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table des matières de l'œuvre DE DÉMOSTHÈNE

 

DÉMOSTHÈNE

 

PREMIER PLAIDOYER DE DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBUS.

 

 

 

 

texte grec

 

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SOMMAIRE DES PLAIDOYERS CONTRE APHOBUS.

 

Démosthène était fort jeune lorsque son père mourut. Il avait une soeur aussi en bas âge : leur père les avait laissés tous deux sous la tutelle d'Aphobus, de Démophon et de Thérippide. Les deux premiers étaient ses neveux, le troisième était son ami dès l'enfance. Il avait légué à Thérippide la jouissance de soixante et dix mines, jusqu'à ce que son fils eût pris la robe virile ; à Démophon, sa fille, avec une dot de deux talents ; et à Aphobus, sa femme, avec une dot de quatre-vingts mines et la jouissance de tous les meubles et ustensiles de la maison, jusqu'à ce que le fils fût parvenu à l'âge viril. Suivant Démosthène, la fortune de son père était de quatorze talents. Ses tuteurs, après dix ans de tutelle, auraient dû lui rapporter, avec les intérêts, trente talents ; ils ne lui avaient remis que la valeur de soixante et dix mines. Il attaque Aphobus seul, se réservant d'attaquer les autres ensuite ; il l'attaque en son propre nom, au nom de sa soeur et de sa mère, et conclut à des intérêts considérables. Il prétend que les biens de son père étaient au moins de quatorze talents; il le prouve par la conduite même des tuteurs, par leurs propres aveux, par l'énumération exacte des articles qui ont été laissés; il détruit tous les moyens de défense des adversaires, anime les juges contre Aphobus, et tâche de les intéresser en sa faveur.

Dans un second discours, il détruit une défense qu'avait employée la partie adverse, et qu'il n'avait pus prévue; il rappelle ses moyens principaux, qu'il montre sous un nouveau jour, fait relire toutes tes dépositions qui prouvent pour lui, et finit par une péroraison pathétique, où il s'efforce d'exciter la compassion des juges pour lui-même, pour sa mère et pour sa soeur.

Démosthène, selon Denys d'Halicarnasse, n'avait que dix-sept ans, lorsqu'il plaida contre ses tuteurs. C'était la première année de la CIVe olympiade, sous l'archonte Timocrate. Ce fut le premier essai qu'il fit de son talent pour la parole. Il s'annonce tout d'abord à peu près tel qu'il a été par la suite. Point de jeunesse dans son style, point d'afféterie, point d'ornements étrangers, comme dans les premiers discours de Cicéron ; beaucoup de raisonnement, et de raisonnements forts ou subtils; un style sérieux, austère, et un peu âpre. Les débuts des grands hommes sont intéressants; et les amateurs de l'éloquence liront, je crois, avec plaisir ces premières productions du génie de Démosthène, dans une cause qui lui était personnelle.

 

PREMIER PLAIDOYER DE DÉMOSTHÈNE CONTRE APHOBUS.

 

 

[1] Si Aphobus eût été plus raisonnable, ou que, sur les objets de notre contestation, il eût voulu s'en rapporter à des parents et à des amis communs, je n'aurais pas été réduit à m'engager dans les embarras d'un procès : je m'en serais tenu à la décision de ceux qu'Aphobus aurait pris lui-même pour juges, et je n'aurais eu avec lui aucun démêlé juridique. Mais, Athéniens, puisque dans des intérêts de famille, il a refusé de prendre pour arbitres ceux mêmes qui en sont parfaitement instruits, et qu'il veut paraître devant vous, qui ne l'êtes pas, il faut nécessairement que je travaille à obtenir de vous la justice qu'il me refuse. [2] Je sais que ce n'est pas une chose facile à un jeune homme sans expérience, qui n'a nulle connaissance des affaires, de plaider pour toute sa fortune, contre des hommes doués du talent de la parole, et munis de toutes les ressources de l'intrigue: cependant, quoique trop inférieur à mes adversaires, je me flatte que vous ferez droit sur nies demandes; j'ose même espérer que je serai du moins en état de vous exposer clairement les choses, en sorte que rien ne vous échappe, et que vous n'ignoriez aucune partie de l'objet sur lequel vous avez à prononcer. [3] Je vous prie donc de m'écouter avec bienveillance; et si je vous parais avoir été lésé, de me faire rendre ce qui m'est dû. Je serai le plus court qu'il me sera possible, et je commencerai le récit des faits au point nécessaire pour vous bien instruire.

[4] Démosthène, mon père, a laissé en mourant un bien d'environ quatorze talents. Je n'avais que sept ans, ma soeur n'en avait que cinq, et la dot qu'avait apportée ma mère, n'était que de cinquante mines. Se voyant près de sa fin, et voulant pourvoir à nos intérêts, il confia nos fortunes et nos personnes à Aphobus, contre lequel je plaide, et à Démophon, fils de Démon, tous deux ses neveux, fils, l'un de son frère et l'autre de sa soeur. Il leur associa Thérippide du bourg de Péanée, son ami dès l'enfance; sans être son parent. [5] Il donna à celui-ci sur mon patrimoine, la jouissance de soixante et dix mines, jusqu'à ce que je fusse parvenu à l'âge viril; et cela pour qu'il ne fût point tenté, par esprit d'intérêt, de s'approprier une partie des biens de la tutelle. Il légua ma soeur à Démophon, avec deux talents, qu'il devait recevoir sur-le-champ. Pour Aphobus, il lui légua ma mère avec une dot de quatre-vingts mines, l'usufruit de tous les meubles et ustensiles de la maison dont il me conservait la propriété (01). Il pensait que ce nouveau degré de parenté serait, pour ces deux derniers, en faveur de leur pupille, un nouveau motif d'exactitude. [6] Mais, après avoir commencé tous trois par prélever sur mes biens ce qui leur était légué par mon père, chargés d'administrer mon patrimoine, en qualité de tuteurs, ils ont tout soustrait à leur profit, et ne m'ont remis que la maison, quatorze esclaves et trente mines d'argent, objets qui, tous ensemble, ne composent pas un total de plus de soixante et dix mines (02).

