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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE LA TRANQUILLITÉ DE L'ÂME. 

 

 

 

texte grec

 

411 DE LA TRANQUILLITÉ DE L'ÂME.

[454e] PLUTARQUE A PACCIUS.

J'ai reçu trop tard votre lettre pour vous envoyer quelques unes de mes idées sur la tranquillité de l'âme, que vous me demandez, et pour vous donner les éclaircissements que certains endroits du Timée rendent nécessaires. Elle m'est parvenue dans le temps qu'Éros, notre ami commun, a été obligé de partir précipitamment pour Rome où il était appelé par Fundanus, qui, comme vous savez, est toujours fort pressant (01). Je n'ai donc pu m'occuper [464f] à loisir de ce que vous me demandiez ; mais ne voulant pas qu'Éros, en me quittant, parût devant vous les mains vides, je vous envoie quelques réflexions générales sur la tranquillité de l'âme, qui ne sont qu'un extrait de ce que j'avais autrefois rassemblé sur cette matière pour mon propre usage. Je pense que vous y chercherez bien moins la beauté et les grâces du style, [465a] que l'instruction et l'utilité. Je sais d'ailleurs que quoique vous soyez admis dans la société des grands, et que vous jouissiez au barreau de la réputation la plus brillante, vous n'êtes pas comme ce Mérope de la tragédie (02), qui s'enivra des applaudissements du peuple jusqu'à en perdre la raison. Vous vous souvenez de ce que je vous ai souvent répété, qu'une riche chaussure ne guérit pas de la goutte, ni un anneau précieux des panaris, ni le diadème des maux de tête.

En effet, les richesses, la gloire, le crédit auprès des grands peuvent-ils contribuer au contentement de l'âme et à la tranquillité de la vie, [465b] si l'on ne sait pas jouir avec satisfaction de ce qu'on possède, sans jamais désirer ce qu'on n'a pas? Et cette disposition, qu'est-elle autre chose 412 que l'empire même de la raison sur la partie animale sujette à de fréquentes révoltes, que l'habitude acquise de réprimer promptement les saillies des passions qu'excite la présence des objets sensibles? Xénophon nous exhorte à honorer les dieux dans la prospérité, afin que nous étant ménagé d'avance leur protection et leur faveur, nous puissions, dans nos disgrâces, recourir à eux avec plus de confiance (03). Nous devons de même, avant que les passions nous fassent sentir leurs atteintes, nous pourvoir de toutes les réflexions qui peuvent les combattre; préparés ainsi de longue main, [465c] nous serons plus assurés du succès. Les chiens d'un naturel sauvage s'irritent à toutes les voix qui leur sont inconnues, et ne s'apaisent que lorsqu'ils entendent celle qui leur est familière. Ainsi les passions, une fois irritées, se calment difficilement, à moins que, familiarisées de bonne heure avec la raison, elles ne contiennent leur fougue dès que sa voix se fait entendre.

Ceux qui prétendent que pour vivre tranquillement il ne faut se mêler d'aucune affaire ni publique ni particulière (04), mettent à un grand prix cette vie tranquille qu'ils nous font acheter par l'oisiveté : c'est nous dire comme à des malades,

Sur ce lit de douleur souffrez tranquillement 05).

L'inaction serait un mauvais remède contre l'engourdissement : [465d] réussirait-on mieux si, pour guérir l'âme des affections qui causent son trouble et sa douleur, on lui 413 prescrivait la mollesse, l'indolence, l'oubli de ce qu'on doit à ses parents, à ses amis et à sa patrie? D'ailleurs, il n'est pas vrai que ceux qui ont peu d'affaires aient pour cela l'esprit plus calme. A ce prix, les femmes seraient plus tranquilles que les hommes, puisqu'elles gardent presque toujours la maison.

Elles ne sentent pas le froid de l'aquilon.

a dit Hésiode. Mais les ennuis, les peines et ces désirs inquiets qu' enfantent la jalousie, la superstition, la cupidité, les opinions fausses, se glissent-ils moins dans les lieux retirés qu'elles habitent? Laërte, qui, vivant seul à la campagne,

[465e] N'avait pour le servir qu'une esclave débile,

quittait, il est vrai, sa patrie, son royaume et son palais; mais la tristesse, compagne inséparable de l'inaction et de la langueur, habitait toujours avec lui.

Il en est même que cette inaction seule jette dans le trouble et dans l'inquiétude. Homère le dit en particulier d'Achille :

Écoutant les transports de son ame irritée,
Il tient sur ses vaisseaux sa valeur enchaînée.
Il ne se montre plus au conseil, aux combats,
Et le fer n'arme plus son invincible bras.
Il brûle cependant d'exercer son courage,
Et de porter partout le meurtre et le carnage;
Mais il sèche, il languit en prioie à la douleur.

[465f] Lui-même, dans l'indignation qu'il en conçoit, dit à sa mère :

Je languis, de la terre inutile fardeau.

Aussi Épicure ne veut-il pas que les ambitieux se tiennent sans rien faire ; mais qu'en suivant leur inclination naturelle, ils s'occupent des affaires publiques. [466a] Ils se- 414 raient, dit-il, plus tourmentés encore par leur inaction, qui les priverait de ce qu'ils désirent. Mais c'est, à mon gré, manquer de jugement que d'appeler à l'administration des affaires, non les hommes qui en sont les plus capables, mais ceux qui ne sauraient vivre en repos. Il ne faut pas juger de l'agitation ou de la tranquillité de la vie par le plus ou le moins d'occupations qu'on a, mais par ce qu'elles ont en soi d'honnête ou de vicieux. L'omission du bien, je le répète, n'est pas moins une source d'inquiétude et de peine que le mal qu'on commet. Ceux donc qui attachent la tranquillité à tel genre de vie particulier, comme à l'agriculture, au célibat, à la royauté, peuvent être détrompés parce passage de Ménandre :

[466b] Je croyais, Phania, qu'au sein de l'abondance,
A l'abri des besoins de la triste indigence,
Les riches sans chagrin étaient vraiment heureux,
Et que le doux sommeil fermait toujours leurs yeux.

Mais quand, après les avoir fréquentés, il eut vu ces hommes si riches sujets aux mêmes peines que les pauvres, il reconnut alors

Que de tous les humains redoutable fléau,
Le chagrin constamment les suit dès le berceau ;
II vit dans les honneurs, il vit dans l'opulence,
II vieillit avec eux au sein de l'indigence.

Ceux que la mer incommode, ou qui craignent les dangers de la navigation, s'imaginent qu'ils se trouveront mieux en passant d'une chaloupe dans une barque, [466c] et d'une barque dans un grand vaisseau ; mais que gagnent-ils à ces changements ? Ils portent partout avec eux ou les humeurs que met en mouvement l'agitation de la mer, ou la timidité qui leur est naturelle. De même, nous avons beau changer d'état, nous ne sommes pas délivrés pour cela des affections de l'âme, qui nous affligent et nous troublent ; de l'inexpérience, du défaut de jugement, et 415 surtout de cette inquiétude d'esprit qui fait que nous ne sommes jamais contents de notre condition présente. Voilà ce qui agite également les riches et les pauvres, les gens mariés et les célibataires ; voilà ce qui les éloigne de l'administration des affaires, et qui leur rend bientôt le repos insupportable ; voilà enfin ce qui les porte à se produire dans les cours, et qui les dégoûte ensuite de l'état de courtisans.

On ne peut aisément contenter un malade.

Sa femme l'importune, il accuse son médecin, il s'en prend à son lit :

[466d] Il se plaint d'un ami qui vient le visiter;
Il ne s'en plaint pas moins quand il veut le quitter,

a dit le poète Ion. Mais quand la maladie a cessé, et que les humeurs ont repris leur équilibre, alors la santé revenue lui fait trouver tout bon et agréable. Hier, il rejetait avec aversion les œufs, le biscuit et le pain mollet ; aujourd'hui il mange avec délices du pain bis, des olives et du cresson. La saine raison opère en nous un changement semblable, et nous rend agréable quelque genre de vie que ce soit.

