Ménandre traduit par Mr. Cousin

THEOPHYLACTE SIMOCATTE

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR MAURICE

LIVRE II

 

livre I - livre III

 

Traduction française : Mr. COUSIN

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DE L'EMPEREUR

 

MAURICE.

 

Ecrite par Théophylacte Simocatte.

 

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LIVRE SECOND.

CHAPITRE I.

1. Description du Mont Izala. 2. Raisons tour lesquelles le Général des Romains y mena, ses troupes.

1. Le jour suivant il s'alla camper au pie du mont Izala, du côté de main gauche. Ce mont est extrêmement fertile en raisins, & en autres fruits. Comme il est fort peuplé, & que ses habitants font d'excellents hommes de guerre, il est le sujet continuel des différents de ceux d'alentour, & le théâtre ordinaire de leurs combats. Quelque dégât que les Perses y fassent, &: quelque butin qu'ils en enlèvent, il n'y a rien qui puisse obliger les habitants à l'abandonner. Ce mont en porte un autre nommé Esuma, qui par sa hauteur extraordinaire semble menacer le ciel. Ce dernier en produit deux autres, l'un desquels appelé Izala, s'élevant peu à peu, s'étend jusqu'au Tigre, & serait encore joint à l'Eoon, & au Caucase, s'il n'en avait été séparé par l'art & par le travail des hommes.

2. Ce qui obligea le Général de l'armée Romaine de se camper en cet endroit-là, est, que comme il n'y a point d'eau depuis le fleuve Buron jusqu'à celui d'Arzamon, & que les ennemis étaient obligés de venir à l'un des deux, il jugeait ou qu'ils demeureraient en repos, ou qu'ils se consumeraient eux-mêmes par la soif, & par les fatigues. Il y avait déjà trois jours qu'une partie de ses troupes gardaient les bords du fleuve Arzamon, lorsque les Perses apprirent son arrivée.

 

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CHAPITRE II.

1. Le Cardarigan consulte les devins. 2 Les Romains envoient découvrir leurs ennemis.

 

1.  Le Cardarigan était devenu si insolent, qu'il ne fit que rire de cette nouvelle, comme fî elle n'eût été d'aucune importance. Mais quand il vit qu'elle était répandue dans son armée, & qu'elle y jetait l'épouvante, il consulta des Devins, & des femmes qui faisaient semblant d'être possédées du Démon, & qui lui promirent la victoire. Les Perses partirent à l'heure-même tout enflés de cette promesse, & de peur de manquer d'eau, ils en chargèrent des chameaux sur le bord du fleuve Buron. La folle confiance de vaincre les avait tellement aveuglés, qu'ils portaient quantité de cordes, & de chaînes, pour attacher les prisonniers qu'ils devaient prendre.

z. Le Général de l'armée Romaine, touché de la misère des paysans, exhorta ses soldats à épargner le fruit de leurs peines. Il choisit le lendemain, par l'entremise de Serge Capitaine d'une compagnie, & Gouverneur du fort de Maris, deux Tribuns des troupes auxiliaires des Sarrasins, dont l'un se nommait Ogyre, &: l'autre Zogome, à qui il commanda d'aller découvrir l'ennemi. Ils attrapèrent donc quelques Barbares, & les ayant mis à la question, ils apprirent d'eux que le Cardarigan était toujours campé au même endroit où ils savaient qu'il était auparavant. C'était le septième jour de la Semaine, que Moïse, ce grand Législateur, a nommé du nom de Sabbat. Philippicus se douta que l'ennemi tâcherait de donner bataille le jour suivant, à cause que les Romains le solennisent par la cessation du travail. Et en effet, on apprit le lendemain par le rapport des espions, que les ennemis étaient proche.

 

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CHAPITRE III.

 

1. Disposition des deux armées. 2. Le Général anime ses soldats, en leur montrant une Image du Sauveur. 3. Champ de bataille célèbre par la naissance de quelques grands hommes.

1. Philippicus donna l'aile gauche de son ii armée à Ilisredas Gouverneur d'Emesse, & à Aspich Hun de nation ; la droite à Bitalius Centenier, & prit le corps de bataille pour le commander avec Héraclius père de l'Empereur du même nom. Les Perses se rangèrent dans le même ordre. Mebode prit l'aile droite. Aphratès neveu du Cardarigan la gauche, & le Cardarigan le corps de bataille.

2. Quand les deux armées commencèrent à s'approcher, & à couvrir l'air de poussière, Phiippicus prit entre ses mains une Image du Fils de Dieu, que Tl'n dit avoir été faite par miracle, & sans l'art ni des Brodeurs, ni des Peintres. Les Romains en ont l'original, auquel ils rendent des honneurs divins., dans la créance que ce n'est point un ouvrage de la main des hommes. Ce Général ayant découvert cette sainte Image, parcourut les rangs, & la montrant aux soldats, il les remplit d'un invincible courage. Puis s'étant mis au-milieu d'eux, il versa des larmes pour le sang qu'on était prêt de répandre, & les exhorta à se porter en gens de cœur, & pour cet effet, il leur dit des paroles capables d'augmenter l'ardeur des plus courageux, & d'en donner aux plus lâches. La trompette qui sonna bientôt après, acheva de les animer au combat. Le Général envoya ensuite l'Image du divin Sauveur à Siméon Evêque d'Amide, qui était alors dans le fort de Mardese. Les habitants de ce fort passèrent le jour entier à demander à Dieu la victoire avec de ferventes prières, & avec des larmes toutes de feu. Les Capitaines, les Centeniers, & les autres gens de commandement, s'assemblèrent pour supplier le Général de se retirer à l'arrière garde, de peur que sa présence ne rendît la mêlée plus dangereuse. Ils ajoutèrent, que le sort des armes est douteux, que la guerre a diverses faces, qu'elle est sujette à de fréquentes vicissitudes, & que souvent elle change ses plus insignes faveurs en de funestes disgrâces. Ils firent tant par ces raisons, qu'ils le persuadèrent de changer un peu de place.

3. Le champ où se devait donner la bataille se nommait Solachon, du nom d'un bourg voisin. Théodore, que les habitants de Constantinople surnommèrent Zétonumie, & qui fut élevé à la dignité de Maître comme les Romains l'appellent, venait originairement de ce lieu-là. Salomon l'Eunuque, cocher de Justinien, qui selon le témoignage de Procope commanda l'armée d'Afrique, en tiriat aussi sa naissance.

 

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CHAPITRE IV.

