des enfants? Qui en doute? Celui qui veut devenir père ne saurait ignorer qu'il doit nécessairement se marier. Il n'y a donc pas lieu à délibérer sur la nécessité non plus que sur l'impossibilité, car toute délibération suppose un doute : c'est pourquoi je préfère ceux qui au mot nécessaire ont substitué celui de possible, possible, le seul qui rende, quoique d'une manière un peu dure, le mot grec δυνατόν.

Il est évident, sans que je le démontre, que ces trois parties ne se rencontrent pas toujours toutes à la fois dans une délibération. Cependant la plupart des rhéteurs en admettent un plus grand nombre, nous donnant pour parties des subdivisions de parties. Car ce qui est permis, ce qui est juste, ce que commande la piété, l'équité, la douceur (τὸ ἥμερον), et tout ce qu'on voudra y ajouter de semblable, tout cela peut se rapporter à l'honnête, comme l'espèce à son genre. De même, ce qui est facile, grand, agréable, sans danger, rentre dans la question de l'utile. Toutes ces espèces sont autant de lieux qui naissent de la contradiction des adversaires : cela est utile, oui, mais difficile, peu important, désagréable, dangereux. Quelques-uns néanmoins veulent que ce qui est purement agréable soit quelquefois l'unique objet des délibérations, lorsqu'il s'agit, par exemple, de savoir s'il y a lieu d'édifier un théâtre, d'instituer des spectacles. Mais quel est l'homme assez relâché et assez frivole pour réduire une délibération à une question de plaisir? Le fond de la délibération doit toujours être dissimulé par des considérations d'un ordre plus relevé. Ainsi, dans 115 l'institution des jeux, ce sont les dieux qu'on veut honorer; si l'on propose d'élever un théâtre, c'est pour procurer au travail un délassement utile, et prévenir, par une distribution commode des places, la confusion d'une foule tumultueuse; et l'on fera voir que la religion n'y est pas moins intéressée, en disant que ce théâtre sera une espèce de temple consacré au dieu en l'honneur duquel ces jeux ont été institués.

Il y a lieu souvent de sacrifier l'utile à l'honnête. Nous exhorterons, par exemple, ces Opitergiens à résister, quoiqu'ils n'aient pas d'autre alternative que de se rendre ou de périr. Dans d'autres circonstances, c'est le contraire : comme dans la seconde guerre punique, où nous serons d'avis d'enrôler les esclaves. Et même ici on se gardera d'admettre tout d'abord que ce parti soit déshonorant; car on peut dire que la nature a fait tous les hommes libres, qu'elle les a formés des mêmes éléments, et que peut-être les esclaves sont d'une antique et noble origine. Là où le danger est évident, on aura recours à d'autres raisons : par exemple, que, s'ils se rendent, ils périront peut-être d'une manière plus cruelle, soit que l'ennemi ne garde pas sa parole, soit que César demeure victorieux, ce qui est plus probable. Voilà comme avec des mots on parvient à faire cesser la lutte des idées les plus opposées; car l'utile n'est compté pour rien par ceux qui non seulement placent l'honnête au-dessus de l'utile, mais veulent encore que ce qui n'est pas honnête ne soit pas même utile; tandis que d'autres traitent ce que nous appelons l'honnête, d'inanité, d'orgueil, de sottise, avec une apparence de vérité, qui n'est que dans les mots.

Non seulement on compare ce qui est utile avec ce qui ne l'est pas, mais on compare encore entre elles deux choses utiles ou préjudiciables, afin de choisir le plus ou le moins dans l'une ou dans l'autre. La comparaison peut même s'étendre à un plus grand nombre d'objets; car il se rencontre quelquefois jusqu'à trois partis à examiner, comme lorsque Pompée délibéra s'il se rendrait chez les Parthes, ou en Afrique, ou en Égypte. Il est question, dans ce cas, de savoir, non pas si, entre deux partis, l'un vaut mieux que l'autre, mais lequel, entre trois, est le meilleur ou le plus dangereux. En effet, ce qui nous est avantageux de tout point ne peut donner matière à une délibération; car où il n'y a pas lieu à contradiction, quel peut être le motif de douter? Ainsi toute délibération n'est, à proprement parler, qu'une comparaison.