Alexandre ayant entendu dire au philosophe Anaxarque qu'il y avait une infinité de mondes, il se mit à pleurer. Ses amis lui en demandèrent la cause. « N'en ai-je pas bien sujet, leur répondit-il ? Il existe un nombre infini de mondes, et je n'en ai pas encore [466e] conquis un seul. » Au contraire, Cratès, qui n'avait pour tout bien qu'une besace et un méchant manteau, vécut toujours joyeux ; toute sa vie ne fut qu'un jour de fête. Agamemnon gémissait sous le poids de la royauté.

Le sort d'Agamemnon à vos yeux se présente;
Aux travaux les plus durs d'une guerre sanglante,
Pour le repos des Grecs Jupiter le soumet.

416 Mais Diogène étant couché lorsqu'on voulut le vendre, refusa d'obéir au crieur, qui lui ordonnait de se tenir debout. « Comment ferais-tu donc, lui dit-il en plaisantant, si tu avais des poissons à vendre? » Socrate dans la prison philosophait avec ses amis ; et Phaéton, après être monté jusqu'aux cieux, pleurait encore [466f] de ce qu'on ne voulait pas lui donner à conduire les chevaux et le char de son père.

La chaussure prend la forme du pied, et non le pied celle de la chaussure ; de même la vie des hommes se forme sur les dispositions de leur âme. Ce n'est pas l'habitude qui rend bon et agréable le genre de vie qu'on a choisi, comme quelqu'un l'a dit ; c'est la sagesse seule qui fait l'honnêteté et la douceur de la vie. [467a] Puis donc que nous avons en nous-mêmes la source de la tranquillité, travaillons à l'épurer de plus en plus ; par là, familiarisés d'avance avec les accidents du dehors, nous les supporterons sans aigreur.

Contre les coups du sort votre colère est vaine,
Il est sourd à vos cris : il faut pour être heureux
Que dans tous les états la vertu vous soutienne.

Platon compare la vie humaine au jeu des dés, où il faut et que le point soit favorable, et que le joueur place bien les coups qu'il amène. La fortune du dé ne dépend pas de nous, mais d'user convenablement [467b] de ce que le sort nous envoie, de disposer de chaque événement de la manière la plus utile, s'il est favorable, ou la moins nuisible, s'il est contraire à nos vues : voilà ce qui est en notre pouvoir, si nous sommes sages. Les hommes qui n'ont ni jugement ni conduite, semblables à des malades pour qui le froid et le chaud sont également insupportables, ne savent ni se modérer dans la prospérité, ni se soutenir dans les disgrâces. Ils sont troublés par l'une et par l'autre fortune, ou plutôt par eux-mêmes dans l'une et dans l'autre, et surtout dans l'usage des biens.

417 Théodore, surnommé l'Athée (06), disait que ses auditeurs recevaient de la main gauche les discours qu'il leur présentait de la droite : tels sont les imprudents ; ils prennent souvent à gauche la fortune qui s'offre [467c] à droite, et ne doivent imputer qu'à eux-mêmes la honte qui les suit. Au contraire, les gens sages, à l'exemple des abeilles, qui expriment des plantes les plus amères un miel exquis, savent tourner à leur avantage les événements les plus fâcheux; et voilà la science à laquelle il faut principalement se former. Un homme, en jetant une pierre à un chien, frappa sa marâtre. « Le coup, dit-il, n'est pas perdu. » Sachons de même tirer parti des accidents de la fortune. Diogène fut banni de son pays. Cet exil, loin de faire son malheur, lui ouvrit l'entrée à la philosophie. [467d] Il ne restait à Zénon le Citien qu'un seul vaisseau marchand, qui fît naufrage. Quand il en apprit la nouvelle, il s'écria : « Bon ! Fortune, tu m'envoies au Portique et au manteau de philosophe. » Qui empêche qu'on n'imite ces grands hommes? Vous poursuiviez une charge, et vous avez été refusé ; eh bien ! vous irez vivre à la campagne, occupé de vos propres affaires. Vous recherchiez la faveur d'un grand, et vous n'avez pu l'obtenir, vous en aurez moins de peine et plus de sûreté. Vous êtes engagé dans des emplois embarrassants qui ne vous laissent aucun loisir ;

Mais d'un bain chaud la vapeur modérée
Répare moins des sens la vigueur épuisée,

dit Pindare, que la gloire et l'honneur qui accompagnent le pouvoir n'en adoucissent les peines par le charme qu'ils répandent sur le travail. [467e] L'envie ou la calomnie 418 vous ont attiré des refus ou des disgrâces ; c'est un vent favorable qui vous portera dans le séjour des Muses ou dans l'Académie, comme le fut pour Platon l'orage qu'il essuya à la cour de Denys (07).

Quel encouragement à cette tranquillité d'âme, que l'exemple de ces grands hommes qui ne succombèrent jamais à leurs disgrâces ! Vous vous affligez de n'avoir pas d'enfants; mais, de tous les rois de Rome, aucun n'a laissé la couronne à son fils. Vous supportez impatiemment la pauvreté ; mais à qui des Thébains aimeriez-vous mieux ressembler qu'à Épaminondas, ou des Romains qu'à Fabricius? Votre femme vous est infidèle; mais n'avez-vous pas lu cette inscription du temple de Delphes :

[467f] Agis, ce roi puissant de la terre et des mers,
M'offre au dieu dont les feux éclairent l'univers?

Et ne savez-vous pas que sa femme Timée fut séduite par Alcibiade, et que, lorsqu'elle était seule avec ses femmes, elle donnait tout bas à son fils le nom d' Alcibiade ? Cela n'empêcha point Agis d'être le plus grand et le plus célèbre des Grecs. Stilpon, malgré les désordres de sa fille, fut le philosophe [468a] le plus gai de son temps. Le cynique Métrodore lui ayant un jour reproché la conduite de sa 419 fille: «Est-ce ma faute ou la sienne? répondit Stilpon. C'est sa faute. — Et votre malheur, reprit Métrodore. — Comment l'entendez- vous ? Les fautes ne sont-elles pas des chutes? — Sans doute. — Et les chutes ne sont-elles pas des accidents? — J'en conviens. — Mais les accidents ne sont-ils pas des malheurs personnels à ceux qui les éprouvent? » Par cette progression simple et philosophique, Stilpon fit sentir avec douceur à Métrodore que ses reproches n'étaient que les vaines clameurs (08) d'un cynique méprisable.

[468b] La plupart des hommes s'irritent non seulement des fautes de leurs proches et de leurs amis, mais encore de celles de leurs ennemis mêmes. La médisance, la colère, l'envie, la méchanceté, ne sont réellement des maux que pour ceux qui s'y livrent. Les esprits faibles qui s'en irritent se les rendent en quelque sorte personnels. Les querelles de vos voisins, la mauvaise humeur de vos amis, les infidélités de vos gens d'affaires, vous jettent dans un trouble violent ; et, comme ces médecins qui prescrivent, dit Sophocle,

Des remèdes amers contre une bile amère,

vous répondez à leurs passions et à leurs maladies par l'aigreur et par l'amertume. Cette conduite est-elle raisonnable? [468c] Les personnes que vous employez pour les affaires dont vous êtes chargé n'y portent pas toutes des vues pures et droites; ce sont, le plus souvent, des instruments grossiers ou vicieux. Pourquoi vous croire obligé de les redresser? La chose n'est pas facile; employez-les plutôt tels qu'ils sont, fussent-ils comme ceux dont les médecins se servent pour arracher les dents ou pour rapprocher les lèvres d'une plaie. Supportez avec une douceur tranquille tout ce qu'ils feront ; et cette disposition 420 vertueuse vous donnera plus de satisfaction que leur perversité ne vous causera de peine. Regardez-les comme ces chiens qui croient avoir rempli leur tâche, lorsqu'ils ont aboyé après les passants ; sans cela, vous serez en proie à mille chagrins, [468d] et cette faiblesse vous rendra en quelque sorte personnelles les fautes d'autrui, qui submergeront votre âme, comme les eaux gagnent toujours les lieux les plus bas.