[7] Voilà en substance, Athéniens, et le plus brièvement que j'ai pu vous les offrir, leurs malversations dans ma tutelle. Pour ce qui est de la quantité des biens, ils me fournissent eux-mêmes les preuves les plus positives. Ils ont contribué en mon nom, pour l'armement des navires, d'un cinquième de ma fortune : or, cette contribution est celle des plus riches ; ç'a été celle de Timothée fils de Conon. Mais il faut entrer dans le détail des biens en rapport et des biens stériles, et considérer la valeur de chacun. Ce détail vous apprendra que jamais tuteurs n'ont pillé le patrimoine de leurs pupilles d'une manière plus ouverte et plus impudente. [8] Je vais d'abord prouver, par des témoins, qu'ils ont fourni pour moi la contribution que je dis : je montrerai ensuite que je n'ai pas été laissé par mon père dans un état de pauvreté, et avec soixante et dix mines seulement, mais avec un patrimoine si riche, qu'ils n'ont pu eux-mêmes en dérober la connaissance à la ville. Greffier, prenez la déposition, et faites-en lecture.

On lit la déposition.

[9] On voit par là quelle était l'étendue de mon patrimoine; il devait monter à quinze talents, puisque mes tuteurs ont contribué pour moi de trois talents. Mais on le verra encore mieux par une énumération exacte de tous les articles.

Mon père a laissé deux manufactures, toutes deux assez considérables. Il y avait dans l'une trente-deux ou trente-trois esclaves fourbisseurs, dont les uns étaient estimés cinq ou six mines, les autres au moins trois mines. Ils donnaient par an un revenu de trente mines, tous frais déduits. Dans l'autre manufacture étaient vingt esclaves (03), ouvriers en lits, que mon père avait reçus pour gage d'une créance de quarante mines; ces esclaves produisaient net douze mines, Il a de plus laissé un talent d'argent prêté, dont l'intérêt, à une drachme par mine chaque mois, était de sept mines chaque année. [10] Tels sont les biens, en rapport, qu'a laissés mon père, de l'aveu même de nies tuteurs. Le fonds était de quatre talents cinq mille drachmes, et le revenu chaque année d'environ cinquante mines. Il a laissé, outre cela, de l'ivoire et du fer pour être travaillés, et du bois pour des lits; ces objets étaient estimés environ quatre-vingts mines. Il avait acheté pour soixante et dix mines de noix de gale et d'airain. La maison était de trois mille drachmes : on estimait environ dix mille, les meubles, vases, coupes, bijoux, habits et joyaux de ma mère. On a trouvé quatre-vingts mines d'argent comptant. [11] Tels sont les biens que mon père a laissés dans sa maison. Il avait placé soixante et dix mines sur le vaisseau de Xuthus, deux mille quatre cents drachmes à la banque de Pasion; six cents à celle de Pylade, mille six cents chez Démomèle, fils de Démon. Il avait prêté de divers côtés des sommes de deux cents ou trois cents drachmes : cet objet composait environ un talent. Le total de toutes ces sommes passe huit talents cinquante mines. Tout compté, on trouvera que les biens de mon père montaient à plus de quatorze talents (04). Tel est le patrimoine qui m'a été laissé.

Le temps qui m'est accordé, ne suffirait pas pour détailler toutes les parties des biens dont mes tuteurs m'ont fait tort, tout ce qu'ils m'ont pris chacun en particulier et tous trois en commun; il faut nécessairement diviser les objets et les traiter à part. Je parlerai de ce qu'ont à moi Démophon et Thérippide, quand je les citerai en justice pour leur faire rendre compte : je vais parler actuellement des articles que je sais avoir été pris par Aphobus, et dont les autres le convainquent de s'être saisi.

Je prouverai d'abord qu'il a entre les mains les quatre-vingts mines de la dot : je discuterai ensuite le reste le plus succinctement que je pourrai.

[13] Aussitôt après la mort de mon père, il entra dans la maison, qu'il habita en vertu du testament; il s'empara des joyaux de ma mère, et des coupes que mon père avait laissées. Il prit pour cinquante mines d'effets, et, recevant de Thérippide et de Démophon l'argent des esclaves qu'on avait vendus, il compléta la somme de quatre-vingts mines, qui était le montant de la dot. [14] Lorsqu'il eut les effets et l'argent entre les mains, près de partir pour Corcyre, sur un vaisseau qu'il commandait, il porta sa quittance sur les registres de Thérippide, et reconnut avoir reçu la dot. Démophon et Thérippide, ses co-tuteurs, attestent ce que j'avance. De plus, Démocharès (05) qui a épousé ma tante, et d'autres témoins déposent qu'il est convenu lui-même avoir reçu les quatre-vingts mines. [15] En effet, comme il ne payait pas à ma mère de pension alimentaire, quoique saisi de la dot, et qu'il ne voulait pas louer la maison, mais en disposer avec ses co-tuteurs, Démocharès lui en fit des reproches. Aphobus ne put nier qu'il ne fût saisi de la dot; et, loin de se plaindre de ne l'avoir pas encore reçue, il en convint même. Il avait encore, disait-il, quelque difficulté avec ma mère pour les joyaux; quand il l'aurait terminée, il devait arranger les choses pour la pension alimentaire et pour les autres articles, de façon que je serais pleinement satisfait. [16] Cependant, s'il est certain qu'il soit convenu avec Démocharès et les autres qui étaient présents, d'avoir reçu de Démophon et de Thérippide, pour la dot, le prix des esclaves ; s'il a reconnu sur les registres de ses co-tuteurs qu'il était saisi de la dot; s'il a habité la maison aussitôt après la mort de mon père : d'après tout cela, n'est-il pas clair et constant qu'il a touché les quatre-vingts mines de la dot, et qu'il ne peut le nier sans un excès d'impudence ? [17] Pour preuve de ce que je dis, greffier, prenez les dépositions, et lisez-les.

