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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

 

DÉMOSTHÈNE

 

PLAIDOYERS CIVILS

 

I

 

DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBOS

PREMIER PLAIDOYER

 

autre traduction

texte grec

 

Introduction TOME I II. Contre Aphobos (Réplique)

 

 

 

 

 

LES PLAIDOYERS CIVILS DE DÉMOSTHÈNE

DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBOS

PREMIER PLAIDOYER (01)

ARGUMENT

Démosthène de Pœania, père de l'orateur, est mort en 376, laissant avec sa veuve Cléoboulé un fils de sept ans et une fille de cinq. Sa fortune, considérable pour le temps, s'élevait à quatorze talents au moins (84,000 fr.), sans autre charge que la dot de Cléoboulé, qui était de cinquante mines (5,000 fr.).  D'après la loi la succession revenait tout entière au fils, la fille ne recevait qu'une dot.

Pour régler ces intérêts, le défunt a fait un testament par lequel il a institué trois tuteurs : Aphobos, Démophon et Thérippide. Sa veuve Cléoboulé deviendra la femme d'Aphobos et lui apportera une dot de quatre-vingts mines (8,000 fr.). La sœur du jeune Démosthène sera destinée à épouser Démophon et recevra une dot de cent vingt mines (12,000 fr.). Le troisième tuteur, Thérippide, reçoit aussi un legs, mais en usufruit seulement, de soixante-dix mines (7,000 fr.), pendant la durée de la tutelle. Enfin, le défunt a enjoint aux tuteurs d'affermer publiquement la succession, selon l'usage.

Depuis cette époque, dix ans se sont écoulés jusqu'à la majorité du jeune Démosthène. Les tuteurs se sont comportés en maîtres absolus de toute cette fortune. Aphobos n'a point épousé Cléoboulé, Démophon n'a point épousé la sœur de Démosthène, et chacun d'eux n'en a pas moins reçu la dot assignée par le testament. Les biens ont été mal administrés et en grande partie détournés. Majeur à dix-huit ans, selon la toi athénienne, Démosthène poursuit ses tuteurs en restitution de son patrimoine et des intérêts. On lui offre soixante-dix mines (7,000 fr.). Démosthène soutient que la fortune paternelle s'élevait à quinze talents (90,000 fr.) et qu'elle doit être doublée par les intérêts et revenus depuis dix ans. Après plus d'un an perdu en pourparlers, il s'est décidé enfin à intenter contre chacun de ses trois tuteurs une action de tutelle, δίκη ἐπιτροπῆς, tendant au payement d'une somme de dix talents. L'instruction devant l'arbitre public a duré deux ans et s'est terminée par une sentence favorable à Démosthène; mais ce n'était là qu'un préliminaire et le dernier mot appartenait au tribunal. Démosthène saisit donc le tribunal de son action contre Aphobos, sous réserve,de suivre ultérieurement les actions intentées contre Démophon et Thérippide. L'affaire vient à l'audience en 363.

L'action de tutelle, bien que purement civile, entraînait les plus graves conséquences en cas d'insuccès du demandeur. En effet, elle tendait au payement d'une somme d'argent, et le chiffre de la condamnation demandée n'étant pas fixé à l'avance par la loi ou la convention, devait être déterminé par le tribunal après débat contradictoire entre les parties. A ce double titre, elle entraînait la peine de l'épobélie, c'est-à-dire de l'obole par drachme, un sixième de la somme demandée, contre le demandeur qui succombait sans avoir obtenu la minorité  du cinquième des voix. La demande s'élevant à dix talents, l'épobélie était de dix mille drachmes, indépendamment des frais proprement dits, πρυτανεῖα.

Le plaidoyer de Démosthène est très simple. Après avoir rappelé les faits qu'on vient de lire, il se réduit à un inventaire de la succession et au compte de ce qui doit être restitué par Aphobos. En ce qui touche l'inventaire il n'y a pas de difficulté. Démosthène énumère très clairement les divers éléments dont se compose l'actif; il arrive sans peine au chiffre total de quinze talents (90,000 fr.).

Le compte des sommes à restituer par Aphobos est un peu plus compliqué. Il comprend d'abord la dot de Cléoboulé, soit quatre-vingts mines, avec l'intérêt calculé seulement à1 p. 100 par mois (l'intérêt légal' aurait été de 1 et demi pour 100, soit neuf oboles par mine et par mois), ce qui donne en tout trois talents (18,000 fr.).

En second lieu, le produit de l'atelier d'armuriers pendant deux ans, avec les intérêts de cette somme à 1 pour 100 par mois, soit en tout un talent (6,000 fr.).

En troisième lieu, la valeur de l'autre atelier qui a complètement disparu, et les produits qu'il aurait donnés pendant dix ans. soit en tout trois talents, dont un tiers à la charge d'Aphobos (6,000 fr.).

En quatrième lieu, la valeur des matières premières qui ont été détournées, soi], un talent et vingt mines, et avec les intérêts trois talents dont un tiers à la charge d'Aphobos (6,000 fr.).

Le surplus, dont Démosthène ne parle pas, comprenait sans doute l'argent comptant et les créances détournées, plus les intérêts à 12 pour 100 à partir du jour de l'encaissement, le tout à la charge d'Aphobos pour un tiers. Peut-être y a-t-il ici dans le texte une lacune de quelques lignes. Il est facile d'y suppléer par les énonciations contenues dans la réplique.

C'est ainsi que le montant de la réclamation contre Aphobos s'élève à plus de dix talents, soit au tiers du montant des trois demandes réunies.

Après avoir justifié ses conclusions, Démosthène discute celles de son adversaire. Aphobos reconnaît avoir reçu cent huit mines, et avec les intérêts cent quatre-vingt-dix mines (19,000 fr.). Il ajoute, il est vrai, qu'il a dépensé cette somme; mais rien ne justifie cette prétendue dépense. Il invente diverses fables, soit pour diminuer l'importance de l'actif qu il a pris en charge, soit pour enfler le passif, soit même pour rejeter sur ses cotuteurs la responsabilité des détournements; mais aucune de ces informations n'est prouvée ni même vraisemblable.

Il y a surtout deux circonstances qui suffiraient à elles seules pour faire condamner Aphobos : c'est d'abord que le défunt avait laissé un testament, et que ce testament, qui contenait l'inventaire de la succession, dont l'existence est attestée par les tuteurs eux-mêmes, a disparu, sans doute supprimée par les tuteurs ; c'est ensuite que, contrairement aux lois et à la volonté du testateur, le bien du pupille n'a pas été affermé et que les capitaux sont ainsi restés improductifs.

Pour ce discours et les quatre suivants, indépendamment des éditions générales, nous avons eu sous les yeux l'édition de Bremi, Zurich, 1831. Le commentaire de Bremi, excellent au point de vue philologique, n'est pas toujours exact au point de vue juridique.

PLAIDOYER.

