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Plutarque,

 

 

Vie d'Agésilas

Traduction, Bernard Latzarus,

Autre traduction (Ricard)

Autre traduction (Pierron) - bilingue

 

[1] (1) Archidamos, fils de Zeuxidamos, après avoir régné glorieusement sur Lacédémone, laissa un fils d'une femme de bonne réputation, Lampido (c'était Agis, et un autre beaucoup plus jeune, d'Eupolie, fille de Mélésippidas, Agésilas. (2) Comme le trône revenait légalement à Agis, Agésilas paraissait devoir vivre en simple particulier, et il reçut l'éducation courante à Lacédémone, qui comportait un régime dur et pénible, mais apprenait aux enfants l'obéissance. (3) Aussi dit-on que Simonide saluait Sparte du nom de « dompteuse des mortels », puisqu'elle rend, surtout par l'accoutumance, les citoyens soumis aux lois et maniables, comme des chevaux domptés dès le début. (4) La loi exempte de cette contrainte les enfants élevés pour régner. Mais Agésilas eut, entre autres particularités, celle d'arriver au gouvernement après avoir appris l'état de gouverné; (5) aussi se montra-t-il le roi de beaucoup le mieux approprié à ses sujets, parce qu'à ses dons naturels de souverain et de chef il joignait, grâce à son éducation, la simplicité et la courtoisie.

[2] (1) Encore dans les rangs des enfants élevés ensemble, comme on dit, il eut pour amant Lysandre, qu'avait surtout frappé l'équilibre de son caractère. (2) Car étant, parmi les jeunes gens, l'un des plus passionnés pour le succès et des plus résolus, voulant toujours avoir le premier rang et doué d'une énergie et d'une fougue irrésistibles et indomptables, il montrait, en revanche, une soumission et une douceur telles que, ne faisant rien par crainte, il exécutait tous les ordres par discipline; un blâme de ses chefs lui faisait plus de peine que l'obéissance ne lui coûtait de fatigue. (3) Quant à l'infirmité de sa jambe, la beauté de sa personne, tant qu'elle fut dans sa fleur, la faisait oublier; et de plus, l'aisance et la gaieté qu'il mettait à la supporter, étant le premier à rire et à se moquer de lui-même, en était un excellent correctif. Sa claudication rehaussait même son amour de la gloire; car, en dépit d'elle, il ne reculait devant aucun labeur, ni aucune entreprise. (4) Nous n'avons pas de portrait de lui; car lui-même n'en voulut pas et alla jusqu'à défendre, en mourant, de le représenter, soit par la sculpture, soit par tout autre procédé; mais on dit qu'il était petit et de physionomie médiocrement imposante. (5) Cependant sa gaieté, son entrain en toute occasion et son enjouement, qui ne laissait jamais place à l'humeur chagrine et à la rudesse ni dans le ton de sa voix, ni dans l'expression de son visage, le rendaient, même vieux, plus aimable que les beaux hommes à la fleur de l'âge. (6) Néanmoins, au rapport de Théophraste, les éphores avaient condamné Archidamos à une amende pour avoir épousé une femme trop petite: « Car, déclaraient-ils, elle ne nous donnera pas des rois, mais des roitelets. »

[3] (1) Pour en revenir au règne d'Agis, Alcibiade fugitif était venu de Sicile à Lacédémone, et il ne séjournait pas encore depuis longtemps dans cette ville quand il fut accusé de concubinage avec Timaïa, la femme du roi. Agis déclara ne pas reconnaître l'enfant qui naquit à cette princesse, et qui, d'après lui, était le fils d'Alcibiade. (2) Cette attitude ne fut pas autrement pénible à Timaïa, d'après le récit de Douris: elle aurait même à mi-voix chez elle, devant ses servantes, appelé l'enfant Alcibiade, et non Léotychidas. On dit de plus qu'Alcibiade lui-même affirmait qu'en ayant des rapports avec Timaïa il ne cédait pas à l'entraînement des sens, mais au désir de donner aux Spartiates des rois de son sang. (3) Ce scandale lui fit quitter Lacédémone, où il craignait la vengeance d'Agis; et l'enfant, le reste du temps, fut suspect à Agis, auprès duquel il n'eut jamais rang de fils légitime. Mais pendant la dernière maladie du roi, Léotychidas se jeta à ses pieds et le décida, par ses larmes, à le déclarer son fils devant plusieurs personnes. (4) Cependant, après la mort d'Agis, Lysandre, déjà vainqueur des Athéniens sur mer et qui, à ce titre, était alors le plus influent des Spartiates, fit campagne pour élever Agésilas à la royauté, qui ne pouvait, à ses yeux, revenir à un bâtard comme Léotychidas. (5) Même parmi les autres citoyens, beaucoup, en raison du mérite d'Agésilas et de l'éducation qu'il avait reçue avec eux en s'initiant à la discipline spartiate, aspiraient à son avènement et prenaient avec ardeur fait et cause pour lui. (6) Or il y avait à Sparte un colporteur d'oracles, nommé Diopeithès, farci de vieilles prophéties et qui passait pour extrêmement versé dans les choses divines. (7) Celui-là déclarait qu'il n'était pas régulier qu'un boiteux devînt roi de Lacédémone, et il lut à cette occasion devant la justice un oracle ainsi conçu: « Prends bien garde, Sparte, malgré ton orgueil, / à ne pas te laisser porter tort par la royauté infirme d'un boiteux; / car des maladies inattendues s'empareront de ta chair, / et les flots meurtriers de la guerre rouleront sur toi. (8) À cela Lysandre objectait que, si les Spartiates avaient tellement peur de l'oracle, il leur fallait se défier de Léotychidas; car un homme atteint de claudication pouvait bien régner sans que le dieu s'en souciât; mais placer sur le trône un bâtard au lieu d'un Héraclide, c'était bien là faire boiter la royauté. (9) Agésilas, lui, déclara que même Poséidon attestait l'illégitimité de Léotychidas, puisqu'il avait, par un tremblement de terre, chassé Agis de la chambre nuptiale; or plus de dix mois s'étaient écoulés entre cet événement et la naissance de Léotychidas.

[4] (1) Ainsi donc Agésilas fut proclamé roi pour ces motifs. Il fut aussitôt mis en possession de la fortune d'Agis, Léotychidas étant exclu comme bâtard. Mais, voyant que les parents maternels de l'enfant supposé étaient d'honnêtes gens fort pauvres, il leur attribua la moitié de l'héritage. Il s'attirait ainsi de l'affection et de la popularité, au lieu de l'envie et de la malveillance qu'aurait pu lui valoir la succession d'Agis. (2) Xénophon dit que l'obéissance totale d'Agésilas à la patrie était pour ce prince une grande force et lui permettait de faire ce qu'il voulait. Voici ce qu'il en est. (3) Le plus grand pouvoir de l'État appartenait alors aux éphores et aux sénateurs. Les éphores exercent leur autorité un an seulement; les sénateurs gardent à vie la dignité dont ils sont investis, la raison de leur établissement étant de limiter le pouvoir des rois, comme je l'ai dit dans la Vie de Lycurgue. (4) Aussi y avait- il toujours entre eux et les rois, depuis l'antiquité, une rivalité et une mésintelligence traditionnelles. (5) Mais Agésilas prit le chemin contraire; laissant de côté la guerre et les conflits avec ces dignitaires, il leur prodiguait les attentions, ne prenait aucune initiative sans les en prévenir, et, s'ils le convoquaient, il y allait plus vite qu'à pied. Chaque fois qu'il se trouvait assis sur le trône royal, à expédier des affaires, et que les éphores entraient, il se levait par déférence. De plus, à chacun des citoyens qui était appelé au sénat, il envoyait un manteau et un boeuf, comme marques d'honneur. (6) Par ces pratiques, il témoignait de la considération aux grands corps de l'État et relevait, en apparence, leur dignité; mais, sans en avoir l'air, il augmentait son pouvoir et grandissait la royauté de toute l'affection qu'on avait pour lui.

[5] (1) Dans ses relations avec les autres citoyens, il méritait moins de reproches comme ennemi que comme ami; car ses ennemis, il ne leur faisait pas tort injustement; mais, pour appuyer ses amis, il allait jusqu'à l'injustice. (2) Il aurait eu honte de ne pas reconnaître, par des marques d'estime, les bonnes actions de ses ennemis; mais il n'avait pas le courage de blâmer les fautes de ses amis, et il se piquait même de les soutenir à l'occasion et de partager leurs responsabilités; car il ne voyait jamais de honte à servir ses amis, n'importe comment. (3) D'ailleurs, il était le premier à compatir aux peines de ses contradicteurs et de ses adversaires; sur leur prière, il les aidait avec zèle. Il faisait ainsi des conquêtes et finissait par gagner tout le monde. (4) Ce que voyant les éphores, inquiets de sa popularité, lui infligèrent une amende, sous prétexte qu'il voulait avoir à lui seul des citoyens qui devaient appartenir à l'État tout entier. (5) De même en effet qu'aux yeux des physiciens, si la guerre et la discorde étaient chassées de l'univers, les phénomènes célestes s'arrêteraient, la génération et le mouvement cesseraient tout à fait, par suite de l'harmonie universelle, le législateur de Lacédémone paraît avoir introduit dans sa constitution l'amour de la suprématie et l'ambition comme stimulants de la vertu, voulant qu'il y eût toujours entre les gens de bien un dissentiment et une rivalité; car la complaisance qui s'incline devant une opinion sans preuve, étant inerte et incapable de soutenir une lutte, ne mérite pas le nom de concorde. (6) C'est peut-être, selon quelques autorités, ce qu'Homère a vu aussi; car il n'aurait pas représenté Agamemnon joyeux de voir Ulysse et Achille amenés à s'injurier « en paroles terribles », s'il n'avait pas cru reconnaître dans la jalousie mutuelle et l'inimitié des meilleurs un grand avantage pour l'intérêt commun. (7) À vrai dire, il se pourrait qu'on ne fît point cette concession si simplement; car l'excès des différends est pénible pour les États et comporte de grands périls.