Il faut aussi considérer la fin et les moyens, pour savoir si l'avantage de la fin compense le désavantage du moyen. On envisage l'utilité par rapport au temps, au lieu, à la personne, à la manière d'agir; à la mesure. Il est expédient de faire cela, mais non pas à présent, non pas ici, ni à nous, ni contre tels, ni de cette manière, ni jusqu'à tel point. Mais ce qu'il faut principalement observer, tant à l'égard de nous-mêmes qu'à l'égard de ceux devant lesquels on délibère, c'est la convenance. Ainsi, quoique l'exemple soit ici d'un grand poids, parce que rien ne détermine tant les hommes à faire une chose que de leur montrer que d'autres l'ont faite avant eux, il importe cependant de voir quels exemples on cite et devant qui on les cite : tant les esprits sont divers ! ce qui donne lieu â deux considérations princi- 116 pales. Ou c'est une assemblée qui délibère, ou c'est un particulier; et ces deux cas exigent encore des distinctions. Si c'est une assemblée, autre chose est de parler devant le sénat ou devant le peuple; devant les Romains ou les Fidénates ; devant les Grecs ou devant des barbares. Si c'est un particulier, autre chose est de conseiller à Caton ou à Marius de briguer les charges publiques; autre chose encore de parler de l'art militaire devant le premier Scipion ou devant Fabius. Il faut aussi avoir égard au sexe, à la dignité, à l'âge, et surtout aux mœurs; car c'est là ce qui met le plus de différence entre un homme et un autre.

Rien n'est plus facile que d'exhorter au bien ceux qui aiment le bien. Mais en s'efforçant de convertir à la vertu des hommes corrompus, il faut prendre garde d'avoir l'air de leur reprocher leur conduite. On ne cherchera pas à les toucher par la vue du bien en lui-même, auquel leurs yeux sont fermés, mais par le désir de la gloire et de la renommée; ou si cette vaine ambition a peu d'effet sur eux, par les avantages qu'ils retireront d'une vie vertueuse; ou enfin, et c'est peut-être le plus sûr, par la considération des malheurs dont ils sont menacés, s'ils prennent un parti différent. Car, outre qu'il est aisé d'ébranler par la terreur ces esprits sans consistance, je ne sais si la crainte du mal n'a pas naturellement plus d'influence sur la plupart des hommes que l'espérance du bien, de même que la plupart comprennent plus facilement le vice que la vertu. Quelquefois on conseille à des gens de bien des actions peu honorables; ou, si l'on a affaire à des gens d'une vertu médiocre, on ne fera valoir que l'utilité du parti qu'on leur conseille. Je n'ignore pas ce que va penser le lecteur. Est-ce donc là ce que vous enseignez; dira-t-il, et croyez-vous cela permis? Je pourrais me retrancher derrière l'autorité de Cicéron, qui, dans une lettre à Brutus, après avoir énuméré plusieurs conseils honorables qu'il pouvait donner à César, ajoute : Serais-je un homme de bien, si je lui donnais ces conseils? Nullement, car tout homme qui conseille autrui ne doit envisager que l'intérêt de celui qu'il conseille. Mais ces conseils sont dictés par l'honneur! D'accord; mais il n'est pas toujours bon de conseiller ce qui est honnête. Toutefois, comme cette question a besoin d'être approfondie, et ne regarde pas seulement le sujet que je traite ici, je me réserve de l'examiner dans le douzième et dernier livre de cet ouvrage. Au reste, je ne prétends autoriser personne à rien faire de honteux; et, jusqu'à ce que je m'explique, ce que j'ai dit ne s'appliquera, si l'on veut, qu'aux exercices de l'école. Car il est bon de connaître les voies de l'iniquité, pour mieux défendre l'équité.

Cependant, même en conseillant à un homme de bien une action déshonnête, qu'on se souvienne de ne pas la lui présenter comme telle, et qu'on se garde d'imiter ces déclamateurs, qui exhortent Sextus Pompée à la piraterie, par cela même qu'elle est déshonnête et cruelle. Il faut, au contraire, colorer la difformité du vice, même auprès des méchants. Ainsi Catilina, dans Salluste, parle comme s'il se déterminait au plus grand des crimes, non par perversité, mais par indignation. Ainsi, dans Varius, Atrée s'écrie :

Je rends guerre pour guerre, et forfait pour forfait.

A combien plus forte raison doit-on recourir à cette espèce de détour avec ceux à qui l'honneur est cher? Si donc nous donnons à Cicéron le con- 117 seil d'implorer la clémence d'Antoine, de brûler même ses Philippiques, condition à laquelle celui-ci lui promet sa grâce, nous n'insisterons pas sur l'amour de la vie, car si cet amour trouve accès dans son âme, il parlera assez haut de lui-même sans le secours de notre éloquence; mais nous l'exhorterons à se conserver pour la république; et ce motif lui dissimulera la honte de sa faiblesse. Voulons-nous conseiller à César de s'emparer du pouvoir suprême? nous prouverons que la république ne peut désormais subsister qu'autant qu'elle obéira à un seul. Car quiconque délibère sur une action criminelle ne cherche qu'à sauver les apparences.

