Ménandre traduit par Mr. Cousin

THEOPHYLACTE SIMOCATTE

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR MAURICE

LIVRE I

 

livre II

 

Traduction française : Mr. COUSIN

 

 

 

 

 

HISTOIRE

 

DE L'EMPEREUR

 

MAURICE.

 

Ecrite par Théophylacte Simocatte.

 

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HISTOIRE

 

DE L'EMPEREUR

 

MAURICE

 

Ecrite far Theophylacte Simocatte.

 

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LIVRE PREMIER.

Dialogue entre la Philosophie & l'Histoire.

 

La Philosophie.

 

E vous prie , ma fille, de m'ôter le doute que j'ai dans l'esprit, & de me tirer, par le fil de vôtre discours du labyrinthe où je suis.

L'HISTOIRE Reine de toutes les sciences bien que vous n'ayez pas besoin de me consulter, & que je ne sois pas capable de vous apprendre aucune chose. Je ne laisserai pas de vous répondre selon mon peu de connaissance ; car comme a dit le Cyrénéen, on ne peut répondre de ce qu'on ne connaît pas.

La Phil. Je voudrais bien savoir en quel endroit, & de quelle manière vous êtes ressuscitée depuis peu de jours? La crainte.de me tromper, & que ce que je pense voir ne fait qu'une illusion, me ferme la bouche, & me réduit au silence. En effet, vous mourûtes, ma chère fille lorsque le barbare Tyran de Calydoine, de la race des Cyclopes, ce Centaure qui couvre son impudence sous la modestie de la pourpre, fit irruption à main-armée dans le palais des Empereurs, lui, dis-je, qui ne pouvait prétendre qu'à l'Empire de l'ivrognerie. Le respect que j'ai pour vous, & ma propre pudeur, m'empêchent de dire le reste. Je fus moi-même chassé de la: cour, sans pouvoir approcher d'Athènes, lorsque mon Prince Socrate fut tué par cet Anyte de Thrace. Mais j'ai depuis été rétablie par les Héraclides , qui ont réparé l'honneur du palais, où je fais entendre les tons harmonieux de ma voix. Voila l'heureux état de mes affaires. Mais quant à vous, ma chère fille, qui vous a rendu la vie ?

L'Hist. Ne connaissez-vous pas, grande Reine, le Pontife souverain, & œcuménique ?

La Phil. Je le connais parsaitement, comme un ancien ami qui m'est très-cher.

L'HisT. Vous avez donc la réponse à vôtre demande. C'est lui qui m'a. rendu la vie ,& qui, par une force égale a celle d'Hercule , m'a tirée du tombeau du silence où j'étais ensevelie. C'est lui qui a eu la bonté de m'adopter, de me couvrir d'une robe magnifique, de me parer de ce collier, & de cette tresse au haut de laquelle est une cigale d'or, de me placer sur un trône solide, & inébranlable, & de me rendre la parole, &. la liberté.

La Phil. J'admire la grandeur de l'âme de ce Prélat, qui monte, parles degrés de ses belles actions, à tout ce qu'il y a de plus sublime sur la terre , & qui s'élève jusqu'au sommet des sciences , & des vertus. Il ne veut pas que ce bas monde demeure sans ornement, & il oblige la sagesse qui n'a point de corps à demeurer sur la terre comme si elle en avait un, & à converser visiblement avec les hommes.

L'HiSt. Reine des sciences, vous venez de le couronner d'un bel éloge. Mais avez-vous agréable que nous nous asseyons à l'ombre de ce plan, dont la cime est fort haute, & les branches fort épaisses.

La Phil. Mettez-vous y la première, ma fille, & commencez le récit de quelque histoire. Je vous écouterai attentivement, sans boucher mes oreilles, comme Ulysse boucha les siennes, de peur d'entendre le chant des sirènes.

L'HiSt. Je vous obéirai, grande Reine, & je toucherai la lyre de l'histoire. Vous me servirez d'archet, vous qui possédez tous les trésors des sciences, & de l'éloquence, & qui êtes environnée par les grâces, comme une île l'est par l'Océan.

 

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PREFACE.

 

LA gloire de l'homme ne procède pas seulement des avantages qu'il a reçus de la nature, elle procède aussi de ceux qu'il acquiert par son industrie. La raison qu'il possède est un don excellent ,& divin , par lequel il rend à Dieu ses adorations, & ses hommages, il entre dans la connaissance de soi-même, il converse avec ses semblables, & passant de la considération des choses visibles, à celle de son âme, il pénètre dans le secret de sa création & de son être.

Cette raison lui procure une infinité de biens,& répare avantageusement les défauts de sa nature. Elle embellit les objets qui attirent ses yeux, elle prépare les mets qui charment son goût, elle réduit a un juste tempérament les sujets qu'il touche, & forme les agréables concerts qui lui enlèvent l'âme par l'ouïe. N'est-ce pas elle qui a inventé les arts, qui a trouvé le moyen de faire des habits avec de la laine, & qui a montré à faire avec du bois des charrues pour les laboureurs, des rames pour les matelots, & des boucliers pour les soldats? Mais jamais clic n'a rien produit de si considérable que l'Histoire, qui réjouit l'oreille par de charmants récits dans le temps même qu'elle forme l'esprit par de salutaires instructions. Elle attire plus puissamment que nulle autre chose, ceux qui sont touchés de la passion d'apprendre, dont il ne faut point d'autre preuve que ce qui se lit dans Homère. Ulysse ayant été reçu favorablement dans la cour d'Alcinoüs, vêtu d'une robe magnifique, & mis à la table du Roi, un peu après que par la violence des flots il avait été jeté presque nu sur le rivage, il surprit si fort les Phéaciens par le récit de ses aventures, qu'ils renoncèrent à la bonne chère , pour avoir la satisfaction de l'écouter, & qu'ils lui prêtèrent une attention toute extraordinaire, bien qu'ils ne pussent entendre les périls qu'il avait courus, sans être émus de quelque forte d'horreur, & de crainte.

En effet, l'ouïe a une avidité insatiable d'entendre des choses qui soient extraordinaires, & étranges. C'est pour cela que les Poètes ont tenu le premier rang parmi les savants ; car ayant trouvé que les hommes avaient une grande curiosité pour des Histoires merveilleuses, ils ont invente des fables , qu'ils ont embellies par les nombres, par les figures, & par les autres ornements du discours. Cet artifice leur a si heureusement réussi, & leur a donné un pouvoir si absolu sur les esprits, qu'on a cru qu'ils avaient l'honneur de jouir de la familiarité particulière des Dieux, & d'avoir été choisis par eux pour expliquer leurs secrets aux hommes, & pour les avertir des prospérités, & des disgrâces qui leur devaient arriver. C'est pourquoi on peut appeler l'Histoire la maîtresse commune de tous les hommes, qui leur montre ce qu'ils doivent suivre, & ce qu'ils doivent éviter. Il est constant que les Généraux qu'elle a instruits, sont les plus habiles, & qu'il n'y en a point qui sache si bien qu'eux ranger une armée en bataille, poser une embuscade, & profiter soit de la bonne, ou de la mauvaise conduite des autres.