[6] (1) Agésilas venait d'être investi de la royauté quand certains personnages, arrivés d'Asie, annoncèrent que le roi de Perse s'apprêtait, avec une grande flotte, à chasser les Lacédémoniens de la mer. (2) Lysandre désirait précisément être envoyé, pour la seconde fois, en Asie, et secourir ou venger les amis qu'il avait laissés maîtres et souverains des cités, mais qui, pratiquant une politique de violence et d'oppression, étaient exilés ou mis à mort par les citoyens. Il décida donc Agésilas à prendre la direction de la campagne et à combattre à l'avant-garde, le plus loin possible de la Grèce, en devançant, par une prompte traversée, les préparatifs du barbare. (3) En même temps, il faisait dire à ses amis d'Asie d'envoyer une ambassade à Lacédémone et de demander pour général Agésilas. (4) S'étant donc présenté devant le peuple, Agésilas accepta de conduire la guerre si on lui donnait trente officiers et conseillers spartiates, deux mille soldats d'élite néodamodes, et si l'armée alliée montait à six mille hommes. (5) Grâce à l'appui de Lysandre, on vota tout avec enthousiasme, et Agésilas prit tout de suite les devants avec les trente Spartiates, dont Lysandre était le premier: il devait ce rang non seulement à sa gloire et à son crédit, mais encore à l'affection d'Agésilas, qui voyait dans ce commandement, obtenu grâce à Lysandre, un avantage supérieur à la royauté. (6) Pendant que l'armée se rassemblait à Géraiste, Agésilas se rendit à Aulis avec ses amis. Il y passa la nuit et crut entendre, pendant son sommeil, une voix qui lui disait: (7) « Roi de Lacédémone, nul n'a été encore désigné comme généralissime des forces unies de la Grèce entière, sinon Agamemnon d'abord, et toi maintenant après lui; tu le sais sans doute. Mais puisque tu as les mêmes soldats et les mêmes adversaires que lui, et que tu pars du même lieu pour la guerre, il est naturel que tu fasses à la déesse le même sacrifice qu'il lui fit avant de s'embarquer! » (8) Agésilas pensa tout de suite à l'égorgement de la jeune fille, offerte en victime par son père à l'instigation des devins. Toutefois ce souvenir ne le bouleversa pas. À son lever, il raconta la vision à ses amis et leur déclara qu'il honorerait Artémis de la façon qui devait plaire à une déesse, mais sans imiter l'insensibilité de son devancier. (9) Il ceignit donc une biche de bandelettes et la fit immoler par son propre devin, et non comme avait coutume de le faire le devin désigné par les Béotiens. (10) À cette nouvelle les béotarques, pris de colère, envoyèrent des messagers à Agésilas pour lui défendre de faire des sacrifices contraires aux lois et aux coutumes des Béotiens. Ils lui signifièrent cette interdiction et dispersèrent les cuisses de la victime, qu'ils jetèrent à bas de l'autel. (11) Agésilas partit donc mécontent, irrité contre les Thébains et découragé par un incident où il voyait le présage que son action militaire resterait incomplète et que sa campagne n'aurait pas un résultat satisfaisant.

[7] (1) Dès qu'il fut arrivé à Éphèse, il y trouva Lysandre en possession d'un grand prestige et d'une influence incommode et gênante pour lui. La foule se pressait constamment aux portes de Lysandre; tout le monde lui faisait cortège et le courtisait, comme si, la dignité nominale et l'appareil extérieur du commandement revenant légalement à Agésilas, Lysandre était en fait maître de tout, pouvait tout, faisait tout. (2) Car, entre tous les généraux envoyés en Asie, nul n'avait jamais été plus glorieux, ni plus redoutable que ce grand homme; personne au monde n'avait fait plus de bien à ses amis, autant de mal à ses ennemis. (3) Les souvenirs de sa première expédition étaient encore frais et se représentaient à toutes les mémoires. En outre, comme on voyait Agésilas simple et modeste dans le cours de la vie, affable et populaire, mais qu'on trouvait chez l'autre la même rigueur, la même rudesse et la même brièveté impérieuse qu'autrefois, on se soumettait absolument à ses ordres et on n'avait d'yeux que pour lui. (4) Cette situation choqua d'abord les autres Spartiates, qui se sentaient plutôt les serviteurs de Lysandre que les conseillers du roi, et ensuite Agésilas lui-même. Il avait beau n'être pas envieux et ne pas s'affliger de voir honorer les autres; il était, en revanche, fort ambitieux; et, dans son désir de remporter la victoire, il craignait que, même si ses exploits lui valaient un succès, l'opinion ne l'attribuât à Lysandre pour augmenter la gloire de ce héros. (5) Voici donc ce qu'il fit. D'abord il s'opposait à ses conseils; et les entreprises que Lysandre proposait avec le plus d'enthousiasme étaient celles qu'il écartait ou négligeait; il en avait toujours de plus urgentes à mettre en train. (6) Ensuite, parmi les solliciteurs qui se présentaient à son audience, il renvoyait toujours les mains vides ceux qu'il connaissait pour les plus dévoués à Lysandre. (7) Il en allait de même dans les procès: les gens que Lysandre cherchait à desservir avaient toujours forcément gain de cause; et, au contraire, ceux qu'on le voyait soutenir avec zèle échappaient difficilement à la condamnation. (8) Ce n'était pas l'effet du hasard, mais l'exécution d'un plan arrêté et systématique. Lysandre comprenait la raison de cette conduite et ne s'en cachait pas à ses amis; il se reconnaissait, au contraire, responsable de leur discrédit, et il les exhortait à le délaisser pour faire leur cour au roi et à ses favoris.

[8] (1) L'attitude et les propos de Lysandre n'étaient-ils pas calculés pour exciter l'animosité contre Agésilas? Ce dernier le crut, et, voulant encore rabaisser Lysandre, il le nomma commissaire aux vivres, et dit, à ce qu'on affirme, devant plusieurs personnes: « Et maintenant, que ces gens-là aillent faire leur cour à mon intendant! » (2) Lysandre mécontent lui dit à ce propos: « Tu t'entends bien, Agésilas, à ravaler tes amis! - Oui, par Zeus, répondit-il, du moins ceux qui veulent être plus puissants que moi! » Lysandre reprit alors: « Mais peut-être t'en a-t-on dit plus que je n'en ai fait! Donne-moi donc une place et un poste où, sans te gêner, je pourrai t'être utile! » (3) À la suite de cette conversation, il fut envoyé dans l'Hellespont. C'est de là qu'il conduisit à Agésilas Spithridatès, un Perse du pays de Pharnabaze, avec beaucoup d'argent et deux cents chevaux. Il ne renonça pourtant point à son dépit; et, perpétuel opposant, il conspira pour ôter la royauté aux deux maisons régnantes et la rendre à la communauté des Spartiates. (4) Ce différend avec Agésilas aurait donc été pour lui, semble-t-il, l'occasion d'une grande révolution, si la mort ne l'avait frappé pendant la campagne de Béotie. (5) Ainsi, dans un État, les natures ambitieuses, si elles ne savent pas se garder de l'excès, font plus de mal que de bien. (6) Car si Lysandre était insupportable, comme il l'était en effet, en étalant son ambition hors de propos, Agésilas n'ignorait sans doute pas qu'il y avait des méthodes moins discutables que la sienne, pour remettre à sa place un homme illustre et ambitieux. Mais tous deux furent, je crois, victimes de la même passion, qui fit méconnaître à l'un l'autorité du souverain, et empêcha l'autre de tolérer cette méconnaissance chez un ami intime.

[9] (1) Au début de la guerre Tissapherne, par peur d'Agésilas, avait conclu avec lui un accord aux termes duquel le roi laisserait libres les villes grecques d'Asie; mais, par la suite, se croyant sûr d'avoir des forces suffisantes, il reprit les armes. Agésilas en fut ravi; (2) car il attendait beaucoup de son expédition et ne pouvait admettre que si les Dix Mille, avec Xénophon, étaient arrivés à la mer après avoir vaincu le roi aussi souvent qu'ils l'avaient voulu, les Lacédémoniens, maîtres de la terre et de la mer n'eussent encore, sous son propre commandement, fait voir aux Grecs aucun exploit digne de mémoire. (3) Aussitôt donc, répondant au parjure de Tissapherne par une feinte légitime, il fit ostensiblement des préparatifs comme pour une expédition en Carie; puis, quand le barbare eut rassemblé ses forces dans cette province lointaine, il leva le camp et envahit la Phrygie. (4) Il y prit bien des villes et s'empara de richesses considérables. Il montrait de la sorte à ses amis que, si violer une trêve après l'avoir conclue, c'est mépriser les dieux, en revanche, infliger un mécompte aux ennemis, c'est satisfaire non seulement la justice, mais encore l'intérêt, et gagner beaucoup de gloire, sans préjudice de l'agrément. (5) Mais comme il se trouvait en état d'infériorité sous le rapport de la cavalerie et qu'un jour le foie des victimes n'avait pas présenté de lobe, il repartit pour Éphèse. Il put y former une cavalerie en persuadant les riches, s'ils ne voulaient pas servir en personne, de fournir chacun, pour son remplacement, un cheval et un homme. (6) Ces gens-là étaient nombreux, et Agésilas réussit bien vite à recruter beaucoup d'excellents cavaliers au lieu de mauvais fantassins, car ceux qui ne voulaient pas servir payaient des volontaires pour le faire à leur place; et de même, ceux qui ne voulaient pas monter à cheval. (7) Agésilas agissait ainsi comme Agamemnon, qui fit bien d'accepter une bonne jument pour débarrasser l'armée d'un homme sans valeur et riche. (8) Comme, par son ordre, les trafiquants de butin dépouillaient les prisonniers avant de les vendre, il y avait beaucoup d'acheteurs pour les habits; mais quand on voyait à nu les corps blancs et mous de gens habitués à vivre à l'ombre, on en riait comme d'êtres inutiles et sans valeur marchande. Agésilas survint et dit: « Voilà ceux que vous combattez! Et voilà ce pour quoi vous combattez! »

