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PLUTARQUE

 

AGESILAS

 

autre traduction (Bernard Latzarus)

autre traduction  (Pierron (bilingue)

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N.B.  Ces chapitres ne se trouvent pas dans l'édition Richard, je les ai ajoutés pour les faire correspondre aux chapitres du texte grec. (Philippe Remacle)

 

 

 

 

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AGÉSILAS.

I. Naissance d'Agésilas, son éducation, son caractère et sa figure. — II. Agis ne reconnaît qu'à la mort Léothychîdas pour son fils. Agésilas lui enlève la royauté par le crédit de Lysandre. — III. Il acquiert dans Sparte une grande autorité — IV. Son équité envers ses ennemis, sa faiblesse pour ses amis. — V. Il est nommé pour aller faire la guerre au roi de Perse. — VI. Il sacrifie en Aulide une biche à Diane. — VII. Sa jalousie contre Lysandre. — VIII. Il l'oblige, par sa conduite, de se séparer de lui. Ressentiment de Lysandre,— IX. Agésilas prend plusieurs villes dans la Phrygie. — X. 1I fait vendre les prisonniers nus, pour montrer la faiblesse des Perses. Il bat Tissapherne et s'empare de son camp. — XI. Il est nommé généralissime de terre et de mer. —XII. Il va attaquer Pharnabaze en Phrygie. — XIII. Amour d'Agésilas pour Mégabates. — XIV. Entrevue d'Agésilas et de Pharnabaze.— XV. Amitié d'Agésilas pour le fils de Pharnahaze. Il sacrifie à ses amis les lois de l'équité. — XVI. Vertus d'Agésilas. — XVII. Son rappel à Sparte.—XVIII. Il obéit sans réplique.— XIX. Comment il traverse la Thrace, la Macédoine, la Thessalie et la Pharsalie. — XX. Il entre dans la Béotie. — XXI. Bataille de Chéronée, où il est dangereusement blessé. — XXII. Il célèbre à Delphes les jeux Pythiques. — XXIII. Il conserve la simplicité de ses mœurs. Il engage sa sœur à disputer le prix de


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la course aux jeux Olympiques. — XXIV. Comment il gagne ses ennemis. — XXV. Il chasse les Argiens de Corinthe. —XXVI. Réception qu'il fait aux députés de Thèbes.—XXVII. Traité des Lacédémoniens avec le roi de Perse. — XXVIII. Ses actions peu d'accord avec ses maximes sur la justice. — XXIX. Entreprise de Sphodrias sur !e Pirée. — XXX. Agésilas le fait absoudre. — XXXI. Il fait la guerre en Béotie. -— XXXII. Maladie d'Agésilas. Assembéle des députés de la Grèce à Lacédémone. — XXXIII. Bataille de Leuctres.— XXXIV. Sentiments des Lacédémoniens à la nouvelle de cette défaite.— XXXV. Agésilas ordonne que les lois dorment un jour. —XXXVI. Épaminondas entre dans la Laconie — XXXVII. Il est forcé de se retirer à Sparte. Sédition et conjuration apaisées par Agésilas. — XXXVIII. Les Thébains se retirent de la Laconie. Faiblesse de Sparte. — XXXIX. Victoire d'Archidamus sur les Arcadiens. — XL. Épaminondas surprend Sparte en l'absence d'Agésilas, qui revient et le repousse. — XLI. Courage étonnant d'un Spartiate. Bataille de Mantinée. — XLII. Agésilas perd l'estime des Grecs et des Lacédémoniens. Il va en Égypte. — XLIII. Les Égyptiens conçoivent une mauvaise opinion de lui. —XLIV. Il quitte Tachos, et passe dans le parti de Nectanébis. — XLV. Il le fait sortir d'une forteresse où il était assiégé. — XLVI. Il gagne une grande victoire qui affermit Nectanébis sur le trône. —XLVII. Il meurt.

M. Dacier place quelques époques de la vie d'Agésilas depuis l'an du monde 3553, la 4e année de la 95e olympiade, l'an de Rome 356, avant J.-C. 395 , jusqu'à l'an du monde 3589, la 4e année de la 104e olympiade, l'an 392 de Rome, 359 ans avant J.-C. — Les éditeurs d'Amyot renferment l'espace de sa vie depuis la dernière année de la 83e olympiade jusqu'à la 3e année de la 104e, 362 ans avant J.-C.

I. Archidamus, fils de Zeuxidamus et roi de Sparte, mourut après un règne glorieux et laissa deux fils, l'un nommé Agis, qu'il avait eu de Lampédo, femme d'une vertu distinguée, et l'autre beaucoup plus jeune, nommé Agésilas, né d'Eupolia, fille de Mélasippidas, Comme la loi appelait Agis au trône, Agésilas, destiné à vivre en simple particulier, fut élevé dans la discipline de Lacédémone, dont les institutions dures et laborieuses apprennent aux enfants à obéir. Cette éducation sévère a fait dire au poète Simonide que Sparte dompte les hommes, parce que les citoyens y contractent de bonne heure, plus que dans aucune autre ville, l'habitude de la docilité et de la soumission aux lois, comme on dompte les chevaux dès leurs premières années. La loi dispense de cette nécessité les enfants destinés au trône. Mais Agésilas eut cet avantage particulier, qu'il ne parvint au commandement qu'après avoir fait


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l'apprentissage de l'obéissance. Aussi fut-il de tous les rois celui qui sut le mieux s'accommoder à ses sujets, parce qu'à cette grandeur si digne d'un roi, si propre à commander, qu'il avait reçue de la nature, il joignait la popularité et la douceur qu'il tenait de son éducation. Pendant qu'il suivait les différentes classes où les enfants étaient élevés en commun, il fut aimé de Lysandre, qui était surtout ravi de sa modestie. Né le plus courageux et le plus obstiné des enfants de son âge, jaloux d'être le premier en tout, mettant à tout ce qu'il faisait une ardeur, une impétuosité que rien ne pouvait vaincre ni contenir, il était en même temps si obéissant et si doux, qu'il faisait tout ce qui lui était ordonné par un motif, non du crainte, mais d'honnêteté, et qu'il était plus touché des reproches qu'effrayé des plus grands travaux. Il était boiteux ; mais, dans la fleur de son âge, ce défaut était couvert par la beauté de sa personne ; et dans la suite, la facilité, la gaieté même avec laquelle il supportait cette imperfection, dont il était le premier à railler, servait à la couvrir ; elle faisait même éclater davantage son émulation et son ardeur, car jamais il ne s'en fit un prétexte pour refuser les travaux et les entreprises les plus difficiles. Nous n'avons de lui aucun portrait qui fasse connaître la forme de son visage, car il ne voulut jamais se laisser peindre ; et en mourant, il défendit expressément qu'on fit de lui aucune statue ni aucun portrait. On dit, au reste, qu'il était petit et qu'il avait une figure commune. Mais sa gaieté, sa vivacité habituelle, qu'il assaisonnait toujours d'une plaisanterie qui n'avait jamais rien de fâcheux ni de dur, soit dans le ton, soit dans l'air du visage, le rendirent jusqu'à sa vieillesse plus aimable que les plus beaux jeunes gens. Cependant les Lacédémoniens, au rapport de Théophraste, avaient condamné à l'amende leur roi Archidamus, parce qu'il avait épousé une petite femme. « Elle nous donnera, disaient-ils, des roitelets et non pas des rois. »

II. Agis régnait à Lacédémone lorsque Alcibiade, banni de sa patrie, y arriva de Sicile : il n'y fut pas longtemps sans être


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soupçonné d'un commerce criminel avec Timée, femme de ce prince; aussi Agis refusa-t-il de reconnaître l'enfant dont elle accoucha, en disant qu'il était fils d'Alcibiade. Timée, s'il faut en croire Duris, n'en fut pas fort affectée ; et lorsqu'elle était seule avec ses femmes, elle donnait tout bas à son fils le nom d'Alcibiade, au lieu de celui de Léothychidas. Alcibiade lui-même, ajoute Duris, disait que s'il avait recherché cette reine, ce n'était pas pour faire affront à Agis, mais par la seule ambition de donner aux Spartiates des rois issus de lui. Cependant il craignit la vengeance du roi et partit de Lacédémone. Cet enfant fut toujours suspect à Agis, qui ne le regardait pas comme son fils légitime. Mais ce prince étant tombé malade, Léothychidas se jeta à ses pieds, fondant en larmes, et obtint de lui qu'il le reconnût pour son fils devant tous ceux qui étaient présents. Mais dès qu'Agis fût mort, Lysandre, à qui sa victoire navale sur les Athéniens donnait un grand crédit à Sparte, porta Agésilas au trône et soutint que Léothychidas, comme bâtard, n'avait aucun droit à la royauté. La plupart des Spartiates, pleins d'estime pour la vertu d'Agésilas et qui le favorisaient, parce qu'il avait été nourri et élevé au milieu d'eux, secondèrent Lysandre de tout leur pouvoir. Un devin de Sparte, nommé Diopithès, tout rempli des anciens oracles et très-instruit dans les choses divines, prétendit qu'il était contraire aux lois qu'un boiteux régnât à Lacédémone ; et le jour que l'affaire fut jugée, il allégua cet oracle :

Tremble, Lacédémone, au faite de la gloire,
Crains qu'un règne boiteux, nuisant à tes succès,
Par des maux imprévus n'arrête tes progrès,
Et de longs flots de sang ne souille ta victoire.

Lysandre répondit que si les Spartiates avaient à craindre cet oracle, c'était contre Lêothychidas qu'ils devaient être en garde ; que Dieu se mettait peu en peine qu'un prince boiteux fût assis sur le trône i!e Sparte ; et que par un règne boiteux l'oracle entendait un roi illégitime, qui ne fût pas de la race d'Hercule. Agésilas appuya cette réponse de Lysandre, en


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y ajoutant que Neptune lui-même avait attesté l'illégitimité de Léolhychidas on forçant Agis, par un tremblement de terre, de quitter l'appartement de sa femme ; et que Léothychidas n'était venu au monde que plus de dix mois après cette séparation. Sur ces motifs, Agésilas fut déclaré roi de Sparte et recueillit toute la succession d'Agis , dont Léotbychidas fut exclu comme bâtard. Mais les parents maternels de ce prince, tous citoyens honnêtes, se trouvant dans une grande indigence, Agésilas leur donna la moitié des biens dont il héritait; et cette générosité, en détournant de lui la haine et l'envie qu'une si riche succession eût pu exciter, lui acquit une grande réputation et lui concilia la bienveillance générale.

III. Xénophon dit (01) que ce fut par une entière obéissance à sa patrie qu'Agésilas parvint à une si grande autorité, qu'il faisait à Sparte tout ce qu'il voulait ; et voici comment. A Lacédémone, tout le pouvoir était entre les mains des é| bores et des sénateurs; les premiers ne demeuraient en charge qu'une année ; la dignité de sénateur était à vie. Le sénat avait été établi pour servir de frein à l'autorité des rois, comme nous l'avons dit dans la Vie de Lycurgue. Aussi, dès l'origine de cette institution, les rois de Sparte eurent pour le sénat une haine héréditaire ; et il s'éleva entre ces deux autorités des querelles toujours renaissantes. Agésilas suivit une route tout opposée : bien loin d'être en opposition avec les sénateurs et de heurter de front toutes leurs volontés, il eut pour eux les plus grands égards, et n'entreprit rien sans leur en faire part. Le faisaient-ils appeler, il se rendait promptement auprès d'eux. Lors même qu'assis sur son trône il était occupé à rendre la justice, l'un des éphores entrait-il dans la salle, il se levait devant lui. Un citoyen avait-il été nommé sénateur, Agésilas lui envoyait une robe et un bœuf, comme une distinction accordée à son mérite. Toutes ces marques de considération , qui paraissaient augmenter la dignité sénatoriale, accrurent insensiblement la puissance d'Agésilas, et ajoutèrent


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à la royauté une grandeur solide, fruit delà bienveillance qu'on lui portait.

IV. Dans ses rapports avec les autres citoyens, il se montra moins répréhensible envers ses ennemis qu'envers ses amis ; toujours juste envers les uns, il viola souvent la justice en faveur des autres ; il eût rougi de n'avoir pas récompensé les belles actions d'un de ses ennemis, et il n'avait pas le courage de blâmer les fautes de ses amis ; il se faisait même honneur de les soutenir, de se rendre ainsi leur complice, et il ne croyait pas pouvoir être coupable en les obligeant. Quand il voyait ses ennemis malheureux, il était le premier à leur témoigner de la compassion ; s'ils imploraient son secours, il les appuyait de tout son crédit; et par cette conduite il gagnait l'affection et la faveur de tous les Spartiates. Les éphores, craignant les suites du grand pouvoir qu'il avait acquis, le condamnèrent à une amende et en donnèrent pour motif qu'il s'appropriait à lui seul les cœurs des citoyens qui devaient être en commun. Les physiciens prétendent que si la discorde et la guerre étaient bannies du monde, l'harmonie parfaite qui en serait la suite arrêtant les révolutions des corps célestes, il n'y aurait plus dans la nature ni mouvement ni génération. Le législateur de Sparte avait aussi jeté dans son gouvernement l'ambition et la jalousie, comme des aiguillons de vertu, afin qu'il y eût toujours entre les bons citoyens des dissensions et des querelles. La facilité à se céder mutuellement sans aucune contrariété lui paraissait moins une concorde qu'une lâche et funeste inaction. Homère même paraît avoir connu cette vérité. En effet, Agamemnon serait-il charmé de voir Ulysse et Achille se quereller et se dire les injures les plus grossières, s'il n'eût pensé que cette dispute entre deux des plus braves capitaines de l'armée était favorable à l'intérêt général des Grecs? Cependant cette maxime ne doit pas être généralement admise; car les querelles, poussées trop loin, sont toujours nuisibles aux villes et les exposent à de grands dangers.