 

1.  Les Romains s'acharnent au butin. 2. Voix du Ciel. 3. Retraite des Perses.

 

1.  Dès que le combat fut engagé, Bitalius fondit avec une telle ardeur sur l'aîle qui lui était opposée, qu'il la rompit, tua un grand nombre de ceux qui la composaient, & prit le bagage qui s'appelle Fulde en la langue des Romains. Quand le Général vit que ses gens s'acharnaient au pillage, il ne savait comment faire pour arrêter ce désordre. Il s'avisa, néanmoins, d'ôter son casque, qui le faisait remarquer, pour le mettre sur la tête de Théodore Liibin l'un de ses gardes, & de lui commander d'aller frapper avec son épée ceux qui étaient acharnés au pillage. Ce stratagème ne servit pas  peu pour taire reprendre les rangs aux gens de guerre; car comme ils croyaient que c'était le Général qui châtiait les pillards, ils retournèrent à la poursuite des ennemis.

Comme l''aile qui était demeurée ferme, soutenait le corps d'armée des Perses, il n'eût pas été possible aux Romains de leur résister, s'ils n'eussent quitté leurs chevaux. Les Phalanges serraient leurs rangs, & se battaient fort vaillamment, de forte que le nombre des deux partis diminuait à chaque moment, & que la terre était couverte de nouveaux corps morts.

2.. Il n'y avait point d'apparence que cette furieuse mêlée dût sitôt finir, si Dieu n'eût interposé sa puissance pour la terminer, en faisant entendre une voix qui avertit clairement les Romains de percer avec leurs lances les chevaux de leurs ennemis. Ayant obéi à cette voix, & en lui obéissant, ayant remporté la victoire, ils crurent .que c'était un Capitaine nommé Etienne qui en était Auteur, & ils lui demandèrent, après la bataille, si c'était une ruse dont il se fût avisé? Mais il les assura avec serment, qu'il n'y avait pas pensé, & il ne voulut pas acquérir une fausse réputation, en s'attribuant une gloire qui n'appartenait qu'à Dieu.

3. L'aile gauche des Romains poursuivit vigoureusement les fuyards jusqu'à la ville de Dara, à douze milles du champ de bataille. Les Perses reconnaissant leur faiblesse., & la force de leurs ennemis prirent la fuite, & gagnèrent une hauteur, où les Romains les poursuivirent, & les sommèrent de se rendre. Mais au lieu de le faire ils ne leur témoignèrent qu'une aveugle confiance & qu'un brutal désespoir. Les Romains ne sachant pas que le Cardarigan se fut sauvé avec eux, & croyant que l'assurance que ses gens faisaient paraître ne procédait d'aucune espérance n'eurent pour eux que du mépris. Le Cardarigan fut tellement pressé par la faim, sur cette hauteur, qu'il y passa quatre jours sans manger. Voila comment il arrive des changements extraordinaires, qui renversent les projets des hommes, & qui les obligent à prendre de nouveaux conseils, en donnant une nouvelle face à leurs affaires.

 

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CHAPITRE V.

 

1. Mémorable parole d'Etienne. 2. Combat. 3. Le Cardarigan use d'un stratagème qui lui réussit mal. 4.. On lui refuse la porte de la ville de Dara. 5. Faux bruit répandu dans l'armée Romaine.

 

1. Quand Etienne fut de retour, le Général l'accusa comme d'un crime d'avoir épargné le reste des fuyards ; mais il se défendit par une raison digne d'un grand Capitaine, en disant, Qu'il fallait user modérément de la victoire, & ménager les faveurs de la fortune, qui déteste les naturels cruels, & qui ne peut souffrir une insolente prospérité. Ainsî les Perses eurent le loisir de descendre de la hauteur où ils s'étaient réfugiés.

2. Dés qu'ils furent descendus, ils suivirent .les Romains à leur camp, où plusieurs Barbares furent tués, & où l'on en prit mille qui furent envolés à Constantinople.

3. Le Cardarigan voulant rendre ses gens plus hardis qu'ils n'étaient à affronter les hasards, leur commanda de rompre leurs outres, & leur dit, que les Romains gardant les avenues du fleuve Arzamon, ils périraient tous de soif, s'ils manquaient à se signaler par une extraordinaire valeur. Mais cette témérité n'eut que de mauvais succès. En effet, quelle folie de se fier à l'inconstance de la fortune, de se tenir assuré au milieu du péril, & de fonder sur ses fautes passées l'attente de l'avenir, comme si les mauvais commencements n'étaient pas d'ordinaire, suivis d'une fin semblable ? Plusieurs périrent par cette imprudence, & quelques-uns ayant trouvé des sources, burent une telle quantité d'eau qu'ils furent en danger d'en crever.

4. Ce Barbare étant arrivé devant la ville de Dara, se présenta insolemment pour y entrer; mais ceux qui gardaient les portes, refusèrent de les ouvrir, sous prétexte que la Loi du pays défend de recevoir ceux qui ont fui dans une bataille. Ainsi, ajoutant cet outrage à sa disgrâce, ils l'obligèrent de se retirer honteusement.

5. Sur le soir du même jour, il se répandit un bruit dans le camp des Romains, que les Perses venaient fondre sur eux, avec un renfort qu'ils avaient reçu. Héraclius père d'Héraclius l'Empereur, & un autre Capitaine montèrent à cheval, & battirent la campagne à dessein de reconnaitre l'état des ennemis. Ils arrivèrent jusqu'à la hauteur, où un peu auparavant le Cardarigan s'était retiré avec ses gens, & ils en découvrirent une vaste étendue de pays, sans apercevoir de troupes ennemies. Après s'être ainsi assurés de la vérité, ils s'en retournèrent au camp.

 

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CHAPITRE VI.

 

1. Mort généreuse d'un Soldat Romain. 2. Récompenses données aux Vainqueurs, 3. Soin des blessés.

 

