RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE

 

 

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

DE DES MOYENS DE RÉPRIMER LA COLÈRE

 

AUTRE TRADUCTION française : 

Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870.

 

texte grec

 

386 DES MOYENS DE RÉPRIMER LA COLÈRE.

SYLLA ET FUNDANUS (01).

[452f] SYLLA. J'approuve beaucoup, Fundanus, la conduite des peintres qui mettent leurs ouvrages à l'écart, avant que de les achever, pour les revoir de temps en temps. En les perdant ainsi de vue quelques jours, il leur arrive souvent de les corriger. La réflexion leur fait connaître de petits défauts qui leur échapperaient si leurs ouvrages étaient continuellement sous leurs yeux. [453a] Nous ne pouvons pas, à leur exemple, nous séparer de nous-mêmes pour nous juger dans des temps différents ; ce qui fait que nous jugeons moins bien de nous-mêmes que des autres. Mais rien n'est plus avantageux que d'aller voir quelquefois nos amis et de leur demander ce qu'ils pensent de nous. L'objet de ces visites ne doit pas être de savoir si nous avons vieilli et si notre santé n'est point altérée, mais si nos mœurs sont devenues meilleures et si nous avons moins de vices.

Il y a cinq mois que je vis à Rome avec vous, après une absence de deux ans. Je ne suis pas surpris qu'avec les heureuses dispositions que vous avez reçues de la nature, [453b] vous ayez fait tant de progrès dans la vertu. Ce qui m'étonne, c'est que votre caractère, si bouillant autrefois et si prompt à s'enflammer, soit aujourd'hui calme et docile à la voix de la raison. Aussi ne puis-je m'empêcher de dire :

Grands dieux, quel changement! qu'il est devenu doux!

Cette douceur n'est pas l'ouvrage de la mollesse et de 386 l'indolence. Semblable à une terre que la culture a rendue féconde, vous avez fait succéder la modération à la vivacité et à l'impétuosité de votre âme. Le hasard ou l'âge avancé n'a pas opéré ce changement, il est l'effet d'une raison éclairée par l'expérience.

[453c] Quand notre ami Éros m'en fit part, je crus, à vous dire vrai, que son amitié pour vous lui faisait rendre ce témoignage pour m' annoncer, non ce que vous étiez, mais ce que les personnes de votre condition doivent être. Mes soupçons n'étaient pas fondés : il n'a jamais trahi sa façon de penser pour obliger qui que ce soit ; et je lui rends la justice qui lui est due. Maintenant, puisque notre promenade vous en donne le temps, dites-moi quels moyens vous avez employés pour devenir si doux et si obéissant au frein de la raison, vous qui étiez auparavant si emporté.

FUNDANUS. Craignez, mon cher Sylla, que votre attachement pour moi ne vous égare. Éros n'est pas toujours maître de lui-même ; il n'a pas [453d] la retenue qu'Homère recommande ; la haine des méchants le courrouce. Il n'est pas surprenant qu'il m'ait trouvé si doux. Nous sommes, lui et moi, comme les tons de la musique, dont les uns sont hauts en comparaison d'autres plus bas.

SYLLA. Ce n'est pas cela, Fundanus. Faites pour moi, je vous prie, ce que je vous demande.

FUNDANUS. Vous le savez, Sylla, la plus belle des maximes de Musonius (02) que vous et moi ayons retenues, est celle-ci : « Ceux qui veulent se préserver des vices doivent toujours travailler à s'en corriger. » Je ne crois pas que la raison doive être employée momentanément à la guérison des maladies de l'âme, comme l'ellébore l'est à 387 celles du corps ; mais ses conseils doivent être toujours présents à notre esprit, pour en observer exactement les préceptes. [453e] Semblable, non aux drogues médicinales, mais aux aliments salubres, elle entretient la santé de l'âme dans ceux qui s'en nourrissent habituellement, et fortifie leur constitution morale. Les conseils et les réprimandes qu'on oppose aux passions, lorsqu'elles sont dans leur plus grande force, n'opèrent que faiblement. Ils ressemblent aux odeurs fortes qu'on fait respirer aux épileptiques, et qui calment leur accès sans guérir la maladie.

A la vérité, les autres passions, même dans leur effervescence, cèdent jusqu'à un certain point aux conseils de la raison, qui vient au secours de l'âme. La colère non seulement

Écarte la raison et produit mille maux,

comme le dit Mélanthius, mais elle la chasse et la bannit. Telle qu'un homme qui se brûle [453f] dans sa propre maison, elle remplit l'âme de confusion et de trouble, et les vapeurs funestes dont elle obscurcit la raison, l'empêchent de rien voir et de rien entendre de ce qui pourrait la modérer. Aussi serait-il plus facile de faire entrer un pilote dans un vaisseau battu de la tempête et livré à la merci des flots [454a] que d'amener un homme violemment agité par la colère à recevoir les conseils d'autrui, si ses propres réflexions ne l'y ont pas déjà préparé.

Quand on craint d'être assiégé, sans espoir d'aucun secours étranger, on rassemble avec soin toutes les provisions nécessaires. Il faut de même se pourvoir d'avance, contre la colère, des ressources que donne la philosophie. Ce n'est pas au moment d'en faire usage qu'il est facile d'y avoir recours. L'âme, étourdie par le tumulte qu'excité la passion, ne peut rien entendre de ce qui se passe au dehors, à moins que sa propre raison, comme un modérateur salutaire, n'écoute et ne reçoive les avis qu'on lui 388 donne. [454b] Lors même qu'elle peut les entendre, elle méprise des représentations faites avec douceur, et s'irrite d'une généreuse liberté. La colère, naturellement fière, opiniâtre, et, telle qu'un tyran redoutable, inaccessible aux remontrances d'autrui, a besoin d'un contrepoids continuel qui la retienne. Un emportement habituel et des offenses fréquentes produisent un vice que nous appelons colère; et ce vice engendre l'impatience, l'aigreur et une humeur chagrine; et quand une fois l'esprit est ulcéré, [454c] les plus petites choses le blessent et l'irritent, semblable à un fer mou et flexible, qui cède à la plus légère pression. Mais quand la réflexion arrête sur-le-champ le mouvement de la colère et en réprime les saillies, elle remédie au mal présent, le prévient pour l'avenir, et fortifie l'âme contre les atteintes de la passion. Pour moi, après avoir résisté deux ou trois fois à la colère, j'ai été comme les Thébains, qui, vainqueurs une fois des Spartiates, qu'ils avaient cru jusqu'alors invincibles, n'eurent plus le dessous dans aucun combat. J'ai senti que la raison pouvait vaincre la colère. J'ai vu, comme le dit Aristote, cette passion s'éteindre par l'eau froide : [454d] la crainte et une joie subite ont produit le même effet, selon le témoignage d'Homère.