[10] (1) Le moment étant venu d'envahir à nouveau le pays ennemi, il annonça qu'il mènerait son armée en Lydie. Cette fois, il ne mentait plus à Tissapherne; mais ce satrape se dupa lui-même; car, mis en défiance par la feinte précédente d'Agésilas, il croyait que, maintenant du moins, le Spartiate, ayant une cavalerie très inférieure en nombre, attaquerait la Carie, où l'ennemi ne pourrait guère déployer la sienne. (2) Mais lorsqu'Agésilas, comme il l'avait dit, fut arrivé dans la plaine de Sardes, Tissapherne fut contraint de quitter en toute hâte la Carie pour aller secourir la Lydie. Il poussait sa cavalerie en avant, et il put tuer beaucoup de soldats lacédémoniens qui s'étaient écartés du gros de l'armée pour ravager le pays. (3) Agésilas comprit que les ennemis n'avaient pas encore leur infanterie; mais, comme toutes ses troupes étaient sur place, il se hâta d'engager le combat. Il mêla aux cavaliers son infanterie légère, avec ordre de courir le plus vite possible et d'attaquer l'ennemi; lui- même suivait immédiatement, à la tête de l'infanterie lourde. (4) Les barbares durent reculer. Les Grecs les poursuivirent, s'emparèrent de leur camp et tuèrent beaucoup de monde. (5) Ce combat leur valut, non seulement la faculté de piller sans danger le pays du roi, mais encore la joie de voir le châtiment de Tissapherne, très hostile à la race grecque. (6) Car le roi de Perse lui dépêcha tout de suite Tithraustès, qui lui coupa la tête, et fit solliciter Agésilas de conclure un accord et de s'embarquer pour la Grèce. Il lui envoya même de l'argent en pur don. (7) Agésilas répondit que Sparte était seule maîtresse de faire la paix, et que lui-même trouvait plus de plaisir à enrichir ses soldats qu'à être riche lui-même; au surplus, les Grecs jugeaient beau, non d'accepter les présents de l'ennemi, mais de conquérir ses dépouilles. (8) Cependant, voulant témoigner sa gratitude à Tithraustès, exécuteur du pire ennemi des Grecs, Tissapherne, il fit passer son armée en Phrygie et il accepta trente talents. (9) Il reçut en route une scytale des autorités de son pays, qui lui ordonnait de prendre aussi le commandement de la flotte. Il était le seul à qui jamais pareil honneur eût été fait. (10) Il est vrai qu'Agésilas, comme le dit quelque part Théopompe, était le plus grand et le plus en vue des hommes de son temps; mais il tirait plus d'orgueil de son mérite que de son autorité. (11) Toutefois alors il parut commettre une faute en nommant Pisandre chef de la flotte; car, ayant près de lui des sujets plus âgés et plus intelligents que celui-là, il ne considéra pas l'intérêt du pays, mais seulement les égards dus à un allié de sa famille. Car c'est uniquement pour faire plaisir à sa femme, dont Pisandre était le frère, qu'il délégua le commandement naval à ce personnage.

[11] (1) Lui-même établit son armée dans le pays soumis au gouvernement de Pharnabaze, où non seulement il avait tout en abondance, mais encore où il ramassait beaucoup d'argent. Il poussa jusqu'en Paphlagonie, où il gagna l'appui du Roi Cotys, à qui le mérite et la loyauté d'Agésilas faisaient désirer son amitié. (2) Or Spithridatès qui, depuis qu'il avait abandonné Pharnabaze pour se rallier à Agésilas, prenait part à tous ses déplacements et à toutes ses campagnes, avait un fils très beau, Mégabate, qui, depuis son enfance, était fort aimé d'Agésilas, et une belle fille en âge de se marier. (3) Agésilas décida Cotys à l'épouser; et, après avoir reçu de lui mille cavaliers et deux mille hommes d'infanterie légère, il revint en Phrygie. Il continuait de faire du mal au pays de Pharnabaze; mais ce satrape évitait de lui tenir tête; et, loin de se fier aux fortifications, il avait toujours avec lui la plupart des objets précieux auxquels il tenait davantage, se retirait et s'esquivait constamment, s'arrêtant pour camper tantôt en un lieu, tantôt en un autre. Ce manège dura jusqu'au moment où Spithridatès, qui le guettait, assisté du Spartiate Hérippidas, prit son camp et s'empara de tous ses trésors. (4) Mais Hérippidas, âpre contrôleur des moindres détournements, obligeait les Barbares à rendre à la masse ce qui avait été distrait du butin. À force de surveiller et d'épier tout, il mécontenta Spithridatès, qui partit aussitôt pour Sardes avec ses Paphlagoniens. (5) Ce fut, dit-on, l'accident le plus irrémédiable qu'eut à subir Agésilas. Car, s'il regrettait de perdre en Spithridatès un homme de coeur, et, avec lui, une armée importante, il rougissait aussi de prêter le flanc aux reproches de mesquinerie et d'indélicatesse, dont il avait l'ambition de tenir toujours à l'abri non seulement sa personne, mais sa patrie. (6) En dehors de ces motifs avouables, ce qui ne le tourmentait pas médiocrement, c'était son amour profond pour le fils de Spithridatès, bien qu'ayant cet enfant près de lui il s'efforçât, avec la ténacité qui lui donnait d'ordinaire la victoire, de combattre sa propre passion de toutes les forces d'une âme encore jeune. (7) Une fois même que Mégabatès s'approchait pour l'embrasser et lui donner d'autres marques de tendresse, il se détourna. Mais comme cet enfant, honteux de son audace, ne la renouvelait pas, et que désormais il le saluait de loin, Agésilas, contrarié à son tour et se repentant d'avoir évité le baiser offert, feignait de se demander ce que Mégabatès pouvait bien avoir pour ne plus le cajoler de si près. (8) Ses amis lui dirent: « C'est ta faute; au lieu d'accepter le baiser de ce beau garçon, tu t'y es dérobé en tremblant. Maintenant encore il se laisserait facilement décider à reprendre ses relations avec toi, baiser inclus; mais à condition de ne pas t'effaroucher une fois de plus! » (9) Après s'être recueilli quelque temps en silence, Agésilas reprit: « Il ne faut absolument pas chercher à le faire revenir; car il me semble que ce combat contre le baiser, j'aurais plus de plaisir à l'engager une seconde fois qu'à voir autour de moi tout se changer en or! » (10) Tel était Agésilas tant que Mégabatès fut là; mais, après le départ de l'adolescent, il s'enflamma de telle sorte qu'il est difficile de dire si, un nouveau changement l'ayant fait reparaître, Agésilas se serait obstiné à refuser l'amour.

[12] (1) Après le départ de Spithridatès, Pharnabaze voulut entamer des pourparlers avec Agésilas, et ils furent mis en présence par leur hôte commun, Apollophanès de Cyzique. (2) Agésilas arriva le premier des deux avec ses amis à l'endroit désigné; et, pour attendre Pharnabaze, il se mit à l'ombre en se jetant sur une herbe touffue. (3) Lorsque le satrape survint, ses gens voulaient disposer à sa place de molles peaux de brebis et des tapis brodés; mais, en voyant Agésilas couché de la sorte, il eut honte et s'allongea, lui aussi, au hasard, sur l'herbe, à terre, bien que vêtu d'habits merveilleux de finesse et de coloris. (4) Quand ils se furent salués, la discussion commença. Pharnabaze ne manquait pas d'arguments justes, puisqu'il avait rendu beaucoup de grands services aux Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes et qu'il était maintenant victime de leurs déprédations. (5) Mais Agésilas, voyant les Spartiates de sa suite, pleins de honte, baisser les yeux à terre et garder un silence embarrassé, car ils constataient que Pharnabaze était injustement lésé, répondit: (6) « Nous, Pharnabaze, quand nous étions les amis du Roi, nous nous comportions avec lui en amis; maintenant que nous sommes ses ennemis, nous le traitons en ennemis. Or, nous voyons que, toi aussi, tu veux être une des propriétés du Roi; il est naturel que nous passions par toi pour arriver à lui faire du mal. (7) Du jour où tu te seras jugé digne de t'appeler l'ami et l'allié des Grecs plutôt que l'esclave du roi, crois-le bien, notre phalange, nos armes, nos vaisseaux, nous tous enfin, tout cela gardera tes biens et t'assurera la liberté, sans laquelle il n'y a rien de beau, ni d'enviable pour les hommes. » (8) Là-dessus Pharnabaze lui exposa ses intentions comme il suit: « Quant à moi, si le roi envoie à ma place un autre général, je serai avec vous; mais, s'il me laisse le commandement, je déploierai tout le zèle possible pour vous repousser et vous faire du mal dans son intérêt. » (9) Cette déclaration ravit Agésilas, qui prit la main du satrape et, se relevant avec lui, conclut: « Puisses-tu, Pharnabaze, tel que je te vois, être pour nous plutôt un ami qu'un ennemi! »

[13] (1) Comme Pharnabaze partait avec ses amis, son fils, qu'il avait laissé en arrière, courut à Agésilas et lui dit en souriant: « Moi, je te fais mon hôte, Agésilas! » Il lui donna ensuite un javelot qu'il tenait à la main. (2) Agésilas accepta; et, comme la figure et la bonne grâce de l'enfant lui plaisaient, il cherchait des yeux autour de lui un cadeau propre à reconnaître l'attention de ce beau petit seigneur. Précisément le cheval de son secrétaire Idaeos était paré de riches colliers. Le roi les arracha promptement pour les donner au garçonnet, dont il ne perdit jamais le souvenir. (3) Plus tard même, quand, chassé par ses frères de la maison paternelle, le jeune Perse dut se réfugier dans le Péloponnèse, il prit grand soin de lui et alla jusqu'à seconder ses amours. (4) Il s'agissait d'un athlète-enfant d'Athènes, qui, devenu grand et endurci aux coups, risquait d'être exclu de la compétition aux jeux Olympiques; le Perse, qui était épris de lui, recourut à Agésilas et l'implora pour son mignon. Le roi voulut, cette fois encore, faire plaisir à son hôte; il arrangea l'affaire, mais à grand-peine et après bien des négociations. (5) Car si, d'ordinaire, il observait exactement les règles, en revanche, dès qu'il s'agissait d'amitié, il regardait la stricte justice comme un simple prétexte pour ne pas intervenir. En tout cas, on rapporte ce billet de lui à Hidrieus le Carien: « Si Nicias n'est pas coupable, relâche-le; s'il est coupable, relâche-le pour moi. De toute façon, relâche-le! » (6) Ainsi donc voilà comment Agésilas était presque toujours pour ses amis. Mais, en certains cas, il se prêtait davantage aux circonstances, dans l'intérêt de l'État, comme il le montra une fois qu'il dut décamper précipitamment, laissant malade son bien-aimé, (7) qui le suppliait de rester et le rappelait en vain. Agésilas se retourna et dit: « Il est difficile d'avoir à la fois de la pitié et de la raison! » Voilà ce que rapporte le philosophe Hiéronymos.

