Quintilien

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

 

LIVRE I

Livre II

 

 

 

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

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SOMMAIRE. Quintilien à Tryphon. — Introduction à Marcellus Victorius. — Chap. I. Des précautions que réclame l'enfant dans les commencements de son éducation. Des nourrices et des précepteurs. — II. L'éducation privée est-elle préférable à l'éducation publique ? — III. Comment on parvient à connaître l'esprit des enfants, et comment il faut le manier. — IV. De la grammaire. — V. Des qualités et des vices du discours. — VI. Des mots propres et métaphoriques, usités et nouveaux. Des quatre choses qui constituent le langage. — VII. De l'orthographe. — VIII. De la lecture de l'enfant. — IX. Des devoirs du grammairien. — X. La connaissance de plusieurs arts est-elle nécessaire à l'orateur ? — XI. De la prononciation et du geste. — XII. Les enfants sont-ils capables d'apprendre plusieurs choses en même temps ?

QUINTILIEN À TRYPHON

Vous n'avez pas laissé passer un jour sans renouveler vos instances, je dirai presque vos reproches, pour me déterminer à publier le traité que j'avais adressé à mon ami Marcellus sur l'Institution de l'orateur. À vrai dire, mon travail ne me semblait pas encore assez mûr, n'y ayant consacré, comme vous le savez, qu'un peu plus de deux ans, et distrait par tant d'autres soins : encore ce temps fut-il employé moins à le rédiger qu'à faire les recherches presque infinies qu'il exigeait, et à lire une foule innombrable d'auteurs. Ensuite, d'après le conseil d'Horace, qui, dans son Art poétique, recommande aux écrivains de ne point trop se presser de produire leurs ouvrages, et de les garder pendant neuf ans en portefeuille, je laissai reposer le mien et refroidir mon amour d'auteur, afin d'être en état de le revoir avec plus de sévérité, et de le juger avec l'impartialité d'un lecteur.  Toutefois s'il est aussi impatiemment attendu que vous le dites, livrons la voile au vent, et faisons des vœux pour un heureux voyage. Au reste, je compte beaucoup sur vos soins consciencieux pour qu'il parvienne au public avec toute la correction possible.

INTRODUCTION 

A MARCELLUS VICTORIUS

Après vingt années de travaux, consacrées à l'instruction de la jeunesse, j'avais obtenu le repos, lorsque je fus sollicité par des amis de com- 2 poser un traité sur l'art oratoire. Je résistai longtemps, leur alléguant que de célèbres auteurs, grecs et latins, avaient laissé à la postérité un grand nombre d'écrits où cette matière est traitée à fond.  Mais cette raison, qui me semblait de nature à faire admettre mon excuse sans observations, ne fit, au contraire, que les rendre plus pressants. Ils m'opposaient qu'au milieu des opinions différentes, quelquefois même contraires, des premiers auteurs, il était difficile de se déterminer : de sorte que, si je n'avais rien de nouveau à dire, je ne pouvais du moins me dispenser de porter un jugement sur ce qui avait été dit.  Je cédai donc moins à l'espérance de réussir dans ce qu'on exigeait de moi, qu'à l'embarras d'un refus ; puis, mon sujet venant à se développer sous ma plume, je me chargeai volontairement d'un fardeau plus lourd que celui qu'on m'avait imposé, autant pour satisfaire par une entière déférence aux droits de l'amitié, que pour n'avoir pas, dans un sentier si battu, à me traîner servilement sur les traces d'autrui.  En effet, la plupart de ceux qui ont écrit sur l'art oratoire ont débuté comme s'il ne se fût agi que de donner le dernier poli de l'éloquence à des esprits déjà consommés dans toute espèce de science : soit qu'ils méprisassent, comme peu important, tout ce qu'on apprend avant d'en venir là ; soit qu'ils crussent que ces études préliminaires n'étaient pas de leur ressort, à cause du partage des professions de l'enseignement ; soit enfin, ce qui est plus vraisemblable, qu'ils désespérassent de pouvoir briller dans des choses qui, quoique nécessaires, ne sont susceptibles d'aucun éclat ; de même que dans un édifice c'est le faîte qui frappe la vue, tandis que les fondements restent cachés.  Pour moi, qui estime que rien n'est étranger à l'art oratoire de ce qui est indispensable pour devenir orateur, et que dans aucun art on ne peut arriver au sommet si l'on n'a passé par les degrés inférieurs, je ne dédaignerai pas de m'abaisser à des choses qui, bien que peu relevées, sont la condition des grandes ; et, comme si j'étais chargé de l'éducation d'un orateur, je commencerai ses études avant même qu'il sache parler. 

C'est à vous, Marcellus Victorius, que je dédie cet ouvrage. Quoique votre tendre amitié pour moi et votre noble amour des lettres soient des titres qui justifient suffisamment ce gage de notre affection mutuelle, j'ai eu aussi en vue l'instruction de votre fils, qui dès ses tendres années aspire manifestement à briller un jour par la beauté de l'esprit et de l'éloquence. J'ai pensé que ce traité ne lui serait pas inutile, en ce que mon dessein est de prendre, pour ainsi dire, l'orateur au berceau, de le faire passer par tous les arts qui peuvent contribuer en quelque chose à sa perfection, et de ne le quitter qu'après être arrivé au terme ;  ce que j'ai entrepris d'autant plus volontiers qu'on a fait paraître sous mon nom et sans ma participation deux traités de Rhétorique, qui même n'étaient pas destinés à être publiés : l'un est le résumé d'une conférence de deux jours que j'avais eue avec mes élèves, et qu'ils avaient retenue de mémoire ; l'autre, ce sont encore eux qui recueillirent mes leçons pendant plusieurs jours, il est vrai, mais autant que des notes pouvaient le permettre ; et ces bons jeunes gens, par un excès de zèle pour la gloire de leur maître, leur accordèrent témérairement les honneurs de la publication.  Aussi trouvera-t-on dans ce traité quelques parties semblables, un assez grand nom- 3 bre de changements, beaucoup d'additions, et le tout dans un meilleur ordre, et élaboré avec tout le soin dont je suis capable. 

Or, quand je parle d'un orateur parfait, je le prétends tel qu'il n'y ait que l'homme de bien qui le puisse être. Je n'exige donc pas seulement de lui un rare talent pour l'éloquence, mais encore toutes les qualités de l'âme ;  et je n'accorde pas qu'il faille, comme quelques-uns l'ont pensé, renvoyer aux philosophes ce qui regarde la morale et les devoirs. Car le vrai politique, l'homme né pour l'administration des affaires publiques et privées, capable de régir un État par ses conseils, de le fonder par des lois, de le réformer par la justice, cet homme n'est autre, à coup sûr, que l'orateur.  Ainsi, quoique je confesse que j'aurai quelquefois recours aux principes contenus dans les livres des philosophes, je les revendique à bon droit comme étant véritablement de mon domaine, et comme appartenant en propre à l'art oratoire.  Quoi ! lorsqu'on a si souvent occasion de discourir sur la justice, le courage, la tempérance, et les autres vertus de même espèce ; lorsqu'il n'est presque point de cause où il ne s'élève quelque question sur ces points de morale, qui tous ont besoin du secours de l'invention et de l'élocution pour être bien traités, peut-on douter que, partout où il faut déployer toutes les ressources de l'esprit et de l'éloquence, ce ne soit à l'orateur qu'appartient le rôle principal ?  Ces choses sont si étroitement unies entre elles par la nature et par le besoin qu'elles ont mutuellement les unes des autres, comme Cicéron l'a démontré jusqu'à l'évidence, qu'autrefois le sage n'était point distingué de l'orateur. Avec le temps, les soins se partagèrent, et la paresse fit qu'au lieu d'un art il sembla y en avoir plusieurs. En effet, dès que l'on commença à faire une marchandise de la parole et à abuser des dons de l'éloquence, ceux qui passaient pour diserts abandonnèrent le soin de la morale,  qui devint alors la proie des esprits les plus médiocres. D'autres, à leur tour, méprisant le soin de bien parler, retournèrent à la morale, se réservant ainsi la partie, sans contredit, la plus importante des fonctions de l'orateur, si toutefois elles pouvaient être divisées. Mais en voulant passer pour être les seuls amis de la sagesse, ils s'arrogèrent insolemment un titre que n'osèrent jamais prendre ni les plus fameux capitaines ni les plus grands politiques, plus jaloux de pratiquer la vertu que de la professer.  Toutefois, j'accorderai sans peine que beaucoup de ces anciens professeurs de la sagesse ont émis d'excellents préceptes, et qu'ils les ont pratiqués. Mais, de notre temps, ce nom a le plus souvent servi de masque aux vices les plus honteux. Car ce n'était point par la vertu et le travail que la plupart de nos philosophes tâchaient de mériter ce titre, mais par un air triste, un extérieur singulier, dont l'affectation n'était qu'un voile destiné à couvrir des mœurs infâmes. 

Au reste, ce qu'on regarde comme le partage exclusif de la philosophie est le bien de tout le monde. Quel est l'homme (et plût aux dieux que souvent les plus pervers ne fussent pas de ce nombre) qui ne discoure sur la justice, l'équité, le bien ? quel est l'ignorant, même le plus grossier, qui ne s'avise quelquefois de raisonner sur la physique ? Pour ce qui est de la dialectique, qui a pour objet la propriété et la différence des mots, l'étude en est commune à tous ceux qui donnent quelque soin à leur langage.  Mais tout cela, l'orateur le saura parfaitement, et en parlera de même ; et certes, s'il en eût jamais existé de parfait, ce n'est pas dans les écoles de philosophie 4 qu'on serait allé chercher les préceptes de la vertu. De là la nécessité de recourir aujourd'hui à ces auteurs, qui se sont emparés de la plus noble partie de l'art oratoire, qu'on avait abandonnée, ainsi que je l'ai dit, et de la revendiquer comme notre propre bien ; non comme des gens qui s'approprient les découvertes d'autrui, mais pour faire voir que ce sont eux qui se sont servis d'un bien qui ne leur appartenait pas. 

Je veux donc que l'orateur soit tel, qu'il mérite véritablement le nom de sage : parfait, non seulement dans ses moeurs (car cela, dans mon opinion même, ne suffit pas, quoique certaines personnes pensent le contraire), mais encore dans toutes les sciences et dans tous les genres d'éloquence ; tel enfin qu'il ne s'en est peut-être jamais rencontré.  Toutefois, je n'en ferai pas moins tous mes efforts pour le conduire à la perfection, à l'exemple de la plupart des anciens, qui, tout en reconnaissant que le vrai sage était encore à trouver, n'ont pas laissé de donner des préceptes sur la sagesse.  Car certainement l'éloquence parfaite est quelque chose de réel, et la nature de l'esprit humain n'empêche pas qu'on ne puisse y atteindre. Que si l'on n'est pas assez heureux pour cela, toujours est-il qu'en aspirant au sommet, on s'élèvera plus haut que ceux qui, désespérant d'avance du succès, s'arrêteront dès le premier pas. 

C'est pourquoi on me pardonnera de descendre à des détails inférieurs, mais nécessaires à l'oeuvre que je me suis proposée. Ainsi, mon premier livre contiendra tout ce qui précède les fonctions du rhéteur. Dans le second, je traiterai des premiers éléments de la rhétorique, et des questions qui ont pour objet la nature même de la rhétorique.  Je consacrerai les cinq livres suivants à l'invention et à la disposition, les quatre autres à l'élocution, y compris la mémoire et la prononciation. Enfin, dans un dernier livre, qui regardera la personne même de l'orateur, j'expliquerai, autant que ma faiblesse me le permettra, quelles doivent être ses moeurs, ce qu'il doit observer dans les causes qu'il entreprend, qu'il étudie, qu'il plaide ; quel genre d'éloquence il y doit employer, quel doit être le terme de ses travaux oratoires, et à quelles études il doit se livrer dans sa retraite.  J'accommoderai aussi ma manière d'écrire à la nature des choses qui se présenteront. Ainsi, je ne me bornerai pas à donner à mes lecteurs la connaissance de ces principes, qui seuls, selon quelques-uns, composent l'art dont il est question, ni à leur expliquer la rhétorique comme on enseigne le droit ; mais j'écrirai de telle sorte, que la lecture de mon ouvrage puisse nourrir leur faconde et fortifier leur éloquence.  Car le plus souvent la sécheresse affectée de ces traités, qui ne contiennent que des préceptes nus, énerve et brise ce qu'il y a de plus généreux dans le style, boit pour ainsi dire le suc de l'esprit, et met à nu les os. Sans doute il faut qu'il y en ait, et qu'ils soient liés par des muscles ; mais encore faut-il qu'ils ne soient pas décharnés.  C'est pour cela que je ne donne pas un traité en raccourci, comme la plupart des rhéteurs ; mais tout ce qui m'a paru utile à l'institution de l'orateur, je l'ai fait entrer dans ces douze livres, sans toutefois m'étendre longuement sur chaque partie ; car, s'il fallait donner à chaque chose tout le développement dont elle est susceptible, je ne verrais pas la fin de mon ouvrage . 

Cependant je dois déclarer, avant de commencer, que l'art et les traités ne peuvent rien, si la 5 nature ne les seconde. Ainsi, mon livre n'est pas plus fait pour celui qui est dépourvu d'esprit, qu'un traité sur l'agriculture ne l'est pour un terrain stérile.  Il y a aussi d'autres auxiliaires naturels, tels que la voix, la force des poumons, la santé, l'assurance, la beauté des formes. Si ces qualités extérieures ont été médiocrement départies, l'art peut y ajouter ; mais quelquefois elles sont tellement défectueuses, qu'elles corrompent jusqu'aux qualités de l'esprit et aux fruits de l'étude ; comme aussi, sans un maître habile, sans un travail opiniâtre et un exercice patient et continuel à écrire, à lire, à parler, ces mêmes avantages ne servent à rien.

CHAP. I.  Vous est-il né un fils, concevez d'abord de lui les plus hautes espérances : cela vous rendra plus soigneux dès le commencement. On dit tous les jours qu'il n'est donné qu'à un très petit nombre d'hommes de comprendre ce qu'on leur enseigne, et que la plupart, faute d'intelligence, perdent leur peine et leur temps. Cette plainte n'est pas fondée : il s'en rencontre beaucoup, au contraire, qui ont autant de facilité à concevoir que d'aptitude à apprendre. C'est que cela est dans la nature de l'homme ; et de même que l'oiseau est né pour voler, le cheval pour courir, la bête féroce pour nuire ; de même l'homme est né pour penser, et exercer cette intelligence active et subtile qui a fait attribuer à l'âme une origine céleste.  Les esprits stupides et rebelles à toute instruction sont dans l'ordre intellectuel ce que les monstres sont dans l'ordre physique : le nombre en est infiniment petit. Ce qui le prouve, c'est qu'on voit briller dans les enfants des lueurs très vives d'espérance, qui s'évanouissent avec l'âge ; d'où il faut conclure que ce n'est pas la nature qui leur a manqué, mais les soins. Il y en a pourtant qui ont plus d'esprit que d'autres :  d'accord ; mais de ce qu'on montre plus ou moins de capacité, il ne s'ensuit pas que personne n'ait jamais rien gagné à l'étude. Quiconque est pénétré de cette vérité, dès qu'il sera devenu père ne saurait cultiver avec trop de soin l'espérance de former un orateur. 

Avant tout, choisissez des nourrices qui n'aient point un langage vicieux. Chrysippe les souhaitait savantes, si cela se pouvait, ou du moins aussi vertueuses que possible ; et sans doute c'est à leurs mœurs qu'il faut principalement regarder. Il faut tenir aussi pourtant à ce qu'elles parlent correctement.  Ce sont elles que l'enfant entendra d'abord, ce sont elles dont il essayera d'imiter et de reproduire les paroles ; et naturellement les impressions que nous recevons dans le premier âge sont les plus profondes. Ainsi un vase conserve toujours l'odeur dont il a été imbu étant neuf, et la laine, une fois teinte, ne recouvre jamais sa blancheur primitive. Mais ce sont surtout les mauvaises impressions qui laissent les traces les plus durables. Le bien se change aisément en mal : mais quand vient-on à bout de changer le mal en bien ? Que l'enfant ne s'accoutume donc pas, si jeune qu'il soit, à un langage qu'il lui faudra désapprendre. 

Pour ce qui est des parents, je voudrais en eux beaucoup de savoir ; et ici je ne parle pas seulement des pères. On sait combien Cornélie, dont le langage élégant a passé jusqu'à nous avec ses lettres, influa sur l'éloquence des Gracques. On dit aussi que la fille de Lélius ne parlait pas moins bien que son père ; et nous lisons encore un discours de la fille de Q. Hortensius, prononcé de- 6 vant les triumvirs, qui fait honneur à son sexe et n'en ferait pas moins au nôtre. 

Ce n'est pas à dire que les pères, qui ont été privés du bienfait de l'instruction, doivent être moins soigneux de faire étudier leurs enfants ; c'est au contraire un motif pour eux de veiller de plus près aux accessoires.  Ce que j'ai dit des nourrices, je le dis également des esclaves au milieu desquels sera élevé l'enfant qu'on destine à être orateur. Enfin, à l'égard des pédagogues, ce que j'ai à recommander par-dessus tout, c'est qu'ils soient véritablement instruits, ou qu'ils sachent du moins qu'ils ne le sont pas ; car je ne connais rien de pire que ces gens qui, pour avoir une légère teinture des lettres, s'imaginent être savants : dans cette fausse opinion d'eux-mêmes, ils croient en savoir plus que tous les maîtres ; et, abusant d'un certain pouvoir qui enfle ordinairement la vanité des hommes de cette espèce, ils sont impérieux, quelquefois cruels, et communiquent leur sottise à leurs élèves.  Leur défaut de jugement n'est pas moins nuisible aux moeurs : témoin Léonidès, gouverneur d'Alexandre, qui, au rapport de Diogène le Babylonien, avait fait contracter à ce prince certains défauts qui le poursuivirent jusque dans un âge avancé, et lorsqu'il était déjà un très grand roi. 

Si je parais exiger beaucoup, que l'on considère qu'il s'agit de former un orateur, œuvre laborieuse, en supposant même que nous n'aurons manqué à rien dans les commencements ; qu'il reste encore beaucoup plus à faire, et des choses plus difficiles ; que nous aurons besoin et d'une étude continuelle, et des maîtres les plus habiles, et des connaissances les plus variées.  Je dois donc prescrire la perfection : si le fardeau paraît trop pesant, ce sera la faute du maître et non de la méthode. Cependant s'il arrive qu'on ne puisse donner aux enfants des nourrices telles que je les veux, qu'on ait au moins un pédagogue instruit, qui soit toujours là pour reprendre à l'instant ce qu'elles auraient dit d'incorrect en présence de l'enfant, afin qu'aucun défaut n'ait le temps de s'enraciner. Il est, au reste, bien entendu que ce que j'ai prescrit d'abord c'est le bien, et que ceci n'est que le remède. 

Je suis d'avis que l'enfant commence par la langue grecque, parce que le latin étant plus usité, l'habitude nous le fait apprendre, pour ainsi dire, malgré nous ; ensuite, parce que l'ordre veut qu'il étudie d'abord les grecs, qui ont été nos devanciers dans toutes les sciences.  Toutefois, je ne voudrais pas que cela fût observé trop scrupuleusement, et qu'un enfant fût longtemps à ne parler que grec ou à n'étudier que dans cette langue, comme on le fait généralement ; car il arrive de là qu'on s'accoutume à une prononciation qui sent l'étranger, et à des formes de langage qui sont vicieuses dans un idiome différent, et dont on a de la peine à se corriger.  Le latin ne doit donc pas venir trop longtemps après le grec ; mais les deux langues ne doivent pas tarder à marcher de front ; et alors, en les cultivant simultanément, on ne risquera pas de nuire à l'une par l'autre.  Quelques-uns ont pensé que les études de l'enfant ne devaient commencer qu'à sept ans, parce que ce n'est guère qu'à cet âge qu'on a le degré d'intelligence et la force d'application convenables pour apprendre. C'était l'opinion d'Hésiode, au rapport d'un grand nombre d'écrivains antérieurs au grammairien Aristophane, et cela se trouve en effet dans son poème intitulé Préceptes ; mais Aristophane nie que cet ouvrage soit de ce poète.  D'autres, et notamment Éra- 7 tosthène, ont prescrit la même chose. Mais ceux-là pensent plus sagement, qui veulent qu'aucun âge ne soit privé de soin : de ce nombre est Chrysippe, qui, tout en accordant trois ans aux nourrices, est d'avis qu'elles s'appliquent à faire germer dès cet âge les meilleurs principes dans le coeur des enfants.  Or, pourquoi la culture de l'esprit ne trouverait-elle pas place dans un âge qui appartient déjà à la morale ? Je sais bien que, pendant tout le temps dont je parle, on obtiendra à peine ce qu'une seule année donnera dans la suite. Mais il me semble que ceux que je combats ont voulu encore plus ménager les maîtres que les élèves dans cette partie de l'éducation.  Après tout, que pourront faire de mieux les enfants, du moment qu'ils commencent à parler ? car enfin faut-il qu'ils fassent quelque chose. Or, pourquoi dédaignerait-on, si petit qu'il soit, le gain qu'on peut faire jusqu'à sept ans ? En effet, si peu que rapporte le premier âge, l'enfant ne laissera pas d'être à sept ans capable d'études plus fortes, que si l'on eût attendu jusque-là pour commencer.  Ce bénéfice, accumulé chaque année, formera avec le temps un capital qui, prélevé sur l'enfance, sera autant de gagné pour l'adolescence. Appliquons la même règle aux années suivantes, afin qu'aucun âge ne soit arriéré dans les études qui lui sont propres. Hâtons-nous donc de mettre à profit les premières années, avec d'autant plus de raison que les commencements de l'instruction ne portent que sur une seule faculté, la mémoire ; que non seulement les enfants en ont déjà, mais qu'ils en ont même beaucoup plus que nous.  Toutefois, je connais trop la portée de chaque âge, pour vouloir qu'on tourmente tout d'abord un enfant, et qu'on exige de lui une application qui ne laisse rien à désirer. Car il faut bien prendre garde de lui faire haïr l'étude dans un temps où il est encore incapable de l'aimer, de peur que sa répugnance ne se prolonge au-delà des premières années avec le souvenir de l'amertume qu'il aura une fois sentie. Que l'étude soit un jeu pour lui : je veux qu'on le prie, qu'on le loue, et qu'il soit toujours bien aise d'avoir appris ce qu'on veut qu'il sache. Quelquefois, ce qu'il refusera d'apprendre, on l'enseignera à un autre ; cela piquera sa jalousie. Il luttera de temps en temps avec lui, et le plus souvent on lui laissera croire qu'il l'a emporté. Enfin, on le stimulera par les récompenses que comporte cet âge. 