Je crois donc que cette maladie de l'âme n'est pas incurable, et qu'on peut en guérir quand on le veut sincèrement. Ses commencements sont souvent faibles. C'est un bon mot, une plaisanterie, un signe de tête, un sourire et bien d'autres choses de cette espèce qui la provoquent. Ainsi, quand Hélène dit à Électre :

Quoi ! depuis si longtemps vous êtes vierge encore?

celle-ci, irritée de ce propos, lui répond :

Et vous, sage trop tard, trop tôt déshonorée.

Callisthène irrita aussi Alexandre lorsqu'il dit à ce prince, 389 qui présentait à la ronde une grande coupe : [454e] « Je ne veux pas, pour avoir trop bu, recourir à Esculape. »

Il est facile d'éteindre le feu du poil de lapin, des mèches et de la paille enflammées ; mais s'il prend à des matières combustibles, solides et épaisses, il dévore en un instant, comme le dit Eschyle,

Des arts les ouvrages sublimes.

De même, celui qui observe les premiers mouvements de la colère, et qui réfléchit que c'est une parole indifférente, une froide plaisanterie qui en allume les premiers feux, n'a pas besoin de grands efforts pour la calmer : il suffit souvent de lui opposer le silence et le mépris. [454f] Le feu s'éteint faute d'aliments, et la colère se dissipe quand on ne l'entretient pas et qu'on ne l'excite point. Je n'approuve point Hiéronyme (03), quoique d'ailleurs ses ouvrages contiennent d'excellentes maximes, d'avoir dit que la colère naît si subitement dans l'âme, qu'on ne la sent que lorsqu'elle y est formée. Au contraire, il n'est point de passion dont la naissance et les progrès soient aussi sensibles. [455a] Homère nous en donne une leçon frappante, lorsqu'il peint Achille saisi de la plus vive douleur à la première nouvelle de la mort de Patrocle :

A ces mots, la douleur s'empare de son âme.

Mais il ne s'irrite que lentement contre Agamemnon et lorsqu'il a été poussé à bout par les propos de ce prince ; que si l'on eût arrêté les premières paroles offensantes, la querelle n'aurait pas eu de suites si fâcheuses. Aussi, toutes les fois que Socrate se sentait ému de colère contre un de ses amis, il avait soin de radoucir sa voix, [455b] de prendre un 390 visage riant et un regard serein. Tel qu'un pilote qui,

Menacé par les vents, gagne une rade sûre,

il prenait une direction contraire, et en résistant à une passion naissante, il se mettait en état de n'y pas succomber. Le premier moyen de réprimer la tyrannie de la colère, c'est qu'au lieu de lui céder, lorsqu'elle nous commande des regards terribles, des paroles menaçantes, des mouvements de dépit et de fureur contre nous-mêmes, nous conservions une tranquillité parfaite, et nous évitions des excès qui ne font qu'aigrir le mal. Les jeux folâtres que l'amour inspire, les chants, les danses, les couronnes qu'on suspend à la porte d'une maîtresse, sont du moins un adoucissement aux maux que cette passion cause.

J'arrive, je la vois, je l'embrasse en silence.
[455c] Si la loi le défend, punissez un forfait,

a dit un poète. Les pleurs et les gémissements sont permis dans le deuil ; les larmes adoucissent l'amertume de la douleur ; mais les actions et les discours d'un homme en colère l'irritent encore davantage. Rien de mieux que de se rendre maître de soi-même : pour se garantir de cette passion, il faut fuir et se cacher. La tranquillité est un port assuré ; elle doit être notre ressource, dès que nous sentons les atteintes de la colère, afin qu'elle ne se tourne pas contre nous-mêmes ou contre les autres. Il n'est que trop ordinaire que nous la déchargions sur nos amis. L'amitié, la crainte et l'envie sont bornées à un petit nombre de personnes ; la colère s'étend sur tout ; elle ne respecte rien : elle attaque [455d] les amis et les ennemis, les parents et les enfants, les dieux et les animaux, tout enfin jusqu'aux êtres inanimés. Thamyris en est un exemple.

Elle brise en fureur son arc tout brillant d'or,
Et ne respecte pas sa lyre harmonieuse.

391 Pandarus jure avec imprécation qu'il rompra son arc pour le livrer aux flammes. Xerxès fit battre la mer avec des verges, et écrivit en ces termes au mont Athos : « Montagne superbe, qui de ta cime touches les deux, garde-toi d'opposer à mes travaux des rochers trop durs, ou bien tu seras brisée et jetée dans la mer. »

La colère a des effets terribles, elle en a de ridicules ; [455e] il n'est point de passion plus odieuse et plus méprisable. Il est bon de la considérer sous ce double rapport. Je ne sais si j'ai bien ou mal fait ; mais le premier remède que j'ai employé contre cette maladie, a été de l'observer dans les autres, à l'exemple des Spartiates, qui, pour guérir leurs enfants de l'amour du vin, leur faisaient voir les Ilotes ivres.

L'un des plus mauvais symptômes d'une maladie, dit Hippocrate, c'est une altération sensible dans le visage du malade. Lors donc que j'ai vu jusqu'à quel point la colère défigurait les traits, la couleur, la contenance et la voix, j'ai vivement senti tout l'odieux de ce tableau. Je me suis dit à moi-même [455f] combien il serait honteux de paraître devant mes amis, ma femme et mes enfants, dans un état d'altération si effrayant, que l'air de mon visage et le son de ma voix fussent d'une bête féroce plutôt que d'un homme. J'avais vu quelques uns de mes amis rendus si méconnaissables par la colère, qu'on ne retrouvait en eux ni leur figure accoutumée, ni leurs mœurs, ni leur langage, ni la douceur de leur conversation.

