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JORNANDÈS.

(Jornadès - Jordanès)

HISTOIRE DES GOTHS

(traduction française seule)

texte bilingue

(I - XXI   XXII - XL    XLI - FIN)

Ammien Marcellin, Jornandès, Frontin (les Stratagèmes), Végèce, Modestus: avec la traduction en français
 publ. sous la dir. de M. Nisard,...
Paris : Firmin-Didot, 1869

Vu la mauvaise qualité du texte latin repris sur la toile, j'ai repris celui de l'édition Nisard. (Ph. Remacle)



HISTOIRE DES GOTHS,
PAR JORNANDÈS,
ÉVÊQUE DE RAVENNE.

ÉPÎTRE SERVANT DE PRÉFACE.

Mon désir, frère Castalius, était de faire aborder la petite barque qui me porte à un tranquille rivage, où je pusse, à mon choix, pêcher, comme le dit quelqu'un, de petits pois-sons dans les étangs des anciens, et voilà que vous me contraignez à faire voile vers la haute mer. Vous exigez de moi que j'interrompe le petit ouvrage auquel j'ai commencé à mettre la main, je veux dire mon Abrégé des chroniques, et que j'entreprenne de resserrer en un seul et court volume les douze livres du Sénateur, sur l'origine et l'histoire des Goths, en descendant de génération en génération, de roi en roi, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours: tâche suffisamment rude, et dont celui qui l'impose semble ne pas vouloir envisager le poids. Vous ne songez donc pas que j'ai bien peu de souffle pour emboucher la trompette d'un historien aussi éloquent. Et, pour aggraver encore la difficulté de l'entreprise, on ne nous laisse la faculté d'user de ces livres qu'à la condition de n'en point suivre littéralement le sens. A ne point mentir toutefois, j'ai préalablement passé jusqu'à trois jours à les relire ces livres, grâce à l'obligeance de l'intendant de l'auteur; et, bien que je n'en aie pas retenu les mots, je me flatte du moins d'en posséder parfaitement les pensées et le sujet. J'ai enrichi mon travail de quelques citations tirées des histoires grecques et latines qui s'y rapportaient. Enfin j'ai entremêlé au commencement, à la fin, et principalement au milieu de cet abrégé, plusieurs choses qui m'appartiennent. Ainsi donc ce livre que vous m'avez forcé d'écrire, sans que je me sois offensé de votre exigence, recevez-le avec bienveillance; avec plus de bienveillance encore puissiez-vous le lire! Que si vous y découvrez quelques omissions, vous qui vivez dans le voisinage des Goths, les faits vous sont présents, ajoutez-les. Priez pour moi, mon très-cher frère.

CHAPITRE I.

Nos pères, au rapport d'Orose, divisèrent en trois parties toute la circonférence de la terre que l'Océan entoure, et les appelèrent Asie, Europe, et Afrique. Le rond de la terre dans ces trois divisions a été décrit par une quantité d'auteurs presque innombrable, qui font connaître, non-seulement la situation des villes et des contrées, mais, ce qui est encore plus exact, le nombre de pas et de milles dont leur étendue se compose; ils ont même poussé leurs recherches jusqu'à déterminer, à travers l'immensité de la mer, la position des îles entremêlées aux flots, tant grandes que petites, auxquelles ils ont donné les noms de Cyclades ou de Sporades. Quant aux dernières limites de l'infranchissable Océan, non seulement personne n'a tenté de les décrire, mais il n'a pas même été donné à qui que ce soit d'y pénétrer: on en a senti l'impossibilité, des plantes marines arrêtant les vaisseaux, et le souffle des vents manquant; aussi nul ne les connaît, que celui-là seul qui les a créées. En récompense, la terre étant habitée, les rivages situés en deçà de cette mer, laquelle, ainsi que nous l'avons dit, entoure le disque du monde comme une couronne, ont été parfaitement connus des hommes que leur curiosité a portés à écrire sur ce sujet. Il y a encore dans la même mer plusieurs îles habitables; par exemple, du côté de l'Orient et dans l'océan Indien, les Hippodes, la Jamnésie, brûlées par le soleil : celles-ci sont désertes, il est vrai, mais ne laissent pas d'avoir une étendue considérable en long et en large. Il y a aussi la Taprobane, où, sans parler des bourgs et des maisons de campagne, se trouvent, dit-on, des villes très fortes, la belle Sédalia, Silestantine au séjour enchanteur, Ethéron. Ces villes, bien qu'aucun auteur ne les ait décrites, n'en sont pas moins remplies d'une population nombreuse et née dans leur sein. Dans la partie occidentale, ce même océan contient pareillement quelques lies, presque toutes connues à cause de l'affluence des allants et venants. De ce nombre sont, après le détroit de Gadès et non loin de ce détroit, les deux îles dont l'une porte le nom d'Heureuse et l'autre de Fortunée. Quelques-uns même comptent parmi les îles de l'Océan les deux promontoires de la Gallicie et de la Lusitanie, sur l'un desquels on voit encore aujourd'hui un temple d'Hercule, et sur l'autre le monument de Scipion. Toutefois, comme ils tiennent à l'extrémité de la terre de Gallicie, ils font plutôt partie du grand continent de l'Europe que des îles de l'Océan. Quoi qu'il en soit, cette mer a au sein de ses flots d'autres îles encore, qui portent le nom de Baléares; elle a l'île Mévania, ainsi que les Orcades, au nombre de trente-quatre, mais non pas toutes habitées. Elle a aussi à son extrémité occidentale une autre île, du nom de Thylé, dont le poète de Mantoue a dit:
Que Thylé t'obéisse aux limites du monde.
Elle a enfin cette mer immense du côté de l'Ourse, c'est-à-dire au septentrion, une grande île qui se nomme Scanzia, dont il nous faudra parler, avec l'aide du Seigneur; car c'est du sein de cette île que la nation dont vous voulez tant connaître l'origine sortit comme un essaim d'abeilles pour faire irruption sur la terre d'Europe. Comment et pourquoi cela arriva-t-il? c'est ce qu'avec la grâce du Seigneur nous expliquerons dans la suite de cette histoire.

CHAPITRE II.

Maintenant je vais décrire, autant qu'il sera en moi, et en peu de mots, l'île de Bretagne, située au sein de l'Océan, entre les Espagnes, les Gaules et la Germanie. Quoique, selon Tite-Live, personne de son temps n'en eût encore fait le tour et n'en connût la grandeur, un grand nombre d'auteurs n'ont pas laissé d'émettre sur cette île diverses opinions, d'après lesquelles nous pouvons en parler. Que de temps n'était-elle pas restée fermée aux armes romaines, quand Jules César en ouvrit l'accès par des combats où il ne cherchait que la gloire! Plus tard, le commerce et d'autres causes y appelèrent grand nombre d'hommes; et l'âge suivant, par le soin qu'il mit à l'explorer, acquit sur ce pays des notions plus exactes. En voici la description telle que nous la trouvons dans les auteurs grecs et latins : elle est triangulaire, au dire de plusieurs, semblable à un cône ; elle s'étend en longueur du septentrion à l'occident; elle forme un grand angle en regard de l'embouchure du Rhin; ensuite sa largeur se rétrécit par une ligne qui rentre obliquement et revient sur elle-même pour pousser deux nouveaux angles. Deux de ces côtés font face l'un à la Gaule, l'autre à la Germanie. Sa plus grande largeur est, dit-on, de deux mille trois cent dix stades; sa longueur ne va pas au delà de sept mille cent trente-deux. C'est une plaine partie couverte de bois, partie de bruyères, où surgissent aussi quelques montagnes. Elle est entourée d'une mer paresseuse, qui cède difficilement à l'impulsion des rames et que soulève rarement le souffle des vents. Les terres sont si éloignées, que leur résistance ne cause aucune agitation aux flots : en effet, la mer s'étend plus loin en cet endroit que partout ailleurs. Strabon, célèbre écrivain grec, rapporte que cette île exhale des brouillards si épais, imbibée qu'elle est par les fréquentes irruptions de l'Océan, qu'ils obscurcissent la clarté ordinaire du soleil pendant presque tout le jour, et dérobent cet astre au regard ; mais que les nuits y sont plus claires. A son extrémité se trouve l'île de Memma, dont parle l'historien Tacite, riche en métaux, abondante en pâturages, et d'une fertilité plus propre à nourrir les troupeaux que les hommes. Des fleuves grands et nombreux la sillonnent en tous sens, et roulent des perles et des pierres précieuses. Parmi les habitants de la Grande-Bretagne, les Silures ont le teint brun ; ils naissent pour la plupart avec les cheveux noirs et bouclés; les Calédoniens, au contraire, ont les cheveux roux, de grands corps, mais mous. On leur trouve de la ressemblance avec les Gaulois ou les Espagnols : aussi quelques-uns ont- ils conjecturé que cette île avait eu de tout temps recours à ces nations pour se peupler. Ces peuples, les rois de ces peuples, tous sont également barbares. Dion, historien fort renommé, nous apprend que le nom qu'ils se donnent en commun est celui d'un métal de la Calédonie. Ils habitent des cabanes d'osier, pêle-mêle avec leurs trou-peaux; souvent même ils n'ont d'autre abri que les forêts. Je ne sais si c'est pour se parer, ou pour tout autre motif, qu'ils peignent leur corps à l'aide du fer. Ils se font souvent la guerre entre eux, soit par l'ambition de commander, soit pour accroître ce qu'ils possèdent. Ils combattent à cheval ou à pied, mais encore sur des chars à deux chevaux et sur des chariots armés de faux, qu'ils appellent essèdes en leur langue. Mais c'est assez parler de l'île de Bretagne.

CHAPITRE III.

Revenons à l'île Scanzia, que nous avons tantôt abandonnée. C'est d'elle que fait mention, au second livre de son ouvrage, l'illustre géographe Claudius Ptolémée, quand il dit: " Il y a dans l'Océan du nord une grande île qui s'appelle Scanzia ; elle figure la feuille du cèdre; ses côtes se prolongent au loin, et puis se resserrent pour l'enclore; l'Océan s'introduit sur ses rivages. Elle est située vis-à-vis le fleuve de la Vistule, qui sort des montagnes de la Sarmatie, et qui, en regard de l'île Scanzia, se jette dans l'Océan septentrional par trois embouchures séparant la Germanie de la Scythie. A l'orient, au sein des terres, cette île a un lac fort vaste; c'est de ce lac, comme d'un ventre, que sort le fleuve Vagi, qui roule à grands flots vers l'Océan. A l'occident, elle est entourée d'une mer immense. Au septentrion, elle est bornée pareillement par cet Océan infini sur lequel on n'a jamais navigué, et d'où se détache, comme une sorte de bras, le vaste bassin de la mer Germanique. Là sont des nations qui ne vivent que de chair. Là se trouve encore, à ce qu'on raconte, un groupe de petites îles où les loups, assure-t-on, perdent la vue, s'ils viennent à y passer quand la mer est gelée par les froids excessifs de l'hiver. Ainsi cette terre est non seulement inhospitalière aux hommes, mais elle est même cruelle aux bêtes féroces. Quant à l'île Scanzia, qui fait le sujet de notre discours, elle est habitée par un grand nombre de nations diverses, quoique Ptolémée n'en nomme que sept. On n'y trouve en aucun temps des essaims d'abeilles, à cause de la rigueur du froid : dans sa partie septentrionale demeure la nation Adogit, qui passe pour jouir sans interruption de la clarté du soleil pendant quarante jours et quarante nuits au milieu de l'été, et qui en revanche, en hiver, se trouve privée de la lumière pendant le même nombre de jours et de nuits. Ainsi, alternativement dans la tristesse et dans la joie, elle jouit d'une faveur et souffre d'une privation ignorées des autres pays. Veut-on savoir pourquoi? C'est que dans les jours les plus longs les habitants voient le soleil repasser à l'orient en longeant l'extrémité de l'axe de la terre, tandis qu'au contraire dans les jours les plus courts ils ne peuvent plus l'apercevoir, parce qu'il parcourt alors les signes du sud. Aussi ce même soleil, qui nous parait se lever d'en bas, ils disent, eux, qu'il tourne le long du bord de la terre. Il y a encore dans cette île d'autres nations, celles des Crefennes, au nombre de trois, qui dédaignent de se nourrir de froment, et ne vivent que de la chair des bêtes sauvages et des oiseaux, dont les nichées dans les marais sont si multipliées, qu'elles suffisent à l'accroissement des espèces, et fournissent surabondamment à la nourriture des habitants. Là demeurent aussi les Suethans, qui se servent, comme les Thuringiens, d'excellents chevaux. Ce sont eux qui, par le moyen du commerce, font passer aux Romains, à travers des nations innombrables, les peaux de martres dont ceux-ci font usage. La belle couleur noire de leurs fourrures les a rendus fameux. Mais ils vivent pauvrement, tandis qu'ils sont vêtus avec la plus grande richesse. Après eux vient une foule de nations diverses : celles des Theusthes, de Vagoth, de Bergio, de Hallin, de Liothida, qui toutes ont leurs demeures sur une plaine unie et fertile, ce qui les expose aux incursions et aux ravages des autres nations. On trouve après ces peuples les Athelnil, les Finnaïthes, les Fervir, les Gautigoth, race d'hommes intrépides, et toujours prêts à combattre. Ensuite les Évagères, mêlés aux Othinges. Toutes ces peuplades habitent, à la manière des bêtes sauvages, dans les creux des rochers, comme dans des forts. Par delà ces nations demeurent les Ostrogoths, les Raumariks, les Raugnariks, les Finnes pleins de douceur, les plus doux même de tous les habitants de Scanzia, les Vinoviloth, les Suéthides, les Cogènes, qui leur ressemblent : il est pourtant vrai que ces derniers sont la souche des Danois, par qui les Hérules ont été chassés des terres qu'ils possédaient. Les Cogènes surpassent tous ces autres peuples par l'élévation de leur taille; et c'est à cause de leur haute stature qu'ils aiment à se donner ce nom, qui les distingue de toutes les nations de Scanzia. Du même côté sont encore les Graniens, les Aganzies, les Unixes, les Ethelruges, les Arochirans, dont fut roi, non pas dans les temps les plus reculés, mais il y a bien des années, Rodulf, qui, prenant en dégoût son royaume, se jeta dans le sein du roi des Goths Théoderic, auprès duquel il trouva ce qu'il désirait. Toutes ces nations dépassent les Romains en taille et en bravoure, et sont terribles par leur fureur dans les combats.

CHAPITRE IV.

C'est de cette île Scanzia, qu'on peut appeler la fabrique des nations ou bien le réservoir des peuples, que les Goths passent pour être sortis anciennement, avec leur roi nommé Berig. A peine furent-ils descendus de leurs vaisseaux et eurent-ils touché la terre, qu'ils donnèrent leur nom au lieu où ils venaient d'aborder. Il s'appelle encore aujourd'hui, assure-t-on, Gothiscanzia. De là ils marchèrent incontinent contre les Ulmeruges, alors établis sur le rivage de l'Océan, les attaquèrent après avoir assis leur camp, et les chassèrent des terres qu'ils occupaient. Aussitôt après ils subjuguèrent les Vandales, voisins de ce peuple, et les ajoutèrent à leurs conquêtes. Et comme le nombre des Goths s'était extrêmement accru pendant leur séjour dans ce pays, Filimer, fils de Gandarich, et le cinquième de leurs rois depuis Berig, prit, au commencement de son règne, la détermination d'en sortir. Il partit à la tête d'une armée de Goths; suivis de leurs familles, et s'étant mis à la recherche d'une contrée qui lui convint et où il pût s'établir commodément, il parvint sur les terres de la Scythie, que les Goths appelaient Ovim dans leur langue. Mais l'armée, après avoir joui de la grande fertilité de ces contrées, ayant voulu traverser un fleuve à l'aide d'un pont, et la moitié étant déjà passée de l'autre côté, le pont croula, dit-on, malheureusement, et il ne fut plus possible à personne d'avancer ou de rétrograder; car, à ce qu'on raconte, ce lieu est fermé par un gouffre qu'entourent des marais au sol tremblant, de sorte qu'en confondant ainsi la terre et l'eau la nature paraît avoir voulu le rendre inaccessible. La vérité est qu'encore aujourd'hui l'on y entend des mugissements de troupeaux, et qu'on y découvre des traces d'hommes : c'est ce qu'attestent les voyageurs, auxquels il est permis d'ajouter foi, bien qu'ils aient appris ces choses de loin. Quant à ceux d'entre les Goths qui, sous la conduite de Filimer, parvinrent sur la terre de Scythie après avoir passé le fleuve, comme il a été dit, ils prirent possession de ce pays objet de leurs désirs. Puis, sans perdre de temps, ils marchèrent contre la nation des Spali, les combattirent, et remportèrent la victoire. Enfin, de là ils s'avancèrent rapidement et en vainqueurs jusqu'à l'extrémité de cette partie de la Scythie qui avoisine le Pont-Euxin. Ainsi le racontent en général leurs anciennes poésies, à peu près dans la forme historique. C'est ce qu'atteste encore, dans sa très-véridique histoire, Ablabius, auteur distingué qui a écrit sur la nation des Goths; et c'est aussi le sentiment de quelques autres anciens écrivains. Quant à Josèphe, cet historien toujours fidèle à la vérité et si digne de foi, comment lui, qui fouille dans les temps les plus reculés, garde-t-il le silence sur ces commencements de la nation des Goths, tels que nous venons de les exposer? Nous l'ignorons. Disons pourtant que, faisant mention des Goths depuis leur arrivée en Scythie, il assure qu'on les regardait comme des Scythes, et qu'on leur en donnait le nom. Mais puisque nous venons de nommer la Scythie, avant de passer à autre chose il nous faut décrire ce pays et en marquer les limites.

CHAPITRE V.

La Scythie confine avec la Germanie, soit au point où commence l'Hister, soit par la mer de Mysie. Elle s'étend jusqu'aux fleuves Tyras, Danastre, Vagosola, et jusqu'à cet autre grand fleuve qui porte, comme l'Hister, le nom de Danube; elle s'avance jusqu'au mont Taurus, non celui de l'Asie, mais un autre qui fait partie de son sol, c'est-à-dire le Taurus Scythique; elle suit tous les contours de la Méotide, et, au delà de la Méotide, le détroit du Bosphore, jusqu'au mont Caucase et au fleuve Araxe ; ensuite, revenant à gauche et passant derrière la mer Caspienne, elle ne se termine qu'aux dernières limites de l'Asie, au bord de l'océan Euroboréen. Elle a la figure d'un champignon : d'abord étroite, elle grandit et s'épanouit au loin, et va aboutir aux pays des Huns, des Albanais et des Sères. La Scythie, dans sa longueur infinie, dans sa vaste largeur, est donc bornée, du côté de l'orient et au point même où elle commence, par les Sères, qui demeurent auprès des rivages de la mer Caspienne ; à l'occident, par les Germains et le fleuve de la Vistule ; du côté de l'Ourse ou du septentrion, elle est entourée par l'Océan, et au midi par la Perse, l'Albanie, l'Hibérie, le Pont, et l'extrémité du cours de l'Hister, appelé Danube depuis son embouchure jusqu'à sa source. Celui de ses côtés qui touche au Pont-Euxin est bordé de villes dont les noms sont loin d'être obscurs : Boristhénide, Olbia, Callipode, Chersone, Théodosia, Pareone, Mirmycione et Trapezunte, villes que les nations indomptées des Scythes permirent aux Grecs de fonder, afin de pouvoir commercer avec eux. Au milieu de la Scythie il est un lieu qui sépare l'Asie de l'Europe; ce sont les monts Riphées : ils versent le Tanaïs, ce fleuve immense qui se jette dans la Méotide, marais dont le circuit est de cent quarante-quatre mille pas, et dont la profondeur ne dépasse nulle part huit aunes. La première des nations qui habitent la Scythie, à l'occident, est celle des Gépides, dont le pays est entouré par des fleuves grands et renommés : il est en effet borné, à l'A-quilon et au Corus, par le cours du Tisianus; au vent d'Afrique par le Danube ; du côté de l'Eurus par le lit escarpé du Tausis, dont les flots rapides et tournoyants se précipitent en furie dans ceux de l'Hister. Il comprend dans son sein la Dacie, défendue par des monts escarpés, disposés en forme de couronne. C'est contre leur côté gauche, lequel regarde l'Aquilon et s'avance à travers des espaces immenses jusqu'à la source de la Vistule, qu'est établie la nation nombreuse des Vuinides. Bien que le nom de ce peuple varie aujourd'hui, suivant les diverses tribus qui le composent et les lieux qu'il habite, toutefois on le désigne principalement par le nom de Sclavins et par ce lui d'Antes. Les Selavins s'étendent depuis Civitas-Nova, le lieu appelé Sclavinus Rumunnensis et le lac Musianus, jusqu'au Danastre; et au nord jusqu'à la Vistule. Ils n'ont pour villes que les marais et les bois. Les Antes, qui sont les plus braves des deux, s'avancent en cercle au bord de la mer du Pont, et s'étendent depuis le Danastre jusqu'au Danube. Ces fleuves sont éloignés l'un de l'autre d'un grand nombre de jour-nées de chemin. Sur le rivage de l'Océan, à l'endroit où, par trois embouchures, les flots de la Vistule s'y absorbent, habitent les Vidioariens, assemblage d'hommes de diverses nations. Après eux et toujours au bord de l'Océan, sont établis les Itemestes, race d'hommes tout à fait pacifique. Au midi de ceux-ci et près d'eux demeurent les Agazzires, nation très-brave, ignorant l'usage des fruits, et ne vivant que de ses troupeaux et de la chasse. Au delà de ces derniers s'étendent, sur la mer du Pont, les établissements des Bulgares, devenus malheureusement trop célèbres pour nos péchés. C'est là que les nations belliqueuses des Huns foisonnèrent jadis comme l'herbe épaisse, pour faire une double et furieuse irruption sur les peuples; car les Huns sont divisés en deux branches, celle des Aulziagres et celle des Avires, et habitent des contrées différentes. Les Aulziagres fréquentent les environs de la ville de Cherson, où l'avide marchand transporte les riches produits de l'Asie. Pendant l'été ils errent dans de grandes plaines ouvertes , ne s'arrêtant que là où ils trouvent des pâturages pour leurs troupeaux ; l'hiver ils se retirent sur la mer du Pont. Quant aux Hunugares, ils sont connus par les fourrures de martre qu'ils fournissent au commerce. Ce sont là ces Huns qui se sont rendus redoutables à des hommes d'une intrépidité pourtant bien grande. Ceux dont nous voulons parler ici ont habité, comme les livres nous l'apprennent , premièrement en Scythie, au bord du Palus-Méotide; secondement dans la Moesie, la Thrace et la Dacie ; troisièmement sur la mer du Pont, et enfin encore unefoisdans la Scythie. Mais nous n'avons trouvé dans aucun auteur le récit fabuleux qui les fait tomber anciennement en esclavage, soit dans la Bretagne , soit dans toute autre île , où ils se seraient rachetés au prix d'un cheval. Que si quelqu'un raconte autrement que nous leur apparition dans la partie de l'univers que nous habitons, ce n'est là qu'un bruit mal sonnant pour nos oreilles; car nous aimons mieux nous en rapporter à ce que nous avons lu , que d'ajouter foi à des contes de vieille. Mais pour revenir à notre sujet, pendant que la nation dont nous parlions demeurait dans la partie de la Scythie qui avoisine la Méotide, elle eut, comme on sait, Filimer pour roi. Dans les contrées qu'elle habita en second lieu, c'est-à-dire, dans la Dacie, la Thrace, la Moesie, elle fut gouvernée par Zamolxes, philosophe dont la plupart des historiens attestent la science prodigieuse. Déjà même avant Zamolxes elle avait eu des hommes d'un grand savoir, tels que Diceneus, et avant celui-ci Zeutas. Ainsi les Goths ne manquèrent pas de maîtres pour apprendre la philosophie. Voilà pourquoi ils furent toujours plus éclairés que la plupart des barba-res, et qu'ils égalèrent presque les Grecs, au rapport de Dion , qui a écrit leur histoire en langue grecque. Cet écrivain dit que les nobles parmi eux portèrent d'abord le nom de Zarabi Téréi, et ensuite celui de Piléati. C'était de cette classe qu'on tirait les rois et les prêtres. Enfin les Gètes furent en si grande estime, qu'anciennement on fit naître chez eux Mars, le dieu de la guerre, suivant les fictions des poètes. Aussi Virgile a-t-il dit :
L'infatigable Mars, adoré chez les Gètes.