La personne de celui qui conseille importe beaucoup aussi. Si donc sa vie passée a été illustre, si l'éclat de sa naissance, son âge, sa condition, donnent lieu d'attendre beaucoup de lui, il faut prendre garde que ses paroles ne démentent l'idée qu'on a de lui. Des antécédents contraires demandent un ton plus humble; car ce qui passe pour liberté dans les uns, est appelé licence dans les autres. A ceux-ci l'autorité suffit; ceux-là sont à peine protégés par la raison. C'est pour cela que les prosopopées me paraissent un genre très difficile; car outre qu'elles doivent s'assujettir aux règles que je viens de tracer, il faut encore que les caractères y soient exactement observés. En effet, César, Cicéron et Caton, opinant dans une même affaire, parleront tous trois différemment. Mais c'est aussi un exercice des plus utiles, en ce qu'il nous forme à deux choses, et en ce qu'il est d'un grand secours pour les poètes et ceux qui se destinent à écrire l'histoire. Je ne le crois pas moins nécessaire à l'orateur. Combien, en effet, de harangues composées par des orateurs grecs et romains, non pour eux, mais pour autrui, et dans lesquelles il leur a fallu s'accommoder à la condition et aux mœurs de ceux à l'usage de qui ils les avaient écrites? Cicéron écrivant pour Cn. Pompée, pour T. Ampius, et tant d'autres, pensait-il de même dans ces différentes occasions, et ne jouait-il qu'un seul personnage? ou plutôt, travaillant d'après l'idée qu'il s'était faite de la fortune, de la dignité et des actions de tous ceux auxquels il prêtait sa voix, ne les représentait-ii pas au naturel? Ils n'auraient pas si bien parlé sans doute, mais c'étaient eux cependant qu'on croyait entendre. Car un discours ne pèche pas moins par défaut de convenance avec la personne que par défaut de convenance avec le sujet. Aussi admire-t-on l'air de vérité que Lysias savait donner à ce qu'il écrivait pour des ignorants.

Et c'est particulièrement aux déclamateurs à observer ces convenances. Il est très peu de controverses où ils parlent comme des avocats; mais le plus souvent ils se mettent à la place des parties, et représentent tour à tour un fils, un père, un riche, un vieillard, un bourru, un débonnaire, un avare, un superstitieux, un poltron, un railleur. Je ne sais si un comédien joue plus de rôles sur le théâtre que nos déclamateurs dans les écoles. Ces différentes expressions de caractères peuvent être regardées comme autant de prosopopées. J'en fais mention ici, parce qu'à la personne près, ce sont de véritables délibérations. Encore même cette différence ne se rencontre pas toujours; car on feint quelquefois des matières de controverse tirées de l'histoire, et, pour donner plus de poids aux choses, on introduit de véritables acteurs qui parlent eux-mêmes.

Je n'ignore pas que dans les écoles on donne souvent à traiter, à titre d'exercice, des contro- 118 verses poétiques et historiques, comme Priam aux pieds d'Achille, ou Sylla se démettant de la dictature dans l'assemblée du peuple; mais ni les unes ni les autres ne sont pas plus du genre judiciaire que des deux autres. Car prier, déclarer, rendre compte, et tout ce que j'ai déjà énuméré, entre également dans les trois genres de causes, sous des formes variées et suivant la nature du sujet. Très souvent même, dans ces trois genres, nous mettons la parole dans la bouche de personnes que nous faisons, en quelque sorte, lever à notre place. C'est ainsi que, dans le plaidoyer de Cicéron pour Célius, l'aveugle Appius et Clodius adressent des reproches à Clodia sur ses amours, l'un avec amertume, l'autre avec douceur.

On a coutume aussi dans les écoles de donner des matières de délibération qui se rapprochent davantage des plaidoyers et sont un mélange des deux genres, comme lorsqu'on délibère en présence de César si l'on punira Théodote; car dans cette délibération on accuse et on défend, ce qui est le propre des causes judiciaires. Il s'y mêle aussi une question d'utilité : on demande si le meurtre de Pompée a été avantageux à César; s'il n'est pas à craindre que Ptolémée ne lui déclare la guerre, dans le cas où Théodote serait mis à mort; si cette guerre ne serait pas fâcheuse dans l'état présent de ses affaires, ou dangereuse, ou au moins de longue durée. Enfin la question de l'honnête y trouve place : Convient-il à César de venger Pompée? n'est-il pas à craindre qu'il ne paraisse condamner lui-même son parti, en convenant que Pompée ne méritait pas une pareille fin? Ce genre de délibérations peut se rencontrer dans la réalité.