Quelques philosophes blâment la pitié qu'on porte aux malheureux. Ils veulent qu'on leur donne des secours efficaces, et non une molle compassion qui nous affaiblisse avec eux. Ils vont même plus loin : ils exigent que lorsque nous avons commis quelque faute, ou que nous sentons en nous de mauvais penchants, au lieu de nous laisser aller au découragement, nous travaillions à les corriger sans nous livrer à la douleur. Quelle folie donc que de s'attrister et de se plaindre parce que tous ceux qui nous approchent ou qui traitent avec nous ne sont ni assez vertueux ni assez honnêtes !

[468e] Prenons garde, mon cher Paccius, de nous faire illusion. Craignons que ce ne soit moins la haine du mal que l'amour de nous-mêmes, qui, nous indisposant contre ce qui nous blesse, nous fasse chercher dans les défauts des autres des prétextes pour nous prévenir contre eux. D'une part, trop d'empressement pour le succès des affaires, trop d'ardeur dans nos recherches ; de l'autre, les dégoûts et les contradictions qui les accompagnent, nous inspirent de l'aversion contre ceux que nous accusons de nous avoir ou privés des objets de nos désirs, ou attiré des événements fâcheux. Au contraire, s'est-on accoutumé à conserver dans tous les événements un esprit de modération et de douceur, on se montre plus complaisant et plus facile envers [468f] ceux avec qui l'on traite. Revenons donc à la manière dont on doit se conduire dans les événements de la vie.

421 Un homme qui a la fièvre trouve tout amer et désagréable au goût ; mais quand il voit manger à d'autres avec plaisir les mêmes choses, il ne s'en prend plus aux aliments, mais à la maladie. [469a] De même, l'exemple de ceux que nous voyons supporter sans chagrin, ou même avec joie, les événements fâcheux, doit, dans l'adversité, faire cesser nos impatiences et nos murmures. Il est bon aussi, pour conserver alors sa tranquillité, de se rappeler les événements heureux qu'on a éprouvés, et d'adoucir, par le souvenir du bien, l'impression que le mal a pu faire. Quand notre vue a été fatiguée par des couleurs trop vives, nous la reposons sur les fleurs et sur la verdure. Pourquoi donc n'arrêter nos pensées que sur ce qui nous afflige ? Pourquoi faire à notre âme une sorte de violence, pour la détourner des images agréables et la fixer sur des objets pénibles ? [469b] On peut appliquer à ce sujet ce qu'on a dit du curieux :

Pourquoi sur vos défauts aveugle volontaire.
Sur les fautes d'autrui porter un œil sévère?

Pourquoi, vous dirai-je aussi, n'envisager que le mal qui vous arrive, et par cette attention continuelle le rendre toujours présent, au lieu de tourner vos pensées sur les biens dont vous jouissez ? Les ventouses attirent les humeurs les plus corrompues ; vous, de même, vous ramassez dans votre âme ce que vous avez de plus vicieux, semblable à ce marchand de Chio, qui vendait aux autres du vin excellent et en cherchait d'aigre [469c] pour son dîner. Aussi son esclave répondit-il à quelqu'un qui lui demandait ce que faisait son maître : « Il a beaucoup de bien, et il cherche du mal. » Tels sont la plupart des hommes; ils négligent des jouissances douces et agréables pour courir après des objets tristes et affligeants.

Aristippe agissait plus sensément : il mettait dans la balance les biens et les maux de la vie, et montant, pour 422 ainsi dire, avec les premiers, il laissait tomber les maux, qui servaient même à l'élever. Un de ses amis lui témoignait un jour ses regrets sur la perte qu'il avait faite d'une très belle terre. « N'avez-vous pas, dit Aristippe, une seule métairie, tandis qu'il m'en reste encore trois ? — Cela est vrai, lui répondit son ami. — [469d] C'est donc à moi à vous plaindre, » reprit Aristippe. En effet, quoi de moins raisonnable que de s'affliger des pertes qu'on a essuyées, et de ne pas se réjouir des biens qu'on a conservés ? Un enfant à qui on enlève un de ses jouets jette tous les autres ; il crie, il pleure : voilà notre image. Que la fortune nous afflige par un seul endroit, nous nous livrons à l'impatience, nous éclatons en plaintes, et nous rendons inutiles toutes les faveurs qu'elle nous a faites.

Mais, dira quelqu'un, quel bien avons-nous? Disons plutôt, quel bien n'avons-nous pas? L'un a de la réputation, l'autre une maison agréable ; celui-ci une femme honnête, celui-là un ami précieux. Antipater de Tarse étant sur le point de mourir, et se rappelant tous les biens dont il avait joui pendant sa vie, il n'oublia pas d'y comprendre son heureuse navigation de la Cilicie à Athènes. [469e] Il faut même compter parmi nos biens les choses qui nous sont communes avec les autres hommes, la vie, la santé, le soleil qui nous éclaire ; nous réjouir de ce qu'il n'y a ni sédition, ni guerre ; de ce que la terre se rend facile à nos travaux, et la mer à nos voyages ; de ce que nous pouvons, à notre choix, parler ou nous taire, travailler ou nous reposer. Nous sentirons mieux le prix de toutes ces jouissances, si nous pensons au malheur d'en être privés ; si nous nous rappelons souvent combien dans la maladie on regrette la santé, et la paix pendant la guerre; combien il est désirable à un inconnu, à un étranger qui arrive dans une ville, d'y trouver de la considération [469f] et des amis, et quels regrets nous cause la perte de tous ces avantages. Un bien dont on nous prive acquiert-il en ce 423 moment un prix qu'il n'avait pas lorsque nous le possédions ? Une chose vaut-elle mieux parce que nous ne l'avons pas? Est-il raisonnable d'en rechercher la possession avec empressement, comme digne de notre estime, de toujours trembler dans la crainte de la perdre, et dès qu'elle est obtenue, de la négliger, ou même de n'avoir pour elle que du mépris ? [470a] N'est-il pas plus sage d'en user, d'en jouir même avec satisfaction, afin que si elle nous est enlevée, on en supporte la privation avec plus de tranquillité ?

La plupart des hommes, disait Arcésilas, examinent scrupuleusement les poèmes, les tableaux et les statues d' autrui. Ils en parcourent toutes les parties de l'œil et de la pensée; mais ils négligent l'examen de leur propre vie, qui leur fournirait des réflexions aussi agréables qu'utiles. Ils portent leurs regards hors d'eux-mêmes, et admirent la fortune et la puissance des autres, comme des maris libertins méprisent leurs femmes pour s'attacher à des étrangères.

C'est donc un moyen bien puissant, pour conserver la tranquillité de l'âme, [470b] que de se considérer principalement soi-même, et ce qui convient à son état, ou même de jeter les yeux sur ceux qui sont au-dessous de nous. Mais presque tous les hommes font le contraire; ils portent leurs regards sur ceux qui sont plus élevés qu'eux. Les esclaves se comparent avec les affranchis, les affranchis avec les personnes libres, les personnes libres avec les citoyens, les citoyens avec les gens riches, les gens riches avec les gouverneurs de province, ceux-ci avec les rois, et les rois avec les dieux, dont ils voudraient pouvoir lancer la foudre ; ainsi, toujours privés de ce qu'ils voient au-dessus d'eux, ils ne jouissent jamais de ce qu'ils ont :

Gygès a des trésors; je les vois sans envie.
[470c] Des sentiments jaloux ne troublent point ma vie.
424 Je respecte des dieux la suprême grandeur,
Et le sceptre des rois ne tente pas mon cœur.