Voilà de bien petits préceptes pour un aussi grand dessein que celui que je me propose. Mais les études ont aussi leur enfance ; et de même que les corps les plus robustes ont eu de faibles commencements, tels que le lait et le berceau, de même l'éloquence la plus sublime a commencé quelquefois par des vagissements, bégayé ses premiers mots, et hésité sur la forme des lettres. D'ailleurs, parce qu'une chose ne suffit pas, en est-elle pour cela moins nécessaire ?  Que si personne ne blâme un père qui tient à ces petits détails, peut-on désapprouver un auteur de professer publiquement ce dont on le louerait, s'il le pratiquait chez lui ? Ajoutez à cela que les petites choses sont plus proportionnées à l'intelligence des enfants. De même qu'il est certains mouvements auxquels le corps ne peut se plier que dans l'âge où les membres sont encore tendres, de même il est une foule de choses auxquelles l'esprit est inhabile, par cela même qu'il a acquis plus de force.  Philippe, roi de Macédoine, aurait-il voulu qu'Alexandre, son fils, apprit à lire du plus grand philosophe de son temps, d'Aristote, et celui-ci se fût-il chargé de cet emploi, si l'un et l'autre  8 n'eussent senti combien il importait, pour le présent et pour l'avenir, que les premières études fussent dirigées par le maître le plus parfait ?  Représentons-nous donc Alexandre, cet enfant si cher, si digne de soins (et quel enfant n'en est digne pour son père !) ; figurons-nous qu'on l'ôte d'entre les bras des femmes pour le confier à nos soins ; et si j'ai quelque secret pour apprendre à lire en peu de temps, aurai-je honte de le mettre en usage ? Car j'avoue que je n'aime pas ce que je vois faire généralement, qu'on apprenne aux enfants les noms et l'ordre des lettres avant qu'ils n'en connaissent la forme.  Cette méthode les retarde, en ce que, songeant bien moins à ce qu'ils voient qu'à ce qu'ils ont dans la mémoire, qui va plus vite que les yeux, ils ne portent point leur attention sur la forme. Aussi les maîtres, quand ils jugent que les enfants ont suffisamment retenu les lettres dans l'ordre où on a coutume de les écrire, se mettent-ils à intervertir et à bouleverser tout l'alphabet, jusqu'à ce qu'enfin leurs élèves parviennent à les reconnaître à leurs caractères et non, d'après leur ordre. Il sera donc mieux de les leur faire distinguer en même temps, comme on distingue les hommes et par leur extérieur et par leurs noms.  Mais ce qui est un obstacle à la connaissance des lettres n'en est pas un pour les syllabes. Je ne blâme pas au surplus l'usage d'exciter le zèle des enfants en leur donnant pour jouets des lettres figurées en ivoire, ou toute autre bagatelle qui les amuse, et qu'ils aient du plaisir à manier, à voir, à nommer. 

Lorsque l'enfant commence à écrire, il sera bon de faire graver les lettres le mieux qu'on pourra sur une tablette, dont les sillons servent à guider leur style. Étant ainsi contenu de chaque côté par des bords, il ne sera pas sujet à s'égarer comme sur la cire, et ne pourra pas sortir des proportions voulues. L'habitude de suivre avec célérité des traces déterminées formera ses doigts, et il n'aura pas besoin que la main d'un maître vienne se poser sur la sienne pour la diriger.  Ce n'est pas un soin indifférent, quoique parmi les personnes de distinction il soit presque d'usage de le négliger, que celui d'écrire bien et vite. Ce qu'il y a de plus essentiel dans les études, ce qui seul leur fait porter des fruits véritables et jeter de profondes racines, c'est d'écrire, et cela dans l'acception propre du mot. Or une écriture trop lente retarde la pensée ; grossière et confuse, elle est inintelligible ; d'où résulte un second travail, celui de dicter ce que l'on veut transcrire.  On se trouvera donc toujours bien, et en tout lieu, mais particulièrement dans les correspondances secrètes ou familières, de n'avoir pas négligé ce point. 

Quant aux syllabes, point d'abréviation. Il faut les apprendre toutes, et sans ajourner, les plus difficiles, comme on le fait ordinairement ; et cela, afin qu'en écrivant les enfants, embarrassés par leur rencontre, soient obligés de s'y arrêter.  Bien plus, il ne faut pas se fier au premier effort de leur mémoire ; mais il sera bon de leur faire répéter plusieurs fois la même chose, et de la leur bien inculquer. Et quand ils liront, qu'on ne les presse pas trop d'abord, soit pour articuler des mots entiers, soit pour lire avec vitesse, à moins qu'ils ne voient tout d'un coup et sans hésiter la liaison des lettres. Alors on pourra leur faire prononcer un mot tout entier, puis des phrases.  On ne saurait croire combien la précipitation retarde les enfants dans la lecture. 9 Car il arrive de là qu'ils hésitent, qu'ils s'interrompent, qu'ils se répètent, et cela parce qu'ils veulent dire mieux qu'ils ne peuvent ; et une fois qu'ils se sont trompés, ils se défient même de ce qu'ils savent.  Que la lecture soit donc d'abord sûre, ensuite liée ; qu'elle soit longtemps très lente, jusqu'à ce que, à force d'exercice, ils parviennent à lire vite et bien.  Car, quant à ce que tous les maîtres recommandent, de regarder à droite et de porter les yeux en avant, le précepte ne suffit pas, c'est aussi une affaire de pratique, puisque, pendant que vous prononcez ce qui précède, vous avez à voir ce qui suit ; et, chose très difficile, l'attention de l'esprit doit être partagée de manière que la voix fasse une chose et les yeux une autre. Lorsque l'enfant commencera, suivant l'usage, à écrire des noms, on ne se repentira pas d'avoir veillé à ce qu'il ne perde pas sa peine sur des mots vulgaires et pris au hasard.  Il peut, dès lors, tout en s'occupant d'autre chose, être initié à ce que les grecs appellent glose, et acquérir, au milieu des premiers éléments, ce qui, dans la suite, exigerait un temps particulier. Et puisque je suis en train de donner de petits préceptes, je voudrais encore que les lignes d'écriture qui leur sont données comme modèles continssent non des pensées oiseuses, mais quelque moralité.  Le souvenir en reste jusque dans la vieillesse ; et, empreint dans une âme neuve, il influe jusque sur les mœurs. Rien n'empêche enfin qu'il n'apprenne, tout en jouant, les paroles mémorables des hommes illustres, et des morceaux de choix, tirés principalement des poètes, dont la lecture est celle qui a le plus d'attraits pour les enfants. Car la mémoire, ainsi que je le dirai en son lieu, est très nécessaire à l'orateur ; et ce qui contribue le plus à l'entretenir et à la fortifier, c'est l'exercice. Or, à l'âge dont nous parlons, et où l'on ne peut encore rien produire par soi-même, la mémoire est presque la seule faculté qui puisse être secondée par le soin des maîtres. 

Il ne sera pas non plus indifférent, pour délier la langue des enfants et leur donner une prononciation nette, d'exiger qu'ils répètent avec le plus de vitesse et de volubilité possible certains mots et certains vers d'une difficulté étudiée, dont les syllabes enchaînées comme par force se heurtent et s'entrechoquent, et que les grecs appellent χαλεποὶ. Cette recommandation peut paraître minutieuse ; cependant, si on la néglige, il se glisse dans la prononciation une infinité de défauts, qui, lorsqu'on n'y remédie pas dans les premières années, s'enracinent à tel point, qu'il n'est plus possible de s'en corriger dans la suite.

CHAP. II.  Cependant l'enfant grandit : il est temps qu'il sorte du giron et qu'il commence à travailler sérieusement. C'est ici le lieu de traiter cette question : S'il vaut mieux faire étudier un enfant dans la maison paternelle et dans le sein de sa vie privée, que de le livrer au monde des écoles, et à des professeurs pour ainsi dire publics ?  Je vois que les législateurs les plus célèbres et les auteurs les plus éminents se sont déclarés pour l'éducation publique. Mais il ne faut pas dissimuler que quelques personnes ont sur ce point une conviction personnelle, opposée à l'usage presque général. Deux raisons semblent surtout les déterminer : la première, c'est que les mœurs doivent être plus en sûreté loin de la foule des hommes de cet âge, naturellement plus enclins au vice, et dont le contact (plût au ciel que ce reproche fût sans fondement !) a été souvent la cause de dérè- 10 glements honteux. La seconde, que le maître, quel qu'il soit, semble devoir dispenser plus largement son temps à un seul élève, que s'il avait à partager le même temps entre plusieurs.  Le premier motif est tout à fait grave ; car s'il était certain que les écoles fussent avantageuses aux études, mais nuisibles aux mœurs, je serais d'avis qu'on apprît plutôt à bien vivre qu'à bien parler. Mais, selon moi, ces deux choses sont inséparables ; je ne pense pas qu'on puisse être orateur sans être homme de bien ; et, quand cela serait possible, je ne le voudrais pas. Examinons donc d'abord ce premier motif. 

On dit que les mœurs se corrompent dans les écoles, et, en effet, cela arrive quelquefois ; mais ne se corrompent-elles pas aussi dans l'intérieur des familles ? Combien d'exemples prouvent que, soit dans les écoles, soit dans la maison paternelle, un enfant peut également perdre ou conserver son innocence ! Le naturel et l'éducation font toute la différence. Supposez un enfant naturellement enclin au mal, supposez qu'on aura négligé, dans le premier âge, de former ses mœurs et de les surveiller, la solitude lui fournira-t-elle moins d'occasions de se livrer à ses penchants vicieux ? En effet, le précepteur domestique ne peut-il pas être un homme dépravé ; et le commerce d'esclaves corrompus est-il plus sûr que celui d'hommes libres de peu de retenue ?  Mais si l'enfant est bien né, si les parents ne sont pas aveugles et endormis dans une coupable insouciance, on peut (et c'est le premier soin des personnes sages) faire choix d'un précepteur vertueux, et soumettre l'enfant à une discipline sévère ; on peut en outre attacher à ses côtés un ami de mœurs graves, ou un affranchi fidèle, dont la présence assidue tienne en respect ceux mêmes que l'on redoute. 

Au surplus, le remède à ces craintes était facile. Plût aux dieux qu'on n'eût pas à nous imputer à nous-mêmes les dérèglements de nos enfants ! À peine sont-ils nés, nous les énervons par toutes sortes de délicatesses. Cette molle éducation, que nous appelons indulgence, brise tous les ressorts de l'âme et du corps. Que ne convoitera-t-il pas, quand il sera adulte, l'enfant accoutumé à ramper sur la pourpre ? Il peut à peine bégayer quelques mots, que déjà il connaît ce qu'il y a de plus délicat et de plus exquis.  Nous formons leur palais avant de dénouer leur langue. Ils grandissent dans des litières ; essayent-ils de toucher la terre, des mains empressées les soutiennent de chaque côté ; s'il leur échappe quelque mot licencieux, c'est un divertissement pour nous. Des paroles qui ne seraient pas supportables dans la bouche de ces enfants d'Égypte, les délices de leurs maîtres, sont accueillies d'un sourire ou d'un baiser.  Et cela n'a rien qui doive étonner : nous avons été leurs maîtres, ils ne font que répéter ce qu'ils nous ont entendus dire. Ils sont témoins de nos amours et de nos passions les plus infâmes ; il n'est point de repas qui ne retentisse de chants obscènes ; des choses qu'on n'oserait dire sans rougir sont exposées en spectacle à leurs yeux. Tout cela passe en habitude, et bientôt en nature. Les malheureux ! ils se trouvent vicieux avant de savoir ce que c'est que le vice. Puis, ne respirant que mollesse et volupté, ils viennent languir dans nos écoles. Y prennent-ils ces mœurs ? non, mais ils les y apportent. 

Venons aux études. Un maître, dit-on, qui n'a qu'un élève, sera tout à lui. Et d'abord rien n'empêche que ce maître, si précieux, ne soit aussi attaché à l'enfant qui suit les écoles. Que si ces deux avantages ne peuvent s'allier, je préférerais encore le grand jour d'une honorable assemblée 11 aux ténèbres et à la solitude. Car tout bon maître aime un nombreux auditoire, et se croit digne d'un grand théâtre ;  tandis que d'ordinaire les hommes médiocres, par la conscience qu'ils ont de leur faiblesse, s'accommodent assez d'un seul élève, et descendent volontiers au rôle de pédagogues.  Mais je veux que, par une faveur spéciale, par amitié ou par argent, on puisse avoir chez soi le maître le plus savant, un homme incomparable : pourra-t-il consumer toute sa journée auprès d'un seul enfant ? L'attention de l'élève lui-même pourra-t-elle être si continue, qu'elle ne se lasse, comme la vue, d'être trop longtemps fixée sur un même objet ? d'ailleurs l'étude demande le plus souvent que l'on soit seul.  Ainsi, lorsque l'enfant écrit, apprend sa leçon ou médite, la présence du maître est inutile ; et quiconque survient pendant ce temps-là, précepteur ou autre, il dérange l'élève dans son travail. Toute lecture n'exige pas toujours qu'un maître la prépare ou l'explique. Autrement, quand l'élève parviendrait-il à connaître un si grand nombre d'auteurs ?  Il ne s'agit donc que de lui assigner sa tâche de chaque jour : ce qui ne demande pas beaucoup de temps ; et c'est pour cela qu'on peut enseigner à plusieurs à la fois tout ce qu'on a à enseigner à chacun en particulier. Telle est en effet la nature de la plupart des choses, que la même voix peut les communiquer à tous en même temps. Je ne parle pas des partitions et des déclamations des rhéteurs : quel que soit le nombre de leurs auditeurs, chacun peut profiter de tout.  Car il n'en est pas de la voix d'un professeur comme d'un repas, qui diminue à mesure que croît le nombre des convives ; mais il en est comme du soleil, qui dispense à tous toute sa lumière et toute sa chaleur. Est-ce un grammairien qui disserte sur les lois du langage, qui développe des questions, lise quelque trait historique ou fabuleux, ou commente un poème ; autant l'entendront, autant en profiteront. 

Mais, dira-t-on encore, avec tant d'élèves comment suffire à la correction et à l'explication qui précède la lecture de chacun d'eux ? C'est un inconvénient, sans doute ; mais où n'y en a-t-il pas ? bientôt nous en ferons voir la compensation. D'abord je n'entends pas qu'on envoie l'enfant dans une école où l'on croit qu'il sera négligé ; en second lieu, un bon maître ne se chargera jamais d'un nombre d'élèves au-dessus de ses forces ; et, de notre côté, faisons en sorte de l'avoir je ne dis pas seulement pour ami, mais pour ami de la famille, afin qu'il agisse non par devoir, mais par affection : de cette manière, notre enfant ne sera pas confondu dans la foule.  Ajoutez à cela qu'il n'est pas de maître, pour peu qu'il soit lettré, qui ne donne des soins particuliers, dans l'intérêt de sa propre gloire, à l'élève en qui il aura distingué du zèle et de l'esprit. Au surplus, de ce qu'on doive fuir les écoles trop nombreuses, (ce que je n'accorde pas quand c'est le mérite du professeur qui justifie le concours), ce n'est pas une raison pour les fuir toutes. Autre chose est de les éviter, autre chose est de les choisir. 

J'ai tâché de réfuter ce que l'on objecte contre les écoles ; il me reste maintenant à dire ce que je pense.  Appelé à vivre dans le mouvement du monde et au grand jour des affaires publiques l'orateur doit, avant tout, s'accoutumer dès l'enfance à ne point redouter les hommes, et à ne point s'étioler dans l'ombre d'une vie solitaire. L'esprit veut être sans cesse excité, aiguillonné. Il languit dans l'isolement, et se rouille, pour ainsi dire, dans 12 les ténèbres, ou bien il s'enfle d'une vaine présomption : comment, en effet, ne pas s'en faire accroire quand on n'a jamais occasion de se comparer avec personne ?  Vient-on ensuite à se produire en public, le grand jour éblouit, on trébuche à chaque pas dans un chemin où tout est nouveau, parce qu'on a appris dans la solitude ce qu'il faut, au contraire, pratiquer au milieu du monde.  Je ne parle pas de ces amitiés, empreintes d'un sentiment presque religieux, qui se prolongent avec la même vivacité jusque dans la vieillesse. Avoir partagé les mêmes études est un lien non moins sacré que d'avoir été initié aux mêmes mystères. Et ce qu'on appelle le sens commun, où le prendra-t-on, si l'on a fui la société, dont le besoin n'est pas seulement naturel aux hommes, mais aux animaux eux-mêmes, tout privés qu'ils sont de la parole ?  Ajoutez à cela que l'enfant n'apprend dans la maison paternelle que ce qu'on lui enseigne, et que dans une école il apprend encore ce qu'on enseigne aux autres. Il entend chaque jour approuver ou reprendre tantôt une chose, tantôt une autre ; gourmander la paresse de celui-ci, louer l'activité de celui-là ; et il en fait son profit. L'amour de la gloire pique son émulation :  il attache de la honte à être vaincu par ses égaux, et de l'honneur à surpasser ses aînés. Tout cela enflamme l'esprit ; et quoique l'ambition soit en elle-même un vice, elle est souvent l'occasion des vertus.  Je me souviens d'un usage que mes maîtres avaient adopté avec succès : ils distribuaient les enfants par classes, et assignaient les rangs pour parler suivant la force de chacun, en sorte que, plus on avait fait de progrès, plus le rang était élevé. Cet ordre était soumis à des jugements, et c'était à qui remporterait l'avantage.  Mais d'être le premier de la classe, c'était surtout ce qui faisait l'objet de notre ambition. Cette distribution n'était pas d'ailleurs irrévocablement fixée une fois pour toutes. Tous les trente jours, les vaincus pouvaient prendre leur revanche. Par là, le vainqueur ne se reposait pas sur son triomphe, et la douleur excitait le vaincu à laver sa honte.  Autant que je puis me le rappeler, cette lutte nous inspirait plus d'ardeur pour l'étude de l'éloquence que les exhortations de nos maîtres, et la surveillance des pédagogues, et les vœux de nos parents. 