Elle sert d'appui aux vieillards, & de gouverneur aux jeunes gens, & elle leur fait trouver , par l'assiduité de l'exercice, ce qui manque à leur âge par le défaut d'expérience. J'entreprends de lui consacrer mes veilles, bien que la faiblesse de mes pensées, la bassesse de mon style, & le peu de disposition que j'ai à inventer, & à exprimer de belles choses, me rende cette entreprise fort difficile. Que si quelques endroits de mon ouvrage ont assez de bonheur pour ne pas déplaire, ce sera plutôt un effet du hasard, qu'une preuve de ma suffisance.

 

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CHAPITRE I.

 

1. Maladie de Tibère. 2. Sa harangue. 3. Proclamation de Maurice son successeur.

1.  Lorsqu'une bile noire eut accru de telle sorte la maladie de Tibère qu'il fut prêt de quitter cette demeure mortelle , en payant le tribut que tous les hommes doivent à la nature, Maurice fut revêtu de la pourpre, proclamé Empereur, & élevé sur le trône. Tibère se fit porter à l'entrée du Palais, proche de l'appartement où sont les lits, & ayant mandé Jean, qui conduisait alors l'Eglise de Constantinople & son Clergé, ayant aussi assemblé ses gardes, les principaux de la Cour, & les plus apparents du peuple, au lieu de parler lui-même il commanda à Jean, très-habile dans les Lois Romaines, & très-éloquent, & qui avait accoutumé de prêter aux pensées du Prince des paroles dignes de la Majesté de l'Empire, d'expliquer sa volonté. Les Romains l'appellent Questeur en leur langue. Etant donc présent à l'installation de son successeur, & sa fille Constantine qu'il avait donnée à Maurice pour être la compagne de sa vie, & de sa fortune, étant aussi présente, il parla de cette sorte, par une bouche empruntée.

2. Romains, qui êtes le Peuple le plus célèbre, le plus illustre de la Terre, & qui avez acquis, par la grandeur de vos exploits, une réputation immortelle, je me trouve maintenant environné par les dernières, & par les plus cuisantes de toutes les inquiétudes, dont les unes me pressent de mettre ordre aux affaires de ce monde, & les autres me troublent par la pensée du compte terrible que j'ai à rendre. Comme ceux qui jouissent d'un pouvoir absolu commettent d'ordinaire, de grandes fautes, la licence où j'ai vécu autrefois, devient aujourd'hui le sujet de ma crainte. Le soin qui regarde ma couronne est,  sans doute, celui qui m'est le plus sensible. Ce n'est pas que je sois fâché de la déposer si tôt, mais c'est que ne l'ayant pas reçue pour m'être un sujet de vanité, ou une occasion de débauche, je Juif en peine de la mettre sur une tête qui mérite de la porter. A ces pensées de fortune, succèdent les sentiments de la nature, qui me sollicitent de pourvoir à mon Royaume, à ma femme, & à mes enfants. Mon Royaume demande un sage Prince pour le gouverner en ma place : ma femme un fidèle ministre pour la conseiller dans sa viduité ; & mes filles, un bon tuteur pour les assister dans la faiblesse de leur sexe, & de leur âge. La violence de la maladie chasse quelquefois ces sentiments de la nature, & me donnant de l'indifférence pour ma femme, & pour mes enfants, elle fait que je me compte déjà au nombre des morts, & que je me délivre, autant que je puis, de toutes les pensées de la terre. Après cela, le soin de l'Empire, duquel il n'est pas possible de se défaire entièrement, me rentre dans l'esprit, & me représente, qu'il ne suffit pas de conserver la puissance qu'on a reçue; mais qu'il faut encore la remettre entre les mains d'une personne capable de la maintenir, & propre à réparer, les fautes de son prédécesseur. A moins que de cela, l'édifice de l'Etat qui est appuyé sur un si faible fondement tombé par terre. Pendant que ces fâcheuses confédérations me rongent l'esprit, la providence éternelle a la bonté de me soulager, en choisissant Maurice, qui est ici devant vous, pour mon successeur. Il a déjà rendu d'important services à l'Etat, & il a supporté pour sa défense de grandes fatigues, qui sont comme autant de gages de la vigilance avec laquelle il travaillera à la conservation de vos intérêts. Vous le saluerez aujourd'hui en qualité d'Empereur. J'exécute ce grand dessein avec joie , & je suis très ferme dans cette résolution. Je ne lui confie pat feulement mon Royaume , je lui donne ma fille en mariage, & en lui donnant une personne qui m'est si chère , je vous assure de la confiance que vous devez prendre en sa conduite. La consolation d'avoir achevé un ouvrage si important, & de vous avoir pour approbateurs de mon choix, & pour témoins de la manière dont j'ai gouverné, & dont j'ai été soulagé par Maurice d'une partie du gouvernement, me servira comme de viatique dans le grand voyage que je vais faire. Pour vous, mon cher Maurice, je ne vous demande point d'autre épitaphe que votre règne, ni d'autre mausolée que celui que m élèveront vos vertus. Ne confondez pas l'espérance que l'on a conçue de votre conduite, ne vous pas vous-même, & ne ternissez pas vôtre gloire. Modérez votre puissance par la raison, réglez vos commandement par la sagesse. La Royauté A quelque chose d'insolent, dont elle infecte ceux qu'elle élève. Ne vous imaginez pas surpasser les autres hommes en prudence, comme vous les surpassez en dignité. Souhaitez d'être aimé de vos Sujets plutôt que d'en être craint. Souffrez plutôt d'être repris., que d'être flatté Car bien que les Princes soient d'ordinaire peu disposés à écouter des remontrances, il est certain., néanmoins, qu'il n'y a rien qui les instruise davantage. Que la Justice soit toujours devant vos yeux, & à vos côtés, la Justice, dis-je, qui nous prépare la rétribution de nos œuvres. Etant Philosophe, comme vous êtes, n'estimez pas plus votre pourpre que le plus vil vêtement, & ne considérez pas plus les pierreries de votre couronne, que. les cailloux du bord de la mer. Il y a dans la pourpre je ne sais quoi de lugubre, qui semble avertir les Empereurs de se modérer dans leur grandeur, & de ne se pas laisser emporter à ''orgueil, ni à la joie. Le Sceptre est plutôt la marque d'une servitude honorable, que d'une licence effrénée. Tempérez vôtre colère par la douceurs & votre prudence par la crainte. La nature a donné un Roi aux Abeilles, & elle l'a armé d'un aiguillon pour se faire obéir selon la Justice, & non pour commander en Tyran ; pour l'utilité, & non pour l'oppression de son peuple. Obéissons , au-moins, à cette savante maîtresse, si nous n'aimons mieux écouter de plus parfaites leçons que nous donnera la raison. Voila ce que j'avais à vous dire, comme un bon père. Vous jugerez des avis que je vous donne , avec l'autorité Que vous allez recevoir: & cette autorité vous tiendra lieu d'un Juge incorruptible pour flétrir le vice, & pour honorer la vertu.