[14] (1) L'expédition durait depuis deux ans déjà, et l'on parlait d'Agésilas dans toute la Haute-Asie. Le pays était plein de son nom et célébrait à merveille son sérieux, sa simplicité et sa modération. (2) Lors de ses déplacements, il campait, toujours isolément, dans les dépendances des temples les plus sacrés; et cette intimité que nous n'aimons guère à exposer aux yeux des hommes, il en faisait observateurs et témoins les dieux. Parmi tant de milliers de soldats, on aurait eu peine à en trouver un dont le grabat fût plus grossier que celui d'Agésilas. (3) Il était également indifférent à la chaleur et au froid, et l'on eût dit que seul il avait une nature propre à supporter toujours les saisons telles que Dieu les règle. (4) C'était encore un spectacle très agréable pour les Grecs établis en Asie que de voir les gouverneurs et les généraux perses, autrefois pleins d'une morgue insupportable, craindre et courtiser maintenant, eux pourris de richesse et de luxe, un homme qui se promenait en manteau simple, et, sur une seule parole, brève et laconique, de lui, s'adapter à ses habitudes et changer d'extérieur. Aussi la sentence de Timothée revenait-elle à l'esprit de bien des gens: « Arès est un tyran; et la Grèce ne craint pas l'or! »

[15] (1) L'Asie remuait, et, en bien des endroits, paraissait incliner vers la défection. Il régla sur place la situation des villes; et après avoir rendu aux affaires publiques le lustre convenable, sans massacres et sans exils, il était décidé à pousser ses troupes en avant, à porter la guerre de la mer grecque au coeur du royaume, à livrer au roi un combat décisif en mettant en péril sa personne avec l'opulence d'Ecbatane et de Suse. Il l'arracherait, pour la première fois, à son oisiveté dédaigneuse, pour qu'on ne le vît plus désormais, assis tranquillement sur son trône, arbitrer les guerres entre Grecs et corrompre les démagogues. (2) Mais à ce moment arriva près d'Agésilas Épicydidas de Sparte. Il annonçait qu'une grande guerre s'était déchaînée en Grèce contre Sparte, et que les éphores rappelaient le roi en lui ordonnant de venir au secours de ses concitoyens. (3) « Ô Grecs, qui avez inventé des maux barbares! » Comment, en effet, qualifier d'une autre façon ce débordement de haine, cette conjuration et ce soulèvement des Grecs contre eux-mêmes? Quand leur fortune s'élevait aux nues, ils l'attaquèrent! Les armes visaient déjà les barbares! La guerre était chassée de Grèce, mais ils la ramenèrent sur eux. (4) Car je ne suis pas, moi, d'accord avec Démarate de Corinthe, qui disait: « Ils ont été privés d'une grande joie, les Grecs qui n'ont pas vu Alexandre assis sur le trône de Darius! » Il me paraît plus naturel de penser que ces Grecs auraient pleuré à la pensée que les contemporains d'Agésilas avaient laissé cette gloire au grand Alexandre et aux Macédoniens, en gaspillant le génie des généraux de la Grèce à Leuctres, à Coronée, à Corinthe et en Arcadie. (5) Agésilas pourtant n'a rien accompli de plus grand, ni de plus important que cette retraite, et il n'a pas donné de plus bel exemple de discipline et de justice. (6) Car si Hannibal, déjà mal en point et chassé de l'Italie, n'obéit qu'à grand-peine à ceux qui le rappelaient pour faire la guerre chez lui; si Alexandre, apprenant la lutte d'Antipater contre Agis, dit plaisamment: « Il paraît, mes amis, qu'au moment où nous battions ici Darius, là-bas, en Arcadie, s'est livré un combat de rats! », comment ne vaudrait-il pas la peine d'estimer Sparte bienheureuse en raison du respect d'Agésilas pour elle et de son obéissance aux lois? (7) Dès l'arrivée de la scytale, il abandonna et sacrifia un si grand bonheur, une si grande puissance de fait, enfin de si beaux espoirs, pour s'embarquer aussitôt, laissant « une oeuvre inachevée », au vif regret des alliés. Surtout il réfuta par sa conduite l'assertion d'Érasistrate, fils de Phaiax, qui disait: « Les Lacédémoniens valent mieux pour le service public, et les Athéniens dans le privé! » (8) Car, s'il se montra un roi et un général excellent, il se surpassa encore comme ami et comme familier, tant ses relations avaient de charme! La monnaie perse portait l'empreinte d'un archer. Il put donc dire en partant: « Avec trente mille archers, le roi m'expulse de l'Asie! » C'était le nombre des dariques apportées à Athènes et à Thèbes, et distribuées aux démagogues pour soulever les peuples contre les Spartiates.

[16] (1) Après avoir traversé l'Hellespont, il fit route à travers la Thrace. Il ne demandait jamais aux barbares de laisser passer son armée; mais il envoyait des délégations à chaque peuple pour demander: « Sommes-nous en pays ami ou ennemi? » (2) En général on accueillait amicalement ses envoyés, et on lui donnait une escorte dans la mesure où on le pouvait. Seuls les Tralles, comme on les appelle, à qui même Xerxès, dit-on, avait fait des présents, réclamaient d'Agésilas, comme droit de passage, cent talents d'argent et autant de femmes. (3) Il répondit ironiquement: « Pourquoi donc ne sont-ils pas venus les prendre tout de suite? » Il avança ensuite; et, les trouvant rangés en bataille, il les défit et en tua beaucoup. (4) Il posa la question habituelle au roi de Macédoine, et ce prince ayant répondu qu'il réfléchirait, Agésilas riposta: « Eh bien! qu'il réfléchisse! Et nous autres, passons maintenant! » Admirant, alors son audace et pris de peur, le roi le pria d'avancer en ami. (5) Comme les Thessaliens combattaient aux côtés des ennemis, il ravagea leur pays; mais il envoya à Larisse Xénoclès et Scythès parler d'amitié; ces ambassadeurs furent arrêtés et emprisonnés, ce qui indigna l'armée. On aurait voulu qu'Agésilas mît le siège devant Larisse; mais il déclara: « Je n'aurais pas voulu m'emparer même de la Thessalie entière au prix de la vie d'un seul de ces deux hommes! » Et il conclut un arrangement pour se les faire rendre. (6) Cela n'était peut-être pas étonnant de la part d'Agésilas, qui, apprenant qu'il y avait eu près de Corinthe une grande bataille, où étaient morts très peu de Spartiates, mais un nombre considérable d'ennemis, ne montra ni joie extrême, ni enthousiasme, et se contenta de dire, avec un profond soupir: « Malheureuse Grèce, qui a de ses propres mains, tué tant de braves, alors que, vivants, ils pouvaient, en combattant côte à côte, vaincre tout le monde barbare! » (7) Les Thessaliens de Pharsale, avec cinq cents chevaux, s'attachaient à son armée et la malmenaient. Il donna l'ordre à sa cavalerie de charger, défit, l'ennemi et érigea un trophée sous le mont Narthakion. (8) Il fut particulièrement heureux de cette victoire, parce qu'ayant lui-même constitué une cavalerie avec ses propres moyens, il avait eu l'avantage sur les peuples qui étaient les plus fiers de la leur.

[17] (1) À cet endroit Diphridas, qui était éphore et arrivait de Sparte, vint le trouver pour lui ordonner d'envahir tout de suite la Béotie. (2) Agésilas avait l'intention de ne le faire que plus tard, avec de plus grands moyens d'action; mais il croyait qu'on ne devait jamais désobéir aux chefs de l'État. Il dit donc à ses officiers: « Voici venir le jour en vue duquel nous avons quitté l'Asie! », et il rappela deux compagnies de l'armée campée devant Corinthe. (3) De plus, les Lacédémoniens de l'intérieur firent publier à son de trompe que tous les jeunes gens qui le voudraient pourraient s'enrôler pour aller au secours du roi. Tous se firent inscrire avec enthousiasme, mais les éphores n'en choisirent que cinquante, les plus beaux et les plus vigoureux, pour les envoyer à l'armée royale. (4) Agésilas, lui, ayant passé les Thermopyles et traversé la Phocide, pays ami, entra en Béotie et établit son camp près de Chéronée. Dès son arrivée, il vit le soleil s'éclipser et se réduire à la forme d'un croissant. Il apprit en même temps la mort de Pisandre, vaincu en combat naval, dans les parages de Cnide, par Pharnabaze et Conon. (5) Il fut naturellement affligé de ce désastre, et pour l'homme et pour la Ville; mais afin d'éviter que les soldats, marchant au combat, ne fussent saisis de découragement et de frayeur, il ordonna aux messagers venus de la mer, de dire le contraire et d'annoncer une victoire navale. Lui-même sortit couronné de fleurs, offrit un sacrifice d'action de grâces et envoya à ses amis des portions des victimes.