Les Goths rendirent à ce dieu, durant des siècles, un culte barbare; car, persuadés que rien ne pouvait être plus agréable à l'arbitre des batailles que l'effusion du sang humain, ils ne lui sacrifiaient d'autres victimes que les prisonniers qu'ils avaient faits. C'est encore à lui qu'ils consacraient les prémices du butin ; c'est en son honneur qu'ils suspendaient des dépouilles aux arbres; et leur zèle pour son culte, préférablement à tout autre, venait de ce qu'en invoquant son nom ils croyaient invoquer celui de leur père commun. Les Goths habitèrent, en troisième lieu, sur la mer du Pont. A cette époque ils étaient devenus plus humains et plus éclairés, comme nous l'avons déjà dit. La nation était divisée par familles ; les Visigoths obéissaient à celle des Balthes, les Ostrogoths aux illustres Amales. Ils se distinguaient des peuples voisins par leur habileté à tirer de l'arc, comme l'atteste Lucain, plus historien que poète :
Bander l'arc d'Arménie à la corde gétique.
Avant de se livrer à cet exercice, ils célébraient par des chants, en s'accompagnant de la cithare, les actions de leurs ancêtres, Ethespamara, Hanala, Fridigerne, Widicula et d'autres, qui sont en grande estime dans cette nation, et auxquels l'antiquité, qu'on propose sans cesse à notre admiration, peut à peine comparer ses héros tant vantés. Ce fut alors, dit-on, que Vésosis porta chez les Scythes une guerre qui tourna contre lui-même. Je veux parler ici de ceux que d'anciens témoignages nous donnent comme les époux des Amazones, ces femmes guerrières dont parle expressément Orose, au premier livre de son histoire ; d'où nous tirons la preuve incontestable que ce fut contre les Goths que combattit ce roi, alors qu'il attaqua, comme nous en avons la certitude, les époux des Amazones. Ceux-ci demeuraient alors autour du Palus-Méotide, depuis le fleuve Boristhène, que les habitants de ses bords appellent Danube, jusqu'au fleuve Ta-nais. Le Tanaïs dont je parle est celui qui, tombant des monts Riphées, se précipite avec tant de rapidité, que tandis que les fleuves voisins ou même la Méotide et le Bosphore se gèlent, lui seul, échauffé par sa course à travers d'âpres montagnes, résiste au froid rigoureux de la Scythie, et ne prend jamais. C'est ce fleuve qui forme la limite célèbre de l'Asie et de l'Europe. Autre est le Tanaïs qui prend sa source dans les monts des Chrinnes et se perd dans la mer Caspienne. Quant au Danube, il sort d'un vaste marais, d'où il se répand comme d'une mer. Jusqu'au milieu de son cours, ses eaux sont bonnes et potables; il produit des poissons d'un goût exquis, lesquels sont sans arêtes et n'ont qu'un cartilage pour soutenir leur corps; mais en approchant du Pont il reçoit une petite source qui se nomme Amphée, laquelle est tellement amère, que, bien qu'il ait encore la longueur de quarante jours de navigation, ce filet d'eau le change, le corrompt et le rend méconnaissable, jusqu'à ce qu'il se jette dans la mer, entre les villes grecques Callipidas et Bypanis. En regard de son embouchure se trouve une île appelée Achillis. Entre ces deux fleuves est une terre fort vaste, hérissée de forêts et couverte de marais perfides.

CHAPITRE VI.

Les Goths demeuraient donc en Scythie, quand Vésosis, roi des Égyptiens, vint leur faire la guerre. Ils avaient alors pour roi Taunasis. Ce fut au bord du Phase, ce fleuve d'où nous viennent ces oiseaux phasiens qui par tout le monde abondent aux festins des grands, que le roi des Goths Taunasis rencontra celui des Égyptiens, Vésosis. ll le battit rudement, et le poursuivit jusqu'en Égypte; et si les eaux du Nil, ou les fortifications que Vésosis avait fait construire anciennement, à cause des incursions des Éthiopiens, ne l'eussent arrêté, il l'eût exterminé dans son propre pays. Mais ne pouvant l'entamer dans ses positions, qu'il ne quitta point, il s'en retourna, et subjugua presque toute l'Asie; et comme il était lié d'amitié avec Sornus, roi des Mèdes, il lui laissa son trône, à condition qu'il lui payerait un tribut. Cependant quelques-uns de son armée victorieuse, considérant l'extrême abondance des provinces conquises, se détachèrent volontairement de leurs compagnons, et s'établirent en Asie. C'est d'eux, suivant Trogue-Pompée, que les Parthes tirent leur nom et leur origine. Voilà pourquoi aujourd'hui même en langue scythe ils sont appelés fuyards : car c'est ce que signifie le mot Parthe. Ils ne démentent pas leur race, car ils sont presque les seuls des peuples de l'Asie qui sachent tirer de l'arc, et qui montrent une grande intrépidité dans les combats. A l'égard du nom de Parthes ou fuyards, que nous leur avons donné, en voici l'étymologie, d'après quelques-uns : ils furent appelés Parthes, comme ayant abandonné leurs parents. Ce Taunasis, roi des Goths, étant mort, ses peuples le mirent au rang des dieux.

CHAPITRE VII.

Après sa mort, tandis que son armée, sous les ordres de son successeur, faisait une expédition dans d'autres contrées , un peuple voisin attaqua les femmes des Goths, et voulut en faire sa proie; mais celles-ci résistèrent vaillamment à leurs ravisseurs, et repoussèrent l'ennemi qui fondait sur elles, à sa grande honte. Cette victoire affermit et accrut leur audace : s'excitant les unes les autres, elles prennent les armes, et choisissent pour les commander Lampeto et Marpesia, d'eux d'entre elles qui avaient montré le plus de résolution. Celles-ci voulant porter la guerre au dehors, et pourvoir en même temps à la défense du pays, consultèrent le sort, qui décida que Lampeto resterait pour garder les frontières. Alors Marpesia se mit à la tête d'une armée de femmes, et conduisit en Asie ces soldats d'une nouvelle espèce. Là, de diverses nations soumettant les unes par les armes, se conciliant l'amitié des autres, elle parvint jusqu'au Caucase; et y étant demeuré un certain temps, elle donna son nom au lieu où elle s'était arrêtée : le rocher de Marpesia. Aussi Virgile a-t-il dit:
Comme le dur caillou ou le roc Marpésien.
C'est en ce lieu que, plus tard, Alexandre le Grand établit des portes, qu'il appela Pyles Caspiennes. Aujourd'hui la nation des Lazes les garde, pour la défense des Romains. Après être restées quelque temps dans ce pays, les Amazones reprirent courage; elles en sortirent, et, passant le fleuve Atys, qui coule auprès de la ville de Garganum, elles subjuguèrent, avec un bonheur qui ne se démentit pas, l'Arménie, la Syrie, la Cilicie, la Galatie, la Pisidie, et toutes les villes de l'Asie: puis elles se tournèrent vers l'Ionie et l'Éolie, et soumirent ces provinces. Leur domination s'y prolongea; elles y fondirent même des villes et des forteresses, auxquelles elles donnèrent leur nom. A Éphèse, elles élevèrent à Diane, à cause de sa passion pour le tir de l'arc et la chasse, exercices auxquels elles s'étaient toujours livrées, un temple d'une merveilleuse beauté, où elles prodiguèrent les richesses. La fortune ayant ainsi rendu les femmes de la nation des Scythes maitresses de l'Asie, elles la gardèrent environ cent ans, et à la fin retournèrent auprès de leurs compagnes, aux rochers Marpésiens, dont nous avons déjà parlé, c'est-à-dire sur le mont Caucase. Et puisqu'il est de nouveau question de ce mont, je crois qu'il ne sera pas hors de mon sujet d'en décrire la chaîne et la position, d'autant que, comme on sait, il entoure sans interruption la plus grande partie du monde. Le Caucase surgit de l'océan Indien ; celle de ses pentes qui regarde le midi est desséchée et embrasée par le soleil, tan-dis que celle qui est exposée au septentrion est assaillie par des vents rigoureux et par les neiges. Ce mont se replie ensuite vers la Syrie, où il forme un angle arrondi; il verse un grand nombre des fleuves de l'Asie, entre autres l'Euphrate et le Tigre, qu'il tait couler de leurs sources éternelles comme de fécondes mamelles. Ces fleuves navigables, suivant l'opinion la plus répandue, embrassent les terres des Assyriens, donnent à la Mésopotamie son nom , y portent les voyageurs, et déchargent leurs eaux au sein de la mer Rouge. Le Caucase revient en-suite vers le nord, et court dans la Scythie, où il fait de longs circuits. Là, il verse à la mer Caspienne d'autres fleuves fort connus, tels que l'Araxe, le Cyssus, le Cambyse, et s'avance sans interruption jusqu'aux monts Riphées. De là il descend jusqu'au Pont, et son dos sert de barrière aux nations scythiques. Enfin ses cimes s'unis-sent, et il vient toucher à I'Hister à l'endroit où ce fleuve se divise. Outre le nom de Caucase, il porte encore en Scythie celui de Taurus. Tel est donc ce mont si grand, le plus grand peut-être de tous, ce mont dont les sommets ardus offrent aux nations un rempart naturel et inexpugnable. Par intervalle sa chaîne se rompt et s'entr'ouvre, pour faire place à un défilé : ce sont tantôt les portes Caspiennes, tantôt les Arméniennes, tantôt les Ciliciennes, selon les pays où le défilé se trouve. Toutefois un char peut à peine y passer, et les côtés en sont coupés à pic. Le nom du Caucase varie, suivant les diverses nations : l'In-dien l'appelle Jamnius, puis Propanismus; le Parthe le nomme d'abord Castra , ensuite Niface; le Syrien et l'Arménien, Taurus; le Scythe, Caucase et Riphée; et là où il finit encore une fois, Taurus. Il y a bien d'autres noms encore que les peuples ont donnés à ce mont : mais nous en avons assez parlé; revenons aux Amazones, que nous avons laissées.

CHAPITRE VIII.

Celles-ci, craignant que leur race ne vînt à s'éteindre, demandèrent des époux aux peuples voisins. Elles convinrent avec eux de se réunir une fois l'année, en sorte que par la suite, quand ceux-ci reviendraient les trouver, tout ce qu'elles auraient mis au monde d'enfants mâles seraient rendus aux pères, tandis que les mères instruiraient aux combats tout ce qu'il serait né d'enfants de sexe féminin. Ou bien, comme d'autres le racontent différemment, quand elles donnaient le jour à des enfants mâles, elles vouaient à ces infortunés une haine de marâtre, et leur arrachaient la vie. Ainsi l'enfantement, salué, comme on sait, par des transports de joie dans le reste du monde, chez elles était abominable. Cette réputation de barbarie répandait une grande terreur autour d'elles; car, je vous le demande, que pouvait espérer l'ennemi prisonnier de femmes qui se faisaient une loi de ne pas même épargner leurs propres enfants? On raconte qu'Hercule combattit contre les Amazones, et que Mélanès les soumit plutôt par la ruse que par la force. Thésée, à son tour, fit sa proie d'Hippolyte, et l'emmena ; il en eut son fils Hippolyte. Après elle les Amazones eurent pour reine Penthésilée, dont les hauts faits à la guerre de Troie sont arrivés jusqu'à nous. L'empire de ces femmes passe pour avoir duré jusqu'à Alexandre le Grand.

CHAPITRE IX.

Mais afin que vous ne me demandiez pas pourquoi, m'étant proposé de parler des Goths, j'insiste si longtemps sur leurs femmes, apprenez maintenant les grands et glorieux exploits des hommes de cette nation. Un historien très exact dans la recherche des antiquités, Dion, dans l'ouvrage qu'il a intitulé Gétique (et nous avons prouvé plus haut que les Gètes étaient Goths, d'après le témoignagede Paul Orose), Dion, dis-je, parle d'un de leurs rois appelé Télèphe, qui vivait dans des temps beaucoup moins reculés que ceux dont nous avons parlé. Et qu'on ne dise pas que ce nom-là est étranger à la langue des Goths; car personne n'ignore que l'usage rend familiers aux nations bien des noms qu'elles s'approprient: ainsi les Romains en ont emprunté fréquemment des Macédoniens, les Grecs des Romains, les Sarmates des Germains, les Goths des Huns. Ce Telèphe donc, fils d'Hercule et d'Augé, soeur de Priam, fut marié; il était remarquable par sa haute taille, mais plus encore par sa force redoutable; et son courage égalait celui de son père Hercule, dont on retrouvait en lui les traits et le caractère. ll eut pour royaume le pays que nos pères appelèrent Moesie, lequel est borné à l'orient par l'embouchure du Danube, par la Macédoine au midi, au couchant par l'Histrie, et encore par le Danube au septentrion. Télèphe donc eut la guerre avec les Grecs, et tua Thessandre leur chef. Et comme durant le combat il allait attaquant Ajax et poursuivant Ulysse, son cheval s'abattit, le renversa, et Achille de sa lance lui fit à la cuisse une blessure dont il ne put guérir de longtemps; néanmoins, bien que blessé, il repoussa les Grecs de ses frontières. A la mort de Télèphe, Eurypile son fils lui succéda. La mère d'Eurypile était soeur de Priam, roi des Phrygiens. Par amour pour Cassandre, et dans le désir de porter secours au père de celle-ci ainsi qu'à ses proches, il voulut prendre part à la guerre de Troie; mais il périt dès son arrivée.

CHAPITRE X.

Il s'était écoulé bien du temps depuis lors, environ l'espace de six cent trente ans, quand, selon le témoignage de Trogue-Pompée, Cyrus, roi des Perses, entreprit contre Thamiris, reine des Gètes, une guerre qui lui fut fatale à lui-même. Enflé de la conquête de l'Asie , il tenta de subjuguer les Gètes, sur lesquels régnait Thamiris, comme nous venons de le dire. Celle-ci pouvait arrêter Cyrus au passage de l'Araxe; mais elle le lui laissa traverser, aimant mieux devoir la victoire à son bras qu'à la position avantageuse qu'elle occupait : elle y réussit. Dès l'arrivée de Cyrus, la fortune fut d'abord si favorable aux Parthes, qu'ils massacrèrent le fils de Thamiris, et une nombreuse armée qu'il commandait; mais dans une seconde bataille les Gètes, conduits par leur reine, vainquirent les Parthes, en firent un grand carnage, et leur enlevèrent un riche butin. Ce fut alors que les Goths virent pour la première fois des tentes de soie. Après la victoire, la reine Thamiris, se trouvant en possession de cet immense butin pris sur l'ennemi, passa dans la partie de la Moesie qui s'appelle à présent Scythie mineure, nom qu'elle a emprunté de la grande Scythie, et fonda dans ce pays, où elle fut depuis adorée, une ville qu'elle appela, de son nom, Thamiris. Plus tard, Darius, roi des Perses et fils d'Hystaspe, demanda en mariage la fille d'Antriregire, roi des Goths, employant d'abord les prières et enfin les menaces , au cas où sa demande ne lui serait point accordée. Mais les Goths rejetèrent avec mépris cette alliance, et frustrèrent l'espoir de ses ambassadeurs. Enflammé de fureur de se voir refusé, Darius fit marcher contre eux une armée de quatre-vingt mille hommes, sacrifiant ainsi le sang de ses sujets à la vengeance d'une injure personnelle. ll établit un pont de bateaux depuis les environs de Chalcédoine jusqu'à Byzance, et passa en Thrace et ensuite en Moesie. Il avait construit encore un pont semblable sur le Danube ; mais, fatigué par des attaques réitérées dans lesquelles il perdit huit mille hommes en deux mois, et craignant que l'ennemi ne se rendît maître de son pont sur le Danube, il prit la fuite précipitamment, et regagna la Thrace, sans oser même s'arrêter dans la Moesie, où il ne se trouvait pas assez en sûreté. Après sa mort, Xerxès, son fils, pensant venger la défaite de son père, marcha contre les Goths à la tête de deux cent mille Perses et de trois cent mille auxiliaires. Il avait en outre sept cents navires de guerre et trois mille bâtiments de transport : néanmoins il échoua dans son entreprise, et il lui fallut céder à la bravoure opiniâtre des Goths. Il s'en retourna donc comme il était venu, sans avoir livré aucun combat, et n'emportant que de la honte. Plus tard Philippe, père d'Alexandre le Grand, fit amitié avec les Goths et prit pour épouse Médopa, fille du roi Gothila. Cette alliance, en le rendant plus fort, le mettait à même d'affermir l'empire macédonien ; et pourtant vars le même temps, au rapport de Dion, Philippe, pressé d'argent, rassembla une armée dans le dessein de piller la ville d'Udisitana dans la Moesie, laquelle, étant voisine de celle de Thamiris, obéissait alors aux Goths. Mais à son approche une partie des prêtres des Goths, ceux qu'on appelait les pieux, s'empressèrent d'ouvrir les portes de la ville, et sortirent au-devant de lui portant des cithares et vêtus de blanc. Dans des chants suppliants, ils demandaient aux dieux de leurs pères de leur être propices, et d'éloigner d'eux les Macédoniens. Ceux-ci, les voyant venir vers eux avec cette confiance, furent saisis de surprise; et, s'il est permis de parler ainsi, des guerriers en armes se trouvèrent maîtrisés par des hommes faibles et désarmés. Cette armée rassemblée pour combattre se dispersa sur-le-champ; et non seulement les Macédoniens épargnèrent cette ville, dont la destruction semblait assurée, mais même ils rendirent ceux de ses habitants qui, se trouvant hors de ses murs, étaient tombés en leur pouvoir d'après les lois de la guerre, et s'en retournèrent dans leur pays, après avoir fait un traité avec les Goths. Ce fut en souvenir de cette perfidie que, longtemps après, l'illustre chef des Goths Sitacle, à la tête de cent cinquante mille guerriers, alla faire la guerre aux Athéniens, ou plutôt à Perdiccas, roi de Macédoine; car Alexandre mourant à Babylone, du breuvage empoisonné que la trahison d'un de ses officiers lui avait préparé, avait désigné Perdiccas pour régner après lui sur les Athéniens. Sitacle lui livra un grand combat, dans lequel les Goths restèrent vainqueurs; et c'est ainsi que, pour venger une injure qu'ils avaient anciennement reçue des Grecs dans la Moesie, les Goths firent irruption dans la Grèce, et ravagèrent toute la Macédoine.

CHAPITRE XI.

Plus tard, et au temps que Sylla s'empara de la dictature à Rome, Boroïsta Dicénéus vint en Gothie. Les Goths avaient alors pour roi Sitacle, que Dicénéus Boroïsta prit en affection, et qu'il investit d'une autorité presque souveraine. Ce fut par son conseil que les Goths ravagèrent les terres des Germains, celles que les Francs occupent maintenant. César, qui le premier de tous s'arrogea le pouvoir suprême à Rome ; César, qui soumit le monde presque entier à son pouvoir, et subjugua non seulement tous les royaumes, mais encore les îles que l'Océan sépare de notre continent; César, qui rendit tributaires des Romains ceux même qui n'avaient jamais entendu prononcer leur nom; César, dis-je, essaya plusieurs fois de subjuguer les Goths, mais sans succès. Tibère règne, c'est déjà le troisième empereur que comptent les Romains; néanmoins les Goths conser vent leur indépendance. Ceux-ci n'aspiraient alors qu'à une chose, la seule utile à leurs yeux, la seule importante: c'était de suivre les conseils de Dicénéus, d'accomplir eu tout point ses préceptes. Celui-ci, voyant leur docilité à lui obéir en tout, et découvrant en eux une intelligence naturelle, leur enseigna presque toutes les branches de la philosophie; car c'était un maître habile en cette science. Il leur apprit la morale, afin de les dépouiller de leurs moeurs barbares; la physique, pour les porter à vivre conformément à la nature sous des lois qu'il leur donna, lois dont les Goths conservent encore le texte écrit, et qu'ils appellent Bellagines. Il leur enseigna la logique , et rendit par là leur raison supérieure à celle des autres peuples. Il leur montra la pratique enfin, les exhortant à ne faire de leur vie qu'une suite de bonnes actions. Ensuite il leur fit connaître la théorie ; et, leur dévoilant tous les secrets de l'astronomie, il leur expliqua les douze signes du zodiaque, la marche des planètes à travers ces signes, comment l'orbe de la lune prend de l'accroissement, comment il diminue; il leur fit voir combien le globe embrasé du soleil surpasse en grandeur celui de la terre. Enfin il leur apprit les noms de trois cent quarante-quatre étoiles, et par quels signes elles passent pour se rapprocher ou s'écarter du pôle céleste, dans leur course rapide d'orient en occident. Quelle devait être, je vous le demande, la constance de cos vaillants hommes, pour sacrifier ainsi à l'étude de la philosophie le peu de jours qu'ils passaientsans combattre? Vous eussiez vu l'un observer l'état du ciel, l'autre les propriétés des herbes et des fruits; celui-ci étudier les influences diverses de la lune ; celui-là, soit une éclipse de soleil, soit la loi qui ramène cet astre à l'orient, alors qu'emporté dans la révolution du ciel il précipite sa course vers l'occident. Dicénéus, ayant appris aux Goths ces choses et encore bien d'autres, fut regardé par eux comme un être surnaturel. Aussi gouverna-t-il non seulement les peuples, mais même les rois. ll choisit les hommes les plus nobles et les plus sages parmi eux, les instruisit des choses de la religion, les initia au culte de certaines divinités et de leurs autels, et en fit des prêtres auxquels il donna le nom Piléati : la raison en est, je pense, qu'ils sacrifiaient la tête couverte d'une tiare, laquelle nous nommons aussi piléus. Il commanda qu'on appelât Capillati le reste de la nation; et ce nom est en tel honneur chez les Goths, qu'ils le mentionnent encore aujourd'hui dans leurs chants. Après la mort de Dicénéus, ils eurent presque autant de vénération pour Comosicus, dont la science égalait la sienne. Celui-ci, à cause de ses vastes connaissances, fut à la fois roi et pontife des Goths, et il jugeait les peuples dans sa justice.

CHAPITRE XII.

Comosicus étant mort , Corillus monta sur le trône, et régna pendant quarante ans sur les Goths, dans la Dacie. Je veux parler de l'ancienne Dacie, celle que les Gépides occupent aujourd'hui, comme on sait. Cette contrée, située en regard de la Moesie, au delà du Danube, est ceinte d'une couronne de montagnes, et n'a que deux issues, dont l'une se nomme Boutas, et l'autre Tabas. Appelée Dacie anciennement, ensuite Gothie sous les Goths, elle porte maintenant, comme nous l'avons dit, le nom de Gépidie. Elle est bornée à l'orient par les Roxolans, au couchant par les Tamazites, au septentrion par les Sarmates et les Bastarnes , au midi par le cours du Danube. Les Tamazites et les Boxalans ne sont séparés que par le lit du fleuve. Mais puisque je viens de nommer le Danube, il ne sera pas, je crois, hors de propos d'en indiquer ici quelques particularités remarquables. Il prend sa source dans le pays des Alemannes, et reçoit soixante fleuves depuis sa source jusqu'au Pont-Euxin, où il a son embouchure. Ces fleuves, qui sillonnent ses bords à droite et à gauche sur un espace de douze cent mille pas, lui donnent la figure d'une arête de poisson. Quand il prend le nom d'Hister, que les Besses lui donnent dans leur langue, il acquiert une prodigieuse largeur, et ses eaux ont jusqu'à deux cents pieds de profondeur. Aussi ce fleuve immense surpasse-t-il en grandeur tous les autres fleuves, et n'a que le Nil pour rival. Mais c'est assez parler du Danube : avec l'aide du Seigneur, revenons à notre sujet, dont nous nous sommes écarté.

CHAPITRE XIII.

Longtemps après, sous le règne de l'empereur Domitien, les Goths, se défiant de son avarice, rompirent l'alliance qu'ils avaient faite anciennement avec d'autres empereurs, mirent en fuite soldats et généraux romains, et ravagèrent la rive du Danube, dont l'empire était en possession depuis longtemps. Poppæus Sabinus avait succédé à Agrippa dans le gouvernement de cette province; les Goths, de leur côté, avaient pour roi Dorpanéus : on en vint aux mains; les Goths battirent les Romains, coupèrent la tête à Poppaeus Sabinus, et, s'étant rendus maîtres d'un grand nombre de forteresses et de villes appartenant à l'empereur, ils les saccagèrent. Dans cette extrémité où se trouvaient réduits ses sujets, Domitien se hâta de passer en Illyrie avec toutes ses forces, et donna l'ordre à Fuscus, auquel il confia le commandement de presque toutes les troupes de l'empire, de passer le Danube sur un pont de bateaux avec l'élite de ses soldats, et de marcher contre l'armée de Dorpanéus; mais les Goths ne se laissèrent pas surprendre. Ils prirent les armes, et dès le premier combat défirent les Romains, tuèrent Fuscus leur général, et pillèrent leur camp après l'avoir forcé. Ce fut à l'occasion de cette grande victoire que les Goths donnèrent le nom d'Anses, c'est-à-dire de demi-dieux, à leurs chefs, ceux-ci leur paraissant trop constamment favorisés de la fortune pour n'être que de simples mortels. Je vais maintenant exposer leur généalogie en peu de mots. Vous qui me lisez sans partialité, écoutez-moi donc; je vous dirai avec exactitude de quel père descend chacun d'eux, quel fut l'auteur de leur race, et quel en fut le dernier rejeton.