3. Ce discours tira des larmes des yeux de tout le monde. Les uns, qui portaient de l'affection à l'Empereur, avaient regret de le voir en cet état, &: les autres étaient touchés d'un pareil sentiment, par quelque forte de compassion. Après cela Tibère ôta sa couronne, & sa robe Impériale, & la donna à Maurice , pendant que l'air retentissait des acclamations de tout le Peuple. Les uns admiraient le sage conseil de ce Prince , qui se démettait volontairement de la souveraine puissance, les autres louaient celui qui en était revêtu, & publiaient qu'il en était dignes & tous ensemble rendaient à Dieu la gloire d'un si grand ouvrage.

Quand cette importante cérémonie fut achevée, & que Maurice eût été proclamé Empereur, avec les solennités accoutumées, Tibère se fit reporter dans son lit.

 

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CHAPITRE II.

 

1. Songe de Tibère. 2. Sa mort, & ses funérailles.

1. On dit que Tibère eut un songe un peu devant que d'être malade. Il crut voir un jeune-homme d'une merveilleuse beauté, & dont la taille semblait avoir quelque chose de divin, que nul langage, ni nul style ne peut exprimer. Son habit avait une splendeur si éclatante , qu'elle remplissait toute la chambre de lumière. En étendant la main vers Tibère, il lui dit Je vous annonce, de la part de Dieu trois fois Saint, que les Tyrans ne prévaudront point sous votre règne. Quand il fut éveillé, il fut fort troublé de ce songe, & le raconta à ceux qui étaient auprès de lui.

2. Le jour suivant, (je reprends la fuite de mon Histoire,) Tibère subit la Loi générale du reste des hommes, il quitta cette demeure où l'âme est étrangère, & il se dépouilla de ce vêtement de terre, & sujet à la corruption. Aussitôt le deuil fut grand dans toute la Ville. La douleur qui s'était emparée des esprits , tira des yeux des ruisseaux de larmes, qui sont comme le sang des veines de l'âme. On déchirait les plus beaux habits pour prendre les moindres, & les plus méprisables. Le peuple courait en foule au Palais, pour voir ce triste spectacle. Il n'y avait point de gardes à l'entrée, & les rideaux qui y étaient tendus, ne suffisaient pas pour arrêter ceux qui n'étaient pas de condition à en approcher. On n'entendit durant la nuit que le chant lugubre des Psaumes , & l'on ne vit que la lumière obscure des cierges. Quand le Soleil commença à paraître sur l'horizon, & à éclairer l'hémisphère, tout le peuple suivit la pompe funèbre, & l'accompagna d'un torrent de pleurs. Les louanges qui sortaient de toutes les bouches, comme un fleuve qui se répand par divers canaux, ou comme un arbre qui pousse plusieurs branches., ne contribuaient pas peu à la magnificence des funérailles. C'était une marque de la douleur du peuple, qui pleure pour l'ordinaire la mort des Princes dont il a trouvé le gouvernement modéré. Quand le corps de Tibère eut été mis dans le tombeau des Empereurs, chacun se retira vers Maurice, comme pour lui servir de garde. Et comme l'on a beaucoup moins de souvenir du passé, que du soin du présent, la source des larmes tarit à l'heure-même.

 

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CHAPITRE III.

 

1. Origine , & naturel des Avares . 2. Insolence insupportable du Cagan (Khan) qui rompt la paix.

1. Pour écrire mon Histoire, & pour rap porter les guerres faites contre les Barbares, je commencerai par l'expédition contre les Avares, parce qu'elle est la première dans l'ordre du temps, & qu'elle fuit immédiatement ce que je viens de dire. Ces Avares firent alors plusieurs entreprises avec la dernière insolence. Ils sont Huns de Nation; ils habitent sur le bord du Danube, & ils sont les plus infidèles, & les plus intéressés de tous les peuples qui vivent dispersés à la campagne. Lorsqu'ils se furent rendus Maîtres de Sirmium, qui est une des plus célèbres Villes que les Romains possèdent en Europe, ils envoyèrent une ambassade à Maurice, un peu avant que ce Prince se chargeât des inquiétudes royales en se chargeant de la pourpre, & avant qu'il montât sur le trône. Comme le célèbre Ménandre a décrit fort exactement la prise de cette place, je n'ai pas dessein de m'y arrêter, ni de perdre le temps à répéter ce qu'il en a dit. Quand les Huns eurent Sirmium entre les mains, on fit un Traité honteux aux Romains, par lequel ils distribuèrent des prix aux Barbares, comme l'on en distribue dans les jeux, & dans les spectacles, & ils s'obligèrent à leur payer en argent, & en marchandises, quatre-vingt mille écus par an.

2. Cette paix ne dura, néanmoins, que deux ans, à cause de l'orgueil insupportable avec lequel le Cagan traitait les Romains. La renommée, lui ayant appris qu'on nourrissait chez eux quantité de bêtes d'une rare beauté, & d'une merveilleuse grandeur, il pria l'Empereur de lui en faire voir. L'Empereur qui était bien aise de l'obliger, lui envoya aussitôt un des plus grands de ses éléphants : Mais du moment que ce Barbare le vit, il commanda de le ramener.

Je ne sais si ce fut par mépris , ou par étonnement; car si je le savais, je ne ferais pas difficulté de le dire. Il donna encore la peine à l'Empereur de lui faire faire un lit d'or, tant sa fortune lui donnait de vanité. Les plus excellents Ouvriers de l'Empire y furent employés avec une magnificence toute royale. Mais quand ce lit fut achevé , le Cagan le rejeta avec une fierté dédaigneuse, comme un présent indigne de lui être offert, & le renvoya avec un mépris sans exemple. De plus, il demanda , qu'on ajoutât vingt mille écus aux quatre-vingt mille qu'on lui payait déjà, & comme l'Empereur s'offensa de sa demande, il jeta ses serments au vent, il rompit ouvertement la paix, & il fit entendre le son de la trompette qui est un instrument de guerre.

 

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CHAPITRE IV.

 

1. Le Cagan prend diverses places & ravage la Campagne. 2. Les Romains lui envoient des Ambassadeurs.

 

1.  Il n'eut pas plutôt levé des troupes, qu'il prit d'assaut la ville de Singidone, qu'il trouva dépourvue de garnison , & de munitions, tant à cause de la paix dont la Thrace jouissait alors, qu'à cause de la saison, où les habitants étaient occupés à faire la moisson, & à amasser à la campagne de quoi vivre toute l'année. Il ne la prit pas, néanmoins, sans résistance. Le combat fut fort opiniâtre auprès de la porte. Plusieurs des Avares y furent tués; & on peut dire que la victoire qu'ils y remportèrent, fut une victoire de Cadmée. Ils pillèrent plusieurs autres villes voisines, qu'ils surprirent à l'Empereur. Le Cagan ayant pris Augusta, & Viminacion, qui sont deux places importantes d'Illyrie, il mena son armée vers Anchiale, & il fit le dégât sur les terres qui en dépendent. Il épargna, néanmoins la maison des Bains, & l'on dit que ce fut à la prière de ses concubines, qui s'y étaient retirées. On dit aussi que les eaux en sont médicinales , & qu'elles guérissent de diverses maladies.