On lit les dépositions.

Voilà donc comment Aphobus a reçu la dot : or, comme il n'a point épousé ma mère, la loi le rend débiteur de la dot, avec les intérêts de neuf oboles (06), que je réduis à une drachme. Si on rassemble le capital et les intérêts pendant douze années, on aura une somme de plus de trois talents; [18] et cette somme, je prouve qu'il l'a entre les mains, qu'il en est convenu en présence de plusieurs personnes. Il est encore saisi de trente mines qu'i a touchées sur le produit d'une manufacture, et dont il a voulu me frustrer le plus impudemment du monde. Mon père a laissé, dans la manufacture, des esclaves, dont le travail produisait trente mines : or, comme on a vendu la moitié des esclaves, il devait naturellement me revenir quinze mines. [19] Thérippide qui, pendant sept ans, a été chargé dés esclaves, ne me tient compte que de douze mines par chaque année, et me fait tort de quatre mines par an : Aphobus qui en a été chargé les deux premières années, ne rapporte rien. Il dit, tantôt, que le travail de la manufacture a été interrompu, tantôt, que ce n'est pas lui qui a gouverné la manufacture, mais Milyas, notre affranchi et l'administrateur de nos biens; que c'est à Milyas qu'il faut en demander compte. S'il emploie aujourd'hui de pareils moyens, il sera facile de le convaincre de mensonge. [20] S'il dit que le travail de la manufacture a été interrompu, il a porté sur ses registres les dépenses qu'il a faites; non pour la nourriture des esclaves, mais pour l'ivoire à mettre en oeuvre, pour les poignées d'épées et autres articles. comme si les esclaves eussent travaillé. De plus, il compte à Thérippide l'argent qu'il lui a donné pour trois de ses esclaves qui étaient dans la manufacture. Toutefois, si on n'y travaillait pas, Thérippide n'a pas dû recevoir d'argent, et Aphobus n'a pas dû me compter ces dépenses. [21] S'il dit qu'on y a fait des ouvrages, mais qu'ils n'ont pas été vendus, il faut, sans doute, qu'il m'ait remis publiquement ces ouvrages, et qu'il produise les témoins en présence desquels il me les a remis. S'il n'a fait ni l'un ni l'autre, est-il possible qu'il n'ait pas entre les mains trente mines, qui sont le produit de deux années de la manufacture, puisqu'il est visible qu'il y a eu des ouvrages faits ? [22] S'il nie tout, s'il prétend que Milyas a conduit la manufacture, doit-on croire, sur sa parole, que lui, Aphobus, a dépensé plus de cinq cents drachmes, et que Milyas a tiré le profit? Pour moi, il nie semble, au contraire, que c'est Milyas, s'il a conduit la manufacture, qui a fait les dépenses, et Aphobus qui a tiré le profit, si on doit en juger par les autres traits de son caractère, et par son impudence. Greffier, prenez les dépositions qui confirment ce que je dis, et faites-en lecture.

On lit les dépositions.

[23] Il a donc, pendant huit années, tiré trente mines de la manufacture, avec les intérêts; si on met ces intérêts à une drachme (07) seulement, on aura environ trente autres mines: laquelle somme, jointe au principal et à la dot avec ses intérêts, fait au moins quatre talents. Je vais passer aux rapines qu'il a faites en commun avec ses co-tuteurs, et dont quelques-unes tombent sur des objets dont il nie absolument l'existence.

[24] Je parlerai d'abord des esclaves ouvriers en lits, qui avaient été donnés à mon père au nombre de vingt, pour gage d'une créance de quarante mines, et que mes tuteurs ont fait disparaître; je montrerai qu'ils nous en ont frustrés ouvertement et avec la dernière effronterie. Ils conviennent tous trois que ces esclaves étaient dans notre maison, qu'ils produisaient à mon père douze mines par an; et, pendant dix années, on ne voit naîtra pour, nous aucun produit de leur travail. Telle est l'impudence d'Aphobus, qu'il compte près de mille drachmes de dépenses faites pour eux; [25] et au lieu de nous livrer les esclaves mêmes pour lesquels ils ont fait, disent-ils, des dépenses, ils ont recours au moyen le plus frivole ; ils prétendent que celui qui a donné les esclaves pour gage de sa créance, est le plus perfide des hommes, qu'il est obéré, et qu'il a fait banqueroute plusieurs fois. Ils produisent contre lui beaucoup de témoins; mais de dire à qui ils ont remis les esclaves, comment ces esclaves sont sortis de notre maison, qui les a pris comme lui appartenants, qui les a forcés en justice de les abandonner, c'est ce qu'ils ne peuvent faire. [26] Cependant, s'ils parlaient de bonne foi, sans s'amuser à produire, pour établir les malversations d'un tiers, des témoins qui doivent être indifférents sur tout cela, ils s'arrêteraient à nommer exactement toutes les personnes qui ont pris les esclaves. Au lieu que, par la plus criante des injustices, ils conviennent que mon père a laissé les esclaves, qu'ils en ont été possesseurs; et, après en avoir tiré du profit pendant dix ans, ils font disparaître toute la manufacture. Greffier, prenez les dépositions qui attestent la vérité de ce que je dis, et faites-en lecture.