[18] (1) Il continua sa marche et se trouva, à Coronée, face à face avec les ennemis. Il rangea ses troupes en bataille et confia l'aile gauche aux Orchoméniens, lui-même prenant l'aile droite; les Thébains avaient eux-mêmes l'aile droite; et les Argiens, la gauche. (2) Xénophon dit qu'il n'y a pas eu, de son temps, une bataille pareille à celle-là; et il pouvait en parler; car il y prit part aux côtés d'Agésilas, étant alors revenu d'Asie. (3) Le premier choc, il est vrai, ne comporta pas de violente poussée, ni de lutte sérieuse; car les Thébains défirent promptement les Orchoméniens; et Agésilas, les Argiens. (4) Mais les deux partis, apprenant chacun l'écrasement et la fuite de son aile gauche, firent un mouvement tournant. Une victoire sans danger était alors facile pour Agésilas, s'il avait voulu, au lieu d'attaquer les Thébains de front, se mettre à leur suite et les laisser passer pour les frapper. Mais entraîné par son courage et son amour de la gloire, il se plaça juste en face d'eux, voulant les charger de vive force. (5) La résistance fut aussi vigoureuse que l'attaque. La lutte s'étendit à tous les points du champ de bataille. Elle fut violente partout; mais plus violente qu'ailleurs autour d'Agésilas lui-même, qui était au centre des cinquante jeunes gens d'élite. Leur noble ambition venait bien à propos pour sauver le roi (6) en combattant avec fougue et en s'exposant les premiers. S'ils ne purent pas l'empêcher d'être blessé, car il reçut, à travers sa cuirasse, plusieurs coups de lance et d'épée, ils l'arrachèrent avec peine, mais vivant, à la mêlée; et, lui faisant un rempart de leurs corps, ils tuaient bien des ennemis; plusieurs d'entre eux tombaient aussi. (7) Mais comme c'était une grande affaire d'enfoncer les Thébains, les Spartiates furent forcés d'adopter la tactique dont ils n'avaient pas voulu d'abord. (8) Ils ouvrirent aux Thébains les rangs de la phalange pour les laisser passer; puis, les voyant marcher dès lors moins en ordre, ils tombèrent sur eux par mille détours, tantôt allant à leur suite, tantôt courant à côté d'eux. Ils pouvaient ainsi les frapper de flanc; (9) mais ils n'arrivèrent pas à les mettre en fuite, et les Thébains se retirèrent sur l'Hélicon, s'enorgueillissant d'un combat où, par eux-mêmes, ils avaient été invincibles.

[19] (1) Agésilas, lui, quoique souffrant cruellement de ses nombreuses blessures, ne se retira pas sous sa tente avant de s'être fait porter en litière auprès de la phalange et d'avoir vu les morts ramenés à l'intérieur du camp. (2) Tous ceux des ennemis qui s'étaient réfugiés dans le temple, il les fit libérer; car, dans le voisinage, se trouve le sanctuaire d'Athéna Itonia, devant lequel se dresse le trophée érigé autrefois par les Béotiens en souvenir de la victoire que, sous les ordres de Sparton, ils remportèrent là sur les Athéniens, dont ils tuèrent le chef Tolmidès. (3) Le lendemain, au point du jour, voulant éprouver la persévérance des Thébains, il donna l'ordre à ses soldats de se couronner, aux musiciens de jouer de la flûte, aux ouvriers de dresser et de décorer un trophée, comme il convenait à des vainqueurs. (4) Les ennemis lui ayant envoyé demander la permission d'enlever leurs morts, il conclut une trêve à cet effet. Après avoir affirmé de la sorte sa victoire, il se rendit à Delphes, où l'on célébrait les jeux Pythiques. Il présida la procession solennelle en l'honneur du dieu, et lui offrit la dîme des dépouilles rapportées d'Asie, ce qui faisait une valeur de cent talents. (5) Après son retour à Sparte, Agésilas fut aussitôt chéri et considéré de ses concitoyens, à cause de sa conduite et de son genre de vie; (6) car ce n'était pas, comme la plupart des généraux, un homme nouveau qui revenait de l'étranger, acquis aux moeurs du dehors, maugréant contre celles du pays et impatient de leur joug. Il honorait les coutumes de Sparte et s'en contentait aussi bien que ceux qui n'avaient, pas une fois, passé l'Eurotas. Il ne changea rien à ses repas, à ses bains, à la toilette de sa femme, à l'apparence de ses armes; à la décoration de sa maison; il laissa même telles quelles ses portes, qui étaient si vieilles qu'on les prenait pour celles-là mêmes qu'y avait mises Aristodamos. (7) Le cannathre de sa fille, Xénophon l'affirme, n'était nullement plus élégant que ceux des autres. (8) (On appelle cannathres des chaises de bois, en forme de griffons ou de cerfs-boucs, dans lesquelles on mène les jeunes filles aux processions.) (9) D'ailleurs Xénophon ne nous dit pas le nom de la fille d'Agésilas; et Dicéarque se fâche que nous ne connaissions ni la fille d'Agésilas, ni la mère d'Épaminondas; (10) mais nous avons trouvé dans les inscriptions lacédémoniennes que la femme d'Agésilas s'appelait Cléora, et ses filles Eupolia et Proauga. (11) D'autre part, on peut aussi voir à Lacédémone un javelot d'Agésilas, qui y est resté jusqu'à maintenant et ne diffère nullement des autres.

[20] (1) Cependant, voyant que certains de ses concitoyens devaient à leurs écuries de passer pour quelque chose et s'en félicitaient, il décida sa soeur Kynisca à disputer, aux jeux Olympiques, le prix de la course de chars, voulant montrer aux Grecs qu'ici la victoire n'était nullement affaire de mérite, mais de richesse et de dépense. (2) Il avait avec lui le sage Xénophon, auquel il s'intéressait, et il lui conseilla de faire venir ses enfants, pour les élever, à Lacédémone, où ils apprendraient (et c'est là le plus beau des enseignements), à obéir et à commander. (3) Après la mort de Lysandre, il découvrit l'existence d'une société secrète qui comptait beaucoup de membres et que ce grand homme, dès son retour d'Asie, avait formée contre lui, Agésilas. Il voulut donc montrer quel genre de citoyen avait été Lysandre de son vivant; (4) et comme il avait trouvé dans ses papiers et lu le manuscrit d'un discours rédigé par Cléon d'Halicarnasse et que Lysandre devait prononcer devant le peuple en faveur d'une révolution et d'un changement de régime politique, il voulut le publier. (5) Mais un membre du sénat, après avoir pris connaissance du projet de discours, en redouta l'habileté et lui conseilla de ne pas déterrer Lysandre, mais plutôt d'enterrer son discours avec lui. Il se le tint pour dit et resta tranquille. (6) Agésilas ne faisait pas de mal à ceux qui s'opposaient à sa politique; mais il s'arrangeait pour en envoyer toujours quelques-uns au dehors comme généraux ou gouverneurs. Il profitait de ces missions pour mettre en évidence leur médiocrité et leur avidité; puis, quand ils passaient en jugement, il changeait d'attitude, allait à leur secours et prenait fait et cause pour eux. Il en faisait donc ses amis, d'ennemis qu'ils avaient été, et les mettait de son côté, si bien que nul ne pouvait contrebalancer sa puissance; (7) et, en effet, l'autre roi Agésipolis, né pendant l'exil de son père, très jeune encore, et d'un caractère doux et tranquille, se mêlait peu de politique. (8) Néanmoins celui-là même, il en faisait ce qu'il voulait. Les rois de Sparte, quand ils sont au pays, mangent à la même table. (9) Sachant donc qu'Agésipolis était, comme lui-même, sensible à l'amour, il faisait toujours tomber la conversation sur les beaux garçons, encourageait le jeune homme à lui donner la réplique, partageait et favorisait ses amours. L'amour lacédémonien n'a rien, on le sait, de honteux; il comporte beaucoup de décence, d'ambition noble et d'enthousiasme pour la vertu, comme nous l'avons dit dans la Vie de Lycurgue.

[21] (1) Étant donc l'homme le plus influent de l'État, il parvint à faire mettre à la tête des forces navales Téleutias, son frère utérin. (2) Il fit ensuite une expédition contre Corinthe; et lui-même, sur terre, prit les Longs Murs, pendant qu'avec ses vaisseaux Téleutias.... (3) Comme les Argiens occupaient alors Corinthe et y célébraient les jeux Isthmiques, il surgit tout à coup et les chassa au moment où ils venaient de sacrifier au dieu; ils laissèrent sur place tout leur matériel. (4) Les bannis de Corinthe qui se trouvaient avec lui le prièrent d'organiser les compétitions; mais il n'en fit rien. Ils organisèrent donc et célébrèrent eux-mêmes les jeux; lui, resta là pour veiller à leur sécurité. (5) Après son départ, les Argiens recommencèrent les jeux Isthmiques, et quelques athlètes remportèrent une seconde victoire; mais il y en eut aussi qui, vainqueurs la première fois, furent vaincus la seconde. (6) En cette occasion, Agésilas montra que les Argiens devaient s'accuser d'une grande lâcheté, puisque, regardant la présidence des jeux comme un privilège si auguste et si grand, ils n'avaient pas eu le courage de combattre pour se l'assurer. (7) Lui-même, dans cet ordre d'idées, croyait qu'il fallait toujours pratiquer la modération. Il donnait de l'éclat aux choeurs et aux concours de Sparte; il y assistait toujours, plein d'enthousiasme et de zèle; il ne se dispensait même pas du spectacle d'une lutte d'enfants ou de jeunes filles. En revanche, certains divertissements qu'il voyait les autres admirer, lui ne paraissait pas même les connaître. (8) Une fois, Callippidès, l'acteur de tragédie, qui avait du renom et de la gloire chez les Grecs et qui était recherché de tout le monde, l'aborda et lui adressa la parole le premier; puis il eut l'aplomb de se mêler aux compagnons de promenade du roi et il prenait des poses, croyant qu'Agésilas aurait un mot aimable pour lui. Il finit par dire: « Ne me reconnais-tu pas, Roi? » Alors le Roi, jetant un regard sur lui, dit à son tour: « Mais toi, n'es-tu pas Callippidès le cabotin? » (C'est ainsi que les Lacédémoniens appellent les mimes). (9) Invité une autre fois à écouter un chanteur qui imitait le rossignol, il répondit: « J'ai entendu le rossignol lui- même. » (10) Le médecin Ménécratès, ayant réussi à tirer d'affaire quelques malades dont le cas paraissait désespéré, avait reçu le surnom de Zeus, qu'il portait avec une vanité grossière. Il osa, en particulier, écrire à Agésilas avec cette suscription: « Ménécrate-Zeus au roi Agésilas, salut. » Agésilas répondit: « Le roi Agésilas à Ménécrate, santé. »

