Quintilien

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

 

LIVRE XI

livre X - livre XII

 

 

 

QUINTILIEN

 

INSTITUTION ORATOIRE.

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LIVRE XI.

ARGUMENT.

Ch. l. PRÉFACE. Des convenances oratoires — II. de la mémoire. — III. De la prononciation.

CH I. Après avoir acquis, comme je l'ai enseigné dans te livre qui précède, la faculté d'écrire, de méditer, et d'improviser même, lorsque l'occasion le demande, le premier soin est d'apprendre à parler avec convenance. Cicéron démontre que cette qualité est la quatrième de l'élocution ; et, selon moi, c'est la plus nécessaire; car les ornements de l'oraison étant variés et multiples, et convenant les uns à un genre, les autres à un autre, il est évident que, s'ils ne sont pas appropriés aux personnes et aux choses, nonseulement ils n'embelliront pas l'oraison, mais ils contribueront même à en détruire l'effet, et l'énerveront au lieu de lui donner de la force. A quoi sert que les mots soient corrects, expressifs, brillants, figurés même et nombreux, s'ils ne sont pas en harmonie avec les choses que nous voulons persuader au juge? si, par exemple, notre style est sublime dans les petites causes, humble et mince dans les grandes; si nous donnons à la tristesse l'accent de la joie ; si nous substituons la douceur à la rudesse, la menace à la prière, la modération à l'emportement, la violence farouche à la politesse? C'est ainsi que des robes traînantes, des colliers, des perles, rehaussent la beauté des femmes, et enlaidissent les hommes; et que l'habit triomphal, qui est ce qu'on peut imaginer de plus auguste, enlaidirait les femmes.

Cicéron touche légèrement ce point dans le troisième livre de son traité de Oratore, quoiqu'il semble n'avoir rien omis en disant que le même genre de style ne convient ni à toute sorte de causes, ni à toute sorte d'auditeurs, ni à toutes les personnes, ni à tous les temps; et, dans son livre intitulé Orator, il exprime la même pensée, presque en aussi peu de mots. C'est que, dans le premier traité, L. Crassus, s'adressant à des personnages aussi instruits qu'éloquents, ne croit pas devoir appuyer sur ce qu'ils savent aussi bien que lui ; et que, dans le second, Cicéron parlant à Brutus témoigne que, sur ce point, il ne peut rien dire que celui-ci ne connaisse, et qu'en conséquence il ne fera qu'effleurer la matière, quoiqu'elle soit vaste, et qu'elle ait été traitée fort au long par les philosophes. Pour moi, qui fais profession d'enseigner, et qui m'adresse non seulement à ceux qui savent, mais encore à ceux qui apprennent, on me permettra de n'être pas aussi succinct.

Appliquons-nous donc à bien connaître, avant tout, ce qu'il faut faire pour plaire au juge, pour l'instruire, pour l'émouvoir, et ce que nous nous proposons dans chaque partie de l'oraison. Avec cette précaution, nous ne serons pas exposés à employer dans l'exorde, dans la narration, dans l'argumentation, des mots surannés, ou métaphoriques, ou trop nouveaux; ni à arrondir d'élégantes périodes dans la division et dans la partition; nous saurons que la péroraison n'admet ni un langage bas et familier, ni une composition relâchée ; et nous nous garderons bien, quand il s'agira d'attendrir le juge, de sécher ses larmes par des plaisanteries. Car les ornements sont tels, moins par eux-mêmes que par l'application qu'on en fait; et il n'importe pas plus que ce qu'on dit soit bien dit, qu'il n'importe que ce qu'on dit soit à sa place. Mais l'art de parler avec convenance ne tient pas moins à l'invention qu'à l'élocution; car si les mots ont tant d'importance, combien plus les choses? Or, ce qu'il faut observer à l'égard des choses, je n'ai pas manqué de l'expliquer en son lieu.

Ce que je ne saurais enseigner avec trop de soin, c'est que celui-là seul parle avec convenance, qui consulte non seulement l'utilité, mais encore le devoir. Je n'ignore pas que ces deux motifs sont le plus souvent confondus; car il est rare que ce qui est conforme au devoir ne soit pas utile, et rien ne contribue plus à nous concilier ou à nous aliéner le juge, que l'opinion bonne ou mauvaise qu'il a de notre vertu. Quelquefois cependant ces deux principes sont incompatibles; mais alors il faut préférer le devoir à l'intérêt. Qui ne sait, par exemple, que Socrate avait tout à espérer de ses juges, s'il eût voulu recourir à la défense ordinaire de tous les accusés, et se concilier le tribunal par un plaidoyer humble et soumis; si, enfin, il eût pris la peine de se débattre? Mais ce genre de défense était indigne de lui, et il plaida sa cause en homme qui se jugeait passible des plus grands honneurs; il aima mieux, ce sage par excellence, perdre ce qui lui restait à vivre, pour conserver ce qu'il avait vécu. Voyant qu'il n'avait rien à attendre du jugement de ses contemporains, il s'en remit à celui de la postérité, et, au prix de quelques jours d'une vieillesse déjà avancée, il acheta une vie immortelle. Aussi, quoique Lysias, qui passait alors pour le plus habile orateur, lui eût apporté une défense écrite, il ne voulut pas s'en servir, non qu'il ne la trouvât bonne, mais parce qu'elle lui parut peu conforme à son caractère : ce qui prouve, pour m'en tenir à ce seul exemple, que la fin de l'orateur est de bien dire, et non de persuader, puisqu'il est quelquefois honteux de persuader. Cette conduite nuisit à l'accusé; mais, ce qui est plus important, elle fut utile à l'homme. Aussi est-ce pour me conformer aux habitudes du langage plutôt qu'à l'exacte vérité, que, par une sorte de division, je distingue l'utilité du devoir, à moins qu'on ne trouve que le premier des Scipions entendit mal ses intérêts quand il se résigna à s'expatrier, plutôt que de contester de son innocence avec un obscur tribun du peuple; ou que P. Rutilius ne savait pas ce qui lui était le plus expédient, soit lorsqu'il se défendit presque à la manière de Socrate, soit quand il aima mieux rester en exil que de déférer à l'invitation de Sylla qui le rappelait. C'est que, aux yeux de ces grands hommes, ce que les âmes abjectes regardent comme utile n'est digne que de mépris, si on le compare avec la vertu : aussi sont-ils devenus l'éternel objet de l'admiration des siècles. Sachons, à leur exemple, porter plus haut nos pensées, et ne traitons pas d'inutile ce que nous estimons louable. Au reste, cette distinction, quelle qu'elle soit, a très rarement lieu; et, comme je l'ai dit, dans presque toute espèce de cause, l'intérêt et le devoir sont inséparables.

Or, il est des choses que tout le monde peut honnêtement faire et dire en tout temps et partout, comme il en est que personne ne peut faire et dire sans honte, en aucun lieu ni en aucun temps; mais il en est d'autres, et en très grand nombre, qui, moins importantes, tiennent le milieu, pour ainsi dire, entre le bien et le mal, et dont la nature est telle, que les uns peuvent se les permettre, et que les autres ne le peuvent pas; ou que, selon la personne, le temps, le lieu, le motif, on doit plus ou moins excuser, plus ou moins blâmer. Et comme, en plaidant, nous parIons ou pour autrui ou pour nous-mêmes, il faut avoir égard à cette distinction, pourvu que nous sachions que, dans l'un et l'autre cas, il est une infinité de choses que la bienséance nous interdit.

Et d'abord il ne sied jamais à personne de se glorifier, mais un orateur surtout a mauvaise grâce à vanter son éloquence. Le dégoût, et très souvent l'aversion, sont le prix de cette jactance; car nous avons naturellement une certaine fierté, qui nous rend impatients de toute supériorité : aussi élevons-nous volontiers les petits ou ceux qui se font tels, parce qu'en les élevant nous avons l'air d'être plus grands qu'eux, et que, dès qu'on ne sent plus la présence d'un rival, le coeur s'ouvre à la bienveillance. Ceux, au contraire, qui s'élèvent outre mesure, semblent vouloir nous rabaisser avec mépris, et moins songer à se faire grands qu'à nous faire petits. De là l'envie dans les inférieurs, car l'envie est le vice ordinaire de ceux qui ne veulent rien céder, quoique incapables de rien disputer; les hommes supérieurs rient de cette jactance, et les bons la désapprouvent. Ajoutez à cela que la plupart du temps la vanité est dupe d'elle-même; mais, eût-on même un véritable mérite, la conscience de ce mérite ne doit-elle pas suffire? Cicéron n'a pas été peu blâmé sur ce point, quoique, dans ses oraisons, il ait plutôt vanté ses actions que son éloquence ; et il faut convenir qu'à l'égard de ses actions, il a eu quelque raison de le faire, soit pour défendre ceux qui l'avaient aidé à étouffer la conjuration de Catilina, soit pour se défendre lui-même contre l'envie, dont pourtant il ne put triompher, puisqu'on l'envoya en exil pour le punir d'avoir sauvé la patrie : de sorte qu'on peut croire qu'en parlant si souvent de son consulat, il cédait moins à un sentiment de vanité qu'au besoin de se défendre. Quant à l'éloquence, en même temps qu'il rendait sous ce rapport pleine justice à ses adversaires, jamais, en plaidant, il ne parla de la sienne avec trop de jactance : témoin ce passage : «  S'il y a en moi quelque talent, et je sens combien j'en ai peu... » et cet autre : « Plus j'ai senti mon insuffisance, plus j'ai cherché à y suppléer par mon application. » Bien plus, quand il disputa à Q. Cécilius l'accusation de Verrès, quoiqu'il fût important de faire voir qui des deux était le plus capable de porter la parole contre ce préteur, il s'attacha plutôt à déprécier l'éloquence de Cécilius qu'à exalter la sienne, disant « qu'à la vérité, il n'avait pas non plus les qualités requises, mais qu'il avait tout fait pour les acquérir » . Ce n'est donc que dans ses lettres, et dans les épanchements de l'amitié, qu'il dit librement ce qu'il pense de son éloquence, quelquefois dans ses dialogues, et là même encore, sous le nom d'un autre. Je ne sais, au reste, si cette jactance n'est pas plus supportable dans sa naïveté, que la modestie hypocrite de ces gens qui se disent pauvres, quand ils regorgent de biens; obscurs, avec un rang illustre; sans crédit, quand on sait qu'ils peuvent tout; tout à fait novices, avec une grande réputation de savoir et d'éloquence : car c'est un jeu de la vanité et des plus ambitieux, que de se rapetisser ainsi.

Laissons donc aux autres le soin de nous louer; car, pour nous, comme dit Démosthène, nous devons rougir, même lorsque ce sont les autres qui nous louent. Ce n'est pas qu'un orateur ne puisse quelquefois parler de ce qu'il a fait, comme il est arrivé à Démosthène, plaidant pour Ctésiphon; encore sut-il y mettre tant de délicatesse, qu'il parut céder à la nécessité, et qu'il en fit retomber tout l'odieux sur Eschine. Cicéron parle souvent aussi de ses succès contre la conjuration de Catilina; mais c'est pour les attribuer, tantôt à la fermeté du sénat, tantôt à la providence des dieux. Il est vrai qu'en répondant à ses ennemis et à ses détracteurs, il ne se montre pas toujours aussi modeste; mais c'est qu'alors il avait à justifier les actes qu'on lui reprochait. Il serait à souhaiter qu'il se fût tenu plus en garde contre la vanité, et qu'il n'eût pas donné prise à la malignité par ces vers :

Cedant arma togae, concedat laurea linguae...
O fortunam natam me consule Romam!

et par cette fiction de Jupiter qui lui ouvre l'Olympe, et cette autre de Minerve qui lui enseigna elle-même les arts. C'est une petite satisfaction d'amour-propre qu'il crut pouvoir se permettre, à l'exemple de quelques Grecs. Mais s'il sied mal à un orateur de se targuer de son éloquence, il lui est permis quelquefois de témoigner une noble confiance en lui-même. Qui blâmerait, par exemple, ce passage des Philippiques: « Que croirai-je ? que je suis méprisé? Mais je ne vois ni dans ma vie, ni dans la considération dont je jouis, ni dans ce que j'ai fait, ni dans la médiocrité de mon esprit, rien qui puisse m'attirer le mépris d'Antoine; » et ce que le même orateur dit peu après et même plus ouvertement : « A-t-il eu la prétention de lutter d'éloquence avec moi? Certes, je l'en remercie; car quelle matière plus abondante et quel plus beau champ pouvais-je souhaiter, que d'avoir à parler et pour moi-même et contre Antoine? » Il y a aussi de l'arrogance à avancer qu'on s'est porté juge de sa cause, qu'elle est bonne, et qu'autrement on ne s'en serait pas chargé. Les juges écoutent avec défaveur un avocat qui empiète ainsi sur leur ministère ; et nul orateur ne doit se flatter de trouver dans ses adversaires le respect religieux des disciples de Pythagore, que ce seul mot réduisait au silence : « Le maître l'a dit » . Au reste, ce défaut est plus ou moins choquant, suivant le caractère des personnes qui parlent; car on le pardonne quelquefois à l'âge, à la dignité, à l'autorité. Mais en qui ces considérations peuvent-elles jamais être d'un assez grand poids pour que ce ton affirmatif puisse se passer d'adoucissement? Il en est de même de toutes les circonstances où l'orateur tire ses preuves de sa propre personne. Aurait-on été fondé à taxer Cicéron d'orgueil, s'il eût objecté que la qualité de fils de chevalier romain ne pouvait être la matière d'un grief sérieux dans une cause où il défendait celui à qui on reprochait cette qualité? Non, sans doute, et pourtant Cicéron aima mieux tirer de là l'occasion de se rendre agréable aux juges : « En vérité, les accusateurs n'auraient pas dû chercher le sujet d'un reproche dans la qualité de fils de chevalier romain, nous ayant, vous, pour juges, et moi, pour adversaire » .

Il ne sied à personne de prendre en plaidant un ton hautain, tumultueux, emporté; mais cela est encore plus répréhensible chez ceux que l'âge, la dignité, l'expérience, doivent rendre plus circonspects. Il est cependant des gens d'une humeur tellement querelleuse, que rien ne peut les retenir, ni le respect qu'on doit aux juges, ni les usages et les bienséances du barreau; et ces avocats sans tenue ne font que trop voir par là qu'ils ne prennent rien en considération, soit en se chargeant d'une cause, soit en la plaidant. Car d'ordinaire notre langage trahit nos moeurs, et découvre le fond de notre âme; et rien n'est plus sensé que cette maxime des Grecs : Chacun parle comme il vit. Voici des défauts encore plus avilissants, l'adulation basse, la bouffonnerie affectée, le mépris de toute pudeur et de toute modestie dans les mots et les pensées, l'oubli de sa propre dignité en toutes choses : défauts où tombent d'ordinaire ceux qui s'étudient trop à flatter ou à faire rire.

Le même genre d'éloquence ne sied pas non plus à tout le monde. Une élocution riche, fière, hardie, soigneusement parée, convient moins à un vieillard qu'une élocution serrée, douce, précise, et conforme à celle dont Cicéron a voulu donner l'idée, en disant que son éloquence commençait à blanchir. C'est ainsi que des vêtements où brillent la pourpre et l'écarlate ne sont plus de mise à cet âge. Un peu de surabondance et de témérité ne déplaît pas dans les jeunes gens; et, au contraire, une élocution sèche, circonspecte, châtiée, accuse une affectation de sévérité, qui est d'ordinaire mal accueillie, puisque le sérieux des personnes avancées en âge est même regardé comme une chose qui n'est pas de saison dans la jeunesse. Une éloquence simple est celle qui convient aux hommes de guerre. Quant à ces gens, comme on en voit quelques-uns, qui font profession de philosophie, il leur siérait mal de rechercher la plupart des ornements oratoires, et particulièrement ceux qui ont leur principe dans ces mouvements de l'âme, qui, à leurs yeux, sont autant de vices. Leur sublime ministère exclut de même l'élégance du style et l'harmonie de la composition. Ainsi, n'attendez d'eux ni ces traits d'une éloquence gracieuse et fleurie, comme celui-ci, qu'on trouve dans Cicéron : Les rochers et les déserts répondent à la voix du poète; ni même des traits d'une éloquence plus mâle, comme cette apostrophe du même orateur : Tombeaux et bois sacrés des Albains, et vous, autels aussi anciens et aussi sacrés que les autels de la patrie, vous que sa fureur a renversés, c'est vous que j'implore et que j'atteste. Tout cela est indigne de leur barbe et de leur austérité. Mais l'homme d'État, le citoyen, qui, méprisant d'oiseuses disputes, se consacre à l'administration des affaires publiques, pour lesquelles ces prétendus philosophes ont une si dédaigneuse répugnance, le vrai sage enfin, n'hésitera pas à employer ce que veut la fin de l'éloquence, bien résolu toutefois à ne jamais rien persuader que d'honnête. Le prince a ses privilèges; il y a aussi un genre d'éloquence en quelque sorte à part pour les généraux et les triomphateurs. Ainsi Pompée était suffisamment disert dans le récit de ses exploits, et Caton d'Utique a été un sénateur éloquent. Souvent le même langage aura une acception différente, suivant le caractère des personnes : dans l'une, ce sera franchise; dans l'autre, folie ou orgueil. Les reproches que Thersite fait à Agamemnon ne sont que ridicules; mettez-les dans la bouche de Diomède, ou de quelqu'un de ses pareils, ce seront les accents d'une courageuse indépendance. Tu veux que je voie en toi un consul, dit L. Crassus à Philippe, quand tu ne veux pas voir en moi un sénateur! voilà le langage d'une noble franchise ; cependant il ne conviendrait pas à tout le monde. Un certain poète a dit de César : Peu m'importe, César, que tu sois blanc ou noir; c'est de la démence : si César en eût dit autant du poète, le mot n'eût été qu'arrogant.

C'est surtout dans la tragédie et la comédie qu'il importe d'observer la convenance, à cause du grand nombre et de la variété des personnages. La même fidélité était jadis un des devoirs de ceux qui composaient des plaidoyers que les accusés prononçaient eux-mêmes; elle n'est pas moins nécessaire à nos déclamateurs, qui ne parlent pas toujours comme avocats, mais le plus souvent comme parties. Et même, jusque dans les causes où nous ne sommes qu'avocats, nous devons observer soigneusement les lois de la convenance ; car nous introduisons souvent des personnages que nous faisons parler, ou, plutôt, par la bouche de qui nous parlons, et nous devons par conséquent nous identifier à leur caractère comme à leur langage. En effet, nous ne ferons point parler P. Clodius comme Appius l'aveugle, ni un père de la comédie de Cécilius comme un père de la comédie de Térence. Quelle dureté dans cette réponse du licteur de Verrès : Pour le voir, c'est tant! Quelle force dans l'exclamation de cet infortuné qui, sous les coups de fouet, ne fait entendre que ces mots : Je suis citoyen romain! Voyez comme le même orateur, jusque dans la péroraison, prête à Milon un langage digne du citoyen généreux qui, pour l'amour de la république, a tant de fois réprimé l'audace d'un séditieux, et qui, par son courage, a triomphé de ses embûches! Enfin, non seulement il y a autant de variété dans ces prosopopées que dans la cause même ; mais il y en a d'autant plus que nous faisons agir et parler des enfants, des femmes, des peuples, et même des choses inanimées : or, tout cela réclame des convenances. Il en faut aussi à l'égard de ceux pour qui nous plaidons, et notre langage doit être différent, selon que notre client est un homme considéré ou obscur, décrié ou honoré, suivant aussi la différence des principes de conduite et des antécédents. Quant à l'orateur, rien ne le recommande plus que la bonté, la douceur, la modération, la bienveillance. Il peut aussi se rendre agréable par des moyens différents, mais également dignes d'un homme de bien, en témoignant de la haine pour les méchants, de la compassion pour les malheurs publies, du zèle pour la répression des crimes et des injustices; en un mot, par tout ce qui est honnête, comme je l'ai dit au commencement.