1.  Ils trouvèrent, dans le chemin, un soldat, qui était à l'extrémité, & qui avait quatre blessures fort honorables. La première lui perçait la lèvre d'en-haut, & le trait entrait bien avant dans le casque. La seconde lui perçait la lèvre d'en bas, & les pointes des deux traits se répondaient de telle forte qu'elles lui tenaient la langue engagée, & sans mouvement. Il avait un autre coup au bras gauche où le trait était demeuré, & un autre au côté, & ce fut ce dernier qui servit d'Epitaphe à sa vertu. Héraclius voyant ce vaillant homme qui nageait dans son sang, & admirant la grandeur de son courage, le fit porter dans le camp. On lui arracha aisément trois traits, mais les Médecins disciples de Chiron, & de Macaon, disaient tout-bas entre eux, qu'en lui arrachant le .quatrième qui était celui du côté, ils lui arracheraient la vie. Ce Macédonien, ce Léonidas, ce Callimaque, ce Cynégire, où plutôt cet Illustre Romain, ayant entendu ce que les Médecins disaient entre eux, demanda, si les Romains avaient remporté la victoire, & ceux qui étaient autour de lui, ayant répondu que ouï., & qu'ils avaient érigé un trophée, il les conjura de l'en assurer par serment. Quand il fut certain que la balance avait penché du côté des Romains, & que les Perses étaient demeurés accablés sous le poids de leurs armes victorieuses, il se sentit fort soulagé, & faisant paraître sa joie par la liberté de sa respiration, .il témoigna n'avoir plus de regret de mourir. Ayant, ensuite, caressé par ses regards. & par divers mouvements de son visage, ceux qui étaient présents, il commanda de lui arracher le trait., & protesta qu'il lui ouvrirait le passage le plus agréable qu'il pût avoir, pour aller en l'autre vie. Dès que le trait mortel eut été tiré de son corps, sa grande âme en partit aussitôt, & s'envola aux champs Elysées, pour parler comme les Poètes. Mais j'ai honte de ternir par des fables la gloire de son triomphe. On dit que ce brave homme était du nombre des Quartoparthes qui étaient en garnison à Berée ville de Syrie.

2. Le jour suivant le Général fit la revue, & distribua des récompenses aux vainqueurs, selon la grandeur des périls qu'ils avaient essuyés. Il donna à l'un un carquant d'or, à l'autre un casque d'argent, à un autre un carquois & des flèches y un bouclier, ou une cuirasse, à un autre un cheval de Perse. Enfin, il n'y en eut pas un qui n'eût son prix, & dont la valeur ne fût couronnée.

3. Sur le midi, le Général envoya les blessés dans les villes, & dans les villages d'alentour, pour panser leurs blessures, & pour rétablir leurs forces. Il mena le reste de ses troupes faire le dégât en Perse.

 

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CHAPITRE VII.

 

1. Les habitants de l'Arsanène se cachent sous terre, & en sont tirés par les Romains. 2. Deux Capitaines de ce même pays se rendent, & font diverses propositions.

 

1. Le Général de l'armée Romaine fondit donc sur l'Arsanène comme un violent tourbillon, ou plutôt comme un foudre. Les habitants qu'on dit qui demeurent ordinairement dans des cavernes, y. cachèrent alors leur vie, comme leur trésor, & y cachèrent en même temps le pain & les provisions dont ils avaient besoin pour la conserver. Ils ne se dérobèrent pas néanmoins longtemps aux yeux des victorieux, les prisonniers ayant révélé le secret de leur retraite. Ce fut par le moyen du son que les Romains reconnurent les endroits où les Barbares s'étaient retirés, & cette expérience était si certaine qu'elle découvrait infailliblement ce qu'il y avait de plus caché dans les entrailles de la terre. On tirait ces misérables de leurs ténèbres, pour leur faire voirie jour qui devait être le témoin de leur servitude. Quand les Romains furent las de les chercher, ils s'approchèrent du fort de Clomare.

2. Le jour suivant, deux Capitaines dont l'un se nommait Maruth, & l'autre Job, & qui bien que frères étaient encore plus unis par la conformité de leurs inclinations, que par la naissance, passèrent dans le parti des Romains. Comme ils y furent favorablement accueillis, ils s'empressèrent de donner au Général des marques de leur affection, & sachant que les paroles précèdent, pour l'ordinaire, les effets, ils le flattèrent par diverses propositions, &r lui promirent de lui montrer des places fort commodes pour bâtir des forts, par le moyen desquels il se rendrait aisément maître de l'Arsanene. Philippicus accepta leurs offres, & envoya Héraclius pour choisir avec eux le lieu le plus propre pour l'exécution de leur dessein.

 

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CHAPITRE VIII.

 

1. Le Cardarigan lève des troupes. 2. Héraclius s'expose indiscrètement, & évite heureusement le danger. 3. Philippicus rassemble ses troupes. 4. Zabertas quitte Clomare dont il était gouverneur, pour servir de guide aux Perses.

 

1.  Le Cardarigan ayant levé de nouvelles  troupes, & ayant amassé force chameaux, & force bêtes de charge, marcha contre les Romains. Mais tout cela n'était qu'une vaine montre ., & qu'une fausse apparence, comme celle des personnages de théâtre.

2. Il rencontra néanmoins Héraclius avec vingt hommes, qui sans prévoir ce qui leur pouvait arriver, s'étaient indiscrètement exposés à la campagne, sans casqua, sans cuirasse, & sans autres armes que l'épée. La prospérité, & la victoire, qui naturellement sont présomptueuses. leur avaient ôté le soin de veiller à leur sureté. Héraclius fit d'abord semblant de ne se point étonner, & de vouloir aller plus avant. Mais quand il se vit poursuivi, il courut de colline en colline, évita le danger, & manda la nuit suivante à Philippicus, l'arrivée des ennemis. Quand ce Général eut fait entrer le courrier dans sa tente, & qu'il eut appris par sa bouche que les ennemis viendraient le jour suivant l'attaquera, il ramassa ses troupes, qui étaient dispersées en divers endroits, où elles faisaient le dégât.

4. Zabertas Gouverneur de Clomare en étant sorti sans bruit, se mit à la queue des Romains, les suivit lentement, & lorsqu'ils eurent tourné d'un côté, il s'enfuit de l'autre, jusqu'à ce qu'il fut arrivé à l'armée du Cardarigan. Ainsi il se mit à la tête décente armée, & la mena vis-à-vis des Romains» Les deux partis étaient séparés par une large ouverture qui leur servait comme de pacifique médiateur. Il savait que si les Romains venaient fondre sur les Perses avec la fierté qu'ils tiraient de la victoire, ceux-ci qui étaient abattus par la crainte que donnent les disgrâces, bien loin d'en soutenir le choc, n'en supporteraient pas la présence. C'est pourquoi il les rangea en bataille sur le bord de ce fossé que la nature semblait avoir creusé pour séparer les deux partis. En effet, quelque effort que les Romains fissent pour le traverser, les Perses se servirent si heureusement de l'avantage de l'assiette, que sans en être venus aux mains, ils se dérobèrent à la faveur de la nuit, & gagnèrent le sommet de la montagne, où est assis le fort de Clomare. Les Romains décampèrent à l'heure-même, & s'allèrent retrancher au pie de la même montagne, & si proche des ennemis, qu'ils entendaient la voix des hommes, & le hennissement des chevaux. Ils ne voulurent pas néanmoins, entreprendre le siège de Clomare, ne jugeant pas qu'il pût réussir.

 

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CHAPITRE IX.