Si Aphobos avait voulu me faire droit, juges, ou terminer nos différends par un arbitrage de famille, il n'y aurait pas eu besoin d'actions ni de procès. Il suffisait de respecter la décision des arbitres pour éviter tout différend entre lui et nous. Mais il n'a voulu remettre aucun pouvoir de décider à ceux qui connaissaient nos affaires, et il se présente devant vous qui n'en savez rien exactement. C'est donc devant vous que je suis forcé de lutter pour faire valoir mon droit contre lui. Je sais, juges, que j'ai en face de moi des hommes habiles à parler, puissants à former des brigues. A mon âge et sans expérience des affaires, c'est une rude tache que d'engager contre eux une lutte où il y va de toute ma fortune. Toutefois, si je leur suis inférieur en bien des choses, je n'en ai pas moins un ferme espoir d'obtenir justice devant vous. Je saurai bien vous faire de ce qui s'est passé un récit suffisant, et manier, moi aussi, la parole avec assez de facilité pour qu'aucun détail ne vous échappe, pour qu'il ne reste pas un point obscur dans l'affaire sur laquelle vous allez voter tout à l'heure. Je vous prie seulement, juges, de m'écouter avec bienveillance, et, si vous trouvez qu'on m'a fait tort, venez-moi en aide et faites justice. Pour moi, je tâcherai d'être aussi bref que possible. Je prends les faits au point où il faut remonter pour vous les faire facilement comprendre. C'est par cet exposé que je commence.

Mon père Démosthène, juges, laissa en mourant une fortune d'environ quatorze talents, un fils âgé de sept ans, c'était moi, ma sœur qui en avait cinq, et notre mère qui avait apporté cinquante mines dans la maison. Sur le point de mourir, il prit ses dispositions à notre égard et remit le tout entre les mains d'Aphobos, que voici, et de Démophon, fils de Démon , ses deux neveux, issus, l'un de son frère, l'autre de sa sœur. Il leur adjoignit Thérippide de Paeania (02), qui ne lui tenait par aucun lien de famille, mais qui était son ami d'enfance. Il donna à ce dernier l'usufruit de soixante et dix mines, à prendre sur mes biens pendant tout le temps à courir jusqu'au jour, de ma majorité, pour éviter que la convoitise le poussât à mal administrer mes biens. A Démophon il donna ma sœur et deux talents payables sur-le-champ ; à mon adversaire que voici, notre mère avec quatre-vingts mines de dot, et, de plus, l'usage de ma maison et de mes meubles. En resserrant ainsi entre eux et moi les liens de famille, il pensait que ma tutelle n'en irait pas plus mal, grâce à ces nouvelles relations. Pour eux, ils commencèrent par prélever sur les biens ce qui leur revenait, puis ils firent passer par leurs mains tout le reste de la fortune, et après être restés mes tuteurs pendant dix ans, ils m'ont dépouillé de ma fortune tout entière, à l'exception de ma maison, de quatorze esclaves et de trente mines d'argent; c'est là tout ce qu'ils m'ont remis, et cela peut valoir en tout soixante et dix mines. Voilà, juges, le compte des pertes qu'ils m'ont fait subir, réduit à sa plus simple expression. Maintenant, que telle ait été réellement l'importance de la succession, c'est un point sur lequel je n'ai pas de meilleur témoin qu'eux-mêmes. En effet, ils ont souscrit en mon nom, dans la symmorie (03), l'engagement de fournir cinq cents drachmes par vingt-cinq mines, souscription égale à celle de Timothée, fils de Conon (04), et des plus forts contribuables (5). Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que vous sachiez en détail quels étaient les capitaux productifs, quels les capitaux improductifs, et la valeur de chacun d'eux. Quand vous en serez exactement instruits, vous verrez que si jamais tuteurs ont malversé impudemment et en plein jour, ce sont eux, dans l'administration de nos biens. Je dis d'abord que ces hommes se sont, en effet, réunis pour verser en mon nom, à la symmorie, la contribution dont je viens de parler, et je vais vous produire les témoins. Je vous prouverai ensuite que mon père ne m'a pas laissé pauvre, ni possesseur de soixante et dix mines seulement. La fortune dont j'héritais était assez considérable pour que ces hommes eux-mêmes n'aient pu la dissimuler à l'État. Prends et lis ce témoignage.

TÉMOIGNAGE.

Cette preuve suffirait au besoin pour vous faire voir l'importance de cette fortune. Une valeur imposable de trois talents suppose en effet un capital de quinze talents, et c'est sur ce taux qu'ils m'ont fait contribuer. Cela vous paraîtra plus clair encore quand vous saurez de quoi se composait mon patrimoine. Mon père, juges, a laissé deux ateliers, fort importants l'un et l'autre, l'un d'armuriers (06), au nombre de trente-deux ou trente-trois, valant jusqu'à cinq et six mines par tête, mais jamais moins de trois mines, et rapportant trente mines par an de revenu net; l'autre d'ouvriers en meubles (07), au nombre de vingt, qui lui étaient engagés pour une créance de quarante mines (08), et rapportaient douze mines de revenu net. Il y avait encore environ un talent d'argent prêté à la drachme (09), dont les intérêts s'élevaient chaque année à plus de sept mines. Tels sont les capitaux productifs qu'il a laissés, mes adversaires en conviendront eux-mêmes. La somme s'élève en capital à quatre talents cinq mille drachmes, produisant un revenu de cinquante mines par an. De plus, des quantités d'ivoire et de fer, servant de matière première, et des bois propres à faire des lits, le tout d'une valeur de quatre-vingts mines, de la noix de galle (10) et du cuivre, achetés soixante et dix mines, plus une maison valant trois mille drachmes, des meubles, des coupes, des joyaux d'or, des étoffes et les parures de ma mère, le tout ensemble s'élevant à dix mille drachmes, enfin de l'argent en caisse pour une somme de quatre-vingt mines. A ces valeurs, trouvées chez lui, il faut ajouter les prêts maritimes, s'élevant à la somme de soixante et dix mines placées chez Xouthos, deux mille quatre cents drachmes à la banque de Pasion, six cents à celle de Pylade, mille six cents chez Démomélès, fils de Démon, enfin environ un talent prêté à divers par sommes de deux cents ou de trois cents drachmes. Ces valeurs réunies s'élèvent à plus de huit talents et cinquante mines; si vous voulez faire la somme totale, vous verrez qu'elle se monte à quatorze talents (11).

Voilà, juges, quelle était l'importance de la succession. De toutes ces valeurs, combien ont été dissipées, combien chacun en particulier a-t-il pris, de combien enfui nous ont-ils dépouillés à eux tous? C'est ce qu'il n'est pas possible de dire dans le temps marqué pour une seule plaidoirie. Il faut mettre à part ce qui concerne chacun. Je laisse la portion de biens détenue par Démophon ou Thérippide. Il suffira que je vous en parle quand je vous aurai saisi des demandes que j'ai formées contre eux. Mais les biens dont Aphobos est détenteur, au témoignage de Démophon et de Thérippide, ceux qu'il a pris sous mes yeux, c'est de ceux-là que je vais vous entretenir. Et d'abord, je vous prouverai qu'il a entre les mains la dot, s'élevant à quatre-vingts mines. Après cela, je vous parlerai des autres valeurs, et je serai aussi bref que possible.