C'était un Thasien (09) qui parlait ainsi ; mais un homme de Chio, un Galate, un Bithynien, non content de jouir d'un crédit et d'une considération honnêtes parmi ses concitoyens, regrettera de ne pas être au rang des sénateurs. Est-il sénateur, il ambitionne la préture. Est-il préteur, il veut être consul, et parvenu au consulat, il se plaint de ce qu'on ne l'a pas proclamé le premier. N'est-ce pas là chercher [470d] contre la fortune des prétextes d'une ingratitude dont est sur soi-même le premier vengeur ?

Un esprit sage pense différemment. Parmi cette multitude infinie d'hommes que le soleil éclaire, et qui se nourrissent des fruits que prodigue la terre, il en voit un grand nombre de plus riches et de plus honorés que lui. Mais loin de s'en plaindre, loin de s'abandonner à la tristesse, il bénit les dieux de ce qu'il vit plus commodément qu'un million d'autres et suit tranquillement la route dans laquelle la fortune l'a placé. Aux jeux olympiques, on n'est pas maître de choisir ses adversaires pour s'assurer la victoire ; mais dans la vie humaine, la différence des fortunes nous donne l'avantage sur un grand nombre de rivaux, et nous met en état d'exciter l'envie plutôt que de la ressentir, pourvu qu'on n'aille pas se comparer [470e] avec un Briarée ou un Hercule. Lors donc que vous aurez admiré cet homme porté dans une litière, qui vous paraît bien supérieur à vous, abaissez votre vue sur les malheureux qui le portent. Quand, à l'exemple de cet habitant de l'Hellespont, vous aurez estimé Xerxès heureux pour avoir traversé ce détroit sur un pont de bateaux, pensez à ces misérables qu'on forçait à coups d'étrivières de percer le mont Athos. Souvenez-vous de ceux à qui ce prince fit couper le nez et les oreilles, parce que la tem- 425 pête avait rompu le pont, et convenez que tous ces malheureux eussent envié le sort de votre condition.

Un ami de Socrate se plaignait un jour devant lui qu'il faisait cher vivre à Athènes. [470f] Le vin de Chio y coûtait une mine, une robe de pourpre trois, une petite mesure de miel cinq drachmes (10). Socrate le mène chez un marchand de farine. « Combien la demi-mesure? — Une obole. — C'est bon marché, » lui dit son ami ; de là chez un marchand d'olives : « Deux livres pour deux doubles. — C'est encore à bon marché ; » enfin chez un fripier : « Un habit pour dix drachmes. — C'est pour rien. — Vous voyez, lui dit Socrate, qu'on ne vit pas chèrement à Athènes (11). » Quelqu'un vient-il nous dire que nous avons bien à nous plaindre de la fortune, parce que nous ne sommes ni consuls, ni gouverneurs de province, répondons-lui [471a] que notre condition est honorable et notre sort heureux, puisque nous ne sommes pas réduits à mendier, à gagner servilement notre vie, à faire le vil métier de flatteurs.

La plupart des hommes en sont venus à un tel point de folie, qu'ils règlent leur vie plutôt sur autrui que sur eux-mêmes, et que, tourmentés par une funeste jalousie, ils sont moins satisfaits de leurs propres biens qu'affligés de ceux des autres. Ne vous arrêtez donc pas à cet éclat si vanté qui environne ceux dont vous enviez la fortune. Écartez ce voile de l'opinion publique, qui leur prête un 426 coloris imposant, pénétrez dans leur intérieur, et vous verrez [471b] à combien de peines et de dégoûts ils sont livrés. Pittacus, ce personnage si renommé par son courage, sa sagesse et son équité, donnait un jour à souper à des étrangers : au milieu du repas, sa femme arrive tout en colère, et renverse la table. Pittacus voyant que ses convives en étaient tout honteux, leur dit : « Il n'est personne qui n'ait sa peine ; voilà la mienne, et peut-être ne suis-je pas le plus mal partagé. »

Tel qu'on vante au dehors comme un mortel heureux,
Trouve, en rentrant chez lui, le sort le plus fâcheux.
Sa femme avec aigreur y commande, y maîtrise,
Et, sans cesse grondant, règle tout à sa guise.
Il voit à chaque pas des objets de douleur.
Moi, je n'ai rien ici qui chagrine mon cœur (12).

Les richesses, les honneurs, la royauté même sont en proie à mille chagrins de cette espèce que le vulgaire n'aperçoit pas, séduit par le faste qui les environne.

[471c] Heureux Agamemnon, favorisé du sort.

A la vue de cette multitude d'armes, de chevaux et de soldats dont il est entouré, mille voix extérieures proclament ainsi son bonheur ; mais la voix intérieure de ses passions dément cette fausse opinion :

Jupiter me poursuit et m'accable de maux,

nous dit-il lui-même. Écoutons un autre poète :

Hélas! à votre sort, vieillard, je porte envie.
Heureux qui, comme vous, aux mortels inconnu,
Sans péril, sans éclat, riche de sa vertu,
Coule paisiblement tous les jours de sa vie!

Voilà des réflexions bien propres à apaiser nos plaintes contre la fortune, à faire cesser cette admiration pour le 427 bonheur d'autrui, qui flétrit à nos yeux tous nos avantages.

[471d] Un des plus grands obstacles à la tranquillité de l'âme, c'est qu'au lieu de diriger sagement ses voiles, et de régler sa course sur son pouvoir, on enfle témérairement ses désirs et ses espérances. Échoue-t-on ensuite dans ses projets, on accuse sa destinée, on s'en prend à la fortune de ce qui ne doit être imputé qu'à notre folie. Un homme qui voudrait lancer des flèches avec un manche de charrue, ou courre un lièvre, monté sur un bœuf, serait-il malheureux pour n'avoir pas réussi? Celui qui n'aurait pu prendre des cerfs dans des filets de pêcheurs, n'aurait-il pas pour ennemi, non un mauvais génie, mais son propre travers d'esprit, qui lui aurait fait entreprendre des choses impossibles? La principale cause de cet aveuglement est notre amour-propre, qui nous porte à vouloir primer en tout, qui nous rend opiniâtres dans nos prétentions et nourrit en nous une insatiable cupidité. [471e] On veut être tout à la fois riche, savant, robuste, convive agréable et homme du bon ton. On recherche la faveur des rois et les premières places dans les villes. Que dis-je? on désire même les plus beaux chiens, les meilleurs chevaux, les cailles et les coqs les plus hardis au combat (13) ; et dans ces choses mêmes l'infériorité nous désespère.

Denys l'Ancien, non content d'être le premier des tyrans, voulait faire de plus beaux vers que Philoxène et mieux raisonner que Platon. Forcé de se reconnaître inférieur h l'un et à l'autre, dans la colère qu'il en conçut, il fit enfermer le poète dans les carrières, et envoya vendre le philosophe dans l'île d'Égine. Alexandre pensait bien autrement. S'étant aperçu que l'athlète Crison, qui dispu- 428 tait avec lui le prix de la course, s'était laissé vaincre à dessein, il lui en témoigna la plus vive indignation. [471f] Achille, après avoir dit dans Homère :

Nul Grec aux champs de Mars n'égale mon courage,

ajoute fort sagement :

Mais plusieurs au conseil ont sur moi l'avantage.

