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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

III

 

DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBOS

 

DÉFENSE DU TÉMOIN PHANOS

 

 II. Contre Aphobos (Réplique) TOME I IV. Démosthène contre Onétor (1)

 

 

 

 

texte grec

 

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III

DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBOS

DÉFENSE DU TÉMOIN PHANOS

ARGUMENT

Aphobos a été condamné, et la condamnation est souveraine. La loi, toutefois, lui ouvre encore une voie extraordinaire pour paralyser la poursuite. S'il parvient à prouver que le jugement rendu contre lui a été déterminé par un faux témoignage, il aura un recours en dommages-intérêts contre l'adversaire qui a produit un faux témoin. De là l'action intentée par Aphobos contre le témoin Phanos.

L'atelier d'armuriers qui faisait partie du patrimoine de Démosthène avait pour chef un homme appelé Milyas. Pendant l'instruction du procès, Aphobos avait réclamé cet homme pour le faire appliquer à la question, Démosthène avait refusé de le libérer, soutenant que Milyas était libre; or, la question ne pouvait être donnée qu'aux esclaves. Un débat s'était donc engagé devant l'arbitre sur la validité de la sommation faite par Aphobos. Milyas était-il esclave comme le voulait Aphobos? était-il libre? avait-il été affranchi par le père de Démosthène, comme celui-ci l'affirmait? Tel était l'incident à juger. La demande d'Aphohos avait-elle été retirée par lui ou repoussée par l'arbitre? Ce qui est certain, c'est que Milyas n'avait pas été mis à le question.
Pour arriver à ce résultat, il avait fallu entendre des témoins. Aphobos avait-il réellement reconnu que Milyas était libre? Plusieurs personnes, et entre autres un nommé Phanos, étaient venues attester le fait de cette reconnaissance. C'est contre ce Phanos qu'Aphobos condamné intente une action en faux témoignage. Il s'efforce de prouver que Phanos n'a pas dit la vérité, qu'il a été suborné par Démosthène, et il saisit ce prétexte pour revenir sur son procès perdu.

Personnellement menacé par ce procès, Démosthène prend en son nom personnel la défense de Phanos. Il soutient que Phanos a dit la vérité. Il offre de livrer à la question l'esclave qui l'assistait devant l'arbitre et qui a pris acte de l'aveu d'Aphobos, ainsi que les servantes de la maison, qui ont reçu l'affranchissement de Milyas. Il invoque les déclarations de plusieurs témoins et le serment offert par sa mère, puis il revient à son tour sur le premier procès et repousse toutes les récriminations d'Aphobos. En second lieu, il s'attache à prouver que le témoignage de Phanos a été sans influence sur l'issue du procès. C'était là le point capital. pour lui du moins, car en admettant que Phanos eût fait un faux témoignage, il fallait encore examiner si, et dans quelle mesure, ce faux témoignage avait pu exercer une influence sur la première décision. C'est à cette condition seulement qu'Aphobos pouvait exercer un recours contre Démosthène. Or, par le témoignage de Phanos Aphobos a été privé tout au plus des déclarations qu'aurait faites Milyas. Mais Milyas lui-même n'aurait pu donner de renseignements que sur un des chefs de la demande formée par Démosthène, ce qui était relatif à la jouissance de l'atelier d'armuriers. Or, Démosthène a offert de renoncer à ce chef, de son côté, Aphobos renonçait à exiger que Milyas fût mis à la question.

L'authenticité de ce discours a été vivement contestée. Elle a contre elle de très graves autorités, et surtout celle de Westermann et d'A. Schoefer. Mais les raisons qu'ils donnent ne nous paraissent pas décisives, et il faudrait qu'elles fussent bien fortes pour prévaloir contre la tradition. On comprend que des plaidoyers écrits par divers auteurs aient été joints au recueil des plaidoyers de Démosthène; il est plus difficile d'admettre que les éditeurs du recueil, qui vivaient à Alexandrie sous les Ptolémées, y aient inséré une déclamation d'école. Si le troisième plaidoyer contre Aphohos parait moins intéressant que les deux premiers, cela tient au sujet. II s'agit d'un procès en faux témoignage; or, dans les affaires de ce genre, plus le terrain de la discussion se resserre, plus le raisonnement devient subtil. Nous en avons un exemple dans les plaidoyers d'Apollodore contre Stéphanos. Au fond, A. Schæfer accumule les objections, mais des difficultés ne sont pas des preuves, et d'ailleurs elles ne sont pas sans réponse, comme on le verra par les notes. Nous ne voyons donc pas de motif suffisant pour affirmer que ce plaidoyer n'a pas été prononcé; or, s'il a été prononcé, il n'a pu l'être que par Démosthène, peu de temps après la condamnation d'Aphobos. En tout cas, si Aphobos a réellement plaidé en faux témoignage, il n'a pas mieux réussi dans ce second procès que dans le premier, car, s'il eût réussi, ç'aurait été pour lui une revanche complète, et toute l'antiquité atteste que Démosthène gagna son procès.

PLAIDOYER

[1] Si je n'avais déjà plaidé contre Aphobos, juges, et si je ne me souvenais qu'en dépit de ses mensonges, bien plus forts et plus redoutables qu'aujourd'hui, j'ai eu facilement raison de lui, tant les torts dont je me plaignais étaient évidents, j'aurais grand-peur de ne pas réussir en ce moment à vous montrer comment il cherche à vous tromper, vous aussi, sur tous les points. Mais aujourd'hui, j'en ai le ferme espoir avec l'aide des dieux, si vous voulez être pour nous des auditeurs impartiaux, et tenir la balance égale, vous reconnaîtrez l'impudence de cet homme sans plus de difficulté que n'en ont eu les juges du premier procès. S'il fallait pour cela de l'éloquence ou de l'habileté, j'hésiterais assurément, à cause de mon âge, mais il n'est besoin que de montrer et de raconter la conduite de cet homme à notre égard. Je crois que cela suffit pour vous mettre tous en état de juger qui de nous deux à tort.