Aussitôt après la mort de mon père, et en exécution de son testament, Aphobos vint habiter la maison et prit possession des joyaux d'or de ma mère, ainsi que des coupes trouvées dans la succession. Il y avait là une valeur de cinquante mines. Il y joignit le prix de la vente des esclaves, qui lui fut remis par Thérippide et Démophon, jusqu'à concurrence du chiffre de la dot, soit quatre-vingts mines. Une fois nanti, sur le point de partir pour Corcyre comme triérarque (12), il souscrivit à Thérippide un inventaire de ces biens, comme les ayant en sa garde, et reconnut avoir reçu la doi. Cela est attesté d'abord par Démophon et Thérippide, ses cotuteurs: et quant au fait de la reconnaissance, Démocharès de Leuconoé (13), le mari de la sœur de ma mère, et beaucoup d'autres, en sont témoins. En effet, comme Aphobos, tout en ayant la dot, ne fournissait pas d'aliments à ma mère, et comme, au lieu d'affermer mon patrimoine, il jugeait à propos d'en rester maître avec les autres tuteurs (14), Uémocharès eut avec lui une explication sur ce sujet. Aphubos écouta Démocharès, il ne contesta pas qu'il fût en possession , et ne se fâcha pas comme un homme qui n'aurait rien reçu; au contraire, il reconnut le fait, et dit seulement qu'il avait une petite discussion avec ma mère, pour je ne sais quels joyaux, qu'une fois cette affaire arrangée, il pourvoirait aux aliments et à tout le reste, et ferait en sorte que je n'eusse pas à me plaindre. Mais s'il a, en effet, reconnu cela devant Démocharès et devant les autres personnes présentes, s'il a reçu de Démophon et Thérippide le prix de la vente des esclaves, jusqu'à concurrence du montant de la dot, si dans l'inventaire remis par lui à ses cotuteurs il s'est porté lui-même comme étant en possession de la dot, si enfin il est venu habiter la maison aussitôt après la mort de mon père, comment toutes ces circonstances, où les faits sont avoués par lui, ne conduiraient-elles pas à dire avec certitude qu'il a touché la dot, soit quatre-vingts mines, et qu'il y a vraiment trop d'impudence de sa part à nier le fait? Pour prouver que je dis vrai, prends les témoignages et lis.

TÉMOIGNAGES.

Aphobos s'est donc mis, de cette manière, en possession de la dot. Comme il n'a pas épousé ma mère, la loi veut qu'il soit débiteur de la dot avec intérêts au taux de neuf oboles (15). Je ne compte l'intérêt qu'au taux d'une drachme. Si l'on met ensemble le capital et le revenu des dix ans, cela fait bien trois talents. Pour ceux-là, je. vous prouve, comme vous le voyez, qu'il les a pris, et vous savez combien de témoins l'ont entendu s'en reconnaître détenteur. Maintenant il a encore entre les mains trente autres mines. C'est le revenu de l'atelier, qu'il a touché et qu'il a entrepris de s'approprier à mes dépens le plus effrontément du monde. Mon père m'avait laissé un revenu de trente mines, provenant de cet atelier, et quand mes tuteurs eurent vendu la moitié des esclaves, l'autre moitié devait forcément me rapporter quinze mines. Cependant Thérippide, qui a eu pendant sept ans la garde de ces esclaves, n'a porté sur l'inventaire que onze mines par an, comptant ainsi par an quatre mines de moins qu'il ne faut. Mais Aphobos, qui a eu cette garde pendant les deux premières années, ne porte rien du tout. Il dit tantôt que l'atelier n'a pas travaillé, tantôt que lui, Aphobos, n'en a pas eu la garde. C'est le surveillant (16) Mil vas, notre affranchi, qui aurait eu cette administration, et qui devrait m'en rendre compte. S'il persiste encore aujourd'hui à tenir ce langage, il sera facile de prouver qu'il ment. Dira-t-il que l'atelier n'a pas travaillé ? Lui-même a porté en compte les dépenses faites, non pour la nourriture des hommes, mais pour la fabrication, l'ivoire destiné à être mis en œuvre, les poignées de glaive et les approvisionnements de tout genre. Tout cela suppose que les ouvriers travaillent. Il compte, en outre, le salaire qu'il prétend avoir payé à Thérippide pour trois esclaves qui appartenaient à ce dernier, dans mon atelier. Pourtant, si l'on ne travaillait pas, il n'y avait lieu, ni pour Thérippide de recevoir un salaire, ni pour moi de voir ces dépenses mises à ma charge. Dira-t-il qu'on a travaillé mais qu'on n'a pas pu vendre les objets fabriqués? Encore est-il obligé de prouver qu'il m'a remis ces objets, et de produire les témoins en présence desquels il a fait cette remise. Mais s'il ne peut
faire ni cette preuve ni cette production, comment n'aurait-il pas entre les mains le revenu de l'atelier pendant deux années, soit les trente mines que je réclame, lorsqu'il est à ce point évident qu'on a travaillé? Peut-être ne dira-t-il rien de tout cela, peut-être soutiendra-t-il que c'est Milyas qui a eu l'administration de toutes ces choses. Mais comment ajouter foi à un homme qui vient dire : « Les dépenses, c'est moi qui les ai supportées, il y en a eu pour plus de cinq cents drachmes ; quant aux recettes, s'il y en a eu, elles sont entre les mains de Milyas? » A mon sens, c'est plutôt le contraire qui a dû arriver, en supposant même que la gestion ait appartenu à Mylas.  C'est ce dernier qui a dû pourvoir aux dépenses. C'est l'autre qui a dû toucher la recette. Voilà bien la présomption qui se tire des habitudes de l'homme et de son impudence notoire. Prends ces témoignages et donnes-en lecture aux juges.

TÉMOIGNAGES.