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V. Agésilas venait de se mettre en possession du trône, lorsqu'on apprit, par des personnes qui revenaient d'Asie, que le roi de Perse avait équipé une puissante flotte, et qu'il se préparait à enlever aux Lacédémoniens l'empire de lu mer. Lysandre, qui désirait de retourner en Asie, pour y secourir ceux de ses amis qu'il avait placés à la tête du gouvernement des villes, et qui, ayant usé de leur pouvoir avec autant de violence que d'injustice, avaient été ou chassés ou mis a mort par leurs concitoyens, détermina Agésilas à se charger de cette expédition et à passer en Asie, pour porter la guerre le plus loin qu'il pourrait de la Grèce, et prévenir ce roi barbare avant que ses préparatifs fussent achevés. Il écrivit en même temps à ses amis d'Asie de députer à Lacédémone quelques-uns d'entre eux, afin de demander Agésilas pour leur général. Agésilas se rendit à l'assemblée, où il accepta la conduite de cette guerre, à condition qu'on lui donnerait trente capitaines Spartiates pour former son conseil, deux mille Ilotes, choisis parmi ceux qui avaient été nouvellement affranchis, et six mille hommes d'entre les alliés. Soutenu de tout le crédit de Lysandre, il obtint facilement ce qu'il demandait ; on le fit partir promptement avec les trente capitaines, à la tête desquels on mit Lysandre, tant à cause de sa réputation et de son autorité, que de l'amitié qu'avait pour lui Agésilas. Ce prince d'ailleurs lui savait encore plus de gré de lui avoir procuré la conduite de cette expédition, que de l'avoir placé sur le trône.

VI. Pendant que l'armée s'assemblait à Géreste (02), Agésilas, suivi de quelques-uns de ses amis, se rendit en Aulide et y passa la nuit. Dans son sommeil, il crut entendre une voix lui dire : « Roi des Lacédémoniens, vous n'ignorez pas sans doute que personne, depuis Agamemnon jusqu'à vous, n'a été nommé général de toute la Grèce. Puisque vous commandez aux mêmes peuples, que vous allez combattre les mêmes ennemis, et que vous partez pour cette guerre des



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mêmes lieux qu'Agamemnon, il convient que vous fassiez à la déesse le même sacrifice qu'il lui fit ici avant son départ. » Agésilas se ressouvint aussitôt du sacrifice d'Iphigénie, que son père avait immolée par l'ordre des devins; et, sans se troubler, dès qu'il fut levé, il raconta sa vision à ses amis, et leur dit que, pour honorer la déesse, il lui offrirait une victime qui devait être agréable à la divinité ; mais qu'il n'imiterait pas la folie du roi qui l'avait précédé. Il couronna donc de fleurs une biche qu'il fit immoler par son devin, et non par celui que les Béotiens avaient établi pour faire ce sacrifice suivant l'usage du pays. Les béotarques, l'ayant appris, en furent si irrités, qu'ils envoyèrent à l'heure même leurs officiers à Agésilas, pour lui défendre de sacrifier contre les lois et les coutumes des Béotiens. Ces officiers, étant venus lui porter cet ordre et trouvant le sacrifice déjà fait, jetèrent à bas de l'autel les cuisses de la victime. Agésilas, offensé de cette violence, se rembarqua, très-irrité contre les Thébains; et cet augure, qui semblait lui annoncer que son expédition n'aurait pas le succès qu'il en attendait, le livra à de tristes espérances.

VII. Arrivé à Éphèse, il fut vivement blessé du grand crédit de Lysandre et des honneurs extraordinaires qu'on lui rendait ; il ne pouvait supporter qu'une foule nombreuse allât tous les jours à sa porte pour lui faire la cour et l'accompagnât quand il en sortait ; qu'en laissant à Agésilas le titre et les apparences de général, par respect pour la loi qui l'avait élu, Lysandre seul en eût le pouvoir et réglât tout à son gré : il est vrai que de tous les généraux que les Spartiates avaient envoyés en Asie, aucun n'avait jamais eu autant d'autorité et ne s'était rendu aussi redoutable que Lysandre ; aucun n'avait fait autant de bien à ses amis et autant de mal à ses ennemis; et, comme ces faits étaient récents, les uns et les autres en conservaient le souvenir. D'ailleurs ils voyaient dans Agésilas une conduite et des manières unies, simples et populaires, au lieu que, retrouvant clans Lysandre la même véhémence, la


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même fierté, le même laconisme qu'ils avaient toujours remarqué en lui, ils étaient entièrement soumis à ses volontés et ne suivaient que ses ordres. Les attires Spartiates, qui avaient plus l'air d'être les esclaves de Lysandre que les conseillers du roi, furent les premiers à s'en offenser. Bientôt Agésilas lui-même en témoigna son mécontentement; et, quoiqu'il ne fût pas d'un caractère envieux , qu'il vit même avec plaisir les honneurs qu'on rendait à ses amis, cependant son extrême ambition, son désir ardent pour la gloire, lui faisaient craindre que Lysandre, précédé par une grande réputation, ne recueillit seul tout l'honneur des exploits qui pourraient avoir lieu dans cette guerre. Il changea donc de conduite à son égard, et commença par s'opposer à tout ce que Lysandre lui conseillait. Paraissait-il avoir une entreprise à cœur, Agésilas en recevait froidement la proposition ; souvent même il la rejetait et en faisait une toute contraire. il ne s'en tint pas là ; ceux qui, dans les affaires qu'ils avaient auprès de lui, et dans les requêtes qu'ils lui présentaient, s'appuyaient du crédit de Lysandre, étaient sûrs de ne rien obtenir. .

VIII, Use conduisait de même dans les jugements: si Lysandre se déclarait contre une des parties, c'était celle-là qui gagnait sa cause ; s'il soutenait une des deux avec zèle, elle perdait son procès et échappait avec peine à l'amende. Comme ces marques d'animosité n'étaient pas l'effet du hasard, mais d'un dessein bien formé de la part d'Agésilas, Lysandre, qui en connut bientôt le motif, ne le dissimula pas à ses amis ; il leur déclara que c'était à cause de lui qu'on les traitait avec tant de mépris ; et il leur conseilla d'aller faire leur cour au roi et à ceux qui avaient plus de crédit auprès de lui. Agésilas, persuadé que Lysandre, dans ses propos et dans sa conduite, n'avait pour but que d'exciter l'envie contre lui, et voulant le mortifier encore davantage, lui donna la commission de distribuer la viande aux soldats, et dit publiquement : « Qu'on aille maintenant faire la cour à mon commissaire des vivres. » Lysandre, offensé de cette conduite, s'en plaignit


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à Agésilas : « Seigneur, lui dit-il, vous savez très-bien rabaisser vos amis. — Je sais connaître, lui répondit Agésilas, ceux qui veulent être plus puissants que moi. — Mais peut-être, répliqua Lysandre, ne suis-je pas aussi coupable que vous le dites. Placez-moi dans un lieu et dans un rang où, sans vous déplaire, je puisse vous être utile. » Peu de temps après, Agésilas l'envoya dans l'Hellespont, où Lysandre mit dans les intérêts de Lacédémone Spithridate, seigneur persan, de la satrapie de Pharnabaze, homme très-riche et qui entretenait à ses frais deux cents cavaliers; il l'amena à Agésilas. Mais sa colère n'était pas calmée : toujours plein de ressentiment , il forma le dessein d'enlever aux deux maisons qui régnaient à Sparte le droit de succession au trône, et de le rendre commun à tous les Spartiates (03). Il est probable que pour satisfaire sa vengeance il aurait excité et causé les plus grands troubles dans l'état, si la mort ne l'eût prévenu pendant son expédition en Béotie. C'est ainsi que les âmes ambitieuses , qui poussent tout à l'excès dans leur conduite politique, sont plus nuisibles qu'utiles. Car si Lysandre était en effet trop violent et se laissait emporter mal-à-propos à une ambition sans bornes, Agésilas, de son côté, n'ignorait pas qu'il est des moyens moins répréhensibles de ramener un homme qui jouit d'une grande considération et que son ambition a égaré. Mais, aveuglés tous deux par la même passion , l'un ne sut pas reconnaître l'autorité de son général, et l'autre ne put supporter les écarts de son ami.

IX. Dès le commencement de la guerre, Tissapherne, qui craignait Agésilas, fit avec lui une trêve, sous la promesse que le roi de Perse laisserait aux villes grecques d'Asie une entière liberté. Mais, peu de temps après, croyant avoir assez de troupes pour lui résister, il lui déclara la guerre. Agésilas l'accepta volontiers, persuadé que cette expédition aurait pour lui le plus grand succès; il aurait cru d'ailleurs se déshonorer, si, après que Xénophon avait ramené dix mille Grecs du fond de


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l'Asie jusqu'à la mer de Grèce et battu le roi de Perse autant de fois qu'il l'avait voulu, lui-même a la tête des Lacédémoniens, maître de la terre et de la mer, ne se fût pas signalé aux yeux des Grecs par quelque exploit éclatant. Pour venger donc par une tromperie juste la perfidie de Tissapherne, il feignit de vouloir entrer dans la Carie ; et le Barbare ayant rassemblé ses troupes de ce côté-là, Agésilas tourna court et se jeta dans la Phrygie, où il se rendit maître de plusieurs villes et amassa des richesses immenses : ces succès firent voir à ses amis que violer un accord juré c'est mépriser les dieux mêmes, et que tromper ses ennemis c'est une action non-seulement juste, mais encore glorieuse et douce autant qu'elle est utile. Comme il était plus faible que Tissapherne en cavalerie, et que, dans un sacrifice qu'il avait fait, le foie des victimes s'était trouvé sans tête, il se retira à Éphèse, où, pour former une cavalerie nombreuse, il déclara aux citoyens riches que, s'ils voulaient s'exempter du service, ils n'avaient qu'à lui fournir chacun un cheval et un homme. La plupart y consentirent, et par-là il eut bientôt armé un grand nombre de cavaliers d'élite, à la place d'une mauvaise infanterie. Les Éphésiens, qui n'aimaient pas à servir, soudoyaient des volontaires qui les remplaçaient, et ceux qui ne voulaient pas entrer dans la cavalerie payaient à leur place des hommes qui désiraient ce genre de service. Agésilas agit en cela aussi sagement qu'Agamemnon, qui, pour une bonne jument qu'il reçut en échange, dispensa un homme riche, mais lâche, de faire en personne le service militaire.

X. Comme il avait ordonné aux commissaires chargés de la vente du butin de vendre les prisonniers tout nus, il se présenta une foule d'acheteurs pour leurs vêtements ; mais, quand on voyait ces corps blancs et délicats, qui, toujours élevés à l'ombre, n'avaient point de vigueur, personne n'en voulait; on les rejetait avec mépris, comme inutiles à tout. Agésilas, présent à la vente, dit à ses soldats : « Voilà les hommes à qui vous faites la guerre, et voilà les dépouilles


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pour lesquelles vous combattez. » Quand le temps de rentrer en campagne fut venu, Agésilas déclara publiquement qu'il conduirait ses troupes en Lydie, et celte fois il ne trompait pas Tissapherne ; ce fut le satrape qui, induit en erreur par la première ruse d'Agésilas, se trompa lui-même et crut que ce prince entrerait dans la Carie, pays difficile pour la cavalerie, parce que les Spartiates étaient beaucoup plus faibles en cette partie que les Perses. Mais, quand Agésilas fut entré dans les plaines de Sardes, comme il l'avait annoncé, Tissapherne fut obligé d'accourir en diligence au secours de cette ville, et, en arrivant avec sa cavalerie, il fit main basse sur un grand nombre de Spartiates qui s'étaient débandés dans la campagne pour piller. Agésilas, ayant fait réflexion que l'ennemi ne devait pas encore avoir son infanterie , au lieu que l'armée des Spartiates était complète, se hâta de livrer bataille ; et, ayant mêlé parmi ses cavaliers des gens de pied armés à la légère, il les fit marcher promptement à l'ennemi, pour commencer l'attaque, pendant qu'il ferait avancer son corps d'infanterie. Les Barbares, bientôt mis en déroute, furent vivement poursuivis par les Grecs, qui s'emparèrent de leur camp .et y firent un grand carnage.

XI. Cette victoire donna aux troupes d'Agésilas non-seulemenl la facilité de piller sans obstacle les pays du roi, mais encore la satisfaction de voir punir Tissapherne , l'homme le plus méchant et l'ennemi le plus déclaré des Grecs. Le roi envoya sur-le-champ Tithraustres, qui, après avoir fait trancher la tête à Tissapherne, fit proposer à Agésilas d'entrer en accommodement et de s'en retourner «n Grèce, en lui offrant des sommes considérables. Agésilas lui répondit que Sparte seule avait le pouvoir de faire la paix ; que, pour lui, il aimait beaucoup mieux procurer des richesses à ses soldats que d'en acquérir lui-même ; que d'ailleurs les Grecs trouvaient plus honorable de prendre les dépouilles des ennemis que de recevoir leurs présents. Cependant, pour obliger Tithraustres, qui avait puni l'ennemi commun des Grecs, il ramena son armée


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en Phrygie et n'accepta que trente talents (04) pour les frais de voyage. Il reçut dans sa marche un scytale (05) des magistrats de Sparte , qui lui ordonnait de prendre aussi le commandement de la flotte ; il était le premier à qui l'on eût accordé un tel pouvoir. Il est vrai que, de l'aveu de tout le monde, c'était, comme le dit quelque part l'historien Théopompe, l'homme le plus grand et le plus illustre de son temps. Cependant il aimait mieux devoir sa gloire à sa vertu qu'à sa puissance. Mais, dans cette occasion, il commit, ce semble, une grande faute, en donnant à Pisandre le commandement de la flotte. Il avait avec lui plusieurs autres capitaines d'un âge et d'une capacité qui les rendaient bien supérieurs à Pisandre ; et néanmoins, sans égard pour l'intérêt de sa patrie, il n'eut, dans ce choix , d'autre motif que d'honorer un homme qui était son allié, et de faire plaisir à sa femme, sœur de Pisandre. Il établit son armée de terre dans la province de Pharnabaze où il trouva la plus grande abondance, et amassa des richesses immenses.