La plupart des déclamateurs tombent, au sujet des délibérations, dans une erreur qui ne laisse pas de tirer à conséquence, en s'imaginant que le style en doit être tout à fait contraire â celui du genre judiciaire : ils entrent brusquement en matière, ils affectent une véhémence continuelle, une magnificence outrée dans les expressions; et, dans leurs cahiers, on voit qu'ils ont à dessein donné moins d'étendue aux matières du genre délibératif qu'à celles du genre judiciaire.

Pour moi, si je crois, par les raisons que j'ai données plus haut, que les délibérations peuvent se passer d'exorde, je ne vois pas, d'un autre côté, pourquoi l'on se livrerait, tout d'abord, à des exclamations furibondes. Un homme de bon sens, au contraire, qui est prié de dire son avis sur une affaire, ne se met pas à crier, mais tâche de gagner la confiance de celui qui le consulte par un début doux et modeste. A quoi bon cette violence emportée, incessante, dans la chose du monde qui demande le plus de modération et de méthode? Je sais que, dans les plaidoyers, l'orateur met plus de modération dans l'exorde, dans la narration, dans les preuves; que dans le reste; et c'est à peu près la seule chose qui distingue les matières judiciaires des matières délibératives: mais si le ton des délibérations doit être plus égal dans toutes les parties, l'orateur ne doit pas être pour cela plus tumultueux et plus désordonné.

Les déclamateurs ne doivent pas non plus trop rechercher la magnificence du style dans les délibérations. Il est vrai qu'ils la rencontrent plutôt qu'ils ne la cherchent. En effet, quand on est maître de choisir son sujet, on aime à mettre en scène de grands personnages, tels que des rois, des princes, le peuple, le sénat, et à discuter de grands intérêts : de sorte que, quand les mots 119 sont en rapport avec les choses, le discours reflète l'éclat de la matière. Mais il n'en doit pas être de même des délibérations sérieuses. Aussi Théophraste veut-il que l'on évite toute espèce d'affectation dans le style du genre délibératif, d'accord en cela avec son maître, bien qu'il ne se fasse pas toujours scrupule de récuser son autorité. En effet, Aristote croit que, de tous les genres de causes, le plus propre à faire briller l'orateur, c'est le genre démonstratif, et après lui le genre judiciaire : le premier, parce qu'il n'a pour but que l'ostentation; le second, parce qu'il ne peut se passer de l'art, ne fût-ce que pour tromper, si l'intérêt de la cause l'exige; tandis que les délibérations n'exigent que de la droiture et du discernement. A l'égard du genre démonstratif, je suis de cet avis, et je ne connais aucun uteur qui n'y souscrive; mais à l'égard des genres judiciaire et délibératif, je crois qu'il faut approprier sa manière de parler à son sujet. Il me semble que les Philippiques de Démosthène n'offrent pas de moindres beautés que ses plaidoyers. L'éloquence de Cicéron est également admirable, soit qu'il délibère dans le sénat et dans les assemblées du peuple, soit qu'il plaide devant les tribunaux. Ce même orateur dit pourtant, en parlant du genre délibératif : Le style en doit être toujours simple et grave, et plus riche en pensées qu'en expressions. On convient généralement que l'usage des exemples n'est jamais mieux placé que dans les délibérations, et c'est avec raison; car le passé semble, la plupart du temps, répondre de l'avenir, et l'expérience est regardée comme une sorte de seconde raison.

Pour ce qui est de la brièveté ou de la longueur que doivent avoir les discours délibératifs, cela dépend, non du genre, mais de la mesure du sujet; car si, dans les délibérations, la question est ordinairement simple, aussi dans les matières judiciaires est-elle souvent de peu d'importance.

On reconnaîtra la vérité de ce que je viens de dire, si, au lieu de se consumer sur les traités des rhéteurs, on s'applique à lire, je ne dis pas seulement les orateurs, mais les historiens ; car ces derniers, dans les harangues, dans les avis qu'ils mettent dans la bouche de leurs personnages, offrent de véritables modèles du genre délibératif. On verra que les exordes de ce dernier genre n'ont jamais rien de brusque; on verra souvent un ton assez animé dans les discours du genre judiciaire; partout un style adapté au sujet; quelquefois des plaidoyers plus courts que des délibérations. On n'y trouvera pas les défauts où tombent certains déclamateurs, qu'on voit se déchaîner en invectives contre ceux qui sont d'un sentiment contraire au leur, et parler la plupart du temps comme s'ils étaient les adversaires de ceux qui les consultent : gens farouches, qui semblent plutôt gourmander que conseiller. Que les jeunes gens prennent ces réflexions pour eux, afin qu'ils ne s'exercent pas à parler d'une manière contraire à celle qu'exigera d'eux la réalité, et ne perdent pas leur temps à étudier ce qu'il leur faudra désapprendre. Aussi bien, lorsque, dans la suite, ils seront appelés comme conseils auprès de leurs amis, qu'ils auront à opiner dans le sénat, ou lorsque le prince leur fera l'honneur de les consulter, l'expérience leur apprendra ce qu'ils refusent peut-être de croire sur la foi des préceptes.