Il a donc entre les mains trente mines, produit de l'atelier, et, de plus, l'intérêt de cette somme pendant huit ans. Si vous la supposez placée seulement à la drachme, vous trouverez une autre somme de trente mines. Voilà ce qu'il a pris, à lui seul, et en son particulier. Si vous ajoutez le tout à la dot, cela fait bien quatre talents, principal et intérêts. Quant aux valeurs qu'il a 'dérobées de concert avec les autres tuteurs, et dont quelques-unes, à ce qu'il a prétendu, n'auraient même jamais passé par ses mains, je vais vous les faire connaître l'une après l'autre. Et d'abord les ouvriers en meubles, que mon père avait laissés, et qui ne se retrouvent plus, par le fait de ces hommes. Ils servaient de gage à un prêt de quarante mines et étaient au nombre de vingt. Vous allez voir comment on s'y prend, sans façon, ouvertement, pour m'en dépouiller. Ces esclaves faisaient partie de la succession ; ils étaient chez nous, dans la maison, tout le monde en convient et déclare qu'ils rapportaient douze mines par an à mon père. Eh bien, mes tuteurs ne me portent en compte aucune recette, pas la moindre somme, qui soit provenue de cet atelier dans l'espace de dix ans; au contraire, comme total des dépenses faites au sujet de l'atelier, Aphobos me compte mille drachmes, ou peu s'en faut. Voilà à quel degré d'impudence il est arrivé. Pour les esclaves, à l'occasion desquels il dit avoir fait cette dépense, jamais ils ne m'ont été remis. L'excuse de mes adversaires est la plus vaine qu'on puisse imaginer. Celui qui a engagé ces esclaves à mon père est, disent-ils, le plus fripon des hommes; il a laissé en souffrance un grand nombre de prêts faits par des amis (17), il est même tombé en déconfiture ; et ils ont appelé de nombreux témoins pour déposer de ces faits contre lui (18). Mais à qui ces esclaves ont-ils été remis? Comment sont-ils sortis de la maison? Qui les a emmenés? Quel procès mes adversaires ont-ils perdu au sujet de ces esclaves? Ils ne peuvent le dire. Et pourtant, s'ils voulaient parler sérieusement, ils ne s'occuperaient pas de produire des témoins pour prouver la friponnerie de cet homme, chose qui ne me regarde pas. Ils s'attacheraient au point capital. Ils diraient à qui les esclaves ont été remis, et n'omettraient aucune circonstance. Au lieu de cela, ils se conduisent de la façon la plus odieuse : ils avouent que les esclaves étaient dans la succession; ils les ont emmenés chez eux, ils en ont tiré profit pendant dix ans, et puis ils font disparaître tout l'atelier, sans qu'il en reste de trace. Et, pour prouver que je dis vrai, prends-moi les témoignages et lis.

TÉMOIGNAGES.

Au surplus, Mœriadès n'était pas sans ressources, et le contrat que mon père avait fait avec lui, sur ces esclaves, n'était pas imprudemment conclu. Vous vous on convaincrez par une raison très forte. Aphobos, ainsi que les témoins vous l'ont déclaré, avait pris chez lui cet atelier, et si un tiers avait voulu prêter sur le même gage, il devait s'y opposer en mou nom et comme tuteur. Eh bien, lui-même, il a prêté sur ces esclaves, à Mœriadès, cinq cents drachmes, qu'il a reconnu lui avoir été bien et dûment remboursées par ce dernier (19). Mais, en vérité, n'est-ce pas une chose étrange? Comment? Pour nous, qui avons un contrat antérieur en date, ces esclaves n'ont produit aucune recette, et le gage lui-même a péri. Pour lui, qui a prêté sur un gage dont j'étais propriétaire , et qui pendant si longtemps en a perçu les fruits, il a reçu son payement, en capital et intérêts, sur ces biens qui m'appartenaient, et n'a jamais éprouvé le moindre embarras. Pour prouver que je dis vrai, prends le témoignage et lis.

TÉMOIGNAGE.

Calculez maintenant combien ils me dérobent du chef de ces ouvriers en meubles, quarante mines pour le principal, plus le produit de cette somme pendant dix ans, soit deux talents. En effet, le revenu qu'ils en tiraient était de
douze mines par an. Est-ce là une faible somme dont la provenance puisse être ignorée? qui puisse être oubliée dans un compte? N'est-il pas évident qu'ils ont ainsi dérobé ces trois talents, ou peu s'en faut? De cette somme, qu'ils ont détournée en commun, le tiers doit m'être restitué par Aphobos.

Je passe, juges, à l'ivoire et au fer qui faisaient partie de la succession. Ici encore mes adversaires ont fait à peu près la même chose : ils ne font pas figurer ces objets dans l'inventaire. Mais quand un homme possédait de si nombreux ouvriers en meubles, quand il avait un atelier d'armuriers, comment pourrait-il se faire qu'il n'eût laissé ni fer ni ivoire? Il en a eu, de toute nécessité, car autrement comment les ouvriers auraient-ils pu travailler ? Voilà un homme qui possédait plus de cinquante esclaves, qui dirigeait deux ateliers. L'un de ces ateliers, la fabrique de lits, employait facilement pour deux mines d'ivoire par mois, la fabrique de glaives en exigeait au moins autant, avec le fer. Eh bien, ils prétendent que cet homme n'a laissé ni ivoire ni fer. C'est à ce point qu'ils poussent l'impudence. Que leur langage ne mérite aucune confiance, c'est ce qu'il est facile de voir par ce simple rapprochement. Mais que mon père ait laissé une quantité de matière première suffisante soit pour alimenter le travail de ses ouvriers, soit même pour en revendre aux acheteurs du dehors, c'est ce qui résulte des faits. Lui-même, en effet, en a vendu de son vivant, et, après la mort de mon père, Démophon et Aphobos ont cédé à tout venant une partie de ce qui se trouvait dans ma maison. Quel approvisionnement ne devait pas se trouver dans la succession, si l'on songe qu'il suffisait aux besoins d'ateliers si considérables, et que, de plus, mes tuteurs en revendaient au dehors? Était-ce peu de chose? N'était-ce pas plutôt bien au delà des quantités que j'ai portées dans ma demande? Prends les témoignages que voici, et fais-en lecture aux juges.

TÉMOIGNAGES.

Ainsi, il y a pour plus d'un talent d'ivoire. Ni cette somme, ni ce qu'elle a produit ne sont portés dans l'inventaire. Ils font disparaître le tout, absolument. Ce n'est pas tout, juges. En suivant le compte qu'ils rendent au sujet des valeurs qu'ils reconnaissent avoir reçues, je vais vous montrer qu'à eux trois ils ont entre les mains plus de huit talents provenant de ma fortune, qu'en particulier Aphobos en a tiré trois talents et mille drachmes, et pourtant j'évalue leurs dépenses plus haut qu'ils ne l'ont fait eux-mêmes, et je retranche tout ce qu'ils m'ont rendu. Vous verrez ainsi avec quelle impudence toute cette affaire a été conduite par eux. Ils reconnaissent avoir reçu, de mes biens, Aphobos cent huit mines, sans parler des valeurs dont je prouverai qu'il s'est emparé, Thérippide deux talents, Démophon quatre-vingt-sept mines. Cela fait en tout cinq talents et quinze mines. De cette somme,, une partie, environ soixante et dix-sept mines, n'a pas été reçue en une fois, c'est le revenu provenant des esclaves. Ce qu'ils ont reçu dès le premier jour forme environ quatre talents. Si vous y ajoutez l'intérêt de dix ans, calculé seulement à la drachme, vous trouverez que cela fait avec le capital huit talents et quatre mille drachmes. Il faut maintenant imputer notre nourriture sur les soixante et dix-sept mines provenant de l'atelier. Thérippide donnait pour cela sept mines par an, et nous reconnaissons avoir reçu cette somme. Aux soixante et dix mines qu'ils ont ainsi dépensées pour notre nourriture en dix ans, je -joins les sept cents drachmes qui forment le surplus, et je leur alloue ainsi plus qu'ils ne demandent eux-mêmes. Pour la somme qu'ils m'ont remise à ma majorité, et pour toutes celles qu'ils ont payées à l'État, cela est à déduire du capital de huit talents et plus. Or Aphobos et Thérippide m'ont remis trente et une mines ; les contributions qu'ils ont payées pour moi sont, d'après leur compte, de vingt mines, à deux mines près (20). Je force le chiffre et je le porte à trente mines, pour qu'ils n'aient rien à dire. Si vous retranchez cette somme d'un talent de celle de huit talents, il en reste sept, et ces sept talents sont nécessairement entre les mains de ces hommes, d'après le compte de ce qu'eux-mêmes reconnaissent avoir reçu. Ainsi ils ont beau nous dépouiller de tout le reste, en prétendant qu'ils n'ont plus rien entre les mains, encore faut-il qu'ils nous rendent cette somme de sept talents qu'ils reconnaissent avoir reçue de mon patrimoine. Au lieu de cela, que font-ils? Ils ne portent dans leur compte aucune somme pour les fruits ; quant aux capitaux, ils soutiennent qu'ils les ont tous dépensés avec les soixante et dix-sept mines. Démophon va plus loin, et fait figurer au compte un reliquat dont nous serions ses débiteurs. N'est-ce pas une grande impudence et peut-on s'en cacher moins? N'est-ce pas un excès de rapacité à faire frémir? De quoi sera-t-on épouvanté, si 'on ne l'est pas de ces choses, poussées à un tel excès? Ainsi donc, Aphobos, pour ce qui le concerne, reconnaît avoir reçu cent-huit mines. Il a entre les mains cette somme et, de plus, les fruits qu'elle a produits pendant dix ans, ce qui va bien à trois talents et mille drachmes. Pour prouver que je dis vrai, et que, dans les comptes de tutelle, chacun d'eux, tout en reconnaissant avoir reçu la somme dont je parle, la porte tout entière comme dépensée, prends les témoignages et lis.

