LIVRE II.
CHAP. 1. En quel temps l'enfant doit
être mis entre les mains du rhéteur. - II. Des moeurs et des devoirs
du professeur. - Ill. Si l'on doit immédiatement prendre le
meilleur maître. - IV. Par quels exercices doit commencer le
rhéteur. - V. De la lecture des orateurs et des historiens sous le
rhéteur - VI. De la division. - VII. Des leçons de mémoire - VIII.
S'il faut enseigner chaque élève selon la nature de son esprit - -
IX. Des devoirs des enfants envers leurs maîtres. - X. De l'utilité
des déclamations, et de la manière de les traiter. - XI. Si la
connaissance de ta rhétorique est nécessaire. - XII. Pourquoi les
hommes sans instruction passent pour avoir plus d'esprit que les
autres. - XIII. Dans quelles bornes doit se renfermer l'art. -
XIV. Étymologie du mot rhétorique, et division de cet ouvrage - XV.
Qu'est-ce que le rhétorique et quelle est sa fin ? - XVI. Si la
rhétorique sert à quelque chose - XVII. Si la rhétorique est un art
- XVIIII. Division générale des arts. A quelle classe appartient la
rhétorique - XIX. Qui de l'art ou de la nature contribue le plus à
l'éloquence. - XX. Si la rhétorique est une vertu. XXI. Quelle est
la matière de la rhétorique
CHAP. I. C'est un usage qui a prévalu,
et qui chaque jour s'accrédite davantage, de mettre les élèves entre
les mains des rhéteurs latins toujours, et même des rhéteurs grecs
quelquefois, plus tard qu'il ne le faut. Cet usage provient à la
fois et de ce que nos rhéteurs ont délaissé leur rôle, et de ce que
les grammairiens se sont approprié celui d'autrui. En effet, les
premiers sont persuadés que leurs fonctions se réduisent à déclamer,
et à enseigner l'art et le talent de la déclamation; encore se
renferment-ils dans les matières délibératives et judiciaires,
dédaignant le reste comme au-dessous de leur profession; tandis que
les seconds, non contents d'avoir recueilli ce qui était abandonné
(de quoi l'on doit pourtant leur savoir gré), ont envahi jusqu'aux
prosopopées et aux délibérations, qui sont peut-être ce qu'il y a de
plus laborieux dans l'éloquence. Il est donc arrivé de là que ce qui
faisait le commencement d'un art est devenu la fin d'un autre, et
qu'un âge appelé à passer dans une classe plus élevée demeure arrêté
dans une classe inférieure, pour y étudier la rhétorique sous des
grammairiens. Ainsi, par 49
un abus tout à fait ridicule, on croit ne devoir envoyer un enfant
chez le maître de déclamation que lorsqu'il sait déjà déclamer.
Assignons donc à chaque profession ses limites. Que la grammaire (γραμματικὴ),
qui est proprement la science des lettres,
litteratura , apprenne de la pauvreté de son nom à connaître les
bornes où les premiers grammairiens se renfermaient, et qu'elle n'a
que trop dépassées. Faible, en effet, dans sa source, elle s'est
accrue chez les poètes et les historiens, et coule maintenant à
pleins bords, depuis que, indépendamment de l'art de parler
correctement, qui est déjà assez étendu par lui-même, elle a
embrassé l'étude de la plupart des beaux-arts. Que, de son côté, la
rhétorique, qui tire son nom de l'éloquence, ne décline pas ses
devoirs, et ne s'applaudisse pas de voir faire par autrui ce qu'elle
avait à faire; car, pour avoir laissé les autres travailler dans son
domaine, elle s'en voit aujourd'hui presque dépossédée. Je ne veux
pas nier que, parmi ceux qui professent la grammaire, il ne s'en
trouve d'assez habiles pour enseigner les parties de la rhétorique
dont j'ai parlé; mais alors ils feront les fonctions de rhéteurs, et
non celles de grammairiens.
Or, je me propose de rechercher en
quel temps un enfant est mûr pour l'étude de la rhétorique. En cela,
ce n'est pas son âge qu'il faut considérer, mais ce qu'il sait: en
un mot, et, pour trancher toute discussion sur ce point, il faut
confier l'enfant au rhéteur dès qu'on le pourra faire. Mais cela
même dépend de la question que nous avons examinée plus haut; car si
les attributions du grammairien s'étendent jusqu'au genre
délibératif, on peut se passer plus longtemps du rhéteur; mais si le
rhéteur ne répudie pas les premiers devoirs de la profession, ses
soins deviennent nécessaires dès que l'élève est en état de
s'essayer aux narrations, et à de petites compositions du genre
démonstratif. Ignorons-nous que les anciens rhéteurs regardaient,
comme un exercice oratoire fort utile, de développer des thèses,
des lieux communs, et autres questions abstraites qui roulent
sur des sujets de controverse, vrais ou feints? C'est donc
évidemment une honte d'avoir abandonné cette partie de la
rhétorique, qui fut le premier et longtemps le seul objet de son
enseignement. En effet, est-il un seul des exercices dont je viens
de parler qui ne se rattache à tout ce qui est du ressort des
rhéteurs, et particulièrement au genre judiciaire? n'a-t-on pas à
narrer au barreau, et là peut-être plus qu'ailleurs? n'a-t-on pas
souvent occasion dans les plaidoyers de louer et de blâmer? les
lieux communs ne trouvent-ils pas leur place dans la substance même
des causes, tant ceux qui sont dirigés contre les vices, comme on
lit dans Cicéron, que ceux où l'on traite certaines questions en
général, comme Q. Hortensius en a laissé des modèles : Si l'on
doit se déterminer sur des preuves légères, pour les témoins, contre
les témoins ? Ce sont autant d'armes qu'il faut sans cesse tenir
toutes prêtes pour s'en servir au besoin; et quiconque ne voit point
en quoi elles importent au discours, peut croire aussi que ce n'est
point commencer une statue que de fondre le métal qui doit en
composer les parties. Au reste, qu'on n'aille pas mal interpréter ce
qui, aux yeux de quelques-uns, paraîtra de la précipitation, comme
si je voulais en met- 50
tant l'élève entre les mains du rhéteur, le retirer immédiatement de
celles du grammairien. Celui-ci aura son temps aussi bien que
l'autre et qu'on ne craigne pas que l'enfant se trouve surchargé par
les leçons de deux maîtres; car je n'augmente pas, je divise
seulement le travail, qui était confondu sous un seul maître, et
chacun d'eux deviendra plus utile en ne s'occupant que de sa partie.
Cette division, encore observée par les rhéteurs grecs, a été
négligée par les latins, avec une apparence d'excuse, à la vérité,
en ce que d'autres leur ont succédé dans cette tâche.
CHAP.
II. Lorsque l'enfant sera en état de
comprendre les premiers préceptes de rhétorique, dont nous avons
parlé, il faudra le mettre entre les mains des rhéteurs. Mais le
premier soin sera de s'assurer de leurs mœurs. Si je me suis
déterminé à traiter ici ce point plutôt qu'ailleurs, ce n'est pas
que je croie qu'on ne doive pas apporter la même précaution dans le
choix des autres maîtres, ainsi que je l'ai témoigné dans le livre
précédent; mais, parée que l'âge même des élèves m'oblige plus
particulièrement à m'y arrêter. En effet, les enfants sont
d'ordinaire adultes lorsqu'ils sont confiés au rhéteur, et l'âge de
la puberté les trouve encore près d'eux. C'est pourquoi il faut
surtout alors veiller à ce que leurs tendres années trouvent dans la
pureté du maître une garantie contre tout outrage, et que dans l'âge
des passions sa gravité les détourne de toute licence. Et ce n'est
pas assez qu'il donne lui-même l'exemple d'une grande austérité, si,
par la sévérité de la discipline, il ne contient aussi les mœurs de
la jeunesse qui suit ses leçons.
Qu'il prenne donc, avant tout, à
l'égard de ses élèves, les sentiments d'un père, et qu'il se regarde
comme tenant la place de ceux qui lui ont confié leurs enfants;
qu'il ne souffre aucun vice en lui ni dans autrui; que son
austérité, n'ai rien de triste, ni sa douceur rien de relâché :
l'excès de l'une produit la haine; l'excès de l'autre, le mépris.
Qu'il leur parle souvent de la vertu; car plus il avertira, moins il
aura à punir. Inaccessible à la colère, il ne fermera les yeux sur
rien de ce qui est à reprendre. Simple dans l'enseignement,
laborieux, exact sans être fatigant, il répondra volontiers aux
questions, et ira même au-devant de ceux qui ne lui en font pas. En
louant les compositions de ses élèves, il ne sera ni avare ni
prodigue de compliments, de peur de leur inspirer ou le dégoût du
travail, ou trop de sécurité. En les reprenant de leurs fautes, il
ne sera ni amer ni outrageant; car rien ne leur donne tant
d'aversion pour l'étude que de s'entendre gronder, comme cela arrive
quelquefois, avec l'accent de la haine. Que chaque jour il entremêle
ses leçons de quelques bonnes paroles, qu'ils repassent dans leur
cœur après les avoir entendues. Car, quoique la lecture fournisse
assez de bons exemples, cependant la voix vive, comme on dit,
est plus pénétrante, surtout celle d'un maître pour lequel des
enfants bien élevés ne peuvent manquer d'avoir de l'attachement et
du respect. On ne saurait dire combien nous sommes portés à imiter
ceux pour qui nous éprouvons de la sympathie. Il ne faut point du
tout permettre aux enfants de se lever et d'éclater en
applaudissements, comme cela arrive dans la plupart des écoles, pour
témoigner leur approbation.
Il faut même que, en écoutant, les
plus avancés usent de retenue. Par là, l'élève dépend du jugement du
maître, et regarde comme bien dit ce qui a son suffrage. Cette
coutume vicieuse de s'entre-donner
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des louanges à tout propos, et qui passe aujourd'hui pour
politesse, outre qu'elle est inconvenante et théâtrale, doit
être bannie des écoles bien réglées, comme l'ennemie la plus
dangereuse des études. En effet, à quoi bon se donner tant de soins
et de peine, quand on est sur d'être applaudi, quelque chose qu'on
hasarde? Ceux qui écoutent, comme celui qui parle, doivent donc
consulter les yeux du maître; ils acquerront par là un discernement
juste; et en même temps que l'un apprendra à bien écrire, les autres
apprendront à bien juger. Mais aujourd'hui, penchés comme des
coureurs prêts à s'élancer dans l'arène, on les voit, à la chute de
chaque période, non seulement se lever, mais encore sortir de leurs
places, et se récrier avec des transports inconvenants : espèce de
pacte dont ils font dépendre tout le succès des déclamations. De là
leur orgueil et leur présomption, jusque-là qu'enflés de ces
suffrages tumultueux de leurs condisciples, si le maître ne les loue
que médiocrement, ils ont mauvaise opinion de lui. Mais que lui-même
aussi se contente d'être écouté avec attention et retenue; car ce
n'est point au maître de parler au goût des élèves, mais aux élèves
de parler au goût du maître. Toutefois, le maître doit s'appliquer à
distinguer, autant que possible, en quoi et pourquoi il est
applaudi; et quand il remarquera qu'ils discernent ce qui est bon,
qu'il en ait de la joie, moins par rapport à lui que par rapport à
eux.
Je n'aime pas que les petits soient
assis pêle-mêle avec les grands; car bien qu'un maître, tel qu'il
convient de le choisir pour la direction des mœurs et des études,
soit capable de contenir les plus âgés, cependant l'âge faible doit
être séparé de l'âge adulte : ce n'est pas assez de n'être pas
coupable, il ne faut pas même être soupçonné. Je n'ai pas cru devoir
m'appesantir sur cette observation; car, que le maître et l'école
soient exempts des derniers désordres, je ne suppose pas même qu'il
soit nécessaire de le recommander. J'avertirai seulement le père
imprudent qui, dans le choix d'un maître, aurait fermé les yeux sur
des vices manifestes, que, ce point négligé, tous nos conseils pour
la bonne éducation de la jeunesse sont superflus pour lui.
CHAP.
III. Je ne crois pas devoir passer sous silence l'opinion de
ceux qui, lors même que les enfants sont en état de suivre les
leçons du rhéteur, pensent qu'il ne faut pas les mettre
immédiatement entre les mains du plus habile, mais les retenir
quelque temps sous des maîtres moins forts, comme si la médiocrité
du professeur était plus propre aux commencements, soit parce
qu'elle se fait comprendre plus facilement et offre plus de prise à
l'imitation, soit parce qu'elle se plie de meilleure grâce à ce que
les premiers éléments ont de désagréable. Je n'aurai pas, je crois,
beaucoup de peine à démontrer combien il est préférable d'être imbu
d'abord des meilleurs principes, et combien il est difficile dans la
suite d'extirper les défauts qui ont une fois pris racine; d'autant
que le maître qui succède au premier a deux fardeaux pour un, en ce
qu'il faut qu'il commence par faire désapprendre ce qu'on a mal
appris, tâche plus rude que celle d'enseigner pour la première fois.
Aussi le célèbre joueur de flûte Timothée demandait, dit-on, à ceux
qui venaient à lui après avoir reçu des leçons d'un autre, une fois
plus qu'à ceux qui ne savaient rien.
52
Cependant il y a là de fait deux erreurs: d'abord, c'est à tort
qu'on s'imagine que des maîtres médiocres suffisent pour un temps.
Il est vrai qu'avec un bon estomac on digère tout; mais cette
sécurité, quoique toujours blâmable, serait jusqu'à un certain point
tolérable, si des maîtres de cette sorte enseignaient moins, mais
n'enseignaient pas plus mal. La seconde erreur, et plus généralement
répandue, c'est de croire que ceux qui ont acquis une grande
supériorité dans l'art de la parole ne descendent pas aux petites
choses, soit qu'ils ne daignent pas en prendre la peine, soit qu'ils
ne le puissent pas du tout. Pour moi, celui qui ne voudrait pas
prendre cette peine, je ne le compte pas au nombre des maîtres, et
je soutiens même que, plus on est habile, plus on est capable
d'enseigner les petites choses, pour peu qu'on le veuille: d'abord,
parce que celui qui surpasse les autres en éloquence sait
apparemment mieux que personne les chemins qui conduisent à
l'éloquence ; ensuite, parce que la méthode est ce qu'il y a de plus
important dans l'enseignement, et que plus un maître est éclairé,
plus sa méthode est droite et facile; enfin, parce qu'on ne s'élève
jamais si haut, qu'on perde de vue ce qui est en bas. Autant
vaudrait dire que Phidias, qui a si admirablement représenté
Jupiter, aurait moins bien réussi qu'un autre artiste dans
l'exécution des ornements accessoires de sa statue; ou qu'un orateur
ne saura pas parler comme tout le monde; ou qu'un grand médecin ne
saura pas guérir les petites maladies. Mais, dira-t-on, n'est-il pas
un degré d'éloquence auquel ne peut atteindre la faible intelligence
des enfants ? Je l'accorde; mais je suppose ce maître aussi éclairé
qu'éloquent; je suppose qu'il sait son métier, et qu'il voudra se
mettre à la portée de son élève, comme le piéton le plus agile, s'il
fait route avec un enfant, lui donne la main, modère son pas, et ne
va pas si vite que son compagnon ne puisse le suivre. Ajoutez que
les choses sont ordinairement beaucoup plus claires et plus
intelligibles dans la bouche d'un maître habile. En effet, la
première qualité de l'éloquence, c'est la clarté; et moins un homme
a d'esprit, plus il fait d'efforts pour se guinder et s'enfler,
comme on voit les gens de petite taille se dresser sur la pointe des
pieds, et les plus faibles faire le plus de bravades. Car je suis
persuadé que l'enflure, le faux brillant, la délicatesse affectée,
et tous les défauts qui naissent de la prétention, accusent la
faiblesse et non l'excès de la force; de même que la bouffissure est
un signe de maladie et non de santé; de même encore qu'une fois
qu'on s'est écarté du droit chemin, on n'arrive au but qu'après
s'être arrêté en maint endroit. Concluons donc que moins un maître
est habile, plus il est obscur.
Je n'ai pas oublié que, dans le livre
précédent, en démontrant que l'éducation publique est préférable à
l'éducation privée, j'ai dit que les enfants, au commencement de
leurs études, imitaient plus volontiers leurs condisciples, parce
que le modèle était plus proportionné à la faiblesse de leurs
essais. Peut-être verra-t-on une contradiction entre cette opinion
et celle que je défends ici. Mais on reconnaîtra que je ne me
contredis nullement, et qu'au contraire ce que j'ai dit d'abord est
un motif de plus pour choisir le meilleur maître. Car ses élèves,
étant mieux enseignés, ou n'écriront rien qui ne puisse être imité
avec fruit, ou seront aussitôt redressés, s'il leur échappe quelque
faute; tandis qu'un ignorant
53 approuvera peut-être
jusqu'à des défauts, et par son approbation forcera celle de ses
élèves. Cherchons donc un maître accompli en éloquence et en vertu,
qui, à l'exemple du Phénix d'Homère, sache enseigner et à bien dire
et à bien faire.