[22] (1) Pendant sa campagne en territoire corinthien, comme, après avoir pris le temple d'Héra, il regardait ses soldats enlever le butin, arrivèrent des ambassadeurs de Thèbes pour lui parler d'amitié. (2) Mais lui, haïssant toujours cette ville et croyant qu'alors il y avait même intérêt à l'outrager, faisait semblant de ne pas les voir, ni les entendre, quand ils se trouvèrent en sa présence. (3) Mais il en fut puni. Les Thébains n'étaient pas encore partis quand plusieurs personnes vinrent lui annoncer qu'une de ses unités avait été taillée en pièces par Iphicrate. (4) C'était un des plus grands désastres qui, depuis longtemps, eussent frappé les Lacédémoniens; car ils perdaient beaucoup d'hommes de coeur; et, pour comble, des soldats d'infanterie légère avaient battu leur infanterie lourde; et des mercenaires, les Lacédémoniens! (5) Aussi Agésilas bondit-il aussitôt pour aller au secours des vaincus; mais, informé que tout était fini, il revint au temple d'Héra et convoqua les Béotiens pour négocier avec eux. (6) Malheureusement ces ambassadeurs, lui rendant insolence pour insolence, ne parlaient plus de paix; ils demandaient seulement qu'on les laissât aller à Corinthe. Plein de colère, Agésilas répliqua: « Soit! Puisque vous voulez voir vos amis fiers de leurs succès, vous pourrez le faire demain tout à votre aise! » (7) Il les prit, en effet, le lendemain avec lui, pour ravager devant eux la banlieue de Corinthe, et s'approcha de la ville elle-même. Ayant ainsi fait la preuve que les Corinthiens n'osaient pas se défendre, il laissa partir l'ambassade. (8) Quant à lui, après avoir recueilli les survivants du désastre, il les ramena à Lacédémone. Il avait soin de partir avant le jour et d'arriver en pleine nuit aux étapes, pour ne pas exciter, par sa retraite, la joie maligne de ses ennemis et de ses envieux d'Arcadie. (9) Ensuite pour faire plaisir aux Achéens, il passa en Acarnanie avec son armée et la leur. Il emporta un grand butin, et vainquit les Acarnaniens en bataille rangée. (10) Les Achéens le priaient d'attendre jusqu'à l'hiver, pour empêcher les ennemis de faire leurs semailles. Il leur répondit qu'il ferait le contraire; car ces ennemis craindraient davantage la guerre, si leur terre était ensemencée en temps utile. C'est ce qui arriva. (11) Car, menacés d'une seconde invasion, ils s'entendirent avec les Achéens.

[23] (1) Comme Conon et Pharnabaze, qui, grâce à la flotte du Grand Roi, avaient la maîtrise de la mer, ravageaient les côtes de Laconie et que la ville d'Athènes reconstruisait ses murs aux frais de Pharnabaze, les Lacédémoniens décidèrent de faire la paix avec le Grand Roi. (2) Ils envoyèrent, à cette fin, Antalcidas auprès de Tiribaze, avec ordre de livrer au Grand Roi, par la plus honteuse des trahisons, les Grecs d'Asie, pour lesquels Agésilas avait fait la guerre. (3) Il résulta de la désignation d'Antalcidas que le roi n'eut aucune part à l'infamie de cette démarche; car Antalcidas était son ennemi et travaillait à faire la paix par tous les moyens, dans la pensée que la guerre augmentait le crédit d'Agésilas et faisait de lui le plus illustre et le plus grand des Spartiates. (4) Cependant Agésilas répondit, quand on lui disait: « Les lacédémoniens prennent le parti des Mèdes! » - « Ce sont plutôt les Mèdes qui prennent le parti des Lacédémoniens! » (5) De plus, en menaçant ceux qui ne voulaient pas accepter cette paix et en leur déclarant la guerre, il les força, tous sans exception, de se plier aux conditions du Grand Roi. Il le fit surtout à cause des Thébains, qui, forcés de laisser la Béotie indépendante, en seraient affaiblis. Il le fit bien voir par ce qui suivit. (6) Car, lorsque Phoebidas eut commis la terrible déloyauté de s'emparer de la Cadmée garantie par des conventions et en pleine paix, tous les Grecs s'en indignaient et les Spartiates eux-mêmes marquaient leur mécontentement, surtout les adversaires d'Agésilas, qui demandaient avec colère à Phoebidas sur l'ordre de qui il avait accompli cet acte. Leurs soupçons se portaient, bien entendu sur Agésilas, (7) qui n'hésita pas, en effet, à soutenir Phoebidas, en affirmant hautement qu'il fallait examiner si l'action en elle-même avait quelque utilité; car il était beau d'accomplir, de sa propre initiative, ce qui devait profiter à Lacédémone, même si personne ne l'ordonnait. (8) Et pourtant, en paroles, il montrait toujours que la justice était la première des vertus. « Car, déclarait-il, le courage ne sert à rien sans la justice; et, si tous les hommes étaient justes, on n'aurait nullement besoin de courage! » (9) Aux gens qui lui disaient: « C'est la volonté du Grand Roi », il répliquait: « Et en quoi serait-il plus grand que moi, s'il n'est pas aussi plus juste? » Sage et belle pensée! La justice est bien, en effet, l'étalon royal auquel doit se mesurer la supériorité en grandeur. (10) Quant à la lettre qu'une fois la paix conclue, le Grand Roi lui envoya pour affirmer leurs liens d'hospitalité et d'amitié, il ne voulut pas la recevoir, disant que l'amitié entre les deux nations suffisait et que, tant qu'elle subsisterait, on n'aurait nul besoin d'amitié personnelle. (11) Mais, dans ses actes, il ne gardait pas la même opinion et se laissait bien souvent emporter par son ambition et son esprit contentieux, surtout contre les Thébains. Ainsi, non seulement il sauva Phoebidas, mais encore il décida la ville à prendre à son compte l'injustice de ce personnage et à occuper la Cadmée par ses propres moyens; elle nomma aussi chefs de l'État thébain Archias et Léontiadas, qui avaient facilité l'entrée de Phoebidas à Thèbes et la surprise de la citadelle.

[24] (1) À la suite de ces faits on soupçonna donc tout de suite que, si l'acte matériel était de Phoebidas, le projet était d'Agésilas. Les événements postérieurs confirmèrent ce soupçon. (2) Car, lorsque les Thébains chassèrent la garnison lacédémonienne et délivrèrent leur ville, il leur reprocha d'avoir tué Archias et Léontiadas, qui étaient, en fait, des tyrans, mais, de nom, des polémarques; et, sous ce prétexte, il leur déclara la guerre. (3) Cléombrote, qui était roi depuis la mort d'Agésipolis, fut envoyé en Béotie avec une armée; car Agésilas, qui était sorti de la jeunesse depuis quarante ans et que les lois exemptaient alors du service militaire, évita de prendre part à cette expédition: il aurait eu honte, ayant fait si récemment la guerre aux Phliasiens pour des bannis, de malmener les Thébains, sous les yeux de tout le monde, pour venger leurs tyrans. (4) Or, il y avait un Laconien, Sphodrias, du parti opposé à celui d'Agésilas, installé à Thespies comme harmoste. Il ne manquait ni d'audace, ni d'ambition; mais il était toujours plein d'espoir plutôt que de bon sens. (5) Désirant se faire un grand nom et croyant que Phoebidas s'était illustré et fait connaître en tous lieux par son coup d'audace de Thèbes, il se persuada que ce serait un exploit bien plus beau et plus brillant, de surprendre le Pirée par ses propres moyens et de couper la mer aux Athéniens en les attaquant à l'improviste par terre. (6) On dit que ce fut là une machination des béotarques Pélopidas et Mélon; ils auraient envoyé en sous-main de prétendus partisans de Lacédémone, qui, louant Sphodrias et le portant aux nues comme seul capable de mener à bien une si grande entreprise, l'exaltèrent et le décidèrent, par leurs excitations, à prendre sur lui un acte aussi injuste et aussi déloyal que celui de Phoebidas, mais où firent défaut l'audace et la chance. (7) En effet, les premiers feux du jour surprirent Sphodrias dans la plaine de Thria, quand il espérait atteindre le Pirée avant la fin de la nuit; et ses soldats, voyant de la lumière sur quelques temples du côté d'Éleusis, eurent, dit-on, un frisson de terreur. (8) Lui-même tomba de son haut et perdit sa hardiesse en voyant le secret impossible. Il se contenta donc de faire un maigre butin et se retira honteusement sans la moindre gloire, à Thespies. (9) À la suite de cette équipée, des accusateurs furent envoyés d'Athènes à Sparte. Ils y trouvèrent des magistrats qui n'avaient nul besoin d'accusateurs contre Sphodrias, lui ayant déjà intenté un procès capital, auquel il n'eut pas le courage de comparaître; car il craignait la colère de ses concitoyens, qui rougissaient devant les Athéniens et voulaient paraître victimes de la même injustice, pour n'en pas paraître complices.