[456a] L'orateur Gracchus, dont la prononciation était trop véhémente, et les mouvements trop forts, avait une de ces flûtes dont les musiciens se servent pour observer la gradation des tons. Toutes les fois qu'il parlait en public, un esclave placé derrière lui avec cet instrument, lui faisait baisser le ton, quand il se livrait à sa véhémence, et en le ramenant à un son de voix plus doux et plus mo- 392 déré, il ôtait à sa déclamation ce qu'elle avait de rude et d'emporté :

Tel un jeune berger, enflant ses chalumeaux,
Fait entendre des sons qui charment les échos.

Pour moi, si j'avais un esclave intelligent et soigneux, je ne trouverais pas mauvais que dans un accès de colère il me présentât un miroir, [456b] comme on le fait après le bain, sans trop d'utilité. Rien n'est plus propre à inspirer de l'horreur pour cette passion, que de se voir dans un état d'altération si contraire à la nature. Les poètes racontent en plaisantant qu'un satyre voyant Minerve jouer de la flûte, lui dit :

Quittez un instrument qui déforme vos traits.
Une lance à la main sied mieux à vos attraits.

D'abord, elle ne voulut pas écouter ses représentations ; mais ensuite, s'étant considérée dans l'eau, elle eut horreur d'elle— même, et abandonna la flûte. Cependant l'altération des traits était compensée par la douceur du chant. On dit que le satyre Marsyas ajouta l'anche à la flûte, afin d'employer [456c] le moins de souffle possible, et qu'il masqua son visage, pour cacher les difformités que produisait le jeu de cet instrument.

Sous un masque brillant il cacha sa laideur;
Et de sa bouche énorme, avec des aiguillettes, 
II sut adroitement étrécir la grandeur.

Mais la colère, outre qu'elle force et défigure tous les traits du visage, fait entendre des sons durs et déplaisants.

Des mouvements de l'âme elle trouble l'accord.

On dit que la mer se purifie lorsque, agitée par les vents, 393 elle jette sur ses bords de l'algue et de la mousse. Mais les paroles aigres, obscènes et ridicules qu'on vomit dans la colère, souillent et déshonorent ceux qui se les permettent. On se persuade [456d] que la passion n'a fait que découvrir la méchanceté et la corruption qu'ils recélaient dans leur cœur. Ils passent pour des gens malintentionnés et médisants, et paient chèrement, selon la pensée de Platon, le plaisir le plus frivole, celui de parler.

Ces différentes observations m'ont convaincu que si dans la fièvre c'est un symptôme fâcheux que d'avoir la langue chargée, c'en est un plus mauvais encore dans la colère. Il est vrai que, dans ce premier cas, ce symptôme n'est pas la cause de la fièvre. Mais dans la colère, quand la langue se déborde en paroles dures et offensantes, ces injures décèlent la mauvaise volonté, [456e] et produisent souvent des inimitiés implacables. L'ivresse découvre moins l'intempérance et l'aversion que ne fait la colère. Les paroles qui échappent dans le vin excitent la plaisanterie, celles que dicte la colère respirent le fiel et l'amertume. Un convive qui ne dit rien déplaît a tous les autres. Mais dans la colère, rien, selon l'avis de Sapho, ne sied mieux que le silence:

Par les transports de la colère
Votre cœur est-il agité,
De votre langue téméraire
Craignez l'essor précipité.

Ces effets sont pour nous une leçon qui doit nous tenir en garde contre nous-mêmes dans les accès de la colère, et qui avertit [456f] des suites qu'elle peut avoir. Cette passion est lâche et basse, elle avilit l'âme ; aux yeux de quelques uns, ses désordres sont du courage, ses menaces une audace, et sa résistance une force. Aux yeux de quelques autres, sa férocité est un sentiment de grandeur, son opiniâtreté une constance, et son aigreur une haine contre 394 les méchants. Mais quelle erreur! toutes les actions de l'homme colère décèlent sa lâcheté et sa faiblesse. [457a] Je passe sous silence les peines cruelles qu'il inflige à des enfants, les mauvais traitements qu'il fait essuyer à des femmes, les coups qu'il donne à des chiens, à des chevaux et à des mulets, sous prétexte de les corriger.

Le pancratiaste Ctésiphon en agissait ainsi à l'égard de sa mule : il lui rendait des coups de pied pour ses ruades.

Les actions barbares et atroces d'un homme colère ne nous montrent que la bassesse de son âme ; il est semblable à ces serpents venimeux dont les piqûres sont d'autant plus douloureuses qu'ils sont plus irrités. La violence des coups produit une enflure dans les chairs. [457b] Quand les esprits faibles sont accoutumés à offenser, leur colère est en proportion de leur faiblesse.

Aussi, les femmes sont-elles plus sujettes à la colère que les hommes ; les malades, que les gens qui se portent bien; les vieillards, que les jeunes gens; et les personnes malheureuses, que celles qui sont dans la prospérité. Un avare s'emporte facilement contre son économe ; un gourmand, contre son cuisinier; un jaloux, contre sa femme ; un homme glorieux, contre un médisant. Mais les plus irritables sont ceux qui aspirent aux honneurs dans les républiques, ou qui veulent s'y faire chefs de parti, tourment honorable, selon Pindare. C'est donc la faiblesse de l'âme qui, du ressentiment qu'elle éprouve, fait naître la colère ; et loin que cette passion soit, comme quelqu'un l'a dit, [457c] le nerf de l'âme, elle ressemble plutôt à des convulsions, à des spasmes violents, qu'excite en nous le désir de la vengeance.

La considération de ces exemples vicieux, quoique désagréable en soi, était cependant nécessaire. Les discours et les actions de ceux qui dans la colère se sont comportés avec douceur et modération, nous offriront un 395 spectacle plus beau et plus intéressant. Loin de nous ces paroles odieuses :

Du tort que tu m'as fait je saurai te punir;

Et ailleurs :

Écrase sous tes pieds l'objet de ta colère,

et d'autres discours semblables, faits pour aigrir un cœur déjà irrité, et qui, indignes d'un homme généreux, peuvent tout au plus convenir à des femmes. [457d] La force, qui sur tout le reste s'accorde si bien avec la justice, ne lui dispute que la douceur, qu'elle prétend lui convenir plus qu'à la justice. Un homme faible triomphe quelquefois d'un plus brave 'que lui. Mais d'ériger dans son âme un trophée pour avoir vaincu la colère, passion difficile à soumettre, selon Héraclite, parce qu'elle se satisfait au prix même de la vie, c'est l'effet d'une force victorieuse et puissante, qui, secondée d'un jugement ferme et vigoureux, se rend maîtresse des passions. Je m'attache donc à recueillir non seulement les traits de modération des philosophes qui, selon les gens sensés, n'ont point de fiel, mais encore, et par préférence, ceux des rois et des tyrans.