CHAP. IX. Parlons maintenant du genre judiciaire, celui de tous qui est le plus varié dans ses formes, mais qui au fond se renferme dans deux devoirs, attaquer et défendre. La plupart des 120 auteurs lui donnent cinq parties. l'exorde, la narration, la confirmation, la réfutation et la péroraison. Quelques-uns ont ajouté la partition, la proposition et la digression; mais les deux premières rentrent dans la confirmation. Sans doute, avant de prouver, il faut proposer; mais, après avoir prouvé, il faut conclure : or, si l'on fait de la proposition une partie de la cause, pourquoi n'en ferait-on pas une de la conclusion? Quant à la partition, elle est une espèce de la disposition, qui est elle-même une partie de la rhétorique, et se mêle à l'essence de toutes les matières, comme l'invention et l'élocution. Il ne faut donc pas croire qu'elle fasse partie d'un discours comme d'un tout. Elle est purement et simplement une partie de chaque question en particulier; car il n'en est point où l'orateur ne puisse déterminer d'avance ce qu'il dira en premier, en second, en troisième lieu; ce qui est le propre de la partition. N'est-il donc pas ridicule que la question soit une espèce de la confirmation, et qu'on appelle en même temps partie du discours la partition, qui n'est qu'une espèce de la question?

Reste la digression. Ou elle est hors de la cause, et par conséquent ne saurait en faire partie; ou elle est dans la cause, et alors elle sert d'appui ou d'ornement aux parties qu'elle affecte. En effet, si tout ce qui est dans la cause devait être considéré comme des parties de la cause, pourquoi ne donnerait-on pas le même nom à l'argument, à la similitude, aux lieux communs, aux passions, aux exemples?

Cependant je ne suis pas de l'avis de ceux qui, comme Aristote, retranchent la réfutation, et la regardent comme une dépendance de la confirmation. En effet, l'une établit, l'autre détruit. Le même auteur innove aussi jusqu'à un certain point, en ce qu'il place après l'exorde , non la narration, mais la proposition, vraisemblablement parce qu'il regarde la proposition comme le genre, et la narration comme l'espèce, et qu'il croit qu'on peut quelquefois se passer de celle-ci, jamais et nulle part de celle-là.

Mais je ne prétends pas que la pensée de l'orateur s'asservisse à ces cinq parties que nous venons d'établir, dans l'ordre qu'il doit observer en parlant. Avant tout, il faut considérer quel est le genre de la cause, quelle est la question, ce qui peut lui être avantageux, ce qui peut lui nuire; ensuite, ce qu'il importe de confirmer et de réfuter; puis, la manière de narrer, car l'exposition prépare la confirmation, et ne peut être utile qu'autant que l'orateur sait d'avance ce qu'il peut prélever sur les preuves : enfin il faut considérer comment on se conciliera l'esprit du juge; car ce n'est qu'après avoir étudié soigneusement et à fond toutes les parties de la cause, qu'on peut savoir dans quelles dispositions il faut mettre le juge, s'il faut le rendre sévère ou indulgent, passionné ou de sang-froid, intraitable ou facile. Ce n'est pas pour cela que j'approuve ceux qui veulent qu'on ne compose l'exorde qu'en dernier; car de même qu'en toute chose, avant de parler ou d'écrire, il faut avoir bien médité sa matière et savoir ce qu'elle réclame, de même il faut débuter par ce qui se présente en premier. On ne commence pas un portrait ou une statue par les pieds; aucun art enfin ne trouve sa consommation dans ce qui fait son commencement. Et que sera-ce si l'on n'a pas eu, le temps de rédiger son discours par écrit? Ne se trouvera- 121 t-on pas en défaut, par suite de cette habitude d'interversion? Il faut donc méditer sa matière dans l'ordre que je viens de prescrire, et l'écrire dans l'ordre que nous observons en parlant.

CHAP. X. Toute cause où l'un se porte pour demandeur, et l'autre pour défendeur, roule sur un seul point litigieux ou sur plusieurs. Dans le premier cas, la cause est simple; dans le second, elle est complexe. Un vol, un adultère, donne lieu à une controverse essentiellement une. Quand la controverse a plusieurs chefs, ou ces chefs sont du même genre, comme en matière de concussion; ou ces chefs sont de genres différents, comme lorsqu'un homme est accusé à la fois de sacrilège et d'homicide : ce qui ne se présente plus dans les jugements publics, parce que le préteur est déterminé par une loi spéciale pour chaque chef; outre que le prince et le sénat connaissent encore d'une foule de causes qui étaient autrefois soumises à la décision du peuple. Dans les jugements privés, un même juge peut prononcer sur plusieurs chefs différents, par suite des différentes formules dans lesquelles on est obligé de se renfermer pour intenter une action : sur quoi il est à remarquer que le nombre des parties ne multiplie pas les espèces. Ainsi, qu'une personne intente procès à plusieurs, ou deux à une, ou plusieurs à plusieurs, pourvu que ce soit par les mêmes moyens et aux mêmes fins, l'affaire ne change point de nature. C'est ce qui arrive souvent dans les procès pour héritages, où la cause est toujours une malgré le nombre des parties, à moins que la qualité des personnes ne différencie les questions.