2. Trois mois après , les Romains lui envoyèrent des Ambassadeurs, pour lui demander la paix.. Elpide Sénateur, qui avait été Gouverneur de Sicile, & qui était élevé à la dignité de Prêteur, qui est une dignité considérable en était un , Comentiole , un des gardes, que les Romains appellent en latin Scribon , était l'autre. Quand ils furent arrivés à Anchiale, ils supplièrent le Cagan d'avoir la bonté d'entretenir la paix qu'il avait si solennellement jurée. Mais comme ils virent qu'au lieu de s'adoucir, il s'aigrissait de plus en plus, & qu'il les menaçait insolemment de raser la grande muraille, Elpide tâcha de l'apaiser, en demeurant dans un modeste silence ; mais Comentiole eut le courage de lui faire paraître une noble élévation, & conservant l'honneur de la liberté Romaine, comme celui d'une généreuse Princeste, sans le vouloir corrompre par de lâches flatteries, il lui parla de cette sorte, en présence des principaux de sa Cour.

 

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CHAPITRE V.

 

Harangue de Comentiole.

Les Romains croyaient que vous auriez quelque respect: pour vos Dieux, & pour les Dieux des autres Nations qui président aux serments, & que vous ne manqueriez pas à vôtre parole, en violant la paix que vous aviez saintement jurée. Ils se persuadaient que vous n'oublierez jamais les bienfaits des Empereurs, les marques de la bonne volonté du peuple, la manière obligeante dont vos ancêtres avaient autrefois été reçus ; Et que vous ne permettriez pas à vos sujets de me faire la moindre injure, étant bien juste que les Princes soient plus modérés que les peuples , & qu'ils les surpassent autant en sagesse qu'en dignité. L'inclination que nous avons pour la paix nous a fait dissimuler vos outrages, & vos hostilités & l'humanité, par laquelle nous surpassons toutes les autres Nations, nous a empêchés de prendre les armes pour nous venger. Au lieu de repousser vos violences par la force, nous nous sommes contentés d'y opposer le Traité de la paix que vous avez faits avec nous. Mais puisque vous n'êtes point touché par toutes les raisons d'honneur, & de probité , & qu'il semble, d'ailleurs, que l'œil de la Justice soit fermé, & que la Providence , au lieu de vous punir, se repose, pendant que vous faites un Dieu de votre passion y nous nous souviendrons de notre ancienne vertu , & nous ferons un épouvantable carnage de vos gens ; car quel que amour que nous ayons pour la paix, nous ne manquons pas de prendre les armes, lors qu'il est nécessaire de réprimer l'insolence de nos ennemis. Quelle autre Nation a jamais si vaillamment combattu pour la patrie, pour la liberté, & pour la gloire ? si les plus faibles oiseaux se battent opiniâtrement, pour ne pas céder l'un a l'autre, quelle pensez-vous que sera l'ardeur d'une Nation aussi belliqueuse que la nôtre , & qui n'a jamais été méprisée, si ce n'est peut-être dans sa naissance ? Ne tirez point d'avantage des heureux succès de votre perfidie. car, s'il est permis de se vanter de ses bonnes actions , il est honteux de se glorifier de ses crimes. Il est vrai qu'encore que les exploits par lesquels vous vous êtes signalé, depuis peu , soient fort injustes , ils ne laissent pas d'être des preuves illustres de la grandeur de votre courage. Mais il faut aussi avouer que la puissance des Romains est formidable, que la vigilance de leur Prince est extrême , qu'ils tirent des secours innombrables de toutes les Nations qui leur font soumises, & que la piété qui les élevé au dessus des autres peuples, les rend invincibles. Quand vous avez résolu de les attaquer, vous n'avez pas assez considéré les suites de -votre entreprise, & vous n'avez point fait de réflexion sur le jugement par lequel les Nations étrangères condamneront votre ingratitude. Quelle assurance pourrez vous donner à l'avenir de la sincérité de votre parole, après avoir violé votre ferment, & rompu notre alliance, après avoir outragé vos bienfaiteurs, & vous être rendu insensible à leurs bienfaits, qui devaient avoir tant de force sur votre âme ? Permettez-nous de demeurer en repos. N'abusez pas davantage de l'état de votre prospérité présente, pour opprimer des personnes qui ne vous ont point fait d'autre injure que d'être vos voisins. Ayez quelque respect pour un pays où vous avez été favorablement accueilli lorsque vous vous vous y êtes réfugié comme un exilé, & comme un fugitif dans le temps que la branche de votre Etat, & de vôtre famille a été séparée du tronc de la Monarchie d'Orient. Ne violez pas la loi de l'hospitalité, qui est une Loi sainte ,& tout le monde admirera vôtre douceur, & apprendra., par votre exemple, à détester l'impiété comme la source de divers crimes. Que si vous désirez de l'argent, les Romains sont prêts à vous en donner, parce que n'ayant point de plus forte passion que la gloire, la libéralité & la munificence leur tiennent lieu de richesses, & de trésors. Au reste , vous possédez une vaste étendue de pays, où les habitants vivent à leur aise, sans manquer de ce qu'ils peuvent désirer non seulement pour la nécessité, mais aussi pour le plaisir. Retournez donc sur les terres que vous tenez de la grâce des Romains, & ne permettez pas que vos troupes passent vos frontières. Les vents les plus violents ne sauraient ébranler un arbre dont le tronc est fort , dont les branches sont hautes & chargées de feuilles, dont la racine est vive, & profonde , & dont le pied est arrosé ou par un ruisseau qui coule auprès , ou par la pluie qui tombe du Ciel. Ceux qui vont témérairement au delà de leurs limites deviennent sages trop tard, & sont punis par la honte, qui est un des plus fâcheux châtiments que leur présomption puisse mériter.

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CHAPITRE VI.

 

1. Emportement , & cruauté du Cagan. 2. Seconde ambassade des Romains vers les Avares.

1.  Quand cette sévère remontrance fut achevée, le sang qui pétillait dans les veines du Cagan alluma la colère sur son visage , lui rendit les yeux tout étincelants de fureur, & fit éclater d'autres marques de la vengeance qu'il respirait. Ses sourcils élevés jusqu'au haut de son front , découvrirent la grandeur du péril dont Comentiole était menacé. En effet, ce Barbare sans être retenu par le respect qui est dû à la qualité d'Ambassadeur, commanda de le renfermer dans une étroite prison, & de déchirer sa tente: ce qui, selon l'usage du pays est un présage assuré d'une condamnation capitale. Le lendemain comme sa colère était encore plus allumée, les principaux de sa Cour employèrent les paroles les plus douces qu'ils purent trouver , pour le persuader de ne pas faire mourir Comentiole, & de se contenter de sa prison. Il défera à leurs raisons, il accorda aux Ambassadeurs la vie qu'ils n'espéraient pas, & après tant de mauvais traitements , il les renvyia à Constantinople.