Mégabyse étant entré dans l'atelier d'Apelles, [472a] se mit à parler peinture ; mais Apelles lui ferma la bouche, en lui disant : « Tant que vous avez gardé le silence, l'or et la pourpre dont vous êtes couvert vous ont fait passer pour un homme important ; mais depuis que vous avez parlé, il n'y a pas jusqu'à ces apprentis qui broient mes couleurs qui ne se moquent de vous. »

On a peine à croire que les stoïciens parlent sérieusement, lorsqu'ils attribuent à leur sage, non seulement la prudence, la justice, le courage, mais encore les talents de l'orateur, du poète, du général d'armée, les richesses, la royauté. Cependant, quel est l'homme qui ne se croie digne de tous ces avantages, et qui ne s'afflige de ne pas les posséder? Mais parmi les dieux mêmes, les attributs ne sont-ils pas partagés? L'un est le dieu de la guerre, [472b] l'autre celui de la divination; un troisième préside aux gains du commerce ; et dans Homère, Jupiter renvoie Vénus au soin des mariages, en lui disant que les armes et les combats ne sont pas faits pour elle.

Entre les biens auxquels nous prétendons, il en est qui, loin de pouvoir subsister ensemble, s'excluent mutuellement. L'exercice de l'éloquence, l'étude des mathématiques demandent une vie libre et tranquille. Pour parvenir aux charges, pour obtenir la faveur des princes, il faut s'intriguer et se livrer aux affaires. L'abondance des aliments rend le corps fort et robuste, mais elle énerve l'âme ; si le soin continuel d'amasser augmente noire fortune, le mépris  429 des richesses est la voie la plus sûre pour arriver à la philosophie.

[472c] Tout ne convient pas également à tous. Dociles au précepte d'Apollon, apprenons à nous connaître ; discernons à quoi nous sommes propres ; et sans forcer notre caractère, sans passer successivement d'un état à un autre, tâchons de remplir fidèlement la destination de la nature.

L'intrépide coursier ne sert que pour la guerre;
Le bœuf, d'un pas tardif, va sillonner la terre;
Le dauphin, soulevant la surface des eaux,
Saute légèrement à l'entour des vaisseaux ;
Le limier sait conduire avec beaucoup d'adresse
Le sanglier féroce au piége qu'on lui dresse.

S'affliger et se plaindre de ce qu'on n'est pas tout à la fois,

Un lion généreux nourri sur les montagnes,

et un petit chien de Malte élevé mollement sur les genoux d'une riche veuve, c'est une prétention [472d] ridicule. Est-on plus sage, quand on veut être en même temps un Empédocle, un Platon, un Démocrite, qui écrivent sur la nature du monde ou sur la vérité des substances, et le favori d'une femme opulente, comme Euphorion (14), ou le compagnon des débauches d'Alexandre, comme Médius? quand enfin on s'irrite de ce qu'on n'est pas admiré, et pour ses richesses, comme Isménias, et pour sa vertu, comme Épaminondas? Ceux qui remportent le prix de la course, contents de la couronne qui leur est décernée, ne désirent pas celle des lutteurs. Sparte vous est échue en partage, ornez-la (15), dit le proverbe. Écoutons aussi la maxime de Solon :

430 Nous voyons la vertu languir dans l'indigence,
Et le vice briller au sein de l'opulence.
Nous tenons aux vrais biens ; le sage dit toujours :
[472e] Le vice à la vertu n'est jamais préférable.
De la prospérité le sort suspend le cours,
Le vice est confondu, la vertu seule est stable.

On disait à Straton le physicien que Ménédème avait beaucoup plus de disciples que lui. « Faut-il s'étonner, répondit-il, qu'il y ait plus de gens qui aiment mieux se baigner que se frotter d'huile (16) ? » Aristote disait dans sa lettre à Antipater : « Alexandre n'est pas seul en droit de se glorifier, parce qu'il commande à plusieurs peuples : tout homme qui a des idées pures de la divinité le peut à aussi juste titre. » Ceux qui sauront relever ainsi leur état n'envieront jamais celui des autres.

Nous ne demandons pas [472f] que la vigne porte des figues, ni l'olivier des raisins. Plus inconséquents par rapport à nous-mêmes, si nous ne réunissons les avantages des riches, des savants, des guerriers, des philosophes, des flatteurs, des hommes vrais et sincères, des économes et des prodigues, calomniateurs ingrats de notre vie, nous la méprisons, nous l'accusons d'impuissance et de pauvreté. Considérons la marche de la nature; elle est un reproche de notre injustice ; elle a destiné aux divers animaux une pâture différente: ils ne se nourrissent pas tous de chair, de fruits ou de racines. [473a] De même, elle fournit aux hommes divers moyens de subsistance : l'un vit de son troupeau, et l'autre de sa culture; celui-ci de la chasse, celui-là de la pêche. Choisissons l'état qui nous convient, et travaillons à le faire valoir, sans envier le partage des autres, et ne prouvons point, par notre conduite, qu'Hésiode est encore resté au-dessous du vrai, quand il a dit :

431 On voit que le potier au potier porte envie,
Que le maçon toujours jalouse le maçon.

En effet, ce n'est pas seulement entre les hommes d'une même profession [473b] qu'on voit régner cette jalousie. Les riches portent envie aux savants, les nobles aux riches, les orateurs aux philosophes, et, le croirait-on? des hommes libres, des gens d'une haute naissance, ne rougissent pas de regarder avec une stupide admiration des comédiens qu'on applaudit sur les théâtres, des histrions et des esclaves parvenus dans les cours. Le bonheur qu'ils attachent à de pareils succès les jette dans le trouble et dans le découragement (17).

Chacun de nous porte en soi-même le principe de sa tranquillité ou de ses peines. Ce n'est pas à. la porte du palais de Jupiter que sont placés les deux tonneaux d'où découlent les biens et les maux de la vie (18), [473c] c'est dans notre âme. En faut-il d'autre preuve que la différence des passions dans les hommes? L'imprudent qui veut toujours étendre ses pensées vers l'avenir, néglige et sacrifie le présent ; le sage, au contraire, jouit même du passé par le vif souvenir qu'il en conserve. Le présent, qui n'offre qu'un point imperceptible par où l'on puisse le saisir, et qui nous échappe aussitôt, l'imprudent le regarde comme étranger pour lui, semblable à cet homme qu'on peint dans les enfers, qui laisse manger par un âne une corde de jonc à mesure qu'il la file (19). Ainsi la plupart des 432 hommes, ingrats envers la nature, insensibles à ses faveurs, laissent périr dans un éternel oubli toute action vertueuse, tout loisir délicieux, [473d] toute conversation agréable, toute jouissance honnête. Par là, ils ôtent à leur vie cette unité qui enchaîne le présent au passé ; séparant le jour d'hier du jour actuel, et celui-ci du lendemain, ils anéantissent tout ce qui a existé pour eux, et, par cet oubli, le confondent dans un même abîme avec ce qui ne fut jamais.

Les philosophes qui, dans leurs écoles, nient tout accroissement des corps, à cause de l'émanation continuelle qu'ils supposent dans les substances, font de nous à chaque instant comme autant d'êtres différents (20) ; mais ceux qui, ne pouvant fixer le passé dans leur mémoire, l'en laissent continuellement s'écouler, s'altèrent réellement chaque jour, s'appauvrissent et se rendent toujours dépendants du lendemain. [473e] Ce qu'ils ont fait il y a peu d'années ou peu de jours ; que dis-je! ce qu'ils ont fait la veille est perdu pour eux, comme s'il n'avait jamais existé.