[2] Je sais bien que si Aphobos intente cette action, ce n'est pas qu'il se croie en état de prouver l'existence d'un faux témoignage porté contre lui. Non, ce qui fait sa confiance, c'est l'énormité des restitutions auxquelles il a été condamné: Il pense que pour cette raison vous concevrez quelque envie contre moi, et un sentiment de pitié pour lui. C'est pour cela qu'il se défend aujourd'hui sur le procès antérieurement jugé, au sujet duquel il n'a eu dans le temps rien de sérieux à dire (01). Certes, juges, si j'avais poursuivi contre cet homme l'exécution du jugement, si je n'avais consenti à faire aucune concession, j'aurais encore été dans mon droit en le forçant à exécuter votre décision. Tout au plus aurait-on pu dire qu'il y avait trop de dureté et de rigueur, envers cet homme qui est mon parent, à lui enlever tout ce qu'il possède. [3] Mais c'est le contraire qui a lieu. Cet homme, d'accord avec ses cotuteurs, m'a dépouillé de tout mon patrimoine, et même après avoir été convaincu devant vous, il ne se croit pas encore obligé à se comporter raisonnablement envers moi. II a fait disparaître sa fortune (02), pièce à pièce, donnant les bâtiments de ferme à Aesios, la terre à Onétor (03) et m'a réduit ainsi à contester et à plaider contre ces hommes. Lui-même a enlevé les meubles de la maison, emmené les esclaves, comblé la citerne et arraché les portes (04). Peu s'en est fallu qu'il ne brûlât la maison ; après quoi il a émigré à Mégare où il paye la taxe de séjour (05). Si donc vous voulez être justes, vous le prendrez en haine pour cette façon d'agir avant de me condamner pour trop de rigueur.

[4] Mais je laisse la friponnerie et l'infamie d'Aphobos. J'y reviendrai tout à l'heure en détail, et ce que je viens de dire suffît déjà pour vous en donner une idée. Ce dont il s'agit en ce moment, c'est de vous montrer que les faits attestés sont vrais, et d'éclairer ainsi le vote que vous allez rendre. Et d'abord, je vous adresse à tous, juges, une juste prière, c'est de nous écouter tous deux également. Vous vous devez cela à vous-mêmes, car plus vous aurez mis d'application à connaître les faits de la cause, plus vous serez en état de porter à ce sujet un vote juste et conforme à la religion du serment. [5] Aphobos, ainsi que le le prouverai, a reconnu que Milyas est libre. Il a même par son fait rendu la chose manifeste. Ce n'est pas tout. Il s'est soustrait à la preuve la plus certaine, celle qui résulte de la torture (06). Au lieu de consentir à faire paraître la vérité par cette voie, il a usé de détours, produit de faux témoins, altéré dans son langage la vérité des faits. J'ai de tout cela les preuves les plus fortes, les plus évidentes. Aussi, vous reconnaîtrez tous que nous disons la vérité et qu'il n'a dit, lui, rien de sérieux. Je commence au point d'où il sera le plus facile pour vous d'apprendre les faits, et d'où je pourrai vous les faire connaître en moins de temps.

[6] J'ai intenté, juges, des actions de tutelle à Démophon, Thérippide et Aphobos, après avoir été dépouillé de tous mes biens. Ce fut d'abord contre Aphobos que le débat s'ouvrit, et je prouvai clairement aux juges, comme je vous le prouverai tout à l'heure, qu'Aphobos, de concert avec les autres, m'a dépouillé de tous les biens dont j'étais héritier. Je ne produisis pas de faux témoignage [7] et il y a de cela une preuve très forte : en effet, les dépositions de tous les témoins, et le nombre en était fort grand, furent lues devant le tribunal. Les uns avaient remis, disaient-ils, à Aphobos des objets qui m'appartenaient. D'autres l'avaient vu enlever ces objets; d'autres encore en avaient acheté de lui, et avaient payé leur prix entre ses mains. Il n'a argué de faux aucun de ces témoignages, et n'ose s'attaquer qu'à un seul, celui-ci dans lequel on ne voit pas qu'il soit parlé même d'une drachme. [8] Et pourtant, pour faire l'évaluation des objets dont j'avais été dépouillé, je ne prenais pas pour base de mes calculs les données de ce témoignage, - il n'y est pas question d'argent - j'en trouvais les éléments dans les autres témoignages, ceux qu'Aphobos n'a pas reprochés, Aussi, les juges qui nous écoutèrent alors ne se bornèrent pas à le condamner. Ils évaluèrent les restitutions ordonnées au chiffre que j'avais indiqué moi-même dans mes conclusions. Pourquoi donc a-t-il laissé de côté les autres témoignages, pour attaquer seulement celui-ci? Je vais encore vous le dire : [9] il laisse de côté les témoignages déclarant qu'il a des valeurs entre les mains. Il sait parfaitement que plus on en pourra parler, plus il se trouvera convaincu d'avoir en effet ces valeurs. Or, c'est là ce qui serait arrivé dans une procédure de faux témoignage. Au lieu de faire à chaque grief une part dans l'ensemble et d'en resserrer l'exposition dans une petite fraction du temps accordé, nous aurions eu ce temps tout entier pour vous faire connaître isolément ce même grief ; [10] aussi le seul témoignage qu'il attaque est celui qui constate sa réponse. S'il a fait un aveu dans le cours de l'instance, pourquoi ne le nierait-il pas aujourd'hui? Cela ne dépend-il pas de lui seul? Voilà pourquoi il s'en prend à ce témoignage. Eh bien, je veux vous montrer à tous, de la façon la plus évidente, que ce témoignage est vrai ! Je ne m'appuierai pas sur des vraisemblances ni sur des comptes arrangés pour le besoin de la cause. J'appliquerai une règle que vous trouverez tous juste. Écoutez et vous Verrez ensuite ce que vous devez faire.

[11] Puisque tout le débat, juges, porte sur le témoignage écrit au procès-verbal (07), et que c'est sur ce point que vous serez appelés à voter, j'ai pensé que je devais avant tout prouver le fait en faisant sommation (08) à Aphobos. Aussi, qu'ai-je fait? J'ai offert de lui livrer, pour qu'il le mit à la question, l'esclave lettré qui était présent lorsque Aphobos a fait ses aveux, et qui a écrit la déposition, étant commis par nous non pour se livrer à des manoeuvres frauduleuses, ni pour altérer les dires d'Aphobos, en écrivant les uns et en dissimulant les autres, mais pour rapporter simplement et fidèlement toutes ses paroles (09), Quelle bonne fortune pour lui que de pouvoir torturer cet esclave et de nous convaincre ainsi de mensonge! [12] Mais il savait, mieux que personne, que l'esclave avait dit vrai, Aussi a-t-il refusé de le mettre à la question. Et ce refus n'est pas le secret d'une ou deux personnes; on ne peut pas dire que la sommation ait été faite furtivement. Non, elle a eu lieu au milieu de l'agora, en présence de nombreux témoins. Appelle les témoins du fait.