Il importe non seulement de considérer qui vous êtes et pour qui vous plaidez, mais encore devant qui; car la fortune et le pouvoir exigent des distinctions : on ne doit pas parler de la même manière devant le prince ou un magistrat, devant un sénateur ou un simple particulier; et les jugements publics demandent un autre ton qu'une contestation devant arbitres. En effet, autant, dans une affaire capitale, il sied à un avocat de s'armer de sollicitude et de précaution, et de mettre en jeu, pour ainsi dire, toutes les machines que la rhétorique fournit pour l'amplification, autant cet appareil est vain dans des causes et devant des juges de peu d'importance; et l'on se moquerait avec raison d'un homme qui ayant à parler, assis, devant un arbitre, sur une affaire de rien, s'écrierait comme Cicéron : Non seulement je sens mon âme se troubler, mais je sens aussi tout mon corps frémir d'horreur. Qui ne sait que la gravité du sénat demande un genre d'éloquence, et que la légèreté du peuple en demande un autre? Et cela ne doit pas étonner, puisque chaque juge en particulier réclame un langage différent, suivant que ce juge sera grave ou frivole, que ce sera un savant, un homme de guerre, ou un campagnard; puisqu'on est quelquefois forcé d'abaisser ou de réduire son langage, pour se mettre à la portée du juge, qui, sans cela, ne pourrait comprendre ou embrasser ce qu'on lui dit. Il faut également tenir compte du temps et du lieu. A l'égard du temps, il est tantôt propice, tantôt fâcheux; tantôt libre, tantôt limité; et l'orateur doit s'accommoder à tout cela. A l'égard du lieu, il importe beaucoup de considérer si c'est un lieu public ou privé, fréquenté ou solitaire, si c'est dans une ville étrangère ou dans la nôtre, dans un camp ou au barreau; et toutes ces différences veulent une forme et une mesure particulière d'éloquence. Il en est de cela comme des autres actions de la vie, qui ne se font pas indifféremment de la même manière au forum, au sénat, au champ de Mars, au théâtre, et chez soi; et il est une infinité de choses qui, quoique irrépréhensibles de leur nature, quelquefois même nécessaires, passent pour des choses honteuses ailleurs que là où l'usage les autorise.

J'ai déjà dit que les matières du genre démonstratif, où l'on ne se propose que de plaire, comportent beaucoup plus d'éclat et de parure que les matières délibératives et judiciaires, où tout est actif et contentieux. J'ajouterai qu'il est des causes dont la nature est telle, que certaines beautés oratoires du premier ordre y seraient déplacées. Qui pourrait supporter qu'un accusé en danger de perdre la vie, et ayant à se défendre devant son vainqueur et son prince, s'amusât à prodiguer les métaphores, les mots nouveaux ou surannés, les tournures recherchées, les périodes nombreuses, les pensées brillantes, et toutes les fleurs des lieux communs? L'accusé ne s'exposerait-il pas par là à perdre aux yeux de son juge cet air d'anxiété si nécessaire à l'homme qui est en péril, et à éloigner de lui cette faveur que l'innocence elle-même doit rechercher, celle de la pitié ? Qui pourrait être touché du sort d'un homme qu'il verrait, dans une situation aussi critique, aveuglé par une vaine complaisance pour lui-même, faire un fastueux étalage de son éloquence? Ne serait-on pas plutôt indigné de le voir, lui accusé, courir après les mots, s'inquiéter de l'idée qu'on aura de son esprit, et trouver le temps de faire de belles phrases? C'est ce que M. Célius me paraît avoir admirablement fait entendre, et en peu de mots, dans le plaidoyer qu'il prononça pour lui-même, accusé de voies de fait : De peur, dit-il, qu'aucun de vous, ni aucun de mes accusateurs, ne trouve quelque chose d'offensant dans l'air de mon visage, ou de violent dans mes paroles, ou, ce qui serait trop encore, de peu mesuré dans mes gestes, etc. Il y a même certains plaidoyers qui consistent entièrement en satisfaction, déprécation, ou confession. Or, est-ce avec de petits traits d'esprit qu'on fera pleurer le juge? Est-ce avec des épiphonèmes et des enthymèmes qu'on le fléchira? Est-ce que tout ce qu'on ajoutera au pur langage des sentiments n'en détruira pas toute la force; et la sécurité de l'accusé ne fera-t-elle pas tomber la pitié du juge? Supposons qu'un père ait à demander justice du meurtre de son fils, ou d'un outrage plus insupportable encore que la mort ? Ce père cherchera-t-il à donner à son récit cette grâce de l'exposition qui naît de la pureté et de la clarté du langage, content de présenter les choses, comme elles se sont passées, d'une manière brève et significative? distinguera-t-il ses preuves en les comptant sur ses doigts? s'étudiera-t-il à distribuer avec netteté ses propositions et ses divisions, et parlera-t-il sans passion, sans chaleur, comme cela se fait le plus souvent dans cette partie du plaidoyer? Où était, pendant ce temps, sa douleur? Où étaient ses larmes? D'où lui est venu, pour prendre leur place, cette tranquille observation des règles? Son plaidoyer ne sera-t-il pas plutôt d'un bout jusqu'à l'autre un long gémissement et son visage ne sera-t-il pas toujours empreint de la même tristesse, s'il veut faire passer sa douleur jusque dans l'âme des juges? car, s'il s'en relâche un instant, il tentera vainement de les y ramener. Ces convenances veulent être observées particulièrement dans les déclamations; car rien de ce qui regarde l'instruction de la jeunesse ne saurait me paraître étranger à mon sujet. Et, en effet, dans les fictions de l'école, les sentiments des personnages sont beaucoup plus variés, et ce n'est pas comme avocats, mais comme parties, que nous les éprouvons : outre qu'il est d'usage de supposer,par exemple, un malheureux qui demande au sénat la permission de se donner la mort, soit à la suite de quelque grande infortune, soit pour expier quelque crime. Or, dans un sujet de cette nature, il est contraire à la convenance non seulement de chanter, quoique ce défaut soit accrédité, ou de parler d'un ton folâtre, mais même d'argumenter, à moins qu'on ne mêle le sentiment au raisonnement, et encore de telle sorte que ce soit le sentiment qui domine : car quiconque peut, en plaidant, suspendre sa douleur, a bien l'air de pouvoir s'en débarrasser tout à fait. Je ne sais même si la convenance, dont je parle, ne doit pas être encore plus scrupuleusement observée à l'égard de ceux contre lesquels on parle. Certainement ce qui doit être notre premier soin dans toute accusation, c'est d'éviter de paraître avoir saisi avec empressement l'occasion de se porter accusateur. Aussi, cette parole de Cassius Sévérus ne me déplaît-elle pas médiocrement: Grands dieux, je vis, et je vous en rends grâces, puisqu'il m'a été donné de voir Asprenas accusé ! Ne semble-t-il pas que s'il l'a pris à partie, c'est moins par des motifs fondés sur la justice ou la nécessité, que pour le plaisir de se porter son accusateur? Indépendamment de cette loi de convenance, qui est générale, certaines causes exigent une modération particulière. Ainsi, un fils qui demandera l'interdiction de son père devra gémir sur son état de maladie; et réciproquement un père qui citera son fils en justice, quelque graves reproches qu'il ait d'ailleurs à lui faire, ne laissera pas de protester qu'il n'a cédé qu'à une douloureuse nécessité : non pas en peu de mots, mais en donnant à toutes ses paroles un accent de douleur qui semble partir du fond du coeur. Ainsi, un tuteur mis en cause par son pupille ne s'emportera jamais contre lui, jusqu'à ne laisser apercevoir aucune trace de tendresse dans ses récriminations, ni aucun respect pour la mémoire sacrée du père. J'ai dit, je crois, dans le septième livre, comment un fils doit plaider contre son père qui le renonce, un mari contre sa femme qui l'accuse de mauvais traitements; le quatrième livre, où j'expose les règles de l'exorde, indique même dans quelles circonstances il convient que ces personnes plaident leur cause elles-mêmes, ou se servent du ministère d'un avocat.

Que les mots soient susceptibles de convenance ou d'inconvenance, c'est ce dont personne ne doute. Il ne me reste donc plus, sur cet article, qu'à enseigner un point, qui est d'une extrême difficulté : c'est par quels moyens on peut, sans blesser les bienséances, dire certaines choses qui sont fâcheuses de leur nature, et qu'on aimerait mieux taire, si l'on en avait le choix. Quoi de plus odieux, au premier aspect, et qui répugne plus à entendre, qu'un fils plaidant lui-même, ou par la bouche d'un avocat, contre sa mère? Et pourtant c'est quelquefois une nécessité, comme on en peut juger par la cause de Cluentius Habitus; mais on ne s'y prend pas toujours de la même manière que Cicéron contre Sassia : non qu'il ne s'en soit pas très bien tiré, mais parce qu'il importe de considérer en quoi et comment on offense une mère. Quant à Sassia, comme elle en voulait ouvertement aux jours de son fils, elle méritait qu'on lui résistât fortement. Il y avait néanmoins deux points à ménager, et où Cicéron a fait preuve d'un tact admirable : c'était, premièrement, de ne pas oublier le respect qu'un fils doit à sa mère; ensuite, de démontrer avec l'exactitude la plus minutieuse, en reprenant l'affaire d'un peu haut, que ce qu'il allait dire contre Sassia était non seulement dicté par le droit de la défense, mais indispensable à la cause. Il commença donc par cette exposition, quoiqu'elle fût étrangère à la question qui faisait le fond du procès, tant il était persuadé que, dans une cause aussi délicate, il devait donner ses premiers soins à ce que demande la convenance! Ainsi il détourna du fils l'odieux que ce nom de mère pouvait jeter sur lui, pour le faire retomber sur la mère elle-même. Cependant une mère peut quelquefois être en procès avec son fils pour des intérêts moins importants, ou accompagnés de sentiments moins hostiles. Alors le fils devra prendre un ton plus doux et plus soumis; car, en se montrant prêt à donner satisfaction, il diminuera l'odieux dont sa qualité le rendait l'objet, ou même il le renverra à la partie adverse; et si tout manifeste en lui le sentiment d'une douleur profonde, il fera croire à son innocence, et la pitié succédera aisément au premier mouvement d'une prévention fâcheuse. Il sera aussi très convenable de rejeter l'accusation sur d'autres, et d'insinuer que la mère obéit à quelque instigation étrangère, en protestant qu'on endurera tout, qu'on ne se permettra aucune parole amère : en sorte que, n'eût-on même aucun sujet de plainte, on ne laissera pas d'avoir en apparence le mérite de la modération. Et même, en supposant que le fils ait quelque grief à reprocher à sa mère, le devoir de l'avocat est de faire croire que, s'il en parle, c'est contre le gré de son client, et seulement pour ne pas trahir son ministère : de cette manière, l'un et l'autre pourront s'attirer des louanges. Ce que je dis de la mère doit s'entendre également du père; car je sais qu'après l'émancipation il y a souvent eu des procès entre des pères et leurs enfants. A l'égard des autres parents, ce qu'il faut avoir soin d'observer, c'est de paraître ne jamais rien dire qu'à regret, que par nécessité, et qu'avec modération; et cette réserve sera proportionnée au degré de parenté. Un affranchi aura les mêmes égards pour son patron; et, pour tout dire en un mot, ne plaidons jamais contre ces personnes de la manière dont nous serions fâchés qu'elles plaidassent contre nous.

Nous devons aussi quelquefois, par déférence pour le rang de notre adversaire, nous justifier de notre hardiesse, de peur qu'on ne la taxe d'impertinence, ou qu'on n'y voie un air de fastueuse bravade. C'est pourquoi Cicéron, ayant des choses très fortes à dire contre Cotta, et ne pouvant même défendre autrement la cause de P. Oppius, s'excuse néanmoins, dans un long préambule, sur la rigueur de ses devoirs. Quant aux inférieurs même, surtout si ce sont des jeunes gens, il sied bien quelquefois de les ménager, ou de frapper et guérir en même temps. Cicéron nous a donné l'exemple de cette modération dans son plaidoyer pour Célius contre Atratinus, où il semble moins le traiter comme un ennemi, que l'avertir charitablement comme un fils : c'est qu'Atratinus était un jeune homme qui avait de la naissance, et qu'un ressentiment assez juste avait porté à accuser Célius. Au reste, quand nous n'avons en vue que les juges ou les assistants dans le soin que nous prenons d'observer les convenances, c'est chose assez facile; mais l'embarras est plus grand quand nous appréhendons d'offenser personnellement nos adversaires. Cicéron, plaidant pour Muréna, eut à lutter contre cette difficulté, dans les personnes de M. Caton et de Servius Sulpicius. Cependant, avec quelle délicatesse, en accordant à celui-ci toutes les qualités, il lui dénie l'art de réussir dans la demande du consulat! Sur quel autre point, en effet, un homme de la naissance de Sulpicius, et d'un aussi grand mérite comme jurisconsulte, pouvait-il souffrir avec moins de regret de s'avouer vaincu? Avec quelle dignité il rend compte des motifs qui l'ont déterminé à se charger de la défense de Muréna, lorsqu'il dit que, s'il a favorisé les prétentions de Sulpicius contre l'élévation de Muréna, ce n'est pas une raison pour s'associer à une accusation capitale contre lui! Mais c'est surtout à l'égard de Caton qu'il faut admirer sa dextérité. Après avoir professé la plus haute admiration pour son caractère, il rejette, non sur lui, mais sur la secte des stoïciens, ce qu'il avait contracté d'un peu dur en certaines choses. On dirait qu'il s'agit moins entre eux d'une contestation judiciaire, que d'une discussion philosophique. La règle et le précepte le plus sùr, c'est donc, comme toujours, l'exemple de Cicéron. Voulez-vous dénier un avantage à quelqu'un, sans lui déplaire? accordez-lui tous les autres : dites seulement qu'il est moins habile en cela que dans le reste ; et même, si cela se peut, expliquez pourquoi, en disant, par exemple, qu'il est trop opiniâtre, ou trop confiant, ou trop irascible, ou trop sujet à se laisser influencer par autrui. En un mot, le remède commun à toutes ces sortes de causes, c'est de faire paraître, dans tout le cours du plaidoyer, des sentiments d'honnêteté et même de bonté; d'établir qu'on a de justes motifs pour parler ainsi, et que non seulement on agit dans un esprit de modération, mais qu'on ne cède qu'à la nécessité. L'embarras contraire, mais dont on se tire plus aisément, c'est d'avoir à louer certaines actions dans des hommes d'ailleurs déshonorés, ou que nous haïssons; car, pour la chose en elle-même, elle doit être louée dans quelque personne que ce soit. Cicéron a plaidé pour Gabinius et P. Vatinius, qui avaient été ses plus mortels ennemis, et contre lesquels il avait même écrit des plaidoyers; mais il s'est justifié de cette contradiction en déclarant qu'il s'inquiétait moins de l'opinion que de sa conscience. Sa position était plus embarrassante dans l'affaire de Cluentius, où il se trouvait dans la nécessité d'accuser Scamandre, qu'il avait jadis défendu. Mais il éluda cette difficulté avec beaucoup d'art, en s'excusant sur les instances de ceux qui lui avaient amené Scamandre, et sur sa grande jeunesse ; car il se serait bien plus décrédité en donnant à croire qu'il fût homme à se charger inconsidérément de la défense d'un coupable, surtout dans une cause aussi suspecte. La cause que nous défendons peut aussi être telle que le juge y soit intéressé directement ou indirectement. Dans ce cas, si la persuasion est une victoire difficile, on a du moins le champ libre pour parler : car nous ferons semblant de nous reposer avec sécurité sur la justice du juge; nous le piquerons d'honneur, en lui faisant entendre que son intégrité et sa religion éclateront d'autant plus, qu'il aura moins cédé à son ressentiment ou à son intérêt. Nous agirons de même, si, après en avoir appelé à un autre tribunal, nous sommes renvoyés devant les mêmes juges, en ajoutant le prétexte de la nécessité si la cause le comporte, ou en nous excusant sur une erreur, ou sur un soupçon. Le plus sûr alors est de confesser sa faute, d'en témoigner du repentir, d'en offrir satisfaction, et de mettre tout en œuvre pour amener le juge à se faire scrupule d'écouter sa passion.

Il arrive aussi quelquefois qu'un juge se trouve saisi pour la seconde fois d'une cause sur laquelle il avait déjà prononcé. Alors nous aurons recours d'abord à un moyen, qui est d'une application commune à toutes les causes de cette espèce : nous dirons que, si nous avions à parler devant un autre juge, nous n'entrerions pas dans la discussion de la première sentence, parce qu'il n'appartient qu'à celui qui l'a rendue, de la réformer. Ensuite nous dirons, autant que nous le permettra la cause, qu'on ignorait certaines choses qu'on a sues depuis, ou que des témoins manquaient, ou que les premiers avocats n'ont pas rempli toute leur tâche; mais nous n'appuierons sur ce dernier point qu'avec une extrême timidité, et au défaut d'autre motif. Que si même nous avons à plaider devant de nouveaux juges, soit pour le second jugement à rendre sur la liberté d'une personne, soit dans les appels d'une section des centumvirs à une autre, il sera toujours plus convenable de respecter, autant que possible, l'honneur des premiers juges. C'est ce que j'ai amplement expliqué dans le cinquième livre, au chapitre des preuves. Il peut arriver enfin que nous ayons à blâmer dans autrui ce que nous avons fait nous-mêmes. Ainsi Tubéron reproche à Ligarius d'avoir été en Afrique; ainsi des gens condamnés pour brigue en accusent d'autres du même crime, dans l'espérance de se voir réhabilités; ainsi, dans les déclamations des écoles, un père est accusé de débauche par un fils débauché. Je ne vois guère comment on peut se tirer de ces contradictions avec bienséance, à moins de découvrir quelque différence résultant de la personne, de l'âge, du temps, du motif,du lieu, de l'intention. [11,1,80] Ainsi Tubéron dit qu'il avait passé sa jeunesse auprès de son père, qui avait été envoyé en Afrique par le sénat, non pour prendre part à la guerre, mais pour acheter du blé, et qui, dès qu'il l'avait pu, s'était retiré des partis; que Ligarius, au contraire, était resté; qu'une contestation de dignité s'étant élevée entre César et Pompée, sans que ni l'un ni l'autre eussent aucun mauvais dessein contre la république, Ligarius, qui pouvait sans crime embrasser la cause de Pompée, avait mieux aimé s'attacher à Juba et aux Africains, ennemis irréconciliables du peuple romain. Du reste, rien n'est plus facile que d'attaquer dans autrui une faute qu'on a commise soi-même, quand on commence par s'avouer coupable; mais c'est le fait d'un délateur, et non d'un avocat. Que si nous n'avons aucune excuse à alléguer, le repentir seul peut donner quelque couleur à notre conduite; car, jusqu'à un certain point, c'est faire preuve d'amendement que de prendre en haine ses erreurs. Certaines personnes, en effet, peuvent trouver des raisons d'excuse dans la nature même de l'action. Ainsi, un père déshérite son fils né d'une courtisane, parce que ce fils a lui-même épousé une courtisane. C'est un sujet de déclamation, mais qui peut se rencontrer dans la réalité. Ce père pourra donc, sans inconséquence, faire valoir plusieurs raisons : que c'est un désir naturel à tous les pères de vouloir que leurs enfants soient plus honnêtes qu'eux, ce qui est si vrai, qu'une prostituée même, s'il lui naît une fille, veut que cette fille soit élevée dans des sentiments de pudeur; que, pour lui (car il peut faire cet aveu), sa condition était moins distinguée ; qu'il n'avait pas un père pour le rappeler à son devoir ; que son fils aurait dû d'autant moins se permettre cette union, que c'était renouveler l'opprobre de sa famille, et reprocher tout à la fois à son père le mariage qu'il avait fait, et à sa mère la nécessité de son premier état; qu'enfin il léguait, en quelque sorte, à ses descendants l'exemple de l'infamie. Il pourra même faire croire aisément qu'il y a dans cette courtisane quelque flétrissure particulière, qu'un père ne saurait supporter dans l'épouse de son fils. Je vois encore d'autres motifs, mais je ne prétends pas faire une déclamation; je veux seulement montrer qu'un orateur peut quelquefois se défendre avec succès sur un mauvais terrain.