XII. De là, passant dans la Paphlagonie, il fit alliance avec le roi Cotys, qui, plein d'estime pour sa vertu et pour sa bonne foi, désirait fort son amitié. Spithridate, depuis qu'il avait quitté Pharnabaze pour embrasser le parti d'Agésilas, ne s'était plus séparé de lui et l'avait accompagné dans toutes ses expéditions. Cet officier perse avait un fils d'une grande beauté, nommé Mégabates, qu'Agésilas aima tendrement, et une fille très-belle et déjà nubile, qu'il fit épouser à Cotys. Ce prince lui ayant fourni mille chevaux et deux mille hommes de troupes légères, il retourna en Phrygie et ravagea tout le pays du gouvernement de Pharnabaze, qui, loin d'oser l'attendre, ne se fiait pas même à ses forteresses, et, fuyant toujours devant lui avec ce qu'il avait de plus précieux et de plus cher, changeait chaque jour de camp. Enfin, Spithridate, qui l'observait de près, ayant un jour pris avec lui le Spartiate


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Hérippidas, s'empara du camp de ce satrape, et se rendit maître de toutes ses richesses. Mais Hérippidas (06) ayant montré dans cette occasion une sévérité outrée pour la recherche du butin qui avait été soustrait, eu visitant les Barbares de son armée avec la plus grande rigueur, et les forçant de rapporter ce qu'ils avaient pris, il irrita tellement Spithridate, qu'il se retira sur-le-champ à Sardes avec ses Paphlagoniens. Rien, à ce qu'on assure, ne fit autant de peine à Agésilas que la retraite de cet officier ; outre qu'il regrettait vivement la perte d'un homme si brave, et des troupes considérables qu'il avait sous ses ordres, il avait honte qu'on pût lui reprocher une avarice et une mesquinerie sordides, lui qui s'était toujours montré si jaloux de se garantir personnellement de ces vices et d'en préserver sa patrie.

XIII. Outre ces causes apparentes de chagrin, il était secrètement tourmenté par l'attachement qu'il avait conçu pour le jeune Mégabates. Il est vrai que, tant qu'il l'avait eu auprès de lui, il s'était servi de tout son courage pour réprimer ses désirs ; un jour même que Mégabates s'était approché pour le saluer et l'embrasser à son ordinaire, Agésilas détourna la tète. Le jeune homme se retira tout honteux, et depuis il ne le salua plus que de loin. Agésilas, fâché à son tour, et se repentant d'avoir repoussé cette marque d'amitié, témoigna de la surprise de ce que Mégabates ne le saluait plus comme il avait coutume de le faire auparavant. « Vous en êtes vous-même la cause, lui dirent ses amis ; car l'autre jour vous refusâtes son baiser et parûtes le craindre. Il reprendra volontiers son ancienne manière, s'il peut croire que vous ne le refuserez pas encore. » Agésilas, après quelques moments de réflexion, dit à ses amis : « II est inutile de l'y engager; le combat que je livre ici contre ce témoignage de


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sa tendresse me fait plus de plaisir que si tout ce que j'ai devant moi se changeait en or. » C'est ainsi qu'il se conduisait en présence de Mégabates ; mais, dus que ce jeune homme fut parti. la passion d'Agésilas se ralluma avec tant de violence, qu'il n'est pas sûr que si ce jeune homme se fût de nouveau présenté devant lui, il eût eu la force de le refuser encore.

XIV. Quelque temps après , Pharnabaze ayant désiré de s'aboucher avec Agésilas, Apollophane de Cysique, leur hôte commun, leur ménagea une entrevue. Agésilas, arrivé le premier au rendez-vous avec ses amis, se coucha à l'ombre sur l'herbe qui était fort haute, et y attendit Pharnabaze. Quand ce satrape arriva, on étendit à terre des peaux douces et à long poil, avec des tapis de diverses couleurs ; mais, honteux de voir Agésilas assis à terre, il se mit aussi sur l'herbe, quoiqu'il eût une robe de la plus grande finesse et d'une très-belle couleur. Après qu'ils se furent salués, Pharnabaze, qui ne manquait pas de justes sujets de plainte, reprocha aux Lacédémoniens qu'après avoir reçu de lui, dans la guerre contre les Athéniens, les services les plus signalés, ils portaient le fer et la flamme dans les pays de son gouvernement. Agésilas, voyant que les Spartiates qu'il avait amenés avec lui, convaincus de l'injustice qu'avait éprouvée Pharnabaze, tenaient, de honte , les yeux fixés à terre et ne voyaient pas ce qu'on pouvait répondre à ses reproches, prit la parole. « Pharnabaze, lui dit-il, tant que nous avons été les alliés du roi, nous l'avons traité en ami ; devenus aujourd'hui ses ennemis, nous lui faisons la guerre ; et comme vous êtes, en quelque sorte, une de ses propriétés, il est naturel que nous cherchions à lui nuire dans votre personne ; mais, du jour que vous vous jugerez digne d'être appelé l'ami des Grecs, plutôt que l'esclave du roi de Perse, croyez que ces troupes, ces armes, ces vaisseaux, nous tous enfin, nous défendrons vos possessions et votre liberté, sans laquelle il n'est rien de beau, rien de désirable. » Alors


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Pharnabaze lui déclarant ses véritables dispositions : « Si le roi, lui dit-il, envoie un autre général à ma place, je me joindrai sur-le-champ à vous ; mais s'il me conserve le gouvernement de ses provinces, je ne négligerai rien pour repousser vos attaques, et je vous ferai, pour ses intérêts, tout le mal que je pourrai. » Agésilas, charmé de cette franchise, le prit par lu main, et, se levant avec lui « : Pharnabaze, lui dit-il, plaise aux dieux qu'avec de tels sentiments vous soyez notre ami plutôt que notre ennemi (07) ! »

XV. Pharnabaze s'étant retiré avec ses amis, son fils, qui était resté derrière, courut vers Agésilas et lui dit en riant : « Agésilas, je m'unis aujourd'hui à vous par les liens de l'hospitalité.» En même temps il lui donna un dard qu'il tenait à la main ; Agésilas le reçut avec plaisir, et, charmé de la figure et de l'amabilité de ce jeune homme, il regarda si quelqu'un de ceux qui l'accompagnaient n'aurait pas quelque chose d'assez beau pour payer le présent de cet aimable et généreux officier. Il aperçut sur le cheval d'Adéus, son secrétaire , un magnifique harnais ; il l'en ôta et le donna au fils de Pharnabaze : depuis il ne cessait de parler de lui ; et longtemps après, ce jeune homme, chassé par ses frères de la maison paternelle, s'étant retiré dans le Péloponnèse, Agésilas lui témoigna le plus grand intérêt, et le servit même dans l'objet de son affection. Il aimait un jeune athlète d'Athènes, qui, devenu trop grand, et n'étant plus assez souple dans ses mouvements, allait être refusé pour les jeux olympiques. Le jeune Perse eut recours à Agésilas, et le pria de s'intéresser pour son ami. Agésilas, qui voulait l'obliger, agit vivement, et parvint non sans peine à le faire admettre : car Agésilas, exact


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bservateur des lois dans tout le reste, prétendait qu'à l'égard des amis cette justice rigoureuse était un prétexte pour ne pas leur rendre service. On cite de lui une lettre à Hydriée, prince de Carie, conçue en ces termes : « Si Nicias n'a point commis d'injustice, mettez-le en liberté ; s'il est coupable, délivrez-le pour l'amour de moi ; mais, quoi qu'il en soit, rendez-le libre. » Telle était sa conduite dans presque toutes les affaires qui regardaient ses amis. Quelquefois cependant il cédait aux circonstances, quand l'intérêt public le demandait. Par exemple, obligé un jour de décamper avec précipitation et de laisser malade dans le camp un jeune homme qu'il aimait , et qui, l'ayant appelé , le suppliait de ne pas l'abandonner : « Qu'il est difficile, dit Agésilas en se retournant, d'être à la fois compatissant et sage ! » Voilà ce que rapporte le philosophe Hiéronyme.

XVI. Depuis deux ans entiers qu'il avait la conduite de cette guerre, sa réputation s'était répandue dans les hautes provinces de l'Asie, où sa tempérance, sa simplicité et sa modération lui avaient acquis la plus grande célébrité. Dans ses voyages, il choisissait pour sa demeure les temples les plus saints ; et, au lieu que nous craignons d'avoir beaucoup de témoins de nos actions, il voulait que les siennes eussent les dieux pour inspecteurs et pour juges. Dans ces milliers de soldats qu'il commandait, il n'eût pas été facile d'en trouver un seul qui eût une plus méchante paillasse que lui. Il était si peu sensible au froid et au chaud, qu'il semblait être le seul homme que les dieux eussent fait pour supporter également toutes les variétés des saisons. Mais il n'était pas pour les Grecs d'Asie de spectacle plus doux que de voir les gouverneurs de provinces et les généraux du roi de Perse, autrefois si fiers, si intraitables, qui regorgeaient de richesses et nageaient dans le luxe, saisis alors de crainte, faire humblement la cour à un homme toujours vêtu d'une méchante cape, et se soumettre, se plier à une seule parole courte et laconique qu'ils lui entendaient prononcer. Aussi plusieurs


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des témoins de ce changement lui appliquaient ce vers de Timothée :

Mars est un vrai tyran; le Grec ne craint point l'or (08).

XVII. Agésilas, qui voyait toute l'Asie en mouvement, et plusieurs de ses provinces disposées à la révolte, parvint à calmer les villes sans verser une goutte de sang, sans bannir un seul homme ; et, après avoir rétabli dans les administrations l'ordre et la liberté, il résolut de pénétrer plus avant, de porter la guerre loin de la mer de Grèce, de forcer le roi à craindre pour sa personne et pour la félicité dont il jouissait dans Ecbatane et dans Suse ; de l'occuper si bien, qu'il n'eût pas le loisir, tranquillement assis dans son palais, de proposer des récompenses à tous ceux qui voudraient faire la guerre aux Grecs, et de corrompre pour cela leurs orateurs. Pendant qu'il formait ce vaste projet, il vit arriver le Spartiate Épicydidas, qui venait lui annoncer que les Grecs menaçant Sparte d'une guerre dangereuse, les éphores lui envoyaient l'ordre de venir au secours de sa patrie.

O Grecs! vous vous nuisez autant que les Barbares.

Quoi de plus barbare en effet que cette envie mutuelle, cette conjuration, cette ligue des Grecs les uns contre les autres! arrêtant eux-mêmes le cours de leur fortune qui les élevait au comble de la gloire, ils tournaient contre leur propre patrie ces armes qui menaçaient les Barbares, et ils reportaient dans son sein une guerre qu'ils en avaient si fort éloignée. Je ne puis donc croire, comme Démarate le Corinthien, que ceux des Grecs qui n'avaient pas vu Alexandre assis sur le trône de Darius eussent été privés d'une grande satisfaction ; je pense au contraire qu'ils auraient versé bien des larmes, en se disant à eux-mêmes qu'ils n'avaient procuré celte gloire à Alexandre


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et à ses Macédoniens qu'en sacrifiant tant de braves généraux à Leuctres, à Coronée, à Corinthe et en Arcadie.

XVIII. Cependant rien ne fut jamais plus grand et plus sage de la part d'Agésilas que son prompt retour dans le Péloponnèse, à l'ordre des éphores ; c'est le plus bel exemple d'une obéissance et d'une justice parfaites. Annibal, déjà malheureux et presque chassé de l'Italie, n'obéit qu'avec peine à ses concitoyens, qui le rappelaient dans sa patrie pour les y défendre. Alexandre ne fit que plaisanter, lorsqu'il apprit la bataille qu'Antipater avait livrée au roi Agis : « Il me semble, dit-il, que, pendant que nous triomphions ici de Darius, il y a eu un combat de rais en Arcadie. » N'est-il donc pas juste de féliciter Sparte de l'honneur qu'Agésilas lui rendit en cette occasion, du respect qu'il eut pour ses lois, lorsqu'à la première vue de la scytale des éphores, il abandonna sans balancer une si grande fortune, une puissance si considérable et de si glorieuses espérances qu'il trahissait, pour ainsi dire, lui-même par sa retraite? Il s'embarqua sur-le-champ, sans terminer son entreprise, et laissant à ses alliés les plus vifs regrets : une telle conduite prouve la fausseté de ce qu'a dit Démostrate le Phéacien, que les Spartiates valent mieux en public, et les Athéniens en particulier. Car Agésilas, qui avait paru un bon roi et un excellent général, se montra encore un meilleur, un plus agréable ami, à ceux qui partageaient sa familiarité. Comme la monnaie des Perses avait pour empreinte un archer, Agésilas dit, en partant, que dix mille archers du roi le chassaient d'Asie; car les orateurs d'Athènes et de Thèbes, à qui l'on avait distribué dix mille pièces de cette monnaie, venaient d'exciter ces deux villes à déclarer la guerre aux Spartiates.