TÉMOIGNAGES.

Vous voilà maintenant, juges, suffisamment instruits, je le pense, de tous les détournements et de toutes les malversations commises par chacun d'eux. Vous connaîtriez ces faits d'une façon plus précise encore si mes adversaires avaient voulu me rendre le testament que mon père a laissé. On trouvait, en effet, écrit dans ce testament, c'est ma mère qui l'affirme, tout ce que mon père laissait de biens, sur quels biens mes tuteurs devaient prendre ce qui leur était donné, et comment mon patrimoine devait être affermé. Aujourd'hui j'ai beau le réclamer, ils en reconnaissent l'existence, mais ils ne le produisent pas, et ils font cela parce qu'ils craignent de montrer au grand jour les forces de la succession qu'ils ont mise au pillage, et de faire voir qu'ils sont en possession de leurs legs, comme si, pour les convaincre de leur infidélité, il ne suffisait pas de leurs propres actes. Prends les témoignages qui constatent leurs réponses et fais-en lecture.

TÉMOIGNAGE  (de Thérippide).

Celui-ci affirme qu'il y a un testament et déclare qu'il s'y trouvait un legs de deux talents pour Démophon et un de quatre-vingts mines pour Aphobos. Quant aux soixante et dix mines reçues par Thérippide, il soutient qu'il n'en était pas parlé dans le testament, non plus que des forces de la succession, ni de l'obligation d'affermer le patrimoine. Je le crois bien. Ce n'est pas son intérêt d'avouer cela. Prends maintenant la réponse de cet autre.

TÉMOIGNAGE (d'Aphobos).

Celui-là déclare qu'il y a eu un testament, que l'argent à provenir de l'airain et de la noix de galle a été donné à Thérippide, qui le nie, et que les deux talents ont été donnés à Démophon. Quant au legs à lui fait, il reconnaît que ce legs était écrit dans le testament, mais il ajoute qu'il ne l'a pas accepté ; il ne veut pas donner à penser qu'il l'ait reçu. Quant aux forces de la succession, il se garde bien, lui aussi, de les faire connaître, non plus que l'obligation d'affermer le patrimoine. En effet, il a intérêt, lui aussi, à ne pas avouer cela. Mais ils ont beau dissimuler cette fortune, l'importance de la succession n'en est pas moins révélée par le testament, qui, à ce qu'ils disent les uns des autres, contenait des legs si considérables en leur faveur. Quand on voit un homme disposer de quatre talents et trois mille drachmes pour donner à ceux-ci trois talents et deux mille drachmes en dot, à celui-là l'usufruit de soixante et dix mines, n'est-il pas évident pour tout le monde que ces libéralités n'étaient pas prises sur une fortune modique, et que les biens qui m'étaient laissés valaient plus du double? Apparemment son intention n'était pas de me laisser dans la pauvreté, moi, son fils. Aucun motif ne le portait à prendre ces hommes déjà riches pour les faire encore plus riches. Mais il voyait l'importance des biens qu'il me laissait. C'est pourquoi il a donné à Thérippide la jouissance d'une si forte somme d'argent, à Démophon celle de deux talents, car Démophon n'était pas encore près d'épouser ma sœur. Il voulait obtenir de deux choses l'une : ou bien la reconnaissance les porterait à bien administrer la tutelle, ou bien, s'ils venaient à malverser, ils ne trouveraient pas en vous des juges indulgents quand on les verrait, eux, comblés de tant de bienfaits, devenus si coupables à notre égard. Eh bien, cet Aphobos, qui, outre la dot, a reçu les servantes et habite la maison, lorsqu'il lui faut rendre compte de ces choses, il répond qu'il a ses affaires. Il a poussé la rapacité au point de refuser à mes maîtres leurs salaires. Il s'est abstenu de verser quelques-unes de mes contributions, et il me les porte en compte. Prends encore ces témoignages et lis.

TÉMOIGNAGES.

Pourrait-on vous prouver plus clairement qu'Aphobos a tout mis au pillage, sans rien épargner, si peu que ce fût? N'est-ce pas assez de vous avoir montré, comme je viens de le faire, par tant de témoins et de présomptions, Aphobos reconnaissant qu'il a reçu la dot, déclarant dans l'inventaire remis aux tuteurs qu'il est eu possession de cette dot, percevant les fruits de l'atelier sans porter le revenu en compte, vendant une partie des autres biens et ne rendant pas les prix de vente, gardant le reste par-devers lui et le dissimulant; ce n'est pas tout : dérobant tant et tant d'objets d'après le compte qu'il a remis lui-même, enfin, pour couronner l'œuvre, faisant disparaître le testament, vendant les esclaves, se comportant dans la gestion du reste comme ne le feraient pas les ennemis les plus déclarés? Pour moi, du moins, je ne vois pas comment on pourrait montrer plus clairement les choses.