Quant à ceux qui sont déjà avancés dans l'étude des lettres, c'est à qui approchera le plus du maître ; mais les commençants d'un âge encore tendre imitent plus volontiers leurs condisciples que leurs maîtres, parce que cela leur est plus facile. En effet, un élève qui n'en est encore qu'aux premiers éléments osera difficilement élever ses espérances jusqu'à son maître, et aspirer à reproduire une éloquence qu'il regarde comme le type de la perfection. Il embrassera de préférence ce qui est à sa portée, comme la vigne s'attache d'abord aux rameaux inférieurs de l'arbre qui lui sert d'appui, avant de s'élancer au faîte.  Cela est tellement vrai, que le maître lui-même, si toutefois il songe plus à se rendre utile qu'à briller, a bien soin, en maniant des esprits encore neufs, de ne pas surcharger d'abord leur faiblesse, mais de tempérer ses forces et de descendre à leur intelligence.  Si vous versez de l'eau trop abondamment dans un vase dont l'embouchure est étroite, rien n'entre ; mais versez-la avec ménagement, ou même goutte à goutte, vous finirez par le remplir. Il faut de même calculer ce que l'esprit des enfants est capable de recevoir ; car ce qui excédera leur intelligence 13 n'entrera pas dans leur esprit, pour ainsi dire faute d'ouverture.  Il est donc utile d'avoir quelqu'un qu'on se propose d'imiter, en attendant qu'on soit en état de le surpasser. C'est ainsi qu'on s'élèvera peu à peu à de plus hautes espérances. Ajoutons à cela que le maître ne peut parler avec la même force et la même chaleur en présence d'un seul élève, que s'il était animé par la présence d'un nombreux auditoire.  Le véritable foyer de l'éloquence, c'est l'âme : il faut qu'elle soit émue, il faut qu'elle se remplisse d'images, et qu'elle s'identifie pour ainsi dire avec les choses dont on a à parler. Plus l'âme est généreuse et élevée, plus il lui faut de puissants leviers pour l'ébranler. C'est pour cela que la louange lui donne plus d'essor, que la lutte redouble ses forces, et qu'elle se complaît dans les grands rôles.  Au contraire, on ressent un secret dédain d'abaisser à un seul auditeur ce talent de la parole, acquis au prix de tant de travaux ; on rougit de s'élever au-dessus du ton de la conversation. Représentez-vous, en effet, l'air d'un rhéteur qui déclame, ou la voix, le geste, la prononciation d'un orateur qui sue et s'escrime de corps et d'âme, et cela face à face avec un seul auditeur : ne serez-vous pas tenté de le prendre pour un fou ? L éloquence n'existerait pas sur la terre, si l'on n'avait jamais à parler qu'en particulier.

CHAP. III.  Un maître habile doit commencer par bien connaître l'esprit et la nature de l'enfant qui lui est confié. Le principal indice de l'esprit dans le jeune âge, c'est la mémoire, laquelle consiste à apprendre aisément et à bien retenir. Après la mémoire, c'est l'imitation, qui annonce aussi de l'aptitude, pourvu cependant que l'enfant se borne à reproduire ce qu'on lui enseigne, et non à contrefaire l'air et la démarche des gens, et ce qu'ils ont de ridicule.  Je n'aurai pas bonne opinion du naturel d'un enfant qui, dans son goût pour l'imitation, ne cherchera qu'à faire rire. L'enfant vraiment spirituel, comme je l'entends, sera bon avant tout. Autrement, j'aimerais autant qu'il eût l'esprit lourd que de l'avoir méchant. Mais cette bonté n'aura rien de commun avec la pesanteur et l'inertie.  Celui dont je me fais l'idée comprendra sans peine ce qu'on lui enseigne, il interrogera même quelquefois ; mais son allure sera plutôt de suivre que de courir en avant. Ces espèces d'esprits précoces n'arrivent presque jamais à maturité.  On les reconnaît à leur facilité à faire de petites choses ; secondés d'une certaine audace, ils font voir tout d'abord ce qu'ils peuvent en ce genre ; mais ce qu'ils peuvent ne s'étend pas loin. Ils articulent plusieurs mots de suite, et les prononcent d'un air assuré, sans hésiter, sans crainte de mal dire ;  ils ne font pas beaucoup, mais ils font vite. Leur force est toute superficielle ; elle ne s'appuie pas sur de profondes racines, et ressemble à ces semences tombées à fleur de terre, qui lèvent incontinent, et dont les petites herbes ne produisent que des épis vides, avant le temps de la moisson. Cela plaît dans l'enfance, à cause du contraste ; mais tout à coup les progrès s'arrêtent et le charme s'évanouit. 

Après avoir fait ces remarques, le maître examinera comment l'esprit des enfants veut être manié. Il en est qui se relâchent, si on ne les presse incessamment ; il en est qui ne peuvent se plier à aucun joug ; la crainte retient les uns, elle énerve les autres. Ceux-ci ne produisent rien qu'à force de labeur ; ceux-là vont plutôt par impétueuses saillies. Pour moi, je veux un enfant que la louange excite, qui soit sensible à la gloire, qu'une dé 14 faite fasse pleurer.  L'ambition sera son aliment : un reproche le piquera au vif, l'honneur l'aiguillonnera. Jamais je ne craindrai la paresse dans un enfant de cette nature.  Cependant il faut accorder à tous quelque relâche, non seulement parce que rien n'est à l'épreuve d'un travail continu, et que les choses même privées de sentiment et de vie ont besoin d'une alternative de repos, qui les détende en quelque sorte, pour se conserver ; mais encore parce que l'amour de l'étude a son principe dans la volonté, sur laquelle la contrainte ne peut rien.  Aussi les enfants se remettent-ils avec plus de vigueur au travail quand ils sont, pour ainsi dire, renouvelés et rafraîchis, et que l'air de la liberté a retrempé leur âme.  L'amour du jeu ne me déplaît pas dans les enfants, il est même un signe de vivacité. Un enfant que je verrais toujours morne, abattu et fuyant les ébats de cet âge, me donnerait une mauvaise idée de son activité pour les exercices de l'esprit.  Mais en cela, comme en tout, il y a un milieu à garder : trop de travail leur ferait prendre l'étude en aversion ; trop de délassement leur ferait contracter l'habitude de l'oisiveté. Il y a des amusements qui peuvent servir à exercer l'esprit des enfants et qui consistent dans de petites questions de toute espèce qu'ils se proposent tour à tour.  C'est aussi dans le jeu que les inclinations se décèlent avec le plus de naïveté, pourvu qu'on se souvienne qu'il n'est pas d'âge si tendre qui ne sache discerner le bien du mal, et qu'il n'est peut-être point de temps plus favorable pour former les moeurs que celui où la dissimulation est inconnue et où la voix du maître a tant d'autorité. Mais vous parviendrez plutôt à rompre qu'à redresser ce qui a crû dans une mauvaise direction.  On ne saurait donc avertir trop tôt un enfant de ne rien faire avec passion, avec méchanceté, avec emportement ; et il faut se souvenir toujours de ce mot de Virgile :

Tant de nos premiers ans l'habitude a de force ! 

 Il y a une chose que je condamne absolument, quoique l'usage l'autorise et que Chrysippe ne la désapprouve pas : c'est de fouetter les enfants. D'abord c'est un châtiment bas et servile ; et l'on ne saurait, au moins, disconvenir qu'à tout autre âge ce serait un affront cruel. Ensuite, l'enfant assez malheureusement né pour que les réprimandes ne le corrigent pas, s'endurcira bientôt aux coups comme les plus vils esclaves. Enfin on n'aura pas besoin de recourir à ce châtiment en plaçant près de l'enfant un surveillant assidu, chargé de lui faire rendre compte de ses études ;  car on peut dire qu'aujourd'hui c'est plutôt la négligence des pédagogues qu'on punit dans les enfants, puisqu'on les châtie, non pour les forcer à bien faire, mais pour n'avoir pas fait. Au surplus, si vous traitez ainsi l'enfant, que ferez-vous au jeune homme, que vous ne pourrez plus menacer de ce châtiment, et à qui vous aurez à enseigner des choses plus importantes ?  Ajoutez à cela que la douleur ou la crainte leur fait faire des choses, qu'on ne saurait honnêtement rapporter, et qui ne tardent pas à les couvrir de honte. Oppressée par d'ignominieux souvenirs, l'âme s'attriste jusqu'à fuir et détester la lumière.  Que sera-ce, si l'on a négligé de s'assurer des mœurs des surveillants et des précepteurs ? je n'ose dire à quelles infamies se portent des hommes abominables par suite du droit de châtier ainsi les enfants, ni les 15 attentats dont la crainte de ces malheureux enfants est quelquefois une occasion pour d'autres. Je ne m'arrêterai pas plus longtemps sur ce point ; on ne m'a que trop compris : qu'il me suffise d'avoir protesté qu'il n'est permis à personne de trop entreprendre sur un âge faible, et naturellement exposé aux outrages. 

Je vais maintenant parler des arts nécessaires à l'institution de l'orateur, en déterminant les études propres à chaque âge.

CHAP. IV.  Dès que l'élève sait lire et écrire, le rôle du grammairien commence. Il n'importe que ce soit du grammairien grec ou du grammairien latin que je veuille parler, quoique, selon moi, le premier doive avoir la priorité. La méthode est la même pour tous les deux.  Bien que la division de la grammaire soit très succincte et se réduise à deux parties : l'art de parler correctement, et l'explication des poètes, la grammaire est plus importante au fond qu'elle ne le paraît par sa définition.  En effet, l'art d'écrire correctement est inséparable de l'art de parler correctement, et pour expliquer les poètes, il faut savoir parfaitement lire. C'est de tout cela que se compose la critique, que les anciens grammairiens exerçaient avec tant de sévérité, que non seulement ils se permettaient de marquer les passages qui leur paraissaient défectueux, et d'éliminer comme des enfants supposés ceux des ouvrages d'un écrivain qu'ils jugeaient leur avoir été faussement attribués ; mais encore, dans la revue qu'ils faisaient des auteurs, ils reléguaient les uns dans la foule des écrivains vulgaires et excluaient les autres de toute classification. 

Mais ce n'est pas assez d'avoir lu les poètes, il faut encore approfondir les écrits de tout genre, non seulement pour les traits d'histoire qui s'y rencontrent, mais aussi pour les mots qui tirent souvent leur autorité de ceux qui s'en sont servis. Ce n'est pas tout : sans la musique, la science grammaticale ne peut être complète, puisqu'elle a à traiter de mesures et de rythmes. Elle ne peut non plus se passer de l'astronomie pour l'intelligence des poètes, lesquels, sans parler d'autre chose, déterminent si souvent le temps par le lever et le coucher des astres. Comment, sans le secours de la philosophie, entendra-t-on les nombreux passages qui se trouvent dans presque tous les poèmes, et qui appartiennent aux questions les plus abstraites de la physique ? Comment pourra-t-on lire, par exemple, Empédocle chez les grecs, Varron et Lucrèce chez les Latins, qui ont enseigné la sagesse en vers ?  Enfin, il ne faut pas une médiocre éloquence pour traiter pertinemment et avec abondance chacune des connaissances dont nous venons de parler. On peut juger par là s'il faut écouter ceux qui se moquent de la grammaire comme d'une science vide et stérile, tandis que, si elle n'a servi a établir sur un fondement solide l'éducation de l'orateur, cette éducation aura la destinée de tous les édifices qui manquent par la base. La grammaire, indispensable aux enfants, est un délassement pour la vieillesse, et fait le charme de la retraite. De toutes les sciences, c'est peut-être la seule qui ait plus de fond que d'apparence.  Ne dédaignons donc pas comme peu importants les éléments de la grammaire ; non qu'il soit bien difficile de distinguer les consonnes des voyelles, ou de diviser celles-ci en demi-voyelles et muettes, mais parce que plus on pénètre dans les mystères de cette science, plus on y découvre de finesses, qui ne sont pas moins propres à aiguiser l'esprit des enfants qu'à exercer l'érudition et la science la plus profonde.  En effet, toutes les oreilles sont-elles capables de bien saisir les tons 16 de chaque lettre ? Non sans doute, pas plus que de bien saisir les sons des cordes d'un instrument. Mais du moins tout grammairien voudra-t-il descendre dans tous ces détails, jusqu'à reconnaître si nous manquons de quelques lettres nécessaires, non lorsque nous écrivons des mots tirés du grec, car alors nous empruntons à cette langue deux lettres, mais dans les mots purement latins,  comme seruus et uulgus, où le besoin du digamma éolien se fait sentir ? Il est certain aussi qu'il y a un son qui tient le milieu entre U et I ; car nous ne prononçons pas optimum comme opimum, et dans le mot here on n'entend pleinement ni l'e ni l'i.  Le grammairien examinera, d'un autre côté, si, indépendamment de ce signe d'aspiration, qu'on ne peut employer sans admettre le signe contraire, nous n'avons pas de lettres surabondantes, comme le K, qui sert, ainsi que l'H, à caractériser certains noms ; le Q, qui répond à peu près pour l'effet et pour la forme au Koppa des grecs, si ce n'est que nous l'écrivons un peu plus obliquement, et que les grecs n'en font maintenant usage que dans les nombres ; et enfin la dernière de nos lettres, X, dont nous aurions pu nous passer, si nous n'eussions été la chercher. 

À l'égard des voyelles, le grammairien examinera encore si l'usage n'a point donné à quelques-unes force de consonne, puisque l'on écrit iam comme tam, et uos comme Cos. Il aura aussi à remarquer comment on les joint ensemble. Car, par le moyen de cette jonction, tantôt on en fait une diphtongue, à la manière des anciens, chez qui ce redoublement tenait lieu d'accent ; et tantôt on les fait longues toutes deux, ce qui ne peut aller plus loin, à moins qu'on ne s'imagine qu'on peut faire une syllabe de trois voyelles : mais cela ne saurait jamais être, si l'une de ces voyelles ne fait l'office de consonne.  Il recherchera comment deux voyelles semblables ont seules la propriété de se confondre, tandis qu'aucune consonne ne peut s'unir à une seconde sans l'affaiblir. Cependant la lettre I s'appuie sur elle-même dans coniicit formé de iacit, et la lettre U dans uulgus et seruus, comme on les écrit à présent. Il remarquera à ce sujet que Cicéron aimait le redoublement de l'i dans aiio et Maiia et que dans ce cas l'un des deux i devient consonne. 

L'enfant doit donc apprendre ce que chaque lettre a de particulier, ce qu'elle a de commun avec d'autres, et quelles sont celles qui ont de l'affinité entre elles. Il ne s'étonnera plus que de scamno on ait fait scabellum, ou que de pinna, qui veut dire aigu, on ait fait bipennis, qui signifie une hache à deux tranchants ; il ne tombera pas dans l'erreur de ceux qui, persuadés que le mot bipennis vient de duabus pennis, veulent qu'on dise pinnas pour signifier les ailes des oiseaux.  Non seulement il connaîtra toutes ces modifications qui tiennent ou à la conjugaison ou à une préposition, comme secat secuit, cadit excidit, caedit excidit, calcat exculcat, et comment de lauando on a fait lotus et son contraire illotus, et mille autres semblables ; mais encore il saura comment des nominatifs ont changé avec le temps. Car de même que Valesius et Fusius sont devenus Valerius et Furius, de même arbos, labos, vapos, clamos et lases ont eu leur temps.  Et cette même lettre S, que nous avons exclue de tous ces mots, a succédé dans quelques-uns à une autre lettre. Ainsi on disait mertare et pultare pour mersare et pulsare. Bien plus, on disait jadis fordeum et faedus pour hordeum et haedus, en se servant, au lieu d'aspirations, d'une lettre 17 semblable au vav ; tandis que les grecs aspirent ordinairement le φ. De là vient que Cicéron se moque d'un témoin qui ne pouvait prononcer la première lettre du mot Fundanius.  Il fut aussi un temps où nous mettions un b à la place d'autres lettres : de là Burrhus, Bruges et Belena. De duellum on a fait bellum, d'où quelques-uns ont osé dire bellios pour duellios. Parlerai-je de stlocum et de stlites ? de l'affinité qui existe entre le t et le d ?  Aussi ne faut-il pas s'étonner si, sur les vieux monuments de notre ville, et dans quelques-uns de nos temples les plus célèbres, on lit Alexanter et Cassantra. L'o et l'u n'ont-ils pas été employés l'un pour l'autre ? On écrivait Hecoba et notrix, Culchidis et Pulyxena, et cela, non seulement dans les mots tirés du grec, mais dans les mots latins dederont et probaueront. C'est ainsi que d'Ὀδυσσεὺς les Éoliens ont fait Ὀὐδυσσέα, puis les Latins Ulysses.  Enfin l'e n'a-t-il pas été mis à la place de l'i, comme dans Menerua, leber et magester, et Deioue et Vejove pour Dijoui et Vejovi ? Mais il me suffit d'indiquer l'endroit ; car je n'enseigne pas, je montre la route à ceux qui auront à enseigner. Ensuite on s'occupera des syllabes ; sur quoi je ferai quelques observations, quand je parlerai de l'orthographe. Puis le maître fera voir combien le discours a de parties et quelles sont ces parties, quoiqu'on soit peu d'accord sur le nombre ;  car les anciens, et entre autres Aristote et Théodecte, ont enseigné qu'il n'y en avait que trois, le verbe, le nom et la conjonction : sans doute parce que le verbe, étant la parole même, est la substance du discours ; le nom, étant ce dont on parle, en est la matière ; et que ces deux mots ne peuvent s'unir sans le secours d'un troisième, c'est-à-dire d'une conjonction, coniunctio, mot dont on se sert généralement, et qui correspond moins exactement que conuinctio au mot συνδέσμος.  Peu à peu les philosophes, et surtout les stoïciens, ont augmenté ce nombre ; et d'abord aux conjonctions on a ajouté les articles, puis les prépositions ; puis on a ajouté aux noms l'appellation ; ensuite le pronom, ensuite le participe, qui tient de la nature du verbe ; enfin on a joint aux verbes mêmes les adverbes. Notre langue n'exigeant pas d'articles, ils se trouvent confondus avec les autres parties ; mais à toutes celles que j'ai nommées on a encore ajouté l'interjection.  D'autres néanmoins, mais qui peuvent être comptés parmi les auteurs compétents, comme Aristarque, et de nos jours Polémon, n'en ont admis que huit, ne regardant ce que nous nommons vocable, ou appellation, que comme dépendance ou espèce du nom. Mais ceux qui ont vu une différence entre le nom et le vocable en admettent neuf. Il en est néanmoins qui, établissant une distinction plus subtile entre vocable et appellation, veulent que le premier se rapporte seulement aux objets qu'on peut voir ou toucher, comme maison, lit ; et la seconde à ceux qui manquent d'une de ces propriétés ou de toutes deux à la fois, comme vent, ciel, dieu, vertu. Ils ajoutaient aussi deux parties, l'une d'affirmation, comme heu, l'autre d'agrégation, comme fasciatim, ce que je n'approuve pas.  Au surplus, le mot grec προδηγορία est-il bien rendu par vocable ou par appellation, et doit-on ou ne doit-on pas considérer cette partie comme une dépendance du nom ? La question est peu importante, et je laisse à chacun la liberté de la décider comme il lui plaira. 

Mais surtout que les enfants sachent bien dé- 18 cliner les noms et conjuguer les verbes, car c'est le seul moyen de parvenir à l'intelligence de ce qui suivra. Cet avertissement serait superflu, sans la précipitation fastueuse de la plupart des maîtres, qui commencent par où l'on doit finir, et qui, pour faire briller leurs élèves par des connaissances spécieuses, les retardent en voulant leur abréger le chemin.  Mais le maître qui aura et l'instruction suffisante, et la volonté quelquefois non moins rare d'enseigner ce qu'il sait, ne se contentera pas de faire observer qu'il y a trois genres dans les noms, et quels sont les noms qui ont deux genres et même les trois.  Cependant je ne verrai pas tout d'abord un maître dont les soins ne laissent rien à désirer dans celui qui aura fait remarquer qu'il y a des genres communs, appelés épicènes, qui comprennent les deux sexes ; et qu'il y a des noms masculins dont la terminaison est féminine, comme Murena, et des noms féminins dont la terminaison est neutre, comme Glycerium

Un maître qui aime à pénétrer plus avant dans les secrets de son art scrutera l'origine d'une infinité de noms : de ceux, par exemple, qui proviennent de certains signes extérieurs, tels que Rufus et Longus (parmi lesquels il y en a dont l'étymologie a quelque chose de plus obscur, tels que Sylla, Burrhus, Galba, Plautus, Pansa, Scaurus, et autres semblables) ; de ceux qui rappellent des accidents qui ont accompagné la naissance, comme Agrippa, Opiter, Cordus, Postumus ; ou des accidents qui l'ont suivie, comme Vopiscus ; de ceux enfin qui tiennent à d'autres raisons diverses, comme Cotta, Scipion, Laenas, Seranus.  On trouve aussi des noms tirés de certains peuples, de certains lieux, et de beaucoup d'autres causes. C'était autrefois un usage, tombé depuis en désuétude, d'appeler les esclaves d'un nom où entrait celui de leurs maîtres, comme Marcipores, Publipores. Le maître recherchera encore si la langue grecque ne possède pas virtuellement un sixième cas, et la nôtre un septième. Car lorsque je dis hasta percussi, blessés d'une lance, ce mot hasta n'a pas la nature de l'ablatif, de même qu'en grec le mot τῷ δορί n'a pas celle du datif. 

Quant aux verbes, il n'est personne qui ne sache qu'ils ont le genre, le mode, la personne, et le nombre. C'est ce qu'on apprend aux petites écoles, et ce qu'il y a de plus vulgaire dans la science. Mais on peut être embarrassé dans certains temps où la terminaison est équivoque. En effet, il y a certains mots qui donnent lieu de douter si ce sont des participes ou des noms, parce qu'ils ont l'une ou l'autre acception suivant la place qu'ils occupent, comme lectus et sapiens.  Il y a aussi des verbes qu'on prendrait pour des noms, comme fraudator, nutritor.