XIX. Agésilas, après avoir traversé l'Hellespont, entra dans la Thrace ; et, sans s'abaisser à solliciter des Barbares un passage libre à travers leur pays, il faisait demander seulement à chacun de ces peuples s'il voulait qu'il passât sur ses terres en ami ou en ennemi. Ils le reçurent avec amitié et l'accom-


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pagnèrent même par honneur, chacun selon son pouvoir, à l'exception des Tralles, à qui Xerxès lui-même avait, dit-on, fait des présents pour obtenir le passage sur leurs terres, et qui voulurent exiger d'Agésilas cent talents (09) et autant de femmes : «Que ne sont-ils venus pour les recevoir?» répondit ironiquement Agésilas à leurs envoyés. En même temps il marche contre ces Barbares, qu'il trouve rangés en bataille, les met en déroute et en fait un grand carnage. fl envoie faire la même demande au roi de Macédoine, qui répondit qu'il y penserait. « Eh bien! dit Agésilas, qu'il y pense tout à son aise; en attendant, nous passerons. » Le roi, admirant son audace et redoutant son courage, lui fit dire de passer comme ami. Il ravagea les terres des Thessaliens qui s'étaient alliés aux ennemis de Sparte, et envoya à Larisse Xénoclès et Scythès, pour engager cette ville à embrasser le parti des Lacédémoniens. Les habitants ayant retenu ces ambassadeurs prisonniers, les Spartiates, indignés, voulaient qu'Agésilas allât sur le champ mettre le siége devant Larisse. Il leur dit qu'il ne donnerait pas, pour la conquête de toute la Thessalie, la vie d'un de ces ambassadeurs ; et il les retira par composition. Mais ce trait n'est peut-être pas si admirable dans Agésilas, après ce qu'il dit en apprenant une grande bataille qui s'était donnée près de Corinthe. et où il avait péri en quelques instants un grand nombre de braves soldats, quoique les Spartiates en particulier en eussent très-peu perdu. Loin de s'applaudir et de paraître enflé de cette victoire, il s'écria avec un profond soupir : « Malheureuse Grèce, qui viens de faire périr de tes propres mains plus de guerriers qu'il n'en faudrait pour vaincre tout ce qu'il y a de Barbares! » Les Pharsaliens étant venus harceler son armée et l'arrêter dans sa marche, il prit cinq cents chevaux, tomba sur eux, et, les ayant mis en fuite, il dressa un trophée au pied du mont Narthécium. Il préféra cette victoire à toutes celles qu'il avait remportées jusqu'alors, parce qu'avec un si petit nombre de


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gens de cheval qu'il avait formés lui-même, il venait de vaincre le peuple qui avait le plus de confiance en sa cavalerie.

XX Ce fut là que Diphridas, l'un des éphores, vint de Sparte au-devant d'Agésilas, lui porter l'ordre d'entrer sur-le-champ dans la Béotie. Il se proposait de le faire dans la suite avec une armée plus nombreuse ; mais il ne se permit pas la moindre résistance à la volonté des magistrats, et dit à ceux qui l'entouraient que le jour pour lequel ils avaient quitté l'Asie était proche : aussitôt il envoya prendre deux compagnies de l'armée qui campait auprès de Corinthe. Les Lacédémoniens qui étaient restés à Sparte, voulant récompenser son obéissance par un témoignage honorable, firent publier une permission aux jeunes gens de s'enrôler, pour aller au secours de leur roi. Ils se présentèrent tous avec la plus grande ardeur, et les magistrats en choisirent cinquante des plus forts et des plus actifs, qu'il firent partir sur-le-champ. Agésilas, ayant franchi les Thermopyles et traversé la Phocide qui était alliée de Sparte, entra dans la Béotie et plaça son camp près de Chéronée. Il s'y était à peine établi, qu'il vit le soleil s'éclipser (10) et prendre la forme de la lune dans son croissant ; il apprit en même temps que Pisandre avait été vaincu et tué dans un combat naval donné près de Cnide contre Pharnabaze et Conon. Vivement affligé et de la perte de son beau-frère et du malheur de Sparte, mais craignant que cette nouvelle ne jetât ses troupes dans le découragement et la frayeur, au moment d'aller combattre il ordonna à ceux qui venaient du côté de la mer de publier le contraire et de dire que les Spartiates avaient remporté une victoire navale. Il parut lui-même en public une couronne de fleurs sur la tête, fit un sacrifice d'actions de grâces pour cette heureuse nouvelle, et envoya à ses amis des portions de la victime.

XXI. Lorsqu'il se fut avancé jusqu'à Coronée et que les


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deux armées se trouvèrent en présence, Agésilas mit la sienne en bataille ; il donna aux Orchoméniens l'aile gauche, et se plaça lui-même à la droite. Dans l'armée ennemie, les Thébains occupaient l'aile droite et les Argiens la gauche. Xénophon y combattit auprès d'Agésilas, avec qui il était revenu d'Asie; et, suivant cet historien, cette bataille est la plus mémorable de toutes celles qui furent données de son temps. Dans le premier choc, il n'y ni eut de part ni d'autre une longue résistance ; les Orchoméniens furent bientôt enfoncés par les Thébains, et les Argiens par Agésilas. Mais les deux partis, ayant appris que leurs ailes gauches étaient fort maltraitées et commençaient à fuir, revinrent sur leurs pas. Agésilas avait dans les mains une victoire sûre, s'il eût voulu laisser passer les Thébains et les charger ensuite en queue, mais, n'écoutant que son ardeur et l'ambition de signaler son courage en les repoussant de vive force, il va les attaquer de front. Les Thébains soutinrent ce choc avec la même valeur ; partout le combat fut sanglant, mais principalement au poste qu'occupait Agésilas avec les cinquante jeunes gens que Sparte lui avait envoyés fort à propos, car il leur fut redevable de la vie. Si l'ardeur avec laquelle ils combattaient autour de lui, en affrontant tous les dangers, ne put le garantir de plusieurs blessures qu'il reçut à travers ses armes, du moins ils parvinrent, quoique avec peine, à l'arracher encore vivant des ennemis ; ils le couvrirent de leurs corps et firent un grand carnage des Thébains ; mais ils perdirent plusieurs de leurs compagnons. La difficulté qu'ils trouvèrent à renverser de front l'infanterie thébaine les força d'en venir à ce qu'ils n'avaient pas voulu faire après la première charge : ils ouvrirent leur phalange pour leur donner passage ; et comme alors les ennemis marchaient avec moins d'ordre, ils les suivirent et les chargèrent en flanc. Cependant ils ne purent jamais les mettre en déroute. Les Thébains se retirèrent vers l'Hélicon, tout glorieux de l'issue d'un combat où l'aile qu'ils occupaient était restée invincible.


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XXII. Agésilas, quoique très-souffrant de ses blessures ne voulut pas rentrer dans sa tente qu'on ne l'eût porté sur le champ de bataille et qu'il n'eût vu emporter ses morts sur leurs armes. Il laissa aller en liberté tous ceux des ennemis qui s'étaient réfugiés dans le temple de Minerve Itonienne, voisin du champ de bataille, et devant lequel on voyait un trophée que les Béotiens avaient élevé autrefois, après avoir vaincu les Athéniens, sous la conduite de Sparton, et tué leur chef Tolmidas. Le lendemain à la pointe du jour, Agésilas, voulant s'assurer si les Thébains seraient disposés à un second combat, ordonne à ses soldats de mettre des couronnes sur leur tête et à ses musiciens de jouer de la flûte, pendant qu'il ferait dresser et orner un trophée pour monument de sa victoire. Les ennemis ayant fait demander la permission d'enlever leurs morts, il la leur accorda par une trêve ; et cette demande étant une confirmation de sa victoire, il se lit porter à Delphes, où l'on célébrait les jeux pythiques. Il y fit, en l'honneur du dieu, la procession d'usage et lui consacra la dîme des dépouilles qu'il avait apportées d'Asie : elle monta à cent talents (11).

XXIII. De retour dans sa patrie, il y fut plus chéri que jamais de ses concitoyens, qui ne pouvaient voir sans admiration sa vie simple et ses mœurs pures. Bien différent de la plupart des généraux, il revenait des pays étrangers tel qu'il était avant de sortir de Sparte : il n'avait point adopté les coutumes des Barbares ; et, loin de s'être dégoûté de celles de son pays, loin de chercher à en secouer le joug, il les respecta, et les chérit toujours autant que ceux des Spartiates qui n'avaient jamais passé l'Eurotas. Il ne changea rien ni à ses repas, ni à ses biens, ni à la parure de sa femme, ni aux ornements de ses armes, ni aux meubles de sa maison ; il y laissa les anciennes portes : elles étaient si vieilles, qu'on eût cru que c'étaient les mêmes qu'Aristodème y avait mises. Le canathre (12)


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de sa fille n'avait, au rapport de Xénophon (13), rien de plus magnifique que ceux des autres filles de Sparte. Les Lacédémoniens appellent canathres des chaises de bois en forme de griffons, de cerfs ou de boucs, dans lesquelles les jeunes filles de Sparte vont aux cérémonies publiques. Xénophon ne nous a pas transmis le nom de la fille d'Agésilas ; et Dicéarque se plaint amèrement de ce que nous ne savons ni le nom de cette fille, ni celui de la mère d'Épaminondas. Mais nous avons trouvé, dans des registres de la ville de Lacédémone, que la femme d'Agésilas s'appelait Cléora, et ses deux filles Apolia et Proluta. On voit encore à Lacédémone la pique de ce prince, et elle ne diffère en rien de toutes les autres. Comme il vit quelques Spartiates tirer vanité des chevaux qu'ils nourrissaient et se croire par-là supérieurs aux autres, il engagea Cynisca, sa sœur, à monter sur un char et à disputer le prix aux jeux olympiques, il voulait montrer aux Grecs que cette victoire n'était pas le fruit de la valeur, mais des richesses (14). Il avait auprès de lui le sage Xénophon qu'il honorait singulièrement et qu'il détermina à faire élever ses enfants à Sparte, pour y apprendre la plus belle de toutes les sciences, celle de commander et d'obéir.

XXIV. Après la mort de Lysandre, il découvrit que celui-ci, à son retour d'Asie, avait formé une ligue contre Agésilas. Voulant donc faire connaître le caractère de Lysandre, il résolut de lire en public une harangue écrite par Cléon d'Halicarnasse et trouvée dans les papiers de Lysandre, qui devait la prononcer devant le peuple, et dont le but était de faire des changements considérables dans le gouvernement de Sparte. Mais un des sénateurs à qui il la communiqua et qui craignit que la force des raisons qu'on y exposait ne fit impression sur le peuple, lui ayant conseillé de ne pas déterrer Lysandre, mais plutôt d'ensevelir son discours avec lui, Agésilas suivit son conseil et ne donna aucune suite à cette découverte. Il ne


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fit même ouvertement aucune peine à ses ennemis; au contraire, il s'employa pour les faire nommer aux magistratures et au commandement des armées ; et comme ces emplois publics mettaient en évidence leur méchanceté et leur avarice, quand ils étaient cités devant les tribunaux, il les soutenait de tout son crédit et se les attachait tellement qu'il s'en faisait des amis, et qu'il ne trouva plus personne qui lui résistât. Agésipolis, son collègue dans la royauté, fils d'un banni, et qui à une très grande jeunesse joignait un caractère doux et modeste, se mêlait peu du gouvernement. Agésilas sut aussi le gagner ; les rois de Sparte, quand ils sont dans la ville, mangent à la même table ; Agésilas, qui savait que ce jeune prince n'était pas moins porté que lui à l'amour, mettait toujours la conversation sur les jeunes gens d'une beauté distinguée ; il l'excitait à s'attacher à quelqu'un de ceux qu'il aimait lui-même et le secondait dans ses inclinations ; car à Sparte ces sortes d'attachements n'ont rien de vicieux ; au contraire , ils sont pleins de pudeur et d'honnêteté, ils naissent d'une émulation louable peur la vertu, comme on l'a vu dans la Vie de Lycurgue.