 

1. Terreur panique du Général cause de la déroute de l'armée Romaine. 2. Négligence de Théodore raillée par les gens de guerre. 3. Philippicus pourvoit à la sureté de quelques places &  se décharge sur Héraclius du commandement des troupes.

 

1. Le jour suivant, à la première veille de la uit, & à l'heure du plus profond sommeil, le Général de l'armée Romaine fut troublé par une vaine terreur, & par une furieuse envie de prendre la fuite. Bien que les Perses n'eussent pas des forces comparables aux siennes, & bien qu'ils fussent pressés par la faim, l'excès de son épouvante fut si extrême, qu'il se retira sans communiquer son dessein à aucun de son parti, & qu'il s'enfuit jusqu'au fort d'Asumos, qui appartenait alors aux Romains. Une retraite si inopinée & si imprévue laissa les troupes dans la crainte, & dans le tumulte; dans la confusion & dans le désordre. L'obscurité de la nuit augmentait la consternation, & la lune se cachait, de peur, s'il faut ainsi dire, d'y apporter du remède. Ayant couru par des chemins tout rompus, sans savoir le sujet de leur fuite, & sans que leurs ennemis pussent rien comprendre à leur conduite, ni juger de leur dessein; Ils arrivèrent au bord de cette large ouverture dont j'ai parlé, où ils souffrirent des misères qu'il n'est pas aisé d'expliquer. Les bêtes de charge tombèrent jusqu'au fond,& les hommes s'y précipitèrent confusément les uns sur les autres. Je ne doute point que si dix goujats leur eussent crié que les Perses étaient prêts de les faire passer au fil de l'épée., pas un n'eût échappé le danger pour en aller porter la nouvelle. Lorsque la première clarté dissipa les ténèbres, ils se débarrassèrent avec beaucoup de peine, & ils se rendirent à Asumos, où ils chargèrent leur Général de reproches outrageux, & ils le piquèrent par des injures cruelles, avec la même liberté que s'il eût été leur inférieur. Les Perses qui ne savaient pas l'extrémité de leur consternation les suivaient de loin sans oser les attaquer. Il y en eut néanmoins quelques-uns qui leur tirèrent dans le dos. Une des mules de la litière du Général ayant été blessée en cette rencontre, on publia faussement que son bagage était pris. On lança ensuite quantité de traits, & on blessa beaucoup de Romains, bien qu'on ne les poursuivît pas à outrance, parce que l'on appréhendait que ce ne fût un stratagème, & qu'il n'y eût un piège tendu sous l'apparence d'une retraite.

2. Lorsque le Soleil fut fort-haut sur l'horizon, l'armée s'assembla au tour du Général, & fit de piquantes railleries de la négligence de Théodore, qui au lieu de veiller sur ce qui se passait, à la campagne, pour en donner avis, comme sa charge l'y obligeait, s'était abandonné à l'oisiveté. Les Perses pillèrent le bagage où ils trouvèrent de quoi rassasier la faim dont ils étaient tourmentés.

3. Le Général traversa le fleuve Nymphius avec autant de péril que d'infamie, & perdit, le lendemain, un grand nombre de ses gens, en allant à Amide.il s'arrêta au mont Izala, pour donner les ordres nécessaires à la conservation des forts des environs. Il fit réparer ceux de Phalaque., & d'Alalise qui avaient été ruinés par l'injure du temps, & par la violence des armes. Il y laissa ensuite de fortes Garnisons pour défendre la montagne, & tout accablé de tristesse, il donna une partie des troupes à Héraclius, & renonça de lui-même au commandement.

 

 

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Chapitre X.

 

1. Description d'une partie du cours du Tigre. 2. Heureux exploit d'Héraclius. 3. Le Général divise ses troupes. 4. Comentiole arrive à Anchiale, & y fait une revue. 5. Castus remporte un avantage considérable sur les Perses. 6. Martin surprend les Avares dans une embuscade, & en défait un grand nombre.

 

1. Héraclius ayantmis ses troupes en ordre, parcourut la campagne le long du Tigre, qui tirant sa source de la partie Septentrionale de Perse, coule autour des terres qui relèvent des Romains, & les embrasse deux fois par un double cercle dont il les environne. Il arrose, ensuite, le fort de Thomane, & tourne autour du mont Izala. Il passe, après cela, par le mont Melabase, qui est un mont de la Perse, &: coule vers le Midi. Les Monts Carduchiens, qui au rapport des Géographes s'étendent jusqu'aux Indes sont au delà.

2. Héraclius étant parti du fort de Thomane, courut & ravagea la partie méridionale de Perse, traversa le Tigre; &: mit tout à feu, & à sang. Ce succès ayant été plus heureux qu'il n'aurait osé espérer, il s'en retourna sur les terres des Romains, & rentra dans la ville de Théodofsopole, où il se joignit à Philippicus qui licencia alors ses troupes, parce que l'Hiver approchait., & que le temps de payer les gens de guerre était échu.

3. Dès que le Printemps eut commencé à parer la terre de nouvelles fleurs, il divisa son armée en trois, en donna deux parties à Héraclius, & l'autre à Théodore, & à André, Interprète des Sarrasins, qui avaient amené des troupes auxiliaires, & leur commanda d'aller ravager la Perse. Car pour lui, comme il était indisposé, il se dispensa de donner les ordres par lui- même.

4. Cette année-là, Comentiole arriva à Anchiale, où il fit la revue de ses troupes, & sépara ceux qui étaient propres à porter les armes, de ceux qui n'étaient pas en état de servir. Il sépara, ensuite, son armée en trois. Donna l'aile droite à Martin, la gauche à Castus, & se réserva le corps de bataille. Il avait six mille hommes capables de combattre, & quatre mille inutiles. Il laissa ces derniers à la garde du camp, & du bagage-

5. Castus étant allé, avec ses troupes, du côté de main gauche, vers la ville de Zaldape, & vers le mont Emus, y surprit les Barbares, en tua un grand nombre, & fit un riche butin, qui fut comme l'ornement de sa victoire. Mais il ne conserva pas cet ornement, & au lieu de le mettre en sureté, il le confia à un garde, à qui un parti des ennemis l'enleva.

6. Martin étant allé vers la ville Neuve y apprit de ses espions que les Avares y étaient, & à l'heure-même, il leur dressa une embuscade. Le Cagan trouva son salut dans la fuite, & par un bonheur inespéré, il se cacha dans une île qui était au milieu d'un Lac. Sa prise eût apporté une grande rançon aux Romains, & une notable perte aux Barbares. Il y avait alors cinq jours que les Avares étaient séparés des autres, & qu'ils méditaient de se rendre. Martin & Castus revinrent au rendez-vous, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu. La jonction des troupes, &: le récit qu'elles firent réciproquement de leurs exploits, relevèrent merveilleusement leur courage, & les remplirent de confiance.