TÉMOINS.

[13] Voyez donc combien cet homme est fécond en ressources, et combien il sait se couvrir d'une ignorance affectée. Il agit en faux témoignage, c'est sur ce point que vous allez voter, que vous avez fait serment de prononcer. Eh bien, il a refusé l'épreuve offerte au sujet du témoignage, c'est-à-dire du point même sur lequel il avait à s'expliquer, il prétend qu'il l'a réclamée au sujet d'autres témoignages, en quoi il ment. [14] Et en vérité, n'est-ce pas se moquer du monde? Il prétend avoir sujet de se plaindre, parce que l'homme qu'il réclamait ne lui a pas été livré; or, cet homme est libre et je vous en donnerai la preuve plus claire que le jour; mais il ne trouve pas que les témoins aient sujet de se plaindre, alors que pour contrôler leur témoignage j'offre de livrer un esclave qui est bien certainement esclave, et qu'il ne veut pas le recevoir. Apparemment, il n'a pas la ressource de dire que la torture est tantôt bonne, tantôt mauvaise pour savoir, la vérité, suivant qu'elle est appliquée ou non aux personnes qu'il désigne.

[15] Il faut ajouter ceci, juges : le premier témoin qui ait attesté le fait dont il s'agit est Aesios, le frère de cet homme. Il se rétracte aujourd'hui, de connivence avec Aphobos; mais alors il a déclaré le fait en même temps que les autres témoins, ne voulant ni manquer à son serment, ni s'exposer à être sur-le-champ mis personnellement à l'amende (10). Assurément, si j'avais entrepris de me procurer un faux témoignage, ce n'est pas Æsios que j'aurais porté sur la liste de mes témoins, le voyant lié avec Aphobos plus que personne au monde, sachant qu'il l'assistait dans son procès, qu'il était même personnellement mon adversaire. Car, enfin, il est absurde de supposer qu'on aille chercher une personne hostile, le propre frère d'Aphobos, et qu'on le porte sur la liste de ses témoins pour lui faire attester des faits faux. [16] Il y a de ce fait beaucoup de témoins. Il y a aussi des présomptions qui valent des témoignages. Et d'abord, si Æsios s'était réellement écarté de la vérité dans sa déposition, il n'aurait pas attendu jusqu'à ce moment pour se rétracter. Il l'eût fait à l'instant même, devant le tribunal, à la lecture de son témoignage, alors que cette rétractation était plus avantageuse pour lui qu'en ce moment. En second lieu, Æsios ne se serait pas tenu en repos. Il m'aurait attaqué en dommages-intérêts (11), si je l'avais réellement exposé à être assigné en justice comme ayant fait un faux témoignage contre son frère, chose odieuse, et si je l'avais mis dans cette situation où la fortune et l'honneur se trouvent compromis (12). [17] Enfin, pour obtenir la manifestation de la vérité, il m'aurait sommé de livrer l'esclave qui a écrit les témoignages, et si j'eusse refusé de le livrer, mon affaire devenait mauvaise. Eh bien, il n'a rien fait de tout cela; et lorsque après sa rétractation (13) j'ai offert de livrer l'esclave, Aphobos n'a pas voulu s'en charger. Ni l'un ni, l'autre ne veulent accepter l'épreuve de la question, pas plus sur ce fait que sur le précédent. [18] Pour prouver que je dis vrai, qu' Æsios, après avoir déposé avec les autres témoins, ne s'est pas rétracté, devant le tribunal où il assistait Aphobos, à la lecture de son témoignage, que j'ai offert de leur livrer l'esclave pour l'appliquer à la question sur tous ces faits, et qu'Aphobos n'a pas consenti à s'en charger, je vais vous produire des témoins sur chacune de ces circonstances. Appelle-les-moi ici.

TÉMOINS.

[19] Maintenant, juges, entre tous les faits que j'ai relevés, il y en a un surtout qui prouve qu'Aphobos a bien fait la réponse dont il s'agit, et je veux l'examiner. Lorsque, après avoir fait l'aveu que constatent les témoins, il m'a demandé de lui livrer Milyas, savez-vous ce que j'ai fait pour prouver que c'était encore là une manoeuvre de sa part? [20] Je l'ai cité comme témoin contre Démon, son oncle (14) et le complice de ses fraudes, et après avoir mis les questions par écrit, je l'ai requis de déposer comme témoin, des mêmes faits qu'il prétend aujourd'hui avoir été faussement attestés. Aphobos recula d'abord, mais l'arbitre lui enjoignit de déposer ou de nier sous la foi du serment, et alors il se décida, non sans peine, a déposer. Et pourtant, si Milyas était esclave, si Aphobos lui-même ne l'avait pas déjà reconnu pour libre, pourquoi a-t-il donné son témoignage, au lieu de se tirer d'affaire par une dénégation appuyée d'un serment? [21] C'est à ce propos que j'offrais de livrer l'esclave qui a écrit le témoignage. Il eût été facile à cet esclave de reconnaître sa propre écriture, et il se rappelait très bien qu'Aphobos avait attesté le fait. Et quand je faisais cette offre, ce n'était pas faute de témoins ayant vu les choses, car il y en avait. C'était pour qu'il ne vint pas arguer de faux les témoignages des autres, et pour faire profiter ceux-ci de la foi due à l'épreuve de la question. Et, au surplus, serait-ce là une raison pour condamner des témoins, alors que seuls entre tous les témoins jugés par vous jusqu'à ce jour, ils invoquent pour leur défense le témoignage de celui-là même qui les poursuit? Pour prouver que je dis vrai, prends la sommation et le témoignage.

SOMMATION, TÉMOIGNAGE.