Cette locution, itur in antiquam siluam, n'a-t-elle pas encore une règle particulière ? car quelle est la première personne d'itur ? Il en est de même de fletur. L'acception du passif dans ce vers :

Panditur interea domus omnipotentis Olympi,

n'est pas la même que dans celui-ci :

Totis

usque adeo turbatur agris !...

 Il y a enfin une troisième forme, comme urbs habitatur, d'où campus curritur, mare nauigatur

Pransus et potus ont une signification différente de celle qu'ils indiquent. Que dirai-je de cette foule de verbes qu'on ne conjugue pas dans tous les modes ? Les uns sont irréguliers, comme fero au prétérit ; les autres ne s'emploient qu'à la troisième personne, comme licet, piget ; d'autres 19 enfin ont quelque ressemblance avec certains mots qui se prennent adverbialement ; car de même qu'on dit noctu et diu, on dit aussi dictu et factu ; les deux derniers mots sont, en effet, des participes, qu'il ne faut pourtant pas confondre avec dicto et facto.

CHAP. V.  Le discours a trois qualités : la correction, la clarté, et l'ornement ; car pour la convenance, qui est la qualité principale, la plupart en font une dépendance de l'ornement. À ces qualités sont opposés autant de défauts. Le maître recherchera donc en quoi consistent les règles de la correction, lesquelles constituent la première des deux parties de la grammaire.  Ces règles portent sur les mots pris isolément, ou joints ensemble. Je prends ici le mot uerbum dans une acception générale ; car il s'entend de deux manières : ou il embrasse dans sa signification tous les mots dont la phrase est composée, et a le sens que lui donne Horace dans ce vers :

Verbaque prouisam rem non inuita sequentur :
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément ;

ou il est une partie du discours, comme je lis, j'écris. Pour éviter cette équivoque, quelques écrivains ont mieux aimé dire uoces, dictiones, locutiones

Les mots considérés isolément sont ou essentiellement latins ou étrangers ; simples ou composés ; propres ou métaphoriques ; usités ou nouveaux. Le plus souvent la qualité d'un mot, pris en lui-même, est purement négative. Car lors même que notre langage est exact, élégant, sublime, ces qualités sont uniquement le résultat de l'ensemble et de l'enchaînement du discours, puisque nous ne louons dans les mots que leur convenance avec les choses.  La seule qualité qu'on puisse y remarquer, c'est la vocalité ou l'euphonie. Voilà pourquoi entre deux mots qui ont même signification et même valeur, on choisit celui qui sonne le mieux. 

Ce qu'il faut d'abord fuir comme une difformité, c'est le barbarisme et le solécisme. Mais comme ces vices trouvent quelquefois leur excuse soit dans l'usage, soit dans l'autorité, soit dans l'antiquité, soit enfin dans un rapport avec quelque beauté (car il est souvent difficile de les distinguer des figures), le grammairien qui ne veut pas se méprendre sur un point d'observation aussi fugitif, doit s'appliquer à bien saisir cette nuance délicate. J'en parlerai plus au long, lorsque je traiterai des figures.  Quoi qu'il en soit, le vice qui affecte les mots pris isolément s'appelle barbarisme.

Est-ce donc à cela, me dira-t-on peut-être, que se réduisent vos magnifiques promesses ? Qui ne sait qu'il y a des barbarismes qu'on fait en écrivant, et d'autres qu'on fait en parlant, par la raison que ce qui est mal écrit doit nécessairement être mal dit, au lieu qu'on peut prononcer d'une manière vicieuse, sans tomber dans la même faute en écrivant ? qui ne sait que les premiers ont lieu par addition ou par retranchement, par substitution ou par transposition ; et les seconds, dans la manière de séparer ou d'assembler les syllabes, d'aspirer ou d'accentuer ?  Tout cela est peu de chose ; mais ce sont des enfants qu'il s'agit d'enseigner, et c'est à des grammairiens que j'adresse mes avis. Que, parmi ces derniers, il s'en trouve qui n'aient que des connaissances grossières et qui ne soient pas allés au- delà du seuil de cette science, ils s'en tiendront aux préceptes vulgaires que renferment les abrégés de certains professeurs ; les doctes, au contraire, y ajoute- 20 ront beaucoup ; et d'abord ils feront remarquer qu'on reconnaît des barbarismes de plusieurs sortes :  le premier, qui naît d'un mot étranger, si, par exemple, on introduit dans le latin un mot africain ou espagnol comme le mot cantus, dont on se sert ordinairement pour désigner la bande de fer qui lie les roues, et que Perse néanmoins emploie comme un mot reçu. Ainsi, dans Catulle, on trouve le mot ploxenum, qui n'est usité que dans les environs du Pô ; et dans le discours de Labiénus, ou, si l'on veut, de Cornelius Gallus, contre Pollion, un séducteur amoureux est appelé casnar, terme emprunté aux Gaulois. Quant au mot mastraca, qui est sarde, Cicéron s'en est servi à dessein et par raillerie.  Le second genre de barbarisme est celui qui est purement intellectuel ; ainsi nous disons d'un homme dont le langage a été emporté, menaçant ou cruel, qu'il a parlé comme un barbare.  Le troisième genre de barbarisme, dont il y a une infinité d'exemples vulgaires, est celui dont on peut se faire une idée en ajoutant une lettre ou une syllabe à un mot quelconque, ou en la retranchant, ou en mettant l'une pour l'autre, ou en la plaçant où elle ne doit pas être.  Mais il y a des maîtres qui, pour faire parade d'érudition, se plaisent à chercher des exemples de barbarisme dans les poètes, et en lisant le texte d'un auteur comme on fait d'abord, commencent par lui faire son procès. Or, il faut qu'un enfant sache que ces fautes sont excusables chez les écrivains en vers, et doivent même quelquefois être regardées comme des beautés. Il vaudra donc mieux choisir des exemples moins ordinaires,  comme celui de Tinga de Plaisance, qui, s'il faut en croire les reproches d'Hortensius, faisait deux barbarismes dans un seul mot, precula pour pergula ; d'abord, par changement de lettre, c pour g ; puis, par transposition r devant e. Ennius fait la même faute deux fois dans Metieo Fufetioeo ; mais il a pour lui le privilège de la poésie.  On admet aussi en prose certaines modifications. Cicéron dit Canopitarum exercitum, quoique les gens du pays disent Canobon ; beaucoup d'écrivains ont autorisé Tharsomenum pour Thrasumenum, quoiqu'il y ait là transposition. Il en est de même de plusieurs autres mots. Car si l'on soutient qu'assentior est conforme au génie de la langue, Sisenna a dit assentio, et beaucoup d'autres l'ont imité, s'appuyant d'ailleurs sur l'analogie ; et si l'on soutient, au contraire, qu'assentio est le vrai mot, on s'écarte de l'usage, qui a accrédité assentior.  Et cependant un grammairien puriste et méticuleux s'imaginera qu'il y a retranchement dans l'un ou addition dans l'autre. Que dire aussi de quelques mots qui, pris en particulier, seraient certainement vicieux, et qui joints ensemble sont très corrects ?  Dua, tre, pondo, sont des barbarismes de différents genres ; cependant tout le monde a dit duapondo et trepondo jusqu'à nous, et ces deux mots ont encore pour eux l'autorité de Messala.  Il peut paraître absurde d'avancer que le barbarisme, qui n'est que le vice d'un mot pris isolément, a lieu aussi par rapport aux nombres et aux genres, comme le solécisme : pourtant scala et scopa, hordea et mulsa, quoiqu'on n'ait à y reprendre ni changement, ni retranchement, ni addition de lettres, ne sont vicieux que par cela seul que le pluriel y est transformé en singulier, et le singulier en pluriel ; et ceux qui ont dit gladia ont péché contre le genre.  Mais je me contente, ici comme plus haut, de signaler en passant cet endroit, pour ne pas ajouter moi- 21 même une question de plus à un art que l'entêtement de quelques rhéteurs n'a déjà que trop compliqué.

Il faut plus de sagacité pour distinguer les fautes qui se font en parlant, parce qu'on ne peut pas en donner d'exemples par écrit, si ce n'est lorsqu'elles se rencontrent dans les vers, comme cette diérèse Europaï, ou le défaut contraire appelé par les grecs synérèse et synalèphe, que nous traduisons par complexion. Tel est ce vers qu'on lit dans Varron :

Cum te flagranti deiectum fulmine Phaeton.

Car, si c'était en prose, on pourrait prononcer toutes les lettres et conserver chaque syllabe. Il y a en outre des fautes contre la mesure, soit lorsqu'on allonge une syllabe brève, comme dans

Italiam fato profugus,

ou qu'on fait brève une syllabe longue, comme dans

Unius ob noxam et furias ;

 Mais ces fautes ne peuvent être remarquées que dans les vers, et même n'y doivent-elles pas être regardées comme telles.  Quant à celles qui altèrent les sons, c'est l'oreille seule qui en est juge, quoiqu'on puisse pourtant demander si dans notre langue une aspiration ajoutée ou supprimée mal à propos n'est point une faute d'orthographe, en admettant que H soit une lettre, et non pas seulement un signe. En effet, l'aspiration a subi chez nous de fréquentes variations avec le temps.  Les anciens en usaient très sobrement, même devant les voyelles ; car ils disaient oedos et ircos. Ensuite on observa longtemps de ne pas employer l'aspiration avec des consonnes, comme dans Graccis et triumpis. Puis tout à coup l'usage en devint si excessif, qu'on voit encore aujourd'hui dans quelques inscriptions, choroncae, chenturiones, praechones : usage qui a donné lieu à une épigramme fort connue de Catulle.  C'est ainsi que sont venus jusqu'à nous uehementer, comprehendere, mihi. On trouve même dans les vieux livres des anciens écrivains, et surtout des poètes tragiques, mehe pour me

Des fautes plus difficiles encore à remarquer sont celles qui se font contre les tons, tenores, que je trouve appelés tonores par les anciens, sans doute par dérivation du mot grec τόνους ou contre les accents, que les grecs appellent προσῳδίας, lorsqu'on met une syllabe aiguë pour une syllabe grave, et réciproquement, comme si l'on faisait aiguë la première syllabe de Camillus ; ou quand on emploie l'accent grave au lieu de l'accent circonflexe,  comme si l'on plaçait l'accent aigu sur la première syllabe de Cethegus, car alors celle du milieu changerait de nature ; ou bien lorsqu'on met un accent circonflexe pour un grave, en confondant les deux dernières syllabes en une, au moyen d'un signe : en quoi on pèche doublement.  Mais cela ne se fait guère que dans les noms grecs, comme Atreus. Dans ma jeunesse, des vieillards fort savants prononçaient ce mot avec un accent aigu sur la première syllabe en sorte que la seconde était nécessairement grave : il en était de même des mots Terei et Nerei.  Telles étaient les règles des accents. Je sais au reste qu'aujourd'hui des savants, et même quelques grammairiens, recommandent et observent de donner quelquefois un ton aigu à la dernière syllabe d'un mot, pour le distinguer d'un autre avec lequel on pourrait le confondre, comme dans ce passage de Virgile :

quae circum litora, circum
piscosos scopulos...

de peur que, si l'on faisait grave la dernière syll- 22 abe, on ne confondît circum, préposition, avec l'accusatif de circus. C'est par la même raison qu'ils prononcent quantum, quale, avec la dernière syllabe grave, lorsque ces mots sont interrogatifs ; et qu'ils font cette même syllabe aiguë, lorsque ces mêmes mots servent de termes de comparaison. Ce n'est, au surplus, que pour les adverbes et les pronoms qu'ils tiennent à cette distinction ; dans tout le reste, ils suivent l'ancienne règle.  Pour moi, je crois que l'exception vient de ce que, dans l'exemple tiré de Virgile, nous lions les mots entre eux. Car lorsque je dis circum litora, j'ai l'air de ne prononcer qu'un seul mot sans division ; et alors, ainsi que dans un seul mot, il n'y a qu'une syllabe aiguë : ce qui a lieu dans cet hémistiche :

...Troiae qui primus ab oris. 

 Il arrive aussi que la loi de la mesure change l'accent : par exemple,

pecudes pictaeque uolúcres ;

car il faut mettre l'accent aigu sur la seconde syllabe de uolucres, parce que, bien que cette syllabe soit brève de sa nature, elle devient longue par position, ou autrement serait un ïambe, sorte de mesure que ne comporte pas le vers héroïque.  Mais, pris séparément, les mots dont nous parlions rentrent dans la règle ; ou, si la coutume l'emporte, il faut abolir les anciennes lois du langage. Ces lois sont plus difficiles à observer chez les grecs, à cause de la diversité des dialectes, et parce que ce qui est vicieux dans l'un est quelquefois correct dans l'autre. Chez nous, au contraire, les règles de l'accentuation sont très simples.  Dans tout mot, sur trois syllabes qui le composent ou qui le terminent, il y en a une d'aiguë, et de ces trois, c'est toujours la pénultième ou l'antépénultième. Si celle du milieu est longue, elle aura l'accent aigu ou circonflexe ; si elle est brève, elle aura toujours un accent grave, et alors l'accent aigu passera sur la syllabe qui la précède, c'est-à-dire l'antépénultième.  Dans tous les mots donc il y a une syllabe aiguë, mais jamais plus d'une, et ce n'est jamais la dernière ; en sorte que dans les mots de deux syllabes c'est toujours la première. En outre, le même mot ne peut pas avoir un accent circonflexe et un accent aigu, puisque le circonflexe se forme du grave et de l'aigu : aussi ni l'un ni l'autre ne peut terminer un mot latin : je dis un mot de plusieurs syllabes, car pour ceux qui n'ont qu'une syllabe, ils reçoivent l'accent aigu ou circonflexe, afin qu'il soit vrai de dire qu'il n'est pas un mot qui n'ait l'accent aigu. 

Il faut ranger parmi les fautes contre les accents ces prononciations vicieuses qu'il n'est pas possible de démontrer par écrit, et qui tiennent à des défauts d'organe. Les grecs, plus heureux que nous à forger des mots, les appellent ἰωκατισμοὺς et λαμδακισμοὺς, ἰσχνότητας, πλατειασμούς, ils ont encore inventé le mot κειλοστομίαν pour peindre l'effet de la voix quand elle semble sortir du fond de la gorge.  Il y a enfin certains sons particuliers et inénarrables, que nous reprochons quelquefois à toute une nation. C'est en se préservant de tous ces défauts qu'on obtiendra une prononciation pure et agréable, ce parler correct que les grecs appellent ὀρθοέπειαa. 

Tous les autres vices sont ceux qui affectent un assemblage de mots. De ce nombre est le solécisme. Cependant on n'est pas d'accord sur ce point. Car ceux même qui reconnaissent que le solécisme gît dans la contexture du discours induisent, de ce qu'on peut le faire disparaître en 23 corrigeant un seul mot, que c'est un vice qui est dans le mot, et non dans le tissu du discours.  Ainsi, par exemple, amarae corticis ou medio cortice font un solécisme de genre. Je ne blâme ni l'un ni l'autre, parce qu'ils sont de Virgile ; mais supposons que l'un des deux soit mal dit, et qu'en corrigeant le mot où il y a faute, on rende la phrase correcte, ce n'en sera pas moins une mauvaise chicane ; car amarae ou medio ne sont ni l'un ni l'autre vicieux, pris isolément ; ils ne le deviennent que parce qu'ils sont joints à un autre mot : or cette jonction ne constitue-t-elle pas le discours ? 

Mais on fait une question plus savante. Peut-il y avoir solécisme dans un mot seul ? si, par exemple, en appelant à soi une seule personne, on dit uenite, ou si, pour en congédier plusieurs, on dit : abi, discede ? Ou bien y a-t-il solécisme, quand la réponse ne s'accorde pas avec l'interrogation, comme si à ces mots : quem uideo ? on répondait : ego ? Quelques-uns vont même jusqu'à penser qu'il y a solécisme dans le geste, toutes les fois que, par un mouvement de la tête ou de la main, on fait entendre le contraire de ce qu'on dit.  Je n'adopte ni ne rejette entièrement ces opinions ; car j'avoue qu'il peut y avoir solécisme dans un mot seul, mais seulement en ce sens qu'il y a quelque chose de sous-entendu qui tient lieu d'un second mot, et à quoi se rapporte le premier : en sorte que le solécisme est dans l'assemblage même de ce qui sert à signifier les choses et de ce qui sert à manifester l'intention de celui qui parle.  Enfin, pour éviter toute subtilité, je dirai que le solécisme a lieu quelquefois dans un mot, mais jamais dans un mot pris absolument.

Combien y a-t-il d'espèces de solécismes, et quelles sont-elles ? c'est un point sur lequel on n'est guère plus d'accord. Ceux dont la division me paraît la plus complète en reconnaissent de quatre sortes, avec la même distinction que pour les barbarismes : le solécisme qui se fait par addition, comme veni de Susis in Alexandriam ; celui qui a lieu par retranchement, ambulo uiam, Aegypto uenio, ne hoc fecit ;  celui qui résulte d'une inversion, qui détruit l'ordre, quoque ego, enim hoc uoluit, autem non habuit. Quant à igitur placé au commencement d'une phrase, on peut douter si c'est un solécisme de ce dernier genre ; car je vois que les plus grands auteurs ont été partagés sur ce point, puisque les uns l'ont souvent placé ainsi, et que chez les autres on n'en trouve aucun exemple.  Quelques-uns ne considèrent pas comme solécismes ces trois vices de langage, et ils appellent l'addition pléonasme ; le retranchement, ellipse ; l'inversion, anastrophe ; prétendant que, si ces figures sont des solécismes, on peut en dire autant de l'hyperbate.  Pour la quatrième espèce, qui consiste à mettre un mot pour un autre, c'est, de l'aveu de tous, un solécisme. Toutes les parties du discours sont susceptibles de ce genre de solécisme, mais particulièrement le verbe, à cause de ses nombreuses modifications. Aussi donne-t-il lieu à des solécismes de genres, de temps, de personnes et de modes, que d'autres appellent état, ou qualités, et qui sont au nombre de six ou de huit ; car il y aura autant de formes de solécismes qu'il y aura d'espèces de modifications.  Ajoutons encore les nombres. Nous en avons deux, le singulier et le pluriel ; les grecs ont de plus le duel. Quelques-uns, cependant, ont voulu voir un duel dans scripsere, legere ; mais la terminaison de ces mots n'a d'autre raison que l'euphonie, comme male merere pour male mere- 24 ris, qu'on trouve chez les anciens ; de sorte que ce qu'on appelle duel, en latin, n'occupe que ces deux places tandis que chez les grecs, le duel existe dans presque toute la conjugaison du verbe et dans les noms, quoique pourtant ils s'en servent très rarement.  Mais pour le nôtre, aucun de nos auteurs ne s'est avisé d'en faire la distinction ; au contraire, ces locutions, deuenere locos, conticuere omnes, consedere duces, prouvent évidemment qu'elles ne s'appliquent nullement à deux personnes. Il en est de même de dixere, quoique Antonius Rufus cite cet exemple comme une preuve du contraire ; car il est certain que l'huissier prononce ce mot après les plaidoiries des avocats, quel qu'en soit le nombre.  Mais quoi ! Tite-Live, dès le début de son histoire, ne dit-il pas : tenuere arcem Sabini ; et peu après : in aduersum Romani subiere ? Enfin quelle autorité préférerai-je à celle de Cicéron, qui s'exprime ainsi dans son Orateur : 'Je ne blâme pas scripsere, mais je crois que scripserunt est plus vrai ?' 