CHAPITRE XIV.

Le premier de tous, comme les Goths eux-mêmes le racontent dans leurs poésies, fut Gapt, qui engendra Halmal; Halmal engendra Augis; Augis engendra celui qui porta le nom d'Amala, et qui est la souche des Amales. Amala engendra Isarna ; Isarna engendra Ostrogotha ; Ostrogotha engendra Unilt; Unilt engendra Athal; Athal engendra Achiulf; Achiulf engendra Ansila et Ediulf, Vuldulf et Herméric. Vuldulf engendra Valeravans; Valeravans engendra Winithar; Winithar engendra Théodemir, Walemir et Widemir. Théodemir engendra Théoderic; Théoderic engendra Amalasuente; Amalasuente engendra Athalaric et Mathasuente, qu'elle eut d'Uthéric son époux, et du même sang qu'elle; car Herméric, fils d'Achiulf, celui dont j'ai parlé plus haut, engendra Hunnimund; Hunnimund engendra Thorismund; Thorismund engendra Bérimund; Bérimund engendra Widéric; Widéric engendra Eutharic, et celui-ci, devenu l'époux d'Amalasuente, engendra Athalaric et Mathasuente. Athalaric étant mort dans son jeune âge, Mathasuente épousa Witichis; elle n'en eut point d'enfants. Ils furent amenés tous deux à Constantinople par Bélisaire ; et Witichis y étant mort, le patrice Germanus, fils d'un frère de notre seigneur l'empereur Justinien, prit pour femme cette même Mathasuente, et l'éleva au rang de patrice ordinaire; il en eut un fils, qui s'appela Germanus comme lui. Germanus étant mort, sa veuve prit la résolution de ne jamais se remarier. Nous ferons connaître en son lieu (si telle est la volonté du Seigneur) comment prit fin le règne des Amales : maintenant revenons à notre sujet, dont nous nous sommes écarté, et parlons du temps où la nation dont il est question mit enfin un terme à ses courses. L'historien Ablavius rapporte que tandis que les Goths demeuraient, comme nous l'avons dit, en Scythie et sur le rivage du Pont-Euxin, ceux d'entre eux qui demeuraient du côté de l'orient, et qui avaient pour chef Ostrogotha, furent appelés Ostrogoths (on ignore si ce fut à cause du nom de leur roi, ou de leur position orientale ) ; et que les autres, ceux qui s'étaient établis à l'occident, reçurent le nom de Visigoths. Nous avons déjà dit qu'après avoir franchi le Danube, ils avaient quelque temps habité dans la Moesie et dans la Thrace.

CHAPITRE XV.

Ce fut d'entre ceux des Goths restés dans ces contrées que sortit Maximin, empereur après la mort d'Alexandre, fils de Mammée. Ainsi le rapporte Symmaque au cinquième livre de son histoire. Alexandre César étant mort, dit-il, l'armée fit empereur Maximin, né en Thrace de parents obscurs. Son père était Goth, ayant nom Mecca; sa mère était Alaine, et s'appelait Ababa. La troisième année de son règne, et durant la persécution qu'il faisait souffrir aux chrétiens, il perdit ensemble l'empire et la vie. Sévère était empereur, et célébrait le jour de naissance d'un de ses fils, quand, au sortir d'une enfance passée dans les bois, il quitta la vie de pâtre pour celle de soldat. Le prince donnait des jeux militaires; parmi les spectateurs se trouvait Maximin, qui, jeune et à demi sauvage, à la vue des prix qu'on avait étalés, demanda à l'empereur, dans sa langue barbare, la permission de lutter avec des soldats d'une adresse éprouvée. Sévère, surpris à l'excès de sa haute taille, qui dépassait huit pieds, dit-on, ordonna qu'on le mît aux prises avec des goujats, ne voulant pas exposer les soldats à quelque outrage de la part de ce rustre. Le bonheur de Maximin fut tel, qu'il terrassa seize goujats les uns après les autres, sans se donner un moment de repos : le prix lui fut adjugé, et il reçut l'ordre d'entrer dans la milice. Il fut reçu, en commençant, dans la cavalerie. Trois jours après, l'empereur étant allé au camp de manoeuvre, et le voyant s'ébattre d'une façon barbare, ordonna au tribun de le punir, pour le plier à la discipline romaine. Maximin s'apercevant que le prince parlait de lui, s'en approcha, et se mit à devancer son cheval à la course. Alors l'empereur, pressant l'animal de l'éperon et le lançant au galop, lui fit faire diverses évolutions, décrivant de côté et d'autre des cercles nombreux, jusqu'à ce qu'il crût Maximin rendu; et ensuite il lui dit: « Est-ce que tu ne veux pas, après la course, lutter à la thracienne? - Empereur, lui répondit-il, comme il vous plaira.» Sévère, sautant aussitôt de dessus son cheval, ordonna qu'on le fît lutter avec les soldats les plus récemment enrôlés; mais lui en jeta par terre sept des plus vigoureux, sans se donner le temps de reprendre haleine : aussi fut-il le seul à qui l'empereur décerna un collier d'or, outre le prix d'argent, et il le fit aussitôt passer dans ses gardes. Plus tard, sous Antonin Caracalla, il fut placé à la tête de son corps; sa réputation s'accrut avec ses belles actions, et sa bravoure fut récompensée par divers grades dans la milice, jusqu'à celui de centurion. Toutefois, à l'avènement de Macrin à l'empire, il refusa de servir pendant environ trois ans ; et bien qu'il eût alors le grade de tribun, il ne se présenta jamais aux yeux du nouvel empereur, le regardant comme indigne de régner, pour avoir enlevé par un crime le trône à Héliogabale. Il reprit ensuite du service sous le règne de celui qu'on regardait comme le fils de Caracalla, et il exerça sa charge de tribun. Après sa mort il combattit héroïquement contre les Parthes, sous Alexandre fils de Mammée. Enfin, celui-ci ayant été tué à Mayence dans une révolte de ses soldats, l'armée, sans consulter le sénat, fit Maximin empereur; mais il souilla toutes ses bonnes qualités par la funeste résolution qu'il prit de persécuter les chrétiens, et fut tué à Aquilée par Pupion, laissant l'empire à Philippe. Nous n'avons emprunté de l'histoire de Symmaque le morceau qu'on vient de lire, qu'afin de faire voir que la nation dont il est question en ce livre est parvenue jusqu'au falte des grandeurs romaines. Mais il nous faut revenir au point où notre digression a commencé.

CHAPITRE XVI.

Cette nation jeta un éclat extraordinaire dans les contrées qu'elle habita d'abord, je veux dire dans la Scythie, au bord du Pont-Euxin. Occupant, comme on ne saurait en douter, de si grands espaces de terre, maîtresse de tant de mers, du cours de tant de fleuves, combien de fois ne fit-elle pas tomber sous sa main le Vandale, n'imposa-t-elle pas tribut au Marcoman, ne réduisit-elle pas en servitude les princes des Quades? Sous l'empereur Philippe, le même dont j'ai parlé plus haut, qui fut le seul prince chrétien, avec Philippe son fils, avant Constantin, et vit, la seconde année de son règne, Rome accomplir sa millième année, les Goths, justement mécontents de ce qu'on ne leur payait plus leur solde, devinrent ennemis, d'amis qu'ils étaient; car, bien qu'ils vécussent sous leurs rois dans un pays reculé , ils étaient néanmoins fédérés de l'empire, et recevaient un don annuel. Que vous dirai-je? Ostrogotha passa le Danube avec les siens, et dévasta la Maesie et la Thrace. Philippe envoya contre lui le sénateur Décius. Celui-ci s'étant mis à la tête des troupes, et ne remportant aucun avantage, cassa ses soldats et les renvoya dans leurs foyers, comme si c'eût été par leur négligence que les Goths eussent passé le Danube. S'étant ainsi vengé sur les siens de son insuccès, il retourna auprès de Philippe. Mais les soldats indignés de se voir licenciés, après les fatigues qu'ils avaient essuyées, coururent offrir leur secours au roi des Goths Ostrogotha. Il les accueillit bien ; et, enflammé par leurs discours, il marche bientôt contre les Romains à la tête de trente mille hommes, auxquels se joignirent des Thaphiles, des Astringiens, trois mille Carpiens, race d'hommes fort aguerris et souvent funestes aux Romains, mais que plus tard cependant Galérius Maximin, césar, soumit à l'empire, sous le règne de Dioclétien. Pour revenir à Ostrogotha, ayant réuni des Goths et des Peucéniens de l'île de Peucé, adjacente à l'embouchure du Danube dans le Pont-Euxin, il leur donna pour chefs Argaït et Gunthéric, les premiers de la nation des Goths en noblesse. Ceux-ci sans tarder passèrent à gué le Danube, ravagèrent une seconde fois la Moesie, et attaquèrent Marcianopolis, métropole célébre de cette province. Mais après l'avoir assiégée longtemps, ils se retirèrent pour une somme d'argent que leur donnèrent les habitants. Qu'il nous soit permis, puisque nous avons nommé Marcianapolis, de dire quelques mots sur la fondation de cette ville. Voici à quelle occasion l'empereur Trajan la fit bâtir: On rapporte qu'une jeune fille de sa soeur Marcia se baignait dans ce fleuve, dont les eaux limpides et d'un goût exquis prennent leur source au milieu de la ville, et qui sappelle Potamos. Comme elle voulait puiser de l'eau , elle laissa échapper par mégarde un vase d'or dont elle se servait, lequel tomba au fond, entraîné par le poids du métal, mais reparut sur l'eau plus loin. C'était assurément une chose surnaturelle que ce vase fût submergé étant vide, ou qu'il surnageât, rejeté par les flots, après avoir été englouti; aussi Trajan, en apprenant ces circonstances, fut-il dans un grand étonnement; et augurant que quelque divinité résidait dans cette source, il y bâtit une ville qu'il nomma Marcianopolis, du nom de sa soeur.

CHAPITRE XVII.

Comme nous le disions donc, les Gètes se retirèrent de devant cette ville après un long siège, et retournèrent dans leur pays, enrichis par l'argent qu'ils avaient reçu. Les Gépides, les voyant possesseurs tout à coup d'un grand butin et partout vainqueurs, se laissèrent entraîner par leur jalousie, et prirent les armes contre eux malgré leur parenté. Or comment les Gètes et les Gépides sont-ils parents? Si vous désirez le savoir, je vous le dirai en peu de mots. J'ai dit en commençant, vous devez vous le rappeler, que les Goths étaient sortis de l'île Scanzia avec leur roi Bérich, et que, sur trois vaisseaux seulement, ils avaient abordé aux rivages en deçà de l'Océan. Un de ces trois vaisseaux allant plus lentement que les autres, comme il arrive, fit donner, assure-t-on, le nom de Gépides à ceux qui le montaient; car dans la langue des Goths, paresseux se dit gépanta. De là vint qu'avec le temps, et par corruption, les Gépides tirèrent leur nom d'un terme de reproche. ll est, du reste, hors de doute que les Gépides ont la même origine que les Goths ; mais, comme je l'ai dit, gépanta signifiant paresseux, traînard, ce terme de reproche donné sans intention est devenu leur nom. Et je pense qu'il leur convient à merveille; car leur esprit est moins prompt, leur corps plus lent et plus pesant que ceux des Goths. La jalousie s'empara donc des Gépides, qui, dédaignés jusqu'alors, habitaient une île du fleuve Viscla, entourée de gués que, dans la langue de leurs pères, ils appelaient Gépidos. C'est là même qu'habite aujourd'hui, à ce qu'on rapporte, la nation des Vividariens, depuis que les Gépides se sont établis sur de meilleures terres. On sait que ces Vividariens, sortis de diverses nations, se sont rassemblés dans cette île comme en un asile, et ont ainsi fondé un peuple. Comme nous le disions donc, le roi des Gépides, Fastida, excitant sa nation, recula par ses con-quêtes les frontières de son pays. Après avoir écrasé les Burgundions , qu'il extermina presque entièrement, et dompté encore quelques autres nations, l'insensé, provoquant les Goths eux-mêmes, viola le premier les liens du sang par une agression coupable, et, poussé par son orgueil excessif, se mit à dépeupler les terres qu'il voulait ajouter à celles de son peuple. Il envoya d'abord des députés à Ostrogotha, sous l'empire duquel se trouvaient encore réunis les Ostrogoths et les Visigoths, deux peuples, comme on sait, de la même nation. Il se plaignait de ce qu'il était enfermé dans d'âpres montagnes et resserré par d'épaisses forêts, et lui demandait de deux choses l'une: ou de se préparer à la guerre, ou de lui céder une partie de ses terres. Alors Ostrogotha, roi des Goths, avec la fermeté de caractère qui le distinguait, répondit aux envoyés qu'une telle guerre lui faisait horreur assurément; qu'il lui serait dur, qu'il regardait comme un crime d'en venir aux mains avec ses proches; mais qu'il ne cédait point de terres. Que vous dirai-je? Les Gépides courent aux armes : pour qu'on ne les crût pas les plus forts, Ostrogotha marcha contre eux. Les deux armées se joignirent devant la ville de Galtis, au pied de laquelle coule le fleuve Aucha. Là, on combattit avec un grand courage des deux parts, car des deux parts étaient les mêmes armes et la même manière de combattre; mais les Goths furent aidés par la bonté de leur cause et par un génie plus vif. L'armée des Gépides finit par plier, et la nuit termina le combat. Alors, abandonnant les cadavres des siens, Fastida, roi des Gépides, retourna précipitamment dans son pays, autant humilié par cette honteuse défaite qu'il avait été enflé d'orgueil auparavant. Les Goths reviennent vainqueurs, joyeux de la retraite des Gépides; et tant que vécut leur chef Ostrogotha, les nôtres demeurèrent en paix dans leur pays.

CHAPITRE XVIII.

Après sa mort, Cniva divisant l'armée en deux parts, en envoya une pour ravager la Moesie, sachant qu'elle se trouvait dégarnie de troupes par la négligence des empereurs ; et lui-même, à la tête de soixante et dix mille hommes, il monta vers Eustesium, qui s'appelle aussi Novae. Repoussé par le duc Gallus, il s'avança vers Nicopolis, ville située sur le fleuve Iatrus et fort célèbre, parce que Trajan la fit bâtir après avoir défait les Sarmates, et la nomma la ville de la Victoire. Là, Cniva, apprenant que l'empereur Décius marchait contre lui, se retira dans l'Haemonie, dont il se trouvait peu éloigné ; et après y avoir fait ses préparatifs, il marcha rapidement contre Philippopolis. L'empereur Décius, informé de son départ, et voulant porter secours à cette ville qui lui appartenait, franchit une haute montagne, et se porta sur Berroea. Tandis qu'il y refaisait ses chevaux et son armée fatiguée, Cniva avec ses Goths fondit tout à coup sur lui comme la foudre, tailla en pièces l'armée romaine, et poursuivit l'empereur ainsi qu'un petit nombre des siens, qui trouvèrent la possibilité de s'enfuir jusque dans la Toscane; puis à travers les Alpes encore une fois jusque dans la Moesie, où se trouvait alors Gallus, duc de la frontière, avec des forces considérables. Réunissant aux troupes de ce dernier ceux de ses soldats qui avaient échappé à l'ennemi, Décius forma une nouvelle armée pour continuer la guerre. Quant à Cniva, il s'empara de Philippopolis après un long siège, la pilla, et se ligua avec le duc Priscus, qui l'avait défendue, et qui s'engagea à combattre contre Décius. Ils attaquèrent en effet ce dernier, dont le fils, dès le commencement du combat, fut percé d'une flèche qui le blessa mortellement. On rapporte que le père, en l'apprenant, ne dit que ces paroles, pour rassurer sans doute le courage de ses soldats :  « Il ne faut point s'affliger; la perte d'un soldat ne diminue en rien les forces de l'État. » Cependant, ne pouvant résister à sa douleur paternelle, il se jeta au milieu de l'ennemi, demandant de mourir, ou de venger son fils. Parvenu dans Abrut, ville de la Moesie, il fut enveloppé par les Goths, qui lui donnèrent la mort. C'est ainsi qu'il perdit l'empire et la vie. Ce lieu s'appelle encore aujourd'hui l'autel de Décius, parce qu'avant la bataille le malheureux y avait sacrifié aux idoles.

CHAPITRE XIX.

Décius étant mort, Gallus et Volusianus régnèrent sur les Romains. De leur temps une maladie pestilentielle, presque semblable à celle dont nous avons été affligés avant ces derniers neuf ans, souilla la face de tout l'univers, et désola surtout Alexandrie et l'Égypte. L'historien Denys a fait le récit lamentable de ce fléau, qui a été aussi décrit par notre vénérable martyr l'évêque du Christ Cyprien, dans son livre intitulé De la mortalité. Dans le même temps, un certain Emylianus, voyant que la négligence des empereurs laissait les Goths dévaster impunément la Moesie, et qu'on ne pouvait les en éloigner sans soumettre l'empire à de grands sacrifices, se persuada que la fortune ne lui serait pas moins favorable. Il s'empara donc de la tyrannie dans la Moesie, et, ayant attiré à lui toutes les troupes, il se mit à désoler les villes et les habitants. Mais en peu de mois la multitude qui le suivait se révolta contre lui, et ne causa pas de modiques pertes à l'empire. Quant à lui, il périt au commencement de sa tentative criminelle, et perdit en même temps la vie et l'empire qu'il usurpait. A l'égard des empereurs Gallus et Volusianus, dont j'ai parlé plus haut , bien qu'ils aient quitté ce monde après un règne qui dura à peine deux ans, néanmoins dans ces deux années, où ils ne firent qu'apparaître, leur règne fut partout paisible, partout aimé. Une seule chose leur fut imputée à malheur, savoir, la maladie générale; encore ce fut de la part des ignorants et des calomniateurs, qui se plaisent à déchirer la vie d'autrui de leur dent envenimée. Dès leur avénement à l'empire ils firent un traité d'alliance avec les Goths; et après leur mort, arrivée bientôt après, Gallien se saisit du pouvoir suprême.

CHAPITRE XX.

Tandis que cet empereur se plongeait dans toutes sortes de dissolutions, Respa et Véduco, Thuro et Varo, chefs des Goths, prirent des vaisseaux et passèrent en Asie. Ayant traversé le détroit de l'Hellespont, ils ravagèrent un grand nombre de villes de cette province, et brûlèrent le temple si renommé de Diane d'Ephèse, fondé jadis par les Amazones, comme nous l'avons dit, ils abordèrent ensuite dans la Bithynie, où ils saccagèrent Chalcédoine, que restaura plus tard en partie Cornélius Avitus , mais qui même aujourd'hui, bien qu'elle jouisse des privilèges de la capitale de l'empire, conserve encore des traces de dévastation qui perpétueront le souvenir de ses malheurs. Chargés de butin, les Goths repassèrent l'Hellespont avec le même bonheur qu'ils l'avaient passé pour entrer en Asie, et ravagèrent sur leur route Troie et Ilion, qui commençaient à respirer un peu depuis la guerre d'Agamemnon, et. qui furent de nouveau détruites par le glaive ennemi. Après avoir ainsi désolé l'Asie, ils portèrent la dévastation dans la Thrace, où ils assiégèrent et prirent bientôt la ville d'Anchiale, située au pied de l'Hémus et dans le voisinage de la mer, la même qu'avait jadis fondée, entre la mer et l'Hémus, Sardanapale, roi des Parthes. On rapporte qu'ils y restèrent plusieurs jours, se délectant à prendre des bains d'eaux chaudes qui sortent de leur source de feu à quinze milles de cette ville, et, de toutes les eaux thermales sans nombre qui sont dans le monde, les plus efficaces pour rendre la santé aux malades. De là les Goths regagnèrent leur pays.

CHAPITRE XXI.

Plus tard, l'empereur Maximien les prit à la solde des Romains contre les Parthes, que combattirent fidèlement les troupes auxiliaires qu'ils avaient fournies. Mais après que le césar Maximien, presque avec leur seule assistance, eut mis en fuite le roi des Perses Narsès, petit-fils de Sapor le Grand, s'emparant de toutes ses richesses, de ses femmes, de ses fils, et que, de concert avec Dioclétien , il eut vaincu Achille dans Alexandrie; après que Maximien Herculius eut défait les Quinquégentiens en Afrique, l'empire pacifié commença de négliger les Goths. Depuis longtemps pourtant l'armée romaine pouvait se passer difficilement de leur secours contre quelque nation que ce fût; aussi voit-on fréquemment l'empire recourir à eux, et par exemple sous Constantin, alors qu'ils portèrent les armes contre son parent Licinius, le vainquirent, l'enfermèrent dans Thessalonique, et le firent tomber, dépouillé de l'empire, sous le glaive de Constantin victorieux. Quand celui-ci fonda cette ville célèbre, qui devint la rivale de Rome, et à laquelle il donna son nom, les Goths lui prêtèrent encore leur assistance, et, par un traité conclu avec l'empereur, ils lui fournirent quarante mille hommes pour l'aider à repousser diverses nations. Ce corps est resté jusqu'à ce jour au service de l'empire, en égal nombre et sous le même nom, celui de Fédérés. Les Goths florissaient de la sorte sous l'empire d'Avarie et d'Aoric, leurs rois, lesquels, après leur mort, eurent pour successeur Gébérich, aussi grand par son courage que par sa noblesse.

CHAPITRE XXII.

Gébérich eut pour père Heldérich, pour aïeul Ovida, Cnivida pour bisaïeul; il égala par ses hauts faits la gloire de ses ancêtres. Dès le commencement de son règne, désireux d'étendre son autorité sur la nation des Wandales, il attaqua Visumar, leur roi. Ce dernier sortait de la tribu des Asdinges, la première de toutes parmi eux, et l'une des plus braves que l'on connaisse. Ainsi le rapporte l'historien Dexippe, lequel assure que cette nation mit presque toute une année pour parvenir des bords de l'Océan à nos frontières, à cause de l'immense étendue de terres qu'il lui fallut traverser. Elle occupait alors le pays qu'habitent les Gépides entre les fleuves Marisia, Miliare, Gilfll et le fleuve Grissia, qui dépasse les trois autres en grandeur. Les \Vandales avaient en ce temps là les Goths à l'orient, à l'occident les Marcomans, au septentrion les Hermundures, et au midi l'Hister, appelé aussi Danube. C'est donc pendant qu'ils demeuraient dans ce pays qu'ils furent attaqués par Gébérich, roi des Goths, au bord du fleuve Marisia, que j'ai nommé, et où l'on combattit longtemps à forces égales. Mais enfin le roi des Vandales Visumar fut porté par terre, ainsi qu'une grande partie de sa nation. Quant à Gébérich, le chef glorieux des Goths, après avoir vaincu et dépouillé ses ennemis, il retourna dans le pays d'où il était sorti. Alors le petit nombre de Vandales qui s'étaient sauvés rassemblèrent tous ceux d'entre eux qui ne pouvaient porter les armes, et abandonnèrent leur patrie désolée. Ils demandèrent la Pannonie à l'empereur Constantin, et y établirent leur demeure pendant environ quarante ans, se soumettant aux lois de l'empire comme les habitants de cette province. Longtemps après cependant ils en sortirent à l'appel de Stilicon, maître de la milice, ex-consul et patrice, pour envahir les Gaules, où ils pillèrent leurs voisins, sans se fixer nulle part.

CHAPITRE XXIII.