[22] Aphobos repousse ces moyens de preuve légaux, et tout suspect qu'il devient, par là même, de faire un méchant procès, il veut que nous ajoutions foi à ses témoins. Quant aux nôtres, il les calomnie, et affirme qu'ils n'ont pas dit la vérité. Eh bien, je veux examiner encore ces témoignages au point de vue de la vraisemblance ! Je ne crains pas d'être démenti par vous. Tous ceux qui portent de faux témoignages sont ou des malheureux qui ont reçu des présents, ou des hommes qui parlent par faveur ou même par haine à l'égard de l'une des parties en cause; ce sont là les motifs qui les font agir. [23] Eh bien, il n'y a pas un seul de ces motifs qui ait pu porter ces hommes à témoigner pour moi. Ils ne l'ont pas fait par amitié pour moi. Et comment le supposer? quand ils n'ont aucun rapport, je ne dis pas avec moi, mais même entre eux, ni de genre de vie, ni d'âge. Ils ne l'ont pas fait par haine contre Aphobos, cela est évident. En effet, Aphobos est leur frère et plaide avec eux, Phanos est leur familier, membre de la même tribu, et quant à Philippe (15), il n'est ni leur ami ni leur ennemi. Il n'y a donc aucune raison pour alléguer ce second motif. [24] Mais on ne saurait davantage dire que le besoin les a poussés. En effet, tous possèdent une fortune assez considérable pour pouvoir s'acquitter volontiers de toutes liturgies et obéir à tous vos commandements. D'ailleurs, ce ne sont pas des inconnus pour vous, ni des gens connus en mauvaise part. Non, il n'y a rien à dire sur leur compte. Si donc ils n'ont agi ni sous l'empire du besoin, ni par haine contre Aphobos, ni par amitié pour moi, comment peut-on les soupçonner de porter un faux témoignage? Pour moi, du moins, je ne le vois pas.

[25] Aphobos sait cela, il est plus convaincu que personne que les témoins ont dit vrai, et pourtant il fait un méchant procès. Il soutient d'abord qu'il n'a pas dit ce qu'on lui fait dire; - n'ai-je pas assez prouvé qu'il l'a réellement dit? - il soutient en outre que Milyas est effectivement esclave. Je veux vous prouver en peu de mots qu'en cela encore il ment. J'ai offert, juges, de lui livrer, pour les mettre à la question sur ce point, les servantes qui se rappellent qu'à la mort de mon père cet homme a été affranchi, et que depuis lors il est libre. [26] Ce n'était pas assez. Ma mère a offert d'affirmer par serment, sur ma tête et sur celle de ma soeur (16), - elle n'a pas d'autres enfants, et s'est vouée au veuvage par affection pour nous - que mon père, en mourant, avait affranchi Milyas, et que, depuis lors, cet homme était regardé par nous comme libre. Ne croyez pas que ma mère eût jamais consenti à affirmer pareille chose sur nos têtes, si elle n'avait pas eu la certitude de ne pas violer la religion du serment. Pour prouver que je dis vrai et que nous étions prêts à accomplir cet acte, appelle les témoins.

TÉMOINS.

[27] Nous ne manquions donc pas de bonnes raisons, et nous étions prêts à recourir à la preuve par excellence, au sujet des témoignages, mais Aphobos s'est refusé à tout, et il croit qu'en me calomniant et m'accusant au sujet du procès antérieur, il obtiendra de vous une condamnation contre le témoin, ce qui est à mon sens la plus malhonnête et la plus odieuse de toutes les manoeuvres. [28] Il a lui-même suborné de faux témoins sur ces faits, en quoi il a eu pour complices son beau-frère Onétor et Timocrate. Et nous, qui n'avions pas prévu cela, et qui pensions au contraire que le débat porterait sur le témoignage, nous n'avons pas eu la précaution d'amener aujourd'hui les témoins qui savent de combien il s'est enrichi par la tutelle. Toutefois, en dépit de ses stratagèmes, il me suffira, je crois, de raconter les faits pour vous prouver que jamais condamnation ne fut plus juste que la sienne. [29] A la vérité, je l'ai empêché de mettre Milyas à la question, lui-même a reconnu que Milyas était libre, et les témoins que voici ont déclaré la même chose; mais ce qui l'a fait condamner, ce n'est pas cela, c'est qu'il a été convaincu d'avoir pris une grande partie de mes biens, c'est qu'il n'a pas affermé mon patrimoine comme les lois l'ordonnent, comme mon père l'avait prescrit dans son testament; je prouverai cela jusqu'à l'évidence. Aussi bien les lois, les valeurs détournées par eux, c'étaient choses visibles pour tous; personne, au contraire, ne savait ce que c'était que Milyas. La lecture des griefs vous fera connaître que les choses se sont en effet passées ainsi.

[30] En effet, juges, lorsque j'ai intenté contre Aphobos l'action de tutelle, je n'ai pas demandé une somme en bloc, comme ceux qui cherchent à faire de méchants procès. J'ai inscrit séparément chaque article, j'ai dit comment Aphobos l'a pris, et en quelle quantité, et de qui il le tient, et nulle part je n'ai porté Milyas comme sachant rien de ces choses. [31] Voici le commencement de l'acte des griefs : « Griefs de Démosthène contre Aphobos : Aphobos détient une somme d'argent qui est à moi, et qui se trouve en ses mains à raison de la tutelle, à savoir quatre-vingts mines qu'il a reçues comme dot de ma mère, aux termes du testament de mon père.  »  C'est par là que commence la liste des biens dont je prétends qu'il m'a dépouillé. Or, quelle a été la déclaration des témoins? « Déclarent s'être trouvés là, devant l'arbitre Notharque, lorsque Aphobos a reconnu que Milyas était libre, comme affranchi par le père de Démosthène.  »  [32] Songez-y bien, maintenant, en vous-mêmes, répondez-moi : Croyez-vous qu'il y ait un orateur, un sophiste, un magicien assez puissant, assez maître dans l'art de la parole pour tirer de ce témoignage la preuve que la dol de sa mère est entre les mains d'Aphobos? Et que dirait-il, par Jupiter? « Aphobos a reconnu que Milyas est libre.  » Suit-il de là qu'il ait reçu la dot? Belle conséquence et vérité! [33] Mais comment donc le fait a-t-il été prouvé; D'abord, Thérippide, qui était cotuteur d'Aphobos, a déclaré qu'il lui avait remis cette dot. En second lieu Démon, son oncle, et deux des autres parents qui étaient là, ont déclaré qu'Aphobos s'est reconnu débiteur d'aliments envers ma mère, comme détenteur de la dot. Et Aphobos n'a pas combattu ces témoignages, sachant bien apparemment qu'ils étaient conformes à la vérité.

Et outre, ma mère s'est déclarée prête à nous amener tous les deux, ma soeur et moi, et à jurer sur nos deux têtes: que la dot a été reçue par Aphobos, aux termes du testament de mon père. [34] Détient-il ces quatre-vingts mines oui ou non? Sont-ce tels témoins ou tels autres qui l'on fait condamner? Je pense, moi, que c'est l'évidence du fait. Il a donc joui pendant dix ans de cette somme, il a l'audace de ne point la rendre, même après une condamnation judiciaire, et après cela il se plaint amèrement. Il dit que ce sont ces témoins-ci (17) qui l'ont fait condamner; mais pas un seul de ceux-ci n'a déclaré que la somme fût entre les mains d'Aphobos.