XXV. Agésilas, devenu par-là très puissant dans la ville, fit nommer Télétias, son frère utérin, général de la flotte ; s'étant mis lui-même à la tète de l'armée de terre, il alla faire le siége de Corinthe, soutenu par Télétias, qui l'assiégeait du côté de la mer; il se rendit maître des longues murailles. Les Argiens, qui occupaient alors Corinthe, y célébraient les jeux isthmiques. Ils venaient de faire à Neptune le sacrifice d'usage, lorsque Agésilas, survenant tout à coup, les força d'abandonner les apprêts de la fête et les chassa de la ville. Les bannis de Corinthe qui étaient dans son armée l'ayant prié de présider aux jeux, il le refusa; mais, pendant qu'ils les faisaient célébrer eux-mêmes, il resta dans la ville, afin de leur procurer une entière sûreté. Dès qu'il fut parti de Corinthe, les Argiens recommencèrent les jeux, où quelques-uns des athlètes qui avaient remporté le prix à la célébration des pre-


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miers, l'obtinrent encore aux seconds ; et d'autres, après avoir été couronnés la première fois, furent à la seconde inscrits sur les registres comme vaincus. Agésilas dit à cette occasion que les Argiens avaient à se reprocher une grande lâcheté, puisque, ayant une si haute idée de la présidence de ces jeux, ils n'avaient pas osé combattre pour s'y maintenir. Au reste, il pensait que, dans les choses de celte nature, il fallait conserver une grande modération. Quand il était à Sparte, il contribuait volontiers à l'ornement des chœurs de musique et des jeux ; il y assistait toujours et faisait paraître le plus grand zèle pour le succès des combats de jeunes garçons et de jeunes filles ; mais les autres spectacles dont il voyait la plupart des hommes épris, il faisait semblant de ne pas s'y connaître. Un jour, l'acteur tragique Callipidas, qui jouissait d'une grande réputation, et que son talent faisait rechercher dans toute la Grèce, ayant rencontré Agésilas, le salua ; et s'étant mêlé fièrement avec ceux qui accompagnaient ce prince, il affectait de se faire voir et s'attendait que le roi le préviendrait par quelque marque de bonté. Comme Agésilas ne paraissait faire aucune attention à lui : « Eh! quoi, prince, lui dit-il, vous ne me connaissez pas? » Agésilas, jetant les yeux sur lui : « N'es-tu pas, lui répondit-il, le farceur Callipidas? » C'est le nom que les Lacédémoniens donnent aux comédiens. Une autre fois, on lui proposait d'aller entendre un homme qui imitait parfaitement le rossignol ; il le refusa, en disant qu'il avait souvent entendu le rossignol même. Le médecin Ménécrate, à qui la cure de maladies désespérées avait fait donner le nom de Jupiter, et qui avait l'arrogance de se donner lui-même ce titre, eut l'audace de le prendre dans une lettre qu'il écrivait à ce prince : « Ménécrate Jupiter, au roi Agésilas, salut. » Le roi mit dans la réponse : «Agésilas, à Ménécrate, santé. »

XXVI. Pendant qu'il était dans les environs de Corinthe, et qu'il regardait ses soldats emporter le butin du temple de Junon, dont il s'était rendu maître, il vint des députés de


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Thèbes lui proposer une alliance avec leur ville. Agésilas, qui n'avait jamais aimé les Thébains, et qui, dans cette circonstance, croyait utile de leur témoigner du mépris, fit semblant de ne pas voir les ambassadeurs et de ne pas entendre ce qu'ils lui disaient. Mais la vengeance divine l'en punit à l'heure même : les Thébains ne s'étaient pas encore retirés, qu'on vint lui annoncer qu'un détachement de Lacédémoniens avait été taillé en pièces par Iphicrate ; c'était la plus grande perte qu'ils eussent faite depuis longtemps : ils avaient eu de plus la honte de voir leurs plus braves fantassins battus par des soldats armés à la légère, et des Lacédémoniens par des mercenaires. Agésilas se mit aussitôt en marche pour aller à leur secours ; mais, ayant appris que l'affaire était terminée, il revint au temple de Junon, et, faisant appeler les ambassadeurs béotiens, il leur donna audience ; prenant alors à leur tour un air insultant, ils ne dirent pas un mot de la paix, et lui demandèrent seulement de les laisser entrer a Corinthe. Agésilas; irrité de cette demande : « Si vous voulez, leur dit-il, voir vos amis enflés de leurs succès, vous le pourrez demain tout à votre aise. » Le lendemain, il les prit avec lui ; et, mettant en leur présence tout à feu et à sang dans le territoire de Corinthe, il s'avança jusqu'aux murs de la ville; et, après avoir fait remarquer aux ambassadeurs que les Corinthiens n'avaient pas osé sortir pour défendre leur territoire, il les renvoya. Ayant recueilli ensuite ceux qui étaient restés du détachement battu par Iphicrate, il ramena son armée à Lacédémone. Dans sa marche, il partait le matin avant le jour et ne s'arrêtait le soir qu'à la nuit fermée, afin que les Arcadiens, ennemis et envieux des Spartiates, ne pussent pas insulter à leur défaite. Depuis, pour rendre service aux Achéens, il entra avec eux en armes dans l'Acarnanie, dont il défit les habitants et d'où il emmena un butin considérable. Les Achéens le priaient de passer l'hiver dans leur pays, pour empêcher les ennemis d'ensemencer leurs terres ; il leur répondit qu'il ferait tout le contraire, parce que les Acarnaniens craindraient bien plus la


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guerre l'été suivant, lorsqu'ils verraient leurs terres couvertes de moissons. En effet, quand ils le virent, l'année suivante, rentrer sur leur territoire, ils tirent la paix avec les Achéens.

XXVII. Lorsque Conon et Pharnabaze, qui, avec la flotte du roi de Perse, étaient maîtres de la mer, furent venus ravager les côtes de la Laconie, et que les Athéniens eurent rebâti leurs murailles avec l'argent que leur fournissait Pharnabaze, les Lacédémoniens prirent le parti de faire leur paix avec Artaxerxe ; ils envoyèrent Antalcidas à Tiribaze et n'eurent pas honte de livrer au roi, avec autant de lâcheté que d'injustice, ces Grecs établis en Asie, pour lesquels Agésilas avait combattu. Mais il n'eut aucune part à l'infamie de ce traité ; il fut négocié par Antalcidas son ennemi, qui, jaloux de la puissance et de la gloire qu'Agésilas acquérait dans cette guerre, trouva tous les moyens bons pour conclure la paix. Quelqu'un ayant dit à cette occasion, devant Agésilas, que les Lacédémoniens persisaient : « Dites plutôt, répondit-il , que les Perses laconisent. » En menaçant de déclarer la guerre à ceux qui ne voulaient pas accepter la paix, il les força tous de consentir à ce que le roi demandait ; ce qu'il fit surtout pour affaiblir les Thébains , qui étaient obligés, par le traité, de laisser en liberté toute la Béotie. Dans la suite, il montra plus clairement cette intention, lorsque Phébidas, par une violation odieuse du droit des gens, se fut, en pleine paix, emparé de la Cadmée ; tous les Grecs en furent indignés ; les Spartiates, et principalement les ennemis d'Agésilas, en firent éclater leur mécontentement ; et, dans le transport de colère dont ils étaient agités, ils demandèrent à Phébidas par quel ordre il avait agi ; ils cherchaient à faire tomber le soupçon sur Agésilas, qui ne craignit pas de prendre hautement le parti de Phébidas et de déclarer qu'il fallait considérer l'action en elle-même, et voir si elle était utile; il ajouta qu'il était beau de faire de son propre mouvement et sans les ordres de résonne ce qui était de l'intérêt de Sparte.

XXVIII. Il ne cessait pourtant de répéter que la justice était


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la première des vertus; que, sans la justice , la force n'est d'aucune utilité ; que si tous les hommes étaient justes, ils n'auraient pas besoin de la force. Et comme un jour on disait en sa présence que le grand roi le voulait ainsi : « Comment, répondit-il, serait-il plus grand que moi, s'il n'est pas plus juste ? » Il pensait alors, avec autant de vérité que de noblesse, que la justice est la mesure royale sur laquelle on doit, pour ainsi dire, mesurer la grandeur. Quand la paix fut conclue, le roi lui écrivit en particulier pour l'inviter à se lier d'amitié et d'hospitalité avec lui ; mais il ne voulut pas recevoir ses lettres et dit à ceux qui les lui présentaient qu'il lui suffisait de l'amitié publique ; que tant qu'elle subsistait, il était inutile d'en former une particulière. Mais ses beaux sentiments étaient quelquefois démentis par sa conduite, et il se laissait emporter à son ambition et à son opiniâtreté ; il le fit surtout dans cette occasion à l'égard des Thébains : non content d'avoir sauvé Phébidas, il détermina la ville à prendre sur elle cette injustice, à retenir en son propre nom la Cadmée et à mettre le gouvernement de Thêbes entre les mains d'Archias et de Léontide, qui avaient facilité à Phébidas l'entrée dans la ville et la prise de la citadelle. Cette conduite fit soupçonner que Phébidas n'avait été que l'instrument de cette perfidie, et qu'Agésilas l'avait conseillée. La suite ne justifia que trop ce soupçon ; car lorsque les Athéniens eurent chassé la garnison de la citadelle, et rendu Thèbes à la liberté, Agésilas se plaignit du meurtre que les Thébains avaient fait d'Archias et de Léontide, qui, sous le nom de polémarques, étaient en effet de vrais tyrans ; et il leur déclara la guerre. Cléombrote, successeur d'Agésipolis au trône de Sparte, fut envoyé en Béotie à la tête d'une armée; Agésilas, qui, hors de l'âge de puberté depuis quarante ans, était exempt par les lois d'aller à la guerre, ne voulut pas se charger de cette expédition : après avoir, peu de ternes auparavant, fait la guerre aux Phliasiens pour des bannis, il aurait eu honte qu'on le vît combattre contre les Thébains pour des tyrans.


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XXIX. Dans le parti contraire à celui d'Agésilas était un Lacédémonien nommé Sphodrias, qu'on avait établi gouverneur à Thespies : cet homme, qui ne manquait ni d'audace, ni d'ambition, au lieu de former des projets raisonnables, ne se repaissait que de vaines espérances. Jaloux de se faire un grand nom, et croyant que Phébidas s'était acquis beaucoup de gloire et de célébrité par son entreprise audacieuse sur la citadelle de Thèbes, il s'imagina qu'il ferait une action plus belle encore et plus glorieuse, si de son propre mouvement il tentait de surprendre le Pirée, en l'attaquant inopinément par terre, et d'enlever ainsi aux Athéniens l'empire de la mer. Ce fut, dit-on, une trame ourdie par Pélopidas et Gélon, qui, alors béotarques à Thèbes, envoyèrent secrètement à Sphodrias des hommes affidés, qui se dirent amis des Lacédémoniens, et qui, en lui donnant des louanges outrées, en l'exaltant comme seul capable d'exécuter une si grande entreprise, enflammèrent tellement cet esprit ambitieux, qu'ils le déterminèrent à une action qui n'était ni moins injuste, ni moins contraire au droit des gens, que l'attentat contre la Cadmée, mais qui ne fut conduite ni avec la même audace, ni avec le même bonheur. Sphodrias avait espéré arriver au Pirée bien avant l'aurore, et le jour le surprit dans la plaine de Thriasie : on dit même que ses soldats, ayant vu des feux briller sur quelques temples d'Éleusis, furent saisis de frayeur; que lui-même, ne pouvant plus cacher sa marche, perdit toute son audace, et, après avoir fait un modique butin, s'en retourna couvert de honte à Thespies. Les Athéniens, qui envoyèrent à l'instant même des députés à Sparte pour se plaindre de Sphodrias, trouvèrent que les magistrats n'avaient pas attendu qu'on vînt l'accuser, et qu'il avait été déjà traduit en justice comme coupable d'un crime capital; mais il n'osa pas se présenter devant les juges; il craignit la vengeance de ses concitoyens, qui, humiliés à la vue des Athéniens, et ne voulant pas être soupçonnés de complicité, parurent ressentir cette injustice comme si elle eût été faite à eux-mêmes.


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XXX. Sphodrias avait un fils nommé Cléonyme, fort jeune encore et d'une grande beauté; Archidamus, fils d'Agésilas, qui l'aimait tendrement, partageait l'inquiétude que causait à ce jeune homme le danger de son père: mais il n'osait solliciter ouvertement en faveur d'un ennemi d'Agésilas. Cependant Cléonyme étant venu, fondant en larmes, le supplier de fléchir le roi, comme l'adversaire le plus redoutable qu'ils eussent, Archidamus, qui lui-même craignait beaucoup son père, fut trois ou quatre jours sans oser lui en parler, et le suivait toujours dans un grand silence. Quand enfin il vit approcher le jour du jugement, il prit sur lui de dire à Agésilas que Cléonyme l'avait prié d'intercéder pour son père. Agésilas, qui connaissait l'inclination de son fils pour Cléonyme, ne chercha point à l'en détourner ; car ce jeune homme avait, dès son enfance, fait concevoir l'espérance qu'il serait un jour un des plus vertueux citoyens de Lacédémone : cependant il ne se montra pas sensible aux prières de son fils ; il ne lui dit pas un mot de douceur qui pût lui donner quelque confiance ; il lui répondit seulement qu'il verrait ce qu'il y aurait d'honnête et de convenable à faire, et il s'en alla. Archidamus n'osa plus aller chez Cléonyme, qu'il voyait auparavant plusieurs fois le jour. Ce changement ôtait tout espoir aux amis de Sphodrias, lorsqu'un ami d'Agésilas, nommé Étymoclès, leur fit connaître, en conversant avec eux, les véritables dispositions d'Agésilas. Il blâmait fort l'entreprise de Sphodrias ; mais il l'estimait personnellement comme un homme plein de bravoure, et voyait que Sparte avait besoin de soldats tels que lui. C'était en ces termes qu'Agésilas parlait tous les jours de cette affaire, pour faire plaisir à son fils. Cléonyme reconnut alors le zèle qu'Archidamus avait mis à le servir ; et les amis de Sphodrias, reprenant courage, sollicitèrent de nouveau en sa faveur. Agésilas avait une tendresse extrême pour ses enfants. Dans leur premier âge il partageait leurs jeux, et allait, comme eux, à cheval sur un bâton. Surpris un jour dans cette attitude par un de ses amis, il le pria de n'en parler à personne avant


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d'être lui-même devenu père. Sphodrias fut donc absous, et les Athéniens n'eurent pas plus tôt appris ce jugement qu'ils se disposèrent à la guerre. On blâma généralement Agésilas d'avoir, par complaisance pour un désir puéril et insensé de son fils, empêché un jugement juste, et rendu Sparte coupable des plus grands crimes envers la Grèce.