Quelque temps après que le roi des Goths Gébérich fut mort, Ermanaric, de la noble famille des Amales, lui succéda, et subjugua un grand nombre de nations belliqueuses du septentrion, qu'il fit obéir à ses lois. C'est avec raison que, parmi nos ancêtres, quelques uns l'ont comparé à Alexandre le Grand; car il avait soumis et tenait sous son autorité les Goths, les Scythes, les Thuides de l'Aünx, les Vasinabronkes, les Mérens, les Mordensimnis, les Caris, les Rokes, les Tadzans, les Athual, les Navego, les Bubegentes, les Coldes. Adoré des peuples pour avoir asservi de si puissantes nations, il voulut encore réduire sous son obéissance les Hérules, dont Alaric était roi, et les soumit après en avoir exterminé une grande partie. Les Hérules, ainsi nommés, au rapport de l'historien Ablavius, du mot ele, qui en grec veut dire marais, parce qu'ils habitaient des terres marécageuses auprès des Palus-Méotides, étaient doués d'une agilité extraordinaire, qui les rendait d'autant plus orgueilleux, qu'il n'y avait point de peuple en ce temps-là qui ne voulût avoir dans ses armées de leur infanterie légère. Mais quoique cette agilité leur eût souvent donné l'avantage sur d'autres combattants, elle fut forcée de céder à la pesanteur et à la fermeté des Goths; et la fortune voulut qu'eux aussi, parmi les autres nations gétiques, ils subissent la domination du roi Ermanaric. Aprês la défaite des Hérules, le même Ermanaric tourna ses armes contre les Vénètes, qui, peu aguerris, mais forts de leur nombre, essayèrent d'abord de lui résister. Mais le nombre seul ne peut rien à la guerre, surtout en présence du nombre et de la valeur disciplinée: aussi ces peuples, qui, bien que sortis de la même souche, comme nous l'avons déjà dit au commencement de cette histoire, ou nous en avons donné la liste, portent aujourd'hui trois noms, savoir, ceux de Venètes, d'Antes et de Sclaves, et que nous voyons présentement déchainés de tous côtés à cause de nos péchés, rendirent-ils alors obéissance, tous tant qu'ils étaient, à Ermanaric. Celui-ci subjugua également par sa prudence la nation des Aetres, établie sur les rivages les plus reculés de l'océan Germanique ; et, comme pour prix de ses fatigues, il domina sur tous les peuples de la Scythie et de la Germanie.

CHAPITRE XXIV.

Or, peu de temps après, au rapport d'Orose, les Huns, la plus féroce de toutes les nations barbares, éclatèrent contre les Goths. Si l'on consulte l'antiquité, voici ce qu'on apprend sur leur origine: Filimer, fils de Gandaric le Grand, et roi des Goths, le cinquième de ceux qui les avaient gouvernés depuis leur sortie de file Scanzia, étant entré sur les terres de la Scythie à la tête de sa nation, comme nous l'avons dit, trouva parmi son peuple certaines sorcières que, dans la langue de ses pères, il appelle lui-même Aliorumnes. La défiance qu'elles lui inspiraient les lui fit chasser du milieu des siens; et, les ayant poursuivies loin de son armée, il les refoula dans une terre solitaire. Les esprits immondes qui vaguaient par le désert les ayant vues, s'accouplèrent à elles, se mêlant à leurs embrassements, et donnèrent le jour à cette race, la plus farouche de toutes. Elle se tint d'abord parmi les marais, rabougrie, noire, chétive : à peine appartenait-elle à l'espêce humaine, à peine sa langue ressemblait-elle à la langue des hommes. Telle était l'origine de ces Huns, qui arrivèrent sur les frontières des Goths. Leur féroce nation, comme l'historien Priscus le rapporte, demeura d'abord sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide, faisant son unique occupation de la chasse, jusqu'à ce que, s'étant multipliée, elle portât le trouble chez les peuples voisins par ses fraudes et ses rapines. Des chasseurs d'entre les Huns étant, selon leur coutume, en quête du gibier sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide, virent tout à coup une biche se présenter devant eux. Elle entra dans le marais, et, tantôt s'avançant, tantôt s'arrêtant, elle semblait leur indiquer un chemin. Les chasseurs la suivirent, et traversèrent à pied le Palus-Méotide, qu'ils imaginaient aussi peu guéable que la mer; et puis quand la terre de Scythie, qu'ils ignoraient, leur apparut, soudain la biche disparut. Ces esprits dont les Huns sont descendus machinèrent cela, je crois, en haine des Scythes. Les Huns, qui ne se doutaient nullement qu'il y eût un autre monde au delà du Palus-Méotide, furent saisis d'étonnement à la vue de la terre de Scythie ; et comme ils ont de la sagacité, il leur sembla voir une protection surnaturelle dans la révélation de ce chemin que peut-être personne n'avait connu jusqu'alors. Ils retournent auprès des leurs, racontent ce qui s'est passé, vantent la Scythie, tant qu'enfin ils persuadent leur nation de les suivre, et se mettent en marche tous ensemble vers ces contrées, par le chemin que la biche leur a montré. Tous les Scythes qui tombêrent dans leurs mains dès leur arrivée, ils les immolèrent à la victoire; le reste fut vaincu et subjugué. A peine en effet eurent-ils passé cet immense marais, qu'ils entraînèrent comme un tourbillon les Alipzures, les Alcidzures, les Itamares, les Tuncasses et les Boïsques, qui demeuraient sur cette côte de la Scythie. Ils soumirent également par des attaques réitérées les Alains, leurs égaux dans les combats, mais ayant plus de douceur dans les traits et dans la manière de vivre. Aussi bien ceux-là même qui peut-être auraient pu résister à leurs armes ne pouvaient soutenir la vue de leurs effroyables visages, et s'enfuyaient à leur aspect, saisis d'une mortelle épouvante. En effet, leur teint est d'une horrible noirceur; leur face est plutôt, si l'on peut parler ainsi, une masse informe de chair, qu'un visage; et ils ont moins des yeux que des trous. Leur assurance et leur courage se trahissent dans leur terrible regard. Ils exercent leur cruauté jusque sur leurs enfants dès le premier jour de leur naissance; car à l'aide du fer ils taillent les joues des mâles, afin qu'avant de sucer le lait ils soient forcés de s'accoutumer aux blessures. Aussi vieillissent-ils sans barbe aprês une adolescence sans beauté, parce que les cicatrices que le fer laisse sur leur visage y étouffent le poil à l'âge où il sied si bien. Ils sont petits, mais déliés; libres dans leurs mouvements, et pleins d'agilité pour monter à cheval; les épaules larges; toujours armés de l'arc et prêts à lancer la flèche; le port assuré, la tête toujours dressée d'orgueil; sous la figure de l'homme, ils vivent avec la cruauté des bêtes féroces. Les mouvements rapides des Huns, leurs brigandages sur un grand nombre de peuples dont le bruit venait jusqu'à eux, jetèrent les Goths dans la consternation, et ils tinrent conseil avec leur roi sur ce qu'il fallait faire pour se mettre à couvert d'un si terrible ennemi. Ermanaric lui-même, malgré ses nombreux triomphes dont nous avons parlé plus haut, ne laissait pas d'être préoccupé de l'approche des Huns, quand il se vit trahi par la perfide nation des Roxolans, l'une de celles qui reconnaissaient son autorité. Voici à quelle occasion : Le mari d'une femme nommée Sanielh et de cette nation, l'ayant perfidement abandonné, le roi, transporté de fureur, commanda qu'on attachât cette femme à des chevaux sauvages, dont on excita encore la fougue, et qui la mirent en lambeaux. Mais ses frères, Ammius et Sarus, pour venger la mort de leur soeur, frappèrent de leur glaive Ermanaric au côté; et depuis cette blessure celui-ci ne fit plus que traîner dans un corps débile une vie languissante. Profitant de sa mauvaise santé, Balamir, roi des Huns, attaqua les Ostrogoths, qui dès lors furent abandonnés par les Visigoths , avec lesquels ils étaient unis depuis longtemps. Au milieu de ces événements, Ermanaric, accablé tant par les souffrances de sa blessure que par le chagrin de voir les courses des Huns, mourut fort vieux et rassasié de jours, à la cent dixième année de sa vie; et sa mort fournit aux Huns l'occasion de l'emporter sur ceux d'entre les Goths qui demeuraient, comme nous l'avons dit, du côté de l'orient, et qui portaient le nom d'Ostrogoths.

CHAPITRE XXV.

Les Visigoths, c'est-à-dire ceux d'entre les Goths qui demeuraient à l'occident, étaient, à cause des Huns, dans les mêmes alarmes que leurs frères, et ne savaient à quoi se résoudre. A la fin, après s'être longtemps consultés, ils tombèrent d'accord d'envoyer une députation en Romanie auprès de l'empereur Valens, frère de l'empereur Valentinien Ier, pour lui demander de leur céder une partie de la Thrace ou de la Moesie pour s'y établir. Ils s'engageaient en retour a vivre sous ses lois et à se soumettre à sou autorité; et, afin de lui inspirer plus de confiance, ils promettaient de se faire chrétiens, pourvu qu'il leur envoyât des prêtres qui parlassent leur langue. Valens leur accorda aussitôt avec joie une demande qu'il eût voulu leur adresser le premier. Il reçut les Goths.dans la Moesie, et les établit dans cette province comme le rempart de l'empire contre les attaques des autres nations. Et comme en ce temps-là cet empereur, infecté des erreurs perfides des ariens, avait fait fermer toutes les églises de notre croyance, il envoya vers eux des prédicateurs de sa secte, qui d'abord versèrent le venin de leur hérésie dans l'âme de ces nouveaux venus incultes et ignorants. C'est ainsi que, par les soins de l'empereur Valens, les Visigoths devinrent non pas chrétiens, mais ariens. Ceux-ci à leur tour annoncèrent l'Évangile tant aux Ostrogoths qu'aux Gépides, auxquels les unissaient les liens du sang et de l'amitié; ils leur transmirent leurs croyances hérétiques, et attirèrent de toutes parts aux pratiques de cette secte tous les peuples qui parlaient leur langue. En même temps ils passèrent le Danube, comme il a été dit, et s'établirent, avec le consentement de l'empereur, dans la Dacie Ripuaire, la Moesie et la Thrace.

CHAPITRE XXVI.

Il leur arriva ce qui d'ordinaire arrive à toute nation encore mal établie dans un pays : ils eurent la famine. Alors Fridigerne, Alathéus et Safrach , les plus considérables d'entre eux et leurs chefs, qui les gouvernaient à défaut de rois, prenant en pitié la disette de l'armée, supplièrent les généraux romains, Lupicinus et Maximus, de leur vendre des vivres. Mais à quels excès la soif impie de l'or ne porte-t-elle pas! Poussés par la cupidité, ceux-ci se mirent à leur vendre non seulement de la viande de brebis et de boeuf, mais encore de la chair de chien et d'animaux dégoûtants morts de maladie, et si chèrement, qu'ils exigeaient un esclave pour une livre de pain, dix livres pour un peu de viande. Bientôt les esclaves manquèrent, et les meubles aussi : alors ces sordides marchands, ne pouvant plus rien leur ôter, en vinrent jusqu'à leur de-mander leurs enfants; et les pères se résignèrent à les livrer, aimant mieux, dans leur sollicitude pour ces gages si chers, leur voir perdre la liberté que la vie. N'y a-t-il pas en effet plus d'humanité à vendre un homme pour lui assurer sa nourriture, qu'à le laisser mourir de faim pour le sauver de l'esclavage? Or il arriva, dans ce temps d'affliction, que Lupicinus, le général des Romains, invita Fridigerne, régule des Goths, à un festin : c'était un piège qu'il lui tendait, comme la suite le prouva. Fridigerne, sans défiance, vint au banquet avec une suite peu nombreuse; et voilà qu'étant à table dans l'intérieur du prétoire, il entendait les cris des malheureux qui mouraient de faim. Puis il s'aperçut qu'on avait renfermé ceux qui l'accompagnaient dans un lieu séparé, et que des soldats romains, par ordre de leur général, s'efforçaient de les massacrer. Les cris pénibles des mourants tonnaient à ses oreilles, et le remplissaient de soupçons. Tout à coup, ne pouvant plus douter des embûches qu'on lui tend, Fridigerne tire son glaive au milieu du festin; il sort précipitamment, non sans courir un grand danger, délivre les siens d'une mort certaine, et les excite à exterminer les Romains. Voyant s'offrir une occasion qu'ils appelaient de leurs voeux, ces vaillants hommes aimèrent mieux s'exposer à périr en combattant que par la famine, et prirent aussitôt les armes pour immoler les généraux Lupicinus et Maximus. Ce jour-là mit lin à la disette des Goths et à la sécurité des Romains. Les Goths commencèrent dès lors à ne plus être des étrangers et des fugitifs, mais des citoyens, et les maîtres absolus des possesseurs des terres; et ils tinrent sous leur autorité toutes les provinces septentrionales jusqu'au Danube. L'empereur Valens en apprit la nouvelle à Antioche, et aussitôt il fit prendre les armes à son armée, et se dirigea sur la Thrace. II y livra une bataille qui lui fut fatale, car les Goths le vainquirent. Blessé lui-même et fugitif, il se réfugia dans une ferme auprès d'Hadrianopolis. Les Goths, ne sachant point que cette chétive masure recelât l'empereur, y mirent le feu, qui, redoublant de violence, comme il arrive, le consuma dans sa pompe royale. Ainsi s'accomplit le jugement de Dieu, qui voulut qu'il fût brûlé par ceux qu'il avait égarés vers l'hérésie, quand ils lui demandaient d'être instruits dans la vraie foi, et qu'il avait détournés du feu de la charité pour les vouer aux flammes de l'enfer. Après cette victoire si glorieuse pour eux, les Goths, devenus maîtres de la Thrace et de la Dacie Ripuaire, s'y établirent, comme si ces contrées leur eussent tou jours appartenu.

CHAPITRE XXVII.

Cependant l'empereur Gratien choisit pour succéder à Valens son oncle Théodose, qu'il rappela d'Espagne et mit à la tête de l'empire d'O-rient. Bientôt la discipline militaire fut remise en vigueur; et les Goths, voyant bannies la mollesse et la négligence des anciens princes, eurent une grande crainte. Le nouvel empereur, pour relever le courage de l'armée, tempérait la sévérité du commandement par sa libéralité et sa douceur. Doué d'ailleurs d'un génie plein d'activité, il se faisait remarquer par sa bravoure autant que par sa prudence. Dès que I'avénement d'un prince plus digne de commander eut rendu la confiance aux troupes, elles s'enhardirent à attaquer les Goths, et les chassèrent de la Thrace; mais Théodose étant tombé si dangereusement malade qu'on désespérait presque de ses jours, les Goths reprirent de nouveau courage. Ils divisèrent leur armée : Fridigerne alla ravager la Thessalie, l'Épire et l'Achaïe, tandis qu'Alathéus et Safrach gagnaient la Pannonie avec le reste des troupes. L'empereur Gratien avait quitté Rome pour passer dans les Gaules à cause de l'irruption des Wandales, quand il apprit cette nouvelle. Voyant que, tandis que Théodose succombait sans espoir à une maladie fatale, les Goths étendaient leurs ravages, il rassembla une armée, et marcha aussitôt contre eux; mais ne se fiant point en ses forces, il aima mieux les réduire par des avances et des présents; et leur ayant accordé la paix et des vivres, il conclut avec eux un traité. PIus tard, quand l'empereur Théodose se rétablit, et qu'il eut connaissance des conventions que Gratien avait conclues entre les Goths et les Romains, cette alliance, que lui-même avait désirée, le combla de joie et il se tint au traité de paix.

CHAPITRE XXVIII.

Il s'attacha aussi par des présents, et par ses manières pleines de bonté, le roi Athanaric, qui venait de succéder à Fridigerne, et il l'invita à se rendre auprès de lui à Constantinople. Celui-ci accepta son offre avec empressement; et comme il entrait dans la ville impériale, transporté d'admiration : « Je vois à présent, s'écria-t-il, ce dont j'avais souvent oui parler sans le croire, savoir, la splendeur de cette grande cité.» Et, portant ses regards de côté et d'autre, il contemplait avec surprise tantôt la position de la ville, et les vaisseaux qui partaient et arrivaient, tantôt ses rem-parts célèbres, où se rendaient les peuples de diverses contrées, comme on voit de divers côtés sourdre les eaux dans une source. Mais quand il vit les soldats en ordre de bataille : « Il ne faut pas en douter, dit-il, l'empereur est un dieu sur la terre; et quiconque aura levé la main contre lui, il doit l'expier de son sang. » Ce fut au milieu de ces transports d'admiration, au sein des honneurs dont le comblait de jour en jour l'empereur, qu'il passa de ce monde quelques mois après son arrivée. Dans son affection pour lui, Théodose lui rendit peut-être plus d'honneurs après sa mort que pendant sa vie; car il lui donna une sépulture digne de son rang, et voulut même précéder en personne son cercueil dans le convoi funèbre. Après la mort d'Athanaric, toute l'armée continua à demeurer au service de l'empereur Théodose, se reconnaissant sujette de l'empire romain, et ne faisant en quelque sorte qu'un même corps avec la milice. On rétablit en égal nombre et sous le même nom les fédérés de l'empereur Constantin ; et Théodose, comptant sur leur fidélité et leur attachement, en emmena avec lui plus de vingt mille contre le tyran Eugène, qui s'était emparé de la Gaule après que Gratien avait perdu la vie; et la victoire ayant fait tomber cet usurpateur entre ses mains, il tira vengeance de sa rébellion.

CHAPITRE XXIX.

Mais après que Théodose, qui aimait la paix et la nation des Goths, fut mort, ses enfants se mirent à ruiner l'un et l'autre empire par leur vie fastueuse, et cessèrent de payer à leurs auxiliaires, c'est-à-dire aux Goths, les subsides accoutumés. Ceux-ci éprouvèrent bientôt pour ces princes un dégoût qui ne fit que s'accroître; et, dans la crainte que leur courage ne se perdit dans une trop longue paix, ils élurent pour roi Alaric. Il était de la famille des Balthes, race héroïque, la seconde noblesse après les Amales. Et ce nom de Balthe, qui veut dire brave, lui avait été donné depuis longtemps parmi les siens, à cause de sa hardiesse et de son intrépidité. Aussitôt qu'il eut été fait roi, Alaric tenant conseil avec les siens leur persuada de chercher à conquérir des royaumes par leurs fatigues, plutôt que de rester oisivement sous la domination étrangère; et s'étant mis à la tête de l'armée, sous le consulat de Stilicon et d'Aurélien, il traversa les deux Pannonies, laissant Firmium à droite, et entra dans l'Italie, alors à peu près vide de défenseurs. Ne rencontrant aucun obstacle, il campa auprès du pont Condinianus, à trois milles de la ville royale de Ravenne. Cette ville, entre des marais, la mer et le Pô, n'est accessible que par un seul côté. Elle fut autrefois habitée, suivant une ancienne tradition, par les Enètes, nom qui signifie digne d'éloge. Située au sein de l'empire romain, au bord de la mer Ionienne, elle est entourée et comme submergée par les eaux. Elle a à l'orient la mer; et si, partant de Corcyre et de la Grèce, et prenant à droite, on traverse directement cette mer, on passe d'abord devant l'Épire, ensuite devant la Dalmatie, la Liburnie, l'Histrie, et l'on vient effleurer de son aviron la Vénétie. A l'occident, elle est défendue par des marais, à travers lesquels on a laissé un étroit passage comme une sorte de porte. Elle est entourée au septentrion par une branche du Pô appelée le canal d'Ascon, et enfin au midi par le Pô lui-même, qu'on désigne encore sous le nom d'Eridan, et qui porte sans partage le surnom de roi des fleuves. Auguste abaissa son lit, et le rendit très profond; il promène dans la ville la septième partie de ses eaux, et son embouchure forme un port excellent, où jadis, au rapport de Dion, pouvait stationner en toute sûreté une flotte de deux cent cinquante vaisseaux. Aujourd'hui, comme le dit Fabius, à l'ancienne place du port on voit de vastes jardins remplis d'arbres, d'où pendent non pas des voiles, mais des fruits. La ville a trois noms, dont elle se glorifie, comme des trois quartiers qui la divisent et auxquels ils répondent : le premier est Ravenne, le dernier Classis, celui du milieu Césarée, entre Ravenne et la mer. Bâti sur un terrain sablonneux, ce dernier quartier est d'un abord doux et facile, et commodément situé pour les transports.

CHAPITRE XXX.

Ainsi donc quand l'armée des Wisigoths fut arrivée devant cette ville, elle envoya une députation à l'empereur Honorius qui s'y trouvait renfermé, pour lui dire, ou de permettre aux Goths de demeurer paisiblement en Italie, et qu'alors ils vivraient avec les Romains de telle sorte que les deux nations pourraient sembler n'en faire qu'une ; ou de se préparer au combat, et que le plus fort chasserait l'autre, et dominerait en paix après la victoire. Ces deux propositions épouvantèrent Honorius, qui, tenant conseil avec son sénat, délibérait sur les moyens de faire sortir les Goths de l'Italie. Il se détermina enfin à leur faire une donation, confirmée par un rescrit impérial, de la Gaule et de l'Espagne, provinces éloignées qu'il avait dès lors presque perdues, et que ravageait Gizérie, roi des Wandales ; et il autorisa Alaric et sa nation à s'en emparer s'ils le pouvaient, comme si elles leur eussent toujours appartenu. Les Goths consentirent à cet arrangement, et se mirent en marche vers les contrées qui venaient de leur être cédées. Mais comme ils se retiraient de l'Italie, où ils n'avaient commis aucun désordre, le patrice Stilicon, beau-père de l'empereur Honorius ( car ce prince épousa l'une après l'autre ses deux filles Marie et Ermancia, que Dieu enleva de ce monde chastes et vierges toutes deux), Stilicon, dis-je, s'avança perfidement jusqu'à Pollentia, ville située dans les Alpes Cottiennes; et tandis que les Goths ne se défiaient de rien, il fondit sur eux, allumant ainsi une guerre qui devait tourner à la ruine de l'Italie et à sa propre honte. Cette attaque imprévue jeta d'abord l'épouvante parmi les Goths; mais bientôt, reprenant courage et s'excitant les uns les autres, suivant leur coutume, ils mettent en fuite l'armée presque entière de Stilicon, la poursuivent, la taillent en pièces : dans la fureur qui les possède, ils abandonnent leur route, et, revenant sur leurs pas, rentrent dans la Ligurie, qu'ils venaient de traverser. Après y avoir fait un riche butin, ils ravagent de même la province Emilia; et, parcourant la voie Flaminia entre le Picénum et la Toscane, ils dévastent tout ce qui se trouve sur leur passage d'un côté et de l'autre jusqu'à Rome. Entrés enfin dans cette ville, Marie la leur laisse piller; mais il leur défend d'y mettre le feu, comme c'est l'habitude chez les païens, ni de faire aucun mal à ceux qui s'étaient réfugiés dans les églises des saints. Les Goths, en quittant Rome, allèrent dans le Bruttium en passant par la Campanie et la Lucanie, où ils commirent les mêmes ravages. Après y être restés longtemps, ils résolurent de passer en Sicile, et de là en Afrique. Le pays des Bruttiens, situé à l'extrémité de l'Italie du côté du midi, forme un angle, où commence le mont Apennin. Il est comme une langue qui s'avance pour séparer la mer Tyrrhénienne de la mer Adriatique, et tire son nom de Bruttia, qu'il eut jadis pour reine. Le roi des Visigoths étant donc venu dans ce pays avec toutes les richesses de l'Italie, dont il avait fait sa proie, s'apprêtait, comme il a été dit, à traverser la Sicile pour aller s'établir paisiblement en Afrique; mais, quelques projets que fasse l'homme, ils ne se réalisent point sans la volonté de Dieu : dans cet orageux détroit plusieurs de ses vaisseaux furent submergés, d'autres, en très grand nombre, furent dispersés; et tandis que, repoussé par ce revers, Alaric délibérait en lui-même sur ce qu'il ferait, la mort le surprit tout à coup, et l'ôta de ce monde. Les Goths, pleurant leur chef bien-aimé, détournèrent de son lit le fleuve Barentinus, auprès de Consentia; car ce fleuve coule du pied d'une montagne, et baigne cette ville de ses flots bienfaisants. Au milieu de son lit ils firent creuser par une troupe de captifs une place pour l'ensevelir, et au fond de cette fosse ils enterrèrent Alaric, avec un grand nombre d'objets précieux. Puis ils ramenèrent les eaux dans leur premier lit; et afin que la place où était son corps ne pût jamais être connue de personne, ils massacrèrent tous les fossoyeurs.

CHAPITRE XXXI.