CHAP.
IV. Je vais parler maintenant des exercices par lesquels je suis
d'avis que les rhéteurs commencent, ajournant pour quelque temps ce
qui, dans l'acception ordinaire, compose proprement la
rhétorique. Car rien ne me parait plus méthodique que d'exercer
d'abord les enfants sur des matières qui aient quelque rapport avec
ce qu'ils ont appris sous les grammairiens : par exemple, sur des
narrations. On en distingue de trois espèces, sans compter celle
dont on fait usage au barreau : la fable, qui n'a rien de
commun avec la vérité ni pour le fond ni pour la forme, et fait le
sujet des tragédies et des poèmes; l'argument, qui est
fictif, mais vraisemblable, et fait le sujet des comédies; l'histoire,
ou exposition d'un fait. Nous avons laissé les deux premières aux
grammairiens; reste donc la narration historique, dont la nature est
d'autant plus substantielle qu'elle est plus vraie, et qui, sous ce
rapport, appartient plus particulièrement à la rhétorique. Je
démontrerai quelle est la meilleure manière de narrer, lorsque je
traiterai du genre judiciaire. J'avertirai seulement ici que la
narration ne doit pas être d'un style qui n'ait, pour ainsi dire, ni
suc ni nourriture (car à quoi servirait tant d'étude et de peine, si
l'on croyait qu'il suffît de présenter les choses toutes nues et
sans ornement?), mais qu'elle ne doit pas non plus s'égarer en de
longs détours, se surcharger de descriptions parasites, et se
laisser entraîner, comme cela n'arrive que trop souvent, à
l'imitation du luxe poétique. Ce sont deux excès : toutefois, il
vaut mieux pécher par abondance que par stérilité. Car on ne peut ni
exiger ni attendre d'un enfant un style parfait; mais j'augurerai
toujours bien d'une nature riche, qui a de nobles élans, et qui dans
son ardeur se laisse emporter quelquefois au delà des bornes. Jamais
je ne me plaindrai d'un peu de surabondance à cet âge; je veux même
qu'à l'exemple des nourrices le maître prenne soin de ne donner à
ces âmes encore tendres que de doux aliments, et les laisse se
rassasier de la partie la plus agréable, et, pour ainsi dire, du
lait de la science. Il s'ensuivra momentanément un peu de plénitude,
dont l'âge adulte viendra corriger l'excès. Cet embonpoint du
premier âge est même le signe certain d'une forte constitution. Car
les enfants, dont tous les membres se prononcent de bonne heure,
sont ordinairement menacés de rester maigres et faibles dans la
suite. Permettons à cet âge d'oser beaucoup, d'inventer, et de se
complaire dans ce qu'ils inventent, quand même leurs productions ne
seraient ni assez châtiées ni assez sévères. On remédie aisément à
la fécondité; la stérilité est un mal incurable. Je n'attendrai rien
de la nature d'un enfant en qui le jugement devance l'esprit. Je
veux avoir de la matière à discrétion; je veux qu'elle déborde dans
la fusion : le temps la réduira de beaucoup, l'art la dégrossira
sous sa lime, le maniement même en ôtera quelque chose, pourvu
toutefois qu'elle offre assez de prise au marteau et au ciseau; or,
il y aura du superflu, si nous avons soin de tirer d'abord une lame
assez épaisse pour résister à une ciselure un peu profonde. Ceux qui
ont lu Cicéron ne s'étonneront pas de l'opinion que j'exprime ici:
Je veux , dit-il, qu'un jeune homme donne l'essor à sa
fécondité . Évi- 54
tons donc soigneusement ces maîtres dont l'enseignement aride n'est
pas moins à craindre pour les enfants qu'un terrain sec et brûlé
pour les jeunes plantes. Sous la main de ces maîtres, ils deviennent
tout d'abord rampants: courbés, pour ainsi dire, vers la terre, ils
n'osent s'élever au-dessus du langage ordinaire. Leur santé, c'est
la maigreur ; leur jugement, c'est la faiblesse : en ne cherchant
qu'à éviter les défauts, ils tombent par là même dans un défaut,
celui de n'avoir aucune qualité. Je craindrai même une maturité trop
hâtive; il ne faut pas que le vin ait toute sa force en sortant du
pressoir, si l'on veut qu'il supporte les années et qu'il gagne en
vieillissant.
Je crois devoir avertir aussi que rien
n'abat l'esprit des enfants comme la sévérité de quelques maîtres
dans la correction : qu'arrive-t-il? ils se découragent, ils se
chagrinent, et finissent par prendre l'étude en aversion; et ce
qu'il y a de plus funeste, comme ils craignent tout , ils prennent
le parti de l'inaction. Cet une vérité connue du cultivateurs
eux-mêmes: ils se gardent bien de porter la faux sur les jeunes
branches, parce qu'elles semblent redouter le fer et ne pouvoir
encore souffrir de blessures. Un maître doit donc se montrer plein
d'aménité, surtout avec les enfants, et imiter les médecins qui
adoucissent par la légèreté de leur main ce que les opérations ont
naturellement de douloureux : il louera tel endroit, il laissera
passer tel autre; il fera des changements, en expliquant pourquoi;
il embellira en mettant du sien. Quelquefois il sera bon qu'il lise,
à titre de matière, des sujets tout développés que les enfants
n'aient qu'à reproduire, et dont ils s'applaudissant comme de leur
propre ouvrage, en attendant mieux. Mais si leur composition est
tellement négligée qu'elle ne soit pas susceptible de correction, ce
qu'on peut faire alors et ce dont je me suis toujours bien trouvé,
c'est de reprendre la même matière, de la remanier, et de la leur
faire travailler de nouveau, en leur disant qu'ils peuvent encore
mieux faire. Car rien ne soutient plus l'étude que l'espérance. Au
surplus, la méthode ne doit pas être la même pour tous les âges : la
tâche et la correction doivent être proportionnées aux forces de
chacun. J'avais coutume de dire aux enfants, lorsque leurs
compositions péchaient par trop de hardiesse ou d'exubérance:
Quant à présent cela est bien, mais il viendra un temps où je ne
permettrai plus ces libertés . Ainsi ils jouissaient de leur
esprit, sans danger pour leur jugement.
Je reviens à mon sujet. Je veux que
les narrations soient travaillées avec le plus de soin possible; car
s'il est bon, à l'âge où ils s'essayent à parler, et pour délier
leur langue, de faire répéter aux enfants ce qu'ils ont entendu; si,
pour cela, on a raison de leur faire reprendre une narration soit en
remontant de la fin au commencement, soit en passant du milieu à ce
qui précède ou à ce qui suit, mais quand ils sont encore au giron du
maître, et seulement dans la vue de former immédiatement leur
mémoire, à un âge ils ne peuvent faire autre chose et où ils
commencent à lier ensemble les idées et les mots; d'un autre côté,
lorsqu'ils seront en état d'écrire avec ordre et correction, il ne
faut pas souffrir ce bavardage improvisé, qui n'attend pas la
pensée, ni même le temps de se lever, et ne convient qu'à des
charlatans. C'est pourtant ce qui enivre d'une sotte joie des
parents ignorants, qui ne voient pas que leurs enfants contractent
par là 55
le mépris du travail, l'impudence, l'habitude d'un langage vicieux,
l'exercice d'une malheureuse fécondité, et, ce qui a souvent fait
avorter les progrès les plus heureux, une arrogante présomption.
Chaque chose aura son temps, et l'art de l'improvisation ne sera pas
oublié dans mon ouvrage. Mais quant à présent il suffit qu'un
enfant, avec tout le soin et l'application dont on est capable à cet
âge, parvienne à écrire passablement : qu'il s'en fasse une
habitude, qui devienne en lui une seconde nature. Celui-là seulement
arrivera au but que nous cherchons, ou du moins en approchera le
plus, qui apprendra à bien dire avant que d'apprendre à dire vite.
Aux narrations se joint un travail qui
n'est pas sans fruit, et qui consiste à les réfuter ou à les
confirmer : ce que les Grecs appellent ἀνασκευὴ et κατασκευὴ. Ce
travail peut se faire non seulement sur les sujets fabuleux et
poétiques, mais même sur des sujets historiques. Ainsi on examinera
s'il est croyable qu'un corbeau se soit placé sur la tête de
Valérius pendant qu'il combattait, pour frapper du bec et des ailes
le Gaulois son ennemi, au visage et aux yeux. Il y a là une
ample matière à discussion pour ou contre. Je citerai encore le
serpent dont on prétend qu'est né Scipion, la louve de Romulus,
l'Égérie de Numa. Je ne parle point des Grecs; car tout le monde
sait que le plus souvent leurs histoires ne sont pas moins remplies
de fables que la poésie. On élève aussi mainte question sur le temps
et le lieu où l'on raconte qu'un fait s'est passé; quelquefois sur
la personne même. Tite-Live est plein de ces questions douteuses, et
les historiens ne sont pas toujours d'accord entre eux.
Ensuite l'enfant prendra peu à peu un
plus noble essor : il s'essayera à louer les grands hommes et à
flétrir les méchants : genre de travail qui a plus d'un avantage;
car, en même temps que la matière contribue, par son abondance et sa
variété, à exercer l'esprit, l'âme se forme par la contemplation du
bien et du mal. On acquiert par là la connaissance d'une foule de
choses, et l'on se munit d'une provision d'exemples, pour s'en
servir au besoin; car les exemples sont des moyens très puissants
dans tous les genres de causes. De là vient encore une autre espèce
d'exercice, celui de la comparaison : par exemple, Lequel
des deux est le plus vertueux ou le plus méchant ? Quoique la
méthode soit la même, la matière se trouve doublée, en ce que l'on
n'examine pas seulement la nature des vertus ou des vices de ceux
que l'on compare, mais encore dans quelle mesure ils les avaient.
Mais comme ce qui regarde la louange et le blâme forme le troisième
genre d'éloquence, je traiterai en son lieu la manière de développer
ce genre de composition.
Les lieux communs, (je parle de
ceux où, sans acception des personnes, on déclame contre les vices
en général, par exemple, contre l'adultère, la passion du
jeu, l'impudicité), ces lieux communs, dis je, sont de
l'essence des causes judiciaires; ajoutez-y des noms, ce sont de
véritables accusations. Cependant on peut descendre du genre à
l'espèce, si l'on suppose, par exemple, un adultère aveugle, un
joueur ruiné, un libertin âgé. Quelquefois aussi on se sert des
lieux communs pour la défense : on parle en faveur du luxe et de la
débauche; on va même jusqu'à défendre un parasite, un entremetteur;
mais, dans ce cas, c'est le vice et non l'homme dont on prend la
défense.
Quant aux thèses, qui se tirent
de la compa- 56
raison des choses : par exemple, Si la vie des champs est
préférable à celle des villes; si la gloire du jurisconsulte
l'emporte sur celle de l'homme de guerre ? elles sont
merveilleusement propres, par leur éclat et leur abondance, à
exercer le style, et sont d'un grand secours, soit dans les
délibérations, soit même dans discussions judiciaires. On en peut
juger par la richesse d'élocution avec laquelle Cicéron traite cette
dernière comparaison dans son discours pour Muréna. Celles qui
suivent appartiennent presque exclusivement au genre délibératif :
Si , par exemple, il est avantageux de se marier, s'il
faut briguer les charges publiques ? car il suffit d'y ajouter
des noms, pour en faire de véritables délibérations. Je me souviens
que mes maîtres avaient coutume de nous préparer aux causes
conjecturales par des exercices qui n'étaient ni sans utilité ni
sans agrément, comme de rechercher et d'établir pourquoi
les Lacédémoniens représentaient Vénus armée ? Pourquoi on
dépeignait Cupidon sous la figure d'un enfant ailé, avec des flèches
et une torche ? et autres questions semblables, dans lesquelles
nous tâchions de pénétrer, ce qui fait ordinairement l'objet des
controverses, c'est-à-dire l'intention : sorte de thèse qui peut
être regardée comme une espèce de chrie. En effet, les lieux
communs, tels que ceux où l'on examine si l'on doit toujours s'en
rapporter aux témoins, ou se décider sur des preuves légères ,
appartiennent évidemment au genre judiciaire : et cela est si vrai
que des orateurs distingués les travaillaient à loisir, et se les
gravaient avec soin dans la mémoire, pour les avoir en quelque sorte
sous la main, et en faire au besoin l'auxiliaire et l'ornement de
leurs plaidoiries improvisées. En quoi, du reste (car je ne puis
m'abstenir d'exprimer ici, en passant, ce que je pense de cet
usage), ils me semblent faire un triste aveu de leur faiblesse.
Comment, en effet, dans les causes judiciaires, qui ont des faces
toujours diverses, toujours nouvelles, peut-on espérer de trouver ce
qui convient à la circonstance, de répliquer à la partie adverse, de
soutenir le choc des objections, d'interpeller un témoin, si, dans
les choses les plus communes et les plus ordinaires, on ne peut
exprimer les idées les plus vulgaires qu'à l'aide de lieux communs,
préparés longtemps à l'avance? Ces lieux communs ne doivent-ils pas,
à force d'être répétés, leur donner la nausée, comme des mets
refroidis qu'on servirait jusqu'à satiété? ne doivent-ils pas rougir
d'offrir si souvent à la mémoire des auditeurs ces misérables
lambeaux, si usés, si connus, et semblables aux vieilleries d'un
pauvre orgueilleux? Ajoutez à cela qu'il n'est peut-être pas de lieu
commun, si commun qu'il soit, qui puisse s'adapter à une cause, à
moins qu'il ne tienne par quelque lien à la question particulière
dont il s'agit : autrement on n'y verra qu'un placage grossier, soit
parce qu'il n'a aucun rapport avec le reste, soit parce que la
plupart du temps ce n'est qu'un morceau emprunté et mal ajusté, dont
l'orateur ne s'est servi que parce qu'il l'avait sous la main, et
non parce que la cause le demandait. J'en dis autant de ceux qui,
pour placer des pensées, vont chercher au loin des lieux communs et
des mots, tandis que c'est du lieu même que la pensée doit naître.
Tout cela, en effet, n'est beau et utile qu'autant qu'on le tire du
sein de la cause. Hors de là, l'expression la plus heureuse, qui ne
tend pas au gain de la cause, est toujours superflue, et quelquefois
même nuisible. Mais ne prolongeons pas cette digression.
57
L'éloge ou la censure des lois demande des forces plus
grandes, et déjà même capables de suffire aux œuvres les plus
élevées. Cet exercice appartient au genre délibératif ou au genre
judiciaire, suivant la coutume et le droit des nations. Chez les
Grecs, celui qui proposait la loi était cité devant le juge; chez
les Romains, 1'usage était de délibérer sur la loi nouvelle devant
le peuple assemblé. Mais, dans l'un et l'autre mode, l'éloge ou la
censure des lois se réduit à un petit nombre de considérations, qui
la plupart du temps n'ont rien de douteux, d'autant qu'il n'y a que
trois sortes de droit: le droit sacré, le droit public, et le droit
privé. Cette division regarde particulièrement l'éloge de la loi,
lorsque, pour la rendre recommandable, l'orateur, par une espèce de
gradation, fait voir d'abord que c'est une loi, ensuite qu'elle est
publique, et enfin que c'est une loi religieuse. A l'égard des
raisons qui peuvent donner matière à controverse, elles sont
communes à toutes : en effet, ou c'est le droit de celui qui propose
la loi que l'on peut contester, comme il arriva à l'occasion de
Clodius, que l'on accusait de n'avoir pas été créé tribun suivant
les formes; ou ce sont les défauts de formalité dans l'établissement
de la loi, lesquels sont de plusieurs sortes: si elle n'a pas été
publiée pendant trois jours de marché, si elle est ou a été portée
un jour défendu, ou sans qu'on ait eu égard aux oppositions, aux
auspices, ou à quelque autre circonstance qui suspendait toute
solennité légale; enfin, si elle est en contradiction avec quelque
autre loi dont elle ne contient pas l'abrogation. Mais tout cela ne
regarde pas les premiers exercices dont je parle, et où l'on fait
abstraction des personnes, des temps et des motifs. Quant aux autres
considérations, ce sont d'ordinaire les mêmes, que le sujet soit
sérieux ou fictif. Car une loi pèche ou dans les mots ou dans les
choses. Dans les mots, sont-ils assez explicites ou n'ont-ils rien
d'équivoque? dans les choses, la loi est-elle d'accord avec
elle-même? doit-elle avoir une application rétroactive ou
particulière ? Le plus communément on examine si elle est honnête ou
utile. Je sais qu'en général on ne se borne pas à cette simple
distinction. Mais pour moi, sous le terme d'honnête je comprends la
justice, la piété, la religion, et autres vertus semblables.