Il y a un troisième genre de cause, différent de ceux-ci, et qu'on appelle comparatif, parce qu'en effet une partie du plaidoyer est employée à comparer deux personnes ensemble. C'est, par exemple, lorsque, devant les centumvirs, après plusieurs questions, on arrive à celle-ci: Lequel des deux est le plus digne de recueillir une succession? Je dis devant les centumvirs, parce qu'il est rare qu'au barreau les jugements n'aient pas d'autre objet, et que cela n'arrive guère que dans les divinations, où il s'agit de constituer un accusateur, ou bien dans les contestations entre délateurs, quand on recherche: Lequel des deux a mérité la récompense.

Quelques-uns comptent un quatrième genre, l'accusation mutuelle ou récrimination, ἀντικατηγορία. D'autres veulent que ce genre rentre dans le troisième, aussi bien que celui où les parties sont réciproquement demanderesses, ce qui arrive très souvent. Que si ce dernier genre doit s'appeler aussi ἀντικατηγορία, car il n'a pas chez nous de nom qui lui soit propre, il faut le subdiviser en deux espèces, celle où les parties s'intentent mutuellement la même accusation, et celle où elles s'intentent chacune une accusation différente. J'en dis autant des demandes qu'elles formeront.

Le genre de la cause une fois déterminé, l'orateur considérera si le fait articulé par l'accusateur est nié, ou si on prétend le justifier, ou si on veut décliner l'accusation, soit en donnant un autre nom au fait incriminé, soit en prétextant que l'action n'a pas été bien intentée. Car c'est de tout cela que se tire le véritable état de la cause.

CHAP. XI. Après toutes ces considérations, il faut, suivant Hermagoras, examiner ce que c'est que question, moyen de défense, point à juger, point fondamental de la cause, συνέχον. Question, dans son sens le plus étendu, veut dire tout ce qui peut donner lieu à deux ou plusieurs opinions vraisemblables. Mais, dans les 122 matières judiciaires, ce mot a deux acceptions : l'une, quand nous disons que telle controverse renferme beaucoup de questions, sans égard à leur importance; l'autre, quand nous voulons désigner la question principale, sur laquelle roule toute la cause. C'est de celle-ci que je parle maintenant, comme étant celle d'où naît l'état de la cause : Le fait est-il constant? quel est-il? est-il juste? Voilà ce qu'Hermagoras, Apollodore, et beaucoup d'autres, appellent proprement questions, et que Théodore, ainsi que je l'ai dit, appelle chefs généraux, comme il appelle chefs spéciaux les questions d'un ordre secondaire, ou dépendantes des questions principales; et en effet, tout le monde convient qu'une question peut donner naissance à une autre question, une espèce à une autre espèce. Or, c'est à cette question, d'où naissent toutes les autres, que les rhéteurs donnent le nom de ζήτημα.

Par moyen, on entend tout ce qui sert à justifier un fait avéré. Et pourquoi ne me servirais-je pas d'un exemple dont se sont servis la plupart des auteurs? Oreste a tué sa mère: le fait est constant. Il soutient qu'il l'a tuée justement : l'état sera la qualité. Question: L'a-t-il tuée justement? Oui, parce que Clytemnestre avait tué son mari, père d'Oreste : c'est le moyen de défense, αἴτιον. Mais un fils est-il en droit de tuer sa mère, fût-elle coupable? voilà le point à juger, κρινόμενον. Quelques rhéteurs ont vu une différence entre αἴτιον et αἰτία, prétendant que l'un signifiait le motif de la mise en jugement, comme le meurtre de Clytemnestre; l'autre qui sert à justifier le fait, comme le meurtre d'Agamemnon. Mais on est si peu d'accord sur la signification de ces mots, que les uns entendent par αἰτία le motif de la mise en jugement, et par αἴτιον le moyen de défense, et que les autres entendent le contraire. Chez nous, les uns ont traduit ces mots par initium, commencement, ratio, raison, moyen; les autres leur ont donné un seul et même nom. Une cause peut naître aussi d'une autre cause, αἴτιον ἐξ αιτίου, par exemple : Clytemnestre a tué Agamemnon, parce que celui-ci avait immolé Iphigénie, leur fille, et parce qu'il ramenait de Troie une concubine. Les mêmes auteurs, auxquels j'emprunte ces exemples, croient qu'à une seule question peuvent être opposés plusieurs moyens de défense, si, par exemple, Oreste allègue une autre raison du meurtre de sa mère, disant qu'il y a été poussé par les oracles. Or, disent-ils, autant de raisons du fait, autant de points à juger. Car celui-ci se présente aussitôt : Oreste devait-il obéir aux oracles? Pour moi, je crois même qu'une seule raison du fait peut faire naître plusieurs questions et plusieurs points à juger. Par exemple, un homme surprend sa femme en adultère, et la tue; le complice prend la fuite, mais le mari le rejoint sur la place publique et le tue aussi : la raison du fait est une : Je l'ai surpris en adultère. - Mais vous était-il permis de le tuer en tel temps, en tel lieu? questions et points à juger. Mais de même que, malgré le nombre des questions et des états de questions, il n'y a jamais qu'un seul état de cause auquel tout se rapporte, de même il n'y a jamais qu'un seul point proprement dit sur lequel on ait à prononcer.