Alaric mort, les Visigoths élurent pour roi Athaulfe, son parent, aussi remarquable par la supériorité de son esprit que par sa beauté; car bien que sa taille ne fût pas très élevée, son visage était beau et son corps parfaitement proportionné. Dès qu'il eut pris le commandement, il retourna à Rome, et acheva de ronger, comme font les sauterelles, ce qui pouvait avoir échappé au premier pillage. Il dépouilla de leurs richesses, en Italie, non seulement les particuliers, mais encore l'État, sans que l'empereur Honorius pût s'y opposer ; et même il emmena en captivité Placidie, sœur de ce dernier et fille de l'empereur Théodose, mais d'une autre femme. Toutefois, attiré par la noblesse de sa race, sa beauté et sa chasteté sans tache, il la prit en légitime mariage dans la ville de Forli , dans la province Emilia, afin qu'en apprenant cette alliance, qui réunissait en quelque sorte l'empire et la nation des Goths, les peuples éprouvassent une crainte salutaire. Et quoique les ressources d'Honorius fussent épuisées, en considération de sa parenté avec lui, il l'abandonna généreusement, et gagna la Gaule. Dès qu'il y fut entré, les nations voisines, Francs et Burgondes, qui auparavant infestaient cruellement ce pays, commencèrent à se renfermer dans leurs limites. Quant aux Wandales et aux Alains, qui s'étaient établis, avec l'autorisation des empereurs, dans les deux Pannonies, comme nous l'avons déjà dit, craignant, s'ils retournaient dans ces provinces, de n'y pas être en sûreté, à cause du voisinage des Goths, ils passèrent dans la Gaule. Mais après l'avoir occupée peu de temps, ils se réfugièrent en Espagne, où ils se renfermèrent. Ils se rappelaient encore tout le mal que, d'après le récit de leurs pères, le roi des Goths Gébérich avait fait à leur nation, et comme sa valeur les avait chassés de la terre de leurs aïeux. Telles furent les circonstances qui ouvrirent les Gaules à Athaulfe dès son arrivée. Quand il eut affermi la domination des Goths dans ces contrées, il commença d'être touché des malheurs des Espagnols. Il prit donc le parti de les délivrer des incursions des Wandales, et s'introduisit, au moyen de ses richesses, dans Barcelone et l'intérieur de l'Espagne avec des guerriers choisis et fidèles, et une populace peu propre à la guerre. Il y combattit souvent les Wandales, et périt trois ans après avoir soumis la Gaule et l'Espagne, percé au flanc d'un coup d'épée par Vernulfe, qu'il avait coutume de railler sur sa taille. Après sa mort, Régéric fut élu roi; mais lui aussi périt par les piéges des siens, et perdit encore plus tôt le trône et la vie.

CHAPITRE XXXII.

Ensuite on élut pour roi Valia, guerrier aussi brave que prudent : c'était déjà le quatrième depuis Alaric. L'empereur Honorius envoya contre lui, avec une armée, Constantin, homme habile dans l'art militaire, et qui s'était illustré dans un grand nombre de combats. Il craignait que Valia ne rompit le traité conclu depuis longtemps avec Athaulfe, et qu'après avoir vaincu les nations qui l'avoisinaient, il ne dressât quelques nouvelles embûches à l'empire. En même temps il voulait délivrer d'une sujétion honteuse sa soeur Placidie. Aussi convint-il avec Constantin que s'il la faisait rentrer dans ses Etats, soit en faisant la paix, soit en faisant la guerre , ou par quelque moyen que ce fût, il la lui donnerait en mariage. Plein d'une joie triomphante à cette promesse, Constantin prit des troupes; et, dans un appareil qui déjà ressemblait presque à celui d'un roi, il se dirigea sur l'Espagne. Valia vint à sa rencontre aux défilés des Pyrénées, avec des forces égales aux siennes. Là des députés furent envoyés de part et d'autre ; et il fut convenu que Valia rendrait Placidie à l'empereur son frère, et qu'il marcherait au secours de l'empire dès que le cas l'exigerait. Or, en ce temps-là un certain Constantin s'était déclaré empereur en Gaule, et avait fait César son fils Constant, de moine qu'il était; mais il ne jouit pas longtemps du pouvoir qu'il avait usurpé. Les Goths et les Romains marchèrent de concert contre lui ; il fut tué à Arles, et son fils à Vienne. Après eux, Jovinus et Sébastien voulurent également usurper l'empire ; mais, comme ils avaient eu la même témérité, ils eurent le même sort. La douzième année de son règne, et à
la même époque où les Romains et les Goths chassèrent les Huns de la Pannonie, dont ceux-ci s'étaient emparés il y avait environ cinquante ans, Valia, voyant que les Wandales avaient eu l'audace de sortir de l'intérieur de la Gaule, où les avait autrefois refoulés Athaulfe, et qu'ils dévastaient tout sur ses frontières, c'est-à-dire en Espagne, mena aussitôt son armée contre eux. Hiérius et Ardaburius étaient alors consuls.

CHAPITRE XXXIII.

Vers ce temps Gizéric, roi des Wandales, fut appelé en Afrique par Boniface, qui, étant tombé dans la disgrâce de Valentinien, ne trouva le moyen de se venger de l'empereur qu'au détriment de l'empire. Ce fut donc à sa prière que les Wandales passèrent en Afrique , où il les fit entrer par l'étroit passage appelé le détroit de Gadès, lequel sépare l'Afrique de l'Espagne sur une largeur d'environ sept milles, et porte les eaux de l'Océan dans la mer de Tyrrhène. Gizéric était déjà fort connu à Rome par le mal qu'il avait fait aux Romains. Sa taille était moyenne, et une chute de cheval l'avait rendu boiteux. Profond dans ses desseins, parlant peu, méprisant le luxe, colère à en perdre la raison, avide de richesses, plein d'art et de prévoyance pour solliciter les peuples; infatigable à semer des germes de division, à confondre les haines, tel il envahit l'Afrique, se rendant, comme nous l'avons dit, aux prières de Boniface. On rapporte qu'après y avoir régné longtemps avec l'autorité d'un dieu, il assembla autour de lui, avant sa mort, ses nombreux enfants, et fit ses dispositions pour que l'ambition de régner ne suscitât entre eux aucune dissension. Le survivant , les autres venant à mourir, devait par ordre et à son degré succéder immédiatement à son aîné, et à celui-là pareillement celui qui venait après lui. Ils observèrent cette règle pendant un long espace de temps, et régnèrent heureusement. Ils ne se souillèrent point de guerres intestines, comme il arrive chez les autres nations; mais, montant l'un après l'autre sur le trône chacun à son tour, ils gouvernèrent en paix les peuples. Voici dans quel ordre ils se succédèrent: d'abord Gizéric, qui fut leur seigneur et père; après lui Hunnéric; le troisième fut Gundamund, le quatrième Transamund, le cinquième Hildéric. Pour le malheur de sa nation, Gélimer, oubliant les préceptes de son aïeul, renversa le dernier du trône, le fit périr, et usurpa le pouvoir. Mais son action ne demeura point impunie; car sur lui éclata la vengeance de l'empereur Justinien. Le très glorieux Bélisaire, maître de la milice d'Orient , consul ordinaire et patrice, l'emmena à Constantinople lui, ses enfants et ses richesses, dont, tel qu'un pirate, il ne se séparait jamais. Il y fut en grand spectacle au peuple dans le cirque; et, quoique touché d'un tardif repentir en se voyant renversé du faite de la royauté, il ne voulut point se plier à la vie obscure à laquelle il était réduit, et mourut. Ainsi l'Afrique, qui dans la division de la terre forme: la troisième partie du monde, fut affranchie du joug des Wandales après un espace d'environ cent ans, et rendue à l'empire romain et à son ancienne liberté; et cette contrée, que, sous de lâches maîtres et des généraux infidèles, avait jadis été détachée du corps de l'empire une armée païenne, y fut de nouveau réunie alors sous un prince habile et un fidèle général ; et la joie de sa délivrance dure encore. Il est vrai que plus tard elle a eu quelque temps à souffrir d'une guerre intestine et de la perfidie des Maures. Néanmoins, ce qu'avait commencé la victoire dont Dieu favorisa l'empereur Justinien a fini par avoir une bonne issue. Mais pourquoi raconter des choses étrangères à cette histoire? Revenons à notre sujet. Valia, roi des Goths, était si acharné contre les Wandales, qu'il eût voulu les poursuivre jusqu'en Afrique ; mais les mêmes désastres qu'avait autrefois éprouvés Alaric, quand il avait voulu passer dans cette contrée, l'en empêchèrent. Victorieux cette fois sans que le sang eût coulé, il quitta l'Espagne, où il s'était couvert de gloire, et retourna à Toulouse. Il y tomba malade longtemps après, et mourut, après avoir abandonné à l'empire ro-main, selon sa promesse, quelques provinces dont il avait chassé les ennemis. Ce fut en ce temps que Bérimund, fils de Torismund, le même dont nous avons parlé plus haut, en faisant la généalogie de la famille des Amales, passa dans le royaume des Visigoths avec son fils Witérich, abandonnant les Ostrogoths, alors opprimés en Scythie sous le joug des Huns. Il avait la conscience de son courage et de la noblesse de sa race; et il espérait que ses parents placeraient sur le trône , de préférence à tout autre, le rejeton reconnu d'un grand nombre de rois. Comment hésiter, en effet, à élire un Amale, le trône venant à vaquer? Néanmoins il ne voulut pas faire connaître qui il était; et les Visigoths, aussitôt après la mort de Valia, lui donnèrent Théodéric pour successeur. Bérimund vint auprès de lui; et, avec la réserve qui le distinguait, il garda sagement le silence sur l'élévation de sa naissance, sachant bien que ceux qui règnent regardent toujours avec défiance les descendants de rois. Il se résigna donc à vivre ignoré, pour ne pas troubler l'ordre établi. Le roi Théodérie le reçut lui et son fils avec de grands honneurs , l'admettant à son conseil et le faisant manger à sa table; et ce n'était point à cause de sa noblesse, qu'il ignorait, mais en considération de son courage et de la force qui lui était commune avec sa nation, et qu'il ne pouvait pas cacher.

CHAPITRE XXXIV.

Valia étant mort  pour revenir à ce que nous avons dit plus haut, son successeur fut Théodéric, homme doué d'une grande énergie et d'une force de corps extraordinaire, mais en même temps d'une modération extrême, et dont le règne fut aussi heureux pour la Gaule que celui de Valia l'avait été peu. Sous le consulat de Théodose et de Festus, les Romains, ayant pour auxiliaires les Huns qui s'étaient joints à eux, rompirent la paix, et marchèrent contre lui dans les Gaules. Ils voulaient venger les désordres commis par une troupe de Goths fédérés qui, à Constantinople, avaient pris parti pour le comte Caina. Le patrice Aétius était alors maître de la milice. Né de Gaudentius, dans la ville de Dorostène, il appartenait à la race belliqueuse des Moesiens. Endurci à toutes les fatigues de la guerre, un tel homme semblait avoir été créé exprès pour soutenir l'empire romain, auquel il avait assujetti naguère les orgueilleux Suèves et les barbares Francs, après leur avoir fait essuyer de sanglantes défaites. C'était Litorius qui commandait les Huns auxiliaires de l'armée romaine qui s'avançait contre les Goths. Quand les deux armées furent en présence, elles restèrent longtemps l'une et l'autre rangées en bataille; mais à la fin, voyant que le courage était égal des deux côtés, et qu'aucune des deux ne l'emporterait, elles se tendirent la main, et la concorde se rétablit; on renouvela l'ancien traité, on se promit mutuellement de garder avec fidélité la paix, et l'on se retira de part et d'autre. Cet accord calma l'irritation d'Attila, chef suprême de tous les Huns, et le premier, depuis que le monde existe, dont la domination ait embrassé la Scythie presque entière. Aussi sa gloire éclatante faisait-elle l'étonnement de tous les peuples. Voici, entre autres choses qui le concernent, ce que rapporte Priseus, envoyé en ambassade auprès de lui par Théodose le Jeune. Après avoir passé de grands fleuves, le Tysias, le Tibisias, la Dricca, nous arrivâmes à l'endroit où jadis le plus brave des Goths, Vidicula , périt par les embûches des Sarmates; et non loin de là nous atteignîmes au village où le roi Attila faisait sa résidence. Je dis un village, mais qui ressemblait à une ville fort grande. Nous y remarquâmes un palais de bois, construit avec des planches polies et brillantes, dont les joints étaient si bien dissimulés, qu'à peine avec beaucoup d'attention pouvait-on les découvrir. On y voyait des salles spacieuses pour les festins, des portiques d'une architecture pleine d'élégance; et la cour du palais, entourée d'une longue palissade, était si vaste, que son étendue seule suffisait pour faire reconnaître l'habitation royale. C'était là la demeure de cet Attila qui tenait sous sa domination toute la barbarie; c'était là le séjour qu'il préférait aux villes conquises.

CHAPITRE XXXV.

Attila eut pour père Mundzuc, dont les frères Octar et Boas passent pour avoir régné avant lui sur les Huns, mais non pas sur la nation entière. A leur mort, il partagea le trône avec son frère Bléta ; et, afin de se procurer des forces qui pussent seconder ses projets, il devint parricide, et préluda par la mort de ses proches à sa lutte avec le monde. Ses coupables ressources s'accrurent en dépit de la justice, et sa barbarie eut un succès qui fait horreur. Après avoir fait périr dans ses piéges Bléta, son frère, qui régnait sur une grande partie des Huns, il réduisit ce peuple entier sous sou pouvoir; et, ayant réuni un grand nombre d'autres nations qui lui obéissaient, il aspirait à la conquête des deux premiers peuples de l'univers, les Romains et les Visigoths. Son armée était, dit-on, de cinq cent mille hommes. Cet homme était venu au monde pour ébranler sa nation et faire trembler la terre. Par je ne sais quelle fatalité, des bruits formidables le devançaient, et semaient partout l'épouvante. Il était superbe en sa démarche, promenant ses regards deçà et delà autour de lui; l'orgueil de sa puissance se révélait jusque dans les mouvements de son corps. Aimant les batailles , mais se maîtrisant dans l'action; excellent dans le conseil; se laissant fléchir aux prières; bon quand il avait une fois accordé sa protection. Sa taille était courte, sa poitrine large, sa tête forte. De petits yeux, la barbe clairsemée, les cheveux grisonnants, le nez écrasé, le teint noirâtre, il reproduisait tous les traits de sa race. Bien que naturellement sa confiance en lui-même fût grande et ne l'abandonnât jamais, elle s'était encore accrue par la découverte du glaive de Mars, ce glaive pour lequel les rois des Scythes avaient toujours eu de la vénération. Voici, au rapport de Priscus, comment se fit cette découverte : « Un pâtre, dit-il, voyant boiter une génisse de son troupeau, et ne pouvant imaginer ce qui l'avait ainsi blessée, se mit à suivre avec sollicitude la trace de son sang. II vint jusqu'au glaive sur lequel la génisse en broutant avait mis le pied sans le voir, et l'ayant tiré de la terre, il l'apporta à Attila. Celui-ci, fier de ce don, pensa, dans sa magnanimité, qu'il était appelé à être le maître du monde, et que le glaive de Mars mettait en sa main le sort des batailles. »

CHAPITRE XXXVI.

Gizéric, roi des Wandales, le même dont nous avons parlé plus haut, découvrant dans Attila ce penchant qui le portait à ravager le monde, l'entraîna par de grands présents à faire la guerre aux Visigoths. Il craignait la vengeance de Théodéric leur roi, pour l'indigne traitement qu'il avait fait souffrir à sa fille. Celle-ci, mariée à Hunéric, fils de Gizéric, avait d'abord trouvé le bonheur dans une alliance si élevée; mais dans la suite Gizéric, dont le caractère cruel n'épargnait pas même ses enfants, sur le simple soupçon qu'elle avait voulu l'empoisonner, l'avait renvoyée à son père dans les Gaules, après l'a-voir dépouillée de sa beauté naturelle en lui faisant couper le nez et les oreilles, condamnant ainsi cette infortunée à porter éternellement la marque de son hideux supplice. Mais cet excès de barbarie, capable de soulever même les étrangers, ne devait rendre que plus inévitable la vengeance d'un père. Attila, gagné par Gizéric, se résolut donc à faire éclore cette guerre, qu'il couvait depuis longtemps. Il envoya des députés à l'empereur Valentinien en Italie, pour semer la dis-corde entre les Goths et les Romains. Son but était d'épuiser par des divisions intestines ceux qu'il ne pouvait vaincre par les armes. Il protestait qu'il ne voulait nullement rompre l'amitié qui l'unissait à l'empire; que c'était une guerre entre lui et Théodéric, roi des Visigoths, à laquelle il désirait de bon coeur que Valentinien restât étranger. Il avait rempli la fin de sa lettre, comme de coutume, de salutations flatteuses, s'étudiant à donner à son mensonge l'apparence de la vérité. Il écrivit une lettre semblable à Théodéric, roi des Visigoths, l'engageant à abandonner l'alliance des Romains, et à se rappeler la guerre que ces derniers lui avaient faite peu de temps avant avec tant d'acharnement. Cet homme rusé combattit par l'artifice avant de combattre par les armes. Alors l'empereur Valentinien envoya aux Visigoths et à leur roi Théodéric des ambassadeurs, qui leur parlèrent en ces termes : « Il est de votre prudence, ô le plus vaillant des hommes, de vous unir à nous contre ce tyran de Rome, qui aspire à réduire en servitude le monde entier, sans s'enquérir des motifs qu'il peut avoir de faire la guerre, et tenant pour légitime tout ce qu'il fait. Son bras trace un cercle autour de lui, et la licence trouve toujours grâce devant son orgueil. Il méprise toute justice, et se pose en ennemi du genre humain : haine donc à celui qui se fait gloire de haïr indistinctement tous les hommes! Rappelez-vous, de grâce, et certes il est impossible de l'oublier, rappelez-vous que les Huns sont venus nous attaquer. Mais ce n'est pas là ce qui rend Attila dangereux ; ce sont les pièges qu'il tend pour venir à bout de ses desseins. D'ailleurs, sans parler de nous, comment pouvez-vous laisser tant d'orgueil impuni? Ah ! venez en aide à nos douleurs, vous dont les armes sont redoutées ; unissez vos bras aux nôtres, secourez l'empire, cet empire dont vous possédez vous-mêmes une portion. Quant à nous, que notre désir autant que notre intérêt nous commandent de nous unir étroitement à vous, les conseils de notre ennemi vous le disent assez. » Par ce discours et d'autres semblables les ambassadeurs de Valentinien entraînèrent le roi Théodéric. Il leur répondit :
« Voilà vos désirs satisfaits, Romains ; vous nous avez rendus, nous aussi, ennemis d'Attila. Nous le poursuivrons partout où nous appellera sa présence, et, bien que ses victoires sur plusieurs puissantes nations l'aient enflé d'orgueil, les  Goths savent pourtant combattre les superbes. Il n'y a, croyez-moi, de guerre à redouter que celle qui manque d'un motif légitime; mais nul revers n'est à craindre à qui peut compter sur la protection du ciel. » A cette réponse du chef, les compagnons poussent des acclamations; la foule transportée les imite. Le désir de combattre s'empare de tous; on brûle déjà d'en venir aux mains avec les Huns. Le roi Théodéric se met donc à la tête d'une multitude innombrable de Visigoths ; et, laissant dans son palais quatre de ses fils, savoir, Fridéric, Turic, Rotmer et Himmerit, il n'amène avec lui, pour partager ses fatigues, que les deux ainés Thorismund et Théodéric. Heureuse armure, que d'avoir autour de soi pour auxiliaires et pour soutiens ceux qu'on aime, et pour qui c'est un bonheur de s'exposer aux mêmes dangers que nous! Telle fut, du côté des Romains, la prévoyante activité du patrice Aétius, sur qui s'appuyait alors l'empire d'Occident, qu'ayant rassemblé des guerriers de toute parts , il marcha contre cette formidable multidude d'ennemis, avec des forces qui ne leur étaient pas inférieures. Aux Romains, en effet, se joignirent, comme auxiliaires, des Francs, des Sarmates, des Armoricains, des Litiens, des Burgundes, des Saxons, des Ripuaires, des Ibrions, jadis soldats de l'empire, mais alors appelés seulement comme auxiliaires, et quelques autres nations celtiques ou germaniques. On se rassembla dans les champs Catalauniques, appelés aussi Mauriciens. Ces champs ont cent lieues eu longueur, comme les appellent les Gaulois, et soixante-dix en largeur. Or, la lieue gauloise se compose de quinze cents pas. Voilà donc ce coin du monde devenu l'arène de peuples innombrables. Les deux armées sont en présence; elles sont l'une et l'autre remplies de courage. Rien ne se fait par ruse; c'est à la force ouverte qu'on en appelle. Quelle peut-être la cause de l'agitation de tant de peuples? Quelles haines ont pu les porter à s'armer ainsi les uns contre les autres? Il a été prouvé que l'espèce humaine vivait par ses rois, le jour où l'aveugle emportement d'un seul homme a fait couler le sang des nations, et où la fantaisie d'un monarque orgueilleux a détruit en un moment ce que la nature avait mis tant de siècles à produire.

CHAPITRE XXXVII.

Mais, avant de rendre compte de la bataille, il nous paraît nécessaire de raconter les mouvements qui eurent lieu dans les deux armées ; car cette action fut aussi féconde en accidents et en chances diverses qu'elle est devenue mémorable depuis. Sangiban, roi des Alains, envisageant l'avenir avec terreur, promet de se ranger du côté d'Attila, et de lui livrer la ville gauloise d'Orléans, où il se trouvait alors. Aussitôt que Théodéric et Aétius ont connaissance de ses desseins, ils se rendent maîtres de cette ville au moyen de grands ouvrages de terre, la détruisent avant l'arrivée d'Attila; et, veillant sur Sangiban, devenu suspect, ils le placent, lui et ses Alains, au milieu de leurs auxiliaires. Cependant un événement si grave fit une profonde impression sur le roi des Huns : se défiant de ses troupes, n'osant engager le combat, et roulant déjà dans son esprit la pensée de fuir, extrémité plus cruelle que la mort même, il se décida à consulter ses devins pour connaître l'avenir. Ceux-ci, après avoir observé tantôt les entrailles des victimes, tantôt certaines veines qui apparaissent sur leurs os mis à nu, présagèrent aux Huns de funestes événements. Toutefois, ce qui rendait leurs prédictions un peu moins sinistres, c'est qu'ils annonçaient, comme devant succomber du côté des ennemis, un de leurs chefs suprêmes, destiné à périr avant la victoire des siens, sans jouir d'un triomphe rendu funeste par sa mort. Attila, qui jugeait devoir acheter, même par sa propre ruine, la mort d'Aétius, parce que c'était lui qui entravait ses mouvements, préoccupé de cette prédiction, et accoutumé d'ailleurs à prendre conseil dans les affaires de la guerre, engagea le combat en tremblant, vers la neuvième heure du jour, afin que, s'il était forcé de plier, l'approche (le la nuit vint le secourir. Comme nous l'avons dit, les deux armées se trouvaient alors en présence dans les champs Catalauniques.

CHANTRE XXXVIII.

Sur le terrain incliné du champ de bataille s'élevait une éminence qui formait comme une petite montagne. Chacune des deux armées désirant s'en emparer, parce que cette position importante devait donner un grand avantage à qui s'en rendrait maître, les Huns et leurs alliés en occupèrent le côté droit, et les Romains, les Visigoths et leurs auxiliaires, le côté gauche. Le point le plus élevé de cette hauteur ne fut pas disputé, et demeura inoccupé. Théodéric et ses Visigoths tenaient l'aile droite ; Aétius, la gauche avec les Romains. Ils avaient placé au centre Sangiban, ce roi des Alains, dont nous avons parlé plus haut; et, par un stratagème de guerre, ils avaient pris la précaution d'enfermer au milieu de troupes d'une fidélité assurée celui sur les dispositions duquel ils pouvaient le moins compter; car celui-là se soumet sans difficulté à la nécessité de combattre, à qui est ôtée la possibilité de fuir. Quant à l'armée des Huns, elle fut rangée en bataille dans un ordre contraire; Attila se placa au centre avec les plus braves d'entre les siens. Par cette disposition, le roi des Huns songeait principalement à lui-même, et son but, en se plaçant ainsi au milieu de l'élite de ses guerriers, était de se mettre à l'abri des dangers qui le menaçaient; les peuples nombreux, les nations diverses qu'il avait soumis à sa domination, formaient ses ailes. Entre eux tous se faisait remarquer l'armée des Ostrogoths, commandée par Walamir, Théodémir et Widémir, trois frères qui surpassaient en noblesse le roi même,sous les ordres duquel ils marchaient alors ; car ils étaient de l'illustre et puissante race des Amales. On y voyait aussi, à la têle d'une troupe innombrable de Gépides, Ardaric, leur roi, si brave et si fameux, que sa grande fidélité à Attila faisait admettre par ce dernier à ses conseils. Le roi des Huns avait su apprécier sa sagacité : aussi lui et Walamir, roi des Ostrogoths, étaient-ils de tous les rois qui lui obéissaient ceux qu'il aimait le plus. Walamir était fidèle à garder le secret, d'une parole persuasive, incapable de trahison; Ardaric était renommé pour sa fidélité, comme nous l'avons dit, et pour sa raison. En marchant avec Attila contre les Visigoths leurs parents, l'un et l'autre justifiaient assez sa confiance. La foule des autres rois, si l'on peut ainsi parler, et les chefs des diverses nations, semblables à ses satellites, épiaient les moindres mouvements d'Attila; et dès qu'il leur faisait un signe du regard, chacun d'eux en silence, avec crainte et tremblement, venait se placer devant lui, ou exécutait les ordres qu'il en avait reçus. Cependant le roi de tous les rois, Attila, seul veillait sur tous et pour tous. On combattit donc pour se rendre maître de la position avantageuse dont nous avons parlé. Attila fit marcher ses guerriers, pour s'emparer du haut de la colline; mais il fut prévenu par Thorismund et Aétius, qui, ayant uni leurs efforts pour gravir à son sommet, y arrivèrent les premiers, et repoussèrent facilement les Huns, à la faveur du point élevé qu'ils occupaient.