[457e] Des soldats d'Antigonus, qui ne croyaient pas être entendus, parlaient mal de lui auprès de sa tente. Ce prince, soulevant le rideau avec sa canne, se contenta de leur dire : « N'irez-vous pas plus loin médire de moi ? »

Un Achéen, nommé Arcadion, ne cessait de mal parler de Philippe, et disait à chacun de fuir

Chez des peuples lointains ignorés de Philippe.

Il vint en Macédoine, et les courtisans dirent au prince qu'il ne fallait pas manquer l'occasion de le punir : Philippe le traita avec bonté et lui fit de grands présents ; ensuite il s'informa des .discours qu'Arcadion tenait sur son compte : [457f] on lui rapporta de toutes parts qu'il n'avait 396 pas de meilleur panégyriste. « Vous voyez, leur dit Philippe, que je suis un meilleur médecin que vous. »

Il sut qu'on l'avait plaisanté dans l'assemblée des jeux olympiques, et comme ses courtisans voulaient qu'il se vengeât des Grecs qui, médisaient d'un prince qui les avait comblés de bienfaits, il leur dit : « Que sera-ce donc si je leur fais du mal ? » La conduite de Pisistrate envers Thrasybule, celle de Porsenna [458a] envers Mucius, et de Magas à l'égard de Philémon, ne méritent pas moins d'éloges.

Le poète Philémon s'était permis de plaisanter Magas en plein théâtre, et de lui dire :

On t'apporte, Magas, des lettres de ton roi;
Magas, que je te plains! car tu ne sais pas lire.

Philémon fut jeté par la tempête dans les États de Magas (04), qui, l'ayant fait arrêter, ordonna à un de ses gardes de lui poser une épée nue sur le cou, et de se retirer sans lui faire aucun mal ; ensuite il lui envoya une boule et des osselets, pour lui montrer qu'il n'était encore qu'un enfant, et il le laissa aller.

Ptolémée Lagus demandait à un grammairien ignorant, pour se moquer de lui, quel était le père de Pelée. « Dites-moi vous-même, lui répondit le grammairien, [458b] quel était le père de Lagus. » Cette réponse piquante, qui reprochait au roi l'obscurité de sa naissance, révolta tous les assistants, qui voulaient qu'on la punît sévèrement. « S'il n'est pas de la dignité d'un prince, leur dit Ptolémée, de supporter une plaisanterie, il l'est encore moins de la faire. »

Alexandre traita trop cruellement Callisthène et Clitus ; aussi Porus, devenu son prisonnier, lui demanda-t-il de le traiter en roi. Le vainqueur lui ayant dit s'il ne désirait 397 pas autre chose, « Non, répliqua Porus, tout est compris dans ce mot. »

Les poètes donnent au roi des dieux le titre de doux, et à Mars, celui de sanguinaire ; c'est aux démons et aux furies, [458c] et non aux dieux du ciel à infliger des châtiments. Lorsque Philippe eut détruit la ville d'Olynthe, quelqu'un dit qu'il n'était pas en état d'en bâtir une aussi puissante. On pourrait de même dire à la colère : Tu peux perdre, renverser et détruire ; c'est à la douceur, à la clémence, à la modération de conserver, d'épargner et de protéger ; c'est l'ouvrage d'un Camille, d'un Métellus, d'un Aristide et d'un Socrate (05). Il ne convient qu'à de vils insectes de piquer et de rester attachés à leur proie.

D'ailleurs, à ne considérer que ce désir de vengeance qui excite la colère, [458d] on voit qu'il est souvent sans effet, qu'il se consume à mordre ses lèvres, à grincer des dents, à s'agiter en vain, à exhaler des injures et des menaces insensées pour aboutir à une chute ridicule avant que d'avoir atteint 'ce but, comme des enfants tombent par faiblesse au milieu de leur course. Le licteur d'un préteur romain s'emportait contre un homme de Rhodes, qui lui dit avec beaucoup de sens : « Je ne m'embarrasse pas de toutes tes clameurs, mais du silence de ton maître. » Néoptolème et Euripyle, dans Sophocle, vantent réciproquement leurs exploits sans jamais employer aucune parole offensante. Les Barbares empoisonnent leurs flèches, mais la valeur n'a pas besoin de fiel ; [458e] c'est la raison qui fait sa force. Les traits de la colère et de la fureur sont fragiles et s'émoussent facilement. Aussi les Lacédémoniens calment-ils au son de la flûte l'emportement de leurs soldats ; et, avant le combat, ils sacrifient aux Muses, afin de conserver le sang-froid de la raison. Quand ils ont mis leurs ennemis en fuite, ils ne s'attachent pas à 398 les poursuivre, mais ils contiennent leur colère, qui cède sans peine, comme une épée courte rentre aisément dans son fourreau.

Combien de gens ont été les victimes de leur colère avant qu'ils aient pu se venger ! Tel fut le sort de Cyrus et de Pélopidas le Thébain (06). Agathocle, insulté par les habitants d'une ville dont il faisait le siége, écoutait tranquillement leurs bravades. L'un d'entre eux lui ayant dit : « Potier, d'où prendras-tu l'argent pour payer tes troupes ? — Dans cette ville, quand je l'aurai prise, » [458f] répondit-il en riant. Des assiégés reprochaient à Antigonus du haut de leurs murailles la difformité de son visage ; il se contenta de leur répondre : « Je me croyais cependant d'une figure passable. » Quand il eut pris la ville, il fit vendre ces mauvais plaisants, et leur dit que si désormais ils l'insultaient, il irait s'en plaindre à leurs maîtres. J'ai vu souvent des chasseurs et des orateurs à qui la colère a fait commettre de grandes fautes. Aristote raconte que les amis de Satyrus, [459a] un jour qu'il plaidait pour eux, lui bouchèrent les oreilles avec de la cire, de peur que les injures de ses adversaires ne lui fissent perdre son sujet de vue.