Toutefois l'idée de justice donne ordinairement lieu à plusieurs
considérations. Car il s'agit, soit de la nature de l'action et de
savoir si elle est digne de châtiment ou de récompense, soit de la
mesure de la récompense ou du châtiment, qui peut être blâmée sous
le rapport de la disproportion. L'utilité a tantôt sa raison dans la
nature de la loi, tantôt dans les circonstances. Certaines lois
donnent souvent lieu d'examiner s'il sera possible de les faire
observer. Il ne faut pas même ignorer que les lois peuvent encore
être blâmées, soit dans leur ensemble, soit dans certaines parties.
Nous en avons, en effet, des exemples dans des discours célèbres. Je
sais enfin qu'il y a ides lois qui ne sont portées que pour un
temps, comme celles qui confèrent des honneurs ou des commandements
: telle était la loi Manilia, sur laquelle nous avons un discours de
Cicéron. Mais ce n'est pas ici le lieu de donner des préceptes sur
ces sortes de lois, en ce qu'elles n'ont rien de général, et ne
présentent à la critique que la nature des choses particulières qui
en font l'objet.
Voilà à peu près sur quoi les anciens
s'exerçaient à l'éloquence, mais en suivant seulement les formés de
la dialectique; car de parler dans les écoles, à l'imitation de ce
qui se pratique au barreau et dans les délibérations publiques,
c'est ce que les Grecs n'ont connu que vers le temps de
58
Démétrius de Phalère. Mais, comme je l'ai déjà dit dans un autre
ouvrage, je ne sais pas bien si Démétrius est l'inventeur de ce
genre d'exercice; et ceux qui l'affirment avec le plus d'assurance
ne sauraient en donner eux-mêmes une bonne preuve: Quant à l'époque
où il a été introduit chez les Latins, ce fut, au rapport de
Cicéron, vers les derniers temps de L. Crassus. Plotius fut le plus
célèbre des rhéteurs qui le mirent alors en usage.
CHAP.
V. Je parlerai bientôt des règles de la déclamation : en attendant,
puisque nous en sommes aux premiers éléments de la rhétorique, je ne
crois pas devoir omettre un avertissement qui me paraît d'une grande
importance pour le progrès des études. J'ai dit que l'explication
des poètes était une partie de l'enseignement de la grammaire. Je
voudrais donc qu'à l'exemple du grammairien le rhéteur fît connaître
à ses élèves les historiens, et surtout les orateurs, en les lisant
avec eux. Pour moi, je n'observais cela qu'à l'égard d'un petit
nombre, dont l'âge m'en faisait un devoir, et pour me conformer au
désir de ceux des pères qui trouvaient cet exercice utile. Ce n'est
pas, au reste, que je n'en sentisse dès lors les avantages, mais
j'étais retenu par deux considérations : une autre manière
d'enseigner depuis longtemps en usage faisait loi; et mes élèves
étaient déjà assez avancés pour se passer de ce travail et se
modeler sur moi. Au surplus, parce que j'aurais tardé à m'éclairer,
je ne rougirais pas de rectifier mon enseignement. Je sais
d'ailleurs actuellement que cela se pratique chez les Grecs, mais, à
proprement parler, par des maîtres auxiliaires, parce que le temps
serait insuffisant si les rhéteurs voulaient toujours préparer
eux-mêmes la lecture de chaque élève. Il est bien certain que
l'analyse préparatoire, qui a pour but d'apprendre aux enfants à
lire facilement et distinctement le texte qu'ils ont sous les yeux,
et même celle qui a pour but d'enseigner la valeur d'un mot peu
usité qui se rencontre, est fort au-dessous de la profession d'un
rhéteur; mais faire sentir les beautés, ou, s'il y a lieu, les
défauts d'un passage, voilà sa véritable profession, voilà
l'engagement que prend un maître d'éloquence; engagement d'autant
plus obligatoire qu'il ne s'agit plus de se conduire comme un
pédagogue avec des enfants, et de leur lire tous les livres qu'il
leur prendrait fantaisie d'entendre. Car il me paraît à la fois plus
commode et surtout plus utile de désigner, à tour de rôle, un
lecteur, que les autres écouteront en silence, afin de les
accoutumer d'abord à bien prononcer. Puis, après avoir expliqué le
sujet du discours, dont il aura ordonné la lecture, et avoir ainsi
préparé les élèves à bien comprendre ses observations, il ne
laissera rien passer de ce qui pourra être remarquable dans
l'invention et dans l'élocution. Il fera voir comment, dans
l'exorde, on se concilie le juge; quelle clarté dans la narration,
quelle brièveté, quel air de sincérité; quel dessein quelquefois, et
quelle finesse cachée (car ici l'art est tellement caché qu'il ne
peut être senti que des maîtres de l'art); quelle habileté dans la
division; quelle argumentation subtile et serrée; quelle puissance
pour émouvoir, quelle douceur pour apaiser; quelle âpreté dans les
invectives, quelle urbanité dans la raillerie; quelle force de
pathétique pour se rendre maître des cœurs, pour pénétrer dans l'âme
des juges, et la tourner au gré de ses paroles ! De là passant à
l'élocution, il fera
59 remarquer la propriété,
l'élégance, la sublimité de chaque expression; en quelle occasion
l'amplification est louable, en quelle autre il faut recourir à
l'exténuation; l'éclat des métaphores; les figures de mots; ce que
c'est qu'un style poli et régulier, qui pourtant ne laisse pas
d'être mâle.
Je crois même qu'il n'est pas inutile
de lire quelquefois devant les élèves certains discours d'un style
corrompu et vicieux, auxquels pourtant le mauvais goût procure tant
d'admirateurs, et de leur montrer tout ce qu'il y a d'impropre,
d'obscur, d'enflé, de bas, de trivial, d'affété, d'efféminé dans ces
compositions, qui non seulement sont goûtées du plus grand nombre,
mais, ce qui est pis encore, plaisent par cela même qu'elles sont
dépravées; car un langage droit, naturel, est regardé comme quelque
chose qui n'a pas de fond; mais ce qui est recherché, détourné, on
l'admire comme exquis. Ainsi certaines personnes ont une
prédilection pour les monstres, pour les corps contrefaits, et les
préfèrent aux corps qui jouissent de tous les avantages de la
conformation ordinaire; ainsi d'autres, séduits par l'apparence,
trouvent plus de beauté dans un visage épilé et fardé, dans une
chevelure frisée, ornée d'une aiguille, et peinte de couleurs
étrangères, que dans la simple nature : comme si la beauté du corps
pouvait jamais naître de la corruption de l'âme.
Un maître ne devra pas se borner à ces
observations. Je veux encore qu'il interroge fréquemment ses élèves,
et qu'il éprouve leur jugement. Par là, ils se tiendront toujours
prêts à répondre, ils ne laisseront rien échapper de ce qu'on leur
dira, et arriveront enfin au but qu'on se propose dans cet exercice,
c'est-à-dire à inventer et à juger par eux-mêmes. Car que
cherchons-nous en les enseignant, sinon à les mettre en état de se
passer de maîtres? J'ose affirmer que ce genre de soin fera plus que
tous les traités de tous les rhéteurs, qui sans doute sont d'un
grand secours, mais qui ne renferment, que des généralités, et ne
peuvent prévoir les questions de toute espèce que chaque jour voit
naître. Ainsi on a écrit sur l'art militaire, on en a donné des
principes généraux; mais il sera bien plus utile de savoir comment,
en quel lieu, en quelle conjoncture, un capitaine a fait preuve
d'habileté ou d'impéritie; car, en tout, l'expérience vaut
d'ordinaire mieux que les préceptes. Un maître prononce un discours
de sa composition pour servir de modèle à ses élèves : est-ce que la
lecture de Cicéron et de Démosthène ne leur sera pas plus
profitable? Il relèvera publiquement les fautes qu'ils ont commises
dans leurs déclamations : est-ce que la critique du discours d'un
orateur ne sera pas plus efficace? elle sera même plus agréable; car
on aime mieux voir reprendre les défauts d'autrui que les siens.
J'aurais encore bien des choses à dire sur ce point; mais il n'est
personne qui ne sente les avantages de ce procédé. Je souhaite
seulement qu'on mette autant d'empressement qu'on éprouvera de
satisfaction à le mettre en pratique.
Ce point obtenu, il ne reste plus qu'à
savoir quels sont tes auteurs que doivent lire les commençants :
question à laquelle il n'est pas fort difficile de répondre. Les uns
veulent que l'on commence par les écrivains d'un ordre inférieur,
comme étant plus faciles à comprendre; les autres croient que le
genre fleuri est plus propre à nour-
60
rir l'esprit des premiers âges. Pour moi, je tiens qu'il faut lire,
et d'abord, et toujours, les meilleurs écrivains, mais en
choisissant toutefois ceux dont le style se distingue, en quelque
sorte, par un caractère candide et ouvert. Ainsi je conseillerai
pour le jeune âge plutôt Tite-Live que Salluste, quoique celui-ci
ait plus d'autorité comme historien; mais, pour l'entendre, il faut
déjà être avancé. Cicéron, ce me semble, est agréable, et, de plus,
assez clair pour les commençants; ils peuvent le lire non seulement
avec fruit, mais encore avec goût; après Cicéron, ceux qui, comme le
recommande Tite-Live, approcheront le plus de cet orateur.
Il y a deux genres de style dont on ne
saurait trop garder les enfants. Ainsi, il ne faut pas qu'un maître,
par une admiration aveugle pour l'antiquité, les laisse s'endurcir à
la lecture des Gracques, de Caton, et d'autres écrivains semblables;
car cette lecture ne peut que les rendre âpres et secs, en ce que,
trop faibles pour atteindre à la force de leurs pensées, ils ne
s'attacheront qu'à l'élocution, qui sans doute était bonne alors,
mais ne convient plus à notre temps, et, ce qu'il y a de pis,
s'imagineront qu'ils ressemblent à ces grands hommes. Il n'est pas
moins à craindre non plus que, épris des grâces affétées du style
moderne, ils ne cèdent aux attraits d'un plaisir dépravé, et ne
raffolent de ce genre d'écrire, plein de séductions, et d'autant
plus agréable aux enfants qu'il a plus d'affinité avec leur âge.
Mais lorsque le jugement est formé et hors de danger, on peut lire
et les anciens et les modernes : les anciens, parce qu'en leur
empruntant ce qu'ils ont de substantiel et de mâle, mais en prenant
soin de le dégager de la rouille d'un siècle grossier, notre
élégance brillera d'un plus vif éclat; les modernes, parce qu'on
trouve en eux beaucoup de précieuses qualités. Car enfin la nature
ne nous a pas faits de pire condition que les anciens : seulement le
goût a changé, et nous nous sommes un peu trop laissé aller à notre
penchant. Aussi n'est-ce pas tant par l'esprit que par la sévérité
qu'ils nous sont supérieurs. On peut donc imiter beaucoup de choses
dans les modernes, mais il faut prendre garde d'attirer le mauvais
avec le bon. Qu'il y ait eu dans les temps voisins du nôtre, qu'il y
ait même de nos jours des écrivains dignes d'être imités en tout,
non seulement je l'accorde, je le soutiens même. Mais quels
sont-ils? C'est ce dont il n'appartient pas à tout le mondé de
décider. On peut s'égarer avec moins de danger dans l'imitation des
anciens. Je conseille donc de ne pas lire sitôt les modernes, de
peur de les imiter avant de savoir les apprécier.
CHAP.
VI. Les maîtres diffèrent encore dans leur manière
d'enseigner, en ce que les uns, en donnant une matière
d'amplification à leurs élèves, non contents de leur tracer la route
en divisant cette matière en certains points, la développent de vive
voix en y ajoutant des arguments et même des mouvements oratoires;
les autres se bornent à tracer les premiers linéaments, et, après
que l'élève a lu sa déclamation, ils traitent eux-mêmes les parties
qu'il n'a point remplies, et retouchent même quelquefois certains
endroits avec autant de soin que s'ils avaient à parler eux-mêmes.
Ces deux manières sont bonnes, et je ne sépare pas l'une de l'autre.
Cependant, s'il fallait opter, j'aimerais mieux enseigner d'abord à
des enfants la route qu'ils doivent tenir, que d'attendre qu'ils se
soient égarés, pour les y ramener: d'abord, parce que les
corrections frappent seulement leurs oreilles, tandis que la
division, qui leur est 61
dictée, passe dans le travail de la réflexion et de la composition;
ensuite, parce qu'un maître est écouté plus volontiers lorsqu'il
enseigne, que lorsqu'il reprend surtout dans un siècle comme le
nôtre, où il se rencontre des esprits susceptibles qui se révoltent
contre les avertissements, et y résistent tacitement; mais on n'en
doit pas moins relever publiquement toutes les fautes. Car il faut
tenir compte des autres élèves, qui prendraient pour bon ce que le
maître aurait laissé passer. Au surplus, comme je l'ai dit, il faut
combiner les deux manières, et les modifier suivant les cas. Ainsi,
pour les commençants, la préparation de la matière sera
proportionnée aux forces de chaque élève. Mais lorsqu'on verra
qu'ils suivent assez fidèlement la route, qu'on aura pris soin de
leur frayer, il suffira d'offrir à leurs pas quelques traces
légères, pour les accoutumer à marcher d'eux-mêmes et sans aide.
Quelquefois il sera bon de les livrer à leur propre force, de peur
que l'habitude de ne rien faire sans l'assistance d'autrui ne les
rende incapables de rien tenter et chercher par eux-mêmes. S'ils
font preuve de jugement dans leurs compositions, la tâche du maître
est presque entièrement remplie; s'ils s'égarent encore, il faudra
leur donner de nouveau un guide. C'est à peu près ce que nous voyons
faire aux oiseaux : ils distribuent à leurs petits, encore tendres
et faibles, la nourriture qu'ils ont apportée dans leur bec; mais
dès que ceux-ci paraissent plus forts, la mère leur apprend à sortir
du nid et à voltiger autour de leur demeure, en volant elle-même
devant eux; enfin, quand elle a suffisamment éprouvé leurs forces,
elle les livre à la liberté du ciel et à leur propre audace.
CHAP.
VII. Je désapprouve entièrement, pour l'âge dont nous parlons,
l'usage où l'on est de faire apprendre par coeur aux enfants tout ce
qu'ils composent, pour le réciter à jour fixe. Il est vrai que les
pères tiennent beaucoup à cet usage, persuadés que leurs enfants ne
travaillent utilement qu'autant qu'ils prononcent force
déclamations; tandis que la principale condition du progrès, c'est
l'application et le soin. Mais si je conviens sans difficulté que
les enfants doivent s'exercer à la composition, et que cet exercice
est d'une grande importance, d'un autre côté je suis d'avis qu'on ne
leur fasse apprendre par coeur que des morceaux choisis des
orateurs, des historiens, ou d'autres auteurs qui en vaillent la
peine. On exerce sa mémoire d'une manière plus pénétrante sur les
productions d'autrui que sur les siennes; et ceux qui auront
pratiqué ce genre d'exercice, qui demande de la longanimité,
apprendront sans peine et retiendront mieux ce qu'ils auront composé
eux-mêmes; ils se familiariseront en même temps avec ce qui est
parfait, leur mémoire leur fournira sans cesse d'excellents modèles,
et l'éloquence, naturellement empreinte dans leur âme, se reproduira
d'elle-même, et à leur insu, dans leur style. Les expressions
choisies, les tours, les figures, tout cela naîtra sans effort sous
leur plume, et s'épanchera comme d'une source cachée. Ajoutez à cela
l'agrément de semer la conversation d'heureuses citations, et
l'utilité dont elles sont au barreau, où ce qui n'a pas été préparé
pour la cause a plus d'autorité et nous fait souvent plus d'honneur
que nos propres pensées: Je consens néanmoins qu'on leur permette
quelque- 62
fois de réciter ce qu'ils ont composé, pour ne pas les frustrer du
bonheur de la louange. Mais cela ne devra être accordé qu'à ceux qui
auront le mieux soigné leurs compositions, afin que ce soit
effectivement une récompense, et qu'ils s'applaudissent de l'avoir
méritée.
CHAP. VIII. On
regarde, et non sans raison, comme une qualité dans un maître,
d'observer soigneusement dans ses élèves les différences de leurs
esprits, et de VIC à quoi le naturel porte particulièrement chacun
d'eux. Car il y a en cela une variété incroyable, et les formes des
esprits sont presque aussi nombreuses que celles des corps. Sans
sortir de notre sujet, nous pouvons en juger par les orateurs. Ils
diffèrent tellement entre eux, qu'il n'y en a pas deux dont la
manière soit semblable , quoique plusieurs se soient proposé pour
modèles des orateurs de leur goût. En second lieu, c'est un principe
généralement admis, que l'instruction doit tendre à développer les
talents naturels et à seconder particulièrement les dispositions de
chaque esprit. De même, dit-on, qu'un habile maître de palestrique,
s'il entre dans un gymnase rempli d'enfants, après avoir éprouvé par
toutes sortes d'exercices le corps et l'esprit de chacun, discernera
le genre de combat auquel il doit être préparé; ainsi un maître
d'éloquence, après avoir observé avec sagacité les dispositions
particulières de chaque enfant pour tel et tel genre de style, serré
et châtié, énergique, grave, doux, âpre, brillant, agréable, doit
s'accommoder au naturel de chacun, et le perfectionner dans le genre
auquel il est propre: car la nature, secondée par la culture, double
ses forces; tandis qu'un esprit que l'on conduit par un chemin
qu'elle n'a pas frayé réussit peu dans les choses auxquelles il est
inhabile, et ne se développe qu'imparfaitement dans les choses pour
lesquelles il semble né.
