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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

IV

 

DÉMOSTHÈNE CONTRE ONÉTOR

 

PREMIER PLAIDOYER

 

 III.  Démosthène contre Aphobos : défense du témoin Phanos TOME I V.  Démosthène contre Onétor (II)

 

 

 

texte grec

 

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IV

DÉMOSTHÈNE CONTRE ONÉTOR

PREMIER PLAIDOYER

 

ARGUMENT

Démosthène a gagné son procès contre Aphobos. La condamnation qu'il a obtenue contre lui s'élève à dix talents, mais il reste à l'exécuter, et ce n'est pas chose facile. Aphobos a pris ses précautions et dissimulé une grande partie de ses biens. C'est ainsi qu'au moment où Démosthène vient prendre possession d'une terre appartenant à Aphobos, et valant un talent (6,000 fr.), il se voit expulsé par Onétor, beau-frère d'Aphobos, qui se prétend créancier hypothécaire inscrit su l'immeuble, du chef de sa soeur. L'hypothèque, telle que le concevaient les Athéniens, était en réalité une antichrèse. Le créancier hypothécaire se mettait en possession réelle et effective de l'immeuble hypothéqué et en percevait les fruits en compensation des intérêts de sa créance.
L'origine de la prétendue créance est celle-ci : La soeur d'Onétor, mariée d'abord à Timocrate, a divorcé pour permettre à ce dernier d'épouser une épicière. Immédiatement elle a épousé Aphobos. Ce mariage a eu lieu pendant la minorité de Démosthène. Après la condamnation d'Aphobos, en 361 elle a divorcé d'avec lui pour se retirer chez son frère. Aphobos doit donc rendre la dot qui s'élève à un talent, et cette restitution est garantie par l'hypothèque, ἀποτίμημα, qui a dû être donnée à la femme le jour où la dot a été remise au mari, mais dont l'effet ne se produit qu'au jour de la dissolution du mariage.
Dans ces circonstances, Démosthène intente contre Onétor l'action de trouble ou de dessaisine, δίκη ἐξούλης. Il soutient qu'il y a concert frauduleux entre Aphobos et Onétor, que la soeur d'Onétor n'a divorcé d'avec Aphobos que pour la forme, que d'ailleurs la dot de cette femme n'a jamais été payée à Aphobos, que par conséquent Aphobos n'en est pas débiteur. Or, s'il n'y a pas de créance dotale, il ne peut pas y avoir d'hypothèque.

L'hypothèque dont se prévaut Onétor n'est pas une hypothèque légale. Les Athéniens ne connaissaient que l'hypothèque conventionnelle, mais c'était un usage constant d'en stipuler une dans tous les mariages, et comme conséquence de la constitution de dot. L'hypothèque dotale n'était pas non plus dispensée d'inscription. Celle-ci avait lieu au moyen de stèles ou bornes placées sur l'immeuble hypothéqué et portant indi¬cation du nom des parties et du montant de la créance, ὄροι.

Les mineurs n'avaient pas non plus d'hypothèque légale. Quand le patrimoine n'avait pas été affermé et que l'archonte ou les parents du mineur n'avaient pas exigé que le tuteur donnât des garanties, le mineur était absolument à la merci de son tuteur. Aussi dans l'espèce, si l'hypothèque dotale était valable, elle était opposable à Démosthène, et c'est pourquoi Démosthène en attaque la validité.

Il va plus loin et soutient qu'elle est frauduleuse. En supposant même que la dot ait été payée à Aphobos et l'hypothèque conférée, il y a eu fraude concertée pour dépouiller un mineur, et pour faire disparaître les biens du tuteur, biens qui doivent naturellement servir de gage aux restitutions ordonnées. On voit poindre ici l'idée qui plus tard a donné naissance à l'hypothèque légale du mineur, et on comprend en même temps comment les Athéniens savaient s'y prendre pour suppléer aux lacunes de leurs lois.