On lit les dépositions.

[27] Voici une preuve convaincante, qui vous apprendra que Mériade n'était pas si obéré, et que mon père n'avait pas fait avec lui une affaire si folle pour les esclaves. Aphobus, saisi de la manufacture, comme Ies témoins viennent de vous l'attester, aurait dû empêcher, puisqu'il était tuteur, quiconque eût voulu prêter à Mériade sur les mêmes esclaves ; il lui a prêté lui-même, sur ces esclaves, cinq cents drachmes que, de son propre aveu, il a retirées, comme il était juste et convenable. [28] Ainsi, chose révoltante, nous qui avons prêté les premiers, nous avons perdu, et les objets qui nous étaient donnés pour gage, et l'intérêt qui devait nous en revenir; tandis qu'Aphobus; qui a prêté si longtemps après sur les gages de notre créance, a retiré intérêt et principal, sans trouver d'obstacle ! Greffier, lisez la déposition qui certifie ce que j'avance.

On lit la déposition.

[29] Examinez de combien ils m'ont fait tort sur Ies ouvriers en lits; quarante mines pour le principal, deux talents pour l'intérêt pendant dix années, ces ouvriers leur produisant, chaque année, douze mines. Ce tort est-il léger, est-il douteux? le calcul en est-il difficile ? n'est-il pas clair qu'ils m'ont volé près de trois talents? Et comme ils ont fait cette rapine en commun, Aphobus doit me restituer le tiers pour sa part.

[30] Quant à ce qui a été laissé de fer et d'ivoire, ils ont agi à-peu-près de même; ils ne rapportent rien. Cependant est-il possible que mon père, qui possédait un si grand nombre d'esclaves, fourbisseurs et ouvriers en lits, n'ait pas laissé de fer et d'ivoire? Il a dû, oui, assurément, il a dû en laisser une quantité suffisante : car, sans cela, comment les esclaves auraient-ils travaillé ? [31] Ainsi donc un homme qui, était possesseur de plus de cinquante esclaves, maître de deux manufactures, dont l'une, pour des lits, employait sans peine deux mines d'ivoire par mois, et l'autre, pour des épées, employait une égale quantité d'ivoire avec du fer; ils prétendent qu'il n'a laissé ni de l'un ni de l'autre ! quel excès d'impudence ! On peut donc voir aisément par-là, qu'ils avancent des choses nullement vraisemblables.

[32] Mais une preuve évidente que mon père a laissé assez d'ivoire, non seulement pour fournir aux ouvriers, mais encore pour en vendre à qui l'on voudrait, c'est qu'il en vendait lui-même, et qu'après sa mort, Démophon et Aphobus en ont vendu dans notre maison ceux qui en ont voulu. [33] Quelle quantité néanmoins devait en avoir laissé mon père, puisqu'il s'en trouvait assez pour fournir à un aussi grand nombre d'ouvriers, et pour que chacun de mes tuteurs pût en vendre? En a-t-il laissé une quantité modique? Ne s'en trouvait-il pas plus qu'il n'est porté dans l'acte de dénonciation? Greffier, lisez les dépositions qui attestent ce que je viens de dire.

On lit les dépositions.

Il y avait donc de l'ivoire pour plus d'un talent; et ils ne me rapportent ni l'ivoire ni le profit qui en a dû résulter; ils le font entièrement disparaître.

[34] Je vais vous montrer encore, Athéniens, que, d'après les comptes qu'ils produisent, d'après ce qu'ils conviennent avoir reçu, ils ont tous trois à moi plus de sept talents, et qu'Aphobus en particulier, sur ces sept talents, en a reçu trois, et mille drachmes. Je ne compte pas les dépenses qu'ils ont faites, que je mets au plus haut, et tout ce qui m'a été remis en particulier: il faut vous faire voir qu'ils ont agi en tout sans aucune pudeur. [35] Ils reconnaissent avoir reçu de mes biens. Aphobus cent huit mines (08), outre ce que je prouverai qu'il a encore entre les mains, Thérippide deux talents; Démophon quatre-vingt-sept mines : ce qui fait cinq talents quinze mines. Ce qu'ils vont pus reçu tout de suite, et à la fois, compose près de soixante-dix-sept mines; c'est le produit des esclaves. Ce qui leur a été remis aussitôt, forme un peu moins de quatre talents. Si on ajoute les intérêts de trois talents cinquante-huit mines (09) pendant dix années, seulement à une drachme, on trouvera huit talents mille drachmes, compté le principal. [36] Il faut prendre notre entretien sur les soixante-dix-sept mines, produit d'une des manufactures. Thérippide a donné chaque année, pour cet entretien, sept mines, dont nous lui tenons compte. Ainsi, puisqu'en dix années ils ont dépensé soixante-dix mines pour notre entretien, ce sont sept mines dont je leur fais grâce, et que ajoute à leurs dépenses pour cet objet. Il faut retrancher des huis talents, et plus, ce qu'ils m'ont donné, lorsque j'ai été inscrit parmi les hommes. et tout ce qu'ils ont fourni en mon nom pour les contributions. [37] Or, Aphobus et Thérippide m'ont remis trente et une mines; ils en comptent dix-huit pour les contributions : je mettrai les choses au plus haut, et j'en compterai trente, afin qu'ils ne puissent pas se plaindre. Mais si des huit talents on en retranche un, il en reste sept; somme qu'ils ont nécessairement entre les mains, d'après ce qu'ils conviennent avoir reçu. Quand donc ils voudraient me frustrer du reste, ils doivent me rendre cette partie, puisqu'ils conviennent l'avoir reçue, l'avoir prise sur mon patrimoine. [38] Mais que font-ils ? ils ne rapportent point l'intérêt de notre argent, et ils prétendent avoir dépensé soixante-dix-sept mines en sus du principal. Démophon même avance, dans un écrit, que nous leur sommes encore redevables. Peut-on concevoir une impudence plus révoltante et plus manifeste? Peut-on porter plus loin la cupidité et un vil esprit d'intérêt? Est-il des procédés indignes, si celui-ci n'est pas au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer? [39] Aphobus, qui reconnaît avoir reçu pour sa part cent huit mines, est saisi du principal et des intérêts pendant dix ans, c'est-à-dire, de trois talents mille drachmes. Pour preuve que je dis vrai, que, dans les comptes de la tutelle, ils reconnaissent chacun avoir reçu toutes les sommes dont je parle, et qu'ils les portent en dépense, greffier, prenez les dépositions, et lisez-les.