Cette négligence est un grand obstacle à la tranquillité de l'âme. Un plus grand encore, c'est qu'ils passent légèrement sur les événements agréables de leur vie pour s'arrêter à ceux dont le souvenir leur est pénible ; ainsi l'on voit les mouches glisser sur les endroits les plus polis d'un miroir (21), et s'arrêter sur les parties raboteuses. On dit qu'il y a dans la ville d'Olynthe un lieu mortel aux scarabées ; dès qu'une fois ils y sont entrés, ils ne peuvent plus en sortir ; emportés par un mouvement rapide, ils tournent malgré eux, [473f] et périssent en peu de temps (22). Il en est de même des hommes dont je parle : une fois tombés dans le souvenir de leurs malheurs passés, ils s'obstinent à y fixer  433 leur esprit, sans se donner le temps de respirer. Ne vaudrait-il pas mieux faire dominer dans notre âme, comme on fait dans les tableaux, les couleurs agréables et brillantes, et couvrir celles qui sont tristes et sombres, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de les effacer entièrement ?

L'harmonie du monde, comme celle des instruments, est composée de dissonances ; [474a] et, dans la vie humaine, rien n'est pur et sans mélange. Il y a, dans la musique, des tons graves et des tons aigus, et dans la grammaire des voyelles et des consonnes : n'employer qu'une espèce de tons ou de lettres, ce ne serait pas être musicien ou grammairien. Il faut savoir faire usage des uns et des autres, et les combiner avec art. Les choses humaines sont pleines de vicissitudes et de contrariétés. Dans le monde, selon Euripide,

Le mal sera toujours du bien inséparable ;
il naît de ce désordre un accord admirable.

Loin donc de perdre courage et de nous laisser abattre par les disgrâces, [474b] sachons, à l'exemple des musiciens, couvrir les tons discordants par des consonances agréables, et en entremêlant le bien avec le mal, en former un ensemble d'où résulte dans notre vie une harmonie parfaite. Ménandre se trompe quand il dit :

A peine l'homme sort des mains de la nature,
Qu'un bienfaisant génie accourt à son berceau.
Il est de son bonheur la garde la plus sûre,
Et veille sur ses jours jusques à son tombeau.

Pour moi, je suis du sentiment d'Empédocle, qui assure que l'homme, dès sa naissance, est soumis à l'empire de deux génies et de deux destins :

L'un emprunte son nom de ces terrestres lieux;
L'autre du dieu du jour, qu'il suit toujours des yeux.
L'on voit auprès de lui la Discorde sanglante,
Et, plus loin, l'Harmonie à la voix ravissante.
434 Ici, c'est la Beauté, riche de mille attraits,
Et là, c'est la Laideur, qui veut cacher ses traits.
[474c] L'ardente Activité, la pesante Indolence,
La Vérité sans fard, la noire Défiance.

Ces différents génies désignent les différentes passions de l'âme, dont les hommes apportent le germe en naissant, et qui mettent dans notre vie tant d'inégalité. Le sage désire les plus heureuses ; mais il s'attend à celles qui ne le sont pas, et il use des unes et des autres en évitant l'excès.

Épicure disait que celui qui fait moins de vœux pour le lendemain y arrive le plus agréablement ; on peut dire la même chose des richesses, de la gloire, des dignités et de la puissance : on ne les possède jamais avec plus de plaisir que lorsqu'on craint moins d'en être privé. Un désir trop vif de les avoir produit en nous [474d] une crainte aussi vive de les perdre, et met dans leur jouissance une incertitude et une agitation semblables à celle de la flamme poussée par le vent. Mais lorsque, fortifié par la raison, on peut dire avec assurance :

Fortune, avec plaisir je reçois tes bienfaits;
Mais leur perte à mon cœur coûte peu de regrets,

cette fermeté d'âme, qui ne voit dans un revers qu'un événement ordinaire, nous laisse jouir des biens présents avec la plus douce satisfaction.

Anaxagoras dit en apprenant la mort de son fils : « Je savais qu'il était mortel. » Disposition admirable que nous pouvons imiter dans tous les événements fâcheux qui nous arrivent. Je savais que mes richesses étaient fragiles [474e] et périssables ; que ceux qui m'avaient élevé à cette dignité pouvaient m'en faire descendre ; que ma femme était honnête, mais pourtant femme; que mon ami était homme, c'est-à-dire, suivant Platon, un animal d'un naturel changeant. Un cœur ainsi préparé, lorsqu'il éprouve des re- 435 vers fâcheux, mais qu'il avait prévus, ne dit pas : Je ne l'eusse jamais cru, j'espérais que la chose tournerait autrement, je n'y avais pas compté : paroles dictées par l'émotion et les mouvements convulsifs d'un cœur troublé, et que la préparation de l'âme à tous les événements pourra seule prévenir.

Carnéade disait que dans les affaires importantes, [474f] la douleur et le découragement qu'on éprouve viennent toujours de la surprise que causent les accidents imprévus. Le royaume de Macédoine était bien peu de chose en comparaison de l'empire romain. Cependant Persée, dépouillé de ses États, déplorait son sort, et passait pour le plus malheureux des hommes. Au contraire, Paul-Émile, [475a] vainqueur de Persée, après avoir mis entre les mains de son successeur un pouvoir qui lui assujettissait la terre et la mer, couronné de fleurs, sacrifiait aux dieux, et était regardé comme un des mortels les plus heureux; c'est qu'il n'avait reçu le commandement qu'à la charge de le céder à un autre, et que Persée ne s'était pas attendu à perdre son royaume. Nous voyons dans Homère cet effet naturel d'un accident imprévu. Ulysse pleure la mort de son chien, sur laquelle il n'avait pas compté ; mais, assis auprès de Pénélope en larmes, il ne laisse voir aucune émotion, parce qu'il était préparé à l'attendrissement de son épouse, et que depuis longtemps sa raison s'était prémunie contre les surprises de la sensibilité.

[475b] En général, entre les accidents qui nous arrivent, les uns sont fâcheux par leur nature même ; les autres, et c'est le plus grand nombre, par l'idée que nous avons l'habitude d'y attacher. Dans ces derniers, il faut avoir toujours présents à l'esprit ces vers de Ménandre :

Cet accident pour toi n'aura rien de fâcheux
Qu'autant que tu voudras le croire malheureux.
Si ton esprit, ton corps, n'en sentent point l'atteinte,
Pourquoi nous répéter une inutile plainte?

436 De ce genre sont l'obscurité de la naissance, l'infidélité d'une femme, l'impuissance de parvenir à un honneur ou à une dignité à laquelle on aspirait ; toutes ces privations n'empêchent pas l'homme d'être parfaitement sain de corps et d'esprit. Aux accidents fâcheux par eux-mêmes, tels que les maladies, les douleurs, la perte de nos amis ou de nos enfants, opposons [475c] ce mot d'Euripide :

Eh! pourquoi soupirer sur tant de maux divers?
L'homme a toujours été soumis à ces revers.

Rien n'est plus propre à réprimer l'emportement des passions que le souvenir de cette nécessité naturelle et commune à tous les hommes, suite de notre union avec un corps mortel : c'est le seul endroit par où nous donnions prise à la fortune ; ce qu'il y a de plus grand en nous est au-dessus de ses coups.

Démétrius, après la prise de Mégare, demandait au philosophe Stilpon si on ne lui avait rien pillé : « Je n'ai vu personne, lui répondit Stilpon, rien emporter qui fût à moi. » Quand la fortune nous aurait ravi tout le reste, nous aurions [475d] toujours en nous-mêmes quelque chose

Que l'ennemi jamais ne pourrait enlever.