Un mot encore sur la δίκη ἐξούλης. Elle était donnée à celui qui avait obtenu un jugement de condamnation. Il pouvait l'intenter soit contre la partie condamnée, soit contre lé tiers détenteurs des biens de la partie condamnée, afin de se faire mettre en possession de ces biens. Le défendeur qui succombait dans la δίκη ἐξούλης était tenu de restituer le fonds au demandeur, et en outre il devait payer à l'État une amende égale à la valeur du fonds. S'il ne payait pas cette amende, il pouvait y être contraint par corps, comme tous les débiteurs de l'État. La δίκη ἐξούλης est donc une procédure analogue, à la fois, à l'interdictum unde vi et à l'actio judicati du droit romain.

La date du procès contre Onétor doit être placée en 362. Il n'y a aucune raison pour en contester l'authenticité. Quant au résultat, il nous est inconnu.

PLAIDOYER

[1] J'aurais donné beaucoup, juges, pour éviter le procès que j'ai eu contre Aphobos, et celui que j'ai aujourd'hui contre son beau-frère Onétor. Je leur ai fait, à l'un et à l'autre, de fréquentes sommations; je ne proposais rien que de juste, et pourtant je n'ai pu obtenir aucune satisfaction raisonnable. J'ai même trouvé Onétor bien plus intraitable qu'Aphobos, et méritant davantage une condamnation. [2] En effet, quand je proposai à Aphobos de faire statuer par des amis communs sur ma réclamation, et de ne pas laisser arriver l'affaire jusqu'à vous, je ne pus réussir à le persuader. Mais quand je requis Onétor d'être à lui-même son propre juge, et de ne pas s'exposer à plaider devant vous, savez-vous avec quel mépris il a rejeté ma proposition? Non seulement il n'a pas daigné me répondre, mais encore il m'a outrageusement expulsé de la terre que possédait Aphobos au moment de sa condamnation. [3] Puisqu'il s'unit à son beau-frère pour me dépouiller de mes biens, et qu'il se présente devant vous, confiant dans ses brigues, il ne nous reste plus qu'à lutter devant vous pour obtenir qu'il nous soit fait droit. Je n'ignore pas, juges, que j'ai à combattre des discours pleins d'artifice et des témoins qui ne diront pas la vérité, et pourtant je compte l'emporter sur lui par la justice de ma cause. [4] S'il en est parmi vous qui jusqu'ici aient cru à l'honnêteté de cet homme, sa conduite envers moi leur fera voir combien ils se sont trompés sur son compte, car il agit, et depuis longtemps, comme le plus malhonnête et le plus méchant des hommes. Je vous montrerai, non seulement qu'il n'a pas fourni la dot pour laquelle il prétend avoir une hypothèque sur le fonds, mais que de tout temps il en a voulu à ma fortune. Je vous montrerai en outre que cette femme au nom de laquelle il m'a expulsé de la terre dont il s'agit, n'a pas divorcé, [5] et qu'Onétor, prêtant son nom à Aphobos, soutient ces procès d'accord avec lui, pour accomplir l'oeuvre de ma spoliation. Mes raisons seront si fortes, mes preuves si évidentes que vous reconnaîtrez tous combien est juste et fondée l'action que j'ai introduite contre lui. Je remonte au point où il faut vous placer pour bien saisir les faits, et c'est par là que je commence le récit qui doit vous en instruire.