Ne voyons-nous pas souvent nos esclaves, effrayés de nos menaces, se dérober par la fuite au châtiment? Ne pleure pas, dit une nourrice à son enfant, et tu auras ce que tu demandes. On peut de même se dire avec fruit dans le premier mouvement de la colère : Ne te presse point, suspends tes cris, et ne précipite pas ta vengeance; elle en sera plus sûre et plus juste. Un père qui voit son enfant entreprendre de couper quelque chose avec un couteau, prend le couteau et le coupe ; [459b] de même celui qui ôte à la colère le soin de la vengeance, punit 399 sûrement et sans danger ; et le châtiment, utile à celui qui le reçoit, ne retombe pas sur celui qui l'inflige, comme il arrive souvent dans la colère.

Une résistance habituelle contre les passions rebelles est nécessaire pour les soumettre à l'empire de la raison. Il n'en est point dont nous ayons plus à nous garantir envers nos esclaves que de celle de la colère : ils n'excitent ni envie, ni crainte, ni jalousie, mais ils sont bien souvent les objets de notre colère. Leur asservissement à notre volonté nous rend injustes à leur égard, parce que rien n'arrête l'abus de notre pouvoir, et que nous n'avons rien à craindre de notre injustice ; l'assurance de l'impunité nous expose à bien des fautes ; c'est un chemin glissant et difficile à tenir. Le seul moyen d'éviter le danger, c'est d'avoir un fonds inépuisable de douceur, [459c] et d'être insensible à l'importunité des cris d'une femme et aux reproches des amis qui condamnent notre modération et la taxent de mollesse et de nonchalance. Moi-même, j'ai souvent cédé à ces reproches, et j'ai fait châtier mes esclaves, dans la crainte qu'ils ne devinssent plus méchants ; mais enfin j'ai senti, quoique un peu tard, premièrement qu'il valait encore mieux que mon indulgence les rendît pires que de me pervertir moi-même par une rigueur excessive, sous prétexte de les corriger. En second lieu, j'ai vu bien des esclaves qu'un traitement modéré faisait rougir de leurs vices, et que l'indulgence réformait plus efficacement que la punition. Ils en venaient jusqu'à obéir à un simple signe, [459d] bien plus promptement qu'ils ne faisaient lorsqu'on les avait châtiés rigoureusement. Je me suis convaincu, par ces exemples, que la raison a plus d'autorité sur les esprits que la colère. Il n'est pas vrai, comme l'a dit un poète :

Que la pudeur suive toujours la crainte.

Au contraire, celle-ci suit la première et inspire la mo- 400 destie. Les punitions rigoureuses souvent infligées ne produisent pas le repentir, mais font prendre les moyens de cacher ses fautes.

En troisième lieu, je me suis dit à moi-même que, comme celui qui nous enseigne à bien tirer de l'arc ne nous défend pas de lancer des flèches, mais nous apprend à frapper le but, de même on ne manque pas d'infliger une punition, parce qu'on sait l'employer à propos, avec modération, et d'une manière utile et convenable. Je m'attache donc à réprimer, en punissant, tout mouvement de colère, [459e] afin que les coupables puissent parler pour leur défense.. Par ce délai, je retarde l'activité de la passion, et j'en modère les saillies. Je donne à la raison le temps de trouver le genre et la mesure convenables du châtiment ; d'ailleurs, le coupable n'a aucun prétexte de se plaindre d'une punition qu'il ne peut attribuer à la colère, et qu'il ne subit qu'après la conviction. Enfin, on ne s'expose pas ( ce qui serait bien honteux pour un maître ) à entendre son esclave parler avec plus de justice que soi-même.

Lorsqu'on apprit à Athènes la nouvelle de la mort d'Alexandre, Phocion exhorta les Athéniens à ne pas y ajouter foi légèrement, et à contenir leur joie. «Athéniens, leur dit-il, [459f] si Alexandre est mort aujourd'hui, il le sera demain et dans trois jours. » De même, un homme qui, dans la colère, veut précipiter le châtiment d'un esclave, doit se dire : S'il est coupable aujourd'hui, il le sera demain et dans trois jours. Il n'y a point d'inconvénient qu'il soit puni un peu plus tard ; mais il y en aurait beaucoup que, par une punition précipitée, il pût passer pour innocent ; et c'est ce qui n'arrive que trop souvent . Quel est le maître assez sévère pour châtier un esclave huit ou dix jours [460a] après qu'il a laissé brûler un ragoût, qu'il a renversé la table ou exécuté trop lentement ses ordres? C'est presque toujours pour des fautes 401 semblables qu'on s'emporte contre eux dans le premier moment, et qu'on les punit avec une extrême rigueur. Car la colère grossit les fautes, comme les vapeurs grossissent les corps à nos yeux.

Il faut opposer aux premiers mouvements de la colère, ces sortes. de réflexions, et quand la passion est calmée, si la raison, alors tranquille et sans nuage, juge la punition méritée, l'infliger tout de suite et ne pas la remettre, comme on laisse la nourriture, faute d'appétit. Rien ne porte autant à châtier dans la colère, [460b] que de ne pas punir quand elle est passée, et d'user mal à propos d'indulgence ; c'est imiter ces lâches matelots qui restent tranquilles dans le port pendant le beau temps, et qui naviguent avec danger pendant la tempête. Comme on reproche à la raison sa lenteur et sa mollesse à punir, on précipite le châtiment quand la colère, comme un vent impétueux, nous pousse à l'ordonner. Un homme qui mange parce qu'il a faim suit le mouvement de la nature ; mais il faut châtier sans en avoir aucun désir ; la colère ne doit pas être comme un assaisonnement de la punition. C'est lorsque le désir en est entièrement passé, qu'il faut l'infliger comme un remède nécessaire, et par les conseils de la raison. Aristote [460c] raconte que de son temps les Étrusques châtiaient leurs esclaves au son de la flûte. Pour nous, évitons et de punir par plaisir, pour jouir du spectacle des châtiments, et d'avoir à nous en repentir après l'avoir fait. Il y a de la cruauté dans l'un et de la faiblesse dans l'autre. Il faut que sans douleur, comme sans plaisir, l'équité punisse dans le temps prescrit par la raison, et que la colère n'y entre pour rien.