Le solécisme a lieu dans les noms appellatifs et dans les noms proprement dits, en genre, en nombre, comme dans les verbes, et en cas. On peut étendre aux comparatifs et aux superlatifs le solécisme qui consiste à mettre une de ces trois choses à la place d'une autre ; il faut en dire autant de l'emploi du nom patronymique au lieu du nom possessif, et réciproquement.  À l'égard du vice qui affecte la quantité, comme dans magnum peculiolum, il y en a qui pourront y voir un solécisme, parce que le diminutif est mis au lieu du mot intégral. Pour moi, j'y vois plutôt une impropriété ; car c'est dans la signification qu'est l'erreur : or, le solécisme n'est jamais dans le sens, mais dans l'union des mots.  Le participe peut pécher en genre et en cas, comme le nom appellatif ; en temps, comme le verbe ; et en nombre, comme tous les deux. Le pronom comporte aussi le genre, le nombre, et les cas ; et ces diverses propriétés sont susceptibles de cette espèce de faute.  Enfin on fait des solécismes, et en grand nombre, dans les parties des discours ; mais il ne suffit pas de faire cette observation générale, de peur que l'enfant ne s'imagine qu'il n'y a faute que lorsqu'on emploie une partie pour une autre, un verbe au lieu d'un nom, un adverbe au lieu d'un pronom, et autres substitutions semblables.  Car il y a des mots qui ont une sorte de parenté, c'est-à-dire qui appartiennent au même genre, et à l'égard desquels on ne pèche pas moins par le changement d'espèce que par le changement de genre.  Ainsi, an et aut sont des conjonctions, et cependant ce serait mal parler que de dire dans la forme interrogative : hic, aut ille, sit ? ne et non sont des adverbes ; et cependant celui qui dirait non feceris pour ne feceris, tomberait dans la même faute, parce que non est un adverbe de négation, et ne un adverbe de prohibition. Un autre exemple : intro et intus sont des adverbes de lieu : cependant eo intus, intro sum, sont des solécismes.  Les mêmes fautes peuvent avoir lieu dans les différentes espèces de pronoms, d'interjections, et de prépositions. Il y a aussi solécisme, lorsque, dans une phrase sans division, les mots qui précèdent et ceux qui suivent ne s'accordent pas entre eux.  Cependant il y a des locutions qui ont l'apparence de solécismes, et qui pourtant ne peuvent pas être regardées comme vicieuses, telles que tragoedia Thyestes, ludi Floralia ac Megalesia, 25 quoiqu'elles soient aujourd'hui tombées en désuétude, les anciens ne parlaient pas autrement. Nous appellerons donc figures ces locutions, plus fréquentes, à la vérité, chez les poètes, mais permises aussi aux orateurs.  Au reste, une figure est ordinairement fondée sur une raison quelconque, comme je le démontrerai en son lieu, ainsi que je l'ai promis tout à l'heure. Mais ces locutions, qu'on appelle figures, ne laissent pas d'être des solécismes, si celui qui les a employées n'a pas cru parler en style figuré.  Il faut ranger dans la même espèce, quoiqu'ils n'aient rien de figuré, ces noms dont j'ai parlé plus haut, qui sont masculins avec la forme du genre féminin, ou féminins avec celle du genre neutre. Je n'en dirai pas davantage sur le solécisme, car je n'ai pas prétendu composer un traité de grammaire ; mais comme cet art s'est rencontré dans mon chemin, je n'ai pas voulu le laisser passer sans lui faire honneur. 

Maintenant, pour suivre l'ordre que je me suis prescrit, les mots, comme je l'ai dit, sont ou latins ou étrangers. Or, par mots étrangers, j'entends ceux qui nous sont venus de presque toutes les nations, comme il nous en est venu beaucoup d'hommes et beaucoup d'institutions.  Je passe sous silence les Toscans, les Sabins et même les Prénestins ; car quoique Lucilius reproche à Vettius de se servir de leur langage, de même que Pollion a cru remarquer dans Tite-Live quelque chose qui sent le terroir de Padoue, je puis considérer comme Romains tous les peuples de l'Italie.  Plusieurs mots gaulois ont prévalu, tels que rheda et petorritum, qu'on trouve l'un dans Cicéron, l'autre dans Horace. Les Carthaginois revendiquent mappa, usité dans le cirque ; et j'ai entendu dire que gurdus, dont le peuple se sert pour désigner un niais, a une origine espagnole.  Au surplus, dans ma division, j'ai particulièrement en vue la langue grecque, parce que c'est d'elle que la nôtre s'est formée en grande partie, et que même nous nous servons au besoin de mots purement grecs, comme aussi quelquefois les grecs nous font des emprunts. De là naît une question, si ces mots étrangers doivent se décliner de la même manière que les nôtres.  D'abord un grammairien, zélateur de l'antiquité, ne manquera pas de vous dire qu'il ne faut rien changer à la manière latine, attendu que, les Latins ayant un ablatif que les grecs n'ont pas, il serait peu convenable de se servir de leurs cinq cas, et de n'en apporter qu'un seul pour notre part.  Il louera même le zèle de ceux qui, jaloux d'accroître la puissance de la langue latine, ne voulaient pas avouer qu'elle eût besoin de recourir à des lois étrangères. C'est pour cela qu'ils prononçaient Castorem, en faisant longue la syllabe du milieu, parce que c'est ainsi que se prononce notre accusatif dans tous les noms qui ont le nominatif terminé en or. C'est par la même raison qu'ils persistaient à dire Palaemo, Telamo, Plato (Cicéron même appelle ainsi ce dernier), parce qu'ils ne trouvaient pas de nom latin terminé en on.  Ils répugnaient même à la terminaison en as au nominatif des noms grecs masculins : aussi lisons-nous dans Caelius Pelia Cincinnatus, et dans Messala bene fecit Euthia, et dans Cicéron Hermagora. Ne nous étonnons donc plus si la plupart des anciens ont dit Aenea et Anchisa.  Leur raison était que, si l'on eût écrit ces noms comme Maecenas, Suffenas, Asprenas, il aurait fallu que le génitif, au lieu de finir en ae, se terminât par la syllabe tis. De là vient qu'ils mettaient l'accent aigu sur la pénultième des mots Olympus, tyrannus, parce que le génie de notre langue s'oppose 26 à ce qu'on mette l'accent aigu sur la première syllabe, quand c'est une brève suivie de deux longues.  C'est ainsi qu'au génitif ils ont dit  Achilli, Ulyssi, et beaucoup d'autres. Les grammairiens modernes ont établi l'usage de donner aux noms grecs les déclinaisons grecques : ce qui pourtant n'est pas toujours possible. Pour moi, je crois qu'il vaut mieux suivre la manière latine, tant que la convenance le permet ; car je ne dirai pas Calypsonem comme on dit Iunonem, quoique C. César, à l'imitation des anciens, ait adopté cette manière de décliner. Mais l'usage l'a emporté sur l'autorité.  Dans les autres mots qui pourront comporter l'une et l'autre déclinaison, celui qui préfère la forme grecque ne parlera pas latin, à la vérité, mais on n'aura pas sujet de le blâmer. 

Les mots simples sont ceux qui conservent leur état primitif, c'est-à-dire ceux à la nature desquels on n'a rien ajouté. Les mots composés sont des mots simples, précédés tantôt d'une préposition, comme innocens, tantôt de deux, qui quelquefois s'accordent mal entre elles, comme imperterritus, et quelquefois sont compatibles, comme incompositus, reconditus, et comme subabsurdum, dont se sert Cicéron ; ou bien ce sont pour ainsi dire deux corps en un, comme maleficus.  Car je n'accorde pas que notre langue comporte un mot composé de trois, quoique Cicéron dise que capsis est formé de cape si uis, et qu'il y ait des gens qui prétendent également que Lupercalia est composé de trois parties du discours, luere per caprum.  Car pour le mot Solitaurilia, on ne doute plus qu'il ne vienne de sus, ovis et taurus, et en effet ce sont les trois animaux que l'on immole dans ce sacrifice, dont on voit aussi la description dans Homère : mais ces composés sont moins trois mots que trois particules de mots. Et Pacuvius, qui a voulu joindre à deux mots, non pas un troisième, mais seulement une préposition, a fait évidemment un assemblage insupportable dans le vers suivant :

...Nerei
repandirostrum incuruiceruicum pecus. 

La seconde espèce de mots, dont nous parlons, se compose soit de deux mots latins entiers, comme superfui, subterfugi (encore est-ce une question si ce sont là des mots entiers), soit d'un mot entier et d'un mot corrompu, comme maleuolus ; soit d'un mot corrompu et d'un mot entier, comme noctiuagus ; soit de deux mots corrompus, comme pedisequus ; soit d'un mot latin et d'un mot étranger, comme biclinium, ou d'un mot étranger et d'un mot latin, comme epitogium, Anticato ; soit enfin de deux mots étrangers, comme epirhedium, car dans ce dernier la préposition ἐπὶ est grecque, rheda est gaulois, et ni les grecs ni les Gaulois ne se servent de ce composé. De ces deux mots empruntés à deux langues étrangères, les Romains en ont fait un qui leur appartient. 

Souvent aussi les prépositions sont corrompues par cette alliance, comme dans abstulit, aufugit, amisit, quoique isolément la préposition soit ab ; et dans coit, quoique la préposition soit con. Il en est de même dans ignaui, erepti, et autres semblables.  Mais en général cet alliage de mots différents nous réussit moins qu'aux grecs ; et cela, je crois, tient moins à la nature des deux langues qu'à notre engouement pour ce qui est étranger : ainsi nous admirons le κυρταύχενα des grecs ; et notre incuruiceruicum, nous avons peine à l'entendre sans rire. 

Les mots propres sont ceux qui conservent 27 leur signification primitive ; les métaphoriques sont ceux qui reçoivent du lieu où ils sont placés un sens autre que celui qu'ils ont naturellement.

Quant aux mots usités, ce sont ceux dont l'emploi est le plus sûr. Ce n'est pas sans quelque danger qu'on en crée de nouveaux ; car s'ils sont accueillis, ils ajoutent peu de mérite au discours ; et s'ils ne le sont pas, ils nous donnent même du ridicule.  Cependant il faut oser, parce que, comme le dit Cicéron, ce qui d'abord a paru dur s'adoucit par l'usage. Quant aux onomatopées, elles ne sont nullement permises à notre langue. Qui en supporterait du genre de celles qu'on admire avec raison dans la langue grecque, comme λίγξε βιὸς et σίζε ὀφθαλμός ? On oserait à peine dire baIare et hinnire, si ces mots n'étaient consacrés par l'antiquité.

CHAP. VI  Il y a des règles à observer, soit en parlant, soit en écrivant. Le langage a pour fondement la raison, le temps, l'autorité, l'usage. La raison s'appuie principalement sur l'analogie et quelquefois sur l'étymologie. Le temps donne aux mots anciens une sorte de majesté, et, pour ainsi dire, de sanction religieuse.  L'autorité se tire ordinairement des orateurs et des historiens. Car, pour les poètes, ils ont leur excuse dans la nécessité de la mesure, si ce n'est lorsqu'étant libres de choisir entre deux manières de parler, ils préfèrent l'une à l'autre, comme dans les exemples suivants : imo de stirpe recisum..  aëriae quo congessere palumbes... silice in nuda, et autres semblables : en quoi on peut fort bien les imiter, parce qu'alors le jugement de ces maîtres en éloquence supplée la raison, et qu'il y a même de l'honneur à s'égarer sur les traces de pareils guides.  Quant à l'usage, c'est le maître le plus sûr, et l'on doit se servir hardiment du langage établi, comme de la monnaie marquée au coin de l'État.

Mais tout cela exige beaucoup de discernement, surtout l'analogie, mot tiré du grec, et auquel correspond dans notre langue celui de rapport

L'analogie consiste à rapporter ce qui est douteux à quelque chose de semblable qui ne l'est pas, à prouver l'incertain par le certain : ce qui a lieu de deux manières, ou par la comparaison de deux mots semblables, principalement par rapport aux syllabes finales (voilà pourquoi l'on dit qu'il ne faut pas demander raison de ceux qui n'en ont qu'une), ou par les diminutifs.  Par la comparaison, on découvre le genre ou la déclinaison des noms : le genre ; on veut savoir si funis est masculin ou féminin, on le compare, par exemple, à panis : la déclinaison ; on doute s'il faut dire hac domu ou hac domo, domuum ou domorum : on compare domus à des mots semblables, anus, manus.  Par les diminutifs, on trouve seulement le genre : ainsi, pour m'en tenir au même exemple, funiculus démontre que funis est masculin.  La comparaison se fait de la même manière pour les verbes. Si quelqu'un, à l'imitation des anciens, prononçait brève la pénultième de feruere, il serait convaincu de mal parler, parce que tous les verbes qui ont l'indicatif terminé en eo, lorsque l'infinitif de ces verbes est en ere, ont toujours ce premier e long, prandeo, pendeo, spondeo, prandere, pendere, spondere ;  tandis que ceux qui n'ont qu'un o à l'in- 28 dicatif, et qui ont aussi l'infinitif en ere, comme lego, dico, curro, ont cet e bref, legere, dicere, currere, quoique Lucilius ait dit :

Feruit aqua et feruet : feruit nunc, feruet ad annum. 

Car, avec tout le respect que je dois à un homme si savant, si, selon lui, feruit est semblable à currit et legit, il faudra dire feruo, comme on dit curro et lego ; ce que je n'ai jamais vu. Aussi la comparaison n'est-elle pas exacte ; car l'analogue de feruit est seruit, et il faudra dire conséquemment feruire comme on dit seruire.  On découvre aussi quelquefois l'indicatif à l'aide des temps obliques. Je me souviens d'avoir ramené à mon avis des personnes qui me reprenaient de m'être servi du prétérit pepigi. Ils convenaient bien que de grands écrivains l'avaient employé ; mais ils prétendaient que la règle ne le permettait pas, parce que le présent de l'indicatif ayant la nature de la voix passive, devait faire au prétérit pactus sum ;  et moi, outre l'autorité des orateurs, je me fondais encore sur l'analogie. En effet, en lisant dans les XII Tables ni ita pagunt, j'étais conduit par son analogue cadunt à reconnaître que l'indicatif, tombé depuis en désuétude, était pago comme cado, et qu'ainsi il n'était pas douteux qu'en disant pepigi je suivais la même règle que pour cecidi

Souvenons-nous néanmoins que l'analogie ne peut être une règle universelle, puisqu'on la trouve en contradiction avec elle-même dans beaucoup de cas. Il est vrai que certains érudits la défendent autant qu'ils peuvent. Par exemple, qu'on leur fasse remarquer que lepus et lupus, qui ont le même nominatif, sont néanmoins fort différents dans les cas et dans les nombres, ils répondront que ces deux noms ne sont pas de même espèce, que lepus est épicène et lupus masculin, quoique Varron dans son livre sur les commencements de Rome fasse lupus féminin, après Ennius et Fabius Pictor.  Si vous leur demandez pourquoi aper fait apri, tandis que pater fait patris, ils diront que le premier est un nom absolu et le second un nom relatif ; en outre, comme ces deux mots viennent du grec, ils recourront à cette raison, que le latin suit la déclinaison grecque, patris πατρὸς, apri κάρπου.  Mais comment s'en tireront-ils quand on leur fera remarquer que des noms, même féminins, qui ont le singulier nominatif en us, n'ont jamais le génitif terminé en ris, et que cependant Venus fait Veneris ; que ceux qui ont le nominatif en es, quelque diversifié que soit le génitif, ne l'ont jamais en ris ; et qu'il faut dire cependant Ceres Cereris ?  Parlerai-je des mots qui, avec un nominatif ou un indicatif entièrement semblables, reçoivent des inflexions différentes, comme Alba qui fait Albanos et Albenses ; uolo qui fait uolui et uolaui ? L'analogie reconnaît elle-même que les verbes dont l'indicatif est terminé en o à la première personne varient à l'infini leurs prétérits, cado cecidi, spondeo spopondi, pingo pinxi, lego legi, pono posui, frango fregi, laudo laudaui.  C'est que l'analogie n'est pas descendue du ciel au moment de la formation de l'homme, pour lui apprendre à parler ; mais elle a été découverte après la parole, et après que le langage eut donné lieu à des remarques sur les désinences de certains mots. Ce n'est donc pas sur la raison que se fonde l'analogie, mais sur l'exemple ; elle n'est donc pas la loi du langage, mais le résultat de l'observation ; de sorte que l'analogie n'a d'autre origine que 29 l'usage.  Il se rencontre pourtant des gens qui, par un travers insupportable et sous prétexte de rester fidèles à l'analogie, s'obstinent à dire audaciter au lieu d'audacter, quoique tous les orateurs emploient ce dernier ; emicauit au lieu de emicuit, conire au lieu de coire. Laissons-leur donc aussi audiuisse, sciuisse, tribunale, faciliter ; souffrons qu'ils disent frugalis et non frugi ; car autrement d'où viendrait frugalitas ?  qu'ils relèvent deux solécismes dans centum millia nummum et fidem deum, parce que ces locutions pèchent contre les cas et contre les nombres. Nous ne nous en doutions pas, en effet et c'était sans le savoir que nous nous conformions à l'usage et à la convenance, en cela comme en bien d'autres façons de parler que Cicéron a discutées divinement, comme tout le reste, dans l'Orateur.  Citerai-je Auguste, qui, dans ses lettres à C. César, le blâme de préférer calidum à caldum ; non que le premier ne soit pas latin, dit-il, mais parce qu'il a quelque chose de choquant et de recherché, περίεργον, mot grec dont il se sert ? 

Voilà pourtant, suivant certaines personnes, ce qui seul constitue la correction du langage. Certes, je suis loin de l'exclure. Quoi de plus nécessaire, en effet, que la correction ? Je veux même qu'on s'y attache autant que possible, et qu'on résiste longtemps aux novateurs. Mais quand des mots n'ont plus cours, quand ils sont abrogés, il y a une sorte d'impertinence et de prétention puérile dans les petites choses à vouloir les conserver.  Car ce savant, qui en saluant prononçait auete sans aspiration et en allongeant la pénultième (la règle veut en effet auere), aurait pu dire aussi calefacere et conseruauisse plutôt que calfacere et conseruasse ; il aurait pu dire encore face, dice, et autres.  C'est le droit chemin, dira-t-on ; qui le nie ? mais à côté il y en a un plus doux et plus fréquenté. Cependant, ce qui me moleste le plus, ce n'est pas de les voir se permettre, je ne dis pas de chercher le nominatif par les cas obliques, mais de le changer, et de dire, par exemple, ebor et robor pour ebur et robur, que les grands auteurs ont toujours dit et écrit de la sorte ; et cela sous prétexte que ces mots font eboris et roboris au génitif, tandis que sulfur et guttur gardent l'u au même cas. C'est par la même raison que iecur et femur ont fait question :  ce qui n'est pas moins exorbitant que si l'o était substitué à l'u dans le génitif de sulfur et de guttur, parce qu'on dit eboris et roboris, à l'exemple d'Antonius Gniphon, qui convient à la vérité qu'on doit dire robur, ebur, et même, ajoute-t-il, marmur ; mais qui veut que ces mots fassent au pluriel robura, ebura, marmura.  Mais si l'on eût fait attention à l'affinité des lettres, on aurait vu que de robur on a fait roboris, comme de miles, limes, on a fait militis, limitis, de iudex, uindex, iudicis, uindicis, et autres dont j'ai déjà touché quelque chose.  D'ailleurs, comme je le disais, n'y a-t-il pas des noms qui, avec la même terminaison au nominatif, prennent des formes toutes différentes dans les cas obliques ? Virgo, Iuno ; fusus, lusus ; cuspis, puppis, et mille autres ? N'y a-t-il pas même quelques noms qui n'ont pas de pluriel, d'autres pas de singulier ? N'y en a-t-il pas qui sont indéclinables, d'autres qui, immédiatement après le nominatif, changent totalement, comme Iuppiter ?  Ce qui a lieu aussi dans les verbes, comme fero, dont le prétérit parfait tuli ne se 30 retrouve pas dans les autres temps. Au reste, il importe peu que certains mots n'existent pas, ou soient insupportables à l'oreille. Quel sera, par exemple, le génitif singulier de progenies, ou le génitif pluriel de spes ? comment arrivera-t-on à former les prétérits passifs et les participes de quire et ruere ?  Que dirai-je d'autres mots du genre de senatus ? doit-on dire senatus senatus senatui ou senatus senati senato ? C'est pourquoi il me semble qu'on a dit assez heureusement qu'autre chose est de parler latin, autre chose de parler grammaticalement. Mais en voilà peut-être trop sur l'analogie. 