2. . Elpide le revint trouver l'année suivante, & le pria d'envoyer avec lui un Ambassadeur à l'Empereur, pour renouveler l'alliance, & pour stipuler la somme de vingt mille écus qui devait être ajoutée par an aux quatre-vingt mille qu'on lui payait. Le Cagan eut cette prière agréable, & envoya Targice un des plus considérables de sa Cour. Les Romains promirent de payer vingt mille écus, outre les quatre-vingt mille qu'ils payaient déjà, & se soumirent à y être contraints par les armes. Ainsi, la paix fut conclue; mais elle fut altérée bientôt après, par les ruses secrètes que les Avares tramèrent contre les Romains, quoi qu'ils ne les osassent attaquer à force ouverte.

 

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CHAPITRE VII.

 

1. Les Slavons font irruption proche de Constantinople, 2. Comentiole leur donne la chasse.

 

1. Ce fut en effet à la persuasion des Avares que les Slavons entrèrent sur les terres des Romains, qu'ils s'avancèrent jusqu'à la longue muraille, & qu'ils y firent un grand carnage. L'Empereur étonné de cette irruption, envoya contre eux les gardes, dont il avait composé, à la hâte, comme un petit corps d'armée.

2, Comentiole fut choisi pour commander les troupes. A l'heure-même, il marcha vers la Thrace, & en chassa les Slavons. S'étant avancé jusqu'au bord du fleuve Ergine, il fondit inopinément sur eux, & en tua un grand nombre. En considération de cet exploit, il fut nommé une seconde fois Général de l'armée Romaine, & Présent qui est une autre charge parmi eux. Sur la fin de l'Eté, il amassa tout ce qu'il avait de forces, & se rendit aux environs d'Andrinople, où ayant rencontré Andragaste, à la tête d'une troupe de Slavons, chargés de butin, & de prisonniers, il y campa, & y passa la nuit, & à la pointe du jour suivant, il les chargea si rudement, que d'abord ils lâchèrent le pied, puis ayant pris tout ouvertement la fuite, ils abandonnèrent l'Astique. Ce généreux exploit rendit la Journée mémorable par l'heureuse délivrance des prisonnirs. Les vainqueurs en chantèrent des Hymnes de réjouissance, & élevèrent un trophée à leur valeur.

 

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CHAPITRE VIII.

 

1. Bocolabra donne occasion à la rupture de la paix. 2. Targice est maltraité par l'Empereur. 3. Le Cagan prend diverses places sur les Romains.

1. AU commencement du Printemps les Barbares violèrent encore la paix, sans déguisement, & sans prétexte. Je ne ferai pas difficulté d'en rapporter le sujet. Il y avait un certain Scythe nommé Bocolabra , ce nom Signifie Mage, ou Prêtre en la langue des Scythes. Cet nomme fit une action fort hardie. Il coucha avec une des concubines du Cagan, & s'exposa à un cruel supplice pour un plaisir d'un moment. Appréhendant ensuite d'être découvert, il persuada sept Gépides qui étaient dans sa dépendance , de s'enfuir avec lui chez les Huns qui habitent du côté d'Orient dans le voisinage des Perses , & qui sont plus connus de plusieurs sous le nom de Turcs. En traversant le Danube, & en allant à la ville de Libidinon, il fut pris par un Capitaine qui gardait le bord de ce fleuve, à qui il dit son pays, & conta ses aventures. Comme l'histoire de ses amours, & de ses malheurs paraissait véritable , on l'envoya à l'Empereur, & dès ce moment-là on crut que la paix était rompue ,& que la guerre était déclarée.

2. Targice était encore à Constantinople, où il demandent l'argent, qui selon les traités était dû à son maître tous les ans. L'Empereur entra avec raison dans une extrême colère d'être ainsi joué par les Barbares, & de ce que le Cagan ravageait l'Europe, dans le temps-même que son Ambassadeur exigeait l'argent qui lui avait été accordé pour entretenir la paix. Il relégua donc cet Ambassadeur dans l'île de Calcitide où il fut traité avec beaucoup de rigueur, & même menacé de la mort.

3. Le Cagan faisait cependant le dégât en Mysïe, & en Scythie, & prenait diverses places, comme Rateria , Bononia, Acys , Dôrothyle, Saldape, Pannaze, Martianopole, & Tropée. Il ne les prit pas néanmoins sans inquiétude, ni sans fatigue, bien qu'il reçût de grands secours des fréquents voyages qu'il fit en son pays, auxquels la paresse des nôtres les empêchait de s'opposer. L'Empereur donna le commandement de toutes ses troupes à Comentiole, & le pressa de se préparer à lès mener contre l'ennemi.

 

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CHAPITRE IX.

 

1. Guerre contre les Perses. 2. Défaite des Romains.

 

1. Puisque les Huns qui habitent le bord du Danube ont paru à l'entrée de notre histoire, il est juste d'y donner maintenant place aux Perses. Mais pour décrire les Guerres faites contre ces peuples, il faut remonter jusqu'au temps auquel Maurice prit possession de l'Empire. Que personne ne trouve étrange que je reprenne de la sorte le passé, car quoique je retourne au même temps, je ne répète pas les mêmes faits. Et j'ai été obligé de garder cette méthode, pour ne pas interrompre la suite des choses , &: pour éviter la confusion. Maurice, dans la première année de son règne, un peu-après la mémorable Journée où Tancosro commandait l'armée des Perses, rappela d'Arménie Jean, qui à cause de la grandeur de sa barbe fut surnommé la Moustache, & lui confia la conduite de toutes les troupes d'Orient. Ce Jean n'eut pas plutôt pris possession de ce nouvel emploi, qu'il marcha vers l'endroit où le fleuve Nymphius se mêle avec le Tigre. Laies deux armées se préparèrent au combat. Celle des Romains était commandée par Jean, & celle des Perses par le Cardarigan. C'est une dignité parmi ces peuples qui ont accoutumé de prendre le nom de leur charge comme s'ils méprisaient celui de leur famille, & comme s'ils faisaient plus d'état des présents de la fortune, que de la loi domestique qui leur a donné un nom par la bouche de leur père lorsqu'ils font sortis du sein de leur mère. Jean divisa ses troupes en trois. Prit pour lui le corps d'armée, donna l'aile droite à Curse , & la gauche à Ariulphe. Les Perses se rangèrent dans le même ordre.