CHAPITRE XXXIX.

Alors Attila, s'apercevant que cette circonstance avait porté le trouble dans son armée, jugea aussitôt devoir la rassurer, et lui tint ce discours :
« Après vos victoires sur tant de grandes nations, après avoir dompté le monde, si vous tenez ferme aujourd'hui, ce serait ineptie, je pense, que de vous stimuler par des paroles; comme des guerriers d'un jour. De tels moyens peuvent convenir à un chef novice, ou à une armée peu aguerrie : quant à moi, il ne m'est point permis de rien dire, ni à vous de rien écouter de vulgaire. Car qu'avez-vous accoutumé, sinon de combattre? Ou qu'y a-t-il de plus doux pour le brave que de se venger de sa propre main? C'est un grand présent que nous a fait la nature, que de nous donner la faculté de rassasier notre âme de vengeance. Marchons donc vivement à l'ennemi; ce sont toujours les plus braves qui attaquent. N'ayez que mépris pour ce ramas de nations discordantes; c'est signe de peur, que de s'associer pour se défendre. Voyez! même avant l'attaque, l'épouvante déjà les entraîne; elles cherchent les hauteurs, s'emparent des collines, et, dans leurs tardifs regrets, sur le champ de bataille elles demandent avec instance des remparts. Nous savons par expérience combien peu de poids ont les armes des Romains; ils succombent, je ne dis pas aux premières blessures, mais à la première poussière qui s'élève. Tandis qu'ils se serrent sans ordre, et s'entrelacent pour faire la tortue, combattez, vous, avec la supériorité de courage qui vous distingue, et, dédaignant leurs légions, fondez sur les Alains, précipitez-vous sur les Visigoths. Ce sont ceux qui entretiennent la guerre qu'il nous faut tâcher de vaincre au plus tôt. Les nerfs une fois coupés, les membres aussitôt se laissent aller; et le corps ne peut se soutenir si on lui arrache les os. Que votre courage grandisse, que votre fureur monte et éclate. Huns, voici le moment d'apprêter vos armes, voici le moment aussi de vous montrer résolus, soit que blessés vous demandiez la mort de votre ennemi, soit que sains et saufs vous ayez soif de carnage. Nuls traits n'atteignent ceux qui doiveut vivre, tandis que, même dans la paix, les destins précipitent les jours de ceux qui doivent mourir. Enfin, pourquoi la fortune aurait-elle assuré les victoires des Huns sur tant de peuples, sinon parce qu'elle les destinait aux joies de cette bataille ? Et encore qui a ouvert à nos ancêtres le chemin des Palus-Méotides, fermé et ignoré pendant tant de siècles ? Qui faisait fuir des peuples armés devant des hommes qui ne l'étaient pas ? Non, cette multitude rassemblée à la hâte ne pourra pas même soutenir la vue des Huns. L'événement ne me démentira pas; c'est ici le champ de bataille qui nous avait été promis par tant d'heureux succès. Le premier je lancerai mes traits à l'ennemi. Que si quelqu'un pouvait rester oisif quand Attila combattra, il est mort. » Enflammés par ces paroles tous se précipitent au combat.

CHAPITRE XL.

Quelque effrayant que fût l'état des choses, néanmoins la présence du roi rassurait ceux qui eussent pu hésiter. On en vint aux mains : bataille terrible, complexe, furieuse, opiniâtre, et comme on n'en avait jamais vu de pareille nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce qu'on rapporte, que le brave qui se trouva privé de ce merveilleux spectacle ne put rien voir de semblable durant sa vie : car, s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de cette plaine, qui coule dans un lit peu profond, s'enfla tellement, non par la pluie, comme il lui arrivait quelquefois, mais par le sang des mourants, que, grossi outre mesure par ces flots d'une nouvelle sorte, il devint un torrent impétueux qui roula du sang; en sorte que les blessés qu'amena sur ses bords une soif ardente y puisèrent une eau mêlée de débris humains , et se virent forcés, par une déplorable nécessité, de souiller leurs lèvres du sang que venaient de répandre ceux que le fer avait frappés. Pendant que le roi Théodéric par-courait son armée pour l'encourager, son cheval le renversa; et les siens l'ayant foulé aux pieds, il perdit la vie, déjà dans un âge avancé. D'autres disent qu'il tomba percé d'un trait lancé par Andax du côté des Ostrogoths, qui se trouvaient alors sous les ordres d'Attila. Ce fut l'accomplissement de la prédiction faite au roi des Huns peu de temps avant par ses devins, bien que celui-ci conjecturât qu' elle regardait Aétius. Alors les Visigoths, se séparant des Alains, fondent sur les bandes des Huns; et peut-être Attila lui-même serait-il tombé sous leurs coups, s'il n'eût prudemment pris la fuite sans les attendre, et ne se fût tout d'abord renfermé, lui et les siens, dans son camp, qu'il avait retranché avec des chariots. Ce fut derrière cette frêle barrière que cherchèrent un refuge contre la mort ceux-là devant qui naguère ne pouvaient tenir les remparts les plus forts. Thorismund, fils du roi Théodérie, et le même qui s'était emparé le premier de la colline avec Aétius et en avait chassé les Huns, croyant retourner au milieu des siens , vint donner à son insu, et trompé par l'obscurité de la nuit, contre les chariots des ennemis; et, tandis qu'il combattait bravement, quelqu'un le blessa à la tête, et le jeta à bas de son cheval ; mais les siens qui veillaient sur lui le sauvèrent, et il se retira du combat. Aétius, de son côté, s'étant également égaré dans la confusion de cette nuit, errait au milieu des ennemis, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur aux Goths. A la fin il retrouva le camp des alliés après l'avoir longtemps cherché, et passa le reste de la nuit à faire la garde derrière un rempart de boucliers. Le lendemain, dès qu'il fut jour, voyant les champs couverts de cadavres, et les Huns qui n'osaient sortir de leur camp, convaincus d'ailleurs qu'il fallait qu'Attila eût éprouvé une grande perte, pour avoir abandonné le champ de bataille, Aétius et ses alliés ne doutèrent plus que la victoire ne fût à eux. Toutefois, même après sa défaite, le roi des Huns gardait une contenance fière ; et, faisant sonner ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la charge. Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa caverne ; il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter les lieux d'alentour de ses rugissements; tel ce roi belliqueux, tout assiégé qu'il était, faisait encore trembler ses vainqueurs. Aussi les Goths et les Romains s'assemblèrent-ils pour délibérer sur ce qu'ils feraient d'Attila vaincu; et comme on savait qu'il lui restait peu de vivres, et que d'ailleurs ses archers, postés derrière les retranchements du camp, en défendaient incessamment l'abord à coups de flèches, il fut convenu qu'on le lasserait en le tenant bloqué. On rapporte que, dans cette situation désespérée, le roi des Huns, toujours grand jusqu'à l'extrémité, fit dresser un bûcher formé de selles de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son camp ; soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas tomber lui, le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables.

CHAPITRE XLI.

Durant le répit que donna ce siège, les Visigoths et les fils de Théodéric s'enquirent les uns de leur roi, les autres de leur père, étonnés de son absence au milieu du bonheur qui venait de leur arriver. L'ayant cherché longtemps, seIon la coutume des braves, ils le trouvèrent enfin sous un grand monceau de cadavres, et, après après avoir chanté des chants à sa louange, l'emportèrent sous les yeux des ennemis. Vous eussiez vu des bandes de Goths aux voix rudes et discordantes s'occuper des soins pieux des funérailles, au milieu des fureurs d'une guerre qui n'était pas encore éteinte. Les larmes coulaient, mais de celles que savent répandre les braves. Pour nous était la perte, mais les Huns témoignaient combien elle était glorieuse ; et c'était, ce semble, une assez grande humiliation pour leur orgueil, de voir, malgré leur présence, emporter avec ses insignes le corps d'un si grand roi. Avant d'avoir fini de rendre les derniers devoirs à Théodéric, les Goths, au bruit des armes, proclamèrent roi le vaillant et glorieux Thorismund ; et celui-ci acheva les obsèques de son père bien-aimé, comme il convenait à un fils. Après l'accomplissement de ces choses, emporté par la douleur de sa perte et par l'impétuosité de son courage, Thorismund brûlait de venger la mort de son père sur ce qui restait de Huns. Il consulta le patrice Aétius, à cause de son âge et de sa prudence consommée, pour savoir ce qu'il fallait qu'il fit dans cette conjoncture. Mais celui-ci, craignant qu'une fois les Huns écrasés, les Goths ne tombassent sur l'empire romain, le décida par ses conseils à retourner dans ses foyers, et à se saisir du trône que son père venait de laisser, de peur que ses frères, s'emparant du trésor royal, ne se rendissent maîtres du royaume des Visigoths, et qu'il n'eût ensuite à soutenir contre les siens une guerre sérieuse et, qui pis est, malheureuse. Thorismund reçut ce conseil sans se douter de la duplicité qui l'avait dicté ; il y vit plutôt de la sollicitude pour ses intérêts, et, laissant là les Huns, il partit pour la Gaule. Voilà comme, en s'abandonnant aux soupçons, la fragilité humaine se laisse enlever l'occasion de faire de grandes choses. On rapporte que dans cette fameuse bataille que se livrèrent les plus vaillantes nations il périt des deux côtés cent soixante-deux mille hommes, sans compter quatre-vingt-dix mille Gépides et Francs qui avant l'action principale tombèrent des coups qu'ils se portèrent mutuellement dans une rencontre nocturne ; les Francs combattant pour les Romains, et les Gépides pour les Huns. En apprenant le départ des Goths, Attila, comme il arrive ordinairement dans les événements imprévus, sentit redoubler sa défiance, pensant que ses ennemis lui tendaient un piège, et se tint longtemps renfermé dans son camp. Mais à la fin, détrompé par le long silence qui avait succédé à leur retraite, son courage se releva jusqu'à s'attribuer la victoire; il fit éclater une vaine joie, et les pensées du puissant roi se reportèrent aux anciennes prédictions. Quant à Thorismund, élevé subitement à la dignité royale dès la mort de son père, sur les champs Catalauniques où il venait de combattre, témoins de son courage, il fit son entrée dans Toulouse ; et là, quelque joie que lui témoignassent ses frères et les premiers de la nation, il fit paraître de son côté tant de modération dans les commencements, que personne ne lui disputa la succession au trône de son père.

CHAPlTRE XLII.

Attila, profitant de l'occasion que lui offrait la retraite des Visigoths, et rassuré sur l'avenir en voyant, comme il l'avait souvent souhaité, la ligue des ennemis dissoute, marcha aussitôt à la conquête de l'Italie. Il commença l'attaque par le siége d'Aquilée, ville métropole de la Vénétie, située sur une pointe ou langue de terre du golfe Adriatique, et dont les murs sont baignés à l'orient par le fleuve Natissa, qui coule du mont Picis. Il y avait longtemps qu'il l'assiégeait et n'obtenait aucun succès, parce que les meilleurs soldats de la milice romaine y étaient renfermés et la défendaient. Son armée commençait à murmurer, et voulait se retirer. Attila, faisant le tour des remparts, délibérait s'il lèverait le siège ou s'il le continuerait encore, quand il aperçut des cigognes, ces oiseaux blancs qui nichent aux faites des maisons, emportant leurs petits de la ville, et, contre leur habitude, allant les déposer dans la campagne. Doué comme il était d'un esprit observateur et pénétrant, il en fut soudain frappé; et s'adressant aux siens :  Regardez, leur dit-il, ces oiseaux, qui, pressentant ce qui doit arriver, abandonnent une ville vouée à la destruction, et désertent des remparts près de crouler devant les périls qui les menacent ! Qu'on ne s'y trompe point, il n'y a rien là d'insignifiant, rien d'équivoque : quand des êtres doués de prévision changent ainsi leurs habitudes, c'est toujours pour fuir un danger imminent.. » Bref, les Huns reprennent le siège d'Aquilée avec une nouvelle ardeur. Ils construisent toutes sortes de machines de guerre, les font jouer, et se rendent bientôt maîtres de la ville, dont ils se partagent les dépouilles, et qu'ils saccagent si cruellement après l'avoir pillée, qu'à peine en laissent-ils subsister quelques vestiges. Enhardis par ce succès, et toujours altérés de sang romain, ils promènent ensuite leur fureur à travers les autres villes de la Vénétie, se jettent dans la Ligurie, dévastent Milan, métropole de cette province, et jadis ville royale; ravagent pareillement Pavie ainsi que les lieux qui l'avoisinent, et font enfin de l'Italie presque entière un monceau de ruines. L'intention d'Atti la était de s'avancer jusqu'à Rome; mais, comme le rapporte l'historien Priscus, les siens l'en détournèrent, non par intérêt pour la ville, qu'ils eussent voulu détruire, mais par crainte qu'il n'arrivât malheur à leur roi , auquel ils rappelèrent l'exemple d'Alaric, l'ancien roi des Visigoths, qui n'avait pas survécu longtemps après avoir pris Rome, mais était mort presque aussitôt.Tandis qu'Attila flottait indécis s'il irait ou s'il n'irait pas, et perdait du temps à se consulter, une ambassade partie de cette ville arriva auprès de lui, et eu fut bien accueillie. Elle avait à sa tête le pape Léon, qui vint en personne à sa rencontre au lieu nommé Acroventus Mamboleius, où tous les jours de nombreux voyageurs passent le Mincius. Attila consentit à faire la paix; et, arrêtant les ravages de son armée, il s'en retourna au delà du Danube, dans les provinces d'où il était venu; mais en déclarant publiquement et avec menaces qu'il reparaîtrait plus terrible en Italie si on ne remettait entre ses mains Honoria, soeur de l'empereur Valentinien et fille de l'impératrice Placidie, avec la part qui lui revenait du trésor impérial. Or, on racontait que, tandis que cette princesse Honoria était étroitement gardée par les ordres de son frère, qui craignait qu'elle ne manquât aux devoirs de son sexe et ne déshonorât sa cour, elle avait envoyé clandestinement un eunuque à Attila pour l'inviter à venir, afin de se servir de sa protection contre le pouvoir de son frère : action infâme assurément, car c'était acheter par la ruine de son pays la liberté de se livrer à ses passions.

CHAPITRE XLIII.

Attila était donc retourné dans ses foyers; mais ayant comme du remords de son inaction, et s'indignant de vivre sans combattre, il envoya des députés à Marcien, empereur d'Orient, pour lui signifier que, puisqu'il ne lui payait pas le tribut que l'empereur Théodose lui avait autrefois promis, il allait ravager ses provinces, et reparaître plus terrible que jamais au milieu de ses ennemis. Néanmoins, suivant son habileté et sa finesse ordinaire, après avoir menacé un point, il porta ses armes sur un autre, et, n'écoutant que son ressentiment, il tourna sa face contre les Visigoths. Mais il n'eut point avec eux le même succès qu'avec les Romains. Il accourut de nouveau par une route différente de la première fois, dans le dessein de réduire sous son obéissance les Alains établis au delà de la Loire, afin que leur défaite, changeant la face de la guerre, accrût la terreur qu'il inspirait. Étant donc sorti de la Dacie et de la Pannonie, provinces qu'occupaient alors les Huns avec diverses nations qui leur étaient soumises, Attila marcha contre les Alains. Mais Thorismund, roi des Visigoths, découvrit le stratagème du roi des Huns avec autant de finesse que celui-ci en avait mis à l'imaginer: il accourut adroitement chez les Alains avant lui; et quand survint Attila, il se trouva prêt, et marcha à sa rencontre. Le combat s'étant engagé, Thorismund lui ôta bientôt l'espoir de vaincre, à peu près de la même manière qu'il l'avait déjà fait dans les champs Catalauniques; et l'ayant battu et mis en déroute, il l'obligea d'abandonner la Gaule et de s'enfuir dans son pays. Ainsi ce fameux Attila, qui tant de fois avait maitrisé la victoire, au lieu de faire oublier, comme il le voulait, l'échec que lui avaient déjà fait souffrir les Visigoths, et de se laver de la honte de sa première défaite, en essuya une seconde, et se retira ignominieusement. Quant à Thorismund, après avoir délivré les Alains des bandes des Huns, il se mit en marche pour Toulouse, sans que les siens eussent éprouvé de perte. II y vivait au sein de la paix qu'il avait rétablie, quand, la troisième année de son règne, étant tombé malade et s'étant fait saigner, il fut assassiné par son client Asealcruus, qui lui dénonçait des ennemis après lui avoir soustrait ses armes. Toutefois, d'une main qui lui restait libre s'armant d'un escabeau, il vengea son sang en assommant quelques-uns des conspirateurs.

CHAPITRE XLIV.

Après sa mort, son successeur au trône des Visigoths fut son frère Théodéric, qui ne tarda pas à découvrir qu'il avait pour ennemi Riciaire, roi des Suèves et son parent. Ce Riciaire, se targuant de son alliance avec Théodéric, crut pouvoir s'emparer de presque toute l'Espagne, et jugea que le moment le plus favorable pour une tentative d'empiétement était le commencement d'un règne encore mal assuré. Les Suèves occupaient auparavant la Gallicie et la Lusitanie, qui s'étendent le long du rivage de l'Océan, sur le côté droit de l'Espagne, et avaient pour limites à l'orient l'Austrogonie, à l'occident le promontoire où s'élève le tombeau de Scipion, général romain ; au septentrion l'Océan, et au midi la Lusitanie et le Tage, dont le sable est mêlé d'un riche métal, et qui charrie de l'or avec un vil limon. Ce fut donc de ces provinces que sortit Ri-claire, roi des Suèves, pour entreprendre de se rendre maître de toute l'Espagne. Théodéric, son parent, suivant sa modération accoutumée, lui envoya des députés chargés de lui dire avec douceur, non seulement de se retirer d'un territoire qui n'était point le sien, mais même de ne plus y prétendre à l'avenir, et que son ambition ne pouvait lui attirer que de la haine. Mais lui, le coeur enflé d'orgueil, lui fit cette réponse : « Si tu murmures et que tu prétendes m'empêcher d'avancer, je viendrai à Toulouse, où tu demeures: là tu m'arrêteras si tu peux. » Ce langage déplut à Théodéric; il se mit en paix avec les autres nations, et marcha contre les Suèves, assisté de Gnudiae et d'Hilpéric, roi des Burgundions, et tous deux dévoués à sa personne. On se trouva en présence au bord du fleuve Urbius, qui coule entre l'Asturie et l'Ibérie ; et la bataille s'étant engagée, Théodéric et les Visigoths, qui combattaient pour la bonne cause, demeurèrent vainqueurs, et taillèrent en pièces presque toutes les tribus des Suèves. Riciaire, leur roi, abandonnant la victoire à son ennemi, et fuyant devant lui, se sauva sur un vaisseau; mais, rejeté en arrière par une tempête au moment d'entrer dans la mer de Tyrrhène, il fut livré entre les mains des Visigoths, qui le firent bientôt mourir, sans qu'il lui eût servi de rien de changer d'élément. Théodéric, après la victoire, pardonna aux vaincus, et fit cesser le carnage; puis il donna pour chef aux Suèves soumis son client Athiulfe. Mais dans peu celui-ci changea de sentiment, et trahit son maître à l'instigation des Suèves, ne tenant aucun compte de ses ordres, se conduisant avec toute l'arrogance d'un usurpateur, et se flattant de pouvoir conserver par sa valeur un pays que, peu de temps avant, sa valeur avait aidé son maître à conquérir. Cet homme au reste était de la race des Warnes, et d'un sang fort inférieur en noblesse à celui des Goths; aussi n'avait-il ni franchise ni fidélité pour son patron. En apprenant sa trahison, Théodéric envoya aussitôt des troupes contre lui pour le dépouiller de l'empire qu'il s'arrogeait. Dès leur arrivée ces troupes l'attaquèrent, le vainquirent à la première bataille, et firent une prompte justice de ses crimes; car les siens l'ayant abandonné, il fut pris et puni de mort : il sentit alors le courroux de ce maitre dont il avait osé méconnaître la bonté. Alors les Suèves, voyant leur chef mort, envoyèrent vers Théodéric, pour le fléchir, des prêtres du pays. Il les reçut avec le respect dû à leur ministère, se laissant toucher à la pitié; et non seulement il leur accorda le pardon des Suèves, mais même il consentit à ce que ceux-ci se donnassent un roi de leur race; ce qu'ils firent en choisissant Rémismund pour régner sur eux. Cela venait de se passer, et la paix était partout rétablie, quand Théodéric mourut, la treizième année de son règne.

CHAPITRE XLV.

Son frère Euric, par l'avide empressement qu'il mit à lui succéder, fit peser sur soi de violents soupçons. Or, pendant que ces choses et d'autres encore se passaient dans la nation des Visigoths, l'empereur Valentinien périt par les embûches de Maxime, qui lui-même usurpa l'empire. A cette nouvelle Gizéric, roi des Wandales, équipa une flotte pour passer d'Afrique en Italie; et étant entré dans Rome, il dévasta tout. Quant à Maxime, il prit la fuite; mais il fut tué par un certain Ursus, soldat romain. Après sa mort, l'empereur d'Orient, Marcien, invita Majorien à prendre les rênes de l'empire d'Occident. Mais celui-ci à son tour ne régna pas longtemps, et fut tué à Dertona auprès du fleuve nommé Ira, tandis qu'il marchait contre les Alains qui infestaient les Gaules. Sévère prit sa place, et mourut à Rome la troisième année de son règne. Voyant cela, l'empereur Léon, qui avait succédé à Marcien dans l'empire d'Orient, choisit pour empereur d'Occident Anthémius, son patrice. Celui-ci, en arrivant à Rome, envoya aussitôt contre les Alains Ricimer, son gendre, homme de talent, et peut-être alors le seul en Italie qui fût propre à commander une armée. Il défit en effet les Alains dès la première rencontre, et en tua un grand nombre, ainsi que leur roi Beurgus. Or, Euric, roi des Visigoths, voyant ces fréquents changements d'empereurs romains, entreprit d'étendre son autorité sur la Gaule entière. Informé de ses desseins, l'empereur Anthémius demanda aussitôt des secours aux Bretons. Leur roi Riothime en amena douze mille, et fut reçu dans la ville de Bourges à sa sortie des vaisseaux qui l'avaient  porté sur l'Océan. Euric, roi des Visigoths, à la tête d'une armée innombrable, marcha à leur rencontre; et, après un long combat, Riothime, roi des Bretons, fut défait avant que les Romains eussent pu se joindre à lui. Après avoir perdu une grande partie de son armée, il s'enfuit avec ceux qu'il put sauver, et se retira chez les Burgundions, nation dont il se trouvait rapproché, et qui, en ce temps, était alliée des Romains. Peu après le roi des Visigoths s'empara de la ville d'Arverna, dans la Gaule. L'empereur Anthémius était déjà mort : après avoir foulé la Romanie par une guerre intestine qui s'était allumée entre lui et Ricimer sou gendre, il avait péri par la main de ce dernier, laissant l'empire à Olibrius. Ce fut vers le même temps qu'Aspar, de la noble race des Goths, et premier patrice à Constantinople, périt dans le palais par l'épée des eunuques, avec ses fils Ardabure et Patriciolus , dont l'un avait été patrice, et l'autre était césar, et gendre de l'empereur Léon. Olibrius étant mort aussi avant le huitième mois de son règne, Glycérins prit la pourpre à Ravenne, et prévint plutôt qu'il n'obtint l'élection du sénat. Mais une année s'était à peine écoulée, que Népos, fils d'une soeur de Marcellinus, ancien patrice, le renversa du trône, et le fit ordonner évêque au port de Rome. Euric voyant tant de changements, comme nous l'avons déjà dit, tant de vicissitudes, s'empara donc de la ville d'Arverna, où commandait alors pour les Romains le très illustre Décius, sénateur, fils de cet empereur Avitus qui, s'étant saisi du pouvoir avant Olibrius, ne garda l'empire qu'un petit nombre de jours, et se retira volontairement à Placentia, où il fut ordonné évêque. Le fils donc de celui-ci, Décius, livra de nombreux combats aux Visigoths ; mais, ne pouvant leur résister, il abandonna sa patrie et la ville d'Arverna elle-même à l'ennemi, et se retira dans des lieux plus sûrs. Dès que l'empereur Népos en fut instruit, il commanda à Décius de quitter les Gaules et de se rendre auprès de lui; en même temps il nomma pour le remplacer Oreste, maître de la milice. Oreste prit des trou-pes, et se mit en marche contre les ennemis; mais étant venu de Rome à Ravenne, il s'arrêta dans cette ville, et proclama son fils Augustule empereur. A cette nouvelle Népos s'enfuit en Dalmatie, et, après avoir perdu l'empire, mourut dans cette province, où demeurait déjà Glycérius, autrefois empereur, et alors évêque de Salone. Ce fut dans ces entrefaites qu'Augustule fut proclamé empereur à Ravenne par son père Oreste.