On lit les dépositions.

[40] Je crois, Athéniens, que vous êtes suffisamment instruits des rapines et des fraudes de chacun de mes tuteurs. Vous les connaîtriez encore mieux, s'ils avaient voulu me remettre le testament qu'a laissé mon père. Il y marquait, à ce que ma mère assure, ce qu'il laissait de biens, sur quoi mes tuteurs devaient prendre ce qui leur était légué, et comment ils loueraient la maison. [41] Aujourd'hui que je leur redemande le testament, ils conviennent qu'il a existé, et ils ne le représentent pas. Ils craignent, sans doute, de mettre en évidence la quantité de mes biens patrimoniaux qu'ils ont pillés, et ils ne veulent point qu'on les croie saisis de leurs legs ; comme s'il n'était pas facile de les convaincre par l'inspection seule de la chose (10). Greffier, prenez les dépositions de ceux en présence de qui ils ont répondu à mes demandes, et faites-en lecture.

On lit les dépositions.

[42] Aphobus lui-même avoue dans sa réponse qu'il a existé un testament, qu'on a légué deux talents à Démophon, et à lui quatre-vingts mines; mais il nie qu'il y fût parlé des soixante-dix-sept mines qu'a reçues Thérippide, du détail des biens qui étaient laissés, et de la manière dont ils loueraient la maison : car il n'était pas de son intérêt de faire ces aveux, Greffier, lisez la réponse d'Aphobus, qui dépose contre lui.

On lit la réponse d'Aphobus.

[43] Aphobus avoue donc qu'il a existé un testament; il avoue qu'on a vendu l'airain et la noix de galle, pour en remettre la valeur à Thérippide qui nie l'avoir reçue; il convient aussi des deux biens de Démophon; il parle de ce qui lui était légué à lui-même, mais, non pas de son acceptation, afin de ne point paraître avoir reçu le legs. Il ne dit pas un mot du détail des biens et de la location de la maison, parce que ces aveux ne lui auraient pas été favorables.

[44] Au reste, la quantité des biens laissés, quoiqu'ils veuillent en faire un mystère, est évidente par le testament, en vertu duquel ils affirment, les uns pour les autres, qu'il leur a été légué des sommes aussi fortes. En effet, lorsque sur quatre talents et trois mille drachmes légués, mon père donne à deux personnes pour dot trois talents deux mille drachmes, et à une troisième la jouissance de soixante et dix mines, il est clair qu'il n'a pas tiré ces legs d'une fortune modique, mais d'un patrimoine qu'il laissait à son fils, au moins double de ce qu'il leur donnait. [45] Car, sans doute, il n'a pas voulu laisser ce fils dans un état de pauvreté, et rendre plus riches des hommes qui l'étaient déjà : mais, comme le patrimoine qu'il me laissait était considérable, il a donné la jouissance de soixante et dix mines à Thérippide, et de deux talents à Démophon qui n'était pas encore près d'épouser ma soeur, afin que ces donations les rendissent plus intègres dans la gestion de leur tutelle; ou que s'ils prévariquaient, ils n'obtinssent de vous aucune grâce, m'ayant causé d'aussi grands préjudices après qu'on les a aussi bien traités. [46] Pour Aphobus qui, outre la dot, a reçu des femmes esclaves, et qui a habité ma maison, quand il faut rendre compte des biens qu'il a gérés, il refuse et dit qu'il a ses affaires il en est venu à cet excès, d'avarice sordide, de priver mes maîtres de leurs honoraires, et de me compter des contributions qu'il n'a pas fournies. Greffier, lisez les dépositions qui certifient ce que j'avance.

On lit les dépositions.

[47] Peut-on exiger de moi une démonstration plus claire, pour établir qu'Aphobus a pillé jusque sur les moindres objets, lorsque je prouve, par un si grand nombre de témoins et d'inductions, qu'il est convenu lui-même avoir reçu la dot, et qu'il en a tenu compte à ses co-tuteurs ; qu'il a fait valoir une des manufactures, et qu'il n'en rapporte pas le revenu; [48] que, parmi le reste des articles, il a vendu les uns et n'en a pas remis la valeur, qu'il est saisi des autres et n'en fait nulle mention; que, d'après le compte qu'il a rendu lui-même, il m'a causé des torts énormes ; qu'en outre il a supprimé le testament et vendu les esclaves; qu'enfin, il a tout administré comme n'auraient pas. fait mes plus grands ennemis? Non, je ne vois pas qu'il soit possible de prouver plus clairement l'infidélité de son administration.