2.. Quand la trompette eut sonné, & que les deux armées se furent approchées, le combat commença. Jean, & Ariulphe eurent d'abord de l'avantage sur les Perses. Mais comme Curse était jaloux de la gloire que Jean allait acquérir, il ne fit aucun devoir de combattre. Les Perses commençaient déjà à lâcher le pied., dans la crainte d'être poussés avec plus de vigueur; Mais les Romains tournèrent le dos, & se retirèrent sur les hauteurs lorsqu'ils s'aperçurent que Curse ne combattait pas. Les Perses poursuivirent la cavalerie qui était fort fatiguée, ils la pouffèrent vivement, & ils la dispersèrent de telle sorte, qu'à peine put-elle regagner le camp. Voila quel fut le succès de cette guerre, qui finit avec l'Automne.

 

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CHAPITRE X.

1. Célébration du Mariage de l'Empereur. 2. Réjouissance publique.

1. L''Empereur reçut magnifiquement son père qui se nommait Paul, & qui l'était venu trouver à Constantinople, & le jour suivant il fit la cérémonie de ses noces. Il manda le Patriarche Jean dans la chambre qui était appelée l'Augustéon, & qui était proche de la grande cour du Palais , & le conjura d'attirer par ses prières les grâces, & les bénédictions du Ciel sur le mariage qu'il désirait célébrer. Le Prélat récita les prières accoutumées, & ayant pris la main de l'Empereur, & celle de Constantine il les joignit ensemble., & souhaita toute sorte de prospérités à leur mariage. Il leur mit ensuite la couronne sur la tête , & les fit participer aux sacrés mystères de l'Homme-Dieu, selon la pratique de ceux qui font profession de notre sainte Religion. Ceux qui brillent par l'éclat des dignités, & que l'Empereur appelé ses pères, à cause qu'ils le chérissent aussi tendrement que s'il était leur propre fils , le conduisirent au lit nuptial, & le supplièrent de paraître sur son trône , & de faire des largesses aux soldats. La chambre était superbement parée, & tapissée d'une écarlate de Tyr, sur laquelle on voyait les Images des Empereurs relevées d'or, & de pierreries. L'Impératrice avait été amenée secrètement, pour être montrée tout d'un coup au peuple, ensuite de quoi, l'Empereur fut aussi conduit par les plus considérables de sa Cour, pour montrer la nouvelle Impératrice à ses Sujets, & pour l'embrasser en leur présence. Elle se leva pour le saluer, pendant que l'air retentissait des acclamations du peuple. Un Eunuque, nommé Margaritis, qui était en grande considération à la Cour, & à qui il appartenait, par le droit de sa charge, de conduire l'épousée, présenta aux mariés une coupe pleine de vin, mais sans fleurs, parce qu'ils n'étaient pas d'une condition privée, & qu'ils avaient déjà été couronnés. Voila ce qui se fit le premier jour.

2.. La ville fit des réjouissances publiques durant sept jours, pendant lesquels plusieurs se servirent d'assiettes, de plats, de pots, & d'autre vaisselle d'argent, & les exposèrent à la vue de tout le monde. On entendait de toutes parts le son des flûtes, & des violons. On voyait des bateleurs qui divertissaient, par les tours de leurs adresses, ceux qui étaient curieux de les; regarder : on courait au théâtre pour y voir représenter certaines pièces satyriques, & ingénieuses, où l'on reprenait finement les vices des hommes. De plus, il y avait des courses à cheval, & l'Empereur faisait de magnifiques festins au Sénat Ce fut ainsi que ce mariage se célébra.

 

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CHAPITRE XI.

 

1. Incendie à Constantinople. 2. Huile miraculeuse qui sortait du corps de sainte Glycérie. 3 Supplice d'un Magicien.

 

1.  Puisque le devoir d'un Historien l'oblige à représenter toutes les actions les plus remarquables, il faut que nous mêlions de tristes aventures aux plus agréables événements. Le feu prit, au commencement du Printemps, avec une telle fureur, à la place publique qui est un des plus beaux ornements de Constantinople, qu'il fut malaiaé de l'éteindre. La violence du vent était si grande, qu'il portait les flammèches par toute la ville; mais, enfin, l'abondance de l'eau triompha de l'activité des flammes.

2. Dans la même année, un citoyen nomme Paulin, qui était des plus notables de la ville, & qui avait une grande érudition, fut si malheureux que de s'adonner aux secrets abominables de la magie. La manière dont il fut découvert, a quelque chose de fort admirable. Il avait un bassin d'argent où il avait accoutumé de recevoir le sang des bêtes qu'il immolait, lorsqu'il voulait avoir commerce avec les Anges Apostats, II vendit ce bassin à un Orfèvre , qui lui en ayant payé le prix, l'emporta en sa boutique, où il l'exposa en vente. Il arriva que l'Evêque d'Héraclée, que les anciens appelaient Périnthe, étant alors à Constantinople , & ayant vu ce bassin, l'acheta, & partit incontinent après pour s'en retourner à son Egise. Comme l'Huile miraculeuse qui coulait du corps de sainte Glycérie Martyre n'était reçue que dans un bassin de cuivre , l'Evêque l'ôta , & pour honorer davantage un si grand miracle, il mit le bassin d'argent en la place de l'autre. A l'instant, le miracle cessa , & la source de la grâce tarit. La Sainte suspendit les effets de sa puissance, priva les fidèles de ses bienfaits, & en haine de l'impiété, s'imposa à elle-même la loi de ne plus répandre la liqueur sacrée. En effet, s'il m'est permis de mêler dans l'histoire des enseignements étrangers, la pureté ne peut avoir de commerce avec l'impureté. Lorsque plusieurs jours furent passé, & que cette disgrâce fut devenue publique, l'Evêque s'abandonna à la douleur, & ne pouvant supporter la perte de cette grâce, il en rechercha la cause avec tous les soins possibles. Il ordonna des jeûnes, & des prières publiques. Les fidèles fondant en larmes, & jetant de profonds soupirs, passaient les nuits dans les Eglises, & usaient de tous les moyens dont ils croyaient pouvoir apaiser le Ciel. Mais, enfin, Dieu qui avait autant de compassion de l'ignorante simplicité des fidèles, que d'horreur de la détestable impiété des Magiciens, révéla à l'Evêque, en songe., les abominations qui avaient été commises dans le bassin d'argent. Ce Prélat l'ôta aussitôt de l'Eglise, & y remit le bassin de cuivre comme un vase pur, & qui n'avait jamais été profané. A l'heure-même, on vit recommencer le miracle; on vit couler cette sainte liqueur, comme une heureuse rosée, & on vit reprendre aux grâces du Ciel leur cours ordinaire. Chacun essuya les larmes de son visage, & bannit la tristesse de son cœur. On reconnut l'exécrable impiété de la magie, par un effet de la bonté de Dieu, qui fait miséricorde aux hommes quand ils la lui demandent avec piété, &; on rendit au bassin de cuivre son premier honneur, en lui rendant son premier usage. L'Evêque alla à Constantinople, où ayant appris de l'Orfèvre le nom de celui qui lui avait vendu le bassin d'argent, il conta l'histoire au Patriarche Jean, qui tout transporté de zèle courut le dire à l'Empereur. Maurice était un peu lent, quand il s'agissait de punir, & il croyait que la mort était un remède moins salutaire que la pénitence. Mais Jean faisait de pressantes instances, & demandait, avec la vigueur d'un Apôtre, que ceux qui avaient renoncé à la foi fussent condamnés au feu , alléguant pour ce sujet ces paroles de Saint Paul, Il est impossible que ceux qui ont été une fois éclairé., qui ont goûté le don du Ciel ; qui ont été rendus par du Saint Esprit; qui se font nourris de la sainte parole de Dieu, & de l'espérance des grandeurs du siècle à venir, & qui, après cela, sont tombés il est impossible, dis je , qu'ils se renouvellent par la pénitence, parce qu'autant qu'il est en eux, ils crucifient de nouveau le Fils ai Dieu, & l'exposent à l'ignominie. Car lorsqu'une terre étant souvent abreuvée des eaux de la pluie, produit des herbages propres à ceux qui la cultivent, elle reçoit la bénédiction de Dieu. Mais quand elle ne produit que des ronces, & des épines, elle est en aversion à son maître, elle est menacée de sa malédiction, & à la fin il y met le feu. Ainsi Jean fit changer de résolution à l'Empereur, & obtint par la véhémence de son discours ce qu'il désirait.