Comme on ne doit pas craindre
d'émettre ce qu'on pense, même contre les opinions reçues, quand on
s'appuie sur la raison, je dirai que cela ne me parait vrai qu'en
partie. Sans doute il est nécessaire de discerner les dispositions
particulières des esprits, et même personne ne désapprouvera qu'on
fasse pour chacun un choix d'études spéciales : ainsi, l'un sera
plus propre à l'histoire, l'autre à la poésie, cet autre au droit,
quelques-uns feront mieux de retourner à leurs champs. Un maître
d'éloquence discernera tout cela, comme le maître de palestrique,
qui destine l'un à la course, l'autre au pugilat, celui-ci à la
lutte, ou à quelque autre combat en usage dans les jeux sacrés.
Mais celui qu'on destine au barreau ne
doit pas s'attacher seulement à telle ou telle partie de son art, il
faut qu'il les embrasse toutes, même celles qui lui répugneraient le
plus; car à quoi servirait l'instruction, si le naturel suffisait?
Si notre élève donne dans le mauvais goût et dans l'enflure, comme
cela n'est que trop ordinaire, le laisserons-nous suivre son
penchant? s'il est, au contraire, d'un esprit sec et maigre, ne lui
donnerons-nous ni nourriture ni vêtement? car s'il est quelquefois
nécessaire de retrancher, pourquoi ne serait-il pas permis
d'ajouter? Au reste, je ne prétends pas contrarier la nature. Je
veux qu'on augmente ce qu'elle a de bon; loin de le laisser
s'oblitérer ; mais je veux aussi qu'on cherche à suppléer à
l'insuffisance naturelle. Isocrate, ce grand maître qui a si bien
écrit et si bien enseigné, comme ses livres et ses disciples font
foi, quand il disait d'Éphore et de Théopompe que l'un avait besoin
de frein et l'autre d'éperons, croyait-il qu'un maître dût favoriser
la lenteur de celui-ci et seconder la fougue de celui-là? Ne
témoignait-il pas, au contraire, qu'il fallait combiner ensemble ces
deux naturels?
Cependant il faut s'accommoder à la
faiblesse des esprits bornés, et les diriger seulement dans la voie
que leur a tracée la nature. De cette manière, ils feront mieux tout
ce qu'ils peuvent faire. Mais s'il se présente une matière plus
riche, et dont on puisse tirer le présage d'un orateur futur, on ne
doit négliger aucune des qualités oratoires. Il penchera
nécessairement pour un genre plutôt que pour un autre, mais ce
penchant ne sera pas exclusif, et la culture élèvera les parties
faibles au niveau des autres. Ainsi, pour ne pas sortir de ma
comparaison, un habile maître de gymnastique, qui se serait chargé
de former un pancratiaste, n'enseignera pas seulement à son élève à
frapper du poing ou du pied, à enlacer son adversaire de telle ou
telle manière, mais il l'exercera à tout ce qui compose l'art de ce
genre de combat. S'il ne trouve pas en lui les dispositions
nécessaires pour quelqu'un de ces exercices, il se contentera de le
former à celui auquel il est propre. Car il évite surtout deux
inconvénients : le premier, d'exiger d'un élève ce qu'il ne peut pas
faire; le second, de le détourner de ce qu'il fait le mieux, pour
l'appliquer à une chose à laquelle il n'a point d'aptitude. Mais que
ce maître ait affaire à un homme semblable à ce fameux Nicostrate
que j'ai connu vieux dans ma jeunesse, il lui enseignera également
toutes les parties de son art, et il le rendra invincible, comme cet
athlète, à la lutte et au pugilat : deux sortes de combat où il
remportait, dans le même jour, une double couronne.
Or, à combien plus forte raison un
maître d'éloquence doit-il prendre ce soin, puisqu'il ne suffit pas
à un orateur d'être ou serré ou subtil ou âpre, pas plus qu'il ne
suffit à un maître de chant d'exceller ou dans les tons aigus, ou
dans les tons moyens, ou dans les tons graves, ou dans quelque
partie de ces tons? car il en est de l'art de l'éloquence comme
d'une lyre, dont on ne joue parfaitement qu'autant qu'elle est
d'accord dans tous les tons.
CHAP. IX. Je me
suis longuement étendu sur les devoirs des maîtres; quant aux
élèves, je n'ai qu'une chose à leur recommander en passant; c'est
d'aimer ceux qui les enseignent non moins que la science elle-même,
et de les regarder comme des pères, dont ils tiennent, non la vie du
corps, mais celle de l'esprit. Cette piété influe beaucoup sur les
études : ils écouteront volontiers leurs maîtres, ils croiront à
leurs paroles, et n'auront point de plus grand désir que de s'y
conformer; ils accourront sur les bancs des écoles pleins de joie et
d'ardeur; ils seront sensibles à la louange, sans s'irriter contre
les reproches. C'est par leur application qu'ils chercheront à se
rendre chers; car si le devoir de ceux-ci est d'enseigner, le devoir
des élèves est de se montrer dociles : le maître ne suffit pas sans
l'élève, et réciproquement. Comme il faut le concours des deux sexes
pour donner naissance à un homme; comme on sème en vain, si la
semence n'est reçue dans un sillon préparé d'avance : de même
l'éloquence ne peut éclore sans un parfait concours du maître et de
l'élève.
CHAP. X. Quand
l'élève aura été bien formé
64 et suffisamment
exercé aux premiers essais dont j'ai parlé plus haut, essais qui ne
sont pas d'une faible importance, et qui doivent être regardés comme
les membres et les parties d'une oeuvre plus relevée, le temps
viendra pour lui d'aborder les matières délibératives et
judiciaires. Avant de traiter de ces matières, disons quelques mots
sur la déclamation en général. C'est de tous les genres d'exercice
le plus nouveau, et en même temps le plus utile. Car la déclamation
renferme en soi la plupart des exercices dont nous avons parlé, et a
de plus l'avantage de se rapprocher des formes de la tribune et du
barreau. Aussi est-elle si fort en estime, que bien des gens la
jugent suffisante pour former un orateur. En effet il n'est aucune
des qualités d'un discours complet qui ne trouve place dans cet
exercice oratoire. Il est vrai que les maîtres en ont abusé au point
que la licence et l'impéritie des déclamateurs sont comptées parmi
les causes principales de la corruption de l'éloquence. Mais ce qui
est bon de sa nature a cela de propre, qu'il dépend de nous d'en
faire un bon usage. Que les matières donc se rapprochent, autant que
possible, de la pratique, et que les déclamations soient une image
fidèle des plaidoiries judiciaires, puisqu'elles ont été instituées
pour y préparer. Car les magiciens, les pestes, les oracles, ces
marâtres plus cruelles que celles des poètes tragiques, et
autres imaginations plus vaines encore, tout cela n'a rien de commun
avec les cautions et les sentences du préteur. Quoi
donc ! ne sera-t-il jamais permis à des jeunes gens de se donner
carrière, de se complaire dans une matière, et de prendre, pour
ainsi dire, du corps, en traitant des sujets extraordinaires, des
sujets poétiques? Le mieux serait sans doute de les leur interdire;
mais qu'ils s'en tiennent du moins au grandiose et à l'exagéré, sans
tomber dans l'extravagance, pour ne pas dire dans le ridicule: et
s'il faut leur céder en ce point, laissons-les se gorger tout à leur
aise, pourvu qu'ils sachent que, comme on met certains animaux à
l'herbe pendant un certain temps, et qu'ensuite on leur tire du sang
pour leur rendre le goût de la bonne nourriture avec la santé, de
même il faudra remédier à leur embonpoint, et les purger des humeurs
vicieuses qu'ils auront contractées, s'ils veulent être sains et
robustes. Autrement cette vaine enflure se trahira aux premiers
efforts qu'exigera un ouvrage sérieux.
Certainement, ceux qui ne voient aucun
rapport entre les déclamations et les plaidoiries judiciaires,
n'aperçoivent pas même le motif qui a fait instituer cet exercice
oratoire. Car s'il ne prépare pas au barreau, ce n'est plus qu'une
ostentation de théâtre ou une vocifération de furieux. Car à quoi
bon se concilier, dans un exorde, l'esprit d'un juge qui n'existe
pas? narrer un fait que tout le monde sait être faux? administrer
des preuves dans une cause sur laquelle personne ne doit prononcer?
Encore, tout cela n'est-il qu'oiseux; mais se passionner, chercher à
exciter la colère ou la pitié, n'est-ce pas une moquerie qui n'a pas
de nom; si ces simulacres de guerre ne servent de préludes à des
dangers sérieux et à de véritables combats?
Il n'y aura donc point de différence
entre un plaidoyer et une déclamation ? Non, si cet exercice doit
être de quelque utilité. Il serait même à souhaiter que l'usage
s'introduisît de particulariser les personnages en leur donnant des
noms, d'imaginer des questions plus compliquées et plus surchargées
d'incidents litigieux, d'employer plus hardiment les termes usuels,
et d'y mêler de 65
temps en temps le sel de la raillerie: toutes choses dans lesquelles
nous nous trouvons bien neufs au barreau, quoique exercés sur tout
le reste dans les écoles.
S'il est vrai cependant que la
déclamation ait aussi un but d'ostentation, nous devons hausser un
peu notre ton pour le plaisir des auditeurs. Car ces pièces
d'éloquence, qui, quoique fondées sur une vérité, ont principalement
pour but de charmer les oreilles de la multitude, comme les
panégyriques et tout ce qui appartient au genre démonstratif; ces
pièces d'éloquence, dis-je, comportent plus d'ornement; et l'art,
qui doit toujours rester caché dans les plaidoyers, doit se montrer
ici dans tout son éclat pour remplir l'attente de l'auditoire. Ainsi
la déclamation, étant d'un côté l'image du barreau et de la tribune,
doit s'attacher à la vraisemblance; et de l'autre étant un ouvrage
d'apparat, elle doit s'environner d'une certaine pompe. C'est ce que
font les comédiens : ils ne prennent point tout à fait le ton de la
conversation; car alors il n'y aurait plus d'art; ils ne s'éloignent
pas trop non plus du naturel, car il n'y aurait plus d'imitation:
mais ils relèvent la simplicité de l'entretien familier par un
certain éclat théâtral.
Après tout, quoi que nous fassions,
ces sujets fictifs auront toujours quelques inconvénients, surtout
en ce qu'ils laissent à notre choix certaines circonstances
arbitraires, comme l'âge, la fortune, les enfants, les père et
mère, l'importance d'une ville, ses lois, ses mœurs, etc.
Quelquefois même le déclamateur tire ses preuves de la fausseté de
ces suppositions, comme nous le dirons en son lieu; car, quoique cet
ouvrage ait principalement pour but l'institution de l'orateur,
toutes les fois qu'il se présentera quelque chose qui ait du rapport
avec ce qui se pratique dans les écoles, j'en dirai un mot en
passant, pour ne rien laisser à désirer au lecteur.
CHAP. XI. Il
nous faut maintenant aborder cette partie de la rhétorique, par
laquelle débutent d'ordinaire ceux qui ont laissé les précédentes
aux grammairiens. Mais je me vois arrêté, dès le premier pas, par
certaines gens qui s'imaginent que l'éloquence n'a pas besoin de
tous ces préceptes, et qui, persuadées que l'instinct naturel, la
prudence commune et les exercices des écoles leur suffisent, se
rient des soins que nous prenons, à l'exemple de quelques
professeurs renommés, dont l'un, interrogé sur ce que c'était qu'une
figure et une pensée, répondit : « Je l'ignore; mais si cela
importait à mon sujet, on le trouvera dans ma déclamation. » On
demandait à un autre s'il était de l'école de Théodore ou
d'Apollodore : Je suis, dit-il, de la faction
des parmulaires. Il était certainement difficile d'éluder plus
spirituellement l'aveu de son ignorance. Mais ces hommes qui ont
passé pour des génies privilégiés, et à qui il est souvent échappé,
pour ainsi dire, des exclamations éloquentes, ont beaucoup de
pareils du côté de la négligence, mais peu du côté de l'esprit.
Ceux-ci se vantent de parler de verve et de se servir de leurs
propres forces. Qu'est-il besoin, disent-ils, de preuves et de
disposition dans un sujet de pure invention? Ce qui attire un
auditoire nombreux, ce sont des pensées grandioses, dont les plus
hasardées sont toujours les meilleures. Aussi voyez-les à l'oeuvre!
comme ils n'ont aucune méthode, ils attendent souvent pendant
plusieurs jours, les yeux attachés au plafond, que quelque
66
grande pensée leur descende des nues; ou bien, s'animant par un
sourd murmure, comme par le son d'un clairon, ils s'agitent et se
démènent, non pour débiter mais pour chercher des mots.
Quelques-uns, avant d'être convenus
avec eux-mêmes d'une proposition, arrêtent un exorde, auquel ils ont
l'intention d'adapter quelques belles phrases; mais après l'avoir
bien médité, bien modulé à haute voix, désespérant de trouver une
transition, ils l'abandonnent, et passent à un autre, puis à un
autre, aussi commun et aussi rebattu que le premier. Ceux qui
paraissent avoir le plus de méthode s'attachent aux lieux communs,
sans s'occuper, beaucoup plus que les autres, du fond du sujet; ils
ne songent pas à défendre le corps de la question, et lancent, sans
ordre et sans suite, tout ce qui leur tombe sous la main. De là
vient que leurs discours, composés de pièces et de morceaux, ne
peuvent jamais former un tout, et ressemblent à ces compilations où
les enfants jettent pêle-mêle les morceaux qu'ils ont entendu louer
dans les déclamations des autres. Cependant, pour parler leur
langage, de leur tête, comme d'un nuage orageux, sortent quelquefois
de grandes pensées et de belles choses. Cela est vrai , mais il en
échappe aussi à des barbares, à des esclaves. Que si cela suffit, la
rhétorique n'existe pas.
CHAP. XII. Il est
vrai qu'en cela les détracteurs de la rhétorique se laissent abuser
la plupart du temps par cette opinion vulgaire que les hommes sans
instruction sont ceux qui s'expriment avec le plus d'énergie :
opinion qui provient principalement d'un défaut de jugement, lequel
consiste à croire qu'il y a plus de vigueur là où il n'y a point
d'art; qu'il y a, par exemple, plus de force à briser qu'à ouvrir, à
rompre qu'à dénouer, à entraîner qu'à conduire. Ils appellent fort
un gladiateur qui, sans savoir manier le glaive, se précipite tête
baissée sur son adversaire; un lutteur dont tout l'art consiste dans
un seul coup, suivi d'une chute pesante. Ils ne font pas attention
que celui-ci succombe souvent sous le poids de ses propres forces,
et que toute l'impétuosité du premier vient échouer contre un léger
mouvement de main. Il est vrai qu'en fait d'éloquence les ignorants
sont nécessairement exposés à certaines méprises. Ainsi la division,
qui est d'une si grande importance dans les plaidoyers, diminue
l'apparence de la force; ce qui es brut parait plus volumineux que
ce qui est poli; et les choses semblent plus nombreuses lorsqu'elles
sont éparses que lorsqu'elles sont en ordre. Ensuite, les qualités
et les défauts se touchent de si près, que l'invective passe pour
franchise, la témérité pour courage, la prolixité pour abondance. Un
ignorant a moins de retenue, il invective à tort et à travers, au
risque de compromettre son client, et bien souvent lui-même; et cela
le met en réputation, parce que les hommes prennent naturellement
plaisir à entendre ce qu'ils n'auraient pas voulu dire eux-mêmes.
Ajoutez à cela qu'il est moins circonspect dans l'élocution, et se
fait un jeu du péril : d'où il arrive qu'en courant sans cesse après
ce qui est outré, il rencontre quelquefois ce qui est grand; mais
cela est rare, et ne compense pas les défauts qu'il est beaucoup
plus sûr de rencontrer.
Les ignorants semblent aussi avoir
plus de fécondité parce qu'ils disent tout, au lieu qu'un homme
habile ne dit que ce qu'il faut. Peu soucieux d'ailleurs de prouver
ce qu'ils ont avancé, ils évitent la froideur des questions et des
arguments, pour ménager la fausse délicatesse des juges devant qui
ils parlent, et ne cherchent qu'à
67
flatter l'oreille de ceux qui les écoutent par les raffinements
d'une éloquence corrompue. Ces pensées recherchées, après lesquelles
ils courent, ressortent d'autant plus que tout le reste est pauvre
et rampant; et l'on peut dire de leurs pensées lumineuses que les
ténèbres contribuent encore plus que l'ombre, dont Cicéron
conseille le contraste, à en relever l'éclat. Qu'on les vante tant
qu'on voudra comme des hommes spirituels, pourvu qu'on m'accorde
qu'un homme éloquent, à qui l'on ne donnerait pas d'autre louange,
s'en tiendrait offensé. Il faut avouer néanmoins que l'art ôte
quelque chose à la nature, comme la lime au fer qu'elle polit, la
pierre au ciseau qu'elle aiguise, et le temps au vin qu'il mûrit:
mais ce sont les défauts qu'il enlève; et ce que les lettres ont
poli n'a perdu en étendue que pour gagner en perfection.