[49] Il osait dire devant l'arbitre qu'il avait payé sur mes biens nombre de dettes, soit à Démophon, soit à Thérippide, ses co-tuteurs; que ceux-ci avaient reçu beaucoup de mes deniers; et il ne peut certifier aucun de ces deux faits. Il ne montre point, par des registres, que mon père m'ait laissé des dettes; il ne produit point le témoignage de ceux auxquels il prétend les avoir payées; et d'ailleurs les sommes qu'il met sur le compte de ses co-tuteurs sont bien inférieures à celles qu'il a prises constamment lui-même. [50] L'arbitre l'interrogea sur tous ces objets, et lui demanda s'il avait augmenté sa fortune en amassant les revenus, ou en aliénant les fonds, si, étant traité de la sorte par des tuteurs, il se contenterait, de leur part, de raisons pareilles, ou s'il n'exigerait pas qu'on lui remît les fonds avec les revenus. Pour toute réponse, il offrait de prouver que mon patrimoine était de dix talents, et consentait, disait-il, à ajouter du sien ce qui pourrait y manquer. [51] Je le sommai devant l'arbitre d'établir ce qu'il avançait ; mais, sans pouvoir fournir de preuves ni pour cet article, ni aux fins de montrer que mes biens m'eussent été remis par ses co-tuteurs (autrement l'arbitre ne l'eût pas condamné), il produisit une déposition qu'il essaiera encore de faire valoir. Au reste, s'il prétend que je suis saisi de mon patrimoine, demandez-lui des mains de qui je l'ai reçu, et exigez que sur chaque article il produise des témoins. [52] S'il prétend que je suis saisi de la portion qui était à sa charge, et s'il compte ce que me doivent mes autres tuteurs, on trouvera la moitié moins de ce qui doit me revenir, et il n'en prouvera pas davantage que je suis saisi de ce qui m'appartient; car, après l'avoir convaincu de m'avoir causé des torts énormes, je convaincrai les deux autres de ne m'en avoir pas causé de moindres. Ainsi il ne doit pas se rejeter sur ses co-tuteurs, mais montrer ou que lui-même ou que ses deux collègues m'ont remis mon patrimoine. S'il ne le fait pas, devez-vous, Athéniens, écouter ses mauvaises défaites, d'où il ne résulte nullement que je sois saisi de ce qui est à moi ?

[53] Se trouvant fort embarrassé devant l'arbitre sur tous ces points, et pleinement convaincu comme il l'est à présent devant vous, il avança une fausseté des plus révoltantes ; il, disait que mon père m'avait laissé quatre talents qu'il avait enfouis et remis à ma mère, en dépôt. Il voulait par-là que, si je m'attendais à lui voir répéter ce mensonge, je perdisse le temps à le détruire, au lieu d'attaquer le menteur sur d'autres articles ou, si je n'en parlais pas, dans la persuasion qu'il n'en parlerait pas lui-même, il devait le reprendre, afin que je passasse pour être riche, et que je fusse moins dans le cas d'exciter la compassion des juges. [54] Il avance donc un fait sans le confirmer par aucun témoignage, il le rapporte simplement, comme si on devait l'en croire sur sa seule parole. Lorsqu'on lui demande à quoi il a employé tout mon patrimoine qui était si considérable, il dit qu'il a payé des dettes peur moi, et cherche alors à me rendre pauvre ; et ensuite, quand il lui prend envie, il me fait riche, à ce qu'il paraît, en voulant que mon père ait laissé dans la maison une somme aussi forte.

Mais il est facile de voir, par plusieurs raisons, que le fait avancé par Aphobus ne peut être vrai, qu'il n'est pas même vraisemblable. [55] Car, si mon père se défiait de lui et des deux autres, sans doute il ne leur eût pas confié le reste, et alors il ne se fût pas ouvert à eux d'une somme qu'il craignait de mettre en évidence. C'eût été, en effet, le comble de la folie de leur parler des biens qu'il voulait céler, lorsqu'il ne voulait pas leur confier ceux qu'il mettait au grand jour. S'il les croyait dignes de sa confiance, il n'eût pas fait difficulté, en remettant entre leurs mains la plus grande partie de sa fortune, de leur remettre aussi la moindre. Il n'eût pas donné celle-ci à garder à ma mère, en même temps qu'il la donnait pour épouse à un des tuteurs. Y aurait-il eu de la raison de la rendre dépositaire d'une somme d'argent, et de rendre maître de l'argent et de la personne, quelqu'un auquel il ne se fiait pas pour l'argent seulement ? [56] D'ailleurs, s'il y avait quelque chose de vrai dans ce que dit Aphobus, croyez-vous qu'il n'eût pas épousé ma mère qui lui était donnée par mon père? S'il y eût eu dans la maison, comme il le dit, quatre talents dont ma mère fût gardienne, n'eût-il pas accouru pour se rendre maître et de la femme et de l'argent, lui qui, s'étant emparé d'abord d'une dot de quatre-vingts mines, comme devant l'épouser, a épousé la fille de Philonides? [57] Aurait-il, conjointement avec ses co-tuteurs, pillé, d'une manière aussi honteuse, des biens que plusieurs de vous savent avoir été laissés? Et n'eût-il pas touché, pouvant le prendre, à un argent pour lequel il n'y avait pas de témoins.? Qui pourrait le croire ? Cela n'est pas, Athéniens ; non, cela n'est pas. Mon père leur a remis tous les effets qu'il a laissés, et Aphobus n'aura recours à la fausseté dont je parle, que pour empêcher qu'on ne me plaigne.

[58] Quoique j'eusse encore beaucoup d'autres griefs à produire contre lui, je m'arrête à un seul qui est le principal, à l'aide duquel je lui ôterai tout moyen de défense. Je dis qu'il pouvait se mettre à l'abri de toute poursuite en louant la maison, suivant la disposition des lois. Greffier, prenez ces lois, et faites-en lecture.

On lit les lois.