3. Le jour suivant les Juges s'assemblèrent, interrogèrent les accusés, & les condamnèrent à. la mort. Paulin fut attaché à un poteau, au haut duquel il y avait un ais fendu, & un trou rond au milieu, ou l'on lui mit le cou, & on l'étrangla. Voila de quelle manière ce malheureux finit sa vie, après, néanmoins, avoir vu coupé la tête à son fils, qu'il avait rendu complice de son abominable impiété.

 

 

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CHAPITRE XII.

 

1. Siège des forts d'Asumos & d''Acbas. 2. Tremblement de terre. 3. Consulat de Maurice. 4. Déposition de Jean.

 

1.  Le Général de l'armée Romaine ayant eu l'avis que les Perses assiégeaient le fort d'Asumos, alla lui-même assiéger celui d'Acbas, bien qu'il passe pour imprenable, à cause qu'il est assis sur la cime d'une montagne, & borde de précipices des deux cotez. Le siège ne fut pas plutôt formé , que ceux de dedans allumèrent des feux sur leurs murailles, pour faire savoir aux Perses qui pressaient le siège d'Asumso, en quel danger ils étaient ; car c'était le signal dont ils étaient convenus. Les Perses étant descendus de cheval, dès la pointe du jour, & s'étant rangés en bataille, attaquèrent les Romains , & remportèrent l'avantage. Comme ils sont merveilleusement adroits à tirer de l'arc, & que leur principale force consiste dans cette adresse , ils mirent leurs ennemis en confusion par la multitude des traits qu'ils leur lancèrent. Quelques-uns se précipitèrent du haut de la montagne ou ils étaient renfermés , & étant tombés sur le bord du fleuve Nymphius, ils se sauvèrent au Camp, contre leur propre espérance. Les autres furent pris.

2. Au Printemps de l'année suivante, en la première année du règne de Maurice , & le jour même de la fondation de Constantinople, elle fut ébranlée jusques dans ses fondements. Je n'entreprendrai pas de rapporter la cause de ces furieuses agitations. Aristote en a assez amplement discouru. S'il a découvert la vérité qu'il reçoive la louange qui lui en est due, & s'il s'est trompé, qu'il ne laisse pas de jouir du plaisir de son invention. La terreur fut si extrême , que ceux qui s'abandonnaient auparavant à la débauche comme des chevaux échappés, s'en retirèrent, & imitèrent en quelque sorte les jeunes gens, qui étant surpris par leur maître en jouant au dé, arrachent le rideau qui croit tiré comme pour servir de marque d'une réjouissance publique.

3. Dans la seconde année du règne de Maurice, au commencement de l'Hiver, il fut déclaré Consul, & il monta sur un char qui au lieu d'être tiré par des chevaux, ou par des mulets, l'était par des hommes. Il fit aussi de grandes largesses qui lui attirèrent de grandes louanges.

4. Jean fut déposé en même temps de sa charge de Général, parce qu'il ne pouvait résister aux Perses, quoiqu'il eût des troupes plus nombreuses qu'eux.

 

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CHAPITRE XIII.

 

1. Philippicus prend le gouverne ment de s troupes, & fait diverses expéditions. 2. Les Romains s'égarent en revenant de Perse, de grandes fatigues.

 

1. On choisit en sa place Philippicus allié de l'Empereur ,& qui avait épousé Gordie sa sœur. Ce nouveau General assembla aussitôt ses troupes, & traça un camp à Monocarte prés de la montagne Aisuma. Au commencement de l'Automne il se campa proche du Tigre, & ensuite, il marcha en plusieurs journées jusqu'à un endroit nommé Caucaroman, où ayant appris que le Cardarigan devait venir sur la montagne Izala, à cause du fort de Majacariri, il en partit à l'heure-même, & se retira aux environs de Nisibe; gagna les hauteurs, & fit plusieurs courses sur les terres des Perses. Alors, un laboureur porta la nouvelle au Cardarigan de l'arrivée de l'armée Romaine, & lui dit, que pendant qu'elle ravageait leurs terres, il s'amusait à parcourir les montagnes, & à former de vains projets. Le Cardarigan ayant dressé des embuscades aux Romains, Philippicus assembla ses troupes, & se campa proche de la montagne Izala, où il crut que l'assiette avantageuse du lieu le mettait en sûreté. Il alla ensuite sur le bord du fleuve Nymphius, avec de glorieuses marques des premiers exploits de ses armes. Il entra même une seconde fois sur les terres des Perses , & fit le dégât dans le champ de Bearbese. Les Perses n'en eurent pas plutôt avis qu'ils accoururent avec leur cavalerie, dont ils perdirent dans le voyage une partie considérable.

2. Les Romains, étonnés de la diligence de leur marche, sortirent de Perse , & divisèrent leur armée en deux. Ceux qui demeurèrent avec le Général, allèrent à Sisarbane, & de là dans le pays de Rabdios. Les autres s'égarèrent, & se fatiguèrent extrêmement aux environs de Théodosiopole. On dit que cette région est fort chaude, & fort sèche, & que l'on n'y trouve point d'eau., avant que d'arriver au fleuve Aborra. Les Romains pressés de la soif, prirent une cruelle résolution, qui fut d'égorger les prisonniers, & de n'épargner que les enfants; qui ne laissèrent pas de mourir bientôt après, faute d'eau; ayant essuyé de sî grandes fatigues, ils arrivèrent enfin, à Théodosiopole,

 

 

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CHAPITRE XIV.