Pourquoi donc nous rabaisser et déprimer notre condition comme si elle n'avait rien de stable et de solide, rien qui fût supérieur au pouvoir de la fortune? Ce n'est que par la partie de nous-mêmes la plus frêle et la plus caduque qu'elle peut avoir prise sur nous. Nous restons toujours les maîtres de la meilleure, de celle où résident nos plus grands avantages, les opinions saines, les sciences utiles et toutes les connaissances qui mènent à la vertu, biens précieux dont la substance est incorruptible, et qui ne peuvent jamais nous être enlevés. Avec cela, de quel œil assuré ne pouvons-nous pas fixer l'avenir? Avec quelle confiance ne devons-nous pas dire [475e] à la fortune ce 437 que Socrate, en paraissant ne parler qu'à ses accusateurs, adressait en effet à ses juges : « Anitus et Mélitus peuvent me faire périr, mais ils ne sauraient me nuire ! » La fortune peut bien nous rendre malades, nous enlever nos richesses, nous faire tomber dans la disgrâce du peuple ou du prince ; mais d'un homme bon, courageux et magnanime, elle ne saurait faire un cœur bas, lâche, vil et jaloux. Peut-elle lui ôter cette sagesse dont la présence continuelle est plus nécessaire au milieu des flots de cette vie que celle du pilote dans une mer agitée ? En effet, il n'est pas au pouvoir du pilote de calmer [475f] les flots irrités, d'apaiser la fureur des vents, de gagner la terre quand le danger est pressant, et d'y attendre l'événement avec une entière tranquillité ; seulement, tant qu'il ne s'abandonne pas au désespoir, il fuit à travers les ondes, et faisant usage de tout son art,

Il baisse les voiles enflées;
Il lutte avec effort contre un vent courroucé ;
Et, du sein furieux des ondes agitées,
Relève son mât fracassé.

Il s'arrête enfin tout tremblant, partagé entre la crainte et l'espérance. [476a] Mais la sagesse fait plus : elle entretient le calme dans les organes mêmes du corps, et prévient souvent par la tempérance, par des exercices et des travaux modérés, les causes des maladies. Si une violence étrangère la menace, alors, tel qu'un pilote qui replie promptement ses voiles à l'approche d'un écueil, comme dit Asclépiade (23), elle lui échappe facilement. Survient-il une tempête imprévue qui annonce un naufrage inévitable ; le port n'est pas éloigné. On peut abandonner son corps comme on abandonne une cha-  438 loupe qui fait eau. C'est moins le désir de la vie que la crainte de la mort qui rend l'homme faible si dépendant de son corps, et l'y attache [476b] aussi fortement qu'Ulysse l'était au figuier sauvage qui le tenait au-dessus de Charybde, ce gouffre

Où d'un vent furieux la fougue impétueuse
Ne laisse s'arrêter ni passer les vaisseaux.

La vie déplaît, et l'on craint de la quitter. Celui donc qui connaît la nature de son âme, qui sait que la mort n'est pour lui qu'un passage à une condition meilleure, ou du moins aussi bonne, trouve dans ce mépris de la mort un des plus sûrs moyens d'avoir l'âme tranquille. Quand la vertu, quand la portion la plus noble de nous-mêmes domine sur la fortune, le sage vit content de sa condition; mais si des passions étrangères à sa nature viennent l'assaillir et prennent le dessus, il s'en dégage sans crainte, en disant :

Un dieu, quand je voudrai, saura m'en affranchir (24).

[476c] Un tel homme trouvera-t-il rien qui l'inquiète et qui le trouble ? Quand il peut dire avec confiance : « Fortune, je t'ai prévenue; toutes les avenues de mon cœur te sont fermées ; » alors ce n'est pas sur des barrières placées autour de lui qu'il se fonde, mais sur les principes d'une saine raison, dont il est toujours en notre pouvoir de faire usage. Gardons-nous, par une lâche défiance, d'en regarder la pratique comme impossible : estimons-les plutôt, admirons-les ; et, pleins d'enthousiasme pour ces grandes vérités, faisons l'essai de nos forces sur des objets moins considérables, pour parvenir ensuite aux plus importants, et qu'une crainte pusillanime ne nous fasse pas abandonner ou négliger le soin de cultiver notre âme.

439 [476d] Peut-être n'y trouverons-nous pas autant de difficultés que nous l'avions cru d'abord. Une âme délicate, qui se détourne des objets pénibles pour ne s'arrêter que sur ce qui est doux et facile, en contracte une langueur et une mollesse qui la font bientôt succomber. Au contraire, celle qui se nourrit de la pensée des maladies, des douleurs et de l'exil ; qui, sous l'empire de la raison, se prépare à les supporter courageusement, reconnaît bientôt le vide et la fausseté des opinions que les hommes se forment sur les événements qu'ils regardent comme fâcheux et terribles.

La raison elle-même en convaincra facilement ceux qui voudront les examiner chacun en particulier. Mais la plupart des hommes ne pensent qu'avec frayeur à ce mot de Ménandre :

Ce sort peut être un jour celui de tout mortel.

Ils ignorent combien on est fortifié contre la douleur [476e] lorsqu'on peut envisager d'un œil fixe la fortune, ne pas repaître son imagination de pensées molles et efféminées, ni se bercer d'espérances flatteuses, que la plus légère adversité déconcerte et fait évanouir. Il est vrai', dirons-nous à Ménandre, que nul homme, tant qu'il vit, ne saurait répondre qu'il n'éprouvera pas tel ou tel accident. Mais ne peut-il pas dire : Tant que je vivrai, je ne mentirai pas ; je ne commettrai ni injustice, ni fraude, ni violence. Cet engagement, qu'il est toujours en notre pouvoir de remplir, est un sur moyen pour parvenir à la tranquillité de l'ame.

Mais quand la conscience nous reproche quelque mauvaise action, le remords, [476f] tel qu'un ulcère rongeur, laisse dans l'âme un souvenir cruel qui la déchire sans cesse. La réflexion, qui dissipe les autres sujets de peine, produit le repentir, dont l'amertume excite une honte pénible, qui nous fait trouver en nous-mêmes notre supplice. Le froid et le chaud que nous éprouvons en hiver et en été 440 nous font bien moins souffrir [477a] que le frisson et la chaleur de la fièvre; de même les peines que nous causent les revers de fortune sont moins sensibles, parce qu'elles viennent du dehors ; mais quand on a ce reproche à se faire :

Hélas ! je suis moi seul l'artisan de mes maux ;

alors, au regret intérieur du mal qu'on a fait, se joint le sentiment plus pénible encore de la honte qui le suit. Ce n'est donc point à des palais magnifiques, à des monceaux d'or et d'argent, à une naissance illustre, à des dignités brillantes, à la force de l'éloquence, aux grâces du langage, qu'on doit le calme et la tranquillité de la vie ; c'est bien plutôt à la disposition d'une âme pure, qui ne s'est jamais souillée par des actions ou des pensées mauvaises, et dont les affections, source naturelle de nos mœurs, sont exemptes de toute corruption : [477b] c'est de cette source que découlent les actions honnêtes et vertueuses ; c'est elle qui leur donne cette énergie puissante qui tient de l'enthousiasme, cette noble gaieté, cette noble élévation, enfin ce souvenir plus délicieux encore et plus durable que l'espérance, la nourrice des vieillards, selon Pindare. Des vases où l'on a mis des parfums, dit Carnéade, en conservent l'odeur longtemps après qu'on les en a retirés. Il en est de même des actions vertueuses : elles laissent dans l'âme du sage un souvenir agréable et toujours nouveau, qui, comme une douce rosée, humecte et nourrit sa joie, et lui fait mépriser ces lugubres calomniateurs [477c] de notre vie, qui la représentent comme un séjour de misères, comme un lieu d'exil où nos âmes sont reléguées.