[35] J'arrive aux fonds placés au dehors, aux ouvriers en lits, aux quantités de fer et d'ivoire qui se trouvaient dans la succession, à la dot de ma soeur qu'Aphobos a remise à Thérippide, comme pour acheter le droit de prendre sur mes biens tout ce qu'il voudrait. Écoutez, et voyez combien la condamnation est juste, et combien peu il y avait lieu de mettre Milyas à la question sur ce sujet. [36] Pour les objets que tu as remis à d'autres, il y a une loi qui porte expressément que tu en es responsable comme si tu les avais encore en ta possession (18). A quoi bon dès lors la question, quand c'est la loi qui parle? Quant aux fonds placés au dehors, vous vous êtes associés avec Xouthos (19), vous avez partagé l'argent, détruit les contrats, arrangé toutes choses à votre convenance, puis vous avez falsifié les registres, ainsi que Démon l'a déclaré à votre charge, et, par ces moyens, vous cherchez à tromper ceux qui nous écoutent. [37] Prenons maintenant les ouvriers en lits. Tu en as tiré de l'argent, et, après avoir fait avec eux de grands profits personnels en prêtant sur mes esclaves, toi qui, au besoin, aurais dû t'opposer à ce que d'autres en fissent autant, tu les as fait disparaître. Qu'est-ce que les témoins pourraient dire en ta faveur? Ceux-ci n'ont pas déclaré que tu reconnusses avoir prêté sur mes esclaves et t'en être mis en possession. C'est toi-même qui as écrit cela dans ton compte, et les témoins ont ensuite confirmé le fait à ta charge. [38] Enfin, Pour l'ivoire et le fer, je dis ceci : Il n'y a pas un des esclaves qui ne sache qu'Aphobos a vendu ces matières, et alors comme aujourd'hui j'ai offert de lui livrer celui de ces esclaves dont il voudrait se charger pour le mettre à la question. Maintenant, s'il dit que je n'ai pas voulu livrer celui qui savait, que j'ai au contraire livré cet qui ne savaient pas, eh bien, c'était précisément une raison de plus pour s'en charger! En effet, si ces esclaves que je livrais comme sachant les choses, avaient déclaré qu'Aphobos n'avait rien entre les mains, il se trouvait évidemment déchargé; [39] mais rien de tout cela n'est vrai. J'ai clairement prouvé contre lui qu'il a vendu et touché le prix ; c'est pourquoi, refusant les hommes dont la qualité d'esclaves n'est pas contestée, il a prétendu mettre la question l'homme libre, que je ne puis livrer sa crime. Au fond, il ne se soucie pas d'arriver à la preuve, mais grâce à mon refus, il s'est ménagé un argument spécieux. Ainsi donc, sur tous ces points, d'abord sur dot, ensuite sur les objets remis à des tiers, enfin sur tout le reste on va vous lire les lois et les témoignages afin que vous soyez bien instruits.

LOIS, TÉMOIGNAGES.

[40] Vous voyez par là que mon refus de livrer cet homme à la question n'a fait aucun tort à Aphobos; mais vous pouvez vous en convaincre encore mieux si vous allez fond des choses, Supposons Milyas attaché à la roue (20) quelle réponse Aphobos pourra-t-il souhaiter de lui entendre faire? Voyons, ne désirerait-il pas que Milyas répondît : « Il n'est pas à ma connaissance qu'Apbobos ait rien entre les mains. » Eh bien, Milyas le dit. Suite de là qu'Aphobos n'ait rien? Il s'en faut de beaucoup. En effet, j'ai produit les témoins qui ont vu, qui ont remis les objets, qui ont assisté à tout. Ce qui constitue une preuve et une raison de croire, ce n'est pas qu'un témoin vienne dire : Il n'est pas à ma connaissance qu'Aphobos possède. C'est qu'il dise : Je sais qu'Aphobos est en possession. [41] Quand de si nombreux témoins ont déclaré cela à ta charge, lequel d'entre eux as-tu poursuivi en faux témoignage? Nomme-le; mais tu serais bien embarrassé de le nommer. Et en vérité n'est-il pas clair que tu mens quand tu viens te plaindre et dire que tu as été injustement condamné, n'ayant pu te faire livrer Milyas pour le mettre à la question? Ne fournis-tu pas toi-même cette preuve quand tu as renoncé à poursuivre en faux témoignage ceux qui ont déclaré que tu as pris et gardé telle et telle chose, tandis que tu veux te faire livrer Milyas pour lui faire dire que cela n'est pas dans la succession? Si l'on t'avait réellement fait tort, il valait beaucoup mieux poursuivre ces témoins; mais on ne t'a fait aucun tort, et tu ne cherches qu'à faire un méchant procès.

[42] Ta mauvaise foi éclate de toutes les façons, mais. surtout si l'on considère le testament. Mon père, juges, avait écrit dans son testament tout ce qu'il nous laissait, ainsi que l'obligation pour mes tuteurs d'affermer le patrimoine. Aphobos ne m'a pas représenté le testament, de peur que je n'y trouvasse le chiffre des biens; mais il a reconnu qu'il possédait les biens apparents, ceux qu'il pouvait le moins dissimuler. [43] Voici ceux qu'il dit lui-même avoir été portés sur le testament : deux talents à Démophon, payables immédiatement - Démophon devait épouser ma soeur dès qu'elle serait en âge c'est-à-dire après dix ans, - quatre-vingts mines à Aphobos avec ma mère et le droit d'habitation dans notre maison; enfin, à Thérippide l'usufruit de soixante et dix mines jusqu'à ma majorité. Pour les autres biens qui m'étaient laissés en dehors de ceux-là, et pour l'obligation d'affermer le patrimoine, il les a fait disparaître du testament, pensant qu'il n'était pas avantageux pour lui que cela fût révélé devant vous. [44] Quand il fut reconnu par lui que notre père, en mourant avait laissé tant d'argent à chacun d'eux, ceux qui nous jugeaient alors trouvèrent dans ces aveux une présomption pour établir la valeur totale des biens. En effet, celui qui donnait sur sa fortune quatre talents et trois mille drachmes de dons et de legs, celui-là ne devait pas évidemment avoir une fortune médiocre. Les biens qu'il me laissait après ces prélèvements devaient s'élever au moins au double. [45] Il n'avait pas apparemment l'intention de me laisser pauvre, moi son fils, ni le désir d'enrichir encore ces hommes qui étaient déjà riches. S'il avait donné en usufruit soixante et dix mines à Thérippide et deux talents à Démophon, qui ne devait épouser ma soeur que plus tard, c'est précisément parce qu'il me laissait beaucoup. Or, ces biens, jamais Aphobos ne me les a remis, pas même une faible partie (21). A l'en croire, il a dépensé les uns, il n'a pas reçu les autres ou il n'en a pas connaissance; certains objets sont entre les mains de tels et tels, certains autres sont cachés sous terre. La seule chose qu'il n'ait pas pu dire, c'est qu'il me les eût remis.