[6] Bien des gens à Athènes, juges, et lui tout le premier, n'ignoraient pas la mauvaise administration de mes tuteurs. Leurs torts envers moi étaient de notoriété publique, tant il y avait eu de discussions et de paroles échangées au sujet de mes affaires, soit devant l'archonte, soit devant les autres autorités (01). En effet, la somme à laquelle s'élevait la succession était chose apparente, et quant à ce fait que les détenteurs de mon patrimoine n'avaient pas voulu l'affermer, préférant en percevoir eux-mêmes les fruits, ce n'était pas un mystère. Aussi, en voyant ce qui se passait, il n'était douteux pour personne que j'obtiendrais justice contre eux aussitôt que je serais parvenu à l'âge d'homme. [7] Timocrate et Onétor, entre autres, ont toujours eu ce sentiment. Il y a sur ce point un fait très significatif. Onétor avait consenti à donner sa soeur à Aphobos, le voyant en possession de son propre patrimoine et du mien, qui n'était pas peu de chose; mais il n'eut pas assez de confiance en lui pour lui remettre la dot, comme s'il eût pensé que les biens des tuteurs sont affectés avant tout à la garantie de leurs pupilles (02). Il donna donc sa soeur; mais Timocrate, qui avait été le premier mari de cette femme, reconnut devoir la dot à Aphobos avec intérêt au taux de cinq oboles (03). [8] Alors qu'Aphobos, condamné envers moi sur mon action de tutelle, ne voulait pas s'exécuter, Onétor n'essaya même pas de régler sa situation avec moi (04) ; et, quoiqu'il n'eût pas livré la dot, qu'au contraire il eût encore cette dot entre les mains, il prétendit que sa soeur était divorcée, qu'il avait payé la dot, et qu'à défaut de remboursement il avait une hypothèque sur la terre. En conséquence, il a eu l'audace de m'en expulser, au mépris de moi, et de vous et des lois qui nous gouvernent. [9] Voilà, juges, les faits tels qu'ils se sont passés, à raison desquels Onétor comparaît ici, et sur lesquels vous allez voter. Je vais vous produire des témoins, d'abord ce même Timocrate qui s'est reconnu débiteur de la dot, et qui a payé l'intérêt de cette dot à Aphobos, selon la convention ; j'en produirai ensuite qui déclarent qu'Aphobos lui-même a reconnu avoir reçu de Timocrate ces intérêts. Prends-moi les témoignages.

TÉMOIGNAGES.

[10] Il est donc constant que jamais la dot n'a été payée, et qu'Aphobos n'en a jamais été mis en possession. D'autre part, selon toutes les présomptions, les motifs que je viens de rappeler sont bien ceux pour lesquels Timocrate et Onétor ont mieux aimé rester débiteurs de la dot que de la confondre dans le patrimoine d'Aphobos, qui allait se trouver si gravement compromis. On ne peut pas dire, d'ailleurs, que s'ils n'ont pas payé sur-le-champ c'est faute de ressources. La fortune de Timocrate est de plus de dix talents, celle d'Onétor en dépasse trente. Ce n'est donc pas là ce qui les a empêchés de payer sur-le-champ. On ne peut pas dire non plus que, s'ils ne manquaient pas de biens, [11] ils n'avaient pas d'argent disponible, qu'en attendant, la femme restait sans époux, que dans ces circonstances ils se sont hâtés de conclure le mariage, tout en différant le payement de la dot. Non, ils prêtent aux autres de l'argent en quantité, et lorsqu'ils ont donné en mariage cette femme sortant de chez Timocrate, et vivait avec son mari et n'était nullement veuve. C'est donc encore en vain que l'un d'eux voudrait alléguer ce prétexte. [12] Et en vérité, juges, nul de vous ne contestera ceci : quand on conclut une affaire de ce genre, on aime encore mieux s'endetter envers des tiers que de ne pas payer la dot à son beau-frère. En effet, si l'on ne livre pas la dot, on devient un simple débiteur, qui payera peut-être, mais qui peut-être aussi ne payera pas; tandis qu'en donnant à la fois la femme et les biens qui lui appartiennent, on est tout de suite un parent et un beau-frère. [13] On n'inspire plus aucune inquiétude puisqu'on s'est pleinement acquitté. Dans ces circonstances, quand aucune des raisons que je viens d'indiquer ne forçait ces hommes à rester débiteurs, quand eux-mêmes auraient préféré ne pas l'être, on ne saurait chercher ailleurs le motif qui les a déterminés à ne pas payer. S'ils n'ont pas voulu confier la dot, c'est nécessairement par la raison que j'ai signalée.