J'admire ce mot de Diogène à un étranger qui, se trouvant à Lacédémone, se préparait pour un jour de fête avec un soin extraordinaire. « Eh quoi ! lui dit ce philosophe, tous les jours ne sont-ils pas pour l'homme de bien des jours de fête? » Oui, sans doute, et même des plus so-  441 lennels, si nous savons le bien prendre. Ce monde est le temple le plus saint et le plus digne de la majesté de Dieu. L'homme y est introduit à sa naissance, pour y contempler, non des statues immobiles, ouvrages de la main des hommes, mais celles que l'intelligence divine a créées, et qui, selon la pensée de Platon, sont les images sensibles ; des substances invisibles, et ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur vie : je veux dire le soleil, [477d] la lune, les étoiles, les rivières, dont les eaux se renouvellent sans cesse, et la terre, qui fournit aux animaux et aux plantes une abondante nourriture. La contemplation de ces grands objets est pour nous l'initiation la plus parfaite, et doit répandre sur notre vie un calme et une joie inaltérables.

N'imitons pas cette multitude grossière qui, pour se réjouir, attend les fêtes de Saturne, de Bacchus et de Minerve, ou d'autres jours semblables, et qui paie des baladins et des farceurs pour rire à prix d'argent. Cependant nous assistons à ces fêtes avec beaucoup de recueillement et de modestie ; on ne voit personne pleurer dans l'initiation aux mystères, ni s'affliger aux jeux pythiens, ni jeûner pendant les Saturnales; et ces mystères augustes, auxquels Dieu [477e] daigne nous initier, ces fêtes qu'il dirige lui-même, on les déshonore par des pleurs, des gémissements et des plaintes éternelles. On écoute avec plaisir les sons agréables des instruments de musique et les chants harmonieux des oiseaux; on aime à voir des animaux pleins de gaieté qui sautent et qui bondissent; au contraire, les cris et les rugissements des animaux féroces nous inspirent de l'horreur. Mais quand nous voyons notre propre vie livrée à une sombre tristesse qui la consume, sans cesse déchirée par des passions affligeantes, par des soins et des sollicitudes qui n'ont point de bornes, [477f] nous ne voulons ni chercher en nous-mêmes un soulagement à nos peines, ni recevoir les consolations que d'au- 442 tres nous présentent. Si nous savions en faire usage, elles nous feraient jouir du présent d'une manière irréprochable ; elles nous rappelleraient avec joie le souvenir du passé, et nous conduiraient à l'avenir avec cette douce espérance que la crainte et les soupçons ne nous enlèveraient jamais.


(01)  Il a été question d'Éros et de Fundanus dans le traité sur les Moyens de réprimer la colère. Paccius ne m'est point connu.

(02)  Sujet de quelque tragédie que nous n'ayons plus.

(03)  Voyez la Cyropédie, liv. i, p. 25.

(04) C'est Démocrite que Plutarque a ici en vue. Il disait, au rapport de Sénèque, de Tranquilt. anim., ch. 12, qu'il fallait s'abstenir des affaires publiques et particulières. Il est vrai que Sénèque prétend qu'il ne parlait que des affaires superflues, et non des nécessaires, auxquelles il faut se livrer sans réserve, mais que, quand le devoir n'y oblige pas, il faut s'abstenir d'agir.

(05) C'est ce qu'Électre dit à son frère Oreste, lorsqu'il est saisi de ses accès de fureur, dans l'Oreste d'Euripide.

(06) Théodore, philosophe athénien, qui fut disciple d'Aréta, fille d'Aristippe, écrivit contre l'existence des dieux. Il soutenait que tout est indifférent, et qu'il n'y a ni vice ni vertu. Sa conduite était assortie à ses principes. Chassé d'Athènes, il se fit des affaires partout où il alla, et fut enfin condamné à s'empoisonner. (Diogène Laërce, liv. II, segm. 97. )

(07) Platon, à l'âge de quarante ans, passa en Sicile pour voir les merveilles de cette île fameuse. Il s'y lia d'amitié avec Dion, qui le fit connaître à Denys le Tyran. Mais la morale du philosophe fut peu goûtée par un prince nourri depuis longtemps dans la flatterie. Dion, qui craignit que le mécontentement de Denys n'eût des suites fâcheuses, demanda le congé de Platon, afin qu'il pût profiter de l'occasion d'un vaisseau qui devait ramener Polide, ambassadeur de Lacédémone. Denys accorda le congé; mais il chargea l'ambassadeur de le faire périr en chemin ou de le vendre. Polide le mena donc à Égine. Or, il était défendu à tout Athénien, sous peine de la vie, de passer dans cette île. Il fut cité en justice;j mais quelqu'un ayant allégué que la loi avait été faite contre des hommes, et non pas contre des philosophes, on voulut bien se payer de cette distinction, et l'on se contenta de le vendre. Il fut acheté 30 mines, d'autres disent 20, par un Cyrénéen nommé Annicéris, qui le remit gratuitement en liberté. Ce fut alors qu'il établit sa demeure dans un lieu d'Athènes nommé l'Académie, d'où ses disciples prirent le nom d'académiciens.

(08) Mot à mot : les vains aboiements, par allusion à la secte des cyniques, que professait Métrodore.

(09) Un habitant de l'île de Thase.

(10) La mine contenait cent drachmes, et valait à peu prés quatre-vingt-dix livres de notre monnaie en 1786, la drachme étant estimée à peu près dix-huit sous. Cette mesure devait être celle qu'on appelait métréte, et qui contenait quarante-deux pintes, mesure de Paris. La cotyle de miel revenait à notre demi-setier, et coûtait quatre livres dix sous de notre monnaie.

(11) L'hémiecte de farine était la douzième partie du médimne, et pesait plus de huit livres, poids de Paris. L'obole, qui était la sixième partie de la drachme attique, valait près de trois sous. Le chénix d'olives pesait plus de deux livres, et coûtait deux chalcos ou six deniers. L'exomis était une tunique grossière, courte et étroite, réservée aux esclaves et au bas peuple; elle coûtait près de dix livres de notre monnaie.

(12) Ces vers sont de Ménandre.

(13) Les anciens donnaient des combats de cailles et de coqs. Les premiers sont encore en usage en Italie et à la Chine, et les seconds, en Angleterre.

(14) Euphorion, poète de Chalcis dans l'Eubée. Virgile en fait mention dans sa dixième Églogue.

(15) Ce proverbe s'employait en plusieurs sens différents. Il signifie ici qu'il faut se contenter de la condition dans laquelle la nature nous a placés.

(16) Straton et Ménédème étaient tous deux de Lampsaque, et vivaient vers la cent vingt-troisième olympiade.

(17) Plutarque écrivait dans les temps qui précédèrent le règne de Trajan. On sait quels troubles causèrent dans Rome, sous Claude et sous Néron, les factions des comédiens. Ces querelles avaient commencé dès le temps d'Auguste, et le règlement fait par le Sénat sous Tibère, et rapporté par Tacite, Annal., liv. I, chap. 77, montre quel était leur crédit. 

(18) Voyez Homère, Iliade, liv. xxiv, v. 527, et Plutarque sur la Manière de lire les poètes, tom. I, pag. 126.

(19)  Cet Ochnus était un homme laborieux qui avait une femme fort peu ménagère, de sorte que tout ce qu'il pouvait gagner se trouvait aussitôt dépensé. Et voilà, dit-on, ce que Polignote a voulu faire entendre par cette ânesse qui rend inutile tout le travail du cordier. Pausan, liv. X, chap. 25.

(20) Ces philosophes sont les stoïciens, que Plutarque réfute fort au long dans un de ses traités.

(21) Les miroirs des anciens étaient faits d'un métal très lisse et très poli.

(22) Pline et Henri Étienne rapportent aussi ce phénomène, sans rien dire de sa cause.

(23) Plusieurs poètes ont porté le nom d" Asclépiade. Le plus connu est celui qui a donné son nom à un des vers lyriques. La première ode d'Horace est composée de celte sorte de vers.

(24) Ce vers est tiré de la tragédie des Bacchantes, d'Euripide.