XXXI. Agésilas, voyant que son collègue Cléombrote se portait avec peu d'ardeur à faire la guerre aux Thébains, renonça à l'exemption de service que la loi lui donnait et dont il avait fait usage pour cette expédition même ; il entra en armes dans la Béotie, où il fit beaucoup de mal aux Thébains ; mais ce ne fut pas sans en souffrir lui-même. Antalcidas le voyant blessé : « Les Thébains, lui dit-il, vous paient aujourd'hui un beau salaire de l'apprentissage que vous leur avez fait faire de l'art de la guerre, qu'ils ignoraient et qu'ils ne voulaient même pas savoir. » Aussi les Thébains devinrent-ils supérieurs à eux-mêmes dans le métier des armes, par l'habitude que leur en firent contracter les invasions fréquentes des Lacédémoniens. C'est ce qu'avait prévu l'ancien Lycurgue, lorsque, par une des trois ordonnances qu'il appelait rhêtres (15) il défendit d'être souvent en guerre avec les mêmes ennemis, de peur qu'on ne leur apprît à la faire. Agésilas se rendit donc odieux même aux alliés de Lacédémone, qui ne lui pardonnaient pas de vouloir perdre les Thébains, non pour venger une offense publique, mais pour satisfaire son ressentiment et son obstination. Ils n'avaient que faire, disaient-ils, de se consumer à courir tous les ans de côté et d'autre, à suivre, en si grand nombre, une poignée de Lacédémoniens. Agésilas, pour leur faire voir combien ses soldats étaient nombreux, usa, dit-on, de cet artifice : il fit asseoir les alliés tous ensemble d'un même côté, et les Lacédémoniens seuls de l'autre ; il ordonna ensuite au héraut de faire lever successivement les potiers, les forgerons, les charpentiers, les maçons et tous les autres artisans. Les alliés se levèrent presque tous, et il ne se


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leva pas un seul Lacédémonien; car il était défendu aux citoyens de Sparte d'apprendre et d'exercer aucun art mécanique : « Vous voyez, leur dit Agésilas en riant, que nous fournissons bien plus de soldats que vous. »

XXXII. En ramenant son armée de Thèbes, il passa par Mégare ; et, comme il montait un jour au lieu du conseil dans la citadelle, il fut saisi d'une douleur et d'une convulsion violentes à celle de ses jambes qui était saine, et qui enfla considérablement. Cet accident parut occasionné par le sang, qui s'étant porté à cette jambe avec trop d'abondance, y avait causé une inflammation très-vive. Un médecin de Syracuse lui fit une saignée à la cheville du pied, qui apaisa la douleur ; mais il sortit une si grande quantité de sang, qu'on ne pouvait l'arrêter et qu'Agésilas étant tombé en défaillance, fut longtemps en danger. On vint à bout d'étancher le sang; et on le transporta à Lacédémone, où il fut longtemps malade et hors d'état de faire la guerre. Dans cet intervalle, les Spartiates essuyèrent plusieurs défaites tant sur terre que sur mer; la plus considérable fut celle de Leuctres, où les Thébains remportèrent sur eux, pour la première fois, une victoire complète. Cet événement fit désirer aux Grecs une paix générale; et les députés de toute la Grèce se rendirent à Lacédémone, pour en régler les conditions. Au nombre de ces députés était Épaminondas, déjà célèbre par son savoir et par ses connaissances philosophiques, mais qui n'avait donné encore aucune preuve de ses talents militaires. Comme il vit que tous les députés pliaient sous les volontés d'Agésilas, il osa seul lui parler avec autant de courage que de franchise ; il plaida non-seulement la cause des Thébains, mais encore celle de toute la Grèce ; il prouva que la guerre augmentait la puissance de Sparte et affaiblissait tous tes autres Grecs ; qu'il fallait donc faire une paix fondée sur la justice et sur l'égalité, parce qu'elle ne pouvait être solide qu'autant que toutes les parties intéressées y trouveraient un égal avantage. Agésilas, voyant que les Grecs l'écoutaient avec admiration et qu'ils


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étaient disposés à suivre son avis, lui demanda s'il croyait juste et conforme à l'égalité que la Béotie fût libre et indépendante. Épaminondas, à son tour, lui demande, avec beaucoup de vivacité et de hardiesse, s'il trouve juste lui-même que la Laconie soit libre et indépendante. Alors Agésilas, se levant en colère, lui ordonne de déclarer nettement s'il laissera la Béotie libre. « Et vous-même, reprit Épaminondas, laisserez-vous libre la Laconie?» Agésilas, qui ne se possédait plus, saisit avec empressement le prétexte qui s'offrait de rompre avec les Thébains, efface sur-le-champ leur nom du traité de paix, et leur déclare la guerre. En même temps il ordonne aux autres députés de s'en retourner après qu'ils auraient signé les articles dont on serait convenu à l'amiable, et de décider par la voie des armes ceux dont on ne pourrait tomber d'accord ; car il était difficile de déterminer, par des moyens de conciliation, tous les différends qu'ils avaient entre eux.

XXXIII. Cléombrote se trouvait alors dans la Phocide avec une armée; les éphores lui envoyèrent aussitôt l'ordre de marcher contre les Thébains, et firent partir en même temps des députés chargés de rassembler leurs alliés, qui montraient peu d'empressement pour une expédition qu'ils faisaient contre leur gré, mais qui n'osaient encore refuser d'obéir aux Lacédémoniens. Les présages sinistres qui précédèrent cette guerre (16) et que nous avons rapportés dans la Vie d'Épaminondas (17) ; l'opposition constante que le Spartiate Prothoüs témoigna à cette expédition, ne purent en détourner Agésilas ; il la fit entreprendre, dans l'espoir que, toute la Grèce étant libre, et les Thébains seuls exclus du traité de paix, c'était l'occasion la plus favorable pour se venger d'eux. La célérité avec laquelle on l'entreprit prouve sensiblement qu'elle fut décidée bien plus par un mouvement de colère, que par une sage réflexion. Le


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traité avait été conclu à Lacédémone le 14 du mois scirrophérion (18), et le cinq du mois hécatombéon (19), c'est-à-dire vingt jours après, les Lacédémoniens perdirent la bataille de Leuctres, où il périt mille Spartiates avec Cléombrote leur roi, qui fut tué au milieu de ses plus braves guerriers. De ce nombre était le beau Cléonyme, fils de Sphodrias, qui, trois fois abattu aux pieds de Cléombrote et s'étant relevé trois fois, mourut enfin, en combattant avec la plus grande valeur.

XXXIV. La défaite des Spartiates et la victoire des Thébains, la plus glorieuse que jamais les Grecs aient remportée sur un autre peuple de la Grèce, arrivèrent contre l'attente de tout le monde ; mais la ville vaincue ne se montra ni moins grande, ni moins admirable par sa vertu, que celle qui avait eu la gloire de la vaincre. Les paroles des gens vertueux, dit Xénophon (20), celles même qui leur échappent dans le vin et au milieu de leurs amusements, sont toujours dignes d'être conservées; et il a raison. Mais n'y a-t-il pas un plus grand avantage à considérer avec soin ce qu'ils disent et ce qu'ils font dans les revers, à admirer la fermeté qu'ils y conservent? On célébrait alors à Sparte une fête publique, et la ville était pleine d'étrangers. Des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles s'exerçaient sur le théâtre, lorsque les courriers qui venaient de Leuctres annoncèrent cette funeste nouvelle. Les éphores sentirent aussitôt que cette défaite ruinait entièrement leur puissance et leur faisait perdre l'empire de la Grèce ; cependant ils ne permirent ni aux chœurs de sortir du théâtre, ni à la ville d'ôter les décorations de la fête. Ils envoyèrent dans les maisons, à tous les parents, les noms de ceux qui avaient péri à la bataille et restèrent au théâtre à faire continuer le spectacle et les danses. Le lendemain, quand on eut la liste certaine des morts et de ceux qui s'étaient sauvés, les pères et tous les parents des premiers se rendirent à la place publique, où ils s'embrassèrent les uns les autres d'un air satisfait, pleins de courage et de joie. Au contraire, les parents de ceux


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qui avaient échappé au fer ennemi restèrent chez eux avec leurs femmes, comme dans un temps de deuil ; ou, s'ils étaient forcés de sortir, ils paraissaient avec un air, une voix et un regard qui exprimaient l'abattement et la tristesse. Cette différence était, encore plus sensible dans les femmes. Celles qui attendaient leurs fils au retour du combat marchaient en silence et la tête baissée, et celles dont les fils étaient restés sur le champ de bataille couraient aux temples pour remercier les dieux et se visitaient mutuellement avec cette gaieté que leur gloire leur inspirait.

XXXV. Cependant le peuple, qui se vit abandonné de ses alliés, et qui s'attendait qu'Épaminondas, enflé de sa victoire, allait se jeter dans le Péloponnèse, se rappela les oracles sur le règne boiteux ; il tomba dans le découragement et la superstition ; il regarda ce désastre comme une vengeance des dieux, qui le punissaient d'avoir éloigné du trône un prince qui n'avait aucune infirmité corporelle, pour y placer un roi qui boitait, quoique l'oracle leur en eût fait la plus expresse défense. Il est vrai que sa puissance, ses vertus, sa réputation, le faisaient employer et comme roi et comme général : ils avaient toujours recours à lui dans leurs difficultés politiques, comme à leur médecin et à leur arbitre; ils le firent encore dans cette occasion, où ils s'en rapportèrent à lui seul sur le parti qu'on prendrait à l'égard de ceux qui s'étaient enfuis de la bataille, et qu'on appelle à Sparte les trembleurs. Comme ils étaient en grand nombre, et qu'ils avaient beaucoup de pouvoir dans la ville, on craignait qu'en voulant leur infliger la note d'infamie ordonnée par la loi, ils ne suscitassent quelque mouvement dangereux. Car à Sparte les fuyards sont non-seulement exclus de tous les emplois, mais on ne peut, sans se déshonorer soi-même, leur donner ou recevoir d'eux une fille en mariage. Tout homme qui les rencontre a droit de les frapper, et ils sont obligés de le souffrir. Ils vont dans les rues la tète baissée, vêtus de méchantes robes raccommodées avec des lambeaux de couleur différente. Ils ne rasent


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que la moitié de leur barbe, et laissent croître l'autre moitié. On voyait un grand danger à tenir dans Sparte tant de citoyens ainsi notés, surtout dans un temps où elle avait besoin de soldats. Agésilas, nommé législateur, trouva le moyen, sans rien ajouter ni retrancher aux lois, sans y faire le moindre changement, de prévenir tous les maux qu'on craignait : il se rendit à l'assemblée des Lacédémoniens, et, en déclarant qu'il fallait ce jour-là laisser dormir les lois et leur rendre le lendemain toute leur autorité, il sut maintenir les lois de Sparte et lui conserver ce grand nombre de citoyens dont il sauva l'honneur. En même temps, pour relever ces jeunes gens de leur abattement et de leur consternation, il fit une invasion dans l'Arcadie : mais il eut soin d'éviter le combat ; il prit seulement aux Mantinéens une petite ville, et fit le dégât dans le pays. Cette légère expédition consola Sparte de ses malheurs et releva ses espérances, en lui faisant voir qu'elle n'était pas perdue sans ressource.

XXXVI. Peu de temps après, Épaminondas entra dans la Laconie avec toutes les troupes des alliés de Thèbes, qui formaient une armée de quarante mille hommes de pied, sans compter un grand nombre de troupes légères, et de gens qui, n'ayant point d'armes, n'étaient à la suite de l'armée que pour piller, et qui, joints aux troupes réglées, faisaient en tout une armée de soixante-dix mille hommes entrés sur le territoire de Lacédémone. C'était la première fois qu'il était envahi : depuis six cents ans que les Doriens s'étaient établis dans cette ville, aucun ennemi n'avait encore osé y mettre le pied. Mais alors les troupes alliées, trouvant un pays entier auquel on n'avait jamais touché, y mirent tout à feu et à sang, et le ravagèrent jusqu'à l'Eurotas; elles s'approchèrent même de Lacédémone sans que personne sortît pour les repousser. Car Agésilas, au rapport de Théopompe, ne voulut pas permettre aux Lacédémoniens de lutter contre ce torrent (21) débordé. Après avoir distribué ses meilleures troupes au milieu de la ville et 


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dans les postes les plus importants, il souffrit tranquillement les menaces et les bravades des Thébains, qui le provoquaient nommément et le pressaient de combattre pour défendre son pays, sur lequel il avait attiré seul tant de maux par la guerre qu'il avait allumée. Mais rien n'affligeait plus Agésilas que les troubles intérieurs de la ville ; que les clameurs des vieillards, qui couraient de côté et d'autre, indignés de ce qu'ils voyaient; que les mouvements continuels des femmes, qui, ne pouvant rester tranquilles, étaient comme forcenées en entendant le tumulte des troupes ennemies, en voyant les flammes qui ravageaient les campagnes. Il n'était pas moins affecté de l'atteinte que cette invasion portait à sa gloire : une ville si grande et si florissante, quand il avait pris le gouvernement, il en voyait la dignité se flétrir entre ses mains; il était humilié de voir démentir cette parole orgueilleuse qu'il répétait souvent : « Qu'une femme lacédémonienne n'avait jamais vu la fumée d'un camp ennemi. » Aussi un Athénien, qui disputait avec Antalcidas sur le courage des deux peuples, lui ayant dit que les Athéniens avaient souvent repoussé les Spartiates des bords du Céphise : « Pour nous, lui répondit Antalcidas, nous ne vous avons jamais repoussés des bords de l'Eurotas. » Un Spartiate, d'une condition obscure, répliqua de même à un Argien qui lui disait que plusieurs Lacédémoniens étaient enterrés dans l'Argolide : « Cela est vrai, mais aucun de vos Argiens n'est enterré dans la Laconie. »