L'étymologie, qui s'occupe de l'origine des mots, est appelée par Cicéron notatio, parce qu'elle est désignée chez Aristote sous le nom de σύμνολον qui veut dire signe ; car il se défie du mot ueriloquium, qu'il a créé lui-même, et qui est la traduction littérale d'ἐτυμολογία. D'autres, qui se sont attachés au sens virtuel du mot l'appellent originatio.  L'étymologie est nécessaire toutes les fois que la chose dont il s'agit a besoin d'interprétation. Ainsi M. Caelius prétendait qu'il était ce qu'on appelle homo frugi, non pas qu'il fût tempérant, car il ne pouvait mentir à ce point, mais parce qu'il était utile à beaucoup de monde, c'est-à-dire fructueux, fructuosus, d'où venait, disait-il, frugalitas. C'est donc dans les définitions qu'on fait particulièrement usage de l'étymologie.  Elle sert aussi quelquefois à distinguer des termes barbares de ceux qui sont corrects : elle examine par exemple, si on doit appeler la Sicile Triquetram ou Triquedram ; si l'on doit dire meridies ou medidies ; et ainsi d'autres mots, qui se plient à l'usage.  Au surplus, elle réclame beaucoup d'érudition, soit qu'elle s'exerce sur les mots que nous avons tirés du grec, et qui sont en grand nombre, surtout ceux qui se déclinent suivant le dialecte éolien, avec lequel notre langue a le plus de rapport, soit qu'elle recherche dans les traditions des anciens historiens l'origine des noms d'hommes, de lieux, de nations, de villes ; d'où sont venus les noms de Brutus, Publicola, Pythicus ; ceux de Latium, d'Italie, de Beneuentum ; quelle raison on a eue de dire le Capitole, le mont Quirinal, l'Argilète

Je ne parle pas de ces recherches minutieuses dans lesquelles se consument particulièrement certains amateurs passionnés de l'étymologie, qui se servent de mille détours pour y ramener les mots un peu altérés, et qui pour cela font brèves les lettres ou syllabes qui sont longues, ou longues celles qui sont brèves, en ajoutent ou en retranchent, ou même les changent. Cela dégénère, dans les esprits faux, en puérilités tout à fait misérables, jusqu'à rechercher, par exemple, si consul vient de consulere dans le sens de pourvoir ou dans celui de juger. En effet, les anciens employaient ce mot dans cette dernière acception, d'où nous est resté : rogat boni consulas, c'est-à-dire bonum iudices ;  si c'est à cause de l'âge qu'on a appelé les sénateurs de ce nom, car on les appelle aussi patres ; si rex vient de regere, et une foule d'autres mots qui ne font pas question. Je veux bien qu'on recherche l'origine de tegulae, de regulae, et d'autres semblables ; je veux que classis vienne de calare, lepus de leuipes, uulpes de uolipes :  mais sera-ce une raison pour admettre que l'étymologie de quelques mots doive se tirer précisément de leurs contraires ? que lucus, bois sacré, vient de lucet, parce que l'épaisseur du feuillage laisse à peine entrer le jour, parum lucet ; que ludus, école, vient de lusus, jeu, parce qu'il n'y a rien qui ait moins de 31 rapport avec le jeu ; que Pluton est appelé ditis parce qu'il n'est rien moins que riche ? que homo vient d'humus, parce que l'homme est né de la terre ; comme si tous les animaux n'avaient pas la même origine, ou comme si les premiers hommes avaient donné un nom à la terre avant de s'en donner un à eux-mêmes ? Croirai-je que uerbum est une contraction de aer uerberatus, parce que la parole frappe l'air ?  Continuons, et nous en viendrons jusqu'à croire que stella, étoile, vient de luminis stilla, goutte de lumière. L'auteur de cette étymologie est pourtant un homme distingué dans les lettres : mais il serait peu convenable à moi de le nommer dans un endroit où je ne fais mention de lui que pour le blâmer.  Mais quant à ceux qui ont composé des livres sur ces sortes de recherches, comme ils n'ont pas craint d'y mettre leurs noms, je citerai, entre autres, Gavius qui s'applaudissait de dire caelibes, célibataires, dans le sens de caelites, habitants des cieux, parce que les célibataires sont exempts du plus pesant des fardeaux ; et qui alléguait, à l'appui de son interprétation, le mot grec ἠϊθέος, qui veut dire aussi célibataire, et a, selon lui, la même origine. Modestus ne lui cède en rien pour l'invention ; car il prétend qu'on a donné le nom de caelebs à celui qui n'a point de femme, à cause de Caelus, que Saturne avait mutilé. Pituita, dit AeIius, a pour étymologie quia petat vitam, parce que la pituite attaque la vie.  Mais qui n'aura pas droit à l'indulgence après Varron, qui voulait persuader à Cicéron qu'ager, champ, vient du mot agere, agir, parce qu'il y a toujours à faire dans un champ ; et que graguli, les geais, sont ainsi nommés parce qu'ils volent par troupe, gregatim ; tandis qu'il est évident qu'ager est tiré du grec, et que gragulus est imité du cri de ces oiseaux ?  Mais Varron attachait tant de prix aux étymologies, que, selon lui, merula, merle, s'appelle ainsi parce qu'il vole seul, mera uolans. Quelques-uns n'ont pas fait difficulté de comprendre dans l'étymologie toutes les causes des noms : par exemple, les qualités extérieures, d'où sont venus, comme je l'ai dit, les surnoms de Longus et de Rufus ; le son, dont l'imitation a produit stertere, murmurare. Ils y ont joint les dérivés, comme uelocitas de uelox, et les composés, qui, pour la plupart, ont incontestablement, comme les dérivés, quelque primitif d'où ils tirent leur origine, mais pour lesquels il est superflu de recourir à la science, dont on doit, en matière d'étymologie, réserver l'emploi pour les cas douteux. 

Pour ce qui est des vieux mots, non seulement ils ont d'illustres partisans, mais il est certain qu'ils donnent au discours une sorte de majesté qui n'est pas sans charme. À l'autorité du temps ils joignent l'attrait de la nouveauté, à cause de leur désuétude.  Mais il faut en user sobrement, et n'en faire un emploi ni trop fréquent ni trop saillant, car rien ne déplaît tant que l'affectation. Il faut se garder surtout de les aller chercher dans des temps trop reculés et trop obscurs, comme les mots topper, antegerio, exanclare, prosapia, ou comme les vers des Saliens, à peine compris de ces prêtres eux-mêmes.  Quant à ceux-ci, la religion interdit d'y rien changer, et il faut s'en servir comme de choses consacrées. Mais pour le langage ordinaire, dont la clarté est la qualité principale, que serait-ce s'il avait besoin d'interprétation ? En un mot, il faut préférer dans les mots nouveaux les plus anciens, et dans les anciens les plus nouveaux. 

Il faut procéder de la même manière par rapport à l'autorité. Quoiqu'à la rigueur on ne pèche pas en se servant des mots qu'ont émis de grands écrivains, il importe beaucoup de regarder non seulement à ce qu'ils ont dit, mais encore jusqu'à 32 quel point ce qu'ils ont dit est accrédité. Qui de nous tolérerait aujourd'hui tuburchinabundum ou lurchinabundum, quoique ces mots soient de Caton ; ou hi lodices que Pollion aimait ; ou gladiola de Messala ; ou parricidatus qui paraît à peine supportable dans Caelius ? Calvus ne me fait pas approuver colli, et tous ces écrivains eux-mêmes ne parleraient pas ainsi aujourd'hui. 

Reste donc l'usage ; car il serait presque ridicule de préférer la langue qu'on a parlée à celle qu'on parle. Ce vieux langage, en effet, qu'est-ce autre chose que l'ancien usage de parler ? Mais ce que je dis a besoin d'être raisonné, et il faut d'abord établir ce qu'on doit entendre par usage.  Si nous appelons ainsi ce que fait la majorité, nous émettrons un précepte très dangereux, non seulement pour le langage, mais, ce qui est plus important, pour les mœurs. D'où nous viendrait tant de bonheur, en effet, que ce qui est bien eût le suffrage de la majorité ? De même donc que, bien que la manie de s'épiler, de se couper les cheveux par étages, de boire avec excès dans le bain, ait envahi la ville, cette manie n'a rien de commun avec l'usage, parce que rien de tout cela n'est à l'abri du blâme, et que l'usage se borne à se baigner, à se raser, à prendre ses repas ; de même, dans le langage, si des locutions vicieuses viennent à se propager, elles ne doivent pas pour cela faire autorité.  Car, sans parler des fautes qui échappent journellement aux ignorants, n'entendons-nous pas souvent le peuple entier, dans les théâtres ou au cirque, pousser des exclamations barbares ? J'appellerai donc usage, pour parler, le consentement des personnes éclairées, comme j'appellerai usage, pour la manière de vivre, le consentement des honnêtes gens.

CHAP. VII.  Nous avons exposé les règles qu'il faut observer en parlant : passons à celles qu'il faut observer en écrivant. Ce que les grecs appellent ὀρθογραφία, nous l'appelons l'art d'écrire correctement : art qui ne consiste pas à connaître de quelles lettres se compose chaque syllabe (ce qui serait même au-dessous de la profession du grammairien), mais qui, selon moi, consiste uniquement à éclaircir l'ambiguïté des mots.  Sans doute ce serait une ineptie que de marquer d'un accent toutes les syllabes longues, la plupart se reconnaissant facilement pour telles par la nature même du mot qu'on écrit ; mais quelquefois cet accent est nécessaire lorsque la même lettre donne lieu à un sens différent, selon qu'elle est brève ou longue,  comme dans malus, où l'accent indique s'il s'agit d'un arbre ou d'un homme méchant, et dans palus, qui a deux significations, suivant que la première ou la seconde syllabe est longue ; et comme la même lettre est brève au nominatif et longue à l'ablatif, cette marque est ordinairement nécessaire pour indiquer si c'est l'un ou l'autre qu'il faut entendre.  C'est par la même raison que des grammairiens voulaient qu'on distinguât les verbes composés de la préposition ex, et qui commencent par une s, d'avec ceux qui commencent par un p, comme specto et pecto, en écrivant exspecto et expecto, l'un avec une s et l'autre sans s.  Beaucoup ont observé aussi d'écrire ad, quand il est préposition, avec un d, et, quand il est conjonction, avec un t ; ou encore d'écrire quum par quom, quand il marque le temps ; par un c, suivi 33 de um quand il est préposition,  et autres minuties plus insipides encore, comme d'écrire quidquid avec un c à la quatrième lettre, quicquid, de peur qu'on ait l'air de faire une double interrogation ; et quotidie au lieu de cotidie, comme plus conforme à quot diebus. Mais tout cela est aujourd'hui abandonné de ceux mêmes qui se complaisaient dans ces sortes de puérilités.  On demande souvent si, en écrivant, il convient de conserver le son que rendent les prépositions quand elles sont jointes à un mot, ou celui qui leur est propre quand elles sont isolées, comme dans le mot obtinuit, où la raison demande un b à la seconde lettre, quoique l'oreille entende plutôt le son du p, et dans le mot inmunis,  où cette n, qui est la lettre véritable, se trouvant surmontée par le son de la syllabe suivante, se change en une double m.  Il faut aussi prendre garde, quand on est obligé de partager les mots, si la consonne du milieu appartient à la syllabe qui précède, ou à celle qui suit. Ainsi, dans haruspex, la dernière partie de ce mot venant du verbe spectare, la lettre s appartient à la troisième syllabe, et dans abstemius, mot composé de abstinentia temeti, abstinence de vin, la lettre s sera laissée à la première syllabe.  Quant au k, je crois qu'on ne doit jamais s'en servir, si ce n'est lorsqu'étant seul il signifie tout un mot. Je fais cette remarque parce qu'il y a des gens qui se persuadent que cette lettre est nécessaire toutes les fois qu'elle est suivie d'un a, quoique nous ayons la lettre c, qui communique sa force à toutes les voyelles.  Au reste, l'orthographe est aussi soumise à l'usage, et c'est pour cela qu'elle a souvent changé. Car je ne parle pas de ces temps reculés où la langue n'avait qu'un petit nombre de lettres, qui même différaient encore de celles d'aujourd'hui pour la forme et pour la valeur, comme la lettre o, qui, chez les grecs ainsi que chez nous, est tantôt brève, et quelquefois est employée pour la syllabe qu'elle exprime par son nom :  ne savons-nous pas que les anciens Latins terminaient plusieurs mots par un d, comme on le voit encore sur la colonne rostrale élevée à Duillius dans le forum. Ils en terminaient d'autres par un g, comme nous le voyons aussi sur l'autel du Soleil, près le temple de Quirinus, où on lit uesperug pour uesperugo.  Il est inutile encore de répéter ici ce que j'ai dit de certaines lettres qu'ils changeaient en d'autres ; car probablement ils parlaient comme ils écrivaient.  Il a été longtemps fort en usage de ne pas doubler les demi-voyelles ; et au contraire, jusqu'au temps d'Accius et par-delà, on écrivait les syllabes longues en doublant, comme je l'ai dit, les voyelles.  On a conservé plus longtemps encore celui de joindre l'e et l'i, et de s'en servir comme les grecs se servent de ει. On a même établi des règles pour marquer les cas et les nombres où cette jonction avait lieu, comme on le voit dans Lucilius :

Jam pueri uenere : E postremum facito, atque i,
ut pueri plures fiant.

et ailleurs :

Mendaci furique addes E, quum dare furi
Jusseris.

Mais cela me paraît superflu, parce que l'i est aussi bien long que bref de sa nature ; et même cela peut avoir quelquefois de l'inconvénient. En effet, dans les mots qui ont un e pour pénultième et qui se terminent par un i long, si on adoptait cette manière, il faudrait dire aureei, argenteei, etc.,  ce qui serait fort embarrassant pour ceux 34 qui apprennent à lire. C'est ce qui arrive aux grecs par l'addition de la lettre i qu'ils mettent non seulement à la fin des datifs, mais quelquefois au milieu même du mot, comme dans ΛΗΙΣΤΗΙ parce que cette interposition est nécessaire pour faire ressortir l'étymologie en divisant les syllabes.  Quant à leur diphtongue αι, dont nous avons changé la seconde lettre en e, les anciens en variaient la prononciation par a et i, les uns toujours à la manière des grecs, les autres seulement au singulier, pour le génitif et le datif. De là vient qu'on trouve dans Virgile, qui était passionné pour l'antiquité, pictaï uestis et aquaï ;  mais au pluriel des mêmes noms ils mettaient un e au milieu de l'i, et disaient hi Galbae, Syllae. Nous avons là-dessus un précepte de Lucilius, que je ne rapporte pas parce qu'il est trop longuement développé, mais qu'on peut lire dans son neuvième livre. 

Mais sans remonter si haut, du temps de Cicéron, et même un peu après, n'était-on pas dans l'usage de doubler la lettre s, soit qu'elle fût entre deux voyelles longues, soit qu'elle en fût précédée, comme caussae, cassus, diuissiones ? C'est ainsi que cet orateur et même Virgile écrivaient : leurs manuscrits autographes en font foi.  Or, un peu avant eux, le mot iussi, que nous écrivons avec deux s, ne s'écrivait qu'avec une. On tient que c'est dans une inscription de C. César qu'on a commencé à écrire optimus, maximus, au lieu d'optumus, maxumus.  Nous disons maintenant here, et je lis dans nos anciens comiques heri ad me uenit ; et même dans des lettres qu'Auguste a écrites ou corrigées de sa main, on trouve aussi heri.  Caton le Censeur n'écrivait jamais dicam, faciam, mais dice facie, et il modifiait ainsi, dans les autres verbes, les temps qui ont cette terminaison. On peut le voir dans les anciens livres qui nous restent de lui ; et Messala en a fait l'objet d'une remarque dans son traité sur la lettre s.  On trouve dans beaucoup de livres sibe et quase ; mais peut-être était-ce l'intention des auteurs. Pédianus m'apprend que Tite-Live écrivait ainsi, et lui-même a suivi Tite-Live. Nous terminons maintenant ces mots par un i. 

Que dirai-je de uortices, uorsus, et autres mots semblables, dans lesquels Scipion l'Africain passe pour avoir le premier changé l'e en o ?  Nos maîtres, dans mon enfance, écrivaient ceruos et seruos par un u et un o, parce que deux mêmes voyelles, à la suite l'une de l'autre, ne pouvaient se réunir et se confondre en un même son. Maintenant ces mots s'écrivent avec un double u, comme on vient de le voir ; mais ni l'une ni l'autre de ces deux manières ne rend le son que nous voudrions exprimer ; et ce n'était pas à tort que Claudius employait, pour ce cas, le digamma éolien.  Une réforme que nous avons eu raison de faire, c'est d'écrire cui au datif avec les trois lettres dont je me sers ici, au lieu de quoi, si épais à prononcer, et qu'on écrivait ainsi dans mon enfance, pour le distinguer du nominatif qui

Que dire enfin de ces mots qui s'écrivent autrement qu'ils ne se prononcent ? Par exemple, la lettre majuscule C signifie Gaius, et cette même lettre renversée désigne une femme ; car on voit par nos cérémonies nuptiales que ce nom se donnait aux femmes comme aux hommes.  Gnaeus ne répond nullement, pour la prononciation, à la lettre dont on se sert pour indiquer ce prénom.  35 Nous lisons columa pour columna, et coss. avec deux s pour consules ; enfin quand on veut écrire Subura en abrégé, la troisième lettre est un C. Je pourrais rapporter beaucoup d'autres exemples de ce genre, mais je craindrais d'excéder les bornes dans une question aussi peu importante.  C'est au grammairien à interposer son jugement, qui, en tout ceci, est la meilleure autorité.

Pour moi, j'estime qu'à moins que l'usage n'en ait autrement ordonné, tous les mots doivent s'écrire comme ils se prononcent.  Car les lettres servent à conserver les paroles, et à les rendre comme un dépôt au lecteur. Elles doivent donc exprimer ce que nous dirions. 

Voilà à peu près tout ce qui constitue l'art de parler et d'écrire correctement. Quant aux deux autres parties, qui consistent dans la clarté et l'ornement, je ne les ôte pas au grammairien ; mais comme il me reste à parler des fonctions du rhéteur, je les réserve pour une place plus importante. 

Il me revient encore à l'esprit que quelques personnes pourront regarder ce que je viens de dire comme peu digne d'attention, et de nature même à nuire à des études d'un ordre plus relevé. Je leur réponds que moi-même je ne crois pas qu'on doive porter le scrupule à l'excès, et descendre à de misérables minuties, qui ne sont bonnes qu'à appauvrir et rapetisser l'esprit ;  mais je crois en même temps que, dans la grammaire, il n'y a de nuisible que ce qui est superflu. Cicéron a-t-il été moins grand orateur pour avoir approfondi cette science, et pour avoir été envers son fils un censeur rigoureux du langage, ainsi qu'on le voit dans ses lettres ? Les livres publiés par César sur l'analogie ont-ils ôté quelque chose à la vigueur de son génie ?  Messala est-il un écrivain moins brillant pour avoir composé des traités entiers, non seulement sur les mots en particulier, mais même sur les lettres ? ces connaissances ne nuisent pas à ceux qui les traversent pour aller plus loin, mais à ceux qui s'y arrêtent.

CHAP. VIII.  Reste la lecture. Elle a pour objet d'apprendre à l'enfant quand il doit s'arrêter pour reprendre haleine, où le vers se partage, où le sens finit, où il commence, quand il faut élever ou abaisser la voix, ce qui doit être prononcé avec une inflexion lente ou rapide, douce ou animée : ce qui ne peut guère se démontrer que dans la pratique.  Or, je n'ai qu'une chose à recommander à cet égard : pour bien faire tout cela, qu'il comprenne bien ce qu'il lit. Qu'il s'accoutume surtout à lire d'un ton mâle, qui ait à la fois de la gravité et de la douceur. Et puisque ce sont des vers, et que les poètes disent eux-mêmes qu'ils chantent, le ton ne doit pas être le même que pour la prose, sans dégénérer pourtant en une modulation languissante et efféminée ; défaut presque général aujourd'hui, et qui donna occasion à un bon mot de C. César, lorsqu'il portait encore la robe prétexte : Si vous chantez, disait-il, vous chantez mal ; si vous prétendez lire, vous chantez.  Je ne suis pas non plus de l'avis de certaines personnes qui veulent qu'on lise les prosopopées sur le ton d'un comédien ; seulement, une certaine inflexion est nécessaire pour les distinguer des endroits où le poète parle lui-même. 

La lecture, sous les autres rapports, réclame des préceptes plus sérieux. D'abord, comme les impressions ne sont jamais plus profondes qu'à l'âge où l'on ignore tout, l'âme tendre des enfants exige qu'on ne regarde pas moins à l'honnêteté 36 qu'à l'éloquence dans le choix des livres ;  et c'est fort sagement qu'on fait commencer la lecture par Homère et Virgile, quoique, pour comprendre les beautés de ces deux poètes, il faille un jugement plus formé ; mais il reste du temps pour cela, et ils ne les liront pas qu'une fois. En attendant, la sublimité du poème héroïque élèvera leur âme, la grandeur du sujet excitera leur enthousiasme, et cette lecture jettera en eux les semences du beau et du bon. 

La lecture des tragiques est utile ; celle des lyriques nourrit aussi l'esprit, pourvu néanmoins que, pour ceux-ci, on fasse un choix, non seulement parmi les auteurs, mais encore dans leurs ouvrages. Car les grecs sont souvent licencieux, et il y a des endroits dans Horace que je ne voudrais pas expliquer. Quant à l'élégie, qui ne roule que sur l'amour, et aux hendécasyllabes, où il y a des bouts de vers sotadéens (car pour les vers sotadéens purs et simples, il ne faut pas même en faire mention), c'est un devoir d'en préserver les enfants, s'il est possible, ou au moins d'en différer la lecture jusqu'à un âge plus avancé.  À l'égard de la comédie, qui, par la peinture générale des hommes et des passions, peut être d'un grand secours par l'éloquence, je dirai bientôt, et en son lieu, l'usage que, selon moi, on doit en faire avec les enfants. En effet, dès qu'il n'y aura plus lieu de craindre pour les mœurs, la comédie devra faire leur principale lecture.  Je veux parler de Ménandre, sans toutefois exclure les autres ; car les comiques latins ne seront pas non plus sans utilité. Mais il faut commencer par ce qui peut nourrir l'esprit et élever l'âme des enfants ; pour le reste, c'est-à-dire pour ce qui ne regarde que l'érudition, ils auront assez de temps devant eux.