Maintenant, il a osé dire devant l'arbitre qu'il a employé une partie des biens à payer pour moi des sommes considérables dues à Démophon et à Thérippide, ses co-tuteurs, et que ceux-ci ont reçu une forte part de ma fortune; mais il ne peut prouver ni l'un ni l'autre de ces deux faits. D'une part, en effet, il n'a montré aucun écrit établissant que mon père m'eût laissé des dettes, et il n'a pas produit le témoignage de ceux qu'il prétend avoir payés ; d'autre part, le chiffre des sommes qu'il porte au débit de ses cotuteurs, bien loin d'être égal au chiffre de celles qu'il a lui-même reçues, est au contraire inférieur de beaucoup. L'arbitre l'interrogea sur le détail de ces payements, et lui demanda comment il administrait sa fortune personnelle, s'il vivait de ses revenus ou s'il dépensait son capital. Il ajouta cette question : Si vous aviez des tuteurs qui se fussent ainsi comportés, accepteriez-vous de leur part un semblable compte? Ne demanderiez-vous pas à recevoir les capitaux avec les fruits qui en seraient provenus? A cela Aphobos ne répondit rien ; il demanda seulement acte de ce qu'il était prêt à me prouver que ma fortune était de dix talents. S'il y manquait quelque chose, il fournirait, disait-il, de quoi parfaire. Mais quand je demandai à mon tour qu'il fit la preuve du fait devant l'arbitre, il ne la lit pas et ne prouva pas davantage que ses cotuteurs m'eussent remis les fonds. Autrement la sentence arbitrale ne lui eût pas été contraire. Il fit seulement joindre au procès je ne sais quel témoignage, dont il s'efforcera de tirer parti. Si donc il prétend que les fonds sont aujourd'hui entre mes mains, demandez-lui qui me les a remis, et forcez-le à produire des témoins sur chaque article. Si pour prouver que je suis en possession, il compte comme étant entre mes mains ce qui est entre les mains de mes deux autres tuteurs, on verra qu'il dissimule deux fois plus qu'il n'avoue, mais cela ne fait pas qu'il prouve que j'aie reçu. Quant à moi, j'ai montré qu'Aphobos a dix talents entre les mains, et je montrerai de même que chacun des deux autres est détenteur d'une somme égale. Ce n'est donc pas là ce qu'il doit dire. Il faut qu'il dise que les fonds m'ont été remis ou par lui ou par ses cotuteurs. S'il ne fait pas cette preuve, comment pourriez-vous attacher quelque valeur à la sommation qu'il a faite? Elle ne sert de rien pour prouver que les fonds sont entre mes mains.

Aphobos se trouva donc fort embarrassé devant l'arbitre, sur tous ces points, et se voyant convaincu, comme aujourd'hui devant vous, article par article, il a eu l'audace de faire le mensonge le plus fort qui se puisse imaginer. Il a dit que mon père m'avait laissé quatre talents enfouis sous terre, et avait voulu que ma mère en lût saisie. Et en disant cela, voici le but qu'il se proposait : ou bien je m'attendrais à ce qu'il répétât la même chose aujourd'hui, et alors je perdrais mon temps à me défendre sur ce point au lieu de l'accuser devant vous sur d'autres; ou bien je négligerais cette allégation, croyant qu'elle ne serait pas reproduite, et alors il la reprendrait, lui, pour me faire paraître riche et, par suite, moins à plaindre à vos yeux. Et après avoir jugé à propos d'affirmer ce fait, il n'a joint au procès aucun témoignage , il ne donne d'autre preuve que sa parole, comme s'il devait en être cru sans autre garant. Si on lui demande à quoi il a dépensé une si forte part de ma fortune, il dit qu'il a payé des dettes pour moi, et à ce moment il cherche à me faire passer pour pauvre. Mais il n'a qu'à vouloir et je deviens riche, à ce qu'il paraît, puisque mon père aurait laissé dans sa maison une si forte somme d'argent. Mais ce qu'il dit ne saurait être vrai, et il est impossible qu'il y ait rien de fondé dans tout cela. Il est facile de s'en convaincre par bien des raisons. En effet, si mon père se défiait de ces hommes, évidemment il ne les aurait pas institués tuteurs pour le reste de sa fortune, et en même temps il ne leur aurait pas révélé la somme dont il disposait en cachette. Révéler aux tuteurs l'argent enfoui alors qu'il y avait lieu de ne pas leur remettre les biens apparents, c'eût été folie. Et si mon père avait confiance en eux, il n'aurait jamais songé, le jour où il mettait en leurs mains la plus grande partie des biens, à leur enlever en même temps la saisine de certains autres. Il n'aurait pas non plus donné à ma mère la garde de ces biens, alors qu'il la donnait elle-même pour femme à un des tuteurs, à cet Aphobos que voici. Car enfin, il est contradictoire que mon père ait voulu assurer la conservation des biens par les soins de ma mère, et qu'il ait laissé à un de ces hommes, dont il se défiait, et la personne de ma mère et le pouvoir sur les biens. Mais ce n'est pas tout. S'il y avait rien de vrai dans tout cela, croyez-vous qu'Aphobos n'aurait pas épousé ma mère que mon père lui donnait, lui qui, après avoir reçu la dot de ma mère, les quatre-vingts mines, comme devant entrer en ménage avec elle, a épousé la fille de Philonide de Mélité (21) ? Et quand il y avait chez moi quatre talents, quand ma mère en était en possession, c'est lui qui le dit, croyez-vous qu'il ne serait pas accouru au plus vite pour se rendre maître de cet argent de moitié avec ma mère? Comment! les biens apparents, que beaucoup d'entre vous savaient m'avoir été laissés, il en a fait, avec ses cotuteurs, un si affreux pillage, et les biens dont vous n'auriez pu attester l'existence il s'en serait abstenu alors qu'il pouvait les prendre ! Qui pourrait croire cela? Non, juges, non, cela n'est pas. Tous les biens que mon père a laissés, il les a remis entre les mains de ces hommes, et celui-ci ne tiendra un pareil langage que pour me rendre moins intéressant à vos yeux.

J'ai encore bien d'autres reproches à lui faire, mais il y en a un décisif entre tous, et il suffit de le dire pour renverser tous ses moyens de défense. Aphobos pouvait se mettre à l'abri de tout embarras en affermant mon patrimoine , aux termes des lois que voici. Prends les lois et lis.

Lorsque ces lois ont été appliquées, elles ont produit les résultats que voici : Antidore avait trois talents et trois mille drachmes. En six ans, grâce à la location de sa maison, il a reçu six talents et plus. Plusieurs d'entre vous ont vu cela de leurs yeux, car Théogène de Probalinthe (22), qui avait pris à loyer la maison d'Antidore,  lui compta la somme dans l'agora (23). Eh bien, moi, j'avais quatorze talents. Un bail fait sur le taux de celui d'Antidore aurait dû, eu égard à la durée plus longue, tripler au moins mon capital. Pourquoi Aphobos ne l'a-t-il pas fait ? Demandez-le-lui. S'il dit qu'il était plus avantageux de ne pas affermer mon patrimoine, qu'il montre alors mon capital, je ne dis pas doublé ni triplé, mais intégralement restitué entre mes mains. Mais si, sur quatorze talents, ils ne m'ont pas même rendu soixante et dix mines, outre que l'un d'eux s'est déclaré mon créancier dans le compte, pourriez - vous accueillir une pareille excuse? Non, en
aucune façon.