Mais où l'embarras est tout à fait pénible, c'est lorsqu'il s'agit d'un de ces outrages qui révoltent la nature, et qu'on ne peut exprimer sans rougir; je ne dis pas seulement si c'est la victime qui se plaint elle-même, car que peut-elle avoir de mieux à faire qu'à gémir, à verser des larmes, à détester sa vie, et à laisser au juge le soin de deviner sa douleur? mais l'avocat lui-même doit se pénétrer des mêmes sentiments, parce que des outrages de cette nature causent plus de honte à ceux qui les ont soufferts qu'à ceux qui les ont osés.

Dans la plupart des causes où l'orateur prend le parti de la rigueur, il doit donner d'autres couleurs à sa sévérité, comme l'a fait Cicéron au sujet des fils des proscrits. Quoi de plus cruel, en effet, que d'interdire les charges de la république à des hommes issus de pères et d'aïeux illustres? C'est ce que confesse ce grand maître dans l'art de manier les esprits; mais il proteste que le sort de l'État est tellement lié aux lois de Sylla, que sans elles il ne saurait subsister. Aussi parvint-il à faire croire qu'il agissait dans l'intérêt de ceux contre lesquels il parlait.

J'ai déjà fait observer, en traitant de la raillerie, combien il est vil d'insulter au malheur; et j'ai en même temps recommandé de ne se permettre aucune sortie contre des ordres, ou des nations, ou des peuples entiers. Cependant le devoir de notre ministère nous oblige quelquefois à parler de certaines classes d'hommes, comme les affranchis, les gens de guerre, les publicains, ou autres. Il y a à cela un remède général, c'est de montrer qu'on ne prend pas plaisir à manier ce qui blesse; de ne point attaquer tout indistinctement, mais seulement ce qui est attaquable, et de balancer le blâme par la louange. Dites que les hommes de guerre sont avides, mais ajoutez que cela n'est pas étonnant, parce qu'ils ne se croient jamais assez payés de leurs dangers et de leur sang. Dites qu'ils sont querelleurs, mais dites aussi qu'ils sont plus accoutumés à la guerre qu'à la paix. S'agit-il de décréditer les affranchis? rien n'empêche de rendre témoignage à l'activité qui les a tirés de l'esclavage. A l'égard des nations étrangères, Cicéron a traité ce point tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. Ainsi, dans une cause où il voulait décréditer la foi de quelques témoins grecs, il commence par accorder aux Grecs le domaine de la science et des lettres, et par faire ouvertement profession d'aimer cette nation; il affecte, au contraire, du mépris pour les Sardes, et traite les Allobroges comme des ennemis; et, eu égard à la circonstance, il ne disait rien qui ne fût à sa place, rien contre la bienséance. On adoucit encore par la modération dans les termes ce que les choses ont de trop âpre. Par exemple, si un homme est dur, dites qu'il est trop sévère; s'il est injuste, qu'il se trompe de bonne foi; s'il est opiniâtre, qu'il tient trop à ses principes : en un mot, faites comme si vous vouliez vaincre vos adversaires par le raisonnement : ce qui est une manière très courtoise de combattre.

Disons en outre que tout ce qui est excessif pèche contre la convenance, et qu'ainsi ce qui est convenable en soi perd son prix, si l'on n'y met un certain tempérament; mais c'est un point qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer, et dont l'observation dépend plus d'un certain tact que de tous les préceptes. Pour déterminer le point de justesse au delà duquel un seul mot est de trop, nous n'avons ni mesure ni poids, parce qu'il en est de cela comme des aliments, dont les uns rassasient plus que les autres.

Je crois devoir ajouter aussi, en peu de mots, que, dans l'éloquence, les qualités les plus différentes ont non seulement leurs partisans, mais souvent même sont goûtées des mêmes personnes. Cicéron, par exemple, a écrit quelque part que le signe de la perfection est de paraître facile à imiter, et de ne pouvoir l'être ; et il dit ailleurs qu'il s'est étudié à parler, non comme le premier venu espérerait de pouvoir le faire, mais comme personne, au contraire, n'oserait l'espérer. Il peut paraître contradictoire d'approuver ces deux sortes de langage, et cependant rien n'est plus conséquent : la différence n'est que dans le sujet. Car cette simplicité, et, pour ainsi dire, cette sécurité d'un langage naturel, convient merveilleusement aux petites causes, tandis que la magnificence d'un style pompeux sied mieux aux grandes. Cicéron excelle dans les deux genres. Le premier paraît facile aux ignorants; mais, au jugement des connaisseurs, ni l'un ni l'autre ne l'est.

CHAP. II. La mémoire, suivant quelques-uns, est un pur don de la nature, et nul doute que la nature n'y soit pour beaucoup ; mais la mémoire, comme toute autre chose, s'accroît par la culture. Or, toutes les études dont nous avons parlé jusqu'ici seraient vaines, si les autres parties de la rhétorique ne vivaient et ne se mouvaient en elle; car toute science repose sur la mémoire, et l'on perdrait son temps a être enseigné, si l'on ne pouvait retenir ce que l'on entend. C'est elle qui tient sans cesse à nos ordres cette armée d'exemples, de lois, de réponses, de dits et de faits, que l'orateur doit toujours avoir en abondance, et, pour ainsi dire, sous la main. Aussi est-ce à juste titre qu'elle est appelée le trésor de l'éloquence.

Mais comme un plaidoyer se compose d'une infinité d'éléments, il ne suffit pas que la mémoire soit fidèle, il faut encore qu'elle soit prompte à saisir; il ne suffit pas de retenir l'ensemble de ce qu'on a écrit, en le lisant à plusieurs reprises, il faut encore, dans ce qu'on n'a que médité, retrouver les mêmes idées, les mêmes mots, le même arrangement; il faut se souvenir de ce qui a été dit par la partie adverse, pour le réfuter, non pas toujours dans le même ordre, mais dans le lieu le plus convenable. Le dirai-je? le talent de l'improvisation n'est pas autre chose qu'une grande mémoire. En effet, pendant que nous parlons, nous avons à prévoir ce que nous dirons ensuite; et, comme la pensée se porte toujours au delà du moment présent, tout ce qu'elle rencontre en chemin, elle le donne en dépôt à la mémoire ; et celle-ci fait l'office d'une main intermédiaire, qui transmet à l'élocution ce qu'elle a reçu de l'invention.

Je ne crois pas devoir m'arrêter à examiner la cause efficiente de la mémoire, quoique l'opinion la plus commune soit que les choses extérieures s'impriment dans l'âme comme un cachet sur la cire; et je ne pourrai jamais admettre que la mémoire contracte, comme le corps, une lenteur ou une force qui constitue une qualité habituelle. Je veux plutôt admirer sa nature par rapport à l'âme. Quoi de plus inexplicable? Des idées, qu'un long intervalle de temps semblait avoir séparées de nous, reparaissent tout à coup, et se représentent non seulement quand nous les rappelons, mais quelquefois aussi d'elles-mêmes; non seulement quand nous sommes éveillés, mais même quand nous dormons. Que dis-je? Les animaux, quoique privés d'intelligence, ne laissent pas de se souvenir, de se reconnaître, et de regagner, après une longue excursion, leur habitation accoutumée. Bizarrerie surprenante! ce que nous venons de faire nous échappe, et de vieilles impressions restent; nous oublions des choses d'hier, et nous nous souvenons des actes de notre enfance; certaines idées se cachent quand nous les cherchons, et se présentent à nous quand nous y pensons le moins; enfin, la mémoire meurt et la mémoire renaît. Cependant on ne saurait pas tout ce dont cette faculté est capable, tout ce qu'il y a de divin en elle, si l'éloquence ne l'eût fait paraître dans tout son jour. Car elle maintient l'ordre non seulement dans les idées, mais encore dans les mots; et les mots dont elle tient le fil se succèdent presque sans fin, à tel point que, dans les plus longs plaidoyers, la patience de l'auditeur se lasse plus tôt que la mémoire ne manque à l'orateur : ce qui prouve qu'il y entre de l'art, et que la nature peut être secondée par la méthode, puisque nous voyons que, avec de la science et de la pratique, on fait ce que, sans science ni pratique, on ne peut pas faire. Cependant je lis dans Platon que l'écriture nuit à la mémoire, sans doute parce que, après avoir confié nos idées au papier, nous cessons, pour ainsi dire, de les surveiller, et qu'elles profitent de notre sécurité pour s'échapper. II est certain que le plus sûr moyen de se souvenir d'une chose, c'est d'y avoir l'esprit fortement appliqué, et de ne jamais la perdre de vue. Aussi ce que nous écrivons plusieurs fois de suite, pour l'apprendre, s'imprime dans notre mémoire par la seule habitude d'y penser.

Simonide passe pour avoir montré le premier l'art de la mémoire; et voici ce qu'on raconte de lui. Il avait, moyennant une somme convenue, composé, en l'honneur d'un athlète qui avait remporté le prix du pugilat, une de ces pièces de vers qu'il est d'usage de faire pour les vainqueurs. Quand l'ode fut terminée, on refusa de lui payer la totalité de la somme, parce que, suivant la coutume des poètes, il s'était étendu, par forme de digression, sur les louanges de Castor et Pollux, à qui par conséquent on le renvoyait pour le surplus. Ceux-ci s'acquittèrent de leur dette, s'il faut en croire ce qu'on rapporte; car un grand repas s'étant donné pour célébrer cette victoire, Simonide fut du nombre des conviés; et, pendant qu'il était à table, on vint lui dire que deux jeunes cavaliers le demandaient, et désiraient ardemment de lui parler. Simonide sortit, et ne trouva personne; mais l'issue fit voir qu'il n'avait pas eu affaire à des ingrats; car à peine avait-il franchi le seuil de la porte, que la salle s'écroula sur les convives, et les mutila si horriblement de la tête aux pieds, que, lorsqu'il fut question de leur donner la sépulture, leurs parents ne purent les reconnaître. Alors, dit-on, Simonide, s'étant souvenu de l'ordre dans lequel chacun des convives était placé, rendit leurs corps à leurs familles. Les grammairiens ne s'accordent pas sur le nom du vainqueur chanté par Simonide, si c'était Glaucon Carystius, ou Léocrate, ou Agatharque, ou Scopas ; ils ne s'accordent pas davantage sur le lieu, si c'était à Pharsale, comme Simonide lui-même semble le faire entendre quelque part, et comme l'ont rapporté Apollodore; Ératosthène, Euphorion, et Euripyle de Larisse; ou bien à Cranon, comme le, dit Apollas Callimaque, dont l'opinion, pour avoir été adoptée par Cicéron, est aujourd'hui la plus accréditée. Ce qu'on tient pour certain, c'est qu'un noble Thessalien, nommé Scopas, périt dans ce festin. On ajoute que le fils de sa sœur y périt aussi, avec la plupart des descendants d'un autre Scopas plus ancien. Du reste, tout ce récit sur les Tyndarides m'a bien l'air d'une fable, d'autant que Simonide n'en fait nulle part la moindre mention; et, certes, il n'aurait pas gardé le silence sur un événement aussi glorieux pour lui.

Quoi qu'il en soit, le fait semble avoir donné lieu de remarquer que la mémoire pouvait être aidée par le souvenir des localités, et c'est ce que chacun peut vérifier d'après sa propre expérience. En effet, lorsque, après un certain laps de temps, nous nous retrouvons dans un lieu que nous avions quitté, non seulement nous le reconnaissons, mais nous nous ressouvenons de ce que nous y avons fait : les personnes que nous y avons vues, et quelquefois les pensées qui nous occupaient alors se représentent à nous. Ainsi, pour la mémoire comme pour la plupart des choses, l'art est né de l'expérience. Or, voici comme on le pratique.

On choisit un lieu extrêmement spacieux et diversifié, une grande maison, par exemple, distribuée en plusieurs appartements. On se grave avec soin dans l'esprit tout ce qu'elle contient de remarquable, afin que la pensée en puisse parcourir toutes les parties sans hésitation ni délai. En cela, l'essentiel est de ne point broncher devant les objets; car des souvenirs, destinés à venir en aide à d'autres souvenirs, doivent être plus que sûrs. Ensuite, pour se rappeler ce qu'on a écrit ou simplement médité, on se sert de quelque signe, emprunté ou à la matière qu'on a à traiter, s'il s'agit, par exemple, de navigation ou de guerre, ou bien à quelque mot; car un mot suffit pour redresser la mémoire, aussitôt qu'elle vient à broncher. S'agit-il de navigation, le signe de reconnaissance sera une ancre; de guerre, ce sera une arme quelconque. Puis, on procède ainsi : on assigne la première pensée au vestibule, la seconde à la salle d'entrée, et ainsi du reste, en parcourant les croisées, les chambres, les cabinets, jusqu'aux statues et autres objets semblables. Cela fait, quand il s'agit d'appliquer ce procédé à la mémoire, on passe en revue chaque lieu à partir du premier, en redemandant à chaque image l'idée qui lui a été confiée : en sorte que, si nombreuses que soient les choses dont on ait à se souvenir, elles se donnent la main et forment une espèce de choeur, qui prévient la confusion dans laquelle on est exposé à tomber en se bornant à apprendre de mémoire. Ce que j'ai dit d'une maison peut également s'appliquer à des monuments publics, à une longue promenade (en faisant, par exemple, le tour d'une ville), ou à des tableaux. On peut même se créer des lieux imaginaires. On a donc besoin de lieux réels ou fictifs, ainsi que d'images ou simulacres, qui sont toujours arbitraires. Les images sont des signes qui servent à marquer ce que nous voulons retenir, en sorte, comme le dit Cicéron, que les lieux peuvent se comparer à la cire, et les simulacres aux lettres. Mais je ferai mieux de rapporter ses propres expressions : Il faut faire choix, dit-il, de lieux multiples, remarquables, bien développés, peu distants les uns des autres; et d'images qui expriment quelque action, qui soient vives, caractéristiques, telles enfin qu'elles viennent au-devant de l'esprit, et le frappent incontinent. Aussi ai-je lieu de m'étonner que Métrodore ait trouvé trois cent soixante lieux dans les douze signes du zodiaque : je ne vois là que la vanité et la jactance d'un homme qui, en se glorifiant de sa mémoire, voulait en faire honneur à son art, plutôt qu'à la nature.

Pour dire maintenant ce que je pense de cette méthode, j'avouerai qu'elle peut être bonne quelquefois, si l'on veut, par exemple, répéter une grande quantité de noms dans l'ordre où on les a entendus; car alors nous plaçons tous ces noms dans les lieux que nous avons observés, le mot table, par exemple, dans le vestibule, le mot coussin dans la salle d'entrée, et ainsi des autres; puis, repassant par le même chemin, nous les reprenons où nous les avions placés. C'est sans doute à l'aide de cette méthode que certaines personnes sont parvenues, comme on dit que le fit Hortensius, à énumérer de mémoire, après une vente publique, tous les objets vendus, avec les noms des acheteurs et le prix de chaque article, aussi fidèlement que l'huissier l'eût pu faire avec son registre. Mais ce procédé sera moins efficace, quand il s'agira d'apprendre tout un plaidoyer; car les pensées n'ont pas, comme les choses, des images propres : les images des pensées sont purement arbitraires, bien que, jusqu'à un certain point, les lieux ne laissent pas d'aider a retrouver les pensées. Mais comment pourra-t-on, avec ce même procédé, retenir la contexture des mots d'un plaidoyer qu'on a entendu prononcer? Je ne m'arrêterai pas à faire remarquer qu'il y a des mots, et de ce nombre sont certainement les conjonctions, qui ne peuvent être figurés par aucune image. Car eussions-nous, comme les notaires, des images déterminées pour chaque mot ; eussions-nous des lieux à l'infini, pour y placer autant de mots qu'il y en a dans les cinq livres du second plaidoyer contre Verrès; eussions-nous enfin la faculté de nous souvenir de tout ce que nous aurions, pour ainsi dire, mis en dépôt dans chaque lieu, le débit ne serait-il pas nécessairement entravé par le double effort de la mémoire? Comment, en effet, le tout pourra-t-il marcher sans désordre, s'il nous faut, à chaque mot, nous reporter à chaque image et à chaque lieu? Laissons donc cette méthode à Charmadas et à Métrodore, qui, selon Cicéron, l'ont mise en pratique, et tenons-nous-en à des préceptes plus simples.

Si nous voulons confier à notre mémoire un plaidoyer un peu long, il sera bon de I'apprendre par parties; car rien ne paralyse plus cette faculté que de la surcharger. Les parties ne doivent pas non plus être trop petites : autrement, par un effet contraire, elles partageraient et morcèleraient la mémoire. Je ne prescrirai pas de mesure déterminée; mais, autant que possible, on embrassera le développement complet de chaque proposition, à moins que cette proposition ne soit si longue, qu'il faille encore la diviser. Il sera bon encore de diviser ces morceaux en certains points fixes, où l'on s'arrêtera pour retourner sur ses pas, afin que les mots (car c'est là ce qui coûte le plus, et, après les mots, les différentes propositions) se succèdent et s'enchaînent dans la mémoire comme dans le discours. Quant à ce que nous aurons trop de peine à retenir, rien n'empêche d'y associer quelque marque dont le souvenir serve à avertir et à réveiller, pour ainsi dire, la mémoire. Il est même rare qu'un homme ait la mémoire assez ingrate pour ne pas reconnaitre le signe qu'il a affecté à tel ou tel endroit. Cependant, si sa pesanteur va jusque-là, c'est même une raison d'y remédier par ce moyen, afin que les marques aiguillonnent la mémoire. Il n'y aura donc pas d'inconvénient à user du procédé mnémonique dont j'ai parlé, qui consiste à attacher des signes à des pensées qui pourraient nous échapper : celui d'une ancre, comme je l'ai déjà dit, si l'on a à parler de navigation; d'un javelot, si l'on a à parler de guerre. Les signes sont, en effet, d'un grand secours, et une idée en réveille une autre. C'est ainsi qu'un anneau que nous changeons de doigt, ou auquel nous attachons un fil, nous remet en mémoire le motif qui nous l'a fait faire. Un moyen de rendre la mémoire encore plus sûre, c'est de soutenir une idée par une autre. Ainsi, pour les noms, avons-nous à retenir celui de Fabius, associons-y le souvenir de ce temporiseur, qu'on ne saurait oublier, ou de quelqu'un de nos amis qui s'appelle de même. Cela est plus aisé encore à l'égard de certains noms, tels que Aper, Ursus, Naso, ou Crispus : il suffit de se rappeler les choses auxquelles ils font allusion. L'origine est quelquefois aussi un moyen de retenir les dérivés, comme Cicéron, Verrius, Aurélius. Mais rien ne facilite tant la mémoire, que d'apprendre sur les tablettes mêmes où l'on a écrit; car, tout en récitant, il semble qu'on lise : on suit, pour ainsi dire, la mémoire à la trace; on a, en quelque sorte, sous les yeux, non seulement les pages, mais presque les lignes. Bien plus, s'il y a eu quelque rature, quelque addition ou changement, ce sont autant de signes qui nous empêchent de nous égarer. Ce moyen a beaucoup d'analogie avec le procédé dont j'ai parlé en commençant; et, si mon expérience ne m'a pas trompé, je le crois plus simple et plus efficace. Apprendre mentalement est un exercice qu'on n'a pas oublié, et qui serait fort bon, si l'esprit, qui est alors, pour ainsi dire, oisif, n'était par là sujet à de fréquentes distractions. Cr, on ne saurait remédier à cet inconvénient que par la voix, qui, en tenant l'esprit attentif, aide la mémoire par la double impression de la parole et de l'ouïe; mais il faut que la voix soit basse, ou plutôt que ce ne soit qu'un murmure. Pour ce qui est d'apprendre pendant qu'un autre lit, si, d'un côté, on apprend moins vite, parce que la vue est un sens plus vif que l'ouïe, de l'autre, on a cet avantage, qu'après avoir entendu lire une ou deux fois, on peut aussitôt éprouver sa mémoire, et lutter avec le lecteur: ce qui est, d'ailleurs, une épreuve bonne à faire de temps en temps; car, lorsque la lecture qu'on nous fait est continue, les choses qu'on sait le moins passent comme celles qu'on sait le mieux ; tandis que, au moyen de l'épreuve dont je parle, outre que l'esprit_ s'applique davantage, on ne perd pas son temps à écouter ce qu'on sait déjà. De cette manière, on repasse seulement les endroits qui avaient échappé, afin que, à force d'y revenir, on se les imprime bien dans la mémoire; et même d'ordinaire ce sont ceux-là que nous retenons le mieux, par la raison qu'ils nous avaient échappé. Au surplus, pour apprendre par coeur comme pour écrire, il faut une bonne santé, un estomac libre, et un esprit dégagé de toute préoccupation.