Antidore n'avait un bien que de trois talents trois mille drachmes, et en vertu d'une location faite d'après ces lois, on lui a remis plus de six talents. Plusieurs de vous doivent être instruits de ce fait, parce que Théogène, qui avait loué sa maison, a compté l'argent dans la place publique. [59] Moi, qui avais un bien de quatorze talents, et qui ai été plus longtemps en tutelle, j'aurais dû retirer de la location trois fois plus qu'Antidote. Demandez donc à Aphobus pourquoi il n'a pas loué la maison. S'il dit qu'il n'était pas à propos de la louer, qu'il montre, non pas qu'on a doublé ou triplé mon patrimoine, mais qu'on m'a remis le principal en entier. Si, sur quatorze talents, on ne m'a pas même livré soixante et dix mines, et si Aphobus a prétendu, dans ses comptes, que je lui étais encore redevable, faut-il recevoir leurs raisons futiles? Non, assurément.

[60] Quoiqu'on m'eût laissé un patrimoine aussi ample que je l'ai prouvé d'abord, un patrimoine dont le tiers formait un revenu de cinquante mines; quoique mes tuteurs, malgré leur avidité insatiable, quand même ils n'eussent pas voulu louer la maison, eussent été en état de fournir à notre entretien et aux contributions publiques, sur les seuls revenus, sans rien aliéner; [61] d'ajouter le surplus à la masse; de doubler le reste du bien en le faisant valoir; d'en prendre une partie pour eux, s'ils étaient si avides du bien d'autrui, mais d'augmenter ma fortune totale avec le produit des fonds : au lieu d'agir comme je dis, ils se sont vendu mutuellement les esclaves les plus précieux. et ont fait disparaître les autres ; ils m'ont dépouillé de mes revenus réels, et ont grossi les leurs à mes dépens. [62] Après avoir pillé indignement et s'être partagé le reste de mon bien, ils me disputent, de concert, plus de la moitié de mon patrimoine ; ils ne rendent compte de la fortune confiée à leurs soins que sur le pied de cinq biens, et ne rapportent pas même le produit de ces cinq talents. Ils ont, il est vrai, déclaré le fonds, mais ils osent dire qu'ils l'ont aliéné : tant est grande leur impudence !

[63] Que me serait-il donc arrivé, si j'eusse été plus longtemps sous leur tutelle? Je ne le pourrais dire, et je ne puis y penser sans être indigné. Oui, puisque après dix ans ils m'ont remis un bien si médiocre, et qu'Aphobus même annonce, dans ses comptes, que je lui suis encore redevable, il est clair que si je n'eusse eu qu'un an quand mon père est mort, et qu'ils eussent été six années de plus mes tuteurs, je n'aurais pas même retiré le peu qu'ils m'ont remis. En effet, si les dépenses qu'ils nous comptent sont légitimes, ce qu'ils m'ont remis n'eût pas été suffisant pour les six années de plus; ils m'auraient donc nourri chez eux, ou laissé mourir de faim. [64] Cependant, lorsqu'on a vu, grâce à la location des maisons, les fortunes de plusieurs qui n'étaient que d'un talent ou deux, doublées, triplées, augmentées au point de pouvoir fournir aux charges publiques, n'est-il pas affreux que la mienne, qui avait toujours suffi à l'armement des vaisseaux et aux contributions les plus fortes, ne puisse plus suffire aux moindres contributions, grâces à leurs malversations criantes?

Peut-on rien concevoir de plus atroce que le procédé de tuteurs qui ont fait disparaître le testament, comme pour cacher leurs manoeuvres; qui se sont servis de nos revenus pour grossir leurs biens, et ont augmenté leurs fonds aux dépens des nôtres, dont ils nous ont entièrement dépouillés, comme s'ils eussent reçu de nous les plus graves offenses. [65] Vous, Athéniens, lorsque vous condamnez un criminel d'état, sous ne lui ôtez pas toute sa fortune, vous lui en laissez une partie par compassion pour sa femme et ses matins. Bien différents de vous, des hommes à qui nous avons fait des donations pour qu'ils se montrassent intègres dans leur tutelle, nous ont traités de la manière la plus indigne; ils n'ont pas rougi de ne montrer aucune pitié pour ma soeur, à qui mon père avait laissé une dot de deux talents, et qui se voit réduite à ne pouvoir trouver un établissement sortable : enfin, comme si on nous eût laissé en eux des ennemis déclarés, et non des amis et des proches, ils ont foulé aux pieds les droits du sang. [66] Pour moi, le plus infortuné des hommes, je me trouve dans un cruel embarras. Je ne sais comment marier ma soeur, ni comment régler les autres affaires. Outre cela, je suis pressé par la ville, qui me demande les contributions, et avec justice, puisque mon père m'a laissé assez de biens pour y fournir; mais les tuteurs, qu'il m'a donnés, se sont saisis de tout mon patrimoine, [67] et, aujourd'hui que je veux le recouvrer, je me vois exposé aux plus grands risques : car si, pour mon malheur, Aphobus est absous, je serai condamné à lui payer une somme de cent mines (11). Lui, en cas que votre sentence le condamne, verra sa peine abandonnée à la volonté des juges, et il prendra, pour me payer, sur mon patrimoine et non sur ses biens. Au lieu que moi, ma peine est réglée par les ordonnances; et si vous n'êtes touchés de mon sort, non seulement je serai frustré de mon patrimoine, mais de plus encore, je serai déshonoré (12).