XXXVII. On dit qu'Antalcidas, qui était alors éphore, et qui craignait que Sparte ne fût prise, envoya secrètement ses enfants à Cythère. Mais Agésilas, voyant que les ennemis se disposaient à traverser l'Eurotas, pour pénétrer ensuite dans la ville, abandonna tous les autres postes et rangea ses troupes en bataille sur des hauteurs placées au milieu de la ville. L'Eurotas était alors très-enflé par la fonte des neiges, et le froid extrême de ses eaux le rendait encore plus difficile à traverser que la rapidité de son cours. Quelques Spartiates montrèrent au roi Épaminondas, qui le passait le premier à la


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tête de sa phalange ; ce prince, après l'avoir longtemps fixé et suivi des yeux, ne dit que ce seul mot : « Quel homme étonnant ! » Épaminondas avait l'ambition de livrer un combat dans Sparte même, et d'y dresser un trophée; mais il ne put y engager Agésilas, ni lui faire quitter ses hauteurs. Obligé lui-même de se retirer, il alla faire de nouveau le dégât dans la campagne. Cependant, à Lacédémone, deux cents mauvais citoyens, qui depuis longtemps tramaient sourdement des complots criminels, se liguèrent ensemble et se saisirent d'un quartier de la ville appelé Issorium, où était le temple de Diane, lieu fort d'assiette et difficile à forcer. Les Lacédémoniens voulaient sur-le-champ les y aller attaquer ; mais Agésilas, qui craignit quelque mouvement séditieux dans la ville, les arrêta ; et lui-même, sans armes, vêtu d'un simple manteau et suivi d'un seul domestique, alla à eux et leur cria qu'ils avaient mal entendu son ordre ; que ce n'était point là qu'il les avait envoyés, et qu'il ne leur avait point dit d'aller tous ensemble, mais de se distribuer les uns ici, les autres là. En même temps il leur montrait de la main différents quartiers de la ville où ils devaient se rendre. Les séditieux furent ravis de l'entendre parler ainsi : persuadés que leur intention perfide n'était pas connue, ils se séparèrent et se rendirent aux postes qu'Agésilas leur avait indiqués. Il envoya des troupes occuper celui d'Issorium, et fit arrêter environ quinze de ces mutins, qui furent mis à mort la nuit suivante. Mais il découvrit bientôt une autre conjuration plus sérieuse, tramée par des Spartiates qui s'assemblaient secrètement dans une maison et s'y occupaient des moyens d'opérer quelque révolution dans le gouvernement. Il était également dangereux et de les citer en justice dans une conjoncture si critique, et de fermer les yeux sur leur conspiration. Agésilas, après en avoir délibéré avec les éphores, les fit mourir sans instruire leur procès; ce qui jusqu'alors était sans exemple à Sparte, où jamais personne n'avait été condamné à mort qu'avec les formalités de la justice. Plusieurs d'entre les voisins de Lacé-


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démone, et une foule d'Ilotes à qui l'on, avait fait prendre les armes, passaient tous les jours dans le camp des ennemis, et leur désertion jetait le découragement parmi les Spartiates. Agésilas, pour en empêcher l'effet, chargea ses domestiques d'aller tous les matins, avant le jour, prendre dans les paillasses les armes de ces déserteurs et de les cacher, afin qu'on ne pût pas en savoir le nombre.

XXXVIII. Quant au départ des Thébains du territoire de la Laconie, les uns en fixent l'époque au commencement de l'hiver, où les Arcadiens se mirent à défiler en désordre ; d'autres disent que les ennemis y restèrent trois mois entiers, pendant lesquels ils ruinèrent le pays. Suivant Théopompe, les béotarques avaient déjà résolu de partir, lorsqu'un Spartiate, nommé Phrixus, vint de la part d'Agésilas leur apporter dix talents (22), pour acheter leur retraite; qu'ainsi, en ne faisant qu'exécuter une résolution déjà prise, ils reçurent encore de leurs ennemis de quoi fournir aux frais de leur voyage. Mais je ne vois pas comment ce fait, ignoré de tous les autres historiens, n'a été connu que du seul Théopompe ; ce qui est avoué de tout le monde, c'est que Sparte dut son salut à Agésilas, qui, en sacrifiant ses deux passions naturelles, l'ambition et l'opiniâtreté, ne songea qu'à la sûreté publique. Cependant il ne put relever d'un échec si funeste la puissance et la gloire de sa patrie ; elle éprouva ce qui arrive à un corps sain qui a observé toute sa vie un régime exact cl sévère, la moindre faute le perd : de même un premier désordre ruina la prospérité de cette ville. Et cela devait arriver : dès qu'à un gouvernement sagement constitué pour maintenir la concorde, la paix et la vertu, ils eurent ajouté ces nouvelles conquêtes, acquises par la force, que Lycurgue jugeait inutiles à une cité pour vivre heureuse, leur empire alla toujours en décadence.

XXXIX. Agésilas n'allait plus à la guerre, à cause de sa vieillesse; mais Archidamus, son fils, ayant reçu des secours


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du tyran de Sicile, gagna sur les Arcadiens une bataille qu'on appela la bataille sans larmes ; car il fit un grand carnage des ennemis et ne perdit pas un seul homme. Mais cet avantage même rendit plus sensible la faiblesse de la ville. Auparavant c'était pour les Spartiates une chose si ordinaire et si naturelle de vaincre leurs ennemis, que dans leurs succès ils ne sacrifiaient aux dieux qu'un coq en actions de grâces ; les troupes qui avaient combattu ne se glorifiaient pas de leur victoire, et la nouvelle apportée à Sparte n'y excitait pas des transports de joie. Le courrier qui leur annonça le gain de cette bataille de Mantinée, dont Thucydide a fait le récit, ne reçut d'autre présent des magistrats, pour les remercier de cette grande nouvelle, qu'une portion de viande de leur repas public. Mais quand on apprit la victoire d'Archidamus et qu'on sut qu'il revenait à Sparte, personne ne resta dans la ville. Son père alla le premier au-devant de lui, en versant des larmes de joie, et suivi de tous les magistrats ; la foule des vieillards et des femmes descendit jusqu'à l'Eurotas en levant les mains au ciel, et témoignant aux dieux leur reconnaissance; il semblait que Sparte eût effacé la tache indigne dont elle était souillée, et qu'elle vît renaître les beaux jours de sa gloire. Jusque-là les maris mêmes, à ce qu'on assure, honteux de leurs défaites, n'avaient pas osé regarder même leurs femmes.

XL. Mais quand Épaminondas eut rétabli la ville de Messène et que ses anciens habitants s'y rendirent en foule de tous côtés, les Lacédémoniens n'osèrent pas combattre pour l'empêcher : ils savaient pourtant très-mauvais gré à Agésilas d'avoir laissé enlever à Sparte, sous son règne, une contrée qui n'avait guère moins d'étendue que la Laconie, qui le disputait en bonté aux meilleurs pays de la Grèce, et dont ils avaient si longtemps joui. Agésilas, qui ne voulait pas céder aux Thébains, par un traité, un pays qu'ils occupaient déjà, rejeta la paix qu'ils lui offraient ; mais, en s'obstinant à disputer la Messénie, il ne la recouvra pas ; et, trompé par un stratagème qu'on employa contre lui, il fut sur le point de perdre la ville


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même de Sparte. Les habitants de Mantinée, ayant quitté le parti des Thébains, appelèrent les Spartiates à leur secours. Épaminondas, informé qu'Agésilas, sorti de Sparte avec ses troupes, marchait vers Mantinée, partit la nuit de Tégée à l'insu des Mantinéens; et, prenant un autre chemin que celui que tenait Agésilas, il marcha avec tant de diligence vers Lacédémone, qu'il fut au moment de s'emparer de la ville qui se trouvait sans défenseurs. Mais un certain Euthynus de Thespies, au rapport de Calisthène, ou un Crêtois, suivant Xénophon (23), ayant couru en avertir Agésilas, ce prince fil partir sur-le-champ un courrier pour en prévenir les Spartiates, et il arriva lui-même bientôt après. Il était à peine entré dans Sparte, que les Thébains passèrent l'Eurotas et donnèrent l'assaut à la ville. Agésilas la défendit avec une valeur au-dessus rie son âge. Il sentit que ce n'était pas, comme dans la première occasion, le moment de songer à la sûreté et d'agir avec précaution ; que l'audace et le désespoir, moyens dans lesquels il n'avait jamais mis sa confiance, étaient les seuls qui pussent éloigner un péril si pressant et arracher la ville des mains d'Épaminondas. Il dressa un trophée de sa victoire et fit voir aux enfants et aux femmes les Lacédémoniens qui payaient à leur patrie le plus beau salaire de l'éducation qu'ils avaient reçue, et à leur tête Archidamus son fils, qui faisait des prodiges de valeur ; qui, prenant de petites rues détournées avec une poignée de soldats, se portait partout où le danger était le plus grand, et, avec autant de courage que d'agilité, arrêtait de tous côtés les ennemis.

XLI. On dit qu'Isadas, fils de Phébidas, se fit singulièrement admirer, non-seulement de ses concitoyens, mais des ennemis eux-mêmes. Distingué par la beauté de sa figure et de sa taille à cet âge où les hommes, passant de la puberté à l'âge viril, brillent de tout l'éclat de la jeunesse, il était sans armes, sans habits, le corps tout frotté d'huile, tenant une pique d'une main, et de l'autre une épée. Il était sorti dans cet


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état de sa maison ; et, s'étant fait jour à travers les combattants, il avait chargé les ennemis, frappant et renversant tout ce qui se présentait devant lui, Fans recevoir aucune blessure ; soit qu'un dieu, par amour pour sa vertu, détournât de lui tous les traits, soit que les ennemis crussent voir en lui un être supérieur à l'humanité. Les éphores, après le combat, lui décernèrent une couronne pour sa valeur et le condamnèrent ensuite à une amende de mille drachmes (24), pour avoir osé s'exposer ainsi sans armes défensives. Il y eut peu de jours après, un second combat devant Mantinée, où Épaminondas, après avoir rompu les premiers rangs, pressait vivement les autres. Comme il s'obstinait à les poursuivre , un Lacédémonien , nommé Anticrates, l'attendant de pied ferme, le perça de sa pique, suivant Dioscorides. Mais les Lacédémoniens appellent encore aujourd'hui Machérionides les descendants de cet Anticrates ; ce qui prouve qu'il avait tué Épaminondas d'un coup d'épée. La frayeur que ce général causait aux Spartiates excita de tels transports d'admiration et de joie pour l'action d'Anticrates, qu'ils lui décernèrent des honneurs et des récompenses et qu'ils affranchirent sa postérité de tout impôt; exemption dont jouit encore de nos jours Callicratès, un de ses descendants (25).

XLII. Après cette bataille et la mort d'Épaminondas, les Grecs ayant conclu une paix générale, Agésilas voulut exclure du traité les Messéniens, sous prétexte qu'ils n'avaient point de ville; mais les autres peuples les y comprirent et reçurent leur serment. Les Lacédémoniens alors, se séparant du reste des Grecs, continuèrent seuls la guerre, dans l'espérance de recouvrer la Messénie. Cette obstination fit passer Agésilas pour un homme violent et insatiable de guerre, qui, rejetant et minant, pour ainsi dire, par toutes sortes d'intrigues, cette paix générale, se mettait, faute d'argent, dans la nécessité de vexer encore ses amis et ses concitoyens par des emprunts et des taxes onéreuses. N'aurait-il pas dû profiter de celte circon-


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stance pour délivrer sa patrie de tant de maux, plutôt que d'aller, après avoir perdu une si grande puissance, après avoir vu enlever à Sparte la domination de tant de villes, l'empire de la terre et de la mer, se débattre encore pour rentrer en possession des terres et des revenus de la Messénie? Mais il porta bien plus d'atteinte à sa gloire lorsqu'il se vendit en quelque sorte à Tachos, général des Égyptiens. Quoi de plus indigne en effet d'Agésilas, qu'on regardait comme le plus grand homme de la Grèce, qui avait rempli l'univers de l'éclat de ses exploits, que de se livrer à un Barbare révolté contre son roi, que de lui sacrifier pour de l'argent son nom et sa réputation, en faisant sous lui les fonctions d'un mercenaire et d'un chef d'étrangers? Si à l'âge de quatre-vingts ans, le corps criblé de blessures, il eût entrepris quelque expédition honorable pour la liberté de la Grèce, cette ambition, à un tel âge, aurait encore été blâmée ; car les meilleures choses ont leur saison et leur temps ; ou plutôt un juste milieu fait seul la différence de ce qui est honnête et de ce qui est honteux. Mais Agésilas n'était pas arrêté par ces considérations ; aucune fonction publique ne lui paraissait au-dessous de sa dignité : il eût plutôt regardé comme indigne de lui de mener à Sparte une vie inutile et d'y attendre la mort dans l'oisiveté. Il rassembla donc, avec l'argent que Tachos lui avait envoyé, un corps de troupes mercenaires, équipa des vaisseaux et s'embarqua avec trente Spartiates, qui lui servaient, comme auparavant, de conseil.