Mais ce qui est un moyen très efficace pour retenir ce qu'on a écrit, et un moyen presque unique pour retenir ce qu'on a médité, excepté l'exercice, qui est le plus puissant de tous, c'est la division et la composition. Quiconque, en effet, aura bien divisé son discours, ne courra jamais le risque d'intervertir l'ordre des choses. Il y a, en effet, pour tout homme doué de jugement et de goût, un ordre déterminé à observer non seulement dans la distribution des questions, mais dans la manière de les traiter, qui assigne à chacune d'elles son rang, le premier, le second, et ainsi de suite; et toutes ces questions sont tellement liées les unes aux autres, qu'on ne peut rien en retrancher ni rien y ajouter, sans qu'on ne s'en aperçoive aussitôt. Scévola, après avoir perdu une partie de dames où il avait joué le premier, repassa, en allant à la campagne, toute la disposition du jeu, et, s'étant souvenu du coup qui l'avait fait perdre, revint auprès de son adversaire, qui demeure d'accord que tout s'était passé comme il le disait. Comment l'ordre aura-t-il moins d'effet dans un discours, dont notre volonté aura distribué toutes les parties, quand il peut tant dans une chose où la volonté d'autrui se mêle à la nôtre? L'enchaînement d'une bonne composition guidera aussi la mémoire; car, de même qu'on apprend plus facilement les vers que la prose, de même on apprend mieux la prose lorsqu'elle est bien liée, que lorsqu'elle est lâche et négligée. C'est ce qui explique comment on parvient même à redire mot pour mot ce qui la première fois semblait avoir été improvisé; et ma mémoire, qui n'est que médiocre, y réussissait, lorsque l'arrivée de quelque personnage qui méritait cet honneur me forçait à recommencer une partie de ma déclamation. Je n'en impose pas sur ce fait : plusieurs l'ont vu, et sont encore là pour l'attester.

Cependant, si l'on me demande en quoi consiste véritablement l'art de la mémoire, je répondrai que c'est dans l'exercice et le travail. Apprendre beaucoup, méditer beaucoup, et, si on le peut, tous les jours, voilà ce qu'il y a de plus efficace. Rien ne s'accroît autant par la culture, rien ne diminue autant par la négligence. On ne saurait donc, comme je l'ai recommandé, faire apprendre de trop bonne heure aux enfants tout ce qu'ils pourront retenir; et, à quelque âge que ce soit, quiconque voudra cultiver sa mémoire doit se résoudre à dévorer d'abord l'ennui de repasser sans cesse ce qu'il a écrit, ce qu'il a lu, et de remâcher, pour ainsi dire, les mêmes aliments. On peut rendre néanmoins cette tâche plus légère, en ayant soin, dans le commencement, d'apprendre peu, et des choses qui ne rebutent pas; ensuite, on ajoutera chaque jour une ligne, et peu à peu, sans que le surcroît se fasse sentir, on arrivera à des résultats incroyables. On s'exercera d'abord sur les poètes, puis sur les orateurs, enfin sur des écrivains dont la composition est moins nombreuse et moins oratoire, tels que les jurisconsultes; car ce qui sert d'exercice doit être plus difficile, afin que la chose en vue de laquelle on s'exerce devienne plus aisée. C'est ainsi que les athlètes s'exercent avec de lourds gantelets de plomb, quoique, dans la lice, ils luttent les mains vides et nues. Je ne veux pas omettre une remarque confirmée tous les jours par l'expérience : c'est que, chez les esprits un peu lents, la mémoire est infidèle aux idées récentes. Il est étonnant, et je ne saurais guère en donner la raison, combien une nuit d'intervalle contribue à l'affermir, soit parce qu'elle suspend ce travail, qui se nuisait à lui-même par ses propres efforts, soit parce que la réminiscence, qui est la partie la plus solide de la mémoire, digère, pour ainsi dire, ou mûrit ce qu'elle a reçu; de sorte que les idées, qui d'abord ne pouvaient se reproduire, se représentent dans leur ordre le lendemain, et que le temps, qui est d'ordinaire une cause d'oubli, ne fait alors que consolider la mémoire. Au contraire, ceux qui apprennent très vite oublient de même ; et l'on dirait que leur mémoire, bornant sa tâche au moment présent, et se croyant quitte envers eux, prend son congé et se retire. Après tout, il n'est pas surprenant que ce qu'on a été longtemps à faire entrer dans son esprit, y demeure plus profondément imprimé.

Cette différence entre les esprits a donné lieu à une question : Un orateur doit-il apprendre mot pour mot son plaidoyer, ou s'en tenir seulement à la substance et à l'ordre des choses? Or, c'est une question qu'il n'est guère possible de résoudre d'une manière générale : car, si ma mémoire y suffit, et si le temps ne me manque pas, je ne veux pas que la moindre syllabe m'échappe: autrement, à quoi servirait d'écrire? Ce qu'il faut donc gagner sur soi dès l'enfance, et faire tourner en habitude à force d'exercice, c'est de ne rien accorder à sa paresse. Aussi est-ce un grand défaut que d'avoir derrière soi un souffleur, ou de jeter les yeux sur son papier : cela autorise la négligence, en ce qu'il est naturel de croire qu'on est toujours maître de ce qu'on ne craint pas de voir échapper. Mais qu'arrive-t-il? Le mouvement de la plaidoirie s'interrompt, l'orateur s'arrête ou sautille, ou, pour mieux dire, a l'air d'étudier une pièce d'éloquence; et les choses les mieux écrites perdent toute leur grâce, par cela seul qu'on voit qu'elles sont écrites. Au contraire, la fidélité de la mémoire fait croire à la vivacité de notre esprit : nos paroles ne semblent pas préparées, mais improvisées; ce qui sert singulièrement et l'orateur et la cause, car le juge admire davantage et craint moins ce qui ne lui paraît pas avoir été médité pour le surprendre. Cela est si vrai, qu'une des principales attentions qu'il faut avoir en plaidant, c'est de dissimuler quelquefois dans la prononciation la contexture des périodes les mieux ourdies, et de faire semblant de réfléchir et d'hésiter sur ce que l'on sait le mieux. Quelle est, d'après cela, la meilleure des deux méthodes? la comparaison ne laisse aucun doute.

Cependant, si la mémoire est naturellement trop dure, ou si le temps manque, il est même nuisible de s'attacher aux mots, puisque l'oubli d'un seul exposerait à hésiter désagréablement, ou même à rester court. Il est beaucoup plus sûr de se bien pénétrer des choses, et de se laisser le champ libre pour la manière de les énoncer; car ce n'est qu'à regret qu'on se détermine à perdre un mot de son choix, et l'on n'en trouve pas toujours un autre pendant qu'on cherche celui qu'on avait écrit. Mais cela même ne peut guère remédier au défaut de mémoire, à moins qu'on n'ait acquis quelque habitude de l'improvisation. Pour ceux qui n'ont ni l'une ni l'autre de ces deux ressources, je leur conseille de renoncer tout à fait au barreau, et, s'ils ont quelque talent pour les lettres, de l'employer plutôt à écrire. Mais cette incapacité absolue ne peut être que fort rare.

Au reste, veut-on des exemples de ce que peut la mémoire quand la nature et l'art concourent à sa perfection : je citerai Thémistocle, qui, en moins d'un an, apprit parfaitement la langue des Perses; Mithridate, qui possédait, dit-on, vingt-deux langues, c'est-à-dire celles de toutes les nations soumises à son empire; Crassus, ce riche Romain, qui, étant préteur en Asie, se familiarisa si bien avec les cinq dialectes de la langue grecque, qu'il prononçait sur les plaintes portées à son tribunal dans l'idiome même du plaignant; Cyrus, qui, à ce qu'on rapporte, savait les noms de tous ses soldats. On dit même que Théodecte, après avoir entendu une seule fois autant de vers qu'on voulait lui en réciter, les redisait sur-le-champ. On m'a assuré qu'il y avait encore aujourd'hui de ces sortes de prodiges, mais il ne m'a pas été donné d'en être le témoin ; cependant on fera bien d'y croire, ne serait-ce que par la raison qu'en croyant on espère.

CHAP. III. Prononciation et action, ces deux mots sont assez généralement pris l'un pour l'autre ; mais le premier semble tirer son nom de la voix, et le second, du geste. En effet, Cicéron, en parlant de l'action, l'appelle tantôt le langage, tantôt l'éloquence du corps. Cependant il lui donne deux parties, qui sont les mêmes que celles de la prononciation, c'est-à-dire la voix et le mouvement. On peut donc se servir indifféremment de l'une ou l'autre appellation. Quant à la chose en elle-même, elle est d'une merveilleuse efficacité dans l'oraison ; car ce qui se passe en nous importe moins que la manière dont nous le produisons au dehors, parce que chacun n'est ému que comme il entend. Aussi, de toutes les preuves que l'orateur tire de sa conviction plus ou moins intime, il n'en est pas une, quelque forte qu'elle soit, qui ne paraisse faible, si elle n'est soutenue d'un certain ton affirmatif. Le feu des sentiments les plus vifs languit et s'éteint, s'il n'est alimenté par la voix, par le visage, par le corps entier de celui qui parle. Encore avec cela serons-nous bienheureux, si ce feu se communique aux juges ! Tant s'en faut que nous ayons lieu d'espérer de les émouvoir, si nous nous montrons nonchalants et froids ! Craignons plutôt que notre apathie ne finisse par les gagner. Nous avons une preuve de la puissance de la prononciation dans le jeu des comédiens, qui ajoutent tant de grâce aux pièces des meilleurs poètes, que nous trouvons infiniment plus de plaisir à les entendre qu'à les lire, et que même ils nous intéressent à des pièces détestables, auxquelles nous ne daignerions pas accorder une place dans nos bibliothèques, et qui ne laissent pas d'avoir beaucoup de succès au théâtre. Que si, dans de pures fictions, l'illusion produite par la prononciation est telle, que nous nous passionnons jusqu'aux larmes ou à la colère, quelle force ne doit pas lui prêter la réalité? Pour moi, je ne crains pas d'affirmer qu'un discours médiocre, mais soutenu par le prestige de l'action, fera plus d'effet que le plus beau discours, qui en sera dénué. Ainsi, on demandait à Démosthène quelle était la première partie de la rhétorique : C'est, répondit-il, l'action; et comme on lui demandait encore quelle était la seconde, puis la troisième, il répondit toujours : L'action, jusqu'à ce qu'on eût cessé de le questionner : donnant, ce semble, à entendre que, selon lui, ce n'était pas seulement la partie la plus considérable, mais que c'était tout. Aussi, ayant pris pour maître le comédien Andronicus, il profita si bien de ses leçons, qu'Eschine, voyant l'admiration des Rhodiens pour l'oraison que cet orateur avait prononcée dans l'affaire de la couronne, eut raison de leur dire : Que serait-ce, si vous l'aviez entendu lui-même. Cicéron croit également que c'est l'action qui domine particulièrement dans l'orateur. C'est par l'action, selon lui, que Cn. Lentulus se fit tant de réputation, plutôt que par l'éloquence proprement dite ; que C. Gracchus, en déplorant la mort de son frère, arracha des larmes à tout le peuple romain; qu'Antoine et Crassus obtinrent de si grands succès, mais surtout Hortensius. Et ce qui me le persuade à l'égard d'Hortensius, c'est que ses plaidoyers écrits sont au-dessous de sa haute réputation, bien qu'on l'ait regardé longtemps comme le premier des orateurs de son siècle; qu'ensuite il ait été le rival de Cicéron; et qu'enfin, jusqu'à sa mort, il ait du moins occupé le second rang. Il faut donc que, dans sa prononciation, il ait eu quelque charme, que nous ne retrouvons pas en le lisant. Et, en effet, puisque les mots ont une force considérable par eux-mêmes, puisque la voix a pareillement une vertu particulière qu'elle communique aux idées, puisqu'enfin le geste et le mouvement du corps ont une certaine signification, il doit nécessairement résulter du concours de toutes les qualités oratoires quelque chose de parfait.

Cependant il y a des gens qui pensent qu'une action toute brute, et telle que la produit l'impétuosité instinctive de l'âme, est plus puissante, et la seule digne de l'homme. Mais ces gens sont d'ordinaire les mêmes qui voudraient bannir de l'éloquence tout soin, tout art, toute politesse, et condamnent tout ce qui s'acquiert par l'étude, comme affecté et peu naturel; ou ce sont ceux qui, par la grossièreté du langage et de la prononciation elle-même, s'étudient à ressembler aux anciens, ainsi que le faisait Cotta, au rapport de Cicéron. Mais laissons-les dans cette heureuse persuasion, qu'il suffit de naître pour être orateur; et que, de leur côté, ils excusent la peine que je prends, moi qui suis convaincu que la perfection ne se rencontre que là où la nature est secondée par l'art. Je conviens volontiers que le premier rôle appartient à la nature. Car certainement il est impossible de bien prononcer, si l'on manque de mémoire pour retenir ce qu'on a écrit, ou de facilité et de présence d'esprit pour trouver sur-le-champ ce qu'on doit dire; si enfin l'on est arrêté par des vices d'organe incorrigibles. Le corps peut aussi être disgracié à tel point, que l'art ne puisse remédier à la nature. Une belle prononciation est même incompatible avec une petite voix; car si la voix est bonne et ferme, on la manie comme on veut, tandis que, si elle est mauvaise ou faible, il est bien des choses qu'on ne peut faire, comme d'élever le ton, ou de faire des exclamations; et il en est d'autres auxquelles on est forcé de recourir, comme de s'interrompre, de dévier, de soulager son gosier écorché et ses poumons languissants par un fausset désagréable. Mais je suppose ici un orateur qui est en état de profiter de mes préceptes.

Or, l'action étant composée, comme je l'ai dit, de deux parties, qui sont la voix et le geste, et dont l'une frappe les yeux, l'autre les oreilles, deux sens par lesquels toutes les affections passent pour entrer dans l'âme, il est naturel de parler d'abord de la voix, d'autant que le geste doit s'y conformer. A l'égard de la voix, il y a deux choses à observer : sa nature et son usage. Sa nature se juge par sa quantité et sa qualité. Sa quantité est chose assez simple; car on peut dire, en général, de la voix, qu'elle est grande ou petite, mais entre ces deux extrémités il y a plusieurs espèces intermédiaires, et plusieurs degrés ascendants ou descendants : sa qualité est plus variée ; car la voix est claire ou voilée, pleine ou grêle, douce ou âpre, étroite ou large, dure ou flexible, sonore ou obtuse. Enfin la respiration est longue ou courte. Il n'entre pas nécessairement dans mon sujet de rechercher les causes de ces variétés, si cela tient aux différences de la partie du corps qui reçoit l'air, ou de celle qui lui sert de passage, comme le tuyau d'un instrument de musique; si la qualité de la voix est naturelle ou factice, si elle tire plus de force de la poitrine et des poumons, que de la tête. En effet, le concours de ces trois parties du corps est nécessaire, de même que, indépendamment de la bouche, le nez, d'où s'échappe le superflu de la voix, doit également prêter au son une issue libre et douce.

L'usage de la voix est encore plus divers. Car, outre les trois divisions du son en aigu, en grave, en moyen, on a besoin de modes tantôt forts ou doux, tantôt élevés ou bas, comme aussi de mesures tantôt lentes, tantôt rapides. Mais ces différences renferment encore d'autres différences intermédiaires; et de même que le visage, quoique composé d'un très petit nombre de traits, se diversifie à l'infini, de même la voix, quoique sa variété ne comporte qu'un petit nombre d'espèces qui aient un nom, ne laisse pas d'être propre en chaque personne, et d'avoir une différence aussi saisissable pour l'oreille que l'est celle des visages pour les yeux. Or, les qualités de la voix, comme de toute autre chose, se perfectionnent par le soin, et se détériorent faute de culture. Mais ce soin n'est pas le même pour l'orateur que pour le musicien : toutefois, il y a plusieurs conditions qui sont communes à l'un et à l'autre, comme, en premier lieu, la force du corps, de sorte que la voix de l'orateur n'ait pas l'accent grêle des eunuques, des femmes, ou des malades. Or, la promenade, les frictions, la continence, et la frugalité, contribuent beaucoup à développer cette force. [11,3,20] Il faut aussi que le gosier soit intègre, c'est-à-dire tendre et lisse, sans quoi la voix est brisée ou couverte, âpre ou saccadée; car, ainsi que le même souffle fait rendre à une flûte des sons différents, selon que les trous sont ouverts ou bouchés, ou que l'instrument est sale ou fêlé, de même le gosier communique ses défauts à la voix : enflé, il l'étrangle; obtus, il l'obscurcit; inégal, il l'écorche; déchiré, il ressemble à un instrument cassé. L'air est aussi coupé par tout ce qui s'oppose à son passage, comme un filet d'eau qui vient à heurter un petit caillou : bien que l'eau reprenne son cours un peu au delà, elle laisse un vide immédiatement après l'obstacle qu'elle a rencontré. Trop d'humidité embarrasse la voix, comme trop de sécheresse l'exténue. Or, il est inutile de dire que la fatigue lui est contraire, et qu'elle agit sur elle comme sur le corps, qui ne s'en ressent pas seulement dans le moment présent, mais encore dans la suite. Mais si l'exercice est également nécessaire au musicien et à l'orateur, attendu que l'exercice développe et fortifie tout, le procédé n'est pas le même. Car il n'est pas possible à un homme public de trouver assez de loisir pour se promener à heures fixes, pour préparer sa voix en la faisant passer par tous les tons, ou la remettre, pour ainsi dire, dans le fourreau après le combat, obligé souvent de vaquer à plusieurs audiences. Il ne doit pas non plus observer le même régime pour la nourriture, parce qu'il n'a pas tant besoin d'une voix délicate et tendre, que d'une voix forte et durable. En effet, pour le musicien, tous les tons, mème les plus hauts, sont adoucis par le chant, tandis que l'orateur est le plus souvent forcé de parler avec violence, avec feu; de passer les nuits dans les veilles, d'avaler la fumée de sa lampe, et d'endurer tout le jour des vêtements trempés de sueur. N'accoutumons donc pas notre voix à des délicatesses qui la puissent amollir, et ne là laissons pas s'imprégner d'une habitude qui ne peut se concilier avec tous les tons de la prononciation oratoire. Exerçons notre voix, mais conformément à l'usage que nous devons en faire; qu'elle ne s'affaiblisse pas dans l'oisiveté du silence, mais qu'elle s'affermisse par la pratique, qui, avec le temps, rend tout facile.