 

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CHAPITRE XI.

 

1. Comentiole manque d'exécuter la résolution qu'il avait prise. 2. Description du mont Emus. 3. Martin & Castus épient les ennemis. 4. Ce dernier se perd par sa présomption.

 

1. Comentiole n'exécuta rien de ce qu'il avait promis peu de jours auparavant, & ne se joignit point à Martin, & à Castus, pour faire diversion, & pour fondre sur les ennemis par derrière. Le bruit commun accuse un certain Centenier nommé Rustibic de l'en avoir détourné, en lui faisant accroire que c'était une entreprise fort hasardeuse, à laquelle l'Empereur n'avait pas intention qu'il s'exposât. Martin & Castus l'étant venu trouver à Martianopole, il arriva le soir au camp où il avait laissé les personnes inutiles. Après cela, il alla au passage du mont Emus., & aux collines d'alentour. C'est un lieu qui mérite que nous tâchions d'en faire une légère peinture.

2 Sa situation est une des plus belles qu'on puisse voir. Il semble n'avoir été placé au-milieu de la montagne, qu'afin que les fleurs dont la prairie qui est au-dessus est toute émaillée, en rendirent l'avenue plus agréable, & plus charmante. Cette avenue est ornée par plusieurs berceaux tout couverts, où les voyageurs se reposent pendant la chaleur, qui est si violente en plein jour, qu'elle brûle jusqu'aux entrailles de la terre. Elle est arrosée de quantité de fontaines dont l'eau désaltère sans incommoder pour être trop fraiche, & sans dégoûter pour être tiède. Les arbres n'y sont pas seulement parés de feuilles, ils sont chargés d'oiseaux qui par l'harmonie de leur chant dissipent la tristesse, & le chagrin, ce qu'ils chantent semble avoir quelque rapport avec ces Vers.

Chassez de tous les maux le triste souvenir
Goûtez les biens présents, & les biens à venir.

Le lierre, le myrte & une infinité de fleurs mêlent leurs odeurs ensemble pour en former un parfum qu'elles présentent aux hommes.

3. Le Général commanda de camper en ce lieu-là, pendant quelques jours, & donna charge à Martin de garder un pont de bois, & à Castus d'épier les desseins, & les démarches des Ennemis. Lorsque Martin vit qu'ils se préparaient à passer le pont, il alla en avertir Comentiole. Mais Castus ayant le premier passé la rivière, fondit brusquement sur les plus avancés, & les tailla en pièces. Cet heureux succès de ses armes lui donna une telle vanité, qu'il ne fut plus capable d'aucune modération. Depuis ce temps-là, il ne voulut plus dépendre de Comentiole, & il tâcha de se joindre à Martin, mais ne l'ayant pu faire, à cause de l'obscurité, il fut surpris à la fin de la nuit suivante, par les ennemis qui avaient passé le pont, parce qu'ils n'avaient pas trouvé que la rivière fut guéable, & il n'eut point de moyen de les éviter.

 

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CHAPITRE XII.

 

1. Perplexité de Castus, sa prise, & la déroute de ses troupes. 2. La guerre s'allume de nouveau en Thrace. 3. Ansimuth sauve ses gens, & est pris. 4. Comentiole ramasse ses troupes.

 

1.  L'inquiétude & la frayeur dont Castus était agité, faisaient couler la sueur de toutes les parties de son corps. Son épouvante fut suivie de la dissipation de son armée. Tous les soldats s'enfuirent comme des lièvres qui font poursuivis par les chasseurs. Quelques-uns ayant été pris, furent battus avec toute forte d'indignité, & tourmentés par de nouveaux genres de supplices jusqu'à ce qu'ils montrèrent un endroit de la forêt où Castus était caché comme une grappe de raisin sous des feuilles de vignes.

2. Sa prise fut comme un vent qui alluma de nouveau dans la Thrace le feu de la guerre. Le Cagan la couvrit de troupes qui portèrent le ravage jusqu'aux extrémités du Midi, où elles tuèrent cinq cents soldats qui gardaient les forts du pays, & qui se défendirent très vaillamment.

3. Au premier bruit de l'approche des Avares Ansïmuth amassa tout ce qu'il avait d'Infanterie, & le conduisit jusqu'à la longue muraille, où il le mit ensuite. Mais comme il n'avait rien qui le défendît par derrière, il fut enlevé lui-même par un parti de coureurs.

4. Peu de temps après, le Cagan employa tout ce qu'il avait de troupes pour faire le dégât en plusieurs endroits en même temps. Pendant, qu'il mettait tout à feu, & à sang, Comentiole était caché dans les forêts du mont Emus. Il assembla, néanmoins, le troisième jour, les gens de commandement pour tenir conseil. Le jour suivant, il ramassa la cavalerie, & l'infanterie, & les exhorta de tenir ferme, & de se persuader que le péril qui se présentait était au-dessous de leur vertu.

 

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CHAPITRE XIII.

 

1. Un Tribun propose un avis contraire à celui de Comentiole. 2. Sa Harangue.

 

1. Alors un certain Tribun se levant au milieu de l'assemblée se déclara ouvertement contre l'avis du Général, & prétendit qu'il était & de son intérêt, & de celui de ses troupes, de se retirer, & pour le montrer il parla de cette forte.