[14] Après avoir démontré ce premier point sans répliques je crois qu'il me sera facile de vous prouver, par leurs propres faits, qu'ils n'ont pas davantage payé depuis. Vous verrez clairement, par là, que, n'eussent-ils fait aucune réserve, eussent-ils été tenus de payer l'argent en bref délai, en ce cas même ils n'auraient jamais consenti à payer ni à se dessaisir, tant étaient pressantes les nécessités que leur imposaient les circonstances. [15] Il y a en effet un espace de deux ans entre le mariage de cette femme et son prétendu divorce. Elle s'est mariée sous l'archontat de Polyzélos, au mois de Scirophorion (05), et la déclaration de divorce a été écrite au mois de Poseidéon, sous l'archontat de Timocrate (06). A peine ce mariage avait-il eu lieu, que je fus déclaré majeur (07). Aussitôt je fis valoir mes griefs, j'exigeai des comptes, et, me voyant dépouillé de toute ma fortune, j'intentai l'action sous le même archonte. [16] Dans un si court espace de temps on peut supposer que la dot est restée due, suivant les conventions primitives; on ne peut croire qu'elle ait été payée. Comment? Timocrate avait tout d'abord préféré rester débiteur de la dot et en payer l'intérêt, pour que cette dot ne se trouvât pas compromise avec la fortune d'Aphobos, et il l'aurait payée alors que ce dernier était déjà réduit à se défendre en justice! Mais, à ce moment, il eût bien plutôt cherché à se la faire rendre s'il l'eût déjà payée. Cela n'est pas possible, juges. [17] Maintenant, pour prouver que cette femme s'est mariée à la date dont je parle, que dans l'intervalle nous nous trouvions déjà, Aphobos et moi, en instance l'un contre l'autre, et que, depuis l'action par moi intentée, ces hommes ont fait inscrire le divorce par-devant l'archonte, Prends-moi ces témoignages l'un après l'autre.

TÉMOIGNAGES.

Après cet archonte viennent Képhisodore et Chion (08). C'est sous eux que je fus déclaré majeur et que je fis valoir mes griefs. Ce fut sous Timocrate que j'intentai l'action.

TÉMOIGNAGE.

[18] Lis encore ce témoignage.

TÉMOIGNAGE.

II résulte donc aussi des témoignages que ces hommes n'ont pas payé la dot, et que, s'ils osent agir comme ils le font, c'est afin de sauver la fortune d'Aphobos. Quand ils disent que dans un si court espace de temps ils ont été débiteurs, qu'ils ont payé, qu'ils n'ont pu se faire restituer, que la femme a divorcé et qu'à raison de la créance dotale ils ont fait valoir leur hypothèque sur les fonds, n'est-il pas évident qu'il y a là une intrigue menée par eux, afin de m'enlever le bénéfice de votre jugement? [19] Mais ce n'est pas tout, et les réponses faites par Onétor lui-même, par Timocrate et par Aphobos prouvent que la dot n'a pas pu être payée. C'est ce que je vais essayer de vous montrer. En effet, juges, j'ai interrogé chacun d'eux en présence de nombreux témoins. J'ai demandé à Onétor et à Timocrate s'il y avait des témoins en présence desquels ils eussent payé la dot à Aphobos lui-même, s'il y en avait lorsqu'il l'a reçue. [20] Tous m'ont répondu, l'un après l'autre, qu'il ne se trouvait là aucun témoin, et qu'Aphobos prenait de l'argent chez eux au fur et à mesure de ses besoins. Eh bien, cela est-il croyable pour personne? Quand la dot s'élevait à un talent, Onétor et Timocrate auraient remis sans témoins une si forte somme d'argent entre les mains d'Aphobos, d'un homme à qui personne n'aurait rien voulu payer, je ne dis pas seulement de cette façon, mais même en présence de nombreux témoins, sans prendre des garanties suffisantes pour pouvoir, en cas de contestation, se présenter devant vous et obtenir restitution ! [21] Cela est vrai non pas seulement d'Aphobos dans sa position, mais de tout autre. Jamais dans une affaire de ce genre on n'agit sans témoins. C'est pour cela que nous célébrons des noces et que nous invitons nos plus proches parents. Ce n'est pas peu de chose; il s'agit de confier à d'autres l'existence de nos soeurs et de nos filles, et c'est bien le cas ou jamais de prendre nos sûretés. [22] Onétor aurait dû se conformer à cette règle. Les mêmes témoins en présence desquels il a reconnu devoir la dot et promis de payer les intérêts, il aurait dû les appeler pour s'acquitter envers Aphobos en leur présence, s'il est vrai qu'il lui ait payé la dot. En agissant de cette façon, il se dégageait absolument de toute cette affaire, tandis qu'en payant Aphobos de la main à la main, il restait exposé au témoignage de ceux qui l'avaient vu s'obliger, et qui pouvaient toujours le croire débiteur. [23] Or, leurs parents, plus honnêtes qu'eux, ne se sont pas laissé amener par eux à déclarer que la dot a été payée, et, s'ils voulaient produire d'autres témoins qui ne fussent pas leurs parents, ils savent bien que ces témoignages ne vous inspireraient aucune confiance. Ce n'est pas tout : s'ils eussent prétendu avoir payé intégralement la dot, ils savaient que nous demanderions la remise des esclaves qui ont porté les espèces, et s'ils eussent refusé de les livrer, ils se seraient trouvés pris. En disant qu'ils avaient ainsi payé, sans témoins, de la main à la main, ils croyaient échapper. [24] C'est ainsi qu'ils ont été nécessairement conduits à employer ce mensonge, de préférence à tout autre. Avec ces artifices et ces ruses ils font les simples, et croient pouvoir vous tromper facilement. A vrai dire, il n'y pas eu la moindre simplicité de leur part dans toute cette affaire, au contraire, ils n'ont négligé aucune formalité. Prends les témoignages de ceux qui ont assisté à leurs réponses et donnes-en lecture aux juges.