Ces gens recherchent encore dans leur
action la réputation d'orateurs véhéments. Sans cesse ils crient, ou
plutôt ils beuglent en élevant la main : à les voir hors d'haleine,
se jeter tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, s'agiter, gesticuler,
secouer la tète, on les prendrait pour des furieux. Ils claquent des
mains, battent du pied la terre, se frappent la cuisse, la poitrine,
le front : tout cela fait un effet merveilleux sur la multitude. Il
n'en est pas ainsi de l'homme instruit : de même qu'il sait modérer,
varier, disposer son discours, de même il sait conformer son action
à la nature des choses qu'il dit; et s'il était une règle qu'on dût
observer toujours et sans exception, il ne voudrait jamais être ni
paraître que modéré. Mais ceux-là appellent force ce qui n'est à
proprement parler que violence. Encore; si c'était seulement à
quelques avocats qu'on eût à reprocher ce défaut ! mais n'est-il pas
déplorable de voir des maîtres, après quelque temps d'exercice,
laisser là toute règle, pour se livrer à la fougue et à tous les
écarts de leur esprit, et traiter ceux qui ont fait le plus
d'honneur aux lettres d'hommes ineptes, secs, timides, languissants,
selon que le terme leur vient à la bouche et leur paraît plus
outrageant. Félicitons-les d'être devenus éloquents sans peine, sans
règle, sans discipline. Pour moi, qui, dans la pensée de faire une
retraite honorable, ai depuis plusieurs années renoncé à
l'enseignement et au barreau, dans un temps où je pouvais encore
laisser des regrets, je ne crois pas pouvoir mieux employer mon
loisir qu'en méditant sur les principes de l'éloquence, et en
composant ce traité, qui sera, je l'espère, utile aux jeunes gens
d'un esprit bien fait, et aura été pour moi du moins une occupation
pleine de charme.
CHAP. XIII.
Personne sans doute n'exigera de moi qu'à l'exemple de la plupart de
ceux qui écrivent des traités de rhétorique, je prescrive aux
étudiants un certain nombre de lois, inflexibles et immuables : et
d'abord l'exorde, et quel il doit être; ensuite la
narration, et quelles sont ses règles; après la narration, la
proposition, ou, selon d'autres, l'excursion; puis l'ordre
dans lequel doit venir chaque question, et autres préceptes que
quelques personnes observent à la lettre, comme s'il était défendu
de procéder autrement. La rhétorique serait une chose facile et de
peu d'importance, si elle se renfermait dans un aussi petit nombre
de règles. Mais la plupart de ces règles sont subordonnées à la
nature des causes, aux circonstances, à l'occasion, à la nécessité.
Aussi la principale qualité d'un orateur est-elle cet esprit de
discernement qui lui apprend à se mouvoir différemment, selon les
vicissitudes des causes. Supposons, en effet,
68
qu'on prescrive à un général, toutes les fois qu'il aura une armée à
ranger en bataille, de placer en tête son avant-garde, d'étendre ses
ailes à droite et à gauche, et de protéger celles-ci par la
cavalerie. Cette tactique sera peut-être la meilleure, si rien ne
s'y oppose : mais n'en devra-t-il pas changer, suivant la nature du
terrain, s'il se rencontre une montagne, un fleuve, des collines,
des bois, ou quelque autre obstacle? Il prendra aussi des mesures
différentes, selon l'ennemi auquel il aura affaire, selon le danger
où il se trouvera; il combattra tantôt de front, tantôt en pointe;
ici, avec ses auxiliaires; là, avec ses légions. Quelquefois la
feinte lui réussira, et il fera semblant de lâcher pied. De même,
c'est la nature de la cause qui déterminera si l'exorde est
nécessaire ou superflu; s'il doit être long ou court; si dans cet
exorde l'orateur doit adresser la parole directement au juge, ou
peut quelquefois la détourner de lui par l'emploi de quelque figure;
si la narration doit être resserrée ou étendue, continue ou divisée;
si elle doit être faite suivant l'ordre des faits, ou autrement.
L'ordre des questions n'est pas plus invariable. Il peut arriver
souvent que, dans la même affaire, une partie ait intérêt à
commencer par telle question, et l'autre partie par telle autre. Les
préceptes de l'éloquence, en effet, ne sont pas réglés par des lois
ou des plébiscites; c'est le besoin qui les a faits ce qu'ils sont.
Je ne nie pas que le plus souvent ils ne soient utiles: autrement,
je n'écrirais pas. Mais si c'est cette même utilité qui nous
conseille de nous en écarter, nous devons la préférer à l'autorité
des maîtres.
Ce que je recommande et ne me lasserai
pas de répéter, c'est que l'orateur ait toujours en vue deux choses:
la convenance et l'utilité. Souvent l'utilité et quelquefois la
convenance exigent qu'on déroge en quelque chose aux règles et aux
préceptes. C'est ainsi que dans les statues et les peintures nous
voyons varier, l'air, le visage, les attitudes. Un corps tout droit
manque de grâce : cette figure vue de face, ces bras pendants, ces
pieds joints, tout cela forme un ensemble plein de roideur. Mais
donnez à cette statue ou à ce portrait de la souplesse, et pour
ainsi dire du mouvement, vous animerez cette matière. De là cette
variété dans la forme des mains et dans les nuances du visage. Parmi
tant de figures, il n'en est pas deux qui se ressemblent : les unes
courent et se précipitent, les autres sont assises ou penchées;
celles-ci sont nues, celles-là sont voilées; quelques-unes
participent de ces diverses situations. Quoi de plus tourmenté, de
plus péniblement travaillé, que le Discobole de Myron? Cependant
quiconque critiquerait cet ouvrage, comme peu conforme aux règles,
témoignerait qu'il n'a aucune intelligence de l'art, puisque c'est
précisément dans la hardiesse et dans la difficulté vaincue que
consiste le principal mérite de cette statue. Tels sont la grâce et
le charme qui se retrouvent dans les figures de pensées et de mots :
elles ont, en effet, je ne sais quoi de détourné, et plaisent par
cela même qu'elles s'éloignent de la manière commune. Dans la
peinture, tout le visage paraît : cependant Apelle a peint Antigone
de profil, pour cacher la difformité de l'œil qu'il avait perdu. Ne
faut-il pas, de même, dissimuler bien des choses dans un discours,
soit parce qu'elles ne doivent pas être montrées, soit parce qu'on
ne pourrait les exprimer dignement? C'est ce que fit Timanthe, qui
69
était, je crois, de Cythnie, dans le tableau qui lui mérita le prix
sur Colos de Téos. Ayant à représenter le sacrifice d'Iphigénie, il
avait peint Calchas triste, Ulysse plus triste encore; il avait
épuisé dans Ménélas tout ce que l'art peut donner à la douleur; et
comme il ne savait comment exprimer l'affliction du père, il lui
voila la tête, laissant au spectateur à juger avec son coeur de ce
qui se passait sur le visage d'Agamemnon. Ne trouve-t-on pas quelque
chose de semblable dans ce trait de Salluste : Je crois qu'il
vaut mieux ne point parler de Carthage, que d'en parler en peu de
mots. C'est pourquoi ma méthode a toujours été de m'assujettir
le moins possible à ces préceptes que les Grecs appellent καθολικὰ,
c'est-à-dire universels ou absolus. Car il s'en
rencontre rarement d'une espèce telle, qu'on ne puisse ou les
affaiblir en partie, ou les ruiner entièrement. Mais j'en parlerai
plus amplement ailleurs. Cependant je ne veux pas que les jeunes
gens se croient suffisamment instruits pour avoir étudié un de ces
abrégés de rhétorique qui ont cours dans la plupart des écoles, ni
qu'ils s'en reposent sur les arrêts des théoriciens. Un travail
opiniâtre, une étude assidue, des exercices de toutes sortes, une
longue expérience, une connaissance profonde des choses, une rare
promptitude de jugement, voilà les conditions de l'éloquence. Sans
doute les règles ont leur utilité, mais en tant qu'elles nous
enseignent le droit chemin; et non une ornière, où l'on soit
condamné à aller pas à pas, comme ceux qui marchent sur la corde.
Ainsi nous abandonnons souvent la grande route pour un chemin de
traverse, tandis que nous ferions le tour si des torrents avaient
emporté les ponts; ou bien encore, nous sortirions par la fenêtre,
si le feu avait déjà gagné la porte. Je traite une matière d'une
étendue, d'une variété infinie; une matière toujours nouvelle; et
sur laquelle on n'aura jamais tout dit. J'essayerai toutefois
d'exposer ce que les maîtres ont enseigné de mieux, et ce qu'il
m'aura semblé convenable d'y changer, d'y ajouter, ou d'en
retrancher.
CHAP. XIV. On a
essayé de rendre en latin le mot grec ῥητορικὴ, rhetorice,
et on l'a traduit tantôt par oratoria, tantôt par oratrix.
Les auteurs de cette tentative ont cherché à enrichir notre langue,
et il faut leur en savoir gré. Mais ces sortes de traductions ne
nous réussissent pas toujours, non plus qu'aux Grecs eux-mêmes. Or,
on n'a pas été plus heureux pour le mot grec dont nous parlons, que
Flavius pour le mot οὐσία, qu'il a cru bien rendre par essentia
et entia. La traduction que je critique n'est pas même
exacte, car on dira bien oratoria, comme on dit
elocutoria ; oratrix, comme on dit elocutrix: mais
le mot ῥητορικὴ, rhetorice, dans l'acception où nous le
prenons ici, est de la même classe que notre mot eloquentia,
et il n'est pas douteux qu'il ne soit employé en grec dans deux
acceptions différentes, dans l'une adjectivement, ars rhetorica,
comme on dit nauis piratica; dans l'autre substantivement,
comme philosophia, amicitia. Or, nous voulons ici exprimer le
substantif, comme de γραμματικὴ nous avons fait litteratura,
et non litteratrix ainsi qu'oratrix, ni
litteratoria ainsi qu'oratoria. C'est ce qu'on n'a pas
fait pour le mot rhetorice. Ne nous tourmentons donc pas à
chercher un équivalent, puisqu'il est tant d'autres mots dont nous
sommes obligés de nous servir avec la forme grec-
70
que; car si j'ai besoin des termes de physicien, de musicien, de
géomètre, je ne ferai pas violence à ces mots pour les traduire
gauchement en latin. Enfin, quand Cicéron lui-même a intitulé en
grec les premiers livres qu'il a écrits sur la rhétorique, on peut
sans témérité s'en rapporter à ce grand orateur pour le nom qu'il a
donné à son art.
La rhétorique donc (car je ne crains
plus qu'on me chicane sur ce terme) sera bien divisée, à mon sens,
si nous y considérons trois choses : l'art, l'artiste, l'oeuvre.
L'art, c'est ce qui est enseigné, la science de bien dire;
l'artiste, celui qui possède l'art, c'est-à-dire l'orateur, dont
la fin est de bien dire; l'œuvre, ce que produit
l'artiste, c'est-à-dire un bon discours. Ces trois choses se
subdivisent à leur tour en plusieurs espèces, dont je parlerai en
leur lieu. Je vais maintenant m'occuper de l'art.
CHAP. XV. Avant tout,
qu'est-ce que la rhétorique? on la définit de bien des manières,
mais cette variété de définitions tient surtout à ce que la
rhétorique donne lieu à deux questions. Car on dispute ou sur la
qualité de la chose en elle-même, ou sur la compréhension des termes
qui la définissent. La divergence principale des opinions provient
de ce que les uns croient que le titre d'orateur petit être donné à
un méchant homme, tandis que les autres, à l'opinion desquels je me
range, prétendent que ce titre et l'art dont nous parlons ne peuvent
appartenir qu'à l'homme de bien.
Parmi ceux qui séparent l'éloquence de
ce qu'il y a de plus important et de plus désirable dans la vie, les
uns appellent la rhétorique une force, les autres une
science, mais non pas une vertu ; ceux-ci une routine, ceux-là
un art, mais qui n'a rien de commun avec la science et la vertu;
quelques-uns même, une dépravation de l'art (κακοτεχνία).
Presque tous pensent que l'office de l'orateur consiste à
persuader, ou à parler de manière à persuader, parce que,
en effet, le premier venu peut atteindre ce but sans être homme de
bien. On définit donc le plus souvent la rhétorique une force de
persuader. Ce que j'appelle force, la plupart l'appellent
puissance, quelques-uns faculté. Pour prévenir toute
ambiguïté, j'entends par force ce que les Grecs entendent par
δύναμις. Cette opinion tire son origine d'Isocrate, si toutefois le
traité qui porte son nom est véritablement de lui. Quoiqu'il fût
loin de vouloir flétrir la profession de l'orateur, il définit un
peu légèrement la rhétorique, en disant qu'elle est l'ouvrière de
la persuasion, πειθοῦς δημιουργός ; car je ne me permettrai pas
le mot primitif dont se sert Ennius en parlant de M. Céthégus, qu'il
appelle Suadae medullam. Platon fait dire à peu près la même
chose à Gorgias, dans le dialogue qui porte le nom de ce rhéteur;
mais c'est l'opinion de Gorgias, et non celle de Platon. Cicéron a
écrit en maint endroit que l'office de l'orateur est de parler de
manière à persuader; et dans ses livres de rhétorique, dont, à
la vérité, il n'était pas content lui-même, il met la fin de
l'éloquence dans la persuasion.
Mais l'argent, la faveur, l'autorité
de celui qui parle, tout cela persuade aussi, jusqu'à la présence
muette de la vertu, de l'infortune ou de la beauté. Lorsque Antoine,
défendant M. Aquilius, déchira la robe de son client, et montra les
blessures honorables qu'il avait reçues pour la pa-
71
trie, il avait moins compté sur son éloquence que sur les yeux du
peuple romain, qui ne put, dit-on, résister à ce spectacle, et
renvoya Aquilius absous. Comment Servius Galba échappa-t-il à la
sévérité des lois? par la pitié qu'il excita en paraissant dans la
place publique entouré de ses enfants en bas âge, et tenant entre
ses bras le fils de Gallus Sulpitius : c'est ce que nous attestent
plusieurs historiens, et Caton lui-même dans son plaidoyer. Et
Phryné, ce n'est pas à la plaidoirie d'Hypéride, tout admirable
qu'elle était, qu'elle dut son salut, mais à sa beauté, dont elle
acheva le triomphe en découvrant son sein. Si tout cela persuade, la
définition que nous avons citée n'est donc pas la bonne. C'est
pourquoi ceux-là ont cru être plus exacts, qui , tout en partageant
le même sentiment sur la rhétorique, l'ont définie une force de
persuader parla parole: définition à laquelle Gorgias, dans le
dialogue dont nous avons parlé plus haut, est, en quelque sorte,
amené de force par Socrate. Théodecte ne s'en éloigne pas non plus,
dans le traité de rhétorique qui porte son nom, mais qu'on croit
être d'Aristote. Il y est dit que la fin de la rhétorique est
d'amener les hommes où l'on veut par la parole. Mais cela n'est
pas même encore assez compréhensif; car d'autres aussi persuadent
par la parole et réussissent à imposer leur volonté; par exemple,
les courtisanes, les flatteurs, les entremetteurs. L'orateur, au
contraire, ne persuade pas toujours de sorte que quelquefois cette
fin ne lui est pas assurée, et quelquefois lui est commune avec des
gens qui ne sont rien moins que des orateurs. Apollodore s'éloigne
peu de cette définition, en disant que le but principal, le but
suprême de l'éloquence judiciaire, est de persuader le juge, et
de l'amener où l'on veut : en quoi il assujettit tellement
l'orateur à l'événement, que, s'il ne persuade pas, il n'est pas
digne de son nom.
D'autres ont fait abstraction de
l'événement, comme Aristote, qui dit: La rhétorique est l'art de
trouver tout ce qui peut persuader en parlant. Mais cette
définition, outre le défaut dont nous avons parlé plus haut, a
encore celui de ne comprendre que l'invention, laquelle, sans
l'élocution , né constitue pas le discours.
A l'égard d'Hermagoras, qui dit que la
fin de la rhétorique est de parler d'une manière persuasive,
comme de tous ceux qui ne diffèrent de lui que par les mots, et
prétendent que la rhétorique consiste à dire tout ce qu'il faut
pour persuader, je leur ai suffisamment répondu, en prouvant que
la persuasion n'appartient pas seulement à l'orateur.
Ces
définitions ne s'arrêtent pas là. Les uns ont pensé que la
rhétorique s'étendait à tout; d'autres, qu'elle devait être
restreinte aux matières civiles. Laquelle de ces deux
opinions est la plus vraie, c'est ce que j'examinerai en son lieu.