[25] (1) Or, Sphodrias avait un fils, Cléonymos, encore enfant, qui était aimé, pour sa beauté, d'Archidamos, fils du roi Agésilas. (2) Alors, naturellement, Archidamos partageait les angoisses de Cléonymos devant le péril de son père; mais il n'avait aucun moyen de l'appuyer ouvertement et d'intervenir en sa faveur; car Sphodrias était des adversaires d'Agésilas. (3) Pourtant Cléonymos vint le trouver et le supplia, en pleurant, de rendre Agésilas favorable à l'accusé; car c'était lui que tous deux, père et fils, redoutaient le plus. Archidamos fut trois ou quatre jours sans oser en parler à son père; et, plein de frayeur, il le suivait partout en silence. (4) À la fin, le jugement étant tout proche, il osa dire à Agésilas que Cléonymos l'avait prié d'intercéder pour son père. (5) Agésilas, qui connaissait l'amour d'Archidamos, n'y avait pas fait obstacle; car Cléonymos, dès l'enfance, promettait d'être un homme vaillant entre tous. (6) Cependant il se garda de laisser alors échapper, en réponse aux prières de son fils, le moindre mot qui pût faire espérer de sa part une attitude favorable et clémente; il se contenta d'affirmer qu'il examinerait la solution la plus morale et la plus digne; puis il s'en alla. (7) Dans l'incertitude, Archidamos cessa de voir Cléonymos, quoiqu'il eût coutume auparavant de le faire plusieurs fois par jour. (8) À la suite de cet incident, même les partisans de Sphodrias désespérèrent de son cas, jusqu'au moment où l'un des amis d'Agésilas, Étymoclès, leur dévoila, dans une conversation, la pensée du roi. (9) Ce dernier n'avait pas assez de blâmes pour l'entreprise de Sphodrias; mais il ne laissait pas de le regarder comme un homme de coeur, et il voyait que l'État avait besoin de soldats comme lui. (10) Car, en toute occasion, Agésilas tenait ces propos au sujet du procès pour faire plaisir à son fils. Aussi Cléonymos comprit-il aussitôt le dévouement d'Agésilas; quant aux amis de Sphodrias, ils reprirent courage et osèrent plaider sa cause. (11) Il est vrai qu'Agésilas aimait particulièrement ses enfants, et voici l'anecdote que l'on raconte à ce sujet. Quand ils étaient petits, il montait, dans son intérieur, à cheval sur un bâton pour les amuser; et, comme un de ses amis l'avait surpris dans cette posture, il lui dit: « N'en parle à personne avant d'être toi-même père de famille! »

[26] (1) Sphodrias fut acquitté, et les Athéniens, quand ils l'apprirent, se disposèrent à la guerre. Il en résulta une très mauvaise réputation pour Agésilas qui, par condescendance pour une passion déplacée et puérile de son fils, paraissait s'être opposé à une juste condamnation et avoir ainsi rendu Sparte complice de si grands attentats envers la Grèce. (2) Aussi, comme il voyait Cléombrote peu disposé à faire la guerre aux Thébains, dit-il adieu à la loi dont il s'était naguère prévalu pour ne pas partir en expédition. Il entra donc lui-même en Béotie, où il faisait du mal aux Thébains et en subissait à son tour. (3) Il fut même blessé, et Antalcidas lui dit alors: « Certes, ils sont beaux, les honoraires que tu reçois des Thébains pour leur avoir appris à combattre, quand ils ne le voulaient, ni ne le savaient! » (4) Car, en fait, c'est alors que les Thébains se surpassèrent dans l'art de la guerre, auquel les nombreuses campagnes des Lacédémoniens contre eux les avaient forcés de s'exercer. (5) Aussi le vieux Lycurgue, dans ses trois rhètres, avait-il interdit à ses compatriotes d'aller souvent en expédition contre les mêmes ennemis, pour ne pas leur apprendre à se battre. (6) De plus, Agésilas était à charge aux alliés de Lacédémone, parce qu'il cherchait, d'après eux, à perdre les Thébains sans avoir contre ce peuple aucun grief d'ordre public, mais pour obéir à sa passion et à sa rancune. Ils disaient donc qu'ils n'avaient pas besoin de se consumer en allant chaque année ici et là, à la suite de quelques Lacédémoniens, étant eux-mêmes si nombreux. (7) Alors, dit-on, Agésilas, pour montrer qu'ils se targuaient trop de leur nombre, imagina le stratagème que voici. Il fit asseoir d'un côté tous les alliés pêle-mêle, de l'autre, les Lacédémoniens entre eux. (8) Puis, à son de trompe, il fit ordonner aux potiers de se lever d'abord; et quand ils furent debout, il appela en deuxième lieu les ouvriers en fer; puis les ouvriers en bois, après eux, les maçons, et ainsi de suite pour tous les corps de métier. (9) Tous les alliés, ou peu s'en faut, se levèrent donc en définitive; mais personne du côté des Lacédémoniens; car il leur était interdit d'exercer et même d'apprendre un métier manuel. Agésilas conclut donc en riant: « Vous voyez, camarades, que nous envoyons à la guerre bien plus de soldats que vous! »

[27] (1) Mais à Mégare, quand il ramenait son armée de Thèbes, il sentit, en montant à la citadelle, où était le siège du Gouvernement, une convulsion et une vive douleur à sa bonne jambe qui s'enfla ensuite, parut pleine de sang et offrit les symptômes d'une inflammation extraordinaire. (2) Un médecin de Syracuse lui ouvrit la veine sous la cheville, ce qui mit fin à la souffrance; mais le sang affluait au dehors et coulait sans qu'on pût l'arrêter. Il s'ensuivit une grave défaillance, qui mit Agésilas en grand péril. (3) Cependant l'évanouissement fit cesser l'hémorragie et on put le transporter à Lacédémone, où il resta longtemps sans force et incapable d'aller en expédition. (4) Au cours de cette période, les Lacédémoniens essuyèrent beaucoup d'échecs aussi bien sur terre que sur mer. Le plus important fut celui de Tégyres, où, pour la première fois, ils furent vaincus par les Thébains en bataille rangée. (5) Tous les Grecs décidèrent enfin de conclure la paix, et des ambassadeurs de toute la Grèce se réunirent à Lacédémone pour en régler les conditions. (6) L'un d'eux était Épaminondas, homme illustre par sa culture et sa sagesse, mais qui n'avait pas encore fait la preuve de ses talents militaires. (7) Celui-là, voyant tous les autres s'incliner devant Agésilas, fut le seul à parler avec une fierté pleine de franchise. Il plaida, non pas la cause des Thébains, mais celle de tous les Grecs, en montrant que, si la guerre grandissait Sparte, c'était aux dépens du reste de la Grèce et invita les négociateurs à faire la paix sur les bases de l'égalité et de la justice; car elle ne se maintiendrait que si tous les peuples étaient égaux.

[28] (1) Alors Agésilas, voyant les Grecs charmés du discours d'Épaminondas, qui retenait toute leur attention, lui demanda s'il croyait juste et conforme à l'égalité, l'indépendance de la Béotie. (2) Épaminondas lui renvoya promptement sa question avec beaucoup de hardiesse, en demandant s'il croyait juste l'indépendance de la Laconie. Agésilas bondit et l'invita, d'un ton irrité, à dire clairement s'il voulait laisser la Béotie indépendante. (3) Épaminondas riposta, comme la première fois: « Oui, si tu laisses la Laconie indépendante! » Agésilas prit si mal cette attitude qu'aussitôt, heureux d'ailleurs d'avoir un prétexte de rupture, il effaça du traité le nom des Thébains et leur déclara la guerre. (4) Il invita ensuite les autres Grecs à partir après s'être entendus et il ajouta: « Les maux guérissables sont l'affaire de la paix; les maux incurables, celle de la guerre; car il n'est pas possible de vider et d'apaiser tous les conflits. » (5) Cléombrote se trouvait à ce moment en Phocide avec des troupes. Les éphores lui envoyèrent aussitôt l'ordre de conduire son armée contre les Thébains. Ils firent aussi le tour de leurs alliés pour les rassembler; mais ceux-là manquaient d'enthousiasme et étaient las de la guerre, sans avoir encore le courage de contredire les Lacédémoniens, ni de leur désobéir. (6) Il s'était produit bien des présages fâcheux, comme je l'ai écrit dans ma Vie d'Épaminondas, et Prothoos le Laconien s'opposait à l'expédition. Agésilas ne se laissa pas dissuader et s'obstina à faire la guerre, dans l'espoir que, toute la Grèce étant maintenant unie et les Thébains seuls exclus du traité, il avait trouvé l'occasion de se venger d'eux. (7) Et ce qui montre que cette campagne fut inspirée par la colère plutôt que par la réflexion, c'est sa date; car les Spartiates avaient conclu le traité de Lacédémone le 14 du mois de Skirophorion, et ils furent vaincus à Leuctres le 5 d'Hécatombéon. (8) Il mourut dans cette bataille mille Lacédémoniens, dont le roi Cléombrote, et, autour de lui, les meilleurs des Spartiates. On cite parmi eux le beau Cléonymos, fils de Sphodrias, qui, tombé trois fois devant le roi, se releva juste autant de fois et mourut en combattant les Thébains.

[29] (1) Après cet échec inattendu des Lacédémoniens, qui fut pour les Thébains un bonheur incroyable, tel que n'en avaient jamais connu des Grecs aux prises avec d'autres Grecs, on n'aurait cependant pas eu moins d'envie et d'admiration, à cause de son courage, pour la ville vaincue que pour la ville victorieuse. (2) Car, si Xénophon a bien raison de dire que les propos des honnêtes gens, même quand ils boivent et s'amusent, et leurs passe-temps, ont quelque chose de mémorable, il vaut tout autant, et même plus encore, la peine de saisir et de contempler la parfaite dignité de leur attitude et de leurs paroles dans le malheur. (3) Car la ville se trouvait en fête et pleine d'étrangers (c'étaient les gymnopédies, et les choeurs d'enfants nus concouraient au théâtre), quand arriva de Leuctres la nouvelle de la catastrophe. (4) Les éphores comprirent tout de suite que c'en était fait et que Sparte avait perdu son empire. Ils ne laissèrent cependant pas les choeurs sortir de la scène, ni la ville quitter son air de fête. Ils envoyèrent, maison par maison, indiquer les noms des morts à leurs parents; et quant à eux, ils continuèrent de veiller à la bonne tenue du spectacle et à la régularité du concours. (5) Au lever du jour suivant, comme tout le monde connaissait désormais les survivants et les morts, les pères, les beaux-pères et les proches des morts descendirent sur l'Agora. Ils se serraient la main d'un air radieux, pleins de fierté et de satisfaction; (6) mais les parents des survivants restaient chez eux avec leurs femmes, comme s'ils étaient en deuil. Si l'un d'eux était obligé de sortir, son attitude, sa voix, son regard montraient son humiliation, et il se faisait aussi petit que possible. (7) C'était pis encore pour les femmes. On pouvait reconnaître que l'une attendait le retour de son fils, échappé au désastre, en la voyant abattue et silencieuse; quant aux mères des soldats tombés au champ d'honneur, elles se rendaient aussitôt aux temples et s'abordaient avec joie et orgueil.