Or, le mieux est de s'exercer à la prononciation en récitant des morceaux qu'on aura appris par coeur ; car, en improvisant, l'attention qu'on donne à la conception des choses empêche de s'occuper de la voix ; et ces morceaux devront être extrêmement variés, c'est-à-dire prêter tour à tour à la clameur, à la dispute, au ton familier de la conversation, et à toutes les inflexions propres à nous exercer sur tout à la fois. Ce genre d'exercice suffit : autrement, on s'exposerait, à force de soins, à rendre sa voix incapable de soutenir une forte épreuve. Il en serait de l'orateur comme de ces athlètes accoutumés aux exercices du gymmase : en dépit de leur bonne mine et de la force qu'ils déploient dans leurs luttes, s'il leur fallait faire des marches militaires, porter des fardeaux, veiller sous les armes, vous les verriez bientôt défaillir, et redemander leurs frictions et leurs sueurs à nu. On ne me pardonnerait pas de recommander, dans un ouvrage comme celui–ci, d'éviter le soleil, le vent, le brouillard, la sécheresse; car si nous avons à plaider au soleil, par un temps venteux, humide ou chaud, abandonnerons-nous notre client? Quant à ce que conseillent certaines personnes, de ne point parler en public en sortant de table, ou quand on s'est gorgé de viandes, ou en état d'ivresse, ou après avoir vomi, cela ne peut arriver qu'à un homme qui n'est pas maitre de sa raison. Mais ce n'est pas à tort qu'on recommande généralement de ménager beaucoup la voix des élèves dans le temps où ils passent de l'enfance à l'adolescence, parce qu'alors ils l'ont naturellement embarrassée : ce qui provient, selon moi, non de la chaleur, comme quelques-uns l'ont cru (car il est un âge où le sang est encore plus chaud), mais plutôt de l'humidité. Ce qui, en effet, caractérise cet âge, c'est la dilatation. Les narines même et la poitrine se gonflent; tout semble, pour ainsi dire, germer, et, par conséquent aussi, tout est plus tendre et plus frêle.

Pour revenir à mon sujet, quand la voix sera entièrement développée, la meilleure manière de l'exercer est, selon moi, celle qui a le plus de conformité avec la plaidoirie, je veux dire de déclamer tous les jours, comme on le ferait au barreau. Par là, non seulement la voix et les poumons se fortifient, mais le corps s'accoutume à mettre ses mouvements en harmonie avec les paroles. Or, les règles de la prononciation sont les mêmes que celles de l'oraison. De même que celle-ci doit être correcte, claire, ornée, convenable, celle-là de même sera correcte, c'est-à-dire exempte de défauts, si l'accent est facile, net, agréable, urbain, c'est-à-dire où l'on ne remarque rien de rustique ni d'étranger ; et ce n'est pas sans raison qu'on dit de l'accent qu'il est barbare ou grec; car l'homme se reconnaît à l'accent, comme une pièce de monnaie à son timbre. De là naîtra ce qu'Ennius loue dans Céthégus, lorsqu'il dit de lui qu'il avait un parler charmant, bien différent de celui que Cicéron blâme dans quelques orateurs, qui aboient, dit-il, au lieu de plaider. Car l'accent est susceptible de plusieurs sortes de défauts, ainsi que je l'ai dit quelque part dans mon premier livre, où je traite de ce qui regarde la prononciation des enfants, ayant jugé qu'il était plus à propos de faire mention de ces défauts à l'âge où il est possible d'y remédier. Il faut aussi que, avant tout, la voix elle-même soit saine, c'est-à-dire qu'elle n'ait aucun des défauts dont j'ai parlé tout à l'heure; ensuite, qu'elle ne soit ni sourde, ni grossière, ni effrayante, ni dure, ni roide, ni vague, ni grasse; qu'elle ne soit ni grêle, ni vide, ni aigre, ni menue, ni molle, ni efféminée; enfin, que la respiration ne soit ni courte, ni peu durable, ni difficile à reprendre. La prononciation sera claire, si d'abord on a soin d'articuler entièrement les mots, au lieu d'en manger une partie, ou, comme font la plupart des orateurs, d'en laisser tomber quelques syllabes : ils appuient sur les premières et glissent sur les finales. Mais s'il est nécessaire de bien articuler les mots, rien n'est plus désagréable et plus choquant que de faire sonner toutes les lettres, comme si on les comptait; car très souvent, lorsque deux voyelles se rencontrent, la première s'élide, et quelquefois une consonne se perd dans la voyelle qui la suit. J'ai donné des exemples de ces deux cas : multum ille et terris... On évite aussi le concours de certaines lettres un peu dures : de là pellexit, collegit, et d'autres mots, dont j'ai parlé ailleurs. Aussi loue-t-on Catulus de la douceur avec laquelle il prononçait les lettres. Secondement, il faut que l'oraison soit distincte, c'est-à-dire que celui qui parle commence et s'arrête où il faut. Il est nécessaire aussi d'observer quand il faut soutenir et, pour ainsi dire, suspendre la période (ce que les Grecs appellent ὑποδιαστολὴ ou ὑποστιγμὴ), et quand il faut la déposer. Prenons pour exemple les premiers vers de l'Enéide : Arma uirumque cano; ici il y a suspension, parce que ce membre de phrase se lie au suivant, Troiae qui primus ab oris; et ici encore nouvelle suspension : car, bien que ce ne soit pas la même chose de venir d'un lieu et d'aller dans un lieu, ce n'est pourtant pas le cas de distinguer, parce que l'une et l'autre action est renfermée dans un même mot qui setrouve plus loin, uenit. Italiam, troisième suspension, à cause de cette interjection, fato profugus, qui fait une solution de continuité entre Italiam et Lavinaque. Par la même raison, il faudra une quatrième suspension après fato profugus, avant d'arriver à ces derniers mots qui terminent le sens, Lavinaque uenit littora. Cependant, ce repos, destiné à distinguer ce qui précède de ce qui suit, doit être tantôt plus court, tantôt plus long, suivant qu'il marque la fin d'une période ou la fin d'une pensée. Ainsi, après avoir observé la distinction qu'exige, après lui, le mot littora, je reprendrai haleine aussitôt; mais, quand je serai parvenu à ces mots, atque altae moenia Romae, je ferai halte, et me reposerai, non pas, à proprement parler, pour continuer, mais pour retourner sur mes pas et faire une nouvelle course. Quelquefois on s'arrête sans reprendre haleine, même dans des périodes, comme celle-ci : In coetu uero populi romani, negotium publicum gerens, magister equitum, etc. Cette période a plusieurs membres, puisqu'elle renferme plusieurs pensées différentes; mais comme ces membres sont les parties d'un seul et même tout, il ne faut en marquer les intervalles que par des pauses fort courtes, qui n'interrompent pas le tissu de la période. Quelquefois, au contraire, il faut reprendre haleine, mais sans que cela s'aperçoive et comme à la dérobée : autrement, cette pause maladroitement dissimulée causerait autant d'obscurité qu'une distinction faite mal à propos. On regardera peut-être cette partie de l'art du débit comme un détail peu important : sans elle, cependant, toutes les autres qualités oratoires seraient nulles.

La prononciation est ornée, lorsqu'elle est secondée d'une voix facile, ample, heureuse, flexible, ferme, douce, durable, claire, pure, qui fend l'air et s'arrête dans l'oreille, c'est-à-dire appropriée à l'ouïe, non pas tant à cause de son volume qu'à cause de sa propriété; qui, en outre, est maniable, susceptible au besoin de tous les sons et de tous les tons, et semblable à un instrument complet. Mais ce n'est pas tout : il faut aussi de forts poumons, et une respiration longue et infatigable. Un ton extrêmement grave ou un ton extrêmement aigu peut convenir au chant, jamais à la prononciation oratoire, parce que le premier, peu clair et trop plein, ne peut imprimer aucun mouvement à l'esprit; et le second, trop menu et trop clair, et par conséquent peu naturel, ne peut comporter les inflexions de la prononciation, ni se soutenir longtemps. Car il en est de la voix comme des cordes d'un instrument : plus elle est relâchée, plus le son en est grave et plein; au contraire, plus elle est tendue, plus le son en est mince et aigu. Ainsi, trop basse, elle n'a point de force; trop haute, elle risque de se rompre. Les tons moyens sont donc préférables, sauf à les animer ou à les modérer selon le besoin. En effet, pour bien prononcer, la première condition est l'égalité. Autrement, on ne fera que sautiller : les intervalles, les longues et les brèves, les tons graves et aigus, bas et élevés, tout sera confondu, et, par le défaut d'accord dans des choses qui sont comme les pieds du discours, la prononciation aura l'air de boiter. La seconde condition est la variété, et là est toute la prononciation. Qu'on ne croie pas que l'égalité et la variété soient incompatibles; car à ces deux qualités correspondent deux défauts, l'inégalité et l'uniformité. Or, outre qu'elle embellit la prononciation et récrée l'oreille, la variété délasse encore celui qui parle, par le changement même de sa peine. Ainsi, nous sommes tantôt debout, tantôt assis, tantôt couchés, et tantôt nous marchons, la même attitude devenant insupportable à la longue. Mais ce qui est extrêmement important, c'est, comme je le dirai tout à l'heure, de conformer notre voix à la nature des choses dont nous parlons, et à l'état présent de notre esprit, pour qu'elle soit en harmonie avec nos paroles. Évitons donc la monotonie qui consiste à parler tout d'une haleine et toujours sur le même ton; et non seulement gardons-nous de tout dire en criant, ce qui est d'un insensé; ou d'un ton de conversation, ce qui manque de mouvement; ou à voix basse, ce qui ôte toute portée aux plus véhémentes intonations; mais sachons aussi varier les mêmes parties, les mêmes sentiments, par certaines inflexions délicates, selon que le demande, ou la dignité des paroles, ou la nature des pensées; suivant que nous sommes à la fin ou au commencement d'une période, ou que nous passons d'un membre à un autre. Imitons ces anciens peintres, qui, bien qu'ils n'employassent qu'une seule couleur, savaient donner plus de relief à certaines parties, à d'autres moins : sans quoi ils n'auraient même pu rendre sensibles les distinctions des membres. Rappelons-nous le commencement de la célèbre oraison de Cicéron pour Milon. Ne voit-on pas que, presque à chaque incise, il faut, pour ainsi dire, changer de visage, tout en présentant la même face? Quoique j'appréhende qu'il ne soit honteux de témoigner de la crainte en prenant la parole pour défendre un homme de coeur, etc. Toute cette proposition a quelque chose de contraint et de soumis, parce que c'est un exorde, et l'exorde d'un homme embarrassé; cependant Cicéron a dû nécessairement prendre un ton plus plein et plus élevé pour prononcer ces mots : pour défendre un homme de coeur, que pour prononcer ceux-ci : Quoique j'appréhende qu'il ne soit honteux de témoigner de la crainte. Après avoir repris haleine pour continuer, il a dû s'enhardir, et par un certain effort naturel, qui fait qu'on se rassure à mesure qu'on avance, et par le sentiment de la magnanimité de Milon, qu'il s'encourage à imiter, en disant : Quoiqu'il soit inconvenant, lorsque Milon tremble plus pour la république que pour lui-même ... ajoutant, du ton d'un homme qui se fait une espèce de reproche : de ne pouvoir apporter à sa défense une grandeur d'âme égale à la sienne... puis, abordant ce qu'il y avait d'odieux dans les formes du jugement : cependant l'appareil inouï de ce tribunal nouveau effraye mes yeux... et, puisant dans ce grief un nouveau motif d'assurance, il a dû achever sa phrase sans balbutier : qui, de quelque côté qu'ils se tournent, ne retrouvent plus les usages du barreau, ni les formes accoutumées de la justice. Enfin, on sent que l'orateur a le champ libre, et peut donner un plein essor à sa voix dans ces mots qui terminent la période : car je ne vois plus votre tribunal environné de son assistance ordinaire.

J'ai voulu faire voir par cette citation que non seulement dans les membres d'une cause, mais encore dans ses articulations, la prononciation doit être variée : sans quoi tout présente une surface unie et de même couleur. Mais ne forçons pas notre voix; car, outre que souvent ainsi on l'étouffe, l'effort la rend moins claire, et quelquefois, comme si elle était étranglée, elle s'échappe en un son que les Grecs appellent du même nom que le chant des jeunes coqs. Ne confondons pas non plus ce que nous disons par une trop grande volubilité, qui détruit toute distinction, ne laisse pas à l'auditeur le temps d'être affecté, et quelquefois même laisse inachevée la prononciation des mots. Gardons-nous aussi d'une autre extrémité, je veux dire d'une excessive lenteur, qui trahit la difficulté que nous éprouvons à trouver ce que nous voulons dire, engourdit l'auditeur, et, ce qui est à prendre en considération, fait que, pendant ce temps-là, l'eau s'écoule et l'audience finit. Que la prononciation soit donc prompte, sans précipitation; modérée, sans lenteur. Quant à la respiration, qu'elle ne soit ni trop fréquente, ce qui rend le discours saccadé; ni traînée en longueur, jusqu'à défaillir; car le son de cette respiration poussée à bout est désagréable; et lorsque l'orateur veut reprendre son haleine, semblable à un plongeur qui sort de l'eau, il la reprend difficilement, longuement et à contre-temps, parce qu'il le fait, non par un mouvement de sa volonté, mais par nécessité. C'est pourquoi, lorsqu'on a une période un peu longue à prononcer, il faut recueillir son haleine; et cela sans trop s'arrêter, ni avec bruit, ni trop manifestement. Dans les autres endroits, on pourra très bien respirer. Il faut néanmoins s'exercer à avoir une respiration aussi longue que possible. Pour y parvenir, Démosthène avait coutume de réciter tout d'une haleine, et en montant, le plus de vers qu'il pouvait. Le même orateur, pour parvenir à prononcer librement et correctement toute sorte de mots, s'exerçait à parler chez lui en roulant de petits cailloux dans sa bouche. Quelquefois la respiration est suffisamment longue, pleine et claire, mais peu ferme; et par conséquent tremblante, comme ces corps qui ont, en apparence, tout ce qui constitue la force et la santé, mais que les muscles ne soutiennent pas : imperfection que les Grecs appellent Βράγχον. Il y en a qui, au lieu de reprendre naturellement leur haleine, aspirent l'air entre les intervalles des dents avec un sifflement désagréable; d'autres qui, sans cesse haletants et poussant de profonds soupirs, gémissent comme des bêtes de somme qui succombent sous le faix : ce qu'ils affectent même, pour paraître accablés sous l'abondance de leurs idées, et comme si leur gosier ne pouvait suffire au torrent de leur éloquence. Chez d'autres, la bouche embarrassée lutte, pour ainsi dire, avec les mots. Pour ce qui est de tousser, de cracher à chaque instant, de tirer du fond de ses poumons des flots de pituite, d'inonder les voisins de salive, et de chasser l'air, comme une fumée, par les narines; cene sont pas, à la vérité, des défauts de la voix, mais comme c'est à cause de la voix qu'ils se produisent, j'ai pu en parler ici plutôt qu'ailleurs. Mais, de tous ces défauts, il n'en est aucun que je ne supporte plus patiemment que celui qui règne aujourd'hui au barreau et dans les écoles, je veux dire la manie de chanter. Je ne sais ce qu'on doit y blâmer le plus, de son mauvais effet ou de son inconvenance. Car quoi de plus indigne d'un orateur que cette modulation théâtrale, et quelquefois semblable au chant folâtre des ivrognes ou de convives en débauche? Quoi de plus contraire au but qu'on se propose, lorsqu'il s'agit d'exciter la douleur, la colère, l'indignation, la pitié, non seulement que de s'éloigner de ces sentiments, auxquels il faut amener les juges, mais que de braver la sainteté du barreau jusqu'à y jouer aux dés? Car Cicéron dit que les rhéteurs de Lycie et de Carie allaient presque jusqu'à chanter dans les épilogues : pour nous, nous ne nous en tenons pas même à un chant un peu sévère. Qui a jamais chanté, je le demande, en se défendant, je ne dis pas contre une accusation d'homicide, de sacrilège, ou de parricide, mais contre une simple demande en reddition de compte? S'il faut absolument passer condamnation sur cet usage, rien ne s'oppose à ce qu'on s'accompagne avec la lyre ou la flûte, ou plutôt avec des cymbales, dont le bruit a encore plus de conformité avec ce ridicule abus. [11,3,60] Cependant nous nous y laissons entraîner volontiers, parce qu'il n'est personne qui ne goûte ce qu'il chante, et qu'il est plus aisé de chanter que de prononcer comme il faut. Ensuite il y a certaines gens qui, dans les loisirs de leurs vices, et cherchant partout le plaisir, ne viennent que pour entendre des sons qui flattent leurs oreilles. Mais, va-t-on m'objecter, est-ce que Cicéron ne dit pas qu'il y a dans la prononciation une sorte de chant obscur? et ce chant n'a-t-il pas une certaine cause naturelle?

Je ferai voir tout à l'heure quand et jusqu'à quel point on peut se permettre cette inflexion, cette sorte de chant, si l'on veut, mais de chant obscur, ce que la plupart ne veulent pas comprendre : car il est temps d'expliquer ce que c'est qu'une prononciation convenable. C'est certainement celle qui est appropriée aux choses dont on parle. Or, rien ne contribue tant à cet accord que le mouvement de l'âme, et la voix résonne selon qu'elle est frappée. Mais comme il y a deux sortes de sentiments, les uns vrais, les autres feints et imités, les vrais éclatent naturellement, comme la douleur, la colère, l'indignation mais leur expression manque d'art, et a besoin par conséquent de règles et de direction. Les autres, au contraire, sont le produit de l'art, et non de la nature : aussi, pour les bien exprimer, il faut se les rendre, pour ainsi dire, personnels, par la puissance de la sensibilité et de l'imagination. Alors la voix, comme interprète de nos sentiments, fera passer dans l'âme des juges l'émotion qu'elle aura prise dans la nôtre; car la voix est l'image de l'âme, et en subit toutes les variations. Dans la joie, elle est pleine et pure, et s'épanche avec une sorte de gaieté légère; dans la lutte, elle s'élève, déploie toutes ses forces, et a, pour ainsi dire, toutes ses cordes tendues; dans la colère, elle est farouche, âpre, contrainte et entrecoupée, car l'haleine ne peut être longue lorsqu'elle se répand outre mesure. S'agit-il de jeter de l'odieux sur quelqu'un, elle est un peu lente, car ce n'est guère que dans les inférieurs que la haine se rencontre. Mais veut-on flatter, descendre à des aveux, donner satisfaction, prier, elle est douce et soumise; veut-on conseiller, avertir, promettre, consoler, elle est grave; la crainte et la pudeur la contractent. S'agit-il d'exhorter, elle est véhémente; de disputer, elle est roulante; de témoigner de la pitié, elle est, pour ainsi dire, penchée, plaintive, et même un peu obscure à dessein. Mais dans les digressions elle est coulante, claire et assurée; dans les récits et les discours familiers, elle est droite, et tient le milieu entre le ton grave et l'aigu. Elle s'élève ou s'abaisse avec l'âme tumultueuse ou calme, tantôt plus haut, tantôt plus bas, selon le degré de passion qu'elle doit exprimer.

J'ajournerai un peu mes préceptes sur le ton que réclame chaque partie de l'oraison, parce que j'ai auparavant à parler du geste, qui lui-même agit de concert avec la voix, et obéit à l'âme conjointement avec elle.