TÉMOIGNAGES.

[25] Maintenant, juges, je vais vous montrer que cette femme n'a fait qu'un divorce nominal, et qu'en réalité elle continue de vivre avec Aphobos. Quand vous serez bien édifiés sur ce point vous serez, je pense, plus disposés encore à vous défier de ces hommes et à me venir en aide pour me faire rendre justice. Je vous produirai des témoins, et sur le reste je vous fournirai de fortes présomptions et des preuves suffisantes. [26] Donc, juges, le divorce de cette femme venait d'être inscrit par-devant l'archonte (09), et Onétor déclarait que le fonds était hypothéqué pour la restitution de la dot; mais en voyant qu'Aphobos continuait de posséder et de cultiver la terre, et de vivre avec sa femme, je compris très bien que c'était là un leurre et un détour imaginé pour se tirer d'embarras. [27] Il fallait seulement que cela devint évident pour vous tous; aussi, pour convaincre Onétor, je le sommai, devant témoins, d'affirmer qu'il n'en était pas ainsi ; j'offrais de livrer pour la question un esclave qui en savait là-dessus autant qu'eux-mêmes. C'était un esclave d'Aphobos dont je m'étais mis en possession, à l'expiration du terme légal. Ainsi mis en demeure de s'expliquer, Onétor ne voulut pas accepter l'épreuve de la question sur le point de savoir si sa soeur continuait de vivre avec Aphobos. Mais que ce dernier cultivât la terre, il ne put le nier et fut obligé de le reconnaître, tant le fait était notoire. [28] Il est donc prouvé qu'avant le jugement prononcé Aphobos continuait de vivre avec sa femme et de posséder le fonds; cela ne résulte pas moins des dégradations commises par Aphobos depuis le jugement.

Il a traité le fonds non comme un bien donné en hypothèque, mais comme un bien qui devait m'appartenir en vertu du jugement. Tout ce qui pouvait s'enlever il l'a emporté, les fruits, les outils servant à la culture, tout, à l'exception des tonneaux placés en terre (10). Il n'a laissé que ce qu'il n'a pu emporter, en sorte qu'aujourd'hui Onétor se trouve plaider contre moi pour la terre nue et désemparée. [29] C'est pourtant une chose étrange! L'un dit qu'il a pris hypothèque sur le fonds, et celui qui a conféré l'hypothèque se livre ouvertement à la culture du fonds. Onétor dit que sa soeur est divorcée, et sur ce même fait il refuse nettement d'accepter mon offre de preuve. Enfin cet homme qui, au dire d'Onétor, ne vit  plus avec sa femme, emporte tous les fruits et tous les outils servant à l'exploitation, et celui qui agit au nom de la femme divorcée, qui soutient avoir pris hypothèque sur le fonds au nom de celle-ci, bien loin de protester contre un seul de ces actes, se trouve avoir gardé le silence. [30] L'évidence n'est-elle pas complète, et peut-on moins dissimuler un concert frauduleux? Non, assurément. On n'a qu'à prendre tous ces faits un à un. Ainsi donc, Onétor a reconnu qu'Aphobos cultivait le fonds avant que j'eusse obtenu jugement contre ce dernier; d'autre part, il a refusé l'épreuve de la question sur le point de savoir si sa soeur vivait encore avec Aphobos; enfin, depuis le jugement, tout ce qui sert à l'exploitation du fonds a été enlevé, à l'exception des objets attachés au sol. Pour preuve, prends ces témoignages et donnes-en lecture.