CHAPITRE XLVI.

Peu de temps après, Odoacre, roi des Turcilinges, ayant avec lui des Scyres, des Hérules et des auxiliaires de diverses nations, se rendit maître de l'Italie, et, après avoir tué Oreste, renversa du trône son fils Augustule, qu'il relégua dans la forteresse de Lucullus, en Campanie, Ainsi l'empire romain d'Occident, qui avait commencé l'an 709 de la fondation de Rome, à l'avènement d'Octavien Auguste, premier empereur, tomba avec cet Augustule, cinq cent vingt-deux ans à compter de l'époque où les prédécesseurs de ce dernier avaient commencé de régner. Depuis lors les rois des Goths furent maîtres de Rome et de l'Italie. Cependant Odoacre, roi des nations, ayant subjugué toute l'Italie, et voulant imprimer aux Romains la terreur de son nom, tua dans Ravenne, dès le commencement de son règne, le comte Brachila. II affermit par là sa domination, et régna pendant quatorze ans environ, jusqu'à l'apparition de Théodéric, dont nous parlerons dans la suite de cette histoire. En attendant, reprenons notre récit où nous l'avons interrompu.

CHAPITRE XLVII.

Enric, roi des Visigoths, voyant chanceler l'empire romain, réduisit sous sa domination Arles et Marseille. Il s'engagea dans cette entre-prise gagné par les présents de Gezéric, roi des Vandales, qui, pour se mettre lui-même à couvert des embûches que lui dressait Léon ou Zénon, porta par ses menées les Ostrogoths à ravager l'empire d'Orient, et les Visigoths celui d'Occident, afin que l'un et l'autre empire, ayant la guerre dans leur sein, ne pussent venir le troubler en Afrique. Euric s'empressa donc de le seconder; et, déjà maître de toute l'Espagne et d'une grande partie des Gaules, il soumit encore les Burgundions, et mourut à Arles, où il se tenait la dix-neuvième année de son règne. II eut pour successeur son fils Alaric, qui fut le neuvième roi des Visigoths depuis le grand Alaric : or, on sait que ce que nous avons remarqué plus haut, touchant Augustule, arriva pareillement pour les Alaric; tant il est vrai que souvent les empires finissent sous des princes du même nom que ceux qui les ont fondés. Mais laissons cela pour le présent, et rassemblons tous les fils de l'histoire des Goths, selon notre promesse. Nous avons raconté de notre mieux, en nous aidant du témoignage des anciens, l'histoire tant des Ostrogoths que des Visigoths, pendant que ces deux nations n'en formaient qu'une. Nous avons ensuite conduit jusqu'à la fin celle des Visigoths, depuis leur séparation d'avec les Ostrogoths; il nous faut retourner de rechef en Scythie, dans l'ancien pays des Goths, et exposer de la même manière la généalogie et les gestes des Ostrogoths.

CHAPITRE XLVIII.

Les Ostrogoths et les Visigoths s'étant séparés à la mort de leur roi Ermanaric, les premiers devinrent sujets des Huns, et continuèrent d'habiter le même pays; toutefois l'Amale Winithar conserva les marques de la royauté. Aussi brave que son aïeul Athaulfe, qu'il s'était proposé pour exemple, mais moins heureux qu'Ermanarie, Winithar souffrait impatiemment le joug des Huns, et se dérobait insensiblement à leur domination. Cherchant à montrer son courage, il envahit les frontières des Antes, et fut vaincu dans le premier combat qu'il leur livra. Plus tard il se comporta bravement, et fit mettre en croix leur roi nommé Box, avec ses fils et soixante et dix chefs, dont les cadavres restèrent snspendus à la potence, pour servir d'exemple aux vaincus et leur imprimer la terreur. II régnait avec cette indépendance depuis environ une année; mais Balamber, roi des Huns, ne le souffrit pas plus longtemps. Il appela auprès de lui Sigismund, fils d'Hunimund le Grand, qui, fidèle à son serment et à la foi promise, était resté soumis aux Huns, avec une grande partie des Goths; et, après avoir renouvelé avec lui l'ancienne alliance, il mena son armée contre Winithar. La guerre fut longue : dans le premier et le second combat, Winithar fut vainqueur, et l'on ne saurait dire quel carnage il fit de l'armée des Huns; mais dans le troisième, donné au bord du fleuve qu'on nomme Érac, les deux rois ayant marché par surprise l'un contre l'autre, Balamber décocha une flèche contre Winithar, l'atteignit à la tête, et le tua. Il prit ensuite pour femme Waladamarca, nièce de ce dernier, et dès lors toute la nation des Goths reconnut son autorité sans difficulté : de telle sorte néanmoins que ce peuple eut toujours un roi particulier pour le gouverner, mais dans la dépendance des Huns. Après la mort de Winithar, les Goths obéirent à Hunimund, fils d'Ermanaric, ce roi jadis si puissant. Hunimund était plein d'intrépidité dans les combats, et d'une beauté de corps singulière. Durant son règne, il combattit avec succès contre les Suèves. Il eut pour successeur, à sa mort, son fils Thorismund, encore dans la fleur de la jeunesse. Celui-ci ayant attaqué les Gépides, la seconde année de son règne, remporta sur eux une grande victoire, et périt, dit-on, d'une chute de cheval. Sa perte causa tant d'affliction aux Ostrogoths, que , pour que rien ne pût les distraire de son souvenir, ils n'eurent point de roi pour le remplacer pendant quarante ans, et jusqu'à ce que vînt le temps où Walamir pût les dédommager du malheur de l'avoir perdu. Ce dernier était fils de Wandalar, cousin germain de Thorismund, dont le fils Bérimund, comme nous l'avons dit plus haut, avait suivi la nation des Visigoths en Occident, par mépris pour les Ostrogoths depuis qu'ils s'étaient soumis aux Huns. C'est de Bérimund que naquit Védéric, lequel à son tour eut pour fils Eutharic, qui épousa Amalasnenta, fille de Théodéric, et réuni ainsi la race des Amales, divisée depuis longtemps. ll engendra Athalaric et Mathesuenta. Or, Athalaric étant mort dans son jeune âge, Mathesuenta fut amenée à Constantinople, où elle épousa en secondes noces le fils d'un frère de l'empereur Justinien, nommé Germanus, dont elle eut un fils posthume qu'elle appela Germanus, comme son père. Mais, pour ne pas nous écarter de l'ordre que nous désirons suivre, il nous faut revenir à la lignée de Wandalar, composée de trois florissants rejetons; car ce Wandalar, neveu d'Ermanaric et cousin de Thorismund, dont nous avons déjà parlé, eut trois fils qui le rendirent illustre entre les Amales, savoir, Walamir, Théodemir et Widemir. Walamir, par la succession de ses parents, monta sur le trône au temps que les Ostrogoths, et avec eux d'autres nations, étaient encore sous la domination des Huns. Et c'était alors une belle chose à voir que ces trois frères, quand l'héroïque Théodemir combattait pour soutenir le trône de Walamir, quand Walamir à son tour n'usait de sa supériorité que pour combler d'honneurs son frère, et que Widemir s'estimait heureux d'obéir pour la gloire de l'un et de l'autre. Ainsi soutenus par leur mutuelle affection, ils étaient en quelque sorte tous rois, et régnaient en commun par leur bonne intelligence. Toutefois, ainsi qu'il a été dit plusieurs fois, leur autorité était subordonnée à celle d'Attila, roi des Huns, en sorte qu'ils n'auraient pu refuser de combattre quand ç'aurait été contre les Visigoths, leurs parents; car ce que l'intérêt du maître commande, serait-ce un parricide, il faut l'accomplir. Aucune des nations scythiques ne put s'affranchir de la domination des Huns jusqu'à la mort d'Attila, cette mort unanimement souhaitée par tous les peuples aussi bien que par les Romains, et dont le bienfait excita autant de joie que sa vie avait causé d'étonnement.

CHAPITRE XLIX.

Attila, comme l'historien Priscus le rapporte, épousa, au temps de sa mort, une jeune fille fort belle appelée ldlico, après avoir eu un grand nombre de femmes, selon la coutume de sa nation. Le jour de ses noces, il se livra à une grande gaieté; puis comme, appesanti par le vin et le sommeil, il s'était couché sur le dos, son sang trop abondant ne put pas s'épancher par ses narines comme à l'ordinaire, et, prenant une direction funeste, il lui tomba sur la poitrine et l'étouffa. C'est ainsi que ce roi, qui s'était illustré dans tant de guerres, trouva une mort honteuse dans l'ivresse. Le lendemain, la journée touchait à sa fin, quand les serviteurs du roi, ayant de sinistres appréhensions, brisèrent les portes après l'avoir appelé à grands cris. Ils trouvèrent Attila étouffé par son sang, sans blessure, et la jeune fille, la tête baissée, pleurant sous son voile. Alors, selon la coutume de leur nation, ils coupèrent une partie de leur chevelure, et se firent à la face de profondes blessures qui les rendirent encore plus hideux. Ils voulaient pleurer ce grand guerrier, non, comme des femmes, avec des gémissements et des larmes, mais avec du sang, comme des hommes qu'ils étaient. Voici un prodige qui arriva en cette occasion : L'empereur d'Orient, Marcien, au milieu des inquiétudes que lui causait un ennemi si terrible, vit cette nuit-là, pendant son sommeil, la divinité lui apparaître et lui montrer l'arc d'Attila brisé, cet arc sur lequel la nation des Huns elle-même fondait tant d'espoir. L'historien Priscus prétend avoir à l'appui de ce fait des témoignages irrécusables. Il est vrai de dire qu'Attila s'était rendu si redoutable aux grands empires, que le ciel semblait accorder une grâce aux rois en le faisant mourir. Nous ne devons pas négliger de raconter, mais en abrégeant, de quelle manière sa nation célébra ses funérailles. On exposa solennellement son corps au milieu des champs, dans une tente de soie, afin que tous pussent le contempler. Cependant les cavaliers les plus distingués parmi les Huns couraient, ainsi qu'on le pratique aux jeux du cirque, autour du lieu où il était placé, et racontaient ses actions dans un chant funèbre que voici : « Le plus grand entre les rois des Huns, c'est Attila, fils de Mundzuc. Il a été le maître des nations les plus braves; seul il a possédé la Scythie et la Germanie, réunissant sur sa tête un pouvoir jusque-là inouï. C'est encore lui qui a porté la terreur dans les deux empires de Rome; lui qui, après avoir pris les villes, a sauvé le reste du pillage, se laissant fléchir aux prières, et se contentant d'un tribut annuel. Et c'est après avoir accompli toutes ces choses par l'effet de son bonheur, qu'il est mort, non par la main de l'ennemi, non par la trahison des siens, mais sans douleur, au milieu de la joie, au sein de sa nation florissante. Celui que personne ne croit devoir venger, peut-on dire qu'il soit mort? » Après avoir exprimé leur désolation de la sorte, ils célèbrent sur son tombeau un grand festin, une strave, comme ils l'appellent; et, se livrant tour à tour aux sentiments les plus opposés, ils mêlent la joie au deuil des funérailles. Ils enfermèrent le corps d'Attila dans trois cercueils, le premier d'or, le second d'argent, le troisième de fer, faisant entendre par là que ce roi si puissant avait eu tout en partage : le fer, pour dompter les nations; l'or et l'argent, en signe des honneurs dont l'avaient revêtu les deux empires. A ces emblèmes on ajouta des trophées d'armes prises sur les ennemis, des colliers enrichis de différentes pierres précieuses, enfin les ornements divers dont on décore les palais des rois. Et afin de défendre tant de richesses de la convoitise des hommes, ils massacrèrent les ouvriers employés aux funérailles, leur accordant ainsi un horrible salaire; de sorte qu'un moment la mort plana sur le corps enseveli et sur ceux qui venaient de l'ensevelir.

CHAPITRE L.

Cela venait de se passer, quand, selon l'esprit de la jeunesse que l'ambition de commander aiguillonne, il s'éleva des dissensions entre les fils d'Attila pour la succession au trône; et tandis qu'ils aspiraient tous follement à l'empire, ils le perdirent tous en même temps : ainsi souvent ce qui entraîne la ruine d'un Etat, ce n'est pas le défaut de successeurs à la couronne, c'est leur trop grand nombre. Les enfants que, dans sa passion effrénée pour les femmes, Attila avait eus, formaient presque un peuple; ils voulaient se diviser par égales parts les nations qu'ils regardaient comme l'héritage du roi belliqueux, et tirer au sort à qui d'entre eux chacune de ces parts appartiendrait. Quand Ardaric, roi des Gépides, le sut, il s'indigna qu'on osât traiter tant de peuples comme un vil troupeau d'esclaves; et, se soulevant le premier contre les fils d'Attila, il effaça par ses succès la honte du joug qu'il avait été contraint de porter. Et ce ne fut pas seulement sa nation qu'il affranchit en se séparant des Huns, mais encore toutes celles sur qui pesait leur domination ; car l'homme est prompt et ardent à toute entreprise dont le bien général est l'objet. On s'arma donc de part et d'autre pour une guerre à mort, et l'on en vint aux mains en Pannonie, au bord du fleuve nommé Netad : c'est là qu'eut lieu le choc des diverses nations qu'Attila avait tenues sous son empire. Les royaumes, les peuples se divisent; d'un seul corps il se forme des membres divers qui n'obéissent plus à une volonté unique, mais qui, privés de leur tête, s'abandonnent à de mutuelles fureurs ; et ces vaillantes nations, qui n'avaient jamais trouvé leurs égales, n'éprouvèrent de résistance digne de leur courage que le jour où elles tournèrent leurs armes contre elles-mêmes pour s'entr'égorger. Ce fut, je pense, un admirable spectacle pour le monde, de voir le Goth en furie frappant de son épée le Gépide, brisant dans les blessures des siens tous les traits dont ils étaient atteints; le Suève orgueilleux de son infanterie, le Hun de son adresse à lancer la flèche, l'Alain pesamment armé, I'Hérule à l'armure légère. Après une lutte longue et meurtrière, la victoire favorisa inopinément les Gépides, et près de trente mille hommes, tant des Huns que d'autres nations auxiliaires des Huns, tombèrent sous le glaive d'Ardaric et de ceux qui s'étaient ligués avec lui. Dans cette bataille fut tué le fils aîné d'Attila qui s'appelait Ellac. On disait que sou père avait eu pour lui tant de prédilection, qu'il l'avait choisi de préférence à tous ses autres fils pour lui succéder; mais la fortune ne seconda point les voeux du père. Toutefois il mourut si bravement après avoir fait tomber sous ses coups de nombreux ennemis, que son père, s'il avait vécu, lui aurait envié une fin si glorieuse. Après qu'il eut été tué, ses autres frères s'enfuirent au bord de la mer du Pont, et dans les mêmes contrées où, comme nous l'avons dit, les Goths avaient demeuré en premier lieu. Ainsi furent vaincus les Huns, eux qui semblaient devoir vaincre le monde entier; et tels sont les tristes effets de la discorde, que cet empire que leur union rendait si redoutable, ils le virent crouler le jour où la division éclata parmi eux. Cette victoire d'Ardaric, roi des Gépides, fut un heureux événement pour les diverses nations qui obéissaient aux Huns à regret : elle releva leur courage longtemps abattu de tristesse, et leur âme s'élança aux joies d'une liberté ardemment désirée. Beaucoup d'entre elles envoyèrent des députés dans le pays des Romains, auprès de Marcien, alors empereur, qui les reçut favorablement et leur assigna des terres pour s'y établir; car les Gépides s'étaient emparés de vive force des terres des Huns, et tenaient en maîtres la Dacie entière, comme par droit de conquête. Aussi ces vaillants hommes ne demandèrent-ils autre chose à l'empire, pour faire amitié avec lui, que la paix et un don annuel, à quoi l'empereur consentit volontiers; et ce don a continué de leur être fait jusqu'à ce jour, car cette nation est encore à la solde des empereurs romains. Quant aux Goths, voyant les Gépides jaloux de conserver les terres des Huns, et les Huns à leur tour maîtres de celles qui leur avaient anciennement appartenu, ils aimèrent mieux en demander à l'empire romain que de courir les risques d'une invasion sur les terres d'autrui, et furent autorisés à occuper la Pannonie, province qui, s'étendant en longues plaines, est bornée à l'orient par la haute Moesie, au midi par la Dalmatie, par le Norique au couchant, au septentrion par le Danube, et où s'élèvent de nombreuses cités, dont la première est Sirmis, et Vindomina la dernière. Les Sauromates ou Sarmates, comme nous les avons appelés, et les Cémandres, suivis de quelques Huns, reçurent des terres dans l'IIlyrie, auprès de Castrum-Martena, où ils s'établirent. C'est d'eux que sont sortis Blivilas, duc de la Pentapole, et son frère Froïlas, et Bessa que de nos jours nous avons vu patrice. Les Scires, les Satagaires, et un reste d'Alains dont le chef se nommait Candax, eurent en partage la petite Scythie et la basse Moesie. C'est de ce Candax, tant qu'il vécut , que fut notaire Péria, père de mon père Alanowamuth, c'est-à-dire mon aïeul; et la soeur de Candax fut la mère de Gunthix, qu'on appelait aussi Baza, lequel fut maître de la milice, et eut pour père Andax, fils d'Andala, de la race des Amales. Et moi aussi, Jornandès, bien que sans lettres, j'ai été notaire avant ma conversion. Les Ruges, avec quelques autres nations, demandèrent de s'établir à Biozimétas et à Scandiopolis. A leur exemple, Hernac, le plus jeune des fils d'Attila, choisit pour demeure avec les siens l'extrémité de la petite Scythie; et ses cousins Emnedzar et Uzindur, la Dacie Ripuaire. Cette province était déjà occupée par Uto et Iscalm , qui en sortirent alors de divers côtés avec une multitude de Huns, et se jetèrent dans la Romanie. Ce sont leurs descendants qui portent aujourd'hui les noms de Sacromontisiens et de Fosatisiens.

CHAPITRE LI.

Il y avait encore d'autres Goths appelés Mineurs, peuple immense, ayant pour évêque et pour chef Vulfilas, qui passe pour leur avoir enseigné l'art de l'écriture : ce sont les mêmes qui demeurent aujourd'hui à Eucopolis dans la Moesie. Pauvres et peu guerriers, ils s'établirent au pied d'une montagne, où toutes leurs richesses consistent encore en troupeaux de bétail de diverses espèces, en pâturages et en forêts. Leurs terres, d'ailleurs fécondes eu fruits de toutes sortes, produisent peu de froment; et quant aux vignes, il en est parmi eux qui ne sauront jamais s'il en existe au monde, puisque ce n'est qu'en commerçant avec les nations voisines qu'ils peuvent se procurer du vin : aussi ne vivent-ils que de lait.

CHAPITRE LII.

Pour revenir à la nation dont il s'agit, les Ostrogoths, qui demeuraient dans la Pannonie sous les ordres du roi Walemir et de ses frères Théodemir et Widemir, vivaient entre eux dans une étroite union, quoique leurs territoires fussent séparés ; car Walemir s'était établi entre les fleuves Scarniunga et Aqua-Nigra, Théodemir au bord du lac de Pelso, et Widemir entre ses deux frères. Or il arriva que les fils d'Attila, revendiquant les Goths comme des déserteurs de leur domination, des esclaves fugitifs , vinrent contre eux, et firent irruption sur les terres de Walemir, à l'insu de ses frères. Celui-ci, bien qu'avec peu de forces, soutint leur attaque; et, après les avoir longtemps harcelés, il leur fit essuyer une telle défaite, qu'à peine en laissa-t-il échapper quelques-uns qui s'enfuirent, et gagnèrent les contrées de la Scythie situées au delà de cette partie du cours du Danube, à laquelle ils donnent, dans leur langue, le nom d'Hunnivar. Walemir ayant envoyé sur-le-champ un messager à son frère Théodemir pour lui annoncer sa joie, le messager arriva le même jour dans la maison de ce dernier, et la trouva remplie d'une joie plus grande encore que celle dont il portait la nouvelle; car ce jour-là Théodemir avait vu naître son fils Théodéric, jeune enfant de belle espérance, quoique pourtant sa mère, Erelieva, ne fût qu'une concubine. Peu de temps après, le roi Walemir et ses frères Théodemir et Widemir ayant envoyé des ambassadeurs à l'empereur Marcien pour recevoir les dons que l'empire avait coutume de leur faire, ainsi qu'à leur vaillante nation, pour la conservation de la paix, ils apprirent que Théodéric, fils de Triarius, de la nation des Goths, il est vrai, mais d'une autre race que celle des Amales, jouissait, lui et les siens, de la plus grande faveur; qu'il était lié d'amitié avec les Romains , recevait les présents annuels, tandis qu'eux seuls étaient dédaignés. Transportés d'une fureur soudaine, ils prennent les armes, et, courant presque toute l'lllyrie, ils la pillent et la ravagent; mais l'empereur, changeant aussitôt de sentiments, leur rendit son ancienne amitié : il leur envoya des ambassadeurs non seulement pour les supplier de recevoir les présents qui leur étaient dus pour le passé, mais encore pour leur promettre qu'à l'avenir ils leur seraient accordés sans difficulté, et reçut d'eux, comme otage de la paix, Théodéric le jeune enfant de Théodemir; dont nous avons parlé plus haut. Il avait alors accompli sa septième année, et était entré dans sa huitième; et comme son père hésitait à le donner, son oncle Walemir l'en supplia, uniquement afin qu'une paix solide s'établit entre les Goths et les Romains. Les Goths ayant donc livré Théodéric en otage, il fut conduit dans la ville de Constantinople, auprès de l'empereur Léon; et comme c'était un jeune enfant plein de gentillesse, il eut bientôt gagné la faveur impériale.

CHAPITRE LIII.

Après que les Goths et les Romains eurent fait entre eux une paix solide, les Goths, voyant que les subsides qu'ils recevaient de l'empereur ne leur suffisaient pas, et désirant en outre faire voir leur courage, se mirent à butiner alentour sur les nations voisines, et tournèrent premièrement leurs armes contre les Satages, qui occupaient l'intérieur de la Pannonie. Quand Dinzio, roi des Huns et fils d'Attila, l'apprit, il rassembla autour de lui le petit nombre de nations qui semblaient reconnaître encore son autorité, savoir les Ulzingures, les Angiscires, les Biitugores et les Bardores ; et venant devant Bassiana, ville de la Pannonie, il en fit le siège et se mit à ravager son territoire. La nouvelle en étant venue aux Goths, dans le pays où ils étaient, ils abandonnèrent l'expédition qu'ils avaient entreprise contre les Salages, et se tournèrent contre les Huns, qu'ils chassèrent de leurs frontières avec tant d'ignominie pour ces derniers, que, depuis ce temps jusqu'à ce jour, ceux des Huns qui survécurent à leur défaite ont conservé une grande crainte des armes des Goths. La nation des Huns laissait enfin les Goths en repos, quand Hunimund, roi des Suèves, en passant pour aller butiner dans la Dalmatie, enleva le bétail des Goths errant dans la campagne ; car la Dalmatie était voisine de la Suévie, et peu éloignée de la Pannonie, notamment de la partie où demeuraient alors les Goths. Bref, comme Hunimund et les Suèves, après avoir ravagé la Dalmatie, retournaient dans leurs terres, Théodemir, frère de Walemir, roi des Goths, moins sensible à la perte du bétail qu'à la crainte de voir les Suèves redoubler d'audace, si leur larcin demeurait impuni, surveilla si bien leur passage, que, pendant qu'ils dormaient au milieu d'une nuit profonde, il fondit sur eux auprès du lac de Pelso; et, les ayant forcés de combattre à l'improviste, il les écrasa à tel point, que le roi Hunimund lui-même fut pris, et que tous ceux de son armée qui échappèrent au glaive des Goths furent réduits par eux en servitude. Et comme Théodemir était fort enclin à faire miséricorde, une fois vengé des Suèves, il les reçut à merci; et s'étant réconcilié avec eux, il adopta pour fils ce même Hunimund, son captif , et le renvoya avec les siens en Suévie. Mais lui, sans reconnaissance pour les bontés de son nouveau père, fit éclater quelque temps après la perfidie qu'il couvait. Il excita la nation des Scires, alors établie sur le Danube, et vivant en paix avec les Goths, à déserter leur alliance pour s'unir à lui, et à prendre les armes contre eux. Les Goths ne s'attendaient alors à rien de mal , surtout de la part de ces deux nations voisines, sur l'amitié desquelles ils comptaient; et tout à coup la guerre éclate. Pressés par la nécessité, ils courent aux armes; et, s'étant portés au combat avec leur bravoure ordinaire, ils vengent l'injure qu'ils ont reçue. Ce fut dans cette bataille que périt Walemir, leur roi; il était à cheval, et galoppait devant les rangs pour exhorter les siens, quand le cheval, s'étant effrayé, s'abattit et renversa son cavalier, qui fut aussitôt percé par les lances des ennemis. Les Goths combattirent les rebelles avec tant de fureur pour venger la mort de leur roi et leur propre injure, qu'ils exterminèrent presque toute la nation des Scires, à l'exception de ceux qui, portant le même nom, ne s'étaient point trouvés à cette bataille, et n'en avaient point partagé la honte.