[46] Y avait-il réellement des objets cachés sous terre? Je vais vous prouver clairement que c'est encore là un mensonge. Il a mis ce propos en avant au moment où il est devenu clair qu'il y avait beaucoup de biens, et où il s'est vu hors d'état de prouver qu'il me les eût remis. S'ils étaient en effet chez moi, il n'y avait pas de raison pour que je me les fisse restituer, et les présomptions devenaient inutiles. [47] Mais si mon père se défiait de ces hommes, il est évident qu'il ne leur aurait ni confié l'ensemble des biens, ni révélé ceux qu'il me laissait de cette façon. Et alors, comment savent-ils qu'il y a des biens cachés? au contraire, mon père avait confiance en eux, assurément, tandis qu'il remettait entre leurs mains la plus grande partie de sa fortune, il n'en aurait pas soustrait une partie à leur pouvoir. [48] Encore moins aurait-il donné ces valeurs à garder à ma mère, et destiné celle-ci pour épouse à l'un de mes tuteurs, à ce même Aphobos. On ne peut pas supposer qu'il ait voulu assurer la conservation de ces biens par les soins de ma mère, et qu'en même temps il ait pris un de ces hommes dont il se défiait, pour mettre en sa garde et ma mère et ces biens. Il y a plus : s'il y avait quelque chose de vrai dans ce que dit Aphobos, croyez-vous qu'Aphobos n'aurait pas pris ma mère pour épouse, quand elle lui était donnée par mon père? Ayant déjà entre les mains la dot de ma mère, quatre-vingts mines, comme étant son futur époux, il a épousé la fille de Philonide de Mélite (22), par convoitise, et afin d'ajouter aux quatre-vingts mines venant de nous pareille somme qu'il a reçue de Philonide. Il a fait cela; et quand il y avait quatre talents enfouis, quand ma mère les avait en sa possession (c'est lui qui le dit), croyez-vous qu'il ne serait pas accouru au plus vite pour mettre ces biens en son pouvoir, en même temps que ma mère? [49] Ou bien encore, chose étrange! il aurait, de concert avec ses cotuteurs, honteusement mis au pillage les biens apparents que beaucoup d'entre vous savaient m'avoir été laissés; et les biens pour lesquels il n'avait pas à craindre que l'existence en fût attestée par vous-mêmes, il s'en serait abstenu, pouvant les prendre! Est-ce croyable? Non, juges, non, cela n'est pas. Ce qui est vrai, c'est que les biens laissés par mon père ont été engloutis le jour où ils sont tombés entre les mains de ces hommes, et Aphobos, se voyant hors d'état de dire qu'il m'en a remis la moindre partie, ne parle ainsi que pour me faire paraître riche, et m'empêcher de trouver quelque compassion auprès de vous.

[50] J'aurais encore bien d'autres reproches â lui adresser; mais ce n'est pas le moment de parler, des torts qui m'ont été faits à moi, alors que le témoin poursuivi court le risque de l'atimie. Je veux seulement vous lire la sommation. Vous reconnaîtrez par cette lecture que les témoignages sont vrais ; vous verrez aussi qu'Aphobos demande aujourd'hui la remise de Milyas pour l'interroger sur le litige tout. entier; il ne l'avait d'abord demandée qu'au sujet d'une somme de trente mines, et, en effet, le préjudice que lui a causé ce témoignage ne va pas au delà. [51] Je voulais le convaincre de toutes les façons, et je m'efforçais de faire éclater au grand jour ses ruses et ses stratagèmes. Je lui demandai donc quelles étaient les sommes au sujet desquelles il avait réclamé Milyas, comme sachant ce qui s'était passé. Il me fit alors un mensonge : « C'est, dit-il, au sujet de tout le litige.  »  [52] « Eh bien, lui dis je, je te livrerai à ce sujet l'homme qui a entre les mains la copie de la sommation que tu m'as faite (23). Je vais jurer que tu as reconnu Milyas pour libre, et que tu as toi-même attesté le fait contre Démon; après cela, si tu jures le contraire sur la tête de ta fille, je te tiens quitte de la somme pour laquelle il sera prouvé, par la question donnée à l'esclave, que tu as d'abord réclamé Milyas. Le montant de la condamnation prononcée contre toi se trouvera diminué d'autant, c'est-à-dire de la somme pour laquelle tu as réclamé à Milyas; ainsi, tu ne pourras pas dire que les témoins t'ont causé aucun préjudice.  » [53]  Je lui fis cette sommation en présence de nombreux témoins; mais il ne voulut pas l'accepter. Eh bien, s'il n'a pas consenti à être présent à lui-même son propre juge, comment, vous qui avez prêté serment, pourriez-vous ajouter foi à ses paroles, et condamner les témoins? Ne devez-vous pas regarder Aphobos comme le plus effronté de tous les hommes? Pour prouver que je dis vrai, appelle les témoins.

TÉMOINS.

[54] Et ne croyez pas qu'au moment où je faisais cette offre, les témoins ne fussent pas de mon avis. Eux aussi, ayant amené leurs enfants, se déclarèrent prêts à confirmer leurs témoignages en jurant sur des têtes si chères. Mais Aphobos ne jugea à propos de déférer le serment ni à ces témoins ni à moi. Des discours pleins d'artifice, des témoins accoutumés au faux témoignage, voilà tous les éléments auxquels il réduit l'affaire, dans l'espoir de vous tromper plus facilement. Prends donc encore ce témoignage et donnes-en lecture aux juges.

TÉMOIGNAGE.