Pour comprendre l'importance du geste dans l'orateur, il suffit de considérer tout ce qu'il peut exprimer sans le secours de la parole : car non seulement la main, mais un signe de tête, manifestent notre volonté, et tiennent lieu de langage chez les muets. Souvent la danse se fait entendre et touche, sans être accompagnée de la voix; à la démarche d'une personne, à l'air de son visage, on voit ce qu'elle a dans l'âme; enfin les animaux, tout privés qu'ils sont de la parole, expriment la colère, la joie, le désir de plaire, par les yeux et certains mouvements du corps. Au reste, doit-on s'étonner que des signes qui, après tout, sont animés, fassent tant d'impression sur l'âme, puisque la peinture, oeuvre muette et immuable, agit si puissamment sur nous, qu'elle semble quelquefois plus expressive que la parole? Au contraire, si le geste et le visage ne s'accordent pas avec ce que nous disons, si nous parlons gaiement d'une chose triste, si nous disons oui de l'air dont on dit non, nous ôtons à nos paroles non seulement toute autorité, mais encore toute créance.

Le geste et le mouvement contribuent aussi à la grâce : aussi Démosthène avait-il coutume de composer son action devant un grand miroir, tant il était persuadé que, bien que le miroir réfléchisse les objets à gauche, il ne devait s'en rapporter qu'à ses yeux pour l'effet qu'il voulait produire! Or, la tête tient le premier rang dans l'action, comme dans les parties du corps, soit pour ajouter à la grâce, soit pour ajouter à la signification. La grâce exige d'abord qu'elle soit droite et dans son aplomb naturel : car, baissée, elle donne un air d'abjection; renversée en arrière, d'arrogance; penchée, d'indolence; roide et immobile, elle accuse une certaine férocité. En second lieu, c'est de l'action même qu'elle doit recevoir des mouvements, en sorte que, d'accord avec le geste, elle suive la direction des mains et l'oscillation du corps : car la tête se tourne toujours du côté du geste, excepté quand il s'agit d'exprimer la réprobation, le refus, ou l'horreur. Ainsi, en même temps que nous écartons de la main un objet odieux, nous détournons la tête avec aversion, comme en prononçant ce vers :

Détournez, justes dieux, ce malheur loin de nous!

 ou celui-ci :

Je ne me juge pas digne d'un tel honneur.

La tête exprime une infinité de choses : car, outre les mouvements qui lui sont ordinaires pour acquiescer, refuser ou affirmer, elle en a encore de connus et de communs à tous les hommes pour témoigner de la pudeur, de l'hésitation, de la surprise, ou de l'indignation. Cependant les maîtres de l'art scénique estiment eux-mêmes que c'est un défaut de ne gesticuler qu'avec la tête. C'en est un aussi de la remuer trop souvent : à plus forte raison n'appartient-il qu'à un fanatique de faire tournoyer en l'air sa tête et sa chevelure.

Ce qui domine principalement dans la tête, c'est le visage. Il implore, il menace, il flatte; il exprime la tristesse ou la joie, la fierté ou la soumission. C'est sur le visage que se fixent tous les regards, que se porte toute l'attention, avant même que l'orateur n'ait ouvert la bouche; c'est le visage qui décide quelquefois de l'amour ou de la haine. Enfin, le visage fait entendre une foule de choses, et souvent en dit plus que tous les discours. C'est pour cela qu'au théâtre les acteurs composent, pour ainsi dire, jusqu'à leurs masques, et y font lire, dans la tragédie, la tristesse d'Érope, la rage de Médée, la stupeur d'Ajax, la frénésie d'Hercule. Et, dans la comédie, outre que le masque annonce distinctement un esclave, un entremetteur, un parasite, un paysan, un soldat, une courtisane, une servante, un vieillard sévère ou indulgent, un jeune homme de bonnes moeurs ou libertin, une matrone, une jeune fille, on donne encore au père, qui remplit le principal personnage, un masque ou l'un des sourcils, fièrement relevé, semble s'armer de colère, tandis que l'autre, reposant paisiblement sur l'oeil, annonce la douceur; et l'acteur a soin de montrer le côté du masque qui convient à la situation. Mais ce qu'il y a de plus expressif dans le visage, ce sont les yeux; c'est surtout dans les yeux que l'âme se reflète, à tel point que, même sans qu'ils remuent, la joie les fait briller, et la tristesse les couvre d'une sorte de nuage. La nature leur a aussi donné les larmes, dont la source est dans l'âme, et qui s'échappent avec impétuosité dans la douleur, ou coulent doucement dans la joie. Mais que dirai-je des expressions variées que leur donne le mouvement? Tour à tour animés, calmes, fiers, farouches, doux, terribles, ils parlent tous les langages, au gré de l'orateur et de la cause. Toutefois, n'affectons jamais de regarder avec des yeux effarés et démesurément ouverts, ou abattus et mornes, ou stupides, ou agaçants et mobiles, ou langoureux et comme voilés d'une teinte de volupté, ou obliques et amoureux, ou qui demandent ou promettent quelque chose. Car, pour ce qui est de les tenir couverts ou fermés en parlant, ce ne peut être que le fait d'un homme entièrement dépourvu d'expérience ou de sens. Les paupières et les joues ont aussi une certaine part dans cette éloquence du corps, et particulièrement les sourcils, puisqu'ils dessinent jusqu'à un certain point la forme des yeux, et règnent, pour ainsi dire, sur le front, qu'ils contractent, élèvent ou abaissent, à leur gré. Je ne vois rien qui agisse plus sur cette partie du visage, si ce n'est le sang, qui reçoit son mouvement des affections de l'âme. Ainsi, lorsque la honte maitrise le front, le sang s'y porte, et le couvre de rougeur; dans la crainte, au contraire, il s'enfuit, et laisse, en se retirant, la pâleur sur la peau glacée; enfin, lorsqu'il est répandu dans un juste tempérament, il produit cette sérénité qui tient le milieu entre la rougeur et la pâleur.Pour en revenir aux sourcils, c'est un défaut quand ils sont tout à fait immobiles, ou quand on les fait trop jouer, ou quand leurs mouvements se contrarient, comme je le disais tout à l'heure à propos d'un masque de théâtre, ou quand ces mouvements ne s'accordent pas avec ce qu'on dit; car ils annoncent la colère, quand ils se contractent; la tristesse, quand ils se séparent; la joie, quand ils se relâchent; l'acquiescement ou le refus, quand ils se haussent ou se baissent. [11,3,80] Je ne vois guère ce que les narines et les lèvres pourraient exprimer avec grâce, quoiqu'elles réussissent à marquer la dérision, le mépris et le dégoût; car se plisser les narines, comme dit Horace, les gonfler, les mouvoir, y porter sans cesse les doigts, les secouer brusquement, pour en chasser l'air, les dilater à chaque instant, ou les retrousser avec le creux de la main, tout cela est inconvenant, puisque même on blâme, et avec raison, l'action de se moucher souvent. C'est aussi un défaut d'avancer les lèvres, de les fendre, de les serrer, de les dilater jusqu'à montrer les dents, de les élargir presque jusqu'aux oreilles, de les replier dédaigneusement, de les laisser pendre, et de ne donner passage à la voix que d'un côté; surtout, de les lécher et de les mordre. Enfin, leur mouvement doit même avoir peu de part à la prononciation; car on doit parler de la bouche plutôt que des lèvres. Le cou doit être droit, mais sans être roide ni renversé. Qu'il ne soit pas non plus ramassé ni tendu, car ce sont deux défauts qui, quoique différents, sont également choquants : s'il est tendu, il en résulte un état pénible qui amoindrit et fatigue la voix; si le menton s'affaisse sur la poitrine, la pression du gosier rend la voix moins claire et plus grosse. Il sied rarement de hausser ou de serrer les épaules : cette posture racourcit le cou, et donne au geste quelque chose de bas, de servile, et même de faux : aussi, est-elle affectée particulièrement à l'adulation, à l'étonnement et à la crainte. Avancer modérément le bras en conservant les épaules dans leur état naturel, et en déployant la main et les doigts, est un geste très convenable dans les endroits où l'oraison est continue et rapide; mais, dans ceux où elle a de l'éclat et de l'abondance, comme ici : Les rochers et les déserts répondent à la voix du poète, le bras doit s'étendre à droite et à gauche, en sorte que les paroles et le geste se développent en même temps.

Quant aux mains, sans lesquelles l'action serait faible et tronquée, le nombre des mouvements dont elles sont susceptibles est incalculable, et égale presque celui des mots; car si les autres parties du corps aident, comme auxiliaires, à l'action de parler, les mains font plus, elles parlent, ou peu s'en faut. Elles demandent, elles promettent, elles appellent, elles congédient, elles menacent, elles supplient; elles expriment l'horreur, la crainte, la joie, la tristesse, l'hésitation, l'aveu, le repentir, la mesure, l'abondance, le nombre, le temps. N'ont-elles pas le pouvoir d'exciter, de calmer, de supplier, d'approuver, d'admirer, de témoigner de la pudeur? Ne tiennent-elles pas lieu d'adverbes et de pronoms pour désigner les lieux et les personnes? en sorte que, au milieu de cette prodigieuse diversité de langues qui distinguent les peuples et les nations, elles me paraissent former une espèce de langage commun à tous les hommes. En tout ceci la main, en accompagnant la parole, agit naturellement; mais elle a aussi d'autres gestes, par lesquels elle fait entendre les choses en les imitant. Ainsi, pour exprimer que telle personne est malade, elle contrefait le médecin qui lui tâte le pouls; ou, pour exprimer que telle autre sait la musique, elle compose ses doigts à la manière de ceux qui jouent de la lyre. Mais l'orateur ne saurait trop fuir ce genre d'imitation, qui ne convient qu'à un baladin, et c'est au sens bien plus qu'aux paroles qu'il doit conformer son geste; ce que font même les acteurs qui mettent quelque gravité dans leur jeu. Si donc je permets à un orateur de tourner la main vers soi quand il parle de lui-même, ou de la diriger vers celui qu'il veut désigner, et autres gestes semblables; d'un autre côté, je ne puis souffrir qu'il copie certaines attitudes, et qu'il mette en action tout ce qu'il dit. Et ce n'est pas seulement à l'égard des mains qu'il faut observer ces convenances, c'est à l'égard de toute espèce de geste, et de la voix. Ainsi, dans cette période que j'ai déjà citée : On voyait un préteur du peuple romain, chaussé à la grecque, etc., on ne singera pas la posture de Verrès penché sur le sein d'une courtisane; et dans cette autre : Un citoyen romain était battu de verges sur la place publique de Messine, on n'imitera pas les mouvements convulsifs d'un corps déchiré par le fouet, ni les gémissements que la douleur arrache au patient. Je désapprouve même tout à fait qu'un acteur, même dans le rôle d'un jeune homme, si néanmoins, dans l'exposition, il a à rapporter le discours d'un vieillard, comme dans le prologue de l'Hydria, ou d'une femme, comme dans le Géorgus, affecte une voix tremblante ou efféminée : tant il est vrai qu'il y a une certaine imitation vicieuse, que doivent s'interdire ceux même dont tout l'art consiste dans l'imitation! Pour en revenir à la main, un geste très commun, c'est d'avoir le doigt du milieu plié contre le pouce, et les trois autres déployés. Ce geste sied bien dans les exordes, lorsqu'il se balance doucement, et sans mesurer trop d'intervalle, tandis que la tête et les épaules suivent d'une manière presque insensible le mouvement de la main. Dans la narration, il doit être plus déterminé et en même temps un peu plus développé. Enfin, il doit être vif et pressant dans les reproches et l'argumentation, qui demandent plus d'essor et de liberté. Mais ce même geste devient vicieux quand il se porte de côté et va chercher l'épaule gauche; et ce qui est pis encore, c'est de faire comme quelques orateurs qui présentent le bras transversalement et prononcent du coude. Quelquefois ce sont les deux doigts du milieu qu'on avance sous le pouce, et ce geste est encore plus pressant que l'autre : aussi, ne convient-il ni à l'exorde ni à la narration. Mais lorsque les trois derniers doigts sont fermés sous le pouce, le premier, celui dont, au rapport de Cicéron, Crassus se servait si bien, s'allonge ordinairement ; et, dans cet état, il sert à réprimander ou à indiquer, d'où lui est venu son nom (index). Si la main est élevée et regarde l'épaule, un peu incliné, il affirme ; tourné vers la terre et comme penché en avant, il presse, insiste; quelquefois il signifie un nombre. Ce même doigt, quand on pose légèrement sur son extrémité le doigt du milieu et le pouce, en courbant un peu les deux derniers, mais le plus petit moins que l'autre, ce même doigt, dis-je, est propre à la discussion. Cependant l'argumentation paraît plus vive quand on tient plutôt l'index par le milieu, en contractant les derniers d'autant plus que les premiers descendent plus bas. Un autre geste qui convient particulièrement à un langage modeste, c'est celui où, les quatre premiers doigts faiblement rapprochés par l'extrémité, la main se place non loin de la bouche ou de la poitrine, pour descendre ensuite et s'éloigner à quelque distance, en se déployant. C'est ainsi, ce me semble, que Démosthène dut commencer cet exorde si timide, si humble, de son plaidoyer pour Ctésiphon, et que Cicéron dut composer sa main quand il prononça ces mots : s'il y a en moi quelque talent, etc. La main semble même proférer les paroles, lorsque, par un mouvement un peu plus libre et plus développé, l'orateur la rapproche de lui, les doigts pendants et regardant la terre, et qu'il la déploie en la relevant vers la bouche. Tantôt on présente les deux premiers doigts en les écartant, mais sans insérer le pouce dans l'intervalle, et les deux derniers doigts penchent en dedans, sans que les premiers soient allongés; tantôt les deux derniers pressent le creux de la main vers la racine du pouce, et celui-ci s'unit aux premiers vers le milieu; tantôt le quatrième est courbé obliquement; tantôt enfin les quatre sont relâchés plutôt que tendus, et le pouce est incliné en dedans; et, dans cet état, la main se balance avec assez de grâce, en se portant, les doigts en haut, vers le côté gauche, et, les doigts en bas, vers le côté droit, soit pour indiquer ce qui est à droite ou à gauche, soit pour distinguer les choses dont on parle. [11,3,100] Quelquefois les mains un peu renversées, à la manière des personnes qui font quelque voeu, se meuvent avec les épaules sans trop s'écarter l'une de l'autre; et ce geste convient surtout à un langage réservé, et presquetimide. Pour exprimer l'admiration, la main, faiblement renversée, et formant une espèce de cercle avec les doigts, se déploie et se replie alternativement. L'interrogation a plusieurs gestes; mais le plus ordinaire, c'est de tourner la main vers celui qu'on interroge, de quelque manière qu'elle soit composée. Rapprocher l'index du pouce, et en appuyer l'extrémité sur le milieu du côté droit de l'ongle du pouce, en relâchant les autres doigts, est un geste qui convient bien pour approuver, pour narrer, pour distinguer. Il est fort en usage aujourd'hui chez les Grecs; avec cette différence qu'ils ferment les trois derniers doigts, et qu'ils font ce geste des deux mains, toutes les fois qu'ils veulent figurer aux yeux le cercle de leurs enthymèmes. La main prend un mouvement doux et saccadé pour promettre et pour agréer; il est plus vif lorsqu'on exhorte, et quelquefois lorsqu'on loue. Il y a un geste fort commun, et qui tient plus à la nature qu'à l'art: c'est de fermer et d'ouvrir la main alternativement et avec vitesse, quand on parle avec véhémence. Lorsque la main, faisant un creux avec les doigts, gesticule légèrement au-dessus de l'épaule, elle a l'air d'encourager; mais il ne faut pas qu'elle s'agite avec tremblement, quoique ce geste, emprunté aux écoles étrangères, semble autorisé par l'usage : cela n'est bon qu'à la scène. Je ne sais pourquoi certaines gens n'aiment pas que l'orateur rapproche la main de sa poitrine, en réunissant les doigts par leurs extrémités; car nous faisons naturellement ce geste pour exprimer un léger étonnement, ou même cette sorte de terreur et de déprécation qui accompagne une indignation subite. On peut même, et cela n'est pas sans grâce, sous l'impression du repentir ou de la colère, serrer sa main contre son coeur, enjoignant à ce geste quelques mots prononcés entre les dents, comme eaux-ci : A quoi me résoudre? que faire? Pour ce qui est de désigner quelqu'un avec le pouce renversé, c'est un geste plus usité que bienséant.

En résumé, on compte six gestes, auxquels on peut en ajouter un septième, c'est-à-dire celui qui revient en cercle sur lui-même. Ce dernier est le seul qui soit vicieux; des six autres, cinq s'emploient fort bien pour indiquer ce qui est devant nous, à droite, à gauche, en haut, en bas ; quant au sixième, c'est-à-dire à celui qu'on pourrait faire pour désigner ce qui est par derrière, il n'a jamais lieu, ou l'on se borne à faire semblant de repousser quelque chose en arrière. Quant au mouvement de la main, il commence fort bien à gauche pour finir à droite, mais il doit s'arrêter sans frapper l'air. Cependant, en marquant la fin d'une phrase, la main tombe quelquefois pour se relever aussitôt, et quelquefois elle rebondit, dans les mouvements saccadés qui accompagnent la négation ou l'étonnement. Ici, les anciens maîtres de la prononciation ajoutent fort sagement que le mouvement de la main doit commencer et finir avec le sens. Autrement, en effet, ou le geste précéderait la voix, ou continuerait après : ce qui serait également choquant. Mais ces mêmes auteurs ont trop raffiné, en proscrivant de mettre trois mots d'intervalle entre chaque geste ; car cela ne s'observe pas, ni ne peut s'observer. Toutefois, ils ont eu raison, s'ils ont voulu seulement, comme je le pense, qu'il y eût une certaine mesure de lenteur ou de vitesse, soit pour que la main ne restât pas trop longtemps oisive, soit pour que l'action ne fût pas une suite non interrompue de mouvements rapides; ce qui est le défaut de beaucoup d'orateurs. Mais voici un défaut où l'on tombe plus souvent, par suite d'une erreur dont la raison est assez spécieuse. Il y a dans la prose une secrète cadence, je dirais presque une sorte de pieds, selon lesquels beaucoup de gens règlent la chute de leurs mouvements. Ainsi, dans la période suivante : Nouum crimen, C. Caesar, et ante hanc diem non auditum, propinquus meus ad te Q. Tubero detulit, ils ont un premier battement pour nouum crimen; un autre pour C. Caesar, un troisième pour et ante hanc diem, un quatrième pour non auditum, un cinquième pour propinquus meus, etc. Or, il arrive de là que les jeunes gens, quand ils écrivent, composant intérieurement leurs gestes par anticipation, subordonnent l'arrangement des mots à la chute de la main : d'où résulte cet autre inconvénient, que le geste, qui doit finir à droite, finit souvent à gauche. Le mieux donc, puisque toute période est composée de certains membres assez courts, après lesquels on peut, au besoin, reprendre haleine, c'est d'y proportionner son geste. Ainsi, ces mots : Nouum crimen, C. Caesar, ont jusqu'à un certain point un sens fini, puisqu'ils sont suivis d'une conjonction ; ensuite ceux-ci : et ante hanc diem non auditum, présentent un sens suffisamment développé. Voilà ce qui doit régler le geste, surtout en commençant, et lorsque l'action est encore calme et réservée. Mais, à mesure qu'elle s'échauffera en suivant la marche toujours croissante du discours, le geste deviendra plus fréquent : ici, la prononciation sera rapide; là, elle sera lente : rapide, pour franchir, accumuler, abonder, courir au but; lente, pour insister, inculquer, imprimer. La lenteur convient plus au pathétique : ainsi Roscius était plus vif, Ésope plus grave, parce que le premier jouait dans le comique, et le second dans le tragique. Il faut observer la même règle pour les mouvements du corps. Sur le théâtre, les fils de famille, les vieillards, les gens de guerre, les matrones, ont une démarche grave; tandis que les esclaves, les servantes, les parasites, les pêcheurs, ont peu de tenue. Les maîtres de l'art défendent d'élever la main plus haut que les yeux, et de la descendre plus bas que la poitrine : à plus forte raison est-ce un défaut de la ramener du sommet de la tête, ou de l'abaisser jusqu'à l'extrémité du ventre. Si on l'avance vers l'épaule gauche, il faut qu'elle demeure en deçà : au delà, le mouvement serait vicieux. Mais lorsque, en signe d'aversion, nous chassons, pour ainsi dire, notre main du côté gauche, il faut exhausser l'épaule du même côté, pour qu'elle suive l'inclinaison de la tête, qui se porte du côté droit. La main gauche n'est jamais gracieuse; mais souvent elle agit de concert avec la main droite, soit qu'on déduise ses arguments sur ses doigts, soit qu'on rejette ses deux mains vers la gauche, dans un mouvement d'horreur, soit qu'on les porte en avant, ou qu'on les étende, l'une du côté droit, l'autre du côté gauche, pour offrir satisfaction ou pour supplier. Le geste auquel concourent les deux mains a aussi sa diversité : tantôt on les abaisse, tantôt on les élève pour adorer, tantôt on les tend devant soi pour indiquer ou pour invoquer, comme dans cette apostrophe : Vous, tombeaux et bois sacrés des Albains! et dans cette exclamation de Gracchus: Malheureux! où me réfugier? Sera-ce au Capitole? il fume encore du sang de mon frère. Sera-ce dans ma maison?.... Or, en pareil cas, le concours des deux mains produit plus d'effet. Dans les choses de peu d'importance, et dans tout ce qui demande de la tristesse ou de la douceur, le mouvement des mains a peu d'expansion; dans les grands sujets, ou quand il s'agit d'exprimer la joie ou l'indignation, c'est le contraire.