Vous savez maintenant quelle grande fortune m'avait été laissée, je vous l'ai dit dès le début ; le tiers de cette fortune rapportait cinquante mines, mais ces hommes sont insatiables. S'ils ne voulaient pas affermer mon patrimoine, ils pouvaient tout au moins, avec ce revenu de cinquante mines, et en laissant toutes choses en l'état, pourvoir à notre subsistance, trouver des ressources pour acquitter les charges publiques et ajouter au capital l'excédant des recettes sur les dépenses. Ils pouvaient, d'un autre côté, rendre productif le reste de ma fortune, une somme double de la première (24), prendre pour eux-mêmes , s'ils aimaient l'argent, mais avec mesure, une part des fruits, et augmenter mon patrimoine enjoignant au capital le surplus des revenus. Eh bien, ils n'ont rien fait de tout cela. Ils se sont vendu les uns aux autres les plus précieux d'entre les esclaves, ils ont fait disparaître les autres (25). De la sorte, ils ont détruit même le revend que j'avais, et se sont fait à eux-mêmes, à mes dépens, un revenu qui n'est pas à dédaigner. Pour les autres biens, qui font plus de la moitié de ma fortune, ils s'en sont emparés aussi méchamment que des premiers, et s'accordent tous pour soutenir que ces biens n'étaient même pas dans la succession. Ils disent que la succession s'élevait à cinq talents seulement, et c'est de ce chiffre qu'ils partent pour rendre leurs comptes. Encore pourraient-ils, tout en ne montrant pas le revenu, représenter le capital, mais non! Ils ont l'impudence de soutenir que le fonds lui-même a été absorbé par les dépenses. Et ils n'ont pas honte d'oser dire pareille chose. Mais à quelle extrémité m'auraient-ils donc réduit si ma tutelle eût duré plus longtemps ? Ils Seraient bien embarrassés de le dire. Lorsque, après dix ans ainsi passés, je me trouve ayant reçu si peu de chose des deux, premiers, et porté au compte comme débiteur du troisième, n'ai-je pas un juste sujet d'indignation? Oui, sans aucun doute. Eh bien, si j'avais été âgé d'un an à la mort de mon père, et que je fusse resté six ans de plus sous leur tutelle, je n'aurais pas même reçu le peu que j'ai aujourd'hui; car si les dépenses qu'ils accusent ont été utilement faites, la somme qu'ils m'ont remise n'eût jamais suffi pour les besoins de six années. Il aurait fallu ou qu'ils me nourrissent du leur, ou qu'ils me laissassent mourir de faim. Et pourtant, n'est-ce pas une chose douloureuse? Quand d'autres maisons où le père est mort ne laissant qu'un talent ou deux, ont doublé et triplé de valeur par l'effet de la location, jusqu'à pouvoir supporter les liturgies, la mienne, où il est de tradition de servir comme triérarque et de contribuer largement aux dépenses publiques, sera désormais incapable même de modiques sacrifices. Voilà le fruit de leurs audacieuses malversations. De quel crime ne se sont-ils pas rendus coupables envers moi? Ils ont supprimé le testament pour qu'il ne révélât pas leurs manœuvres, ils ont bien fait leurs propres affaires en vivant de mon revenu et ont considérablement augmenté à mes dépens les capitaux qu'ils possédaient. Quant à ma fortune, ils l'ont traitée en hommes qui auraient eu de cruelles injures à venger; ils ont détruit tout le capital. Vous ne traitez pas ainsi, vous, ceux-là même qui se rendent coupables envers vous. Si vous en condamnez un, vous ne lui enlevez pas toute sa fortune, vous prenez en pitié sa femme et ses enfants, et vous leur laissez une part (26). Mais eux, quelle différence ! En même temps que la tutelle ils ont reçu de nous des libéralités qui devaient les engager à bien et fidèlement remplir leurs fonctions, et vous voyez à quels excès ils se sont portés envers nous. Ils n'ont pas eu honte de se montrer sans pitié pour ma sœur, qui ne pourra trouver d'établissement convenable, elle à qui mon père a voulu donner deux talents. Ils se sont comportés en ennemis, non en amis et en parents, et n'ont tenu aucun compte des liens de famille. Et moi, qui suis le plus à plaindre de tous, je ne sais plus quel parti prendre, ni que devenir. Comment la marier? Et si je la marie, que me restera-t-il pour soutenir ma maison? L'État vient là-dessus et réclame des contributions. C'est son droit, car mon père m'a laissé une fortune suffisante pour supporter cette charge, mais les biens que mon père m'avait laissés, mes tuteurs me les ont tous pris. Et aujourd'hui même, au moment où je cherche à rentrer dans mes biens, je m'expose au plus grand danger, car si Aphobos m'échappe, ce qu'aux Dieux ne plaise! je devrai cent mines d'épobélie (27). Et lui, s'il est condamné, il aura à payer une somme à régler par estimation (28), qu'il prendra, non sur sa fortune, mais sur la mienne. Pour moi, au contraire, l'épobélie que j'encourrai est d'une somme certaine, et ainsi je ne serai pas seulement dépouillé de mon patrimoine, je me verrai en outre frapper d'atimie (29), si vous n'avez pas pitié de moi. Je vous prie donc, juges, je vous supplie et je vous conjure; rappelez-vous les lois et les serments que vous avez prêtés pour siéger comme juges, venez au secours du droit et ne cédez pas aux prières d'Aphobos, de préférence aux nôtres. Ceux qui méritent votre pitié, ce ne sont pas ceux qui font tort aux autres, mais bien ceux qui sont malheureux sans leur faute: ce ne sont pas les méchants usurpateurs du bien d'autrui, mais bien nous, dépouillés depuis si longtemps de la succession de notre père, en butte aux outrages de ces hommes, et courant en ce moment le risque de l'atimie. Quelle ne serait pas la douleur de mon père s'il me voyait, moi, son fils, exposé au danger de l'épobélie, au sujet des dots et des legs qu'il a laissés à ces hommes! Lorsqu'on trouve des citoyens qui prennent sur leurs propres biens pour doter les filles, je ne dis pas de leurs parents, mais même de leurs amis sans fortune, que dirait-il en voyant Aphobos ne pas même consentir à rendre la dot reçue par lui, et cela depuis dix ans!

 

NOTES

(01) Ce plaidoyer et le suivant sont intitulés Κατὰ Ἀφόβου ἐπιτροπῆς, plaidoyer contre Aphobos au sujet d'une action de tutelle. Le troisième plaidoyer est intitulé : Πρὸς Ἄφοβον ψευδομαρτυριῶν, plaidoyer contre Aphobos sur une action en faux témoignage. Nous trouvons ici un exemple de la distinction des actions civiles, πρός τινα et κατά τινος.

(02) Paeania était un dème de la tribu Pandionide.