Le point fondamental de la cause, συνέχον, qui, comme je l'ai dit, est appelé par les uns continens, contenant, et par les autres firmamentum, fondement, est défini, par Cicéron, le plus solide argument du défendeur, et le point le plus 123 propre à déterminer le juge. Les uns veulent que ce soit le point au delà duquel il n'y a plus rien à chercher; selon d'autres, c'est ce qu'il y a de plus solide dans une cause.

Toutes les causes ne comportent pas toujours le moyen de défense fondé sur la raison du fait. Car, où le fait est nié, qu'importe la raison du fait? Mais on prétend que, lors même que la raison du fait est discutée, le point à juger ne repose pas sur la question; et Cicéron le dit positivement dans ses livres de rhétorique et dans ses partitions. En effet, selon lui, dans les causes dont l'état est conjectural, tout consistant à savoir si le fait a eu lieu ou n'a pas eu lieu, la question et le point à juger ne font qu'un, parce que la première question fait tout le procès. Mais dans les causes dont l'état est de qualité : Oreste a tué sa mère; - il a bienfait, - il a mal fait; - a-t-il bienfait? voilà la question, mais ce n'est point encore le point à juger. Où est-il donc? Elle avait tué mon père; - mais vous ne deviez pas pour cela tuer votre mère; - le devait-il? voilà le point à juger. Quant au point fondamental, il le place dans ce que pourrait dire Oreste pour se justifier : Clytemnestre était animée de sentiments si indignes d'une épouse, d'une mère, du trône, du nom et de la race d'Agamemnon, que c'était un devoir pour ses propres enfant de la punir de ses crimes. Voici d'autres exemples, qu'on cite encore : La loi dit : Que celui qui a dissipé le bien qu'il avait hérité de son père, soit exclu de la tribune. Mais l'accusé s'est ruiné à faire bâtir des édifices publics. La question sera: Quiconque a dissipé son héritage doit-il être exclu? et le point à juger : Celui qui l'a dissipé de cette manière est-il dans le cas de la loi: Un soldat de l'armée de Marius avait tué le tribun C. Lusius, qui voulait attenter à son honneur: Était-il en droit de le tuer? voilà la question. - Oui, parce que ce tribun lui avait fait violence : voilà le moyen de défense. - Avait-il le droit de se faire justice à lui-même? un soldat peut-il jamais avoir le droit de tuer un tribun? Voilà le point à juger. Selon d'autres rhéteurs, la question et le point à juger diffèrent tellement, qu'ils ont chacun un état à part. Milon a-t-il tué Clodius justement? C'est une question de qualité. - Clodius avait-il dressé des embûches à Milon? C'est un point à juger, qui appartient à la conjecture.

Ils ajoutent que la cause s'égare souvent dans des considérations étrangères à la question, et sur lesquelles il faut néanmoins que le juge prononce. Je ne suis pas de leur avis; car cette question : Tous ceux qui ont dissipé l'héritage paternel doivent-ils être exclus de la tribune, veut nécessairement avoir sa décision. La question n'est donc pas autre que le point à juger, mais il y a plusieurs questions et plusieurs points à juger. Je dis plus : dans l'affaire de Milon, la conjecture n'est même traitée que par rapport à la qualité, puisque, s'il est vrai que Clodius ait dressé des embûches à Milon, il s'ensuit que Milon a eu le droit de le tuer. Mais si l'orateur se jette dans quelque digression, et s'écarte de la question qui avait d'abord été posée, alors la question sera précisément où est le point à juger.