Aristote semble étendre la rhétorique à tout, en disant qu'elle est
l'art de dire tout ce qui peut persuader en chaque chose.
Quoiqu'il n'ajoute pas en chaque chose, Patrocle, en n'exceptant
rien, témoigne qu'il est du même avis. En effet, il la définit
l'art de trouver tout ce qui est de nature à persuader en parlant.
Or ces définitions aussi ne comprennent que l'invention.
Théodore a évité cette faute, en la définissant l'art de trouver
et d'ex- 72
primer avec des ornements ce qui est vraisemblable dans un sujet
quelconque. Mais outre qu'il n'est pas nécessaire d'être orateur
pour trouver ce qui est vraisemblable, non plus que pour trouver ce
qui est persuasif ; en ajoutant dans un sujet quelconque,
Théodore va plus loin que les précédents, et accorde le plus noble
des titres à ceux mêmes qui persuaderaient le crime. Gorgias, dans
Platon, se vante d'être maître en l'art de persuader devant les
tribunaux et ailleurs, de savoir aussi traiter du juste et de
l'injuste : à quoi Socrate répond qu'il lui accorde la faculté de
persuader, mais non celle d'enseigner.
Pour ceux qui n'étendent pas la
rhétorique à tout, ils ont été forcés de recourir à des définitions
plus tourmentées et plus verbeuses. De ce nombre fut Ariston,
disciple de Critolaüs le péripatéticien, dont voici la définition :
C'est la science de découvrir et d'exprimer ce qu'il faut dire
sur des affaires civiles, dans un discours propre à persuader le
vulgaire. Comme péripatéticien, il appelle science ce que
les stoïciens nomment vertu. Mais en disant propre à
persuader le vulgaire, il fait réellement injure à l'art
oratoire, qu'il regarde comme incapable de persuader les gens
éclairés. Disons une fois pour toutes à tous ceux qui restreignent
la rhétorique aux affaires civiles, qu'ils excluent beaucoup de
parties qui sont du ressort de l'orateur, et notamment tout le genre
démonstratif, qui est un des trois genres de l'éloquence. Théodore
de Gadare s'est exprimé avec plus de réserve; il est du nombre de
ceux qui veulent bien que ce soit un art, mais non pas une vertu.
Voici en effet ce qu'il dit; je me sers des termes de ceux qui l'ont
traduit du grec : La rhétorique est l'art d'inventer, de disposer
et d'exprimer avec des ornements assortis, et dans la mesure
convenable au sujet, tout ce qui peut servir à persuader en matière
civile. Cornélius Celsus dit la même chose. C'est, selon lui,
l'art de parler d'une manière persuasive sur des questions
douteuses en matière civile. Je pourrais citer beaucoup d'autres
définitions qui rentrent dans celle de Cornélius Celsus; entre
autres, celle-ci : La rhétorique est l'art de découvrir et
d'exprimer avec une certaine persuasion ce qu'il faut dire sur les
affaires civiles qu'on a à traiter, en y joignant une certaine
action en rapport avec ce qu'on dit. Il y en a mille autres qui
ne sont que des répétitions ou des imitations, auxquelles nous
répondrons également, lorsque nous aurons à traiter de l'objet de la
rhétorique.
Selon quelques rhéteurs, ce n'est ni
une force, ni une science, ni un art. Critolaüs
l'appelle seulement une routine; car c'est ce que signifie le
mot τριβὴ, Athénée l'appelle l'art de tromper. La plupart, au
reste, pour n'avoir lu que quelques passages du Gorgias de
Platon, extraits sans discernement par d'autres rhéteurs, et pour
n'avoir point étudié ce dialogue en entier ni les autres ouvrages de
ce philosophe, sont tombés dans une erreur très grave, et ont cru
qu'il regardait la rhétorique, non comme un art, mais comme une
certaine habileté à flatter et à plaire; ou, ainsi qu'il le dit
dans un autre endroit du même dialogue, comme un simulacre d'une
partie de la politique, et la quatrième espèce de flatterie;
parce qu'il assigne au corps deux parties de la politique, la
médecine et la gymnastique; et deux à l'âme, la connaissance
des lois et la justice; et qu'il oppose ensuite à chacun de ces
arts autant d'arts factices : ainsi la médecine a sa menterie
dans la cuisine; la gymnastique a la
73
sienne dans l'artifice de ces marchands d'esclaves qui savent donner
une apparence de santé et d'embonpoint à des corps qui n'ont ni l'un
ni l'autre; la connaissance des lois, dans la chicane,
et la justice, dans la rhétorique. Tout cela est, à la
vérité, écrit dans le Gorgias, et dit par Socrate, sous le
personnage duquel Platon semble indiquer son propre sentiment. Mais
parmi les dialogues de Platon, les uns ont été composés pour réfuter
les sophistes, et sont appelés ἐλεγτικοὶ, les autres, pour
enseigner, et sont appelés δογματικοὶ. Or Socrate, ou, si l'on veut,
Platon, jugeait ainsi la rhétorique de son temps, puisqu'il dit en
propres termes : suivant votre manière à vous d'entendre la
politique. Mais il suppose une rhétorique conforme aux lois du
vrai et du beau : aussi la dispute avec Gorgias finit-elle par ces
mots: N'est-ce pas une nécessité que l'orateur soit juste, et
qu'étant juste il pratique la justice? à quoi Gorgias demeure
sans réplique; mais Polus, que l'ardeur de la jeunesse rend plus
inconsidéré, s'empare de la parole, et c'est à lui que s'adresse ce
que Socrate appelle fantôme et flatterie. Vient
ensuite Calliclès, plus fougueux encore que Polus, et qui cependant
est amené à cette conclusion : que celui qui veut devenir bon
orateur doit être juste, et savoir ce que c'est que la justice.
Il est donc évident que Platon ne regardait pas la rhétorique comme
une mauvaise chose, mais qu'il ne reconnaissait pour véritable que
celle qui repose sur le juste et le bon. Il s'en explique encore
plus clairement dans le Phédrus, où il dit que cet art ne
peut être parfait sans la science du juste ; et c'est l'opinion à
laquelle je me range. Autrement, ce philosophe aurait-il composé
l'apologie de Socrate et l'éloge de ceux qui étaient morts pour la
patrie? ce qui est certainement l'œuvre d'un orateur. Mais il
s'élevait contre cette espèce d'hommes qui abusaient de l'éloquence;
suivant en cela l'exemple de son maître, qui regarda comme indigne
de lui le discours que Lysias avait composé pour sa défense; car
c'était l'usage, alors surtout, de composer pour les accusés des
plaidoyers qu'ils prononçaient eux-mêmes; et de cette façon on
éludait la loi qui défendait de plaider pour autrui. Platon
regardait encore comme incapables de l'enseignement de la rhétorique
ceux qui séparent cet art de la justice, et préfèrent la
vraisemblance à la vérité. C'est ce qu'il dit dans un autre endroit
du Phédrus. Cornélius Celsus pensait apparemment comme les
rhéteurs que je viens de citer, lui qui dit que l'orateur ne
cherche que la vraisemblance; et un peu plus loin : Ce n'est
pas dans la bonne conscience, mais dans la victoire, qu'est la
récompense de l'avocat. Si cela était vrai, ce serait le comble
de la scélératesse de mettre entre les mains des méchants des armes
aussi funestes, et d'aider au crime par des préceptes. Mais je
laisse aux auteurs de cette doctrine à en apprécier les
conséquences. Pour moi, dont le dessein est de former un orateur
parfait, et qui veux qu'avant tout il soit homme de bien, je
retourne à ceux qui ont une plus haute idée de cette œuvre. Les uns
ont cru que la rhétorique était la même chose que la politique
: Cicéron, par exemple, l'appelle une partie de la politique;
or par politique il entend la sagesse. D'autres, comme
Isocrate, en font une partie de la philosophie. La rhétorique, ainsi
considérée dans sa substance, ne saurait recevoir une meilleure
définition que celle-ci : La rhétorique est la science de bien
dire. Car cette définition
74
embrasse toutes les qualités de l'éloquence et en même temps les
mœurs de l'orateur, puisqu'il ne peut bien dire sans être
homme de bien. C'est à quoi revient la définition de Chrysippe,
tirée de Cléanthe, dont toute la différence consiste en ce qu'il se
sert de recte au lieu de bene. Il en est encore
plusieurs autres du même philosophe, mais elles appartiennent plutôt
à d'autres questions. En définissant la rhétorique l'art de
persuader ce qu'il faut, on rentrerait dans la même idée, à cela
près que l'art serait subordonné à l'événement. Aréus la définit
bien, en disant qu'elle consiste à parler selon la vertu de
l'oraison. Ceux-là interdisent encore la rhétorique aux
méchants, qui la regardent comme la science des devoirs civils,
puisqu'ils considèrent la science comme une vertu; mais ils la
renferment en des bornes trop étroites, en la restreignant aux
questions civiles. Albutius, auteur et professeur célèbre, convient
que la rhétorique est la science de bien dire; mais il pèche
en ajoutant, dans les matières civiles, et avec vraisemblance
: restrictions que nous avons déjà combattues. Il faut louer aussi
l'intention de ceux qui l'ont définie l'art de bien penser et de
bien dire.
Telles sont à peu près les définitions
les plus célèbres et les plus controversées. Car de les discuter
toutes, il n'est ni expédient ni même possible, d'autant plus que
ceux qui ont écrit des traités de rhétorique semblent avoir pris à
tâche de ne rien définir dans les mêmes termes que leurs devanciers
: vaine ostentation, qui sera loin de moi. Peu jaloux de dire du
nouveau, je me contenterai d'exposer ce qui aura le suffrage de ma
raison, comme cette définition, par exemple : la rhétorique est
l'art de bien dire, parce que, le mieux étant trouvé, chercher
autre chose, c'est vouloir trouver pis. Cela posé, on voit
clairement quelle est, pour la rhétorique, cette fin, ce terme où
tendent tous les arts, et que les Grecs appellent τέλος. Car si elle
n'est pas autre chose que l'art de bien dire, bien dire est
le terme final qu'elle doit se proposer.
CHAP. XVI. Vient
ensuite cette question : Si la rhétorique sert à quelque chose?
Certaines gens se déchaînent contre elle, et ne rougissent pas de
s'armer des forces de l'éloquence contre l'éloquence. C'est elle,
disent-ils, qui soustrait le coupable au châtiment, et par ses
artifices fait quelquefois succomber l'innocent; qui fait prévaloir
les mauvais conseils; qui excite non seulement les séditions et les
troubles populaires, mais jusqu'à des guerres inexpiables; dont
enfin le pouvoir n'est jamais plus efficace que lorsqu'elle protège
le mensonge contre la vérité.
Les poètes comiques reprochent, en
effet, à Socrate d'enseigner comment on rend bonne une mauvaise
cause; et, de son côté, Platon dit que Tisias et Gorgias font
profession d'enseigner la même chose. On ajoute à cela des exemples
pris chez les Grecs et les Romains; on énumère ceux qui, par un
usage funeste de l'éloquence, ont non seulement nui aux
particuliers, mais ont encore troublé la paix ou causé la ruine des
États. C'est pour cela qu'elle fut bannie de Sparte, et qu'à Athènes
on la réduisit à l'impuissance, en interdisant l'emploi des passions
dans les plaidoyers.
Avec ce raisonnement, il faut aussi
proscrire les généraux, les magistrats, la médecine, et jusqu'à
l'étude de la sagesse; car parmi les généraux
75
il s'est rencontré un Flaminius; parmi les magistrats, des Gracques,
un Saturninus, un Glaucia; parmi les médecins, des empoisonneurs, et
parmi les philosophes, des hommes qui abusent de ce nom, et se
livrent quelquefois aux plus honteux désordres. Ne touchons point
aux mets de nos tables, car ils ont souvent occasionné des maladies;
n'entrons jamais dans nos maisons, elles s'écroulent quelquefois sur
ceux qui les habitent; ne fabriquons plus d'épées pour nos soldats,
des brigands pourraient s'en servir. Qui ne sait que le feu et
l'eau, sans lesquels on ne peut vivre, et même jusqu'aux choses
célestes, le soleil et la lune, les premiers des astres, ont
quelquefois des influences nuisibles?
Niera-t-on que, par la force de sa
parole, l'aveugle Appius n'ait fait rejeter la paix honteuse
proposée par Pyrrhus? la divine éloquence de Cicéron ne parut-elle
pas plus populaire que les lois agraires qu'il attaquait? n'est-ce
pas cette même éloquence qui brisa l'audace de Catilina, et mérita à
un magistrat le plus grand des honneurs réservés aux généraux
victorieux, des prières publiques décrétées en son nom? N'est-ce pas
par des harangues qu'on ranime souvent le courage abattu du soldat,
et qu'en face du danger on lui persuade que la gloire est préférable
à la vie. Que m'importent les Lacédémoniens et les Athéniens? J'ai
pour moi l'autorité du peuple romain, chez qui les orateurs ont
toujours joui de la plus grande considération. Enfin, comment les
fondateurs des villes auraient-ils pu, sans le secours de
l'éloquence, rassembler en corps de peuple une multitude éparse et
sauvage? Comment les législateurs auraient-ils pu, sans la puissance
de la parole, amener les hommes à se soumettre volontairement au
joug des lois? Les préceptes mêmes de la morale, quoique
naturellement beaux, touchent plus vivement les âmes, lorsque
l'éclat de l'éloquence vient en relever la beauté. Quoique les armes
de l'éloquence servent également au bon et au méchant, il n'est pas
juste de regarder comme mauvaise une chose dont il dépend de nous de
faire un bon usage.
Au reste, laissons ces questions à
ceux qui veulent que la fin de la rhétorique soit dans la
persuasion. Mais si la rhétorique est l'art de bien dire,
définition qui est la nôtre, et qui suppose que l'orateur doit être
avant tout homme de bien, il faut bien convenir qu'elle a son
utilité. Certainement si le Dieu souverain, père des choses et
architecte du monde, nous a distingués en quelque chose des autres
animaux mortels, c'est par la faculté de parler. Car il est certain
qu'ils nous surpassent en grandeur, en force, en durée, en
résistance, en vitesse. Ils se passent mieux que nous de secours
étrangers. Sans autres leçons que celles de la nature, ils
apprennent en moins de temps à marcher, à manger, à traverser les
rivières à la nage. Presque tous naissent avec des vêtements contre
le froid, avec des armes pour se défendre; ils rencontrent leur
nourriture presque sous leurs pas. Que n'en coûte-t-il pas à l'homme
pour se procurer tout cela? Aussi l'auteur de la nature a-t-il
compensé cette infériorité en nous donnant la raison, et en nous
associant par elle aux dieux immortels. Mais cette raison nous
servirait peu, et ne se manifesterait guère en nous, si nous ne
pouvions exprimer nos pensées par la parole. Car c'est plutôt cette
faculté qui manque aux animaux, qu'une sorte d'intelligence et de
réflexion : en effet, se bâtir
76
des retraites, construire des nids, élever leurs petits, les faire
éclore, amasser des provisions pour l'hiver, faire certains ouvrages
que toute l'industrie humaine ne saurait imiter, tels que la cire et
le miel, tout cela est peut-être en eux l'effet de quelque
raisonnement. Mais parce que, tout en faisant cela, ils sont privés
de la parole, nous disons que ce sont des êtres muets et
irraisonnables. Enfin, voyons parmi nous ceux à qui la parole a
été refusée : de quel faible secours est pour eux cet esprit céleste
qui les anime ! Si donc la parole est le plus beau présent des
dieux, qu'y a-t-il que nous devions cultiver et exercer avec plus de
soin? et en quoi pourrions-nous être plus jaloux de l'emporter sur
l'homme, que parce qui met l'homme au-dessus des autres animaux?
ajoutez à cela qu'il n'est pas de travail qui nous paye plus
largement de nos peines. Il ne faut que considérer de quel point est
partie l'éloquence, à quelle hauteur elle est parvenue, et jusqu'où
elle peut s'élever encore. Car, sans parler de ce qu'il y a d'utile
et de doux pour l'homme de bien à pouvoir défendre ses amis,
éclairer le sénat par ses conseils, entraîner le peuple, l'armée, au
gré de sa volonté; n'est-ce pas quelque chose de beau en soi que de
pouvoir, par des moyens communs à tous, l'intelligence et la parole,
acquérir tant de supériorité et de gloire qu'on ne paraisse plus
parler et discourir, mais, comme Aristophane l'a dit de Périclès,
lancer des foudres et des éclairs?
CHAP. XVII. Je ne
finirais pas, si je voulais me laisser aller au plaisir de m'étendre
sur cette matière. Passons donc à cette autre question La
rhétorique est-elle un art? Tous ceux qui ont écrit sur
l'éloquence en ont si peu douté, qu'ils ont intitulé leurs ouvrages
: De l'art de la rhétorique. Cicéron dit que ce qu'on appelle
rhétorique est une éloquence artificielle; et ce ne sont pas
seulement les orateurs qui ont avancé cela (quand on admettrait
qu'ils ont un peu flatté leur profession) : presque tous les
philosophes, stoïciens et péripatéticiens, ont été de cet avis.