1. Philippicus comparé à Scipion. 2. Il est malade. 3. Le Cardarigan assiège Tibériopole, & fait le dégât aux environs.

 

1.  L'Année suivante Philippicus porta courageusement ses armes dans l'Arsanéne,& y fit un riche butin. On dit que cet excellent Général avait appris l'art de la guerre dans l'école des plus sages de l'antiquité, & qu'il avait inventé ses stratagèmes à l'imitation de Scipion- Ceux qui ont composé l'Histoire, & qui ont représenté les choses passées comme dans des tableaux, pour les consacrer dans le temple de la mémoire ont écrit, que pendant qu'Annibal ravageait l'Europe, l'ancien Scipion porta la guerre en Afrique, & la réduisît à l'extrémité ; qu'Annibal au premier bruit de cette disgrâce retourna au secours de sa patrie , & éprouva par ses malheurs l'inconstance de la fortune. Il semble donc qu'on peut faire un juste parallèle de Scipion, & de Philippicus. Mais si ce dernier a formé un pareil dessein , il n'a pas eu un pareil succès.

2. Il fut attaqué d'une dangereuse maladie, qui l'obligea de donner le commandement de son armée à Etienne qui était alors Tribun , & qui avait été autrefois garde de Tibère , & la Lieutenance à Asfic Hun de nation , & de se retirer à Martyropole.

3. Le Cardarigan mena ses troupes vers Tibériopole, qu'on appelait autrefois Monocarte, & que Philippicus avait fortifiée l'année précédente par une sage prévoyance. Ce Barbare ne la pouvant prendre de force, ravagea les dehors de Martyropole,& brûla l'Eglise de saint Jean le Prophète, qui était à douze milles de là, du côté d'Occident. Il ruina aussi un Monastère de saints Philosophes, qui n'avaient point d'autre occupation que de se séparer de leur propre corps, de mourir aux plaisirs, & de quitter, par une sage folie, des biens pendables pour acquérir des trésors incorruptibles. Il en partit le lendemain, & alla à un lieu nommé Zobardon, & défendit à ses gens de sortir du camp. Huit jours après, il s'en retourna en sa maison, d'où il y avait apparence qu'il reviendrait bientôt faire des courses sur les Romains, pour égaler au moins la gloire, & les avantages qu'ils avaient remportés sur lui. Philippicus ayant recouvré sa santé, licencia ses soldats, & vint au commencement de l'hiver saluer l'Empereur. Dés que le Printemps eut rendu la beauté à la terre, il partit de la capitale de l'Empire.

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CHAPITRE XV.

 

1.  Ambassade des Perses. 2. Harangue de l'Ambassadeur. 3. Proposition de paix rejetée par les Romains.

 

1.  Lorsqu'il fut entré dans la ville d'Amide, les Perses envoyèrent une magnifique ambassade, pour terminer la guerre, & pour vendre la paix aux Romains. Le Général de l'armée Romaine ayant assemblé les gens de commandement, les Capitaines, les Gardes, & tout ce qu'il y avait de plus considérable parmi les troupes; le satrape Mebode qui était Ambassadeur, parut au milieu de l'assemblée, & parla de cette sorte.

2. Ennemis si cet exorde vous paraît étrange, & que cette qualité vous déplaise je suis prêt de changer de termes ) armez-vous maintenant de la paix, mettez bas les armes, jetez les lances , & les épées comme des instruments qui sont usés , & ne combattez plus qu'avec la flûte qui est un instrument doux & pastoral, propre au divertissement, & à la joie. Mon Maître souhaite la paix, & fait gloire de renoncer le premier à la guerre: parce que c'est le propre des rois d'aimer la paix, au lieu qu'il n'appartient qu'aux tyrans de vouloir toujours vivre dans le désordre que la licence des armes apporte. Puisque vous êtes dans le même sentiment, je vous conjure de vous unir aussi dans la même résolution de laisser la guerre toute seule ; la guerre, dis-je, qui est un monstre insatiable. Nous avons souvent couvert la terre de sang. Nous avons vu de tristes images de la mort, car la guerre en est le peintre ou plutôt l'orignal. Elle est la cause funeste qui invente, & qui produit la plupart des maux que souffrent les hommes. si quelqu'un est possédé par la passion dit, bien, nous avons tous été le jouet des richesses , & de la pauvreté ayant été tantôt vainqueurs, & tantôt vaincus ,  & ayant éprouvé continuellement les révolutions du sort des armes. si parmi les chefs il y en en a qui se glorifient des. trésors qu'ils ont amassé, le plaisir dont ils se repaissent, est un plaisir fort mêlé de crainte. Car qu'y a-t-il de moins assuré, pendant la guerre, que l'argent qui change de maître à tout moment, & qui n'est possédé que comme un songe ., & comme le souvenir d'un festin du jour passé ? Apprenez, par nos avis à éteindre la guerre que vous avez allumée, & à étouffer cette funeste division qui a produit des sources de larmes. Il est bien juste que ceux qui ont commencé a causer le mal , commencent aussi à en chercher le remède. Du reste que la douceur & la civilité de ce discours ne vous donne point de vanité; car le Roi de Perse ne vous appréhende pas depuis le peu de temps que vous avez eu la hardiesse de faire des courses sur ses terres, au contraire quand il vous offre la paix il prêtent vous la vendre, & non pas vous la donner. Il a intention que vous l'achetiez avec de l'or, & avec des présents, & il ne croit pas qu'ayant pris les armes injustement, vous exposer sans qu'il vous en coûte quelque chose. II vous fat une assez grande grâce de se contenter de cette reconnaissance, & de l'accepter pour apaiserrsa colère , & pour abaisser votre orgueil.

3. Comme cet. Ambassadeur continuait son discours, les Romains qui ne le pouvaient plus souffrir, l'interrompirent par des sifflements, & par des clameurs confuses, & crurent avoir droit de se glorifier, à leur tour, des derniers exploits de leur valeur, des irruptions qu'ils avaient faites sur les terres des Perses, du butin qu'ils en avaient remporté, & des ruses par lesquelles ils avaient joué l'habileté & l'expérience du Cardarigan. Philippicus rompit l'assemblée, bien que l'Ambassadeur continuât toujours de parler. L'Evêque de Nisibe vint quelques jours après lui faire le même discours. Il rédigea leurs propositions par écrit, & les envoya à l'Empereur, qui lui manda incontinent de rejeter des conditions si  honteuses, & si indignes de la majesté de l'Empire. Cette réponse alluma de nouveau le feu de la guerre. Philippicus ne l'eut pas plutôt reçue , qu'il mena tes troupes à Membratone, & leur demanda si elles se sentaient animées d'une généreuse ardeur de combattre? Comme elles lui eurent protesté qu'elles étaient dans cette résolution, & qu'elles lui eurent confirmé cette protestation par un ferment, il les mena à un lieu nommé Bibas, où passe le fleuve Arzamon.