2. Vaillant hommes, qui êtes savants dans l'art de la Guerre, & courageux dans les entreprises, surtout dans le temps où la science, & le courage sont secondés par la fortune, Vous qui êtes si étroitement unis d'intérêt, qu'il faut nécessairement ou que vous évitiez le même péril, ou que vous y succombiez, je vous supplie de considérer, que la témérité n'est pas moins blâmable., que la timidité est honteuse, & que le comble de la prudence est de savoir temporiser quand on le peut faire sans commettre de lâcheté, & sans blesser la bienséance. Avant que je tire mes paroles du fond de mon cœur, qui est comme la source d'où elles sortent,& que je les fasse passer par vos oreilles jusqu'à votre âme, affranchissez-vous pour un peu de temps de l'autorité du Général, & écoutez attentivement le conseil que je vous donne. Cette autorité a quelque chose de fort puissant pour persuader, lors même qu'elle est dépourvue de bonnes raisons. Sa volonté lui sert comme le gouvernail au Pilote, pour tourner comme il lui plaît ceux qui l'écoutent ? C'est par là qu'il pousse des barques aussi faibles que les nôtres contre la puissante flotte des Ennemis. Comme le blâme, quand il est juste, vaut mieux que la louange quand elle est fausse & que l'état présent de nos affaires ne demande pas de grands éloges. Je vous prie de me permettre de vous dire sincèrement la vérité. Vous m'êtes témoins qu'il y a dans le camp quatre mille hommes incapables de porter les armes, & il n'y en a peut être pas quatre mille capables de les porter, c'est-à-dire,  qu'il n'y en a autant de boiteux & d'estropiés, que d'autres qui marchent droit, & qui puissent servir. Il n'est pas besoin d'ajouter que nos disgrâces nous ont abattu le courage, & l'ont relevé à nos ennemis. La dernière perte que nous avons soufferte est plus honteuse, que les avantages que nous avions remportés auparavant, n'avaient été glorieux. Si Castas a tué quelques Barbares, & s'il s'est chargé de leurs dépouilles, ils les ont reprises le jour suivant ; Ils ont pris ses soldats pour les mener en triomphe, & l'ont pris lui-même, sans que la retraite la plus sombre d'une épaisse forêt l'ait dérobé à leurs jeux; au lieu qu'une île toute découverte, & assise au milieu d'un Lac, a dérobé le Cagan aux nôtres. Cependant, l'Empereur qui ne fait pas l'état de nos affaires, se réjouit du succès de nos armes, comme s'il était fort heureux, & ne songe point à nous envoyer du secours. Les ennemis usent bien mieux de l'occasion. La petite disgrâce qu'ils ont eue le dernier jour, les rendra plus avisés. Voila ce que j'avais à dire au sujet de cette guerre. Je souhaite que l'opinion que j'en ai se trouve fausse, que le bonheur surpasse nos espérances.

 

 

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CHAPITRE XIV.

 

1. Un Vieillard se lève pour réfuter le Tribun. 2. Discours du Vieillard.

 

1.  Quand le Tribun eut achevé ce lâche discours, & qu'il eût jeté l'épouvante dans l'assemblée, un vieillard se leva pour le réfuter, & demanda l'audience. Les soldats lui ayant fait signe avec la main, qu'il pouvait parler, il versa des larmes qui lui concilièrent une attention respectueuse, & il harangua en ces termes.

2. Romains, si toutefois vos actions ne démentent point votre nom, & que vous n'ayez pas des cœurs de femmes dans des corps d'hommes; bien que ce Tribun sache embarrasser les affaires avec ses grands mots, avec son style enflé, les choses sont plus fortes que les paroles, & il ne faut pas que les Sophismes nous épouvantent; comme des masques épouvantent les enfants. Pour moi, je lui demanderais volontiers, à qui pense, vous parler? Vous pourriez peut-être surprendre par ces discours des paysans qui sont perpétuellement occupés au travail des champs, & au service des laboureurs, qui n'ont qu'un fléau au lieu d'épée, qu'une tunique au lieu de cuirasse, que des bœufs propres à labourer la terre, au lieu de chevaux propres à faire la guerre. Vous avez cru, sans doute, être devant des femmes, & non pas devant des hommes de cœur, quand vous avez tenu des discours pleins d'une si grande lâcheté. Ne voyez-vous pas que cette assemblée n'est composée que de Romains qui ont une merveilleuse ardeur de courage, une leste armée, une profonde expérience de la guerre, une sage prévoyance de l'avenir ? Faut-il qu'une petite disgrâce vous fasse abandonner les grands avantages que vous avez acquis par tant d'exploits de valeur? l'exemple des ennemis vous devrait charger de confusion puisque leurs malheurs ne leur ôtent pas le courage. Ce Capitaine qui s'était caché il y a peu, de temps dans un marais, qui avait fui dans une île, qui avait confié son salut a un élément aussi infidèle que l'eau d'un lac, range maintenant ses troupes en bataille, console les blessés, & leur conseille de chercher un étrange remède à leurs blessures, en les exposant aux armes de leurs ennemis, pour en recevoir de plus profondes. Il a oublié les maux passés, car à-moins que de les oublier, on ne peut jouir d'aucun repos ni espérer aucun bien. Comment est-ce que les Romains sont parvenus à une si haute puissance, & qu'ils ont porté si loin les bornes de leur Empire, qui dans son commencement ne s'étendait qu'à un petit nombre de Villes, si ce n'est par la grandeur de leur âme, par l'ardeur de leur ambition, par la vigueur de leur courage, par le mépris qu'ils ont fait des périls, & par l'opinion, où ils ont été que c'était mourir véritablement, que de ne pas mourir pour la gloire? S'ils eussent été de l'humeur du Tribun, jamais ils n'eussent conquis l'Europe, jamais ils n'eussent subjugué l'Afrique, jamais ils n'eussent imposé de tribut à l'Asie; Enfin, jamais ils n'eussent assujetti le Nil qui fait toutes les richesses de l'Egypte, & qui, en Eté, tient lieu de mer aux Romains, & est couvert de leurs vaisseaux, pendant que la mer est déserte. La conclusion de votre discours est admirable, quand vous dites que nous ne recevrons point de secours. En quelle école avez-vous appris l'art de deviner, pour prononcer comme un Oracle des prédictions qui flattent la lâcheté, & la paresse; qui sont toujours prêtes à user de remises, & à inventer des obstacles ? Pour moi, je m'étonnerais que les Barbares eussent fait des courses jusqu'à la longue muraille, & que l'Empereur ne se fût pas éveillé. Quand, la Capitale est menacée par de pareilles tempêtes, l'unique moyen de les dissiper est d'apporter une force extraordinaire qui rend facile tout ce qui paraissait impossible ; & qui entreprend hardiment ce qui donne de la terreur au vulgaire. Allons donc aujourd'hui au combat, avec une ardeur presque divine, & signalons notre nom par un exploit mémorable.  Je ne veux point déguiser les choies en leur imposant de faux noms ; en appelant vaillance ce qui n'est qu'audace., & vertu ce qui n'est que témérité. L'âge avancé où je suis ne m'empêche pas d'être prêt a m'exposer aux dangers. Si quelqu'un approuve ce généreux sentiment, je serai bien aise qu'il le suive ; sinon qu'il me permette d'y demeurer immuablement attaché. Les hautes résolutions ne sont pas pour les personnes médiocres,&  plusieurs sont incapables de prendre le bon avis. La vertu a quelque chose d'élevé, & d'inaccessible au commun des hommes, soit que le poids de leur malice les accable, ou que le dégoût qu'ils ont pour le bien les rende insensibles.

 

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CHAPITRE XV.

 

1. Le discours du vieillard relève le courage de l'assemblée. 2. Cornentiole range ses troupes pour attaquer l'ennemi. 3. Ce généreux dessein est troublé par un accident imprévu. 4. L'ordre des deux armées.