TÉMOIGNAGES.

[31] Voilà sans doute bien des présomptions accumulées; mais Onétor lui-même s'est chargé de prouver non moins fortement que le divorce allégué par lui n'est pas sincère. Son devoir était de protester, si réellement ayant payé la dot, comme il le soutient, il a reçu, au lieu d'argent, un fonds dont la propriété est contestée, mais il n'en a rien fait. Au lieu d'agir en homme blessé et ayant sujet de se plaindre, il a soutenu Aphobos comme le meilleur de tous les parents, dans son procès contre moi. Il faisait ainsi, de concert avec Aphobos, tout ce qui dépendait de lui pour me dépouiller de mon patrimoine, moi qui ne lui avais jamais fait de mal; et Aphobos qu'il aurait dû regarder comme un étranger s'il y a rien de vrai dans ce qu'ils disent, il a travaillé à l'enrichir à mes dépens ! [32] Et ce n'est pas seulement dans le cours du procès qu'il a fait cela. Au moment où la condamnation venait d'être prononcée, il monta au tribunal et intercéda avec instance en faveur d'Aphobos, pleurant, suppliant, pour que la l'estimation du litige ne dépassât pas un talent, et lui-même se porta caution pour cette somme. Ce sont là des faits non contestés. En effet, ils sont connus de ceux qui siégeaient alors au tribunal, et de presque tous ceux qui assistaient en dehors. Cependant, je vous produirai des témoins. Prends-moi ce témoignage.

TÉMOIGNAGE

[33] Il y a encore, juges, une forte présomption pour affirmer sans crainte qu'en réalité cette femme vivait avec Aphobos, et qu'encore aujourd'hui elle n'a pas divorcé. En effet, cette femme avant d'entrer dans la maison d'Aphobos, n'est pas restée un seul jour sans époux. Aujourd'hui, au contraire, trois ans se sont écoulées et il ne paraît pas qu'elle vive avec un autre. Eh bien, est-ce croyable? Quoi? autrefois, pour ne pas rester sans époux, elle allait tout droit de l'un chez l'autre; aujourd'hui s'il est vrai qu'elle ait sérieusement divorcé, elle aura supporté si longtemps la solitude, quand elle pouvait vivre avec un autre, alors que son frère possédait une si grande fortune, qu'elle-même était à l'âge où vous la voyez! [34] Non, juges, cela n'est pas vraisemblable. C'est un langage convenu. Cette femme vit ouvertement avec son mari et cela n'est caché pour personne. Je vais vous produire le témoignage de Pasiphon qui l'a soignée dans une maladie et a vu Aphobos assis auprès d'elle, et cela sous l'archonte actuel, depuis que j'ai intenté cette action contre Onétor. Prends-moi le témoignage de Pasiphon (11).

TÉMOIGNAGE.

[35] Je savais, juges, qu'après le jugement Onétor avait Immédiatement recueilli tous les objets enlevés de la maison d'Aphobos, et qu'il s'était mis en possession des biens de ce dernier et de tous les miens, je savais aussi à n'en pas douter que cette femme vivait avec Aphobos; j'ai donc sommé Onétor de me livrer trois servantes qui savaient que cette femme vivait avec Aphobos et que les biens étaient recélés chez Timocrate et Onétor. [36] Je ne me contentais plus de vaines paroles, je voulais que la question fût donnée pour établir ces faits. Je fis donc cette sommation, et tous les assistants déclarèrent que j'étais dans mon droit; mais Onétor ne jugea pas à propos de recourir à ce moyen infaillible. On dirait qu'il y a, en pareille matière, des preuves plus sûres que la question et les témoignages! En conséquence, il n'a pas produit de témoins pour prouver qu'il a payé la dot, il n'a pas livré les servantes à la question pour établir que sa soeur ne vit pas avec Aphobos, et comme j'insistais sur l'objet de tua sommation, il l'a pris de haut avec moi et m'a insolemment défendu de lui parler. Est-il un procédé plus odieux? Peut-on affecter plus grossièrement l'ignorance du droit? Prends la sommation elle-même et donnes-en lecture.