[55] Comment prouver jusqu'à l'évidence qu'on nous fait un méchant procès, que le témoignage attaqué est vrai, que la condamnation d'Aphobos a été justement prononcée? N'est-ce pas en montrant, comme je l'ai fait, qu'Aphobos n'a pas voulu mettre à la question l'esclave qui a écrit le témoignage au sujet des faits contenus dans ce témoignage, qu'Aesios, le frère d'Aphobos, a lui-même attesté les faits que ce dernier prétend être faux, [56] qu'Aphobos lui-même a fait la même déposition que les témoins qu'il poursuit, dans mon procès contre Démon, son oncle et cotuteur (24), qu'il n'a pas voulu mettre à la question les servantes pour savoir si l'homme réclamé est libre, que ma mère a voulu confirmer tout cela en jurant sur nos têtes, que de tous les esclaves qui savaient les choses bien mieux que Milyas, Aphobos n'a pas voulu se charger d'un seul, que pas un seul des témoins, qui ont déclaré que les biens étaient en sa possession, n'a été attaqué par lui en faux témoignage, [57] qu'il n'a ni remis le testament, ni affermé les biens, quoique les lois prescrivent de le faire, que j'ai demandé le serment, offrant de jurer le premier, moi et les témoins, m'engageant à le tenir quitte des sommes au sujet desquelles il avait demandé Milyas, et qu'il s'y est opposé. Non, j'en atteste les dieux, je ne saurais rien ajouter pour compléter la preuve. La chose est assez évidente : Aphobos ment lorsqu'il attaque les témoins; nullement maltraité dans cette procédure, et justement condamné, il ose encore se plaindre. [58] S'il n'eût pas prémédité sa fraude, s'il n'eût pas tenu ces discours et devant ses amis et devant l'arbitre, il y aurait moins de quoi s'étonner. Mais voyez ce qu'il a fait. Après m'avoir déterminé à accepter l'arbitrage d'Archénéos, de Dracoutidès et de Pharos, de ce même Phanos qu'Il attaque aujourd'hui en faux témoignage, il a ensuite congédié ses arbitres quand il leur eut entendu dire que s'ils étaient appelés à rendre une sentence sous la foi du serment, ils condamneraient la gestion de ma tutelle. Aphobos se présenta donc devant l'arbitre désigné par le sort (25), et ne pouvant répondre à aucun des griefs, il vit rendre sentence contre lui. [59] Les juges, auxquels il en appela, l'écoutèrent à leur tour, décidèrent sur tous les points comme l'avaient fait ses amis et l'arbitre, et fixèrent à dix talents l'estimation du litige. Leur motif fut non pas qu'Aphobos avait reconnu que Milyas fût libre (car cela n'avait pas d'importance), mais qu'une fortune de quinze talents m'avait été laissée, qu'il n'avait pas affermé les biens, qu'ayant eu dix ans l'administration conjointement avec ses cotuteurs, il avait offert à la symmorie, en mon nom, puisque j'étais encore enfant, une contribution de cinq mines (26), égale à celle de Timothée, fils de Conon, et des citoyens dont le cens est le plus élevé. [60] Et après avoir administré si longtemps cette fortune, pour laquelle lui-même a jugé à propos de payer une si forte contribution, il m'a remis, pour ce qui le concerne, à peine la valeur de vingt mines. Il s'est approprié, de concert avec les autres, tous les capitaux et tous les fruits. Voilà pourquoi les juges, évaluant le revenu d'après le taux ordinaire des locations de biens de mineurs, mais au taux le plus bas, ont trouvé qu'ils nous avaient dépouillé en tout de plus de trente talents, et, en conséquence, ont estimé le litige à dix talents pour la part d'Aphobos.

 

 

(01) L'action en faux témoignage était un prétexte habituellement employé pour revenir contre la chose jugée, et obtenir au moins indirectement la révision du procès. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner, comme le fait A. Schoefer, que Démosthène prenne tant d'intérêt à l'affaire de Phanos.

(02) Ses biens, et non mes biens, comme traduisent à tort Auger et Stiévenart. En effet, le patrimoine de Démosthène ne comprenait ni terres, ni bâtiments de ferme (voy. le premier plaidoyer contre Aphobos). Les objets dont il se composait ont disparu depuis longtemps, et Aphobos a été condamné à en payer la valeur. Aujourd'hui, il ne s'agit plus que d'exécuter cette condamnation sur tous les biens personnels d'Aphobos, et c'est pourquoi Aphobos cherche à s'y soustraire en dissimulant son avoir avec le concours d'amis complaisants.

(03) Æsios était le frère d'Aphobos, et Onétor son beau-frère. Signalons ici la différence des mots συνοικία, bâtiments de ferme, et οἰκία, maison d'habitation.

(04) Aphobos n'a pu réussir à faire tout disparaître, et Démosthène s'est mis en possession de la maison. Il a même encore trouvé des esclaves à prendre (voy. les deux plaidoyers suivants). Mais il nous est impossible de voir là avec M. A. Schoefer une contradiction.

(05) (5) Τὸ μετοίκον, la taxe payée par les métèques ou étrangers domiciliés. A Athènes, elle était de douze drachmes par an. (Voy. Boeckh, t. I, p. 353, et Hermann, t. I, § 115.) Du reste, en prenant un domicile à Mégare pour y déposer sa fortune mobilière et la mettre à l'abri des poursuites, Aphobos ne se condamnait pu à l'exil. Rien ne l'empêchait de vivre à Athènes et d'y plaider. Je ne vois donc pas de difficulté ici, quoique disent Westermann et A. Schoefer.

(06 Les Grecs ajoutaient plus de foi à la torture qu'à tout autre moyen de preuve, parce que, disaient-ils, elle force à manifester la vérité, ὅτι ἀνάγκη τις πρόσεστιν (Aristot. Rhét., I, 15). La preuve par témoins était d'ailleurs décriée, et le seul témoignage qui pût être considéré comme sincère était celui de l'esclave mis à la question, ὅτι ἀληθεῖς μόναι τῶν μαρτυριῶν εἶσιν. Il faut ajouter que l'objection n'a pas échappé au grand esprit d'Aristote : « Les tourments, dit-il au même endroit, ne portent pas moins les hommes à mentir qu'à dire la vérité; car les uns endurent tout plutôt que de la faire connaître; les autres la trahissent facilement pour arriver promptement au terme de leurs souffrances ».

(07) Τὸ γραμματεῖον. Il ne s'agit pas d'un procès-verbal officiel. Ce sont des notes prises par un esclave d'une des parties, et qui ne font aucune foi par elles-mêmes, mais qui servent à fixer les souvenirs des témoins.