J'ai à parler maintenant des défauts où tombent même des avocats exercés. Car, pour les gestes d'un homme qui demande à boire, ou qui menace du fouet, ou qui plie le pouce pour indiquer le nombre 500, quoique quelques écrivains en aient fait mention, je ne les ai jamais rencontrés chez les avocats même les plus grossiers. Mais de déployer le bras jusqu'à laisser voir l'aisselle, ou de l'étendre horizontalement dans toute sa longueur, ou de n'oser détacher la main de son sein, ou de l'élever jusqu'au plancher, ou de l'agiter comme un fléau, en gesticulant par delà l'épaule gauche avec tant de violence qu'il n'y ait pas de sûreté à se tenir derrière, ou de la ramener à gauche par un mouvement circulaire, ou de heurter les voisins en la jetant çà et là, ou d'éventer leurs coudes en les secouant de chaque côté, c'est, je le sais, ce qui arrive souvent. Chez certains orateurs la main est paresseuse, ou va et vient avec anxieté, ou bien a toujours l'air de couper quelque chose. On en voit qui, en tenant leurs doigts crochus, la jettent de haut en bas, ou, la retournant en sens contraire, la lancent par-dessus leur tête. Quelques-uns affectent la pose que les statuaires donnent ordinairement au pacificateur, qu'ils représentent la tête inclinée sur l'épaule droite, le bras étendu à la hauteur de l'oreille, la main déployée, et le pouce en dehors. C'est dans cette attitude que se complaisent ceux qui se vantent de parler haut la main. [11,3,120] On peut ajouter ceux qui dardent, pour ainsi dire, leurs pensées, en brandissant leurs doigts, ou qui lèvent la main d'un air de menace, ou qui, toutes les fois qu'ils sont contents d'eux-mêmes, se dressent sur leurs pieds; ce qui, à la vérité, est permis quelquefois, mais ce qu'ils rendent vicieux, en élevant, autant qu'ils le peuvent, un doigt et même deux, ou en arrangeant leurs mains comme s'ils avaient quelque chose à porter. Outre ces défauts, il y en a d'autres qui tiennent plutôt à la précipitation qu'à la nature, comme de se fâcher contre soi-même à l'occasion d'un mot qu'on a de la peine à prononcer; de tousser quand la mémoire vient à manquer, ou que la pensée ne fournit plus rien, comme si l'on avait quelque empêchement dans la gorge; de s'essuyer le nez en le retroussant; de se promener avant d'avoir achevé ce que l'on avait commencé; de s'arrêter tout à coup, et de mendier des applaudissements par son silence. Je ne finirais pas, si je voulais énumérer tous ces défauts; car chacun a les siens.

Il faut observer de ne point trop avancer la poitrine ni le ventre, parce que cette attitude courbe la partie postérieure du corps, et que toute posture où l'on se renverse est indécente. Les flancs doivent aussi s'accorder avec le geste; car le mouvement du corps entier entre pour quelque chose dans l'action; et même, au jugement de Cicéron, il est plus expressif que les mains elles-mêmes. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans son Orateur : Que l'orateur s'abstienne de remuer les doigts, et de s'en servir pour marquer la cadence; que son action vienne plutôt de l'ébranlement général du corps, et d'une certaine flexibilité des reins qui n'ait rien que de mâle. Se frapper la cuisse est un geste dont on croit que Cléon a le premier donné l'exemple à Athènes; il est usité, il sied à l'indignation, et sert à réveiller les auditeurs. Cicéron trouve que ce geste manquait à Calidius : Jamais, dit-il, il ne se frappait le front ni la cuisse. Pour le front, s'il est permis de contredire Cicéron, je ne suis pas de son avis, puisque l'action de battre des mains ou de se frapper la poitrine ne convient guère qu'aux comédiens. Rarement aussi sied-il d'approcher la main de l'estomac en faisant le creux avec les doigts réunis par leurs extrémités, lorsqu'on se parle à soi-même, pour s'encourager, se faire quelque reproche, ou plaindre son malheur; et, s'il y a lieu de le faire, on pourra même entr'ouvrir sa robe.

A l'égard des pieds, il faut observer deux choses : comment on les pose et comment on les meut. Se tenir debout et immobile avec le pied droit en avant, ou avancer à la fois la main droite et le pied droit, sont des attitudes vicieuses. Il est quelquefois permis de s'appuyer sur le pied droit, mais pourvu que la poitrine ne suive pas l'inclinaison du reste du corps : encore cette posture est-elle plutôt celle d'un comédien que d'un orateur. Si l'on s'appuie sur le pied gauche, il faut éviter de lever le pied droit, ou de le tenir sur la pointe. Écarter trop les jambes, quand on se tient debout, est une posture indécente, qui même, pour peu qu'on s'agite, a quelque chose d'obscène. L'orateur peut se porter en avant, mais il ne doit le faire qu'à propos, à peu de distance, avec lenteur, et rarement. Il peut aussi faire quelques pas, comme s'il se promenait, en attendant que l'auditeur ait mis fin à ses applaudissements, quoique Cicéron recommande que les allées et venues soient rares et surtout fort courtes. Pour ce qui est de courir çà et là, et de faire l'homme affairé, comme Domitius Afer le disait de Mallius Sura, cela est tout à fait ridicule. Aussi Flavus Virginius demandait-il plaisamment, en parlant d'un rhéteur, son antagoniste, combien il avait déclamé de milles. Je sais qu'on recommande encore de ne pas tourner le dos aux juges en marchant, mais d'avoir toujours les pieds et les yeux tournés vers le tribunal. Cela n'est pas praticable dans les causes privées; mais comme le lieu est peu spacieux, si on tourne le dos au juge, ce n'est que pour quelques moments. On peut, d'ailleurs, éviter cet inconvénient en se reculant tout doucement, et non en sautant en arrière, comme font quelques orateurs, ce qui est tout à fait ridicule. Le frappement du pied peut n'être pas déplacé, ainsi que le remarque Cicéron, au commencement ou à la fin d'une discussion; mais s'il est trop fréquent, il devient ridicule, et n'attire plus l'attention du juge. On a encore mauvaise grâce à se balancer en se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre. Mais on ne saurait trop fuir cette action molle, telle qu'était, au rapport de Cicéron, celle de Titius, qui a donné son nom à un genre de danse. Il y a aussi une certaine oscillation, qui n'est pas moins blâmable, surtout lorsqu'elle est fréquente et rapide. C'était le défaut de Curion le père, dont Julius se moqua, en demandant qui était cet homme qui parlait dans un bateau. Sicinius le railla aussi fort agréablement. Curion s'étant beaucoup dandiné, selon son habitude, auprès de son collègue Octave, qui était enveloppé de linges et couvert d'emplâtres, à cause de son état de maladie, Sicinius s'approcha de ce dernier, et lui dit : Vous ne pourrez jamais reconnaître assez le service que vous a rendu votre collègue; sans lui, vous auriez été aujourd'hui mangé des mouches. Évitez aussi l'habitude de hausser les épaules à tout moment. Démosthène avait ce défaut, et, pour s'en corriger, dit-on, il parlait debout dans une sorte de tribune fort étroite, d'où pendait une pique audessus de son épaule, afin que si, dans la chaleur du débit, ce mouvement venait à lui échapper, la piqûre du fer lui servît d'avertissement. Si jamais il peut être nécessaire de marcher en parlant, ce n'est que dans les causes publiques, à cause du grand nombre de juges, et lorsque nous voulons nous faire bien comprendre de chacun d'eux en particulier. Mais je ne puis souffrir ce que je vois faire à quelques orateurs, qui, après avoir rejeté leur robe sur l'épaule et en avoir relevé les plis jusqu'aux reins avec la main droite, se promènent et devisent en gesticulant de la main gauche. Cela est certainement peu modeste, puisqu'il est même inconvenant de relever sa robe du côté gauche, lorsqu'on avance un peu la main droite. C'est ici le lieu de faire remarquer que rien n'est plus contraire au bon ton, pendant ces pauses qu'on est obligé de faire pour laisser passer les applaudissements, que de parler à l'oreille de quelqu'un, ou de plaisanter avec ses confrères, ou de jeter un coup d'oeil à ses secrétaires, comme pour leur recommander la sportule. Il est permis de se pencher vers le juge lorsqu'il s'agit de l'instruire, surtout si ce dont on parle est un peu obscur; mais il est injurieux de se coucher sur l'avocat de la partie adverse ; et c'est le fait d'un homme mou, de se laisser tomber dans les bras de ses clients et de se faire soutenir par eux, à moins qu'on ne succombe véritablement de fatigue, comme de se faire souffler ou de lire, pour soulager sa mémoire. Qu'arrive-t-il, en effet, de tout cela? La plaidoirie languit, les sentiments se refroidissent, et le juge est porté à croire qu'on a peu de respect pour lui. C'est manquer de réserve, que de passer dans les bancs de la partie adverse, et justifier la plaisanterie de Cassius Sévérus, qui, voyant son adversaire venir à lui, demanda qu'on mît une barre entre eux deux. D'ailleurs, si cette excursion se fait avec chaleur, le retour est toujours froid.

Au reste, parmi les préceptes que je viens de donner, il y en a plusieurs qui souffrent quelque modification, quand on plaide devant les tribunaux supérieurs : car le siége du juge étant plus élevé, l'orateur est alors forcé de porter ses regards et ses bras plus haut. Cette différence n'est pas la seule; mais chacun peut suppléer à ce que je passe sous silence. J'en dis autant pour les avocats qui plaident assis, ce qui a lieu d'ordinaire dans les petites causes. L'action y comporte moins de mouvement, et se trouve même nécessitée à certains défauts. En effet, comme l'orateur est assis à la gauche du juge, il est obligé d'avancer le pied droit, et de diriger beaucoup de ses gestes vers la gauche.

Je vois la plupart des avocats se lever à la chute de chaque période; quelques-uns même se promener ensuite pendant quelques moments. Cela est-il bienséant? je les en fais juges : toujours est-il que ce n'est pas plaider assis. Pour ce qui est de boire et de manger en plaidant, c'est une liberté qu'on prenait autrefois assez communément, et qu'aujourd'hui on prend encore quelquefois; mais je l'interdis absolument à mon orateur. Si l'on ne peut supporter sans cela la fatigue d'un plaidoyer, ce n'est pas un si grand malheur que de ne pas plaider, et cela vaudrait beaucoup mieux que de respecter si peu sa profession et son auditoire.

Quant à l'habillement, il n'y en a pas de particulier pour l'orateur; mais comme il se remarque davantage en lui, sa parure, comme celle de toutes les personnes de distinction, doit être éclatante et mâle tout ensemble; car la recherche et la négligence sont également répréhensibles dans la toge, dans la chaussure, et dans les cheveux. Ce qui regarde le vêtement de dessus n'est pas sans importance, et le temps y a apporté îles changements. Les anciens ne connaissaient point les plis : la mode en est venue plus tard, et ces plis furent d'abord très-courts. Aussi, les orateurs de ce temps-là, qui tenaient leurs bras cachés sous leur tunique, à la manière des Grecs, devaient avoir nécessairement un geste différent du nôtre dans les exordes; mais il s'agit des vêtements actuels. L'orateur qui n'a pas le droit de porter le laticlave doit se ceindre de telle sorte, que la tunique descende par devant un peu au-dessous des genoux, et par derrière jusqu'au milieu des jarrets; plus bas, cela ne convient qu'aux femmes, et, plus haut, qu'aux centurions. Les bandes de. pourpre doivent descendre perpendiculairement. C'est un soin peu important; mais pourtant, si on ne le prend pas, c'est une négligence qui se fait quelquefois remarquer. Comme on ne met pas de ceinture par-dessus le laticlave, il doit descendre un peu plus bas que l'angusticlave. La toge doit être arrondie et bien taillée : autrement, elle grimacera de tous côtés. Elle doit par devant se terminer à mi-jambe, et par-derrière s'arrêter un peu moins bas, dans la proportion de la ceinture. [11,3,140] Un pli fait très-bien un peu au-dessus du bas de la toge, mais jamais au-dessous. Cette espèce de plissure, qui prend par-dessous l'épaule droite et va gagner l'épaule gauche, en forme de baudrier, ne doit être ni trop serrée ni trop lâche. Le pan de robe, qui se met ensuite sur le bras, doit flotter au-dessous, et, de cette façon, il aura plus de grâce et tiendra mieux. Il faut aussi retrousser un peu la tunique, afin qu'elle n'embarrasse pas les bras dans l'action; puis on jettera un pli sur l'épaule, en le relevant par l'extrémité, ce qui n'est pas sans grâce. Mais il faut éviter de se couvrir entièrement l'épaule et le cou : autrement nos vétements paraîtraient trop étroits, et nous feraient perdre cette dignité que donne une large poitrine. Le bras droit ne doit être levé que juste ce qu'il faut pour former un angle droit, et les deux bouts de la robe doivent pendre de chaque côté du bras dans une égale longueur. Je ne veux pas que l'orateur surcharge ses mains de bagues, ni surtout que ces bagues passent le milieu du doigt. La meilleure attitude pour la main, c'est d'avoir le pouce levé et les doigts un peu pliés, à moins qu'elle ne tienne des tablettes; ce qu'il ne faut pas affecter, car c'est avouer qu'on se défie de sa mémoire, et c'est d'ailleurs un empêchement pour beaucoup de gestes. Les anciens laissaient tomber leur toge jusque sur leurs pieds, à l'exemple des Grecs; et ceux qui ont écrit sur le geste dans ce temps-là, comme Plotius et Nigidius, en ont fait un précepte. Aussi je m'étonne qu'un aussi savant homme que Pline, et dans un ouvrage où il a poussé l'esprit d'investigation presque jusqu'à l'excès, ait avancé, comme une chose certaine, que Cicéron laissait traîner sa robe pour cacher ses varices, d'autant plus que cet usage se retrouve dans les statues de personnages postérieurs à Cicéron. A l'égard des capuchons, des bandelettes dont on s'enveloppe les jambes, et de toutes autres délicatesses pareilles, il n'y a qu'une mauvaise santé qui les puisse rendre excusables. Mais ce soin dans la manière de se draper n'est bon qu'en commençant; car, à mesure qu'on avance, il n'y faut pas regarder de si près; et, dès les premiers mots de la narration, on peut laisser la robe tomber, comme d'elle-même, de dessus l'épaule. Enfin, quand on est arrivé aux arguments et aux lieux communs, il sied bien de relever sa robe sur l'épaule gauche, d'abattre même les plis qui ne se dérouleraient pas d'eux-mêmes; et il est aussi permis de se dégager de tout ce qui entoure, du côté gauche, le cou et la partie supérieure de la poitrine. En effet, tout s'échauffe, et, de même que la voix devient plus véhémente et plus variée, il est bon que le vêtement participe aussi de cette image de combat. Si donc il n'appartient qu'à un furieux de s'envelopper la main gauche avec sa robe, ou de s'en faire une ceinture; s'il y a trop d'abandon et de délicatesse à rejeter le pan de sa robe pardessus l'épaule droite; s'il est enfin quelques autres défauts encore plus contraires à la bienséance, rien n'empêche cependant qu'on ne retrousse une partie de sa robe sous le bras gauche. Cette attitude a quelque chose de résolu et de dégagé, qui convient à la chaleur et à la vivacité de l'action. Mais quand le plaidoyer touche à sa fin, secondé par d'heureux présages, alors des vêtements en désordre, une robe qui semble se détacher du corps et tomber de tous côtés, la sueur même et l'accablement, tout sied à l'orateur. Comment donc a-t -il pu venir à l'esprit de Pline de lui recommander d'avoir soin, en s'essuyant le front, de ne pas déranger sa chevelure? Il est vrai que peu après, reprenant une gravité digne de lui, il lui défend sévèrement de s'occuper de sa coiffure. Pour moi, je crois que des cheveux mal en ordre ont quelque chose de passionné, et qu'en cela, la distraction n'est rien moins que nuisible à l'orateur. Il n'en est pas de même quand on commence à parler, ou qu'on est encore peu avancé; car alors si la robe vient à tomber, ne pas la relever est véritablement de la négligence, ou de la paresse, ou de la maladresse.

Telles sent les beautés, tels sont les défauts de la prononciation. Après s'être mis tout cela, devant les yeux, l'orateur aura à considérer les personnes et les choses. Il examinera d'abord qui il est, par-devant qui et en présence de qui il doit parler. En effet, comme il y a un langage, il y a aussi une action proportionnée à ceux qui parlent et à ceux devant qui on parle. Aussi, le même ton, les mêmes gestes et la même démarche ne conviendront pas également devant le prince, devant le sénat, devant le peuple, et devant un magistrat, dans une cause privée et dans une cause publique, dans une simple requête, et dans une accusation en forme. Avec un peu d'attention, il est aisé de saisir ces différences. Ensuite, l'orateur examinera le sujet qu'il traite et le but qu'il se propose. A l'égard du sujet, il donne lieu à quatre considérations. La première a pour objet la nature de la cause ; car elle est triste ou gaie, périlleuse ou rassurante, importante, ou de peu de conséquence; mais on ne doit jamais se préoccuper des détails d'une cause, jusqu'à en oublier l'esprit général. La seconde regarde les différentes parties de la cause, comme l'exorde, la narration, l'argumentation, l'épilogue. La troisième a trait aux pensées, dans l'expression desquelles tout doit 1 varier, suivant la nature des choses et des sentiments. La quatrième doit s'attacher aux mots; car si l'on pèche par excès, en voulant les exprimer tous par une action conforme à l'idée qu'ils renferment, on ôte aussi à quelques-uns toute leur force, si l'on n'en représente pas le sens. Ainsi dans les éloges (j'excepte les oraisons funèbres), dans les remerciments, dans les exhortations, et autres sujets de même espèce, l'action doit être riche, magnifique, élevée. Dans les oraisons funèbres, dans les consolations, dans la plupart des causes criminelles, elle doit être triste et humble. Il faut de la gravité devant le sénat, de la dignité devant le peuple, et un juste milieu dans les affaires privées. Quant aux parties de la cause, et aux pensées et aux mots, leur nature multiple demande une plus ample explication. Or, l'orateur doit se proposer trois choses dans la prononciation : de se concilier les juges, de les persuader, de les émouvoir, et (ce qui est naturellement inséparable de ces trois fins) de leur plaire. Il se les concilie d'ordinaire, soit par ses qualités morales, lesquelles, je ne sais comment, se décèlent jusque dans sa voix et dans ses gestes, soit par l'aménité du langage. Il les persuade par un certain ton affirmatif, qui produit souvent plus d'effet que les preuves mêmes. Si cela était vrai, dit Cicéron à Calidius, le diriez-vous sur ce ton? et ailleurs : Tant s'en, faut que nous fussions enflammés par vos paroles, qu'à peine pouvions–nous nous défendre du sommeil. Que l'orateur sache donc montrer de l'assurance et de la fermeté, surtout s'il a d'ailleurs quelque autorité. Enfin, il les touchera, s'il sait bien exprimer les passions, soit par la force du sentiment, soit par l'imitation.