(03) Dans les circonstances pressantes, les Athéniens avaient recours à une contribution ou impôt sur le revenu, εἰσφορά. La répartition eut d'abord pour base les classes établies par Solon. En 377, sous l'archonte Nausinique, une loi créa, pour obtenir une répartition plus équitable, le système des symmories. Chacune des dix tribus fournissait cent vingt plus imposés. Ces douze cents noms étaient divisés en deux sections , et chaque section en deux classes. Les deux sections étaient appelées à tour de rôle. La première classe se composait des plus riches, qui faisaient l'avance pour les autres. En vue de la répartition, les douze cents étaient divisés en vingt symmories, ou groupes de soixante noms, dont trente de la première et trente de la seconde classe. Cette organisation fut étendue aux liturgies ou services publics, et notamment aux triérarchies, c'est-à-dire au service maritime, par une loi de Périandre, en 357. (V. Bœckh, liv. IV, ch. VII-IX, et Hermann, t. Ier, § 162.)

(04) Sur Timothée, fils de Conon, v. plus loin, le plaidoyer d'Apollodore contre Timothée.

(05) Le τίμημα est l'unité de capital imposable, qui, pour la première classe, était fixée au cinquième du capital réel, οὐσία. L'impôt, εἰσφορά, s'élevait, en général, au dixième du capital imposable. Ainsi, le τίμημα peut être comparé à ce que les Romains appelaient caput. C'est ce qui a été très bien expliqué par Héraud et, d'après lui, par Bœckh.

(06)  Μαχαιροποιοί, fabricants d'épées.

(07)  Κλινοποιοί, fabricants de lits.

(08) Ces vingt ouvriers en meubles avaient été donnés en antichrèse au père de Démosthène, pour sûreté d'une créance de quarante mines , sur Mœriadès.

(09) C'est-à-dire au taux ordinaire d'une drachme par mine et par mois, soit 11 pour 100 par an.

(10) La noix de galle, κηκίς, servait à faire un vernis employé dans la fabrication des meubles.

(11)  La somme exacte est de treize talents et quarante-six mines, à savoir, quatre talents cinquante mines pour les capitaux productifs, et huit talents cinquante-six mines pour les capitaux improductifs et les créances.

(12)  Les riches Athéniens étaient tenus de fournir des galères et de les commander eux-mêmes. L'État donnait les agrès et la solde. Sur le service des triérarchies, voy. Hœckh , liv. IV, ch. XI à XV, et, plus bas, le plaidoyer d'Apollodore contre Polyclès.

(13)  Leuconoé, dème de la tribu Léontide.

(14) Le tuteur pouvait administrer par lui-même ou se décharger de toute responsabilité en affermant le patrimoine du pupille. Le bail se faisait aux enchères publiques, et le preneur constituait une hypothèque sur ses biens, comme garantie de ses obligations.

(15) Les intérêts de la dot étaient de neuf oboles, c'est-à-dire une drachme et demie par mine et par mois (18 pour 100 par an). Démosthène compte ici l'intérêt à une drachme seulement (12 p. 100).

(16) Le mot grec ἐπίτροπος peut se traduire de deux manières, surveillant et tuteur, et nous trouvons ici un exemple de ce qu'il y a parfois de peu précis dans la langue juridique athénienne. Il n'est, du reste, pas possible d'admettre que Milyas fût un tuteur.

(17) L'ἔρανος était un prêt d'amitié, mais cependant remboursable, et même exigible, au moins en capital (V. Théophraste, Charact, 17 ; Isée, XI, 43 ; Van Holst, De eranis veterum Grœcorum ; Leyde, 1832 ; Foucart, Des associations religieuses chez les Grecs, Paris, 1873, p. 143)

(18) Pour expliquer la disparition de ces vingt esclaves, Aphohos soutenait sans doute qu'ils avaient été détournés par Mœriadès, ou que d'autres créanciers s'en étaient emparés.

(19) Comme tuteur de Démosthène, Aphobos était détenteur de tous les biens appartenant à ce dernier, et, par suite, des esclaves donnés en antichrèse par Moeriadès. Il a abusé de sa position pour prêter à Moriadès sur ces mêmes esclaves, et il a appliqué aux intérêts de sa créance le produit du travail de ces esclaves. Peut-être même les a-t-il vendus pour retrouver son capital.

(20)  Dix-huit mines en dix ans, sur une valeur imposable de trois talents, c'est-à-dire de cent quatre-vingts mines. Ainsi les contributions s'élevaient en moyenne à 1 pour 100 par an de la valeur imposable.

(21) Mélilé, dême de la tribu Cécropide.

(22) Probalinthe, dème de la tribu Pandionide.

(23) Les Athéniens passaient leur vie dans l'agora et y faisaient toutes leurs affaires. C'était là que se trouvaient les banques. Voy. le mot Agora, dans le Dictionnaire de Daremberg et Saglio.

(24)  Les créances, comme on l'a vu plus haut, note 11 , étaient considérées comme capitaux improductifs, quoiqu'elles portassent intérêt. Les seuls capitaux productifs étaient les biens meubles ou immeubles dont le propriétaire retirait des fruits naturels, ou un loyer. Il résulte du texte que si des capitaux improductifs étaient convertis pendant la tutelle en capitaux productifs, le tuteur n'avait pas à rendre compte de ce nouveau revenu.

(25) Sur les confiscations, voy. Bœckh, liv. III, ch. XIV.

(26) Les tuteurs Athéniens avaient des pouvoirs très larges. Ils avaient la saisine des biens du mineur et le droit de les aliéner. En fait, le testateur leur imposait souvent certaines conditions, comme de consulter une personne déterminée (V. les testaments grecs cités par Scœvola, L. 60, D.  Mandati, XVII, I, et L. 47 D. De administratione et periculo tutorum, XXVI, 7). Par contre, ils étaient quelquefois dispensés de rendre compte : « Eosque aneclogistos esse volo, » dit un testament rapporte par Ulpien, L. 5 , D. De administratione et periculo tutorum, XXVI, 7. Si de graves abus étaient commis, tout citoyen pouvait intenter contre le tuteur une action publique, γραφὴ ἐπιτροπῆς, ou porter à l'archonte une dénonciation pour provoquer des mesures de précaution, φάσις. L'archonte pouvait même intervenir d'office, mais en fait les mineurs étaient abandonnés à la discrétion de leurs tuteurs.

(27) On a déjà vu que l'épobélie était une amende payée par le demandeur qui succombait dans son action. Elle s'élevait à une obole par drachme, soit au sixième de la somme réclamée. Voy. Hermann, t. Ier § 144, note 4.

(28) L'action de la tutelle était, comme nous l'avons déjà dit, un ἀγὼν ἀτιμητός dans lequel l'estimation n'étant pas faite d'avance par la loi ou la convention, devait être faite par le juge.

(29)  L'atimie, ἀτιμία, était le résultat de certaines condamnations et consistait dans la perte de certains droits civils ou politiques. Il y en avait plusieurs degrés (V. Andocide, de Mysteriis, §§ 73-70 et Van Lelyveld, De infamia jure attico, Amsterdam, 1830). Quelquefois elle n'atteignait que la personne, mais parfois aussi elle entraînait la confiscation des biens. L'atimie était encourue notamment par les débiteurs de l'État, lorsqu'ils ne payaient pas le montant de leur condamnation.