J'avoue que, pour moi, j'ai hésité à traiter cette question. Quel
est en effet l'homme, je ne dis pas ignorant, mais assez dénué de
bon sens, qui en admettant qu'il y a un art de bâtir, de tisser, de
fabriquer des vases de terre, puisse croire que la rhétorique, dont
nous avons démontré l'excellence, se soit élevée si haut sans le
secours de l'art? Aussi je suis persuadé que ceux qui ont soutenu le
contraire se sont moins souciés de parler d'après leur sentiment,
que d'exercer leur esprit par la difficulté du sujet, comme ce
Polycrate qui composa l'éloge de Busiris et de Clytemnestre, bien
qu'on lui attribue un discours qui fut prononcé contre Socrate : ce
qui n'a rien de contradictoire.
Quelques-uns veulent que la rhétorique
soit une faculté naturelle, sans nier cependant que l'exercice la
développe. C'est l'avis d'Antoine dans les livres de Cicéron sur
l'orateur. La rhétorique, dit-il, est un fruit de
l'observation, et non un art. Mais le dessein de Cicéron n'est
pas que cette assertion soit prise à la lettre; il a voulu seulement
conserver à Antoine son propre caractère : on sait que cet orateur
savait dissimuler l'art. Cependant Lysias semble avoir eu l'opinion
que Cicéron attribue à Antoine. Or ceux qui veulent que la
rhétorique soit une faculté naturelle s'appuient sur ce que les
ignorants, les barbares, les esclaves, lorsqu'ils parlent pour
eux-mêmes, débutent par une espèce d'exorde, narrent, prou-
77
vent, réfutent, et, ce qui peut tenir lieu de péroraison, finissent
par des prières. On ajoute à cela des subtilités de mots: rien,
dit-on, de ce qui est né de l'art n'a pu exister avant l'art;
or, les hommes ont su, de tout temps, parler pour eux et contre les
autres, et ce n'est que fort tard, vers le temps de Tisias et de
Corax, qu'on rencontre des maîtres d'éloquence : donc, l'éloquence
existait avant l'art; donc, elle n'est point un art. De savoir à
quelle époque remonte l'enseignement de la rhétorique, c'est ce dont
je me mets peu en peine, quoique Homère fasse mention non seulement
de Phénix qui enseignait à la fois à bien dire et à bien faire, mais
encore de plusieurs autres orateurs; quoique les trois genres
d'éloquence se trouvent personnifiés dans les trois principaux chefs
de la Grèce, et que le même poète nous représente des jeunes gens
qui disputent du prix de l'éloquence; quoique enfin sur le bouclier
d'Achille figurent la Chicane et les plaideurs. Il suffit de
répondre que tout ce que l'art perfectionne a son principe dans la
nature. Autrement il faudrait retrancher du nombre des arts la
médecine, qui n'est que le résultat d'observations faites sur ce qui
est salubre ou nuisible, et qui, suivant quelques-uns, consiste
toute en expériences; car avant qu'elle fût réduite en art,
quelqu'un s'était sans doute avisé de bander une blessure, et
quelque autre aura calmé sa fièvre au moyen du repos et de la diète;
non parce qu'il voyait la raison de ce régime, mais parce que son
mal lui en faisait une nécessité. Nous n'appellerons plus art
l'architecture, car les premiers hommes s'en sont passés pour bâtir
des cabanes; ni la musique, car chez tous les peuples on chante et
on danse avec une certaine mesure. Que si tout ce qu'on dit est de
la rhétorique, j'avouerai qu'elle existait avant l'art. Mais si l'on
n'est pas orateur par cela seul qu'on parle, et s'il est vrai que
dans les premiers temps les hommes ne parlaient point en orateurs,
il faut bien que l'on convienne que l'art est ce qui forme un
orateur, et qu'avant l'art il n'y en avait point. Par là je préviens
cette objection : Tout ce qu'on fait sans l'avoir appris n'est point
de l'art; or tous les hommes savent parler sans l'avoir appris. On
cite, à l'appui de ce raisonnement, l'exemple de Démade le batelier,
et d'Eschine le comédien, qui ont été des orateurs. Mais c'est à
tort, car on ne peut être orateur sans avoir appris à l'être; et il
serait plus exact de dire qu'ils ont appris tard, que de prétendre
qu'ils n'ont jamais appris. Eschine, d'ailleurs, a dû être de bonne
heure versé dans l'étude des lettres, puisque son père les
enseignait. Quant à Démade, il n'est pas certain qu'il n'ait jamais
étudié, et en second lieu l'exercice continuel de la parole a bien
pu le faire ce qu'il est devenu; car l'exercice est un grand maître
: mais il y a lieu de croire qu'avec le secours de l'art il serait
allé encore plus loin. Et, en effet, il n'a pas osé publier ses
discours, quoiqu'ils aient eu, comme on sait, beaucoup de succès
dans sa bouche.
Aristote, dans son Gryllus, a
exercé son esprit d'investigation et de subtilité ordinaire contre
l'éloquence; mais le même écrivain a composé trois livres, intitulés
de l'art de la rhétorique, et dans le premier non seulement
il reconnaît qu'elle est un art, mais encore il lui assigne une
partie de la politique et de la dialectique. Critolaüs et Athénodore
de Rhodes l'ont attaquée de toutes leurs forces. Agnon s'est ôté
toute créance par le titre même de l'ouvrage, où il se déclare
l'accusateur de la rhétorique. Pour
78
Épicure, ennemi né de toute discipline, cela ne m'étonne pas. Ces
écrivains ont dit beaucoup de choses, qui se réduisent à un petit
nombre de chefs. Je répondrai brièvement aux principaux, pour ne
point étendre la question à l'infini. Le premier se tire de la
matière de la rhétorique. Tous les arts, disent-ils,
ont une matière: ce qui est vrai; la rhétorique n'en a pas
qui lui soit propre: ce qui est faux, comme je le démontrerai
plus loin. Le second est une calomnie : aucun art,
disent-ils, ne se concilie avec le faux, parce que tout art
consiste essentiellement dans une perception, qui est toujours
vraie; or la rhétorique se concilie avec le faux donc; elle n'est
point un art. J'avoue que la rhétorique plaide quelquefois le
faux au lieu du vrai; mais je n'accorde pas pour cela qu'elle prenne
le faux pour le vrai ; car autre chose est de se tromper soi-même,
autre chose de tromper les autres. Ainsi, un général a souvent
recours à la ruse : témoin Annibal, qui, se voyant enveloppé par
Fabius, fit attacher des sarments aux cornes d'un grand nombre de
bœufs, y fit mettre le feu, et, faisant ensuite chasser ces animaux
vers les hauteurs qui étaient opposées à l'ennemi, donna ainsi à
croire qu'il battait en retraite. Or, ce fut Fabius qu'il trompa;
mais lui, il savait bien ce qu'il en était. Quand le Lacédémonien
Théopompe changea de vêtements avec sa femme, et sortit de prison à
la faveur de ce déguisement, l'erreur ne fut pas pour lui, mais pour
ses gardiens. De même, lorsqu'un orateur plaide le faux au lieu du
vrai, c'est avec connaissance de cause; ce n'est pas lui qu'il
trompe, ce sont les autres. Cicéron se vante d'avoir, dans l'affaire
de Cluentius, répandu des ténèbres sur l'esprit des juges :
dira-t-on qu'il était aussi dans l'obscurité? Lorsqu'un peintre, par
la puissance de son art, dispose si bien les objets que les uns
semblent sortir de la toile, et les autres se perdre dans le
lointain, ignore-t-il qu'ils sont tous sur une surface plane?
On dit encore : Tous les arts se
proposent une fin quelconque, vers laquelle ils tendent; la
rhétorique ne s'en propose aucune, ou n'atteint pas celle qu'elle a
promise. Autre mensonge : nous avons fait voir que la rhétorique a
une fin, et quelle est cette fin. L'orateur l'atteindra toujours,
car toujours il dira bien. Cette objection peut être bonne contre
ceux qui font consister la fin de la rhétorique dans la persuasion.
Notre orateur, et l'art tel que nous l'avons défini, ne dépendent
pas de l'événement. Sans doute l'orateur aspire à gagner sa cause;
mais qu'il la gagne ou qu'il la perde, quand il a bien dit,
il a satisfait à l'art. Un pilote veut arriver à bon port, mais son
vaisseau est emporté par la tempête : en est-il moins un pilote? ne
peut-il plus dire : Pourvu que je tienne le gouvernail? Un
médecin cherche la guérison du malade; mais la violence du mal,
l'intempérance du malade, ou quelque autre accident, rendent ses
soins inutiles: a-t-il tout fait selon les règles? il a atteint la
fin de la médecine: Ainsi l'orateur, quand il a bien dit, il
a atteint la fin de son art; car c'est dans l'acte, et non
dans l'effet, que consiste l'art, comme je le démontrerai
plus clairement tout à l'heure. Il est donc encore faux de dire
que les arts savent quand ils ont atteint leur fin, et que la
rhétorique ne le sait pas. Car il n'est personne qui ne sente
s'il dit bien. On ac-
79 cuse ainsi la rhétorique
de faire ce que ne fait aucun art, c'est-à-dire de recourir à des
moyens réprouvés par l'honnêteté : elle plaide le faux et excite les
passions. Si c'est pour de bonnes raisons, ni l'un ni l'autre n'est
honteux; et par conséquent où est le mal? car il est quelquefois
permis, même au sage, de mentir; et l'orateur est obligé d'exciter
les passions, si c'est le seul moyen de ramener le juge à l'équité.
En effet, ce sont des ignorants qui décident; et souvent il est
expédient de les tromper pour les empêcher de faillir. Qu'on me
donne pour juges des sages, une assemblée civile ou militaire, ou
toute autre réunion, composée de sages, dont l'âme soit inaccessible
à la haine, à la faveur, à l'influence des préjugés et des faux
témoignages, l'éloquence ne figurera là que comme une agréable
superfluité. Mais si j'ai affaire à des volontés mobiles, si la
vérité est circonvenue de mille obstacles, il faut bien recourir à
l'artifice, et employer tous les moyens pour se faire jour; car
quiconque s'est écarté du droit chemin, n'y peut rentrer que par un
second détour.
Mais ce qui donne surtout matière aux
chicanes dont la rhétorique est l'objet, c'est que, dans la même
cause, elle est l'auxiliaire de chaque partie. De là ces arguments:
Aucun art n'est contraire à lui-même : or, la rhétorique est
contraire à elle-même; aucun art ne détruit son propre ouvrage; or
la rhétorique détruit le sien. On ajoute: Ou la rhétorique
enseigne ce qu'on doit dire, ou elle enseigne ce qu'on ne doit pas
dire. Dans ce dernier cas, elle n'est point un art, en ce qu'elle
enseigne ce qu'on ne doit pas dire; et dans le premier, elle n'est
non plus un art, en ce que, après avoir enseigné ce qu'on doit dire,
elle enseigne aussi le contraire. Il est évident que tous ces
reproches s'adressent à la rhétorique, considérée indépendamment de
l'homme de bien et de la vertu; car là où la cause est injuste, il
n'y a plus de rhétorique, et il faudrait un cas bien extraordinaire
pour que cette cause fût défendue de part et d'autre par un orateur,
c'est-à-dire un homme de bien. Cependant, comme il peut arriver
qu'une cause juste au fond puisse diviser deux sages (puisque les
philosophes vont jusqu'à croire qu'ils peuvent raisonnablement en
venir aux mains), je vais répondre aux objections de mes
adversaires, et cela de manière à démontrer qu'elles sont même sans
force contre ceux qui ne jugent pas le titre d'orateur incompatible
avec le vice. Je dis donc que la rhétorique n'est pas contraire à
elle-même, car une cause est opposée à une autre cause. Mais ce
n'est point la rhétorique qui est opposée à elle-même; et de ce que
ceux qui ont étudié le même art combattent entre eux, il ne s'ensuit
pas que cet art ne soit pas un art. Autrement la science des armes
n'en sera point un, parce qu'on met souvent aux prises deux
gladiateurs qui ont eu le même maître; ni la marine, parce que, dans
un combat naval, on voit manœuvrer pilote contre pilote; ni la
stratégie, parce qu'un capitaine se bat contre un autre capitaine.
Il n'est pas vrai non plus que la rhétorique détruise son propre
ouvrage. Un orateur ne détruit pas l'argument qu'il a posé, ni la
rhétorique non plus. Soit qu'on mette la fin de cet art dans la
persuasion, soit que nous supposions le cas où deux hommes de bien
plaident l'un contre l'autre, c'est la vraisemblance que l'on
cherche. Or, ce qui est plus vraisemblable n'est pas contraire à ce
qui l'est moins. De même qu'entre deux choses blanches,
80
ou entre deux choses douces, le plus et le moins font bien quelque
différence, mais non pas une opposition; de même ce qui est plus
probable n'est pas contraire à ce qui l'est moins. Enfin la
rhétorique n'enseigne jamais ce qu'il ne faut pas dire, ni le
contraire de ce qu'il faut dire; mais ce qu'il faut dire dans chaque
cause. Cependant quoique, en principe, ce soit un devoir de défendre
la vérité, ce devoir a ses exceptions; et quelquefois le bien publie
exige qu'on défende le mensonge.
On trouve aussi dans le second livre
de Cicéron (de l'Orateur) les objections suivantes : L'art
repose sur des principes de science certaine, tandis que la
plaidoirie de l'orateur ne repose jamais que sur une opinion et non
sur la certitude; puis, que ceux devant qui il parle ne savent pas
si ce qu'il dit est vrai, et qu'il ne le sait pas toujours lui-même.
Que le juge sache ou ne sache pas si ce que dit l'orateur est vrai,
cela ne fait rien à l'art. Je réponds à cet autre point : L'art
repose sur des principes de science certaine. La rhétorique est
l'art de bien dire : or l'orateur sait bien dire. Mais il ne sait
pas si ce qu'il dit est vrai? ni les physiciens non plus lorsqu'ils
nous donnent le feu, ou l'eau, ou les quatre éléments, ou les
atomes, pour principes de toutes choses; ni ceux qui calculent la
distance des astres, ou qui mesurent le ciel et la terre. Cependant
ils donnent le nom d'art à ce qu'ils enseignent. Que si, grâce à la
force des démonstrations sur lesquelles s'appuient leurs systèmes,
ils passent pour savoir ce qui n'est chez eux qu'à l'état d'opinion,
pourquoi n'en serait-il pas de même de l'orateur? Mais il ne sait
pas si ce qu'il dit est vrai. Le médecin sait-il si son malade a le
mal de tête dont il se plaint? il le traite néanmoins comme s'il en
était sûr, et la médecine est un art. Il y a plus: la rhétorique ne
se propose pas de dire toujours ce qui est vrai, mais toujours ce
qui est vraisemblable. Or elle ne peut ignorer si ce qu'elle dit est
vraisemblable. Les adversaires de la rhétorique objectent encore que
souvent l'orateur défend dans une cause ce qu'il a combattu dans une
autre. Mais ici c'est la faute de l'homme, et non celle de l'art.
Voilà les principales objections
contre la rhétorique. Il en est d'autres encore, mais plus faibles,
quoique puisées aux mêmes sources. J'achève de démontrer en peu de
mots que la rhétorique est un art. En effet, si l'art, comme le
prétend Cléanthe, est une méthode, peut-on douter que bien dire
ne suppose une méthode? ou si l'on admet que l'art, comme on en
convient presque généralement, consiste dans la perception et la
pratique d'un ensemble de principes qui tendent à une fin utile,
nous avons fait voir que rien de tout cela ne manque à la
rhétorique. Ne se compose-t-elle pas, comme les autres arts, de la
théorie et de la pratique? Si la dialectique est un art, comme la
plupart l'admettent, la rhétorique peut-elle ne pas être un art,
puisqu'elle diffère de la dialectique plutôt par le genre que par
l'espèce? Enfin remarquons que là où l'un se passe des règles et
l'autre s'y conforme, où celui qui a appris fait mieux que celui qui
n'a pas appris, l'art existe. Or, en fait d'éloquence, non seulement
l'homme instruit l'emportera sur l'ignorant, mais encore l'homme
instruit sera surpassé par un plus instruit. Autrement, nous
n'aurions ni tant de préceptes ni de si excellents maîtres. C'est ce
qui doit être reconnu de tout le monde, et de nous surtout qui ne
séparons pas l'éloquence de la vertu.
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CHAP. XVIII. A quelle classe appartient la
rhétorique? Il y a plusieurs sortes d'arts. Les uns, purement
spéculatifs, se bornent à la connaissance et à l'appréciation des
choses : telle est l'astrologie, qui n'exige aucun acte, et
se contente de l'intelligence de l'objet dont elle fait son étude :
on appelle ces arts théoriques. Les autres consistent dans
l'action; ils s'y renferment entièrement, et rien ne survit à
l'action : ce sont les arts pratiques : telle est la danse.