La lecture des anciens poètes latins sera aussi d'un grand secours, quoique pour la plupart ils aient plus d'esprit que d'art. L'élocution peut surtout s'y enrichir, et puiser dans la tragédie la gravité, dans la comédie l'élégance, et partout une sorte d'atticisme.  L'économie y est aussi plus soignée que dans la plupart des modernes, qui font consister tout le mérite des ouvrages de l'esprit dans les pensées. C'est chez eux surtout qu'il faut aller chercher cette chasteté, et, pour ainsi dire, cette virilité que nous ne connaissons plus, aujourd'hui que les raffinements d'une fausse délicatesse ont gagné jusqu'à l'éloquence.  Enfin croyons-en les grands orateurs, qui, pour le succès de leurs causes ou l'ornement de leurs discours, ont fait des emprunts aux poèmes des anciens.  Ne voyons-nous pas, en effet, Cicéron surtout, et souvent même Asinius et les autres orateurs qui touchent à la même époque, citer des vers d'Ennius, d'Accius, de Pacuvius, de Lucilius, de Térence, de Cécilius, etc., et recueillir le double avantage de laisser, pour ainsi dire, respirer l'oreille fatiguée de l'âpreté du style judiciaire,  et, indépendamment du charme de la poésie, d'apporter à l'appui de leurs propositions les pensées de ces poètes, comme des espèces de témoignages ? Au surplus, ce qui regarde les enfants est ce que j'ai dit d'abord ; ce que je viens de dire s'adresse à un âge plus avancé, car l'amour des lettres et le goût de la lecture ne sont point limités au temps des classes : ils n'ont de bornes que celles de la vie. 

Il est de petits soins que le grammairien ne doit pas négliger dans la première explication des poètes, comme d'exiger que l'enfant fasse l'analyse des parties du discours en décomposant le vers, et remarque les propriétés du nombre, dont la con- 37 naissance est d'autant plus nécessaire dans la versification, qu'elle se fait désirer même dans la composition oratoire ;  de lui faire observer ce qui est barbare, impropre, ou contraire aux règles du langage ; non pour en faire un reproche aux poètes, qui, obligés la plupart du temps de s'asservir à la mesure, ont droit à l'indulgence, et dont nous déguisons les défauts, comme je l'ai déjà dit, sous des noms honorables, attribuant en quelque sorte à la nécessité le mérite de la vertu ; mais pour familiariser l'enfant avec les termes de l'art et pour exercer sa mémoire.  Il ne sera pas inutile non plus de lui enseigner, parmi les premiers éléments, de combien d'acceptions les mots sont susceptibles. À l'égard de la glose, c'est-à-dire de l'interprétation des mots peu usités, le grammairien ne devra pas la regarder comme une chose indifférente.  Mais ce qu'il devra enseigner plus scrupuleusement encore, ce sont les tropes, qui sont un des principaux ornements de la prose comme de la poésie, et ce qu'on appelle figures de mot et figures de pensée. Je remets à parler de ces figures, ainsi que des tropes, lorsque je traiterai des ornements du discours. 

Enfin, ce qu'un grammairien doit surtout s'appliquer à faire remarquer à son élève, c'est l'art avec lequel toutes les parties du poème sont distribuées, et la convenance observée soit par rapport aux choses, soit par rapport aux personnes ; c'est la beauté des pensées et des expressions, les endroits où l'écrivain a été tantôt abondant, tantôt sobre, selon la circonstance. 

À cela se joindra l'explication des traits tirés de l'histoire ou de la fable, qu'il faut sans doute traiter avec soin, mais sans la surcharger de superfluités. Il suffit d'exposer ce qui est généralement reçu, ou du moins ce qui est rapporté par des auteurs célèbres. S'attacher à tout ce qui a été dit par de misérables écrivains serait un excès d'ineptie ou une vaine parade d'érudition, outre que cela embarrasse et surcharge l'esprit, et fait perdre un temps qu'on emploierait plus utilement à autre chose.  Quiconque serait curieux d'étudier toutes ces rhapsodies, indignes d'être lues, pourrait aussi trouver de quoi s'instruire dans les contes de vieilles femmes. Cependant les cahiers des grammairiens sont remplis d'un pareil fatras, et à peine peuvent-ils se reconnaître dans leur propre travail.  On sait ce qui arriva à Didyme, qui poussa si loin la manie des compilations : on racontait devant lui une histoire à laquelle il refusait d'ajouter foi : pour le convaincre, on lui présenta un livre de lui, qui la contenait.  Mais c'est surtout dans les récits fabuleux que cet abus va jusqu'au ridicule, et même jusqu'à l'effronterie. Comme alors la fiction peut se donner carrière, rien n'arrête un grammairien sans conscience ; il va jusqu'à supposer des livres entiers, des auteurs, au gré de son imagination ; et il peut mentir en toute sûreté, bien certain qu'on ne le convaincra pas d'imposture sur ce qui n'exista jamais, tandis que sur des choses véritables on s'expose à être relevé par les érudits. Je mets donc au rang des qualités d'un grammairien d'ignorer certaines choses.

CHAP. IX.  Nous avons terminé les deux parties qui composent tout l'enseignement grammatical, c'est-à-dire l'art de parler correctement, et l'explication des auteurs. La première est appelée méthodique, et la seconde historique. Les grammairiens devront y joindre cependant quelques éléments de composition, propres à exercer les enfants à l'âge où ils ne sont point encore en état de suivre les leçons du rhéteur.  On leur apprendra 38 donc à raconter de vive voix dans un langage correct et simple les fables d'Ésope, qui viennent après les contes des nourrices, et à les écrire ensuite avec soin, en conservant la même simplicité : ce qui consiste premièrement à rompre le vers, puis à le traduire en d'autres mots, et enfin à le paraphraser avec plus de hardiesse, tantôt en abrégeant, tantôt en amplifiant, mais en conservant toutefois le sens du poète.  L'enfant qui s'acquittera comme il faut de ce travail, qui a ses difficultés même pour des professeurs consommés, ne peut manquer de réussir à tout autre.

C'est encore près du grammairien que l'enfant s'exercera à traiter ces petites matières de composition appelées sentences, chries, éthologies, dont la lecture fournit l'occasion, et qui consistent dans certaines paroles remarquables, dont il faut rendre raison. L'art de tous ces développements est le même au fond, et ne diffère que par la forme. La sentence est une proposition générale ; l'éthologie se renferme dans les personnes.  Quant aux chries on en reconnaît de plusieurs sortes : la première, comme la sentence, consiste dans un simple mot : il disait, ou il avait coutume de dire, etc. ; la seconde a pour objet une réponse : interrogé pourquoi, ou comme on lui demandait pourquoi, il répondit, etc. ; la troisième, qui diffère peu de la seconde, a trait, non à une question, mais à une action.  On pense que la chrie peut consister dans l'action seule de celui dont on la rapporte, par exemple : Cratès ayant vu un enfant ignorant, se mit à battre le précepteur ; et cette autre à peu près semblable, qu'on n'ose pourtant pas appeler du même nom, mais qu'on exprime par celui de chriose : Milon s'étant habitué à porter tous les jours le même veau, finit par porter un taureau. Dans tous ces exemples, les déclinaisons passent par les mêmes cas, et on peut rendre également raison des actions et des paroles.  Quant aux petits traits historiques ou fabuleux, si fréquents chez les poètes, il ne faut s'y arrêter que pour les faire connaître, et non par rapport à l'éloquence. Il y a d'autres exercices plus importants et de plus longue haleine, que les rhéteurs latins ont abandonnés, et qui par là sont devenus nécessairement le partage des grammairiens. Les grecs connaissent mieux la gravité et la mesure de leurs devoirs.

CHAP. X.  Voilà ce que j'avais à dire sur la grammaire. Je l'ai fait le plus brièvement possible, n'ayant pas prétendu épuiser la matière, ce qui serait infini, mais seulement exposer ce qu'il y a de plus essentiel. Je vais maintenant ajouter un mot sur les autres arts dont je crois la connaissance utile aux enfants avant qu'ils ne passent entre les mains du rhéteur, afin de parcourir le cercle de science que les grecs appellent encyclopédie, ἐγκύκλιον παιδείαν.  C'est en effet, à peu près dans le même temps qu'on associe d'autres études à celle des lettres ; et comme ces études ont pour objet des arts particuliers, qui ne peuvent être perfectionnés sans l'art oratoire, et que d'un autre côté ces arts ne peuvent suffire seuls à former l'orateur, on demande si l'étude de ces arts lui est nécessaire, en tant qu'il s'agit de l'orateur. 

À quoi sert, dit-on, pour plaider une cause ou pour exprimer son avis, de savoir comment dans une ligne donnée on peut tracer des triangles équilatéraux ? En quoi défendra-t-on mieux un accusé, ou traitera-t-on mieux une délibération, parce qu'on saura distinguer les noms d'un instrument par leurs noms et leurs intervalles ?  On citera même des orateurs, et peut-être en grand 39 nombre, qui ont été très utiles au barreau sans avoir jamais entendu parler de géométrie, ni connu la musique autrement que par le plaisir sensible qu'elle cause à tout le monde.

À cela je répondrai d'abord ce que Cicéron déclare si souvent dans le traité qu'il a adressé à Brutus, que je ne prétends pas former un orateur sur le modèle de ceux qui existent ou qui ont existé, mais d'après le type idéal d'un orateur parfait et accompli sous tous les rapports.  Quand les philosophes veulent former un sage, destiné à être un jour le type de la perfection, et qui soit, comme ils le disent, un dieu revêtu d'un corps mortel ; non contents de l'initier aux sciences divines et humaines, ils le font passer par certaines épreuves intellectuelles qui, considérées en elles-mêmes, sont assez misérables, telles, par exemple, que les cératines et les crocodilines. Ce n'est pas que ces arguments d'une ambiguïté recherchée puissent jamais faire un sage ; mais c'est qu'un sage doit être infaillible jusque dans les plus petites choses.  De même l'orateur, qui, lui aussi, doit être un sage, ne deviendra pas tel parce qu'il saura la géométrie ou la musique, ou parce qu'il possédera les autres connaissances dont je parlerai après celle-ci ; mais tout cela ne laissera pas de l'aider à s'élever à la perfection. C'est ainsi que l'antidote et les autres remèdes préparés contre les maladies et les blessures se composent de plusieurs substances, qui même, prises séparément, produisent des effets contraires, dont la variété forme une mixtion qui n'a plus de rapport avec aucun de ses éléments, et qui tire une vertu particulière de leur ensemble ;  c'est ainsi que des insectes dépourvus d'intelligence composent du suc de différentes fleurs un miel dont toute l'industrie humaine ne saurait imiter la saveur. Et nous nous étonnerons que l'éloquence, ce don par excellence que la Providence a fait à l'homme, réclame l'assistance de plusieurs arts, qui, sans se manifester ouvertement dans le discours, lui communiquent cependant une force secrète, qui ne laisse pas de se faire sentir confusément !  Un tel, dira-t-on, est devenu disert sans tout cela ? Mais c'est un orateur que je demande. Cela n'ajoute pas beaucoup à l'art. Mais un tout n'est complet qu'autant qu'il n'y manque pas la moindre partie, et il est certain qu'il n'y a de perfection qu'à cette condition. Que si cette perfection est placée à une hauteur qui semble inaccessible, nous n'en devons pas moins demander tout, pour en obtenir le plus possible. Mais pourquoi nous découragerions-nous ? La nature ne s'oppose pas à ce qu'il y ait un orateur parfait, et il est honteux de désespérer de ce qui est possible. 

Je pourrais m'en tenir ici au jugement des anciens. Qui ignore, en effet, que la musique, pour parler d'abord de cet art, était, dans l'antiquité, non seulement cultivée, mais en si haute vénération qu'Orphée et Linus entre autres étaient indistinctement appelés musiciens, poètes et sages ? N'a-t-on pas cru qu'ils étaient tous deux de la race des dieux, et que le premier attirait à lui non seulement les bêtes féroces, mais jusqu'aux rochers et aux forêts, parce qu'il adoucissait les mœurs d'une multitude ignorante et sauvage ?  Timagène avance que de tous les arts littéraires, la musique est le plus ancien ; et si nous en croyons le témoignage des poètes les plus célèbres, c'était l'usage de chanter sur la lyre, à la table des rois, les louanges des héros et des dieux. Iopas, dans Virgile, ne chante-t-il pas la lune errante et les phases laborieuses du soleil ? Par où ce grand poète nous confirme manifeste- 40 ment que la musique est inséparable de la connaissance des choses divines,  ce qu'on ne peut admettre sans reconnaître en même temps qu'elle est nécessaire à l'orateur, puisque, ainsi que nous l'avons dit, cette partie, abandonnée par les orateurs, et dont les philosophes se sont emparés, fut toujours de notre ressort, et que l'éloquence ne saurait être parfaite sans elle. 

Qui peut douter que les hommes les plus renommés par leur sagesse n'aient été passionnés pour la musique, lorsqu'on voit Pythagore et ses disciples répandre l'opinion, accréditée sans doute de toute antiquité, que le monde lui-même avait été créé selon les lois de la musique, et que la lyre avait été depuis formée à l'imitation du système planétaire ? Et même, non contents de l'idée de cette concorde entre des choses contraires, qu'ils appellent harmonie, ils prêtaient encore des sons aux mouvements des sphères célestes.  Platon lui-même, dans quelques-uns de ses écrits, et notamment dans le Timée, n'est intelligible que pour ceux qui ont fait une étude approfondie de cette partie de la science.

Mais que parlé-je des philosophes ? Le père de la philosophie, Socrate, a-t-il rougi, dans sa vieillesse, de prendre des leçons de lyre ?  L'histoire nous apprend que les plus grands capitaines jouaient de la lyre et de la flûte, et que les armées des Lacédémoniens s'enflammaient aux accents de la musique. Les clairons et les trompettes de nos légions ne produisent-ils pas le même effet ? La supériorité des armes romaines semble être en rapport avec la véhémence de leurs accents.  C'est donc avec raison que Platon a cru que la musique était nécessaire à l'homme public que les grecs appellent πολιτικόν. Les chefs mêmes de cette secte, qui paraît aux uns si sévère, aux autres si dure, ont été d'avis que quelques sages pouvaient accorder quelque chose à cette étude ; et Lycurgue, cet austère législateur de Sparte, a approuvé l'enseignement de la musique.  La nature elle-même semble nous en avoir fait présent pour nous aider à supporter plus facilement nos peines. C'est le chant qui encourage le rameur ; et non seulement le chant d'une voix agréable anime un travail commun et semble y présider, mais chacun isolément charme son labeur en modulant quelque air de sa façon.  Mais je m'oublie dans l'éloge d'un très bel art, sans en démontrer les rapports avec l'éloquence. Je passe donc rapidement aussi sur l'alliance qui existait autrefois entre la grammaire et la musique. Elle était telle qu'Archytas et Euenus considéraient la grammaire comme une partie de la musique. C'étaient aussi les mêmes maîtres qui enseignaient l'une et l'autre, comme on le voit dans Sophron, ce poète mimique si goûté de Platon, qu'on trouva, dit-on, ses livres sous le chevet du lit de ce philosophe lorsqu'il mourut.  Dans les comédies d'Eupolis, un certain Prodamus enseigne à la fois la musique et les lettres ; et Maricas, c'est-à-dire Hyperbolus, avoue que de toutes les parties de la musique, il ne connaît que la grammaire. Aristophane témoigne en plus d'un endroit qu'autrefois la musique faisait partie de l'éducation des enfants ; et dans l'Hypobolomaeos de Ménandre, un vieillard opposant à un père, qui lui redemande son fils, le remboursement de ses dépenses, dit qu'il lui en a coûté beaucoup en maîtres de musique et en géomètres.  C'est de là qu'était venu l'usage de se passer la lyre à la fin  41 des repas. Thémistocle, ayant confessé qu'il n'en savait pas jouer, passa pour ignorant, suivant les propres expressions de Cicéron.  La lyre et la flûte égayaient aussi les repas des anciens Romains. Les vers des Saliens n'ont-ils pas leur chant ? Or ces vers et leur musique remontent au roi Numa : ce qui fait voir que nos ancêtres, quoique grossiers et uniquement adonnés à la guerre, ne laissaient pas de cultiver la musique, autant que le comportaient ces premiers temps.  Enfin il est passé en proverbe chez les grecs que les ignorants n'ont commerce ni avec les Muses ni avec les Grâces. 

Examinons maintenant l'utilité particulière que l'orateur peut retirer de la musique. La musique a deux sortes de nombres, les uns pour la voix, les autres pour le corps : car il faut que les mouvements de l'une et de l'autre soient réglés. Le musicien Aristoxène divise ce qui regarde la voix en rythme et en mélodie cadencée. Le premier consiste dans la modulation, l'autre dans le chant et les sons. Or, tout cela n'est-il pas nécessaire à l'orateur ? Le rythme du corps se rapporte au geste, le rythme de la voix à l'arrangement des mots, la mélodie aux inflexions de la voix, qui varient à l'infini dans le discours,  à moins qu'on ne s'imagine qu'il n'y a que les vers et les chansons qui soient susceptibles de rythme et d'harmonie, et que tout cela est superflu pour l'orateur ; ou que celui-ci ne varie pas sa diction et sa prononciation, suivant les sujets qu'il traite, aussi bien que le musicien.  Car de même que le musicien, fidèle aux lois du chant et de la modulation, exprime tour à tour avec élévation, avec douceur, avec calme, les sentiments nobles, agréables ou modérés, et s'applique à bien peindre les sentiments renfermés dans les paroles ;  de même l'orateur, selon qu'il élève ou abaisse la voix, suivant les inflexions qu'il lui donne, remue différemment l'âme des auditeurs ; et, pour me servir des mots de la définition qui précède, nous varions la modulation de la phrase et de la voix selon que nous voulons exciter l'indignation ou la pitié des juges. Qui pourrait nier ces effets de l'éloquence, quand on voit que des instruments inanimés, qui ne peuvent exprimer la parole, produisent cependant sur l'âme des impressions si différentes ? 

La convenance dans les mouvements du corps, que les grecs appellent εὐρυθμία, est également nécessaire ; et c'est encore à la musique qu'il faut emprunter cette partie de l'action, qui n'est pas la moins importante, et dont je parlerai en son lieu.  Si enfin il est vrai que l'orateur doive prendre un soin particulier de sa voix, quoi de plus essentiel à la musique ? Mais, sans anticiper sur ce sujet, contentons-nous pour le moment d'un seul exemple, de celui de C. Gracchus, le plus grand orateur de son temps. Toutes les fois qu'il parlait en public, un musicien se tenait derrière lui, et, sur une flûte appelée τονάριον, lui donnait le ton qu'il devait prendre.  II eut toujours cette attention au milieu de ses harangues les plus turbulentes, alors qu'il était la terreur des patriciens, et même alors qu'il les craignait.

Pour mettre certaines personnes, tout à fait étrangères au commerce des Muses, en état d'apprécier l'utilité de la musique, je veux me servir d'une preuve qui leur ôtera jusqu'au moindre doute.  Elles m'accorderont certainement que l'orateur doit lire les poètes. Or, comment le pourra-t-il sans la musique ? Que si l'on est assez aveugle pour contester cette vérité à l'égard des poètes en général, au moins sera-t-on forcé de la reconnaître à l'égard des poètes lyriques. Je m'é- 42 tendrais davantage sur cette matière, si c'était une nouveauté que je voulusse introduire.  Mais comme l'étude de la musique est consacrée de toute antiquité, depuis Chiron et Achille jusqu'à nous, par tous ceux qui tiennent compte de la tradition et de l'autorité, je dois me garder de rendre cette vérité douteuse par trop de sollicitude à la défendre. 

Quoique j'aie assez fait connaître, ce me semble, par les exemples que j'ai cités, quelle est la musique que j'approuve, et jusqu'à quel point je l'approuve, je crois pourtant devoir déclarer ouvertement que je recommande, non cette musique efféminée qui ne fait entendre aujourd'hui sur nos théâtres que des sons lascifs et languissants, et qui n'a pas peu contribué à détruire ce qui pouvait nous rester de mâle vigueur, mais cette musique qui célébrait les louanges des héros, et que les héros eux-mêmes chantaient ; non ces instruments, tels que le luth et le spadix, que les jeunes filles elles-mêmes devraient s'interdire ; mais la connaissance des moyens que la musique emploie pour émouvoir ou apaiser les passions.  C'est ainsi que Pythagore, dit-on, voyant des jeunes gens prêts à forcer une maison respectable, calma leur fureur en ordonnant à la musicienne de jouer sur un ton plus grave. Chrysippe assigne un air particulier aux nourrices pour allaiter les enfants ;  il y a dans les écoles un sujet de déclamation assez ingénieux. On suppose qu'un joueur de flûte a fait entendre le mode phrygien pendant un sacrifice ; le prêtre devient fou, et s'élance dans un précipice ; le musicien est accusé comme auteur de sa mort. Que si un orateur, ayant à plaider une cause de cette espèce, ne peut le faire sans connaître la musique, comment donc ne pas demeurer d'accord que cet art entre nécessairement dans mon dessein, quelque prévenu qu'on soit du contraire ? 