Mais peut-être est-ce moins là guérir la colère qu'éviter et prévenir les fautes qu'elle fait commettre. Cela est vrai, mais l'enflure de la rate, qui n'est qu'un accident de la fièvre, la rend cependant moins forte, à mesure qu'elle diminue, comme le dit Hiéronyme. [460d] Au reste, en  402 examinant ce qui donnait naissance à la colère, j'ai vu qu'elle avait, dans les différentes personnes qui y étaient sujettes, des causes différentes, mais qu'une cause commune à toutes, c'était l'idée d'avoir été méprisés ou négligés. Un moyen donc propre à la calmer, c'est d'éloigner tout soupçon de mépris ou de fierté, et d'attribuer ce qui a déplu à la nécessité, au malheur, à des accidents involontaires.

L'âme est dans le malheur sans force et sans courage,

a dit Sophocle. [460e] Agamemnon, après avoir rejeté sur la déesse Até l'enlèvement de Briséis, ajoute :

Par de riches présents je veux calmer Achille.

La prière est un signe de soumission, et quand l'offenseur s'humilie, on ne peut le soupçonner de mépris. Un homme offensé ne doit pas même attendre qu'on en vienne là, mais imiter Diogène, à qui quelqu'un faisait observer qu'on le raillait : « Ce n'est pas moi qu'on raille, » répondit-il. Au lieu de se croire méprisé-, qu'il juge plutôt digne de son mépris celui qui l'offense, et qu'il attribue ses torts à sa faiblesse, à son ignorance, à sa légèreté, à un défaut d'attention et de politesse, à son âge avancé ou à sa grande jeunesse. Il faut surtout pardonner ces négligences à nos esclaves et à nos amis ; car ce n'est point par l'opinion de notre impuissance ou de notre lâcheté qu'ils s'en rendent coupables, [460f] mais parce qu' ils connaissent, les uns, notre bonté, les autres, notre bienveillance.

Cependant l'idée seule de ce mépris nous aigrit non seulement contre nos femmes, nos esclaves et nos amis, mais encore contre des cabaretiers, des matelots, des palefreniers, avec qui, dans la colère, nous ne craignons pas de nous commettre. Que dis-je! nous nous emportons même contre des chiens qui aboient [461a] et des ânes qui regimbent. Un homme allait frapper un ânier qui lui cria 403 qu'il était Athénien. Alors il se tourne vers l'âne, en lui disant : « Pour toi, tu n'es pas Athénien ; » et il le charge de coups.

L'amour-propre et l'impatience, le luxe et la mollesse, sont autant de causes fréquentes de colère, et font sans cesse succéder un emportement à un autre, comme des essaims d'insectes importuns. Aussi n'est-il pas de plus sûr moyen d'user constamment de douceur envers sa femme, ses domestiques et ses amis, qu'une facile simplicité de mœurs qui se contente de ce qu'elle a, et ne désire pas un superflu embarrassant.

[461b] J'aime l'homme frugal, qui, de tout satisfait,
Ne cherche dans les mets ni plus ni moins d'apprêt.

Mais celui qui ne veut pas boire s'il n'a de l'eau de neige, ni manger du pain commun, ni se servir d'assiettes de terre, ni dormir sur des matelas qui ne seraient pas rebondis comme les flots de la mer enflés par le vent; qui toujours le bâton levé sur de malheureux esclaves, crie et s'agite après eux, et les presse comme s'il s'agissait de sauver un malade en danger, un tel homme est l'esclave de sa faiblesse, de son impatience et de sa mauvaise humeur. Il ne sent pas qu'oppressé, pour ainsi dire, par une toux violente [461c] ou par de fréquentes convulsions, il contracte une habitude dangereuse, et fournit sans cesse à la colère un nouvel aliment.

Il faut, par la frugalité, se former une humeur facile, et savoir être content de tout. Quand on a peu de désirs, on a peu de privations. Il est facile de faire son essai sur la nourriture, et de s'accoutumer à être content de ce qu'on nous présente ; les plaintes et les reproches de la colère sont un mets fort désagréable pour tout le monde.

Est-il, je le demande, un plus triste repas?

Parce qu'un ragoût est brûlé ou sent la fumée, que le sel 404 manque, que le pain est trop dur, on bat ses esclaves, on querelle sa femme.

[461d] Arcésilas donnait un jour à souper à quelques étrangers et à des amis : lorsque la table fut servie, on s'aperçut que le pain manquait; ses esclaves avaient oublié d'en acheter. Combien d'entre nous, en pareille occasion, auraient étourdi les convives de leurs cris ! Arcésilas se contenta de dire en riant : « Il n'est pas indifférent pour un philosophe de savoir ordonner un repas. »

Socrate, en sortant du gymnase, amena Euthydème dîner chez lui. Xantippe, sa femme, arrive transportée de colère, dit mille injures à Socrate, et finit par renverser la table. Euthydème, vivement piqué, allait sortir, lorsque Socrate lui dit : « Une poule n'en a-t-elle pas fait autant chez vous l'autre jour sans que je m'en sois fâché? » Il faut recevoir ses amis de bonne grâce, leur montrer un visage riant, [461e] et non des sourcils menaçants qui glacent d'effroi les esclaves.

Accoutumons-nous encore à user indifféremment de toutes sortes de vases, sans avoir à cet égard des préférences affectées. Bien des gens, quoiqu'ils en aient plusieurs sous la main, en prennent un en goût d'une forme particulière, et ne veulent boire que dans celui-là, comme on le raconte de Marius. Ils font de même pour d'autres meubles semblables; ils ont pour un d'eux une affection exclusive, et s'il vient à se casser ou à se perdre, ils en conçoivent le plus vif chagrin, et châtient leurs esclaves. Un homme colère ne doit rien avoir de rare ni de recherché en vases, en cachets, en pierres précieuses : [461f] leur perte le met bien plus en fureur que celle des choses communes et ordinaires. Néron avait fait faire un pavillon octogone d'une beauté et d'une magnificence merveilleuse. « Vous avez, lui dit Sénèque, découvert par là votre pauvreté : si vous venez à le perdre, vous ne pourrez en avoir un pareil. » [462a] Il périt en effet sur un vaisseau qui fit naufrage, et Néron 405 s'étant ressouvenu des paroles de Sénèque, souffrit patiemment cette perte.