SOMMATION.

[37] Qu'il s'agisse d'une affaire privée ou publique, vous considérez tous la question comme la plus sûre de toutes les preuves. Lorsqu'un fait s'est passé en présence d'esclaves et d'hommes libres, et qu'il s'agit de savoir à quoi s'en tenir, vous ne vous servez pas du témoignage des hommes libres, vous appliquez les esclaves,à la question; c'est par là que vous cherchez à découvrir la vérité, et vous faites bien, juges. L'expérience, en effet, a prouvé que les témoins font souvent de fausses déclarations; mais, pour les hommes mis à la question, il ne s'est jamais trouvé que leurs déclarations ne fussent pas vraies (12). [38] Onétor repousse l'emploi d'un moyen aussi sûr, il néglige des preuves si fortes et si éclatantes, il produira comme témoins Aphobos et Timocrate, pour attester, celui-ci, qu'il a payé la dot, celui-là, qu'il l'a reçue, et après cela il vous demandera de le croire, prétendant que tout s'est passé sans témoins. Faut-il qu'il vous croie simples! [39] Eh bien, ce langage qu'ils veulent tenir n'est ni vrai ni vraisemblable. Ils ont reconnu que la dot n'avait pas été payée tout d'abord, puis ils ont prétendu l'avoir payée sans témoins; enfin ce payement n'a pu être fait dans le temps dont il s'agit, alors que la fortune d'Aphobos était en péril. Ces raisons et d'autres que je vous ai données suffisent, je le pense, pour condamner leur prétention.
 

 

(01) On ne sait pas quelles étaient ces autres autorités qui se trouvent désignées ici à côté de l'archonte éponyme.

(02) Il ne faut pas conclure de là que les mineurs eussent une hypothèque légale sur les biens de leurs tuteurs. Aphobos avait le droit d'aliéner et d'hypothéquer ses biens, mais c'est ce qui rend plus remarquable la méfiance d'Onétor.

(03) C'est-à-dire que la dot resta entre les mains du premier mari, qui s'engagea à en payer l'intérêt au second. L'intérêt ordinaire de la dot à restituer était de neuf oboles (18 pour 100). Timocrate ne s'engagea à payer que cinq oboles (10 pour 100), sans doute parce que le divorce était imposé par la loi.

(04) Onétor avait intérêt à ce que Démosthène fût payé, afin de ne pas être inquiété par lui dans la possession du fonds donné en antichrèse.

(05) Juin 366.

(06)  Décembre 364.

(07) Le texte porte δοκιμασθείς. Les mineurs devenus majeurs étaient présentés au dème et inscrits sur les registres s'il n'y avait pas de contestation. Cette épreuve s'appelait δοκιμασία εἰς ἄνδρας. Voy. Hermann, t. 1, § 121, note 12.

(08) Képhisodore fut archonte en 366-365, et Chion en 365-364.

(09) La femme qui voulait divorcer (ἀπολείπειν) était tenue de se présenter elle-même devant l'archonte el de lui remettre sa demande par écrit.

(10) Πιθάκναι, tonneaux enterrés pour recevoir les eaux. Cela résulte de ces mots, qu'on lit quelques lignes plus bas : πλὴν τῶν ἐγγειῶν.

(11) Nous signalons ici un exemple d'un médecin appelé en témoignage. Il y en a d'autres exemples dans le second plaidoyer contre Boeotos et dans le plaidoyer contre Conon.

(12)  C'est là un lieu commun dans les plaidoyers athéniens. On trouve chez Isée la même pensée exprimée dans les mêmes termes. (Plaidoyer pour la succession de Ciron, § 12.)