 

1.  Ce Vieillard anima tellement l'assemblée, les gens de cœur ne pouvaient plus se retenir, & que les moins hardis, piqués par son discours comme par un aiguillon, avaient changé leur retenue en courage. Ils jetèrent tous un grand cri, & firent retentir le théâtre d'acclamations en signe de l'admiration qu'ils avaient de sa vertu. En même temps, ils coururent aux armes ; & étant descendus du mont Emus vers Calbomont, & Libidurgos, ils aperçurent le Cagan qui était campé à quatre milles de là.

2. Comentiole ayant rangé ses troupes en bataille, leur permit d'avancer vers l'Astique, qui est une contrée de la Thrace, & de fondre au point du jour suivant sur l'ennemi.

3. Mais ce généreux dessein fut traversé par je ne sais quel mauvais génie, qui détruisit comme un bourdon le travail que le Capitaine avait préparé comme une abeille. Au temps que le Soleil commençait à retirer ses rayons de dessus la terre, & de faire place à la nuit, une bête de charge renversa son bagage. Ceux qui étaient derrière rappelèrent celui qui la devait conduire, & qui était allé devant, & donnèrent par là, sujet au tumulte, & au désordre de l'armée. Ce bruit s'étant répandu parmi les soldats, ils crurent que l'ennemi était proche, & que c'était un signal pour prendre la fuite. La confusion s'étant augmentée, & chacun criant en la langue de son pays, retourne, retourne, ils rompirent leurs rangs.

4. Voila comme le Cagan évita ce second danger ; il se sauva par des chemins écartés d'une manière plus surprenante que la première fois. Les Romains se retirèrent pareillement; & l'on vit de chaque côté une déroute presque égale. Il y avait, néanmoins, cette différence, que les Romains n'étaient agités que par une vaine terreur, & troublés par une fausse image du danger. Quelques-uns, toutefois, ne laissèrent pas de tourner visage, d'en venir aux mains avec les Avares, & d'en tuer un grand nombre. Quand le Cagan se fut un peu remis de ces deux disgrâces, il ramassa des troupes pour effacer la honte qui lui en était restée, il attaqua quelques Villes de l'Empire, & il prit le fort d'Asperia. Je me persuade que le récit du détail de cette entreprise ne sera pas désagréable.

 

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CHAPITRE XVI.

 

1. Busas est pris par les Avares. 2. Les siens refusent de payer sa rançon. 3. Pour se venger, il montre aux Barbares le moyen de prendre la place. 4. Siège de Beroé dont les habitant se rachètent par de l'argent.

 

1. UN soldat nommé Bufas, excellent homme de guerre, qui surpassait en valeur tous ses compagnons, & qui au moindre son de la trompette, courait le premier aux occasions où le danger est joint à la gloire, étant dans le Fort dont je viens de parler, eut un jour envie de se promener, & de chasser aux environs, mais au lieu de prendre les bêtes qu'il chassait, il fut pris par les ennemis, qui en lui présentant la lance, le menacèrent de le tuer. Il les conjura de n'en rien faire, en disant que sa mort ne leur servirait de rien, & qu'au contraire la rançon qu'il leur paverait leur serait utile.

2. Les Barbares acceptèrent ses offres, le menèrent proche du fort, & envoyèrent dire aux habitants, que s'ils ne le rachetaient d'une honorable rançon, ils le tueraient en leur présence. Busas les supplia aussi de ne le pas abandonner en cet état, où il était comme en balance entre la vie, & la mort. Et pour émouvoir leur compassion, il leur conta tout ce qu'il avait fait pour leur service, les hasards qu'il avait essuyés, les combats où il s'était signalé,& il les leur montra même comme gravés sur son corps avec les armes de leurs ennemis. Mais comme ils avaient été corrompus par un homme qui entretenait un commerce déshonnête avec la femme de Busas, ils méprisèrent ses prières, & Je renvoyèrent avec les Barbares.

3. Ce vaillant homme se voyant dans un danger plus pressant qu'auparavant, employa aussi des instances plus prenantes, pour obtenir au moins quelques moments, &i leur promit en récompense de les mettre en possession du fort. Il crut que ceux qui avaient oublié si promptement les services qu'il leur avait rendus, devaient périr avant lui, & qu'il était juste que leur ingratitude, & leur inhumanité souffrissent le supplice qu'elles lui avaient préparé. Cette promesse fut si agréable aux Barbares, qu'ils changèrent toute leur cruauté en douceur, & qu'ils jurèrent non seulement de lui accorder le temps qu'il demandait, mais de lui sauver la vie, & de laisser agir sur lui la mort naturelle, sans lui en procurer de violente, pourvu qu'il accomplît sa promesse. Après cela, il leur enseigna l'art de construire des machines propres à prendre les villes, & leur montra le moyen de se servir clé l'Elépole, & ainsi il se vengea.

4. Les Avares construisirent plusieurs machines sur le modèle qu'il leur avait donné, & ensuite se rendirent maîtres de diverses places. Ils attaquèrent Beroé, & y consumèrent beaucoup de temps; ils y endurèrent aussi de grandes fatigues, sans que leur entreprise fût couronnée de la victoire, à cause de la vigoureuse résistance que firent les assiégés. Ils donnèrent, néanmoins de l'argent pour avoir la paix, & ce fut un prétexte que le Cagan voulut avoir pour lever le siège.

 

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CHAPITRE XVII.

 

1. Le Cagan attaque inutilement Dioclétianopole, Phihppopole, & Andrinople. 2. Indolence de quelques-uns du peuple méprisée par l'Empereur. 3. Il donne le commandement des troupes à Jean, & la Lieutenance à Drocton. Exploits de ce dernier.

 

1. Le Cagan assiégea aussi la ville de Dioclétianopoie, dont les habitants se défendirent vaillamment, & firent jouer tant de machines du haut des murailles, qu'il fut impossible d'en approcher. Il se retira donc, fort fâché d'avoir manque son entreprise, & d'avoir, comme l'on dit du loup, été frustré de sa proie. Il alla ensuite assiéger Philippopole ; mais les assiégés témoignèrent aussi tant de courage, qu'il fut contraint de faire leur éloge, & de se retirer sans condition. Il traversa dès le matin la forêt de l'Afrique, & attaqua vigoureusement Andrinople, d'où il ne fut pas moins vigoureusement repoussé.