L'habitude de la douceur dans les événements qui nous contrarient nous rend indulgents et faciles envers nos esclaves, et, à plus forte raison, envers nos amis et nos inférieurs. Un esclave nouvellement acheté ne s'informe pas si son maître est superstitieux ou jaloux, mais s'il est colère. Cette passion rend odieuse aux maris la chasteté de leurs femmes, aux femmes l'amour de leurs maris, aux amis la société de leurs amis ; en un mot, le mariage et l'amitié sont insupportables avec la colère, [462b] et on tolère l'ivresse même quand la colère ne l'accompagne pas. Le thyrse de Bacchus (07) suffit pour punir l'ivrogne ; mais si ce dieu châtie avec colère, alors au lieu d'être ce dieu charmant qui bannit les chagrins et inspire la joie, il n'est plus qu'une divinité cruelle et furieuse. La folie elle-même, quand elle est seule, se guérit par l'ellébore, mais jointe à la colère, elle amène les plus sanglantes catastrophes. Il ne faut donc se la permettre ni dans les jeux, où elle change l'amitié en haine ; ni dans les discussions littéraires, elle y fait dégénérer en dispute le désir de s'instruire ; ni dans les tribunaux, elle y rend le pouvoir dur et insultant; ni dans l'éducation des enfants, elle y produit le découragement et l'aversion pour les sciences ; ni dans la prospérité, [462c] elle accroît l'envie qu'on porte aux gens heureux; ni dans l'adversité, c'est perdre tout droit à la pitié que de s'irriter contre ceux qui partagent nos peines, comme Priam le fait dans Homère :

Allez, éloignez-vous, hommes vils et pervers;
N'avez-vous pas chez vous à pleurer des revers?
Pour soulager les miens vos pleurs sont inutiles.

406 Au contraire, des mœurs faciles remédient à bien des maux; elles font l'agrément et les délices de notre vie, et triomphent par la douceur de l'aigreur et de la colère. « Que je meure, si je ne me venge! » disait un jour à Euclide (08) son frère, dans une dispute qu'ils eurent ensemble. « Et moi, lui répondit Euclide, que je meure si je ne vous fais changer de sentiment ! » Une réponse si modérée couvrit de honte son frère et l'apaisa.

[462d] Polémon (09), insulté par un homme qui avait la manie des pierres précieuses et des cachets d'un grand prix, ne lui répondit rien, et se mit à considérer avec beaucoup d'attention un de ses anneaux. Cet homme en fut ravi, et lui dit : « Polémon, il n'est pas là dans son jour : placez-le dans un autre sens, et il vous paraîtra bien plus beau. »

Aristippe avait eu une querelle très vive avec Eschine (10). Quelqu'un qui en avait été le témoin lui ayant demandé ce qu'était devenue leur amitié, «Elle dort, lui répondit Aristippe, mais je la réveillerai. » Il va trouver Eschine, et lui dit : « Me croyez-vous donc si malheureusement né et si incorrigible, que je ne mérite pas même vos reproches ? — [462e] Je ne suis pas surpris, lui dit Eschine, que, m'étant supérieur dans tout le reste, vous ayez vu le premier en cette occasion ce qu'il fallait faire. » En effet,

Un sanglier féroce est docile à la voix
D'une femme craintive et d'un enfant timide;
Il résiste aux efforts d'un lutteur intrépide ;

nous pouvons apprivoiser les animaux les plus sauvages; nous portons dans nos bras des louveteaux et des 407 lionceaux ; et une aveugle colère nous fait repousser loin de nous nos enfants, nos amis et nos proches ; dans nos emportements, nous tombons sur nos esclaves ou sur nos concitoyens, comme des bêtes féroces sur leur proie, et nous osons déguiser ce vice sous le nom spécieux de haine des méchants. [462f] Nous agissons de même à l'égard des autres vices : nous donnons les noms de prudence, de générosité et de religion, à la timidité, à la prodigalité et à la superstition, et par là nous ne nous corrigeons jamais.

Zénon disait que la liqueur séminale était l'extrait de toutes les facultés de l'âme. On peut dire aussi que la colère [463a] est un mélange de toutes les passions. Elle a quelque chose de la douleur, de la volupté et de l'arrogance ; elle tient à l'envie par le plaisir du mal d' autrui ; elle est pire que la cruauté. Sa peine n'est pas dans la douleur ; elle désire de souffrir, pourvu qu'elle perde l'objet de sa fureur. Elle a ce que la cupidité offre de plus odieux, le desir de nuire. Dans la maison d'un homme voluptueux, on entend retentir dès le matin le son des instruments ; on voit le parquet arrosé de vin, la terre jonchée des débris des couronnes, et des esclaves ivres couchés devant la porte. Mais un homme violent et emporté se fait reconnaître aux meurtrissures [463b] de ses esclaves et aux chaînes dont ils sont chargés.

Près de l'homme colère on n'entend que les cris

des intendants qu'on frappe de verges, des servantes qu'on applique à la torture. La commisération que ce spectacle excite répand même l'amertume sur les plaisirs de ceux qui en sont témoins.

Pour ceux qu'une haine véritable des méchants expose à de fréquents accès de colère, ils doivent modérer ce que cette haine a d'excessif, et diminuer de la trop bonne opinion qu'ils ont des gens qui les entourent. Rien n'irrite 408 davantage que de surprendre à mal faire un homme qu'on avait cru honnête, ou d'avoir un démêlé fâcheux [463c] avec celui qu'on regardait comme son ami. Vous savez combien par caractère je suis porté à l'amitié et à la confiance. J'ai souvent éprouvé, comme ceux qui marchent sur un terrain trompeur, que plus je m'appuie avec complaisance sur l'amitié de quelqu'un, plus je suis affligé quand je découvre que j'ai été trompé. Il n'est plus temps de réformer en moi cette trop grande pente à aimer ; mais peut-être parviendrai-je enfin à opposer à cette confiance excessive le frein dont se servait Platon. En recommandant le mathématicien Hélicon (11), il dit qu'il le loue comme on peut louer un homme, c'est-à-dire un animal qui change facilement. Il craignait, disait-il encore, que les enfants qu'on élevait à Athènes avec le plus de soin, étant hommes, et [463d] formés par d'autres hommes, ne montrassent un jour la faiblesse de leur nature. Sophocle nous humilie et nous avilit trop, lorsqu'il dit :

Dans l'homme vu de près, quelle foule de vices!

Cependant cette manière de juger, qui suppose presque toujours le mal, nous rendra plus doux dans la colère.