On convient qu'il y a une partie de la géométrie qui est utile à l'enfance ; qu'elle donne de l'activité à l'esprit, qu'elle l'aiguise, et qu'elle rend par là la conception plus prompte ; mais on veut qu'à la différence des autres sciences qui sont utiles quand on les a acquises, la géométrie ne serve à quelque chose que dans le temps qu'on l'apprend.  Voilà l'opinion du vulgaire. Mais ce n'est pas sans raison que de grands hommes ont fait une étude particulière de cette science. En effet, la géométrie traite des nombres et des dimensions : or la connaissance des nombres n'est pas seulement nécessaire à l'orateur, mais à quiconque a la moindre teinture des lettres. Elle trouve très fréquemment sa place dans les plaidoiries ; et un avocat qui hésite sur un produit, ou qui seulement montre de l'incertitude ou de la gaucherie en comptant sur ses doigts, donne une mauvaise idée de son habileté.  Quant à la partie linéaire, souvent aussi elle trouve son application dans les causes, car on a tous les jours des procès sur les limites et sur les mesures ; mais la géométrie a, sous un autre rapport, une affinité plus intime avec l'art oratoire. 

Et d'abord, l'ordre est de l'essence de la géométrie : n'en est-il pas de même de l'éloquence ? La géométrie prouve les conséquences par les prémisses, et l'incertain par le certain : n'est-ce pas ce que nous faisons dans le discours ? La plupart des problèmes, en géométrie, ne se résolvent-ils pas uniquement par le syllogisme, ce qui fait qu'en général on lui trouve plus d'analogie avec la dialectique qu'avec la rhétorique ? Il est 43 vrai que l'orateur se sert peu de la dialectique ;  mais il en use pourtant ; car il emploie, au besoin, le syllogisme, ou, à coup sûr, l'enthymème, qui est le syllogisme de la rhétorique. Enfin, les preuves les plus puissantes sont celles qu'on appelle vulgairement preuves géométriques, γραμμικαὶ ἀποδείξες : et quelle est la fin principale de l'éloquence, si ce n'est de prouver ? 

La géométrie découvre aussi, par le calcul, le faux dans le vraisemblable : par exemple, en fait de nombres, elle fait voir l'erreur de certaines propositions appelées ψευδογραφίας, qui, de mon temps, servaient d'amusement à l'enfance. Mais prenons pour exemples des questions plus sérieuses. Qui ne croirait à l'exactitude de cette proposition : Soient donnés deux lieux dont la circonférence est égale, ils contiendront le même espace.  Cependant cela est faux, car il importe beaucoup de savoir quelle est la forme du contour ; et des historiens ont été repris par les géomètres, pour avoir cru que la dimension des îles était suffisamment indiquée par le circuit de la navigation. En effet, plus une forme est parfaite, plus elle a de capacité.  Si donc la circonférence figure un cercle, qui est la ligne plane la plus parfaite, elle contiendra un plus grand espace, que si elle formait un carré d'une égale circonférence. À son tour le carré en renfermera plus que le triangle, et le triangle équilatéral plus que le triangle à côtés inégaux.  Mais ces exemples sont peut-être un peu abstraits : je me renfermerai dans l'expérience commune. Presque personne n'ignore que la mesure d'un arpent est de deux cent quarante pieds en longueur, et de moitié en largeur ; d'où il est aisé de juger quel est son contour et quelle est sa surface.  Mais supposons un carré de cent quatre-vingts pieds sur toutes ses faces : il aura la même circonférence que l'arpent, et contiendra néanmoins un espace beaucoup plus grand. Si l'on ne veut pas se donner la peine de faire ce calcul, on peut s'en convaincre en opérant sur un plus petit nombre. Dix pieds en carré font quarante pieds de tour et cent pieds de superficie ; mais quinze pieds en longueur, sur cinq en largeur ont la même circonférence, et donnent un quart de moins en surface ;  et dix-neuf pieds de long sur un seulement de large, n'ont pas plus en superficie qu'ils n'ont en longueur, et cependant le contour est le même que celui du carré, qui contient cent pieds. Ainsi tout ce que vous ôterez à la forme du carré sera de moins en surface :  donc il peut arriver qu'un espace soit renfermé dans un plus grand circuit. Ceci est pour les terrains planes ; car pour les collines et les vallées, il est évident, même pour l'homme étranger à la géométrie, que le sol qu'elles couvrent est plus étendu que l'espace aérien qu'elles embrassent. 

Mais la géométrie ne s'arrête pas là : elle s'élève jusqu'à la connaissance des lois du monde et, en nous démontrant par les nombres le cours réglé et déterminé des astres, elle nous apprend que rien n'est désordonné ni fortuit : ce qui peut quelquefois être du domaine de l'orateur.  Lorsque Périclès rassura les Athéniens, qu'effrayait une éclipse de soleil, en leur expliquant les causes de ce phénomène ; quand Sulpicius Gallus, au milieu de l'armée de Paul-Émile, raisonna de même sur une éclipse de lune, afin que les soldats n'en fussent pas épouvantés comme d'un prodige surnaturel, l'un et l'autre ne firent-ils pas alors l'office d'orateurs ?  Si Nicias eût eu ces connaissances, il n'eût pas perdu en Sicile la belle armée 44 d'Athéniens qu'il y commandait, par le trouble où le jeta un pareil accident : il aurait fait comme Dion, qu'un phénomène de cette espèce n'arrêta pas, lorsqu'il vint renverser la tyrannie de Denys. Mais je veux bien admettre que la tactique soit étrangère à la question ; je ne parlerai pas non plus d'Archimède, qui suffit lui seul à traîner en longueur le siège de Syracuse :  du moins m'accordera-t-on une chose qui établit pertinemment ma proposition, que ce n'est la plupart du temps qu'à l'aide des preuves linéaires que fournit cette science qu'on parvient à résoudre un grand nombre de questions qui seraient difficilement expliquées d'une autre manière, telles que la division, la section à l'infini, la puissance des progressions : de sorte que si, comme je le démontrerai dans le livre suivant, l'orateur doit être prêt à parler sur tout, on ne peut en aucune façon devenir orateur sans la géométrie.

CHAP. XI.  Il faut aussi accorder quelque chose à l'art du comédien, pourvu qu'on s'en tienne à ce que l'orateur doit savoir pour bien prononcer ; car je ne veux pas que l'enfant que je forme pour cette noble fin s'habitue à imiter la voix faible et brisée des femmes ou la voix tremblante d'un vieillard,  ni à contrefaire les allures d'un ivrogne ou d'un esclave bassement obséquieux, ni à exprimer l'amour, l'avarice, ou la crainte : tout cela n'est pas nécessaire à l'orateur et ne contribue qu'à gâter le cœur, surtout à l'âge où il est encore neuf, et prompt à recevoir l'impression du vice ; car la fréquente imitation passe jusque dans les moeurs.  Il ne faut pas même qu'il emprunte aux comédiens tous leurs gestes et tous leurs mouvements. Quoique ces deux parties de l'action doivent être, jusqu'à un certain point, réglées dans l'orateur, il ne laissera pas de se tenir à une grande distance du comédien, et d'éviter l'exagération dans le regard, dans le geste et dans la démarche ; car si tout cela exige un certain art, il y en a encore un plus grand à savoir dissimuler l'art. 

Quel est donc ici le devoir du maître ? d'abord, de corriger les vices de prononciation, et de faire énoncer les mots de manière que chaque lettre conserve le son qui lui est propre. Car il y en a dont la prononciation est difficile, parce qu'elles sont trop grêles ou trop pleines. Quelques-unes sont trop dures, et nous en éludons la prononciation en les changeant en d'autres dont le son est à peu près semblable, mais émoussé.  Ainsi à la lettre ρ, qui donnait tant d'exercice à Démosthène, succéda λ ; et ces deux lettres ont chez nous la même affinité entre elles. Il en est de même du c et du t, que nous amollissons en g et en d.  Le maître ne souffrira pas non plus que l'élève s'appuie avec complaisance sur la lettre s, ni qu'il parle du gosier ou grossisse sa voix dans la bouche, ni (ce qui est tout à fait contraire à la pureté du langage) qu'il farde la nature simple de la voix, en prenant ce ton emphatique que les grecs appellent καταπεπλασμένον,  du nom qu'on donne au son grave que rend la flûte, lorsqu'en bouchant les trous destinés aux tons aigus, on ne laisse libre que l'issue directe de l'instrument.  Il aura soin aussi que les syllabes finales ne soient point tronquées ; que le débit se soutienne toujours également ; que, dans les exclamations, l'effort parte des poumons et non de la tête ; que le geste soit en harmonie avec la voix, et le visage avec le geste.  Il recommandera à son élève de regarder en face en parlant, de ne point tordre ses lèvres, de ne point trop ouvrir la bouche, de ne point se tenir le visage en l'air ou les yeux fixés vers la terre, ni de laisser aller sa tête 45 de côté et d'autre.  Car le front pèche en bien des manières : j'ai vu beaucoup d'orateurs qui, à chaque effort de voix, haussaient les sourcils, d'autres qui les fronçaient. J'en ai vu à qui l'un montait en haut, tandis que l'autre lui couvrait l'œil presque en entier.  Tout cela est d'une conséquence infinie, comme nous le dirons bientôt ; car rien de ce qui est contraire à la convenance ne saurait plaire.  C'est encore au comédien à enseigner le ton qui convient à la narration, avec quelle autorité on persuade, avec quelle impétuosité éclate la colère, quel accent sied à la pitié. Pour bien faire, il choisira dans les comédies les passages qui ont le plus de rapport avec le ton des plaidoiries.  Ces morceaux de choix, en même temps qu'ils sont très utiles à la prononciation, sont très propres à nourrir l'éloquence.  Voilà pour l'âge où l'intelligence ne comporte pas encore un plus haut enseignement ; car lorsque le temps sera venu de lire des discours, et que l'élève sera en état d'en apprécier les beautés, je veux qu'il soit assisté d'un maître vigilant et habile, qui, non content de le former à la lecture, le force à apprendre par cœur des passages choisis de ces discours, et à les réciter à haute voix, comme s'il avait véritablement à parler en public ; en sorte qu'il exerce à la fois, par la prononciation, son organe et sa mémoire. 

Je ne désapprouve pas même qu'ils prennent quelques leçons des maîtres de palestrique. Je n'entends pas parler de ces hommes dont une partie de la vie se consume dans l'huile, l'autre dans le vin, et qui abrutissent l'esprit à force de soigner le corps. Mon élève ne sera jamais trop éloigné de cette espèce de gens.  Mais on donne le même nom à des maîtres particuliers, auprès desquels on apprend à régulariser ses gestes et ses mouvements, à bien développer ses bras, à donner de la grâce à ses mains, de la noblesse à son attitude, à marcher sans gaucherie, à ne point tenir la tête et les yeux dans une autre direction que le reste du corps.  Peut-on nier que tout cela n'entre dans la prononciation, et que la prononciation ne soit une partie considérable de l'art oratoire ? Il ne faut donc pas rougir d'apprendre ce que l'on doit pratiquer, d'autant moins que cette chironomie, qui est, comme l'indique son nom, la loi du geste, remonte aux temps héroïques, et a été approuvée par les plus grands hommes de la Grèce, et par Socrate lui-même ; que Platon l'a mise au rang des qualités politiques, et que Chrysippe ne l'a point oubliée dans ses préceptes sur l'éducation des enfants.  On sait que les Lacédémoniens avaient parmi leurs exercices une sorte de danse qu'ils jugeaient utile à l'homme de guerre. Les anciens Romains eux-mêmes ne rougissaient pas de s'y livrer : témoin cette danse consacrée par la religion et les prêtres, et qui s'est perpétuée jusqu'à nous ; témoin ce que Cicéron met dans la bouche de Crassus, au troisième livre du de Oratore, où il recommande à l'orateur une attitude mâle et forte, empruntée non à la scène et aux histrions, mais aux gens de guerre, et même à la palestrique, dont l'usage s'est maintenu jusqu'à nos jours sans que personne y ait trouvé à redire.  Je ne veux pas cependant que ces exercices se prolongent au-delà de l'enfance, ni même que l'enfant y donne beaucoup de temps, car je travaille à former un orateur et non un danseur ; mais je veux seulement qu'il 46 contracte par là une certaine facilité, qui plus tard mêle, sans qu'il y pense, une grâce secrète à tous ses mouvements.

CHAP. XII.  On demande si, en supposant que toutes ces connaissances soient nécessaires, elles peuvent s'enseigner et s'apprendre toutes en même temps. Quelques personnes le nient, sous prétexte que tant d'études différentes doivent confondre les idées et fatiguer l'esprit ; que ni la volonté, ni le corps, ni même le temps, ne doit pouvoir y suffire ; et que lors même qu'on le pourrait dans un âge plus avancé, ce n'est pas une raison pour surcharger ainsi l'enfance.  Mais ces personnes ne réfléchissent pas assez sur la puissance de l'esprit humain, dont la nature est si active et si prompte, qui a tellement la faculté de partager, pour ainsi dire, ses regards de tous côtés, qu'il ne sait pas même se réduire à ne faire qu'une chose, et peut, au contraire, s'appliquer à plusieurs, non seulement dans le même jour, mais dans le même moment.  Les joueurs d'instruments ne sont-ils pas obligés de surveiller à la fois leur mémoire, le ton et les diverses inflexions de leur voix, tandis qu'attentifs aux sons des cordes, ils pincent les unes de la main droite, et de la gauche tirent, contiennent ou lâchent les autres ? leurs pieds même ne sont pas oisifs, occupés qu'ils sont à battre la mesure : et tout cela simultanément.  Que nous nous trouvions dans la nécessité imprévue de plaider sur-le-champ, n'avons-nous pas à dire une chose, à prévoir une autre ? Invention des moyens, choix d'expressions, composition, geste, prononciation, physionomie, mouvements, tout cela veut être improvisé tout ensemble. Si, au premier signal, tant de facultés différentes sont, pour ainsi dire, à nos ordres, pourquoi ne pourrions-nous pas partager les heures de la journée entre plusieurs études ? surtout si l'on considère que la variété ranime et répare les forces de l'esprit, et que rien n'est plus fatigant que la continuité d'un travail uniforme. Ainsi nous nous délassons en passant de la composition à la lecture, et nous prévenons encore l'ennui de la lecture par la variété des livres.  Après avoir fait mille et mille choses, on n'en est pas moins, en quelque sorte, tout frais pour en commencer une nouvelle. Qui ne s'hébéterait pas, quelque agréable que soit un art, à écouter un même maître pendant tout un jour ? Le changement est nécessaire à l'esprit pour le récréer, comme la diversité est nécessaire à l'estomac pour réveiller l'appétit. 

Ou bien donc qu'on m'indique une autre manière d'apprendre. Faut-il n'étudier que la grammaire, puis la géométrie, et laisser de côté la grammaire ? passer de là à la musique, et oublier ce qui l'a précédée ? s'occuper du latin, comme s'il n'y avait pas de grec ? en un mot, ne penser qu'à ce qu'on entreprend en dernier ?  Que ne conseillons-nous aussi aux agriculteurs de ne point cultiver à la fois leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers, leurs vergers, et de ne point donner en même temps leurs soins à leurs prairies, à leurs bestiaux, à leurs jardins, à leurs ruches ? Pourquoi nous-mêmes accordons-nous quelque chose aux affaires du barreau, au besoin de voir nos amis, à nos intérêts domestiques, au soin de notre corps, quelque chose même à nos plaisirs ? Une seule de ces occupations nous fatiguerait, si nous n'y donnions quelque relâche : tant il est vrai qu'il est plus facile de faire plusieurs choses que de faire longtemps la même. 

Il ne faut nullement appréhender que les enfants ne puissent supporter le travail des études. 47 Il n'est pas d'âge où l'on se fatigue moins. Cela a l'air d'un paradoxe, mais l'expérience est là pour le démontrer. Il est certain que plus l'esprit est tendre, plus il a de facilité pour apprendre.  Une preuve de ce que je dis, c'est qu'une fois que les enfants ont la langue déliée, en moins de deux ans ils parviennent d'eux-mêmes à bien parler et à savoir presque tous les mots. Que de temps, au contraire, ne faut-il pas aux esclaves récemment achetés, pour se familiariser avec la langue latine ! Qu'on essaye d'apprendre à lire à un adulte, et l'on verra que ce n'est pas sans raison que les grecs donnent l'épithète de g-paidomaqei'" (instruits dès l'enfance) à ceux qui excellent dans leur art.  Il est même vrai de dire que l'enfance porte plus légèrement le travail qu'un âge plus avancé. De même qu'on les voit tomber à chaque instant, ramper sur leurs mains et leurs genoux, se relever un moment après pour jouer sans interruption, courir çà et là du matin au soir, et cela sans danger ni fatigue, parce qu'ils sont légers et ne pèsent pas sur eux-mêmes ; de même leur esprit se fatigue moins que le nôtre, parce qu'ils se meuvent par un moindre effort, ne s'appliquent pas à l'étude par un mouvement qui vient d'eux-mêmes, et ne font que se prêter à l'action de la main qui les forme.  Un autre avantage de cet âge, c'est de suivre avec simplicité les leçons du maître, sans regarder en arrière pour mesurer le chemin qu'ils ont fait. De plus, ils ne connaissent pas encore ce que c'est que le véritable travail ; et en effet, comme nous l'éprouvons tous les jours, il est moins pénible de remplir une tâche donnée que de produire de soi-même.  On peut ajouter qu'on n'aura jamais plus de temps disponible, parce qu'à cet âge tout consiste à écouter, tandis que plus tard, lorsque l'élève sera en état d'écrire, de composer et de faire quelque chose de lui-même, il pourra bien n'avoir ni le loisir ni même la volonté de se mettre à ces études.  Puis donc que le grammairien ne peut ni ne doit occuper la journée tout entière, de peur de rebuter son élève, à quelle étude donnera-t-on de préférence ces moments de loisir ?  car je ne prétends pas que l'élève doive se consumer sur ces arts, qu'il chante ou accompagne sur un instrument la voix d'un chanteur, ni qu'il descende aux opérations les plus subtiles de la géométrie. Je ne demande pas que sa prononciation soit celle d'un comédien, ni son maintien celui d'un danseur : encore ne serait-ce pas le temps qui manquerait, quand je demanderais la perfection ; car l'âge où l'on apprend dure longtemps, et je ne suppose pas des esprits lourds.  Enfin pourquoi Platon a-t-il excellé dans tous ces arts dont l'étude me paraît nécessaire à l'orateur ? Non content des sciences qu'Athènes pouvait lui fournir, et de celles des pythagoriciens, auprès desquels il s'était rendu par mer en Italie, il alla encore trouver les prêtres de l'Égypte, et se fit initier à leurs mystères.  Nous alléguons la difficulté pour excuser notre paresse. Nous n'aimons pas l'art pour lui-même ; et si nous recherchons l'éloquence, ce n'est point parce qu'elle est la plus honorable et la plus belle chose du monde, mais pour en faire un vil usage, et nous ne cédons qu'à l'attrait d'un gain sordide.  Eh bien ! que tant d'orateurs se fassent entendre au barreau sans le secours de ces connaissances, et ne songent qu'à s'enrichir ; mais on m'accordera aussi que le premier marchand venu s'enrichit davantage, et qu'un crieur public gagne encore plus avec sa voix que tous ces ora- 48 teurs. Pour moi, je ne voudrais pas même pour lecteur d'un homme qui calculerait ce que ses études peuvent lui rapporter.  Mais celui qui se sera formé de l'éloquence une idée toute divine, celui qui, pour me servir de l'expression d'un illustre poète tragique, l'aura toujours devant les yeux comme la reine du monde, celui qui ne cherchera pas sa récompense dans la bourse de ses clients, mais dans son âme et dans la contemplation de la science, récompense que ni le temps ni la fortune ne pourront lui enlever : celui-là se persuadera facilement qu'il vaut mieux employer à la géométrie et à la musique le temps que donnent les autres aux spectacles, aux exercices du champ de Mars, au jeu, aux conversations oiseuses, pour ne pas dire au sommeil et aux festins ; et il y trouvera infiniment plus de charme que dans tous ces plaisirs grossiers. Car c'est un des bienfaits de la Providence d'avoir voulu que les choses les plus honnêtes fussent aussi les plus agréables.  Mais cette douceur même m'a peut-être entraîné trop loin. Que ce que j'ai dit suffise donc pour les études qui conviennent à l'enfant, jusqu'à l'âge où il sera capable d'en entreprendre de plus importantes. Dans le livre suivant je vais ouvrir en quelque sorte une nouvelle carrière, et passer aux devoirs du rhéteur.