Cicéron lui-même se contredit un peu dans tout cela. Dans ses livres de rhétorique, il suit, comme je l'ai dit, Hermagoras; et dans ses Topiques, il dit que le point à juger, κρινόμενον, est la contestation qui naît de l'état de la cause; et, faisant allusion à un mot habituel de Trébatius, jurisconsulte de son temps, il appelle ce point-là, ce dont il s'agit. A l'égard de ce qui contient ce point à juger, il l'appelle contenant, fondement de la défense, ce sans quoi la défense est nulle. Au contraire, dans ses Partitions oratoires, il 124 appelle point fondamental ce qui est opposé au moyen de défense; il dit, en effet, que le contenant est ce qui est articulé en premier par l'accusateur; qu'ensuite vient le moyen de défense de l'accusé, et que c'est de la question qui naît du moyen de défense et du point fondamental, que résulte le point à juger. Je crois donc qu'il est plus vrai et plus court de dire, avec certains auteurs, que l'état de la cause, le point fondamental et le point à juger, ne sont qu'une même chose. Ils entendent par point fondamental ce qui constitue l'essence même du procès. Par là ils réunissent ces deux raisons du fait, dont j'ai parlé plus haut : celle du meurtre de Clytemnestre, dont on accuse Oreste, et celle du meurtre d'Agamemnon, dont Oreste accuse Clytemnestre. Ces mêmes auteurs pensent que l'état de la cause et le point à juger conspirent toujours au même but, et ils ne pourraient penser autrement sans se contredire.

Mais laissons ces subtilités à ceux qu'une vaine prétention rend esclaves des mots. Pour moi, je n'ai rapporté cette nomenclature que pour prouver le soin que j'ai mis dans les recherches qu'exigeait mon traité. Un maître, qui fuit toute affectation dans l'enseignement, ne voit pas la nécessité de morceler aussi minutieusement les préceptes. Ç'a été le défaut de beaucoup de rhéteurs, et notamment d'Hermagoras, écrivain rempli d'ailleurs de sagacité, et admirable dans beaucoup de parties, auquel on ne peut reprocher qu'un soin trop scrupuleux; reproche qui ne laisse pas de faire en même temps son éloge.

La méthode que je suis ici, plus courte que les autres et par là même plus claire, ne fatiguera point l'élève par de longs détours, et n'énervera pas le corps du discours, en le partageant en une infinité d'articles de nulle conséquence.

En effet, une fois que l'orateur aura reconnu le point litigieux de la cause, les prétentions et les moyens des deux parties (et c'est là ce qu'il doit surtout bien s'attacher à connaitre), il saura implicitement tout ce qui compose les préceptes détaillés que nous avons rapportés. Est-il quelqu'un, à moins qu'il ne soit dépourvu de sens et tout à fait étranger aux débats judiciaires, qui ne sache ce qui fait l'objet d'un procès (c'est-à-dire la cause ou le point fondamental, selon les termes de l'art, quelle est la question qui divise les parties), et quel est le point sur lequel les juges ont à prononcer? Or ces trois choses reviennent à la même. Car qu'est-ce que la question? C'est ce qui est en litige. Sur quoi prononce-t-on? Sur la question. Mais nous n'avons pas toujours l'esprit fixé sur cela : entraînés par le désir de briller, de quelque manière que ce soit, ou par le plaisir de discourir, nous sortons de notre sujet. C'est que, hors de la cause, la matière est toujours plus abondante : le sujet a des bornes étroites; hors du sujet, le champ est libre et spacieux; ici, on dit tout ce qu'on veut; là, on dit seulement ce que veut le sujet. Ce qu'il faut donc recommander à l'orateur, ce n'est pas tant de découvrir la question, le point fondamental, car c'est chose aisée, que d'avoir toujours les yeux fixés sur son sujet, ou du moins, s'il s'en écarte, de ne point le perdre de vue, de peur qu'en courant après les applaudissements, ses armes ne lui échappent.

L'école de Théodore réduit tout, comme je l'ai dit, à des chefs. Par ce terme on entend plusieurs choses : premièrement, la question principale, ou l'état; secondement, les autres questions qui se rapportent à la question principale; troisièmement, la proposition accompagnée de ses preuves, dans le sens de cette formule, le chef de l'affaire est, et, comme dans Ménandre, κεφάλαιον ἐστὶν. En général, ce qui a besoin d'être 125 prouvé est un chef, mais tantôt plus important, tantôt moins.

J'ai rapporté, et peut-être avec trop de détails, ce qui est enseigné sur tout ceci par les maîtres qui ont écrit sur la rhétorique; j'ai fait connaître, en outre, les parties dont se compose une cause judiciaire: je vais maintenant les reprendre, en commençant par l'exorde. Ce sera la matière du livre suivant.