D'autres enfin consistent dans l'exécution d'un ouvrage visible: ce
sont les arts effectifs : telle est la peinture.
On serait tenté de ranger la
rhétorique parmi les arts pratiques, car c'est par l'action qu'elle
accomplit ce qu'elle a à faire; et c'est ainsi qu'on en a
généralement jugé. Il me semble cependant qu'elle tient beaucoup
aussi des autres arts. Elle peut, par exemple, se borner à la
spéculation; car le silence même de l'orateur n'exclut pas la
rhétorique; et s'il vient à cesser de plaider, soit volontairement,
soit par quelque empêchement, il ne cessera pas plus d'être orateur,
qu'un médecin qui n'exerce plus ne cesse d'être médecin. Je ne sais
même si l'étude ne porte pas des fruits plus précieux dans le
silence de la retraite, et si le charme des lettres n'est pas plus
pur, alors que, oisive et recueillie, elle jouit de la contemplation
d'elle-même. La rhétorique tient aussi des arts effectifs par ses
plaidoyers écrits, ou ses compositions historiques, qui, selon moi,
doivent être regardées comme une sorte d'exercice oratoire. Si
pourtant il faut décider la question, comme l'œuvre de la rhétorique
consiste principalement dans l'action, je l'appellerai un art
pratique, ou administratif; car ce nom signifie la même
chose.
CHAP. XIX. Qui de
l'art ou de la nature contribue le plus à l'éloquence. Je sais qu'on
demande encore qui de l'art ou de la nature contribue le plus à
l'éloquence. Cette question, à la vérité, est indifférente à mon
sujet, puisqu'il faut le concours de tous deux pour former un
orateur parfait. Cependant je crois qu'il importe beaucoup de
déterminer comment, dans les discussions qui s'élèvent sur ce point,
la question doit être entendue. Car si l'on sépare entièrement l'art
de la nature, nul doute que celle-ci ne puisse beaucoup sans la
science, et que la science ne puisse rien toute seule. Que si l'un
et l'autre concourent également, mais dans des proportions
médiocres, je crois que la nature aura encore le dessus; tandis que
ceux, qui posséderont ces deux avantages à un degré éminent devront,
selon moi, plus à la science qu'à la nature. Ainsi le plus habile
laboureur perdra son temps à cultiver un terrain stérile, tandis
qu'une bonne terre produira, même sans culture, quelque chose
d'utile; mais un sol fertile et cultivé devra plus à la main du
laboureur qu'à sa bonté native. Si Praxitèle se fût servi d'une
pierre grossière pour sculpter une statue, j'aimerais mieux un bloc
de marbre de Paros ; mais si ce même Praxitèle avait travaillé ce
bloc, la main de l'artiste aurait plus fait que le marbre. En un
mot, la nature est la matière de la science; l'une donne la forme,
l'autre la reçoit. L'art n'est rien sans la matière. La matière,
même sans l'art, a son prix; mais l'art parfait l'emporte sur la
plus belle matière.
CHAP. XX. Voici une
question plus importante: la rhétorique doit-elle être comptée au
nombre de ces arts indifférents qui ne sont ni louables ni blâmables
par eux-mêmes, mais qui sont
82 bons ou nuisibles
selon les mœurs de ceux qui s'en servent? ou bien, comme le pensent
beaucoup de philosophes, est-ce une vertu?
J'avoue que, loin de reconnaître de
l'art dans la manière dont la plupart ont exercé ou exercent encore
l'éloquence, j'y vois plutôt une privation d'art, ἀτεχνία : quel
autre jugement pourrait-on porter sur tant de gens qui, sans règles,
sans lettres, ne suivent que les inspirations de l'impudence et de
la faim? ou c'est un art vicieux, κακοτεχνία s'il est permis
d'allier ces deux mots : combien d'hommes ont abusé, et abusent
encore aujourd'hui, du talent de la parole pour la ruine des autres
! ou c'est un simulacre de l'art, ματαιοτεχνία, qui, à la vérité,
n'a rien de bon ni de mauvais, mais qui aussi n'a rien que de
frivole, et ressemble au vain labeur de cet homme qui faisait
passer, de suite et sans y manquer, par le trou d'une aiguille, de
petits pois qu'il lançait d'assez loin, et à qui Alexandre, témoin
de son adresse, fit donner, dit-on, un boisseau de ce légume,
récompense tout-à-fait digne de l'œuvre. Il faut ranger dans la même
catégorie ceux qui consument leur vie à composer laborieusement des
déclamations, qui ne leur plaisent qu'autant qu'elles s'éloignent de
la réalité. Mais l'art dont je m'applique ici à tracer les règles,
selon le modèle idéal que j'en ai conçu; cet art, digne de l'homme
de bien, la véritable rhétorique enfin, est une vertu. Les
philosophes ont recours à mille subtilités pour établir cette
vérité. Nous avons aussi nos preuves, qui me semblent plus simples
et plus propres à en faire ressortir l'évidence.
Les philosophes disent : Si savoir ce
qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire constitue cette
partie de la vertu qu'on appelle prudence, il faut ranger sous la
même vertu la science de ce qu'il faut dire et de ce qu'il ne faut
pas dire. De plus, il y a des vertus dont nous portons le germe en
nous antérieurement à toute éducation, comme la justice, par
exemple, dont il existe quelque lueur chez les hommes les plus
grossiers et les plus barbares. Or, il est manifeste que nous
naissons doués de la faculté de parler pour nous-mêmes, sinon
parfaitement, de manière du moins à révéler en nous le principe de
cette faculté; et c'est ce que nous ne retrouvons pas dans les arts,
séparés de la vertu. Puis donc qu'il y a deux genres d'oraison,
l'une continue ou la rhétorique, l'autre discontinue ou la
dialectique, et que Zénon les séparait si peu, qu'il comparait
celle-ci à une main fermée, et celle-là à une main ouverte; si la
dialectique, qui est l'arme de la dispute, est une vertu, à plus
forte raison appellera-t-on du même nom la rhétorique, qui a
infiniment plus d'éclat et d'essor.
Mais je veux tirer des œuvres mêmes de
la rhétorique une preuve plus complète et plus claire de la même
vérité, et je dirai: Comment un orateur s'acquittera-t-il d'un
discours du genre démonstratif, s'il n'a une parfaite connaissance
de ce qui est honnête et de ce qui ne l'est pas? comment
traitera-t-il une délibération, s'il ne sait apercevoir ce qui est
utile? comment plaidera-t-il, s'il ignore la justice? Que dis-je!
l'éloquence n'exige-t-elle pas du courage, et n'a-t-elle pas souvent
à braver les menaces d'un peuple séditieux, ou la dangereuse
animadversion des hommes puissants; et quelquefois même à parler,
comme dans l'affaire de Milon, au milieu d'une soldatesque armée?
D'où je conclus que, si elle n'est
83
une vertu, l'éloquence ne peut être parfaite.
Que si chaque animal est doué d'une
vertu qui le distingue du reste ou de la plupart des animaux, et où
il excelle, comme l'impétuosité dans le lion, la vitesse dans le
cheval ; s'il est certain que l'homme les surpasse tous par la
raison et par la parole: pourquoi l'éloquence n'entrerait-elle pas
pour une aussi grande part que la raison dans la vertu distinctive
de l'homme? C'est ce que discute fort bien Crassus dans le traité de
Cicéron sur l'orateur : L'éloquence, dit-il, est une des
plus excellentes vertus : Cicéron lui-même, et de son aveu
direct, l'appelle ainsi dans ses lettres à Brutus et dans beaucoup
d'autres endroits. Mais, dira-t-on, un méchant homme ne fait-il pas
quelquefois un discours, n'y dispose-t-il pas son exorde, sa
narration, ses preuves, selon toutes les règles de l'art? Sans doute
: mais de ce qu'un brigand se battra avec courage, s'ensuit-il que
le courage ne soit plus une vertu? Parce qu'un méchant esclave
endurera la torture sans pousser un gémissement, n'y aura-t-il plus
de mérite à supporter la douleur? Beaucoup de gens font les mêmes
choses, mais différemment. En voilà assez pour prouver que la
rhétorique est une vertu: à l'égard de son utilité, nous en avons
traité plus haut.
CHAP.
XXI. L'oraison, suivant les
uns, est la matière de la rhétorique: c'est ce que Platon fait dire
à Gorgias. Si par oraison on entend un discours composé sur un sujet
quelconque, l'oraison n'est pas la matière, mais l'œuvre de la
rhétorique, comme une statue est l'œuvre du statuaire; car un
discours est un produit de l'art, comme une statue. Mais si par
oraison on entend les mots seulement, qu'est-ce qu'un mot sans
substance? Suivant d'autres, la matière de la rhétorique consiste
dans des arguments propres à persuader; mais ces arguments
font partie de l'œuvre même, ils sont un des produits de l'art, et
ont eux-mêmes besoin de matière. Ceux-ci lui donnent pour matière
les questions civiles; en quoi ils se trompent, non sur la
qualité de la matière, car ces questions sont bien un objet de la
rhétorique, mais dans la restriction qu'ils y mettent, parce
qu'elles ne sont pas son unique objet. Ceux-là, parce que la
rhétorique est une vertu, lui donnent pour matière toute la vie de
l'homme. Quelques-uns, parce que la vie entière n'est pas la matière
de toutes les vertus, mais que la plupart n'occupent qu'une partie
de la vie, comme la justice, le courage, la tempérance, dont la
qualité est déterminée par des devoirs particuliers et une fin qui
leur est propre; quelques-uns, dis-je , veulent que la rhétorique
soit également renfermée dans de certaines limites, et ils lui
assignent dans la morale ce qui regarde les affaires. Pour
moi, je crois, et je ne manque pas d'autorités à cet égard, que la
rhétorique a pour matière toutes les choses sur lesquelles elle
est appelée à parler. Socrate, dans Platon, semble dire à
Gorgias que la matière de la rhétorique n'est pas dans les mots,
mais dans les choses ; et dans le Phédrus il démontre
nettement qu'elle ne préside pas seulement aux jugements et aux
délibérations publiques, mais encore aux affaires domestiques et
privées : d'où l'on peut induire que c'était aussi l'opinion de
Platon. Cicéron, dans un endroit, dit que la matière de la
rhétorique consiste dans les choses qui lui sont soumises, mais il
pense que ces choses sont déterminées. Dans un autre endroit, il
n'excepte rien, et s'exprime ainsi : Cependant l'orateur semble
engagé, par la puissance de son art et sa profession de bien dire, à
entreprendre de parler
84 sur quelque sujet
qu'on lui propose, dans un style orné et abondant. Et ailleurs
encore : Comme l'orateur n'a pas, en effet, un champ moins vaste
que la vie de l'homme, et que cette vie est sa matière, l'orateur
doit tout chercher, tout entendre, tout lire, tout discuter, tout
manier, tout remuer. Suivant quelques-uns, la matière de la
rhétorique, telle que nous l'avons définie, contient tout, ou plutôt
ne contient rien qui appartienne en propre à la rhétorique : aussi
l'appellent-ils un art vagabond, parce qu'elle parle indistinctement
sur tout. Je n'ai presque rien à débattre avec eux, puisqu'ils
reconnaissent que la rhétorique parle sur tout; mais ils nient
qu'elle ait une matière qui lui soit propre, parce que cette matière
est multiple; or, de ce qu'une chose est multiple, il ne s'ensuit
pas qu'elle soit infinie; et des arts moins considérables que le
nôtre ont aussi une matière multiple. L'architecture ne s'étend-elle
pas à tout ce qui entre dans la composition d'un édifice? la gravure
ne travaille-t-elle pas sur for, l'argent, l'airain, le fer? la
sculpture n'embrasse-t-elle pas, outre ces matières, le bois,
l'ivoire, le marbre, le verre, les pierres précieuses? Une chose
peut donc être la matière de la rhétorique et celle d'un autre art
en même temps. Car si je demande quelle est la matière du statuaire,
on me répondra que c'est l'airain : que si je demande quelle est
celle du fondeur, on me fera la même réponse; et pourtant un vase
est bien différent d'une statue. La médecine doit-elle cesser d'être
un art, parce que l'huile et l'exercice lui sont communs avec la
palestrique, et la connaissance des aliments avec la cuisine?
Quant à cette objection, que c'est à
la philosophie de disserter sur le bon, l'utile, le juste, elle n'a
rien qui puisse nous arrêter. Car par philosophe on entend, sans
doute, un homme de bien. Pourquoi donc m'étonnerais-je que
l'orateur, que je ne distingue pas de l'homme de bien, se rencontrât
avec lui? J'ai suffisamment démontré dans le premier livre que
c'étaient plutôt les philosophes qui, en s'emparant de la morale,
s'étaient approprié une science qui appartenait en propre à la
rhétorique, et avait été délaissée par les orateurs. Enfin, puisque
la dialectique a pour matière toutes les choses qui lui sont
soumises, et qu'elle n'est autre chose que l'oraison discontinue,
pourquoi la rhétorique, qui est l'oraison continue, n'aurait-elle
pas la même matière?
On objecte encore : Si l'orateur
doit parler de tout, il faudra donc qu'il possède tous les arts.
Je pourrais apporter pour réponse les paroles de Cicéron, chez qui
je lis : Personne, à mon avis, ne peut être un orateur accompli,
s'il n'est versé dans la connaissance de toutes les grandes choses
et de tous les arts. Mais il suffit que l'orateur ne soit pas
étranger au sujet qu'il traite; car il ne connaît pas tout, et doit
pouvoir parler sur tout. Sur quoi donc parlera-t-il? sur ce qu'il
aura étudié. Ainsi, pour les arts, il étudiera, s'il y a lieu, ceux
sur lesquels il aura à parler; et lorsqu'il les aura étudiés, il en
parlera. Quoi donc ! est-ce qu'un artisan ne parlera pas mieux de
son métier, et un musicien de son art? Mieux sans doute, si
l'orateur n'a étudié ni l'un ni l'autre. Car un plaideur, quelque
grossier, quelque illettré qu'il soit, parlera de son procès
85
plus pertinemment qu'un orateur, qui ne sait de quel il est
question. Mais que l'orateur s'instruise auprès de l'artisan, du
musicien et du plaideur, il parlera mieux que ses maîtres.
Cependant, dit-on, contestez quelque chose à cet artisan sur son
métier, à ce musicien sur la musique, cet artisan ou ce musicien
saura débattre la difficulté. Alors, sans être orateur, il fera ce
que ferait un orateur, comme le premier venu qui mettrait un
appareil sur une plaie ferait l'office de médecin sans être médecin.
Ces sortes de cas ne se présentent-ils
pas dans un panégyrique, dans une délibération, dans un plaidoyer?
Lorsqu'on délibéra si on creuserait un port à Ostie, des orateurs
n'eurent-ils pas à donner leur avis? cependant c'était une question
d'architecture. Ces taches livides, cette enflure sont-elles des
indices de poison ou d'une maladie d'estomac? Quoique ce soit une
question de médecine, l'orateur ne peut-il pas être appelé à la
discuter? Tout ce qui regarde les mesures et les nombres, le
renverrons-nous à la géométrie? Je suis persuadé qu'il n'est presque
rien qui ne puisse, dans un cas ou dans un autre, tomber dans la
compétence de l'orateur. Si ce cas ne se présente pas, c'est que la
chose n'est pas de sa matière. Nous avons donc eu raison de dire la
rhétorique a pour matière toutes les choses sur lesquelles elle est
appelée à parler. Et c'est ce que nous donnons à entendre tous les
jours; car toutes les fois que nous sommes chargés de parler sur un
sujet quelconque, nous manquons rarement d'annoncer, en commençant,
que nous avons été appelés à traiter ce sujet.
Gorgias était si persuadé que
l'orateur doit être prêt à parler sur tout, qu'il permettait à ses
auditeurs de l'interroger sur quoi que ce fût. Hermagoras, en disant
que la rhétorique a pour matière une cause et des questions,
confirme notre définition. Si pourtant il en excepte les questions,
nous ne sommes plus de son avis; si, au contraire, il ne les excepte
pas, son autorité nous vient en aide, car il n'est rien qui ne se
résolve en cause et en question. Aristote, en divisant l'oraison en
trois genres, le judiciaire, le délibératif et le
démonstratif, a presque tout soumis à l'orateur, car il n'est
rien qui ne rentre dans un de ces trois genres.
Quelques auteurs, mais en très petit
nombre, ont aussi recherché quel est l'instrument de la rhétorique.
J'appelle instrument ce qui est indispensable pour donner la
forme à lu matière et pour mettre cette matière en œuvre. Mais
je crois que ce n'est pas à l'art que cet instrument est nécessaire,
mais à l'artiste. Car l'art, sans l'action, peut avoir toute sa
perfection; mais il n'en est pas de même de l'artiste : un graveur,
par exemple, a besoin d'un burin; un peintre, de pinceaux. Il sera
donc temps de traiter cette question quand nous parlerons de
l'orateur.