Aussitôt donc que le juge, dans les causes privées, ou que l'huissier, dans les causes publiques, nous aura avertis de prendre la parole, levons-nous avec calme ; puis, afin de nous présenter dans un état décent, et de nous ménager en même tems quelques minutes de réflexion, arrêtons-nous un peu à rajuster notre robe, ou même, s'il est nécessaire, à la remettre entièrement, mais seulement dans les jugements ordinaires; car devant le prince, ou les magistrats, ou les tribunaux du premier ordre, cela n'est pas permis. Et même, lorsque nous nous serons tournés vers le juge, et que le préteur nous aura accordé la parfile, au lieu de s'en emparer brusquement, recueillons-nous un instant; car rien n'est plus agréable à l'auditeur que ces préparatifs de l'orateur, qui donnent d'ailleurs au juge lui-même le temps de se composer. C'est ce qu'Homère nous enseigne, quand il dit d'Ulysse, qu'il resta longtemps debout, les yeux fixés en terre, et tenant son sceptre immobile, avant de donner cours au torrent de son éloquence. Il est encore certains actes que les comédiens appellent délais, et au moyen desquels on peut temporiser sans blesser les convenances, comme de se frotter la tête, de regarder ses mains, de faire craquer ses doigts, de feindre un grand effort, de marquer son anxiété par des soupirs, et autres semblables, selon qu'ils conviendront à chaque orateur; et cela, jusqu'à ce que le juge veuille bien nous prêter attention. Il faut se tenir droit, les pieds sur la même ligne et un peu écartés, ou, si l'on veut, le pied gauche quelque peu en avant; les genoux d'aplomb, mais sans contrainte; les épaules rassises; l'air sérieux, sans être morne, ni stupéfait, ni languissant; les bras un peu détachés des flancs; la main gauche dans la position que je lui ai déjà assignée; la droite se déployant, au moment de commencer, à quelque distance du sein, avec un geste plein de retenue, et comme attendant l'ordre de commencer. [11,3,160] Car on ne saurait trop éviter certains défauts, comme d'avoir les yeux attachés au plafond, de se frotter le visage avec la main, et de le renfrogner; de le roidir pour se donner un air d'assurance, ou de froncer les sourcils pour lui imprimer quelque chose de farouche; de rejeter ses cheveux en arrière, pour inspirer l'horreur et l'effroi; de paraître étudier ce qu'on va dire, en agitant continuellement les doigts et en remuant les lèvres, défaut très commun chez les Grecs; de cracher avec bruit; d'allonger une jambe; de tenir une partie de sa robe avec la main gauche; d'être tantôt en deux, tantôt roide, ou renversé, ou courbé ; de hausser les épaules jusqu'à l'occiput, comme des athlètes prêts à lutter.

Dans l'exorde, la prononciation doit être ordinairement calme; car rien n'est plus propre que la réserve à nous concilier les juges : je dis ordinairement, car il y a plusieurs sortes d'exordes, ainsi que nous l'avons vu. Toutefois, un son de voix tempéré, un geste qui n'a rien d'outré, la robe arrêtée sur l'épaule, un mouvement doux dans le balancement du corps de droite à gauche, le regard fixé sur le même point, voilà ce qui convient la plupart du temps à l'exorde. La narration demande que la main se porte plus en avant, que la robe soit tombante, le geste distinct. La voix doit y être seulement un peu plus vive que dans la conversation, et le ton presque toujours simple, comme dans ces récits : Q. Ligarius, lorsqu'il n'y avait pas encore en Afrique la moindre apparence de guerre, etc.; — A. Cluentius, qui passait pour le père de celui qui est devant vous, etc. Mais c'est autre chose quand le récit comporte de l'indignation, comme ici : On voit une belle-mère épouser son gendre; ou de la pitié : La place publique de Laodicée devient le théâtre d'un spectacle dont l'horreur a ému toute la province d'Asie. Dans la preuve, l'action doit être très variée; car, bien que pour proposer, diviser, interroger, aller au-devant d'une contradiction (ce qui est emprunter une proposition à la partie adverse), on ne s'éloigne guère du ton de la conversation, cependant, même dans cette partie du discours, on mêle quelquefois à la prononciation un air de raillerie,et quelquefois on y contrefait la partie adverse. Quant à l'argumentation, comme elle est presque toujours vive, animée, pressante, elle veut un geste qui réponde aux paroles, c'est-à-dire fort et rapide; car il est des points sur lesquels il faut particulièrement insister, et où le mot serre de près le mot. La plupart des digressions n'ont besoin que d'un ton coulant, doux et relâché, comme l'enlèvement de Proserpine, la description de la Sicile, l'éloge de Pompée; et l'on ne doit pas s'étonner que ce qui est en dehors de la question demande moins de contention. L'imitation des manières de la partie adverse est quelquefois supportable, quand elle accompagne le blâme de sa conduite, comme ici : "Il me semblait voir les uns entrer, les autres sortir, ceux-là chanceler sous les vapeurs du vin", etc. On sent que, dans cette description, une gesticulation conforme à la voix n'a rien de choquant, pourvu qu'elle se renferme dans un mouvement gracieux des bras de droite à gauche, auquel les flancs n'aient point de part. Quand il s'agit d'enflammer le juge, la prononciation comporte plusieurs degrés. Le ton le plus haut et le plus aigu est celui dont Cicéron a dû prononcer ces mots : La guerre étant entreprise, César, et même en grande partie achevée, etc. ; car il avait dit auparavant : J'élèverai la voix autant que je le pourrai, pour être entendu de tout le peuple romain. Un ton un peu plus bas, et qui a déjà quelque chose d'agréable, convenait aux paroles suivantes : Dites-nous, Tubéron, que faisait votre épée dans les champs de Pharsale? Il en fallait un plus plein, plus lent, et par conséquent plus doux, dans ce passage : Mais dans une assemblée du peuple romain, etc. Ici, en effet, tout doit être allongé; il faut traîner les syllabes, et ouvrir le gosier. Cependant la phrase suivante demande un ton encore plus plein, et doit couler à plein canal : Vous, tombeaux et bois sacrés des Albains! Pour celle-ci : Les rochers et les déserts répondent à la voix du poète, elle invite à prendre un ton qui tient un peu du chant, et s'y abandonne insensiblement. Ce sont ces diverses inflexions de voix que Démosthène et Eschine se reprochent mutuellement, et qu'il ne faut pas pour cela condamner; car, en se les reprochant, ils nous apprennent par là qu'ils en faisaient usage l'un et l'autre. Et, en effet, ce ne fut sans doute pas sur un ton simple que le premier jura par les mânes des guerriers morts à Marathon, à Platée et à Salamine ; ni que le second déplora le malheur de Thèbes. Enfin, il y a un ton tout différent de ceux-ci, et qui est presque en dehors de l'organe : c'est un ton aigre outre mesure, et même presque contra ire à la nature de la voix humaine, auquel les Grecs ont donné un nom qui désigne l'amertume : Que ne faites-vous taire ces gens, qui accusent votre folie, et témoignent combien vos complices sont peu nombreux? mais ce n'est que dans les premiers mots que se fait sentir cette aigreur dont je parle. Quant à l'épilogue, s'il se borne à la récapitulation des faits, il demande une certaine continuité de sons coupés; si l'on s'y propose d'exciter les juges, on prendra un des tons que j'ai indiqués plus haut; mais s'il s'agit de les apaiser, le ton sera soumis et doux ; ou, si l'on veut émouvoir leur pitié, il faudra recourir alors à ces inflexions tendres et plaintives qui sont si propres à amollir les coeurs, et en même temps si naturelles; car, jusque dans les funérailles, les veuves et les orphelins expriment leur douleur par des cris qui ont quelque chose de musical. C'est aussi là que cette voix sombre, telle que l'avait Antoine, au rapport de Cicéron, est d'un si merveilleux effet, puisqu'elle a naturellement et par elle-même ce qu'elle imite. Mais il y a deux sortes de pitié : l'une mêlée d'indignation, comme je l'ai dit tout à l'heure au sujet de la condamnation de Philodamus; l'autre, plus humble, et suppliante. C'est pourquoi, bien qu'il y ait une sorte de chant obscur dans la prononciation de ces paroles : Mais dans l'assemblée du peuple romain, car Cicéron ne les a pas prononcées du ton d'un homme qui se dispute; et de celles-ci : Et vous, tombeaux des Albains, car ce n'est ni par exclamation ni par forme d'invocation que cela est dit; cependant il a dû prendre une inflexion infiniment plus molle et plus traînante dans les passages suivants : Malheureux que je suis! — Que répondrai je à mes enfants? — Vous avez pu, Milon, me rendre à ma patrie, etc.; et lorsque, obligé d'adjuger les biens de Rabirius à vil prix, il s'écrie : O que le ministère de ma voix est aujourd'hui triste et rigoureux! Il est aussi d'un très bon effet, dans la péroraison, de confesser que l'on succombe sous le poids de la douleur et de la fatigue, à l'exemple de Cicéron dans son plaidoyer pour Milon : Mais il est temps de finir; car je sens que les larmes étouffent ma voix ; et ici la prononciation doit être conforme aux paroles. Il semble encore entrer dans les devoirs de la péroraison de ranimer les accusés, de prendre leurs enfants entre ses bras, d'introduire devant le tribunal leur famille désolée, de déchirer ses vêtements, etc.; mais j'ai traité de tout cela en son lieu. Et comme la prononciation est susceptible de la même variété dans toutes les autres parties de l'oraison, il est évident qu'elle doit être, comme je l'ai démontré, conforme aux pensées. Il faut aussi qu'elle s'accorde avec les mots, comme je l'ai dit en dernier, non pas toujours, mais quelquefois. Par exemple, ces mots : l'infortuné, le pauvre malheureux, ne demandent-ils pas une prononciation humble et contrainte; tandis que des mots différents, comme courageux, véhément, brigand, demandent une prononciation forte et animée? En effet, cette concordance donne aux choses plus d'énergie et de propriété : autrement, la voix ferait entendre une chose, et la pensée une autre. Enfin, un même mot, suivant l'intonation qu'on lui donne, sert à indiquer, à affirmer, à censurer, à nier, à interroger, à exprimer l'étonnement, l'indignation, le sarcasme, le mépris. Par exemple, le monosyllabe "tu se prononce d'une manière toute différente dans ces passages de Virgile : Tu mihi quodcunque hoc regni ; — Cantando tu ilium? — Tune ille Eneas? — Meque timoris argue tu, Drance. Mais, pour ne pas m'arrêter ici plus longtemps, j'invite le lecteur à faire passer le mot tu, ou tout autre, par toutes les affections de l'âme, et il reconnaîtra la vérité de ce que je dis.

Je n'ai plus qu'une remarque à ajouter ici : c'est que, bien que la grâce soit la principale qualité de l'action, souvent ce qui convient aux uns ne convient point aux autres. Il y a dans la grâce un je ne sais quoi dont il n'est guère possible de rendre raison; et, s'il est vrai de dire que le grand secret soit de mettre de la grâce dans tout ce qu'on fait, aussi est-il vrai que cette grâce ne saurait exister sans l'art, et que l'art néanmoins ne suffit pas pour la procurer. C'est pour cela que, chez quelques-uns, certaines qualités ne plaisent pas, et que, chez d'autres, tout plaît, jusqu'à leurs défauts. Nous avons vu les deux plus grands acteurs dans le genre comique, Démétrius et Stratoclès, plaire par des qualités très différentes. Que le premier représentât à merveille les dieux, les amants, les bons pères, les esclaves fidèles, les matrones, et les vieilles prudes ; que l'autre ne jouât pas moins bien les vieillards bilieux, les esclaves rusés, les parasites, les entremetteurs, et tous les rôles qui demandent plus de mouvement, je ne m'en étonne pas : leur naturel était différent; la voix même de Démétrius était plus agréable, et celle de Stratoclès plus mordante. Ce qui est encore plus digne d'attention, c'est qu'ils avaient certaines manières propres à chacun d'eux, et tout à fait incommunicables. Ainsi, agiter ses mains en l'air, prolonger des exclamations d'un ton doux pour plaire aux spectateurs, entrer en scène avec une robe où le vent semblait s'engouffrer, gesticuler souvent du côté droit, tout cela ne pouvait convenir qu'à Démétrius, en qui ce jeu était secondé par sa taille et sa bonne mine. L'autre allait et venait sans cesse; il riait quelquefois à contre-sens, non par ignorance de son rôle, mais pour accorder quelque chose au goût du peuple; il portait la tête enfoncée dans ses épaules, et une seule de toutes ces choses, qu'on applaudissait en lui, aurait été sifflée dans un autre. Chacun doit donc s'attacher à se connaître, et prendre conseil, pour composer son action, non seulement des préceptes communs de l'art, mais encore de son naturel. Cependant il n'est pas absolument impossible que le même homme comporte tous les genres, ou du moins un grand nombre.

Je terminerai cet article comme j'ai terminé tous les autres, en recommandant de garder une juste mesure, attendu qu'il ne s'agit pas ici d'un comédien, mais d'un orateur. On ne s'attachera donc pas, dans le geste, à exprimer tout minutieusement, de même qu'en parlant on n'affectera pas de marquer scrupuleusement ce qui est désagréable, toutes les pauses, tous les intervalles et toutes les modifications de l'âme, comme si, par exemple, on avait à dire sur la scène : Que faire? n'y point aller, quand c'est elle-même qui m'en prie? mais plutôt, si je prenais une bonne fois le parti de ne plus souffrir désormais les caprices injurieux de pareilles femmes? Car ici l'acteur, pour exprimer son hésitation, doit s'arrêter presque à chaque mot, et varier les inflexions de voix, les gestes, les signes de tète. Un discours oratoire veut un autre goût et moins d'assaisonnement; c'est qu'il consiste dans l'action, et non dans l'imitation. Aussi n'a-t-on pas tort de blâmer la prononciation d'un orateur dont le visage est toujours en mouvement, dont les gestes fatiguent par leur continuité, et dont la voix change si souvent de ton, qu'elle semble sautiller. C'est ce que nos anciens, et Lénas Popilius après eux, ont appelé une action affairée, mot que je les approuve d'avoir emprunté aux Grecs. Cicéron a donc raison, comme en tout, de donner sur ce point les préceptes que j'ai cités plus haut, et qu'on lit dans son traité intitulé "De l'orateur" : préceptes qu'il a reproduits dans son dialogue intitulé "Brutus", en parlant de Marc-Antoine. Cependant on exige aujourd'hui une action un peu plus chargée de mouvements, et il est certaines parties où cela n'est pas déplacé. Toutefois, il faut savoir se renfermer dans de justes bornes, et prendre garde qu'en affectant les grâces du comédien, on ne perde l'autorité que doit avoir la parole d'un homme probe et grave.  

NOTES

LIVRE ONZIÈME.

Ejus autem, quod ad animam pertinet, magis admirer naturam. Saint Augustin a également fait, dans ses Confessions, une brillante description de la mémoire, et renonce, comme Quintilien, à expliquer la nature de cette merveilleuse faculté. « J'arrive, dit -il (liv. X, ch. VIII), à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de ce nombre infini d'images qui sont entrées par les portes de mes sens. C'est là que nous conservons aussi toutes nos pensées, en y ajoutant, ou diminuant, ou changeant quelque chose de ce que nous avons connu par les sens, et généralement tout ce qui y a été mis comme en dépôt et en réserve, et que l'oubli n'a point encore effacé et enseveli. C'est là où je demande que l'on me tire de ce trésor ce que je désire; et soudain quelques-unes de ces espèces en sortent, et se présentent à moi : d'autres se font chercher plus longtemps et diffèrent davantage à venir, comme si on les tirait avec peine du fond de quelques replis cachés : d'autres sortent en foule; et, bien que ce ne soit pas celles que je cherche ni que je demande, elles se produisent d'elles-mêmes, et semblent dire : N'est-ce pas nous que vous cherchez? Mais je les repousse comme de la main de mon esprit et les éloigne de ma mémoire, jusqu'à ce que la chose que je désire se découvre, et sorte du lieu où elle était cachée, pour se présenter à moi. Il y en a d'autres qui, sans interrompre leur suite, viennent avec facilité dans le même ordre que je les demande; et les premières faisant place aux autres se retirent pour revenir toutes les fois que je le voudrai : ce qui arrive lorsque je récite par cœur quelque chose. Dans ce même trésor de ma mémoire, je conserve distinctement et sans aucune confusion toutes les espèces qui, selon leurs divers genres, y sont entrées, chacune par la porte qui leur est propre, comme la lumière, toutes les conteur et toutes les ligures des corps par les yeux , tous les sons par les oreilles, toutes les odeurs par le nez, toutes les saveurs par la bouche.... Qui serait celui qui pourrait dire de quelle sorte toutes ces images et toutes ces espèces ont été formées , encore que l'on remarque assez par quel sens elles ont été apportées, et données en garde à la mémoire? Car, lorsque je suis dans l'obscurité et dans le silence, je retire, si je veux, des couleurs de ma mémoire, et distingue le noir d'avec le blanc, et ainsi tontes les autres couleurs qu'il me plaît, sans que les sons se jettent à la traverse, ni me viennent troubler lorsque je considère ce que j'ai appris par la vue; et néanmoins ces sons sont aussi dans ma mémoire, et comme cachés dans d'autres replis, puisque, si je veux qu'ils se présentent à moi, ils le font aussitôt Que cette puissance de ma mémoire est grande! ses plis et replis s'étendent à l'infini : et qui est capable de les pénétrer jusqu'au fond? Néanmoins c'est une faculté de mon âme et qui appartient à ma nature. Je ne puis donc pas connaître ce que je suis ; et ainsi il parait que notre esprit n'a pas assez d'étendue pour se comprendre soi-même. » (Traduction d'Arnauld d'Andilly.)

Est aiiquid in amictu. Le principal habillement des Romains se nommait topa, toge, robe, comme le manteau, chez les Grecs, se nommait pallium. La toge était tellement propre aux Romains, qu'ils sont très souvent désignés par le seul mot togati :

Romanos rerum dominos gentemgue togatam (Virg.)

La couleur en était ordinairement blanche, albus, différente de cette couleur qu'ils appelaient candidus, blanchi avec de la craie. Lorsqu'ils se mettaient sur les rangs pour briguer quelque charge , ils blanchissaient leur loge avec de la craie : de là est venu le nuit candidatus. Perse (sat. V) appelle l'ambition des Romains cretata ambitio. Ils mettaient en outre sous leur robe une tunique de Iaint blanche : c'était un vêtement de dessous, tant pour les hommes que pour les termes. Les tuniques des hommes étaient fort courtes : on pourrait les comparer à nos vestes.

Le laticlave était le vêtement des sénateurs. Ce vêtement était ainsi appelé, à cause de la bande couleur de pourpre, taillée en forme de clou, clavus, dont il était orné. Comme cette bande était moins large pour les chevaliers, leur vêtement était appelé angusticlave, angustusclavus.