Ce qui arrive contre notre attente, nous met hors de nous-mêmes. Il faut donc imiter Anaxagoras, qui, au rapport de Panétius (12), dit, en apprenant la mort de son fils : « Je savais qu'il était mortel. » Toutes les fois que nous voyons commettre de ces fautes qui nous irritent, disons aussi : Je savais bien que j'avais acheté un esclave, et non pas un philosophe ; je savais que mon ami n'était pas exempt de passions; [463e] je savais que l'épouse que j'avais prise était femme. Quand Platon voyait un homme 409 vicieux, il se demandait s'il n'était pas de même. Rentrons, à son exemple, dans notre propre cœur : en reprochant aux autres leurs défauts, craignons pour nous-mêmes. Convaincus alors que nous avons besoin de la plus grande indulgence, nous serons moins sévères à condamner les autres. Mais aujourd'hui chacun de nous, en punissant avec colère, prononce des sentences dignes d'un Aristide ou d'un Caton. Abstenez-vous, dit-il, de voler ; fuyez le mensonge; évitez la paresse. Et ce qu'il y a de plus honteux dans notre conduite, c'est que nous reprenons avec emportement ceux qui s'irritent ; nous châtions dans la colère les fautes que la colère a fait commettre. Au lieu d'imiter les médecins, qui emploient

[463f] Des remèdes amers contre un bile amère,

nous en augmentons la violence et l'amertume.

A ces pratiques, que je me rappelle souvent à moi-même, je joindrai celle de mettre des bornes à ma curiosité. [464a] S'informer exactement de tout, rechercher les moindres actions de ses esclaves, de ses amis, de ses enfants et de sa femme, c'est faire naître des occasions continuelles de colère, et finir par se rendre insupportable à tout le monde.

Aux objets importants Dieu lui-même préside;
Les autres sont laissés aux caprices du sort,

a dit Euripide. Pour moi, je ne crois pas qu'un homme raisonnable doive rien abandonner à la fortune, ni rien négliger ; mais il peut se décharger de bien des choses sur sa femme, sur ses esclaves et ses amis, s'en servir comme d'intendants, d'administrateurs et d'économes, et lui-même, sous l'empire de la raison, se réserver pour les affaires plus importantes. [464b] Les petits caractères fatiguent la vue, et les affaires minutieuses, en appliquant trop l'es- 410 prit, provoquent facilement la colère, et en font contracter l'habitude pour les grandes affaires.

Enfin, j'ai fait usage de cette maxime divine d'Empédocle :

De la méchanceté préservez votre cœur.

J'ai toujours approuvé les engagements et les vœux dignes de la sagesse de ces philosophes, qui promettaient de s'abstenir des femmes et du vin pendant un an, pour honorer Dieu par la continence. J'ai encore applaudi à leurs promesses de ne point mentir pendant un certain temps, afin de contracter l'habitude de respecter la vérité dans les choses légères [464c] comme dans les choses importantes. Comparant mon âme avec celles de ces anciens sages, et jugeant que je ne leur cédais pas en amour pour Dieu, je me suis d'abord prescrit de passer quelques jours sans me mettre en colère, comme, dans les sacrifices de sobriété, on emploie pour les libations du miel au lieu de vin ; j'ai ensuite étendu cette abstinence à un mois et deux ; et après m'être ainsi éprouvé peu à peu moi-même, j'ai reconnu que j'avais fait de grands progrès dans la patience. J'ai appris à me contenir, à ne parler qu'avec douceur, à veiller sur moi-même avec tant de soin, qu'il ne m'échappât aucune parole d'humeur, aucune action injuste ; et je suis enfin parvenu à réprimer une passion qui nous fait acheter un plaisir ingrat et léger par des troubles violents et un honteux repentir. Ainsi [464d] mes propres efforts, secondés parle secours de Dieu, m'ont convaincu par expérience de la vérité de cette maxime, que la douceur, la clémence et l'humanité ne sont pas plus agréables et plus chères à ceux qui les éprouvent, qu'à celui qui possède ces qualités précieuses.
 

 

 


(01) Sextius Sylla était un Carthaginois ami de Plutarque. Minutius Fundanus, l'ami de Tacite et de Pline le Jeune, qui lui a adressé plusieurs de Ses lettres, fut proconsul en Asie sous Adrien.

(02) Musonius était un philosophe 'étrusque qui fut exilé par Néron, et rappelé sous Vespasien. Aulu-Gelle, qui parle souvent de lui, cite une de ses maximes qui mérite d'être rapportée : «Lorsque vous avez fait une action honnête, mais difficile, la difficulté est passée et le bien demeure. Si vous faites avec plaisir une action malhonnête, le plaisir est bientôt passé, et le mal reste. »

(03) Hiéronyme de Rhodes, philosophe péripatéticien, enseignait que le souverain bien consistait dans l'exemption de la douleur. Il vivait sous Ptolémée Philadelphe et sous Eumène.

(04) Philémon, poète comique grec, contemporain de Ménandre.

(05) Métellus le Numidique, qui, exilé comme Camille, ne voulut point se venger de cette injustice.

(06) Voyez sur la mort de Cyrus, Hérodote, liv. i, ch. 205: Justin ; liv. i, ch. 8; et pour celle de Pélopidas, tué par Alexandre de Phérès, voyez Plutarque dans la Vie de ce général thébain.

(07) Mot à mot : la férule. C'était une sorte d'arbrisseau ou de canne qu'on mettait dans la main de Bacchus, pour punir ceux qui, dans l'ivresse, s'abandonnaient à quelque excès. Cette plante est commune dans les pays chauds.

08) i Euclide, philosophe de Mégare, fut disciple de Socrate, et fondateur de la secte des mégariens, qui prirent depuis le nom de disputeurs, et enfin celui de dialecticiens. ( Voyez Diogène Laërce, liv. xi, s. 106. )

(09) Polémon, jeune Athénien fort débauché, fut corrigé par un discours de Xénocrate, et lui succéda dans l'école de l'Académie.

(10) Ce n'est point l'orateur Eschine, mais le disciple de Socrate, dont il a été déjà question.

(11)  Hélicon de Cyzique, disciple de Platon, avait prédit une éclipse de soleil à Denys le Tyran, qui lui donna un talent.

(12) Panétius de Rhodes, disciple de Diogène le Babylonien et d'Antipater de Tarse, fut un des chefs les plus célèbres de l'école stoïcienne.