CHAPITRE LIV.

Craignant que la ruine des Scires n'entraînât la leur, Hunimund et Alaric, rois des Suèves, prirent les armes contre les Goths. Ils furent soutenus par les Sarmates, qui vinrent à leur aide avec leurs rois Beuga et Babaï; par ce qui restait de Scires sous la conduite d'Édica et de Vulfo, leurs chefs, que les Suèves appelèrent, comme devant combattre avec d'autant plus d'acharnement qu'ils avaient leur vengeance à satisfaire; enfin par les Gépides, qui se joignirent à eux, ainsi qu'un assez grand renfort de Ruges. Ils ramassèrent en outre d'autres guerriers de divers côtés, et, réunissant en corps cette immense multitude, ils allèrent camper auprès de la rivière Bollia, en Pannonie. Walemir étant mort, les Goths eurent recours dans cette conjoncture à son frère Théodemir, qui, bien qu'il régnât depuis longtemps conjointement avec ses frères, ne prit néanmoins qu'alors les insignes du pouvoir suprême. II manda Widemir, son plus jeune frère, lui confia une partie des soins de cette guerre; puis il obéit à la nécessité, et courut aux armes. Le combat s'étant engagé, l'armée des Goths eut le dessus, et fit un tel carnage de l'ennemi, que le champ de bataille, inondé de sang, ressemblait à une mer rouge, où s'élevaient, comme des collines, des tas d'armes et de cadavres, et que plus de dix mille guerriers restèrent sur la place. A cette vue, les Goths furent transportés d'une joie indicible; car, en faisant cet immense carnage, ils avaient vengé le sang de leur roi Walemir et leur propre injure. Quant à cette innombrable foule d'ennemis divers, ceux qui purent échapper prirent la fuite, et ne regagnèrent leurs pays qu'à grand'peine et couverts de honte.

CHAPITRE LV.

Après un certain temps, et durant les froids de l'hiver, le Danube étant gelé comme à l'ordinaire (car l'eau de ce fleuve durcit alors à tel point, que, semblable à un roc, elle peut porter une armée de terre, et chariots et traîneaux, et toutes sortes de voitures, sans qu'il soit besoin de barques), le Danube étant donc gelé, Théodemir, roi des Goths, se mit à la tête d'une armée de gens de pied, et apparut à l'improviste sur les derrières des Suèves, dont le pays a les Baïobares à l'orient, à l'occident les Francs, au midi les Burgundions, et au septentrion les Thuringiens. Aux Suèves étaient joints encore alors les Alemannes, et ceux-ci tenaient en maîtres les hauteurs des Alpes, d'où descendent à grand bruit quelques-uns des cours d'eau qui se jettent dans le Danube. Ce fut donc dans ce pays d'une assiette si forte, et dans la saison de l'hiver, que le roi Théodemir mena l'armée des Goths : cependant il ne laissa pas de vaincre tant la nation des Suèves que celle des Alemannes, malgré leur alliance réciproque, ravagea leurs terres, et les subjugua presque entièrement. De là il revint dans ses foyers, c'est-à-dire en Pannonie, où il eut la joie de recevoir son fils Théodéric, qu'il avait envoyé en otage à Constantinople, et que lui rendait, avec de grands présents, l'empereur Léon. Théodéric était déjà sorti de l'enfance et entrait dans l'âge de l'adolescence, n'ayant pas encore accompli sa dix-huitième année. Il attira à lui des gardes de son père, se fit parmi les Goths des partisans et des clients, au nombre de près de six mille hommes; et à leur tête il passa le Danube à l'insu de son père, et se mit en course contre Babaï, roi des Sarmates, alors enflé d'orgueil par la victoire qu'il venait de remporter sur Camundus, duc des Romains. Théodéric le surprit, le tua; et, s'étant saisi de sa famille et de son trésor, il s'en retourna triomphant auprès de son père. Peu après il se rendit maître de la ville de Singidonum, dont les Sarmates s'étaient emparés; mais, au lieu de la rendre aux Romains, il la garda sous son autorité.

CHAPITRE LVI.

Ensuite le butin diminuant de tous côtés chez les nations voisines, les Goths vinrent à manquer de vivres et de vêtements; et ces hommes, qui depuis longtemps ne vivaient que de la guerre, commencèrent à trouver la paix insupportable. Ils allèrent donc tous ensemble et à grands cris au roi Théodemir, le conjurant de mener l'armée où il lui plairait. Celui-ci manda son frère; et, après qu'ils eurent tiré au sort, il l'engagea à marcher sur l'Italie, où régnait alors l'empereur Glycérius, tandis que lui-même, dont l'armée était la plus forte, envahirait le plus fort des deux empires , celui d'Orient. Ainsi fut-il fait; et bientôt Widemir entra dans les terres d'Italie. Mais il y paya le dernier tribut à la destinée, et passa de ce monde, laissant pour successeur Widemir, son fils, que l'empereur Glycérius détermina par des présents à passer de l'Italie dans les Gaules, alors opprimées par diverses nations d'alentour, l'assurant que les Visigoths ses parents y avaient établi leur domination dans le voisinage de l'empire. Bref, Widemir accepta les présents et l'invitation de l'empereur Glycérius, et partit pour les Gaules, où il se réunit aux Visigoths ses parents, avec lesquels il ne fit plus qu'un seul corps. Ils tinrent ainsi sous leur autorité les Gau les et les Espagnes, et les défendirent si bien qu'aucun autre peuple ne put prévaloir contre eux. Quant à Théodemir, rainé des deux frères, il passa la Save avec les siens, menaçant de la guerre les Sarmates et les milices de l'empire, si quelqu'un d'entre eux osait s'opposer à lui. Ceux-ci, dans cette crainte, se tinrent en repos ; ils n'auraient pu résister d'ailleurs à des forces aussi considérables que les siennes. Théodemir, voyant que le succès le suivait partout, s'empara de Naïssus, première ville de l'Illyrie; et, s'y étant arrêté pour associer son fils Théodéric à l'empire, il donna ordre à ses comtes de passer par le fort d'Hercule, et de marcher contre Ulpiana. Ceux-ci dès leur arrivée reçurent la soumission de cette ville, qu'ils pillèrent, et pénétrèrent dans quelques autres places de l'Illyrie, où les Goths n'étaient jamais entrés jusqu'alors. Ils prirent également et pillèrent Héraclée et Larisse, villes de la Thessalie. Mais ni ses propres succès, ni ceux de son fils, ne contentaient encore Théodemir : il quitta la ville de Naïssus , n'y laissant qu'un petit nombre des siens pour la garder, et se dirigea sur Thessalonique, où se trouvait avec des troupes le patrice Clarianus, envoyé contre lui par l'empereur. Le patrice voyant les Goths élever des palissades autour de la ville, et n'espérant pas pouvoir se défendre, envoya une députation vers le roi Théodemir, et le décida par des présents à lever le siége. Un traité fut conclu entre les Goths et le général romain, lequel consentit à leur abandonner certaines places pour s'y établir, savoir : Céropelle, Europa, Médiana, Pétina, Béréum, et autres lieux compris sous le nom de Sium , où les Goths et leur roi vécurent en repos, après avoir conclu la paix et déposé les armes. Peu de temps après, Théodemir, atteint d'une maladie mortelle dans la ville de Cerres, appela auprès de lui les Goths, leur désigna pour son successeur Théodéric, son fils, et passa de ce monde.

CHAPITRE LVII.

L'empereur Zénon apprit avec plaisir queThéodéric avait été proclamé roi par sa nation ; et, lui ayant adressé un message, il l'appela aupres de lui à Constantinople, où il l'accueillit avec les honneurs qu'il méritait, et lui donna une des premières dignités de son palais. Quelque temps après, voulant l'honorer encore plus , il l'adopta pour fils d'armes, lui décerna à ses frais le triomphe dans Constantinople, et le nomma consul ordinaire, ce qui passe pour le comble de la grandeur et de la gloire dans le monde. Enfin, ne pouvant se lasser d'accorder de nouvelles faveurs à ce grand homme, il lui fit ériger une statue équestre dans la cour de son palais. Or, pendant qu'à Constantinople Théodéric jouissait de tous les biens dans l'alliance de l'empereur Zénon, il apprenait que sa nation établie en Illyrie, comme nous l'avons dit, ne s'y trouvait pas entièrement à l'abri de la gêne et des privations. Il aima donc mieux chercher sa vie dans les fatigues, selon la coutume de sa nation, que de jouir seul, dans l'oisiveté, des délices de la cour impériale, tandis que les siens ne subsistaient qu'avec peine; et, prenant son parti, il dit à l'empereur: « Bien que rien ne manque aux serviteurs de votre empire , toutefois que votre piété, si elle le juge à propos, écoute favorablement le désir de mon coeur. » Et après qu'il eut obtenu, comme à l'ordinaire, la permission de parler librement : « L'Hespérie, dit-il, sur laquellé ont jadis régné vos prédécesseurs, et cette ville capitale et maîtresse du monde, pourquoi flottent-elles aujourd'hui sous la tyrannie d'un roi des Ruges et des Turcilinges? Ordonnez-moi d'aller contre lui avec ma nation, afin que les dépenses de l'expédition ne pèsent point sur vous , et que si je suis vainqueur, avec l'aide du Seigneur, votre gloire éclate dans ces contrées. Car il convient que moi , qui suis votre serviteur et votre fils, je possède et tienne en don de vous ce royaume, si j'en fais la conquête; et vous ne pouvez tolérer que cet autre, à vous inconnu, fasse peser un joug tyrannique sur votre sénat, et tienne une partie de l'empire dans l'asservissement et l'esclavage. Pour ce qui est de moi, je regarderai ma conquête, si je suis vainqueur, comme un don et une faveur me venant de vous : et quant à vous, si je suis vaincu, vous n'aurez fait aucun sacrifice ; vous aurez au contraire épargné, comme je l'ai dit, les frais de l'expédition. » L'empereur consentit à sa demande pour ne pas l'affliger, quoiqu'il lui fût pénible de se séparer de lui; et, l'ayant comblé de riches présents, il lui donna congé, en lui recommandant le sénat et le peuple romain. Théodéric quitta donc Constantinople, et retourna parmi les siens. Il prit toute la nation des Goths, qui d'ailleurs lui avait offert de le suivre , et se mit en marche vers I'Hespérie, en montant en droite ligne par la ville de Sirmas, qui touche à la Pannonie. De là il entra dans la Vénétie, et campa auprès du pont appelé Sontius. Il y était resté quelque temps pour y refaire ses hommes et ses chevaux , quand Odoacre, à la tête d'une armée, vint à sa rencontre. Théodéric le joignit sur le territoire de Vérone, et le défit avec un grand carnage; puis, redoublant de confiance, il leva son camp et franchit les frontières de l'Italie. Ayant passé le Pô, il établit son camp devant la ville royale de Ravenne, à trois milles environ de ses murs, en un lieu qui porte le nom de Pinéta : ce que voyant, Odoacre se fortifia dans la ville. Il en sortait fréquemment la nuit à l'improviste avec les siens, pour harceler l'armée des Goths; et cela, non pas une fois ni deux, mais presque sans relâche. Il se défendit de la sorte pendant près de trois ans entiers. Efforts inutiles ; car déjà toute l'Italie reconnaissait Théodéric pour maître, et le voeu public s'accordait avec celui du roi des Goths. Odoacre seul, avec un petit nombre de ses satellites et quelques Romains restés fidèles, se voyait de jour en jour réduit à l'extrémité dans Ravenne par la famine et les armes des assiégeants. A la fin, n'ayant plus d'espoir, il envoya une députation, et demanda grâce. Théodéric la lui accorda d'abord, mais ensuite il le fit mourir. Ainsi, trois ans après son entrée en Italie, comme nous l'avons dit, Théoderic, avec l'exprès consente-ment de l'empereur Zénon, déposa le vêtement de sa nation et revêtit la pourpre royale, comme appelé dorénavant à régner sur les Goths et sur les Romains.

CHAPITRE LVIII.

Théodéric ayant envoyé une ambassade à Lodoïn, roi des Francs, pour lui demander sa fille Audeflède en mariage, celui-ci la lui accorda de bon cœur, se flattant que cette alliance mettrait l'union entre ses fils Ildebert, Cheldepert et Thuidepert, et la nation des Goths. Mais ce mariage ne contribua guère à la paix et à la concorde , et n'empêcha pas les deux nations de se livrer, à plusieurs reprises, de sanglants combats pour les terres de la Gaule: néanmoins, tant que vécut Théodéric, jamais le Goth ne céda au Franc. Avant d'avoir des enfants d'Audefiède, ce prince avait eu d'une concubine, pendant qu'il était encore en Moesie, deux filles naturelles, dont l'une se nommait Theudicodo, et l'autre Ostrogotho. Dès qu'il fut venu en Italie, il les donna en mariage à des rois voisins, savoir : l'une à Alaric, roi des Visigoths, et l'autre à Sigismund, roi des Burgundions. Ce fut d'Alaric que naquit Amalaric : ce dernier ayant perdu son père et sa mère dans son jeune âge, Théodéric son aïeul l'avait pris sous sa tutelle et l'élevait soigneusement, quand il vint à savoir qu'en Espagne vivait Eutharic, fils de Witéric, et petit-fils de Bérémund et deThorismund, de la famille des Amales, lequel était à la fleur de l'âge, et se faisait remarquer par sa prudence, sa bravoure, et par sa vigoureuse santé : il le fit venir auprès de lui , et l'unit en mariage à sa fille Amalasuente. Et, pour multiplier autant que possible sa postérité, il fit partir sa soeur Amalafrède, mère de Théodat, qui fut roi depuis, pour aller épouser Trasémund , roi des \Vandales et de l'Afrique, et maria Amalaberge, fille de cette dernière et sa propre nièce, au roi des Thuringiens, Hermenfred. Ensuite il désigna, parmi les premiers des Goths, son comte Petzamin, pour aller se saisir de la ville de Sirmium. Celui-ci en chassa le roi Transaric, fils de Trafstile, dont il retint la mère prisonnière, et s'en empara. De là il marcha contre Sabinianus, maître de la milice en Illyrie , comme celui-ci s'apprêtait à combattre Mundo auprès de la ville appelée Margoplano, entre le Danube et le fleuve Martianus; et s'étant porté au secours de Mundo avec deux mille hommes de pied et cinq cents cavaliers, il détruisit l'armée d'lllyrie. Ce Mundo descendait d'Attila; pour fuir la nation des Gépides, il avait passé le Danube, et s'était mis en course dans des lieux incultes et dépeuplés d'habitants. Il avait ramassé de tous pays des voleurs de bestiaux, des bandits, des sicaires, et s'était établi dans la tour appelée Herta, située sur les bords du Danube, où il menait une vie sauvage, pillant ses voisins, et se faisant donner le nom de roi par les complices de ses brigandages. Il était dans une situation désespérée, et songeait même à se rendre, quand survint Petza, qui l'arracha des mains de Sabinianus, et reçut, avec des actions de grâces de sa part, sa soumission à Théodéric. Cette victoire fut bientôt suivie, pour ce prince, d'une autre non moins éclatante que remporta sur les Francs, dans les Gaules, son comte Hibbas, dans une bataille où plus de trente mille Francs furent tués. Après la mort d'Alaric son gendre, Théodéric nomma Thiodis, son écuyer, tuteur de son petit-fils Amalaric, roi d'Espagne. Mais Amalaric, encore dans l'adolescence, se laissa envelopper dans les piéges des Francs, et perdit en même temps le trône et la vie. A sa mort, Thiodis, son tuteur, mit la couronne sur sa tête; il bannit de l'Espagne les menées perfides des Francs, et contint les Visigoths tant qu'il vécut. Thiodigisglossa monta sur le trône après lui; mais, avant d'exercer l'autorité royale, il périt par la main des siens. Son successeur est Hacténusagil, qui règne encore, et contre lequel vient de s'insurger Athanagilde, sollicitant l'appui de l'empire romain, qui envoie en Espagne le patrice Libérius avec une armée. Mais, pour en revenir à Théodérie, il n'y eut point de nation en Occident, tant qu'il vécut, qui ne fût dans sa dépendance, soit comme amie, soit comme sujette.

CHAPITRE LIX.

Mais parvenu à la vieillesse, et sentant qu'il allait bientôt quitter cette vie, il appela près de lui les comtes des Goths et les premiers de sa nation, et proclama roi le fils de sa fille Amalasuente, Athalaric, jeune enfant à peine âgé de dix ans, dont le père, Eutharic, avait cessé de vivre. Et comme s'il eût fait ses dispositions testamentaires, il leur recommanda entre autres choses de révérer leur roi, d'aimer le sénat et le peuple romain, afin de vivre toujours en paix avec l'empereur d'Orient, et de cultiver sa bienveillance. Le roi Athalaric et sa mère suivirent en tout ses préceptes tant qu'ils vécurent, et régnèrent paisiblement durant huit années presque entières. Et comme les Francs, loin d'être intimidés par la puissance d'un enfant, ne la regardaient qu'avec mépris, et s'apprêtaient à lui faire la guerre, celui-ci leur céda les conquêtes de son père et de son aïeul dans les Gaules, et posséda le reste de ses Etats dans une paix profonde. Quand Athalaric fut sorti de l'enfance, il mit son adolescence et le veuvage de sa mère, sous la protection de l'empereur d'Orient; mais bientôt après, surpris par une mort prématurée, l'infortuné passa de ce monde. Alors sa mère, craignant que la fragilité de son sexe ne la fit mépriser des Goths, prit le parti de faire venir son cousin Théodat de la Toscane, où il menait une vie privée, s'occupant de ses propres affaires, et, en considération de leur parenté, le plaça sur le trône. Mais lui, sans égard pour les liens du sang, l'arracha quelque temps après du palais de Ravenne, et la rélégua dans une île du lac Bulsinensis, où elle passa fort peu de jours dans la tristesse, et fut étranglée dans le bain par les satellites de Théodat.

CHAPITRE LX.

Dès que Justinien, empereur d'Orient, apprit sa mort, il en fut vivement ému, regardant le meurtre de celle qu'il couvrait de sa protection comme une injure qui rejaillissait sur lui-même. Il venait alors de triompher des Wandales en Afrique, par son très fidèle patrice Bélisaire; les armes étaient encore teintes de leur sang, et sur-le-champ il commanda au même général de marcher contre les Goths. L'extrême prudence de Bélisaire lui fit juger qu'il ne pourrait soumettre cette nation, s'il n'occupait d'abord la Sicile, qui la nourrissait; c'est ce qu'il fit : et dès qu'il y fut entré, les Goths qui gardaient la ville de Syracuse, voyant qu'ils ne pouvaient avoir l'avantage, se livrèrent à lui d'eux-mêmes avec leur chef Sindéric. Quand Théodat apprit que le général romain avait envahi la Sicile, il envoya Evermor, son gendre, avec une armée pour garder le détroit qui sépare cette île de la Campanie, et par lequel la mer de Tyrrhène s'épanche à grands flots dans l'Adriatique. Evermor y étant arrivé établit son camp devant la ville de Rhégium; mais aussitôt, voyant les affaires des siens compromises, il passa du côté du vainqueur avec un petit nombre d'hommes à lui, d'une fidélité éprouvée et complices de sa défection ; et , s'étant jeté aux pieds de Bélisaire, il lui témoigna le désir de passer au service de l'empire. Aussitôt que son action fut connue dans l'armée des Goths, ils s'écrièrent que Théodat les trahissait; qu'il fallait le chasser du trône, et élever sur le bouclier Witigis, qui les commandait, et qui avait été son écuyer; ce qui fut aussitôt fait : et Witigis, élevé sur le bouclier dans les champs barbares, entre bientôt dans Rome, et se fait précéder à Ravenne d'hommes entièrement dévoués à sa personne, chargés par lui de tuer Théodat. Ceux-ci en arrivant exécutent ses ordres; et un messager du nouveau roi, pendant qu'il est encore dans les champs barbares, vient annoncer aux peuples la mort de Théodat et l'avénement de Witigis. Sur ces entrefaites l'armée romaine franchit le détroit, pénètre dans la Campanie, saccage Naples, et entre dans Rome. Le roi Witigis en était sorti peu de jours avant, et s'était dirigé sur Ravenne, où il avait pris pour épouse Mathasuente, fille d'Amalasuente, et petite-fille du roi Théodéric. Tandis qu'enfermé dans le palais royal de Ravenne, il savoure la joie de son récent mariage, l'armée impériale sort de Rome, et se rend maitresse des places fortes des deux Toscanes. Des messagers en informent Witigis, qui dirige sur Pérusia le duc des Goths Cumunilas, avec des forces considérables. Dans cette ville se trouvait avec peu de troupes un comte de grande distinction : les Goths, brûlant d'envie de l'en chasser, l'assiégeaient depuis longtemps, quand survint l'armée romaine, qui les mit en déroute eux mêmes, et n'en laissa pas échapper un seul. A cette nouvelle, Witigis, comme un lion en furie, rassemble toutes les forces des Goths, sort de Ravenne, et marche sur Rome, à laquelle il fait endurer les horreurs d'un long siége; mais son audace se trouve frustrée, et, après avoir assiégé cette ville quatorze mois, il se retire, se disposant à surprendre Ariminum. Trompé encore une fois dans son attente, et se voyant poursuivi , il se jette dans Ravenne; on l'y assiége, et aussitôt il se livre de lui-même au vainqueur avec Mathasuente son épouse, et le trésor royal. C'est ainsi que, l'an 1300 de Rome, l'empereur Justinien, vainqueur de diverses nations, soumit enfin, par le très fidèle consul Bélisaire, cette nation intrépide, dont l'empire fameux subsistait depuis si longtemps; et Witigis ayant été emmené à Constantinople, il l'éleva au rang de patrice. Ce fut dans cette ville que ce dernier mourut, après y avoir passé plus de deux ans, comblé de marques d'affection par l'empereur. Après sa mort, Justinien maria sa veuve Mathasuente au patrice Germanus, son frère. De ce mariage est né un fils venu au monde après la mort de son père, et nommé Germanus comme lui ; et cet enfant, en qui se trouvent unies la famille des Amales et celle des Anitiens, donne encore aujourd'hui l'espoir qu'avec la grâce du Seigneur ces deux familles ne s'éteindront point. Jusqu'ici l'antique race les Gètes et la noblesse des Amales, et les exploits des braves du temps passé et ceux de leurs louables rejetons, tout a cédé à un prince que rien n'égale, et, devant un général plus intrépide qu'eux, les Goths se sont avoués vaincus; mais dans tous les siècles, dans tous les âges, il sera parlé de leur gloire. On voit maintenant pourquoi le victorieux, le triomphateur empereur Justinien et le consul Bélisaire sont appelés Wandaliques, Africains et Gétiques. Toi qui me lis, apprends que j'ai pris pour guides les anciens écrivains, et que c'est dans leurs prairies spacieuses que j'ai cueilli ce peu de fleurs, pour en tresser, selon mon talent, une couronne à qui voudra s'instruire. Et qu'on n'aille pas croire, de ce que je suis originaire de la nation des Goths, que j'aie rien ajouté, en faveur de cette nation, à ce que m'ont appris les livres ou mes propres recherches. Que si d'autre part je n'ai pas compris dans mon ouvrage tout ce qu'on écrit ou rapporte d'elle, c'est que je ne l'ai pas tant composé en son honneur qu'en l'honneur de celui qui l'a vaincue.