XLIII. Dès qu'il eut abordé en Égypte, les premiers d'entre les officiers et les capitaines du roi se rendirent à son vaisseau, pour lui rendre les honneurs dus à sa dignité. Les autres Égyptiens, que la célébrité d'Agésilas tenaient dans l'attente, n'eurent pas moins d'empressement et coururent en foule au-devant de lui. Mais lorsqu'au lieu de l'éclat et de la magnificence qu'ils s'attendaient à voir dans son équipage, ils ne virent qu'un vieillard d'une petite taille, d'une assez mauvaise mine, vêtu d'une méchante robe à moitié usée et couché sur l'herbe au bord de la mer, ils ne purent s'empêcher de rire,


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de se moquer de lui et de lui faire l'application de la fable : « La montagne en travail accoucha d'une souris. » Ils furent bien plus surpris de sa grossièreté, quand on lui apporta les présents qu'il est d'usage de faire aux étrangers, et que, n'ayant accepté que les farines, les veaux et les oies, il rejeta les pâtisseries et les parfums; comme on le pressait, qu'on voulait même le forcer de les prendre, il dit de les donner à ses Ilotes. Rien ne lui fit plus de plaisir, au rapport de Théophraste, que le papyrus, dont les feuilles sont d'une telle finesse que les Égyptiens en font des couronnes et des bandelettes (26). A son départ d'Égypte, il en demanda au roi, qui lui en donna quelques feuilles, qu'il emporta à Lacédémone.

XLIV. Lorsqu'il se fut rendu auprès du roi Tuchos, qu'il trouva occupé de ses préparatifs de guerre, au lieu d'être nommé généralissime de l'armée, comme il s'y était attendu, il n'eut que le commandement des troupes mercenaires; l'Athénien Chabrias avait celui des troupes de mercenaires; l'Athénien Chabrias avait celui des troupes de la mer , et Tachos était général en chef de toutes les troupes. Ce fut pour Agésilas un premier sujet de mécontentement ; il en eut un second dans la vanité et l'arrogance de cet Égyptien, qu'il fut obligé de supporter, toute mortifiante qu'elle était pour lui. Il le suivit dans son expédition contre les Phéniciens, et plia, contre sa dignité et contre son naturel, sous ce joug humiliant, jusqu'à ce qu'il eût trouvé une occasion de reprendre son rang. Nectanébis, neveu de Tachos, qui commandait une partie de l'armée, s'étant révolté contre lui, fut déclaré roi par les Égyptiens, et députa sur-le-champ vers Agésilas pour lui demander d'embrasser son parti. Il fit faire les mêmes sollicitations à Chabrias et leur promit à tous deux de grandes récompenses. Tachos, en étant informé, eut recours aux prières ; Chabrias fit tous ses efforts pour retenir Agésilas dans les intérêts de Tachos. Il joignit à ses remontrances tout ce qu'il crut propre à l'adoucir sur les sujets de plainte qu'il avait. « Chabrias, lui répondit ce


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prince, comme vous êtes venu ici de votre propre mouvement, vous êtes libre de faire ce qu'il vous plaît : pour moi, donné par ma patrie aux Égyptiens pour être leur général, je ne pourrais, sans blesser l'honnêteté, foire la guerre à ceux qu'on m'a envoyé secourir, à moins que ma patrie ne me donne des ordres contraires. » Après cette réponse, il envoya des députés à Sparte pour accuser Tachos et justifier Nectanébis. Les deux rois y députèrent aussi, pour solliciter les Lacédémoniens en leur faveur : l'un comme leur ancien allié, l'autre comme plein d'affection pour leur ville, à laquelle il promettait pour l'avenir un plus grand attachement. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les deux partis, répondirent publiquement qu'ils s'en reposaient de tout sur Agésilas; mais en secret ils lui écrivirent de faire ce qu'il jugerait le plus utile pour l'intérêt de Sparte. Agésilas, d'après cet ordre, prenant avec lui ses mercenaires, passa du camp de Tachos à celui de Nectanébis. Il couvrit du voile de l'intérêt public cette démarche aussi injuste qu'étrange, et qui, dépouillée de ce prétexte de l'utilité commune, ne doit être appelée qu'une trahison. Il est vrai que les Lacédémoniens, faisant de l'intérêt de leur patrie la première règle de l'honnêteté, n'apprennent et ne connaissent d'autre justice que celle qui peut contribuer à l'agrandissement de Sparte.

XLV. Tachos, abandonné par les mercenaires, prit la fuite ; mais aussitôt il s'éleva dans Mendès, contre Nectanébis, un nouveau concurrent qui fut déclaré roi et qui s'avança pour le combattre à la tête de cent mille hommes. Nectanébis, pour rassurer Agésilas, lui disait qu'à la vérité les ennemis étaient en grand nombre, mais que c'étaient, pour la plupart, des gens de métier, ramassés de côté et d'autre, et qui, n'ayant aucune expérience, n'étaient dignes que de mépris : « Ce n'est pas non plus leur nombre que je crains, lui répondit Agésilas, mais leur ignorance même et leur inexpérience, qu'il n'est pas facile de tromper. Les ruses de guerre ne réussissent que contre ceux qui, soupçonnant un artifice, et en


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imaginant un autre pour se défendre, tombent dans le piége qu'ils n'attendaient pas. Mais l'homme qui ne soupçonne rien, qui ne prévoit rien, ne donne aucune prise à l'ennemi qui cherche à le surprendre; comme à la lutte celui qui ne fait aucun mouvement ne donne point lieu aux surprises de son adversaire. » Le nouveau roi de Mendès ayant aussi fait sonder Agésilas, Nectanébis en fut effrayé ; et le conseil que ce prince lui donna de livrer tout de suite la bataille, de ne pas user de lenteur contre des hommes qui n'avaient jamais combattu, mais qui par leur grand nombre pouvaient l'environner de tranchées et le prévenir sur bien des choses ; ce conseil augmenta tellement les soupçons et les craintes de Nectanébis, qu'il se retira dans une ville d'une très-vaste enceinte et très-fortifiée. Agésilas fut vivement offensé de cette méfiance ; et il aurait cédé à son ressentiment, si la honte de passer encore au service d'un autre prince, ou de s'en retourner sans avoir rien fait, ne l'eût retenu ; il le suivit donc et entra dans la ville avec lui. Les ennemis y arrivèrent bientôt après, et ouvrirent sur-le-champ des tranchées pour enfermer les Égyptiens. Alors Nectanébis, craignant de se voir assiégé, voulut combattre : et les Grecs, qui manquaient de vivres, y étaient très-disposés. Mais Agésilas s'y opposa de tout son pouvoir, et devint par là plus suspect encore aux. Égyptiens, qui l'accusaient ouvertement de trahir le roi. Il souffrit avec douceur ces reproches calomnieux, parce qu'il attendait l'occasion d'exécuter le stratagème qu'il avait conçu. Les ennemis creusaient autour des murailles une tranchée profonde pour enfermer Nectanébis ; quand les deux bouts du fossé furent près de se joindre, et qu'ils n'étaient plus séparés que par un petit espace, Agésilas, à l'entrée de la nuit, fit prendre les armes à ses Grecs, et alla trouver Nectanébis : « Jeune homme, lui dit-il, voici le moment de vous sauver ; je n'ai point voulu vous en parler avant qu'il fût arrivé, de peur qu'il ne m'échappât. Les ennemis ont travaillé de leurs propres mains à notre sûreté, en ouvrant cette large tranchée, dont la partie déjà faite


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nous servira de rempart contre leur multitude ; et ce qui reste à faire nous donnera la facilité de les combattre à nombre égal et avec un avantage pareil. Maintenant donc songez à vous montrer homme de cœur ; suivez-nous promptement, et sauvez-vous avec votre armée ; les ennemis, que nous attaquerons de front, n'oseront pas attendre, et la tranchée empêchera que les autres ne nous prennent en flanc. » Nectanébis admira l'habileté d'Agésilas ; et s'abandonnant à lui, il se mit au milieu des Grecs, fondit avec impétuosité sur les ennemis, et renversa tout ce qui s'opposait à son passage.

XLVI. Agésilas, voyant Nectanébis disposé à se laisser conduire, employa de nouveau la même ruse, comme un lutteur a recours à un même tour contre son adversaire. Tantôt faisant semblant de fuir pour attirer les ennemis sur ses pas, tantôt tournant autour d'eux, il parvint, par ses différentes manœuvres, à les pousser dans une espèce de chaussée fort étroite, qui, des deux côtés, avait des fossés pleins d'eau. Alors, occupant avec sa phalange la largeur de la chaussée, il rendit son front égal à celui des ennemis qu'il avait à combattre dans cet espace étroit, et qui ne pouvaient plus s'étendre pour .l'envelopper. Il firent peu de résistance, et furent bientôt mis en déroute ; il y en eut un grand nombre de tués ; les autres prirent la fuite et se dispersèrent. Cette victoire affermit Nectanébis sur le trône ; plein de reconnaissance pour Agésilas, il lui donna les plus grands témoignages d'amitié, et le conjura de passer l'hiver avec lui ; mais Agésilas, qui savait que Sparte, dans la guerre qu'elle soutenait, avait besoin d'argent pour soudoyer les troupes étrangères, se hâta de retourner dans sa patrie.

XLVII. Nectanébis le renvoya donc de la manière la plus honorable, et le traita avec la plus grande munificence; outre les honneurs et les présents dont il le combla, il lui donna deux cent trente talents (27) pour aider Sparte à faire la guerre. Mais dans le voyage une tempête violente, excitée par les appro-


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ches de l'hiver, contraignit Agésilas de gagner la terre avec ses vaisseaux, et de relâcher au-dessus de la Lybie, dans un lieu désert, qu'on appelle le port de Ménélas. Il y mourut, âge de quatre-vingt-quatre ans, après un règne de quarante et un : il en avait passé plus de trente avec la réputation du plus grand et du plus puissant des Grecs, regardé, jusqu'à lu bataille de Leuctres, comme le chef et le roi de toute la Grèce. C'est la coutume de Sparte que les simples citoyens qui meurent dans une terre étrangère soient enterrés dans le lieu même où ils sont morts ; mais les corps de leurs rois sont reportés à Lacédémone. Les Spartiates qui accompagnaient Agésilas, n'ayant point de miel (28), firent fondre de la cire, dont ils couvrirent tout son corps, et le reportèrent à Lacédémone. Son fils Archidamus lui succéda, et la royauté resta dans sa maison jusqu'à Agis, le cinquième descendant d'Agésilas, lequel, ayant entrepris de rétablir les anciennes institutions de Lacédémone, fut mis à mort par Léonidas.


(01) Dans l'éloge d'Agésilas

(02) Ville de l'Eubèe, près du cap Sunium.

(03) Voy. la Vie de Lysandre, chap. XXIX et suivants.

(04) Environ cent cinquante mille livres do notre monnaie.

(05) Voy. la Vie de Lycurgue.

(06) Cet Hérippidas était le chef du conseil des trente que les Spartiates avaient envoyés à Agésilas, la seconde aimée de son commandement, et qui avait pris la place des trente premiers, à la tête desquels était Lysandre; car ce conseil changeait tous les ans.

(07) Xénophon, dans la réponse d'Agésilas, ajoute une chose que Plutarque ne devait pas oublier : « Cependant, dit-il à Pharnabaze, je sortirai au plus tôt des terres de votre obéissance ; et si dans la suite nous avons la guerre ensemble, tant que nous aurons quelque autre ennemi à poursuivre, nous vous laisserons en repos, et nous ne toucherons à rien de ce qui vous appartiendra. »

(08) C'est-à-dire que comme tout plie sous les tyrans, ainsi les Perses, malgré leurs richesses et leur luxe, étaient obligés de se soumettre aux lois que leur dictait Agésilas. Timothée était un poète dithyrambique de Milet. Il vivait du temps de Philippe, père d'Alexandre.

(09) Environ cinq cent mille livres de notre monnaie.   

(10) Les astronomes placent cette éclipse au vingt-neuf d'août, la troisième année de la quatre-vingt-seizième olympiade, l'an trois cent quatre-vingt-quinze avant Jésus-Christ.

(11) Environ cinq cent mille livres.

(12) Le canathre était une espèce de char fait de nattes de paille ou de jonc, dont les filles de Sparte se servaient pour aller en pompe au temple d'Hélène.

(13) Voy. l'Éloge d'Agésilas.

(14) Le texte ajoute : et de la dépense.

(15) Voy. la Vie de Lycurgue, chap. XX.

(16) On rapportait que tous les temples de la Béotie s'étaient ouverts d'eux-mêmes; que les prêtresses avaient déclaré qu'une grande victoire se préparait pour les Béotiens; que toutes les armes avaient disparu du temple d'Hercule, comme si ce dieu lui-même fût parti pour le combat.

(17) Elle est perdue.

(18) Juin.

(19) Juillet.

(20) Au commencement de son Banquet.

(21)  Le texte ajoute : de guerre.

(22) Environ cinquante mille livres.

(23) Livre VII.

(24) Environ neuf cents livres.

(25) Cinq cents ans après.

(26) Le papyrus servait à d'autres usages beaucoup plus utiles, surtout à faire du papier pour l'écriture.

(27) Un million cinq cent mille livres de noire monnaie.

(28) Les Lacédémoniens, pour garantir de la corruption les corps qu'ils voulaient conserver, les couvraient tout entiers de miel. Agis, le cinquième descendant d'Agésilas, et qui fut le dernier roi de la famille d'Agésilas, est celui dont Plutarque a écrit la vie.