2. Il courut un bruit à Constantinople que Castus, & Ansimut avaient été pris, & ce bruit excita de grands désordres. Car certains insolents, & insensés, dont jamais personne n'a envié ni l 'esprit, ni la fortune, disaient publiquement des injures à l'Empereur, & chantaient des chansons par lesquelles ils attribuaient le succès de la guerre à sa mauvaise conduite, ait lieu de l'attribuer au malheur. Mais ces calomnies le touchaient fort peu, & il semblait y être presqu'aussi insensible, que s'il eût été tout-à-fait exempt de colère. Les Anciens, à qui nous ne saurions manquer d'ajouter foi, nous ont appris que les ennemis rendirent Castus pour une grande rançon.

3. L'Empereur travailla alors avec plus d'application aux préparatifs de la guerre. Il nomma Jean, surnommé la Moustache, Général, & lui donna Drocton pour Lieutenant. Ce dernier était Lombard, hardi & expérimenté. Ils allèrent vers Andrinople, & en firent lever le siège. Le jour suivant ils donnèrent bataille, & la gagnèrent. La victoire fut un effet de l'adresse de Drocton. Il feignit de fuir avec l'aile qu'il commandait : puis il retourna à la charge, & tua un grand nombre des ennemis. Ceux qui échappèrent se sauvèrent de côté & d'autre. Le Général ne voulut pas s'obstiner à les poursuivre. Il aima mieux être retenu dans sa victoire, & il appréhenda une trop grande prospérité, de la même sorte qu'on appréhende une faute trop vigoureuse. En effet, la fortune est infidèle, & inconstante, & s'il est permis de mêler des vers d'Homère dans une Histoire,

Le Vainqueur est souvent trahi par la Victoire.

 

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CHAPITRE XVIII.

 

1. Héraclius prend un fort sur les Perses. 2. Théodore assiège la ville de Bejude. 3. La prend par la valeur de Saperius.

 

1.  Héraclius fit une nouvelle descente sur les Terres des Perses, qui étaient alors tourmentée de l'Epidémie. Il assiégea un Château extrêmement fort assis sur le haut d'une roche, & il se servit d'Elépoles, & d'autres machines que son Lieutenant avait soin de tenir prêtes. Je dirai ce que les Perses firent pour les rendre inutiles, Ils firent de grands sacs tissus de poil & de fil, les remplirent de paille, & les suspendirent du haut des murailles pour rompre la violence des coups, & pour en empêcher l'effet. Quantité de traits volaient par dessus le fort, & quantité tombaient dedans. Héraclius pressait vivement les assiégés, sans leur donner de relâche ni jour, ni nuit. Pour ne point interrompre l'attaque, il faisait marcher ses soldats tour-à-tour. Une attaque si opiniâtre, & si continue, ne manqua pas de réduire la place sous la puissance des Romains, qui y mirent garnison. Théodore & André réparèrent les brèches que le temps avait faites au fort de Mazare. Pendant qu'ils étaient occupés à ce travail, les paysans leur vinrent proposer le siège du fort de Béjude, où ils assuraient qu'il n'y avait qu'une faible garnison.

2. Théodore & André ayant délibéré ensemble, résolurent l'entreprise, & marchèrent toute la nuit, à dessein de commencer l'attaque avant le jour, mais n'ayant pu arriver assez tôt, ils la firent le matin à l'heure que les coqs ont accoutumé de chanter. Les habitants virent venir les Romains, sans en être effrayés, parce que l'avantage de l'assiette de la place leur faisait croire qu'elle ne se pourrait prendre, & ils tirèrent même les premiers sur eux. Il n'y avait qu'une entrée par où l'on ne croyait pas que des troupes ennemies pussent passer. Elle était sous une tour qui couvrait le fort, & qui était bâtie de pierres aussi dures, ou même plus dures, que le diamant. Les Romains étant descendus de cheval, s'approchèrent, & commencèrent à tirer comme par manière d'escarmouche. D'abord les assiégés roulèrent sur eux de grosses pierres, qui les incommodèrent extrêmement. Néanmoins les plus hardis serrant leurs rangs, se couvrant de leurs boucliers, & mettant leur principale force dans leur courage, s'avancèrent vers le rocher, en chassèrent les Barbares, & les réduisirent à n'oser plus montrer le visage, sans tourner le dos presqu'au même temps.

3. Un soldat nommé Saperius, à peu-prés de la taille de Tydée que les vers d'Homère ont rendu si célèbre, mais beaucoup plus grand en courage, & semblable à Hercule, quoi qu'il y en ait peu qui lui ressemblent ; ce vaillant homme, dis-je, ayant pris des coins fort aigus, courut vers le fort, en enfonça un dans la jointure de deux pierres, & mit le pied dessus, puis en ayant enfoncé plus haut un autre, il mit dessus l'autre pie, & s'attachant aux pierres qui avançaient, il s'efforça de grimper. Comme les assiégés ne pouvaient soutenir l'effort des traits qu'on tirait incessamment sur eux, & qu'ils s'étaient retirés, ce vaillant homme eût emporté le fort, si un soldat de la garnison n'eût fait tomber sur lui une grosse pierre, & ne lui eût causé une chute semblable à celle que décrie Homère, quand il dit :

Il tombe à la renverse, le dos dans la poussière.

Il n'en mourut pas néanmoins, & ses blessures n'étant que légères, ses compagnons le remportèrent sur leurs boucliers. Il revint bientôt après, grimpa sur la muraille, & s'y attacha comme une poupe avec ses mains. Le même Perse l'abattit de la même sorte que devant, en jetant sur lui un pan de muraille qui avait été ébranlé par la violence de l'attaque. Il tombe sans être étonné de la grandeur de sa chute, ni de la pesanteur du poids qui le presse, & ayant été assez promptement guéri de ses blessures, il retourne une troisième fois à l'assaut, gagne le haut de la muraille, tire son épée, tué l'ennemi de sa vertu, lui coupe la tète, & la jette aux pies des assiégeants, qui surpris de l'admiration d'une valeur si extraordinaire, s'animent par son exemple à affronter le danger. Un frère de Saperius, qui n'était son aîné que par l'ordre de la naissance, devint jaloux des exploits dont il avait été le témoin, & monta aussi sur la muraille pour se rendre égal à son frère. Après lui il en monta un autre, & plusieurs ensuite. Quand ils furent dans la place ils rompirent les portes, & firent entrer l'armée. Ils tuèrent une partie des Barbares, firent les autres prisonniers, pillèrent le fort, & y mirent garnison. Au commencement de l'hiver, Philippicus se déchargea sur Héraclius du foin de la guerre, & s'en alla à Constantinople.

Ce nouveau Général fit une exacte recherche des déserteurs, & remit dans l'ordre par la sévérité des châtiments, ceux qui en étaient sortis par l'appréhension des fatigues, & par le dégoût de la discipline.