(08) Πρόκλησις εἰς βάσανον, sommation de recevoir ou de livrer un esclave pour le mettre à la question. Le refus d'obtempérer à une sommation de ce genre équivalait à une reconnaissance du point de fait contesté. Aussi l'habileté des plaideurs consistait à parer le coup, soit en contestant la validité de la sommation, soit en répondant à la sommation par une autre.

(09) L'arbitre public n'avait pas de greffier, et il n'était pas dressé de procès-verbal authentique. Les notes prises par l'esclave de Démosthène n'ont de valeur qu'autant qu'elles seront confirmées par les déclarations de cet esclave mis à la question.

(10) Le témoin cité devait donner son témoignage ou affirmer nec serment qu'il ne savait rien, ou qu'il était dans un cas d'excuse légale, ἐξόμνυσθαι. S'il se refusait à faire une de ces deux choses, une interpellation, κλήτευσις, lui était adressée par le héraut, et s'il persistait, il était condamné à une amende de mille drachmes. La partie qui l'avait cité en témoignage avait d'ailleurs contre lui une action en dommages intérêts, δίκη λειπομαρτυρίου. (Voy Meier et Scbœmann, p. 387; Hermann, t. I, § 142, notes 12 et 13.)

(11) Aesios aurait intenté à Démosthène une action en dommages intérêts, δίκη βλάβης, pour l'avoir exposé à une action de faux témoignage, en reproduisant d'une manière inexacte les termes de sa déposition.

(12)  L'action de faux témoignage était une action purement civile, δίκη ψευδομαρτυριῶν. Le faux témoin était condamné à des dommages-intérêts évalués par les juges, qui pouvaient en outre prononcer l'atimie. Après trois condamnations, l'atimie était de droit. (Voy. Meier et Schoemann, p. 383.)

(13)  Je suis ici la correction de Voemel, qui place la virgule après οὗτος.

(14) Démon était l'oncle paternel de Démosthène, et un des témoins du testament. Il avait deux fils, Démophon, l'un des tuteurs, et Démomélès, banquier, chez lequel Démosthène le père avait déposé en compte courant une partie de sa fortune (vol. le premier plaidoyer contre Aphobos). Il résulte du texte que Démasthène intenta une action contre Démon, sans doute comme ayant aidé Aphobos à dissimuler son avoir.

(15) Il n'est pas question ailleurs de ce Philippe. On voit par là que l'aveu d'Aphobos avait été attesté par trois personnes, Aesios, Phanos et Philippe, et que de ces trois témoins un seul a été poursuivi par Aphobos.

(16)  Le serment solennel avec imprécations était considéré comme une preuve décisive, mais il fallait que l'adversaire o* sentit à le recevoir. Aussi était-il fréquemment l'objet d'une sommation, πρόκλησις. (Voy. Meier et Schœmann, p. 687.)

(17) Ces témoins-ci, c'est-à-dire ceux qui ont attesté ravi d'Aphobos au sujet de Milyas, par opposition à ceux qui ont déposé sur le fond de l'affaire.

(18) C'est le principe du droit romain, « Qui dolo desierit possidere pro possidente damnatur quia pro possessione dolus est. » (Paul, 1. 131, D. De regulis juris L, 17.) - « Semper qui dolo fecit quo minus haberet pro eo habendus est ac si haberet. » (Ulpien,1. 157, § 1, D. De regulis juris L, 17. Cf. 1. 27, § 3, D. De rei vindicatione, VI, 1.) Mais le droit romain n'était pas arrivé là du premier coup. (Voy. Bethmann Hollweg, Civil process, t. Il. p. 245, et Labbé, Revue de législation 1872, p. 463.)

(19) Démosthène le père avait placé soixante-dix mines capte à la grosse, par l'intermédiaire du banquier Xonthos. (Voy. le premier plaidoyer contre Aphobos.).

(20) Ὁ τρόχος, roue ou cerceau qui servait d'instrument de torture par la distension des membres. (Lex. Seg., Bekker t. 1, p. 306.)

(21) Tout ce passage est emprunté presque textuellement au premier plaidoyer contre Aphobos. Remarquons en passant que le texte porte très clairement : « Aphobos ne m'a pas remis sommes, à moi Démosthène », et non pas : « Aphobos n'a pas remis à Démophon et à Thérippide les sommes qui leur revenaient », ce qui serait en contradiction avec les énonciations premier plaidoyer. A. Schaefer est ici dans l'erreur lorsqu'il signale cette prétendue contradiction, et en fait un de ses plus forts arguments contre l'authenticité du discours.

(22) Mélité, dème de la tribu Cécropide. Cette femme fut donnée à Aphobos non par son père Philonide qui était mort, mais par son frère Onétor, et ce fut Onétor qui paya la dot (voy. le plaidoyer suivant). Il n'en est pas moins vrai que la fortune de cette femme lui venait de son père. Cela suffit pour écarter encore une des objections d'A. Schaefer.

(23) Lorsqu'une sommation était faite, le requérant lisait un acte écrit, qu'il gardait par-devers lui. Le requis en faisait prendre copie par un esclave, et tous deux apposaient leurs sceaux sur ces écrits, ne varietur. Mais malgré toutes ces précautions, l'écrit ne faisait pas foi en justice. La preuve ne pouvait résulter que de la déclaration d'un témoin, ou de la réponse d'un esclave mis à la question.

(24)  Les premiers discours contre Aphobos ne nomment que trois tuteurs, Aphobos, Démophon et Thérippide. Nous en trouvous ici un quatrième, Démon, père de Démophon. A. Schaefer trouve là une contradiction. Mais si on lit avec attention le deuxième plaidoyer contre Aphobos, on voit que Démon, lors de la confection du testament, a été appelé par son frère qui l'a fait asseoir à côté de lui. Ce n'est pas un simple témoin. Il est un de ceux auxquels le testateur confie sa veuve et ses enfants et l'exécution de ses dernières volontés, on peut donc admettre qu'il a été tuteur honoraire, sans avoir aucune part à la gestion des biens.

(25) On voit bien ici la différence qui existait entre les arbitres privés ou amiables compositeurs siégeant en vertu d'un compromis; et l'arbitre public ou juge-commissaire chargé de l'instruction du procès.

(26) Il ne fallait pas dire cinq mines, objecte A. Schaefer, mais cinq mines pour vingt-cinq (voy. le premier plaidoyer). Il est vrai que l'expression aurait pu être plus précise, mais Démosthène ne fait que rappeler sommairement ce qu'il a dit dans l'instance antérieure.