[68] Je vous prie donc, Athéniens, je vous conjure de vous rappeler les lois, et le serment que vous avez prêté avant de monter au tribunal, de nous être favorables selon la justice, et d'avoir plus d'égard à nos supplications qu'à celles de notre adversaire. Vous devez votre compassion, non à des tuteurs iniques, mais à des pupilles infortunés; non à des ravisseurs du bien d'autrui, mais à nous qui sommes privés, il y a longtemps, de notre patrimoine, qui, de plus, sommes outragés par ceux qui nous l'ont pris, et courons risque, en ce jour, d'être déshonorés. [69] Quelle serait la douleur de mon père, s'il pouvait apprendre que toutes les donations, qu'il a faites à mes tuteurs, n'ont eu d'autre effet que de mettre son fils en péril d'être condamné, envers eux, à des sommes considérables ; s'il pouvait savoir que, tandis qu'on a vu d'autres citoyens doter eux-mêmes les filles de leurs proches, et même de leurs amis, Aphobus ne veut pas rendre la dot qu'il a reçue, et qu'il garde depuis dix années?

 

NOTES SUR LE PREMIER PLAIDOYER CONTRE APHOBUS.

 

(01) J'ai changé ici quelque chose dans le texte. Il est certain que le père de Démosthène n'avait pas légué à Aphobus sa maison, ni même I'usufruit de sa maison, puisque Démosthène reproche à ses tuteurs de n'avoir pas loué cette maison que son père lui avait laissée. - Il lui légua ma mère... Diogène de Laërte, dans la vie de Solon, dit qu'il avait porté une loi par laquelle il défendait à un tuteur d'épouser la mère de ses pupilles. Apparemment, suivant la remarque de Samuel Petit, que la loi avait été abrogée, ou qu'on pouvait épouser la mère de ses pupilles, quand elle était léguée par le testament du père.

(02) Soixante et dix mines. Le savant Reiske observe, avec raison, qu'il y a certainement erreur dans ce total, et qu'en estimant la maison à trente mines, et chaque esclave, au moine trois mines, suivant l'estimation de Démosthène lui-même, on doit avoir un total de cent deux mines.

(03) Ces esclaves n'appartenaient pas en propre au père de Démosthène; il avait prêté quarante mines, comme nous verrons ci-après, à un nommé Mériade, qui lui avait donné ces vingt esclaves pour gage de sa créance.

(04) En réunissant toutes les sommes ci-dessus nommées, on trouve un total de quatorze talents trente-six mines. J'ai fait mettre en italique les différentes sommes partielles; si on les réduit en mines et en talents pour les réunir, on trouvera le total que je dis. Deux choses cependant m'embarrassent dans ces calcule; c'est, premièrement, que Démosthène n'appelle bien en rapport que les manufactures et un talent d'argent prêté, et qu'il ne donne pas cette même dénomination à plusieurs objets qui étaient de même espèce : secondement, pourquoi ne comprend-il pas dans son calcul le revenu de ceux-ci, tandis qu'il y fait entrer celui des autres, Telles sont mes deux difficultés dont je n'ai pu trouver la solution.

(05) Ce Démocharès est le citoyen qu'Eschine n'a pas voulu nommer dans sa harangue sur la couronne. Il avait épousé une des filles de Gylon, soeur de la mère de Démosthène. (Voyez tome V, p. 164, 247, n. 71.)

(06)  L'intérêt de l'argent à Athènes, le moindre et le plus ordinaire, était six oboles ou une drachme par mine, chaque mois. La loi avait élevé plus haut l'intérêt d'une dot qui n'était pas payée : l'intérêt était de neuf oboles, ou d'une drachme et demie. J'aurais dû parler de cet intérêt dans le traité des lois d'Athènes, où je rapporte les diverses sortes d'intérêts d'argent usités à Athènes. (Voyez. t.1 p. 290.)

(07) A une drachme, par mois, selon l'usage.- Environ, non pas en deçà, mais au delà: car tous les intérêts calculés font une somme de trente mines quarante drachmes. - J'ai ajouté, avec les intérêts, ce qui était dans l'esprit de l'orateur. Au reste, toutes les sommes réunies montent à quatre talents seize mines.

(08) Aphobus avait remis quatre-vingts mines pour la dot; les vingt-huit mines qu'il avait reçues encore, et dont il est convenu, étaient, sans doute, le prix des femmes esclaves, dont Démosthène parlera ci-après.

(09) Démosthène ne compte les intérêts que de trois talents cinquante-huit mines; parce que les soixante et dix-sept mines n'ont pas été reçues tout de suite et à la fois. Dans tout son calcul, qui me paraît clair, il met en plus bas ce qu'ont reçu ses tuteurs, et au plus haut ce qui lui a été remis, et ce qui a été dépensé pour lui. Ce qui m'embarrasse, c'est que trois talents cinquante-huit mines, avec les intérêts pendant dix années, à six oboles. ou une drachme par mine chaque mois, font une somme plus forte que celle qui est marquée dans l'orateur. L'intérêt de trois talents cinquante-huit mines pendant dix années, tel que nous l'avons annoncé, et qui était à Athènes l'intérêt ordinaire, fait une somme de quatre talents quarante-cinq mines soixante drachmes, qui, joints à trois talents cinquante-huit mines, qui est le principal, forment un total de huit talents quatre mille trois cent soixante drachmes. Ce qui m'embarrasse encore, c'est de savoir quelles étaient ces soixante et dix-sept mines, produit des esclaves, ou d'une des manufactures. Était-ce le produit de la moitié des esclaves fourbisseurs, sur lequel produit Aphobus avait pris trente mines des quatre-vingts mines de la dot? Était-ce le produit du travail de la moitié des esclaves qui restaient ?

(10) C'est-à-dire, en examinant leur caractère, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont dit, la fortune que mon père a laissée, ce qu'ils m'ont remis de cette fortune.

(11) Cent mines sont le sixième de dix talents. Celui qui succombait dans un procès où il accusait quelqu'un de lui avoir fait tort, était condamné à lui payer le sixième de la somme à laquelle il avait conclu contre lui. Cette amende se nommait ἐπωβελία.

(12) Je passerai pour avoir calomnié mes tuteurs.