[30] (1) Cependant la majorité des citoyens, après la défection des alliés, s'attendaient qu'Épaminondas, victorieux et sûr de lui, envahirait le Péloponnèse. La pensée leur revint alors des oracles relatifs à la claudication d'Agésilas, et ils craignirent d'avoir offensé la divinité; les malheurs de la ville, en effet, ne venaient-ils pas de l'exclusion d'un prétendant qui marchait droit au profit d'un boiteux et d'un infirme? Or c'était là ce que la voix divine leur enseignait à s'interdire et à éviter par-dessus tout. (2) Et de plus, en raison de ses capacités, de son courage et de sa gloire, ils l'employaient, non seulement comme roi et comme général des armées, mais encore comme médecin et redresseur des maux de l'État. Ils hésitaient à infliger à ceux qui s'étaient montrés lâches dans le combat, et qu'eux-mêmes appellent trembleurs, la dégradation civique prévue par les lois, car ces déserteurs étaient nombreux et puissants, et l'on craignait une révolution de leur part. (3) Non seulement de pareils criminels sont exclus de toute magistrature, mais encore marier une femme à l'un d'entre eux ou en recevoir une de ses mains est une infamie. Ceux qui les rencontrent peuvent les frapper à volonté. (4) Ils doivent se résigner à sortir dans une tenue sale et vile; ils portent des manteaux rapiécés avec des loques de toutes couleurs; ils rasent la moitié de leur barbe, et laissent pousser l'autre moitié. (5) Il était donc dangereux de laisser circuler beaucoup de gens ainsi accoutrés, dans une ville qui avait besoin d'un grand nombre de soldats. On choisit Agésilas pour régler leur cas. (6) Il n'ajouta rien aux dispositions officielles, n'en ôta rien et n'y changea rien; mais il se présenta devant l'assemblée du peuple pour faire cette déclaration: « Il faut aujourd'hui laisser dormir les lois; et, à partir de demain, elles seront valables pour l'avenir. » Ainsi la ville gardait ses lois et les coupables, leur honneur. (7) Voulant d'autre part, arracher les jeunes gens à leur découragement et à leur morne tristesse, il envahit l'Arcadie où d'ailleurs il se garda bien d'engager le combat avec les ennemis; mais il prit une bourgade aux Mantinéens, et, par cette incursion, il allégea les soucis de Lacédémone et lui rendit un peu d'entrain, en lui faisant croire que la situation n'était pas absolument désespérée.

[31] (1) Ensuite Épaminondas entra en Laconie avec ses alliés. Son infanterie lourde ne comptait pas moins de quarante mille hommes, (2) et il avait encore à sa suite beaucoup de soldats d'infanterie légère et même d'isolés sans armes, qu'attirait le pillage. Cela faisait, au total, une tourbe de soixante-dix mille hommes, qui déferlait du nord sur le Péloponnèse. (3) Il y avait au moins six cents ans que les Doriens occupaient Lacédémone; et ce fut la première fois que l'on vit des ennemis dans le pays; pendant toute cette période, nul ne s'y était risqué. Les envahisseurs trouvèrent donc une terre inviolée et intacte; ils la parcoururent la flamme à la main et la ravagèrent jusqu'au fleuve et à la ville, sans que nul fit une sortie pour s'y opposer. (4) Car Agésilas, comme le dit Théopompe, ne permettait pas aux Lacédémoniens de combattre une pareille trombe et un si violent ouragan. Il avait disséminé son infanterie lourde dans les positions centrales et les plus importantes de la ville; et il se raidissait contre les menaces et les rodomontades des Thébains, qui le provoquaient en l'appelant par son nom et l'invitaient à se battre pour son pays, dont il avait causé les maux en allumant la guerre. (5) Agésilas n'était pas moins contrarié de l'agitation de la ville: désordres, clameurs, courses folles. Les hommes d'âge déploraient ce qui se passait; et les femmes, incapables de se tenir tranquilles, étaient absolument affolées par les cris de l'ennemi et les incendies qu'il allumait. (6) Ce qui chagrinait encore le roi, c'était la diminution de son prestige. La ville qu'il avait reçue de ses devanciers si grande et si puissante, il la voyait déchue de son rang; et les faits démentaient la fière parole qu'il avait, lui aussi, répétée souvent: « Jamais femme de Laconie n'a vu de fumée ennemie! » (7) On dit encore qu'Antalcidas, dans une discussion sur le courage des deux peuples avec un Athénien qui lui disait: « Malgré tout, nous vous avons souvent chassés, vous, des bords du Céphise! », avait répliqué: 'Mais nous n'avons pas encore eu l'occasion de vous chasser, vous, des bords de l'Eurotas! » (8) Du même ordre est la riposte d'un Spartiate des plus obscurs à ce mot d'un Argien: « Beaucoup d'entre vous reposent en Argolide. » - « Mais aucun de vous, en Laconie! »

[32] (1) Au moment de l'invasion pourtant, Antalcidas, alors éphore, envoya, dit-on, secrètement ses enfants à Cythère, tant il avait peur! (2) Agésilas, lui, comme les ennemis entreprenaient de passer le fleuve et de forcer l'entrée de la ville, abandonna toutes ses positions, sauf celles du centre et les hauteurs, en avant desquelles il rangea ses troupes en bataille. (3) Or l'Eurotas coulait alors avec plus d'abondance que jamais, ayant été fort grossi par les chutes de neige; et la fraîcheur des eaux, plus encore que la force du courant, rendait la traversée pénible et difficile pour les Thébains. (4) Comme Épaminondas passait le premier en tête de sa phalange, quelques amis le montrèrent à Agésilas, qui jeta sur lui les yeux et, après l'avoir longtemps suivi du regard, dit simplement: « Oh! l'homme entreprenant! » (5) Mais toute l'ambition d'Épaminondas était d'engager le combat dans la ville même et d'y ériger un trophée. N'ayant pu réussir à déloger Agésilas, ni à lui faire accepter la bataille, il ramena ses troupes en arrière et se remit à ravager la campagne. (6) Seulement, à Lacédémone, une révolte qui couvait depuis longtemps éclata. Deux cents mauvais citoyens, environ, occupèrent par surprise l'Issorion, où se trouve le temple d'Artémis. C'est une position solide et difficile à emporter d'assaut. (7) Les Lacédémoniens voulaient les en déloger sur-le-champ; mais Agésilas, craignant la révolution, donna l'ordre à tout le monde de se tenir tranquille, et lui-même, en simple manteau et avec un seul esclave, alla trouver les rebelles en criant qu'ils avaient mal compris ses ordres: « Car, expliqua-t-il, je ne vous ai pas dit de vous rendre ici, ni d'y aller tous ensemble; les uns devaient aller là-bas, les autres sur différents points de la ville. » (8) En l'écoutant, ils furent ravis, croyant leur complot ignoré; et ils se dispersèrent pour rejoindre les différents postes indiqués par le roi. (9) Il envoya aussitôt d'autres hommes occuper l'Issorion; et, quant aux révoltés, il en fit arrêter une quinzaine, qui furent mis à mort dans la nuit. (10) Mais on lui dénonça une conjuration plus importante, formée par un groupe de Spartiates qui tenaient des réunions clandestines dans une maison pour préparer une révolution. Il était impossible de les juger au milieu d'une telle agitation, et aussi de dédaigner leurs menées. (11) Agésilas les fit donc mourir, eux aussi, après en avoir conféré avec les éphores, et sans jugement, alors que, jusque-là, aucun Spartiate n'avait jamais été exécuté qu'en vertu d'une sentence régulière. (12) Comme, d'autre part, un grand nombre des périèques et des hilotes enrôlés dans l'armée désertaient pour passer à l'ennemi, ce qui causait un très grand découragement, il prescrivit à ses serviteurs de visiter régulièrement, au point du jour, les paillasses des soldats, d'y prendre les armes des transfuges et de les cacher, pour qu'on ignorât le nombre des défections. (13) Les historiens disent que les Thébains évacuèrent la Laconie quand le mauvais temps fut venu et que les Arcadiens eurent commencé à partir et à se débander. Les envahisseurs étaient restés trois mois entiers et avaient dévasté la plus grande partie du pays. (14) Théopompe, lui, affirme que les béotarques avaient déjà pris la décision de ramener leurs troupes en arrière quand un Spartiate nommé Phrixos vint les trouver de la part d'Agésilas et leur apporter dix talents pour prix de leur retraite: ils auraient reçu de la sorte, pour exécuter une résolution dès longtemps arrêtée, un viatique de leurs ennemis.

[33] (1) Je ne sais comment ce détail, ignoré des autres historiens, aurait pu être connu du seul Théopompe. (2) Mais si Sparte fut alors sauvée, tout le monde s'accorde à reconnaître que le mérite en revient à Agésilas, qui, sacrifiant ses passions innées, l'ambition et l'amour de la lutte, ne s'occupa que de la sûreté de l'État. (3) Il ne put cependant pas faire recouvrer à sa patrie, après la défaite, la puissance et la gloire d'autrefois. Un corps sain, soumis à un régime trop rigoureux et trop strict, décline pour un seul écart, une seule infraction. Ce fut le cas de Lacédémone, qui perdit, en un moment, tout son bonheur. On en voit la raison. (4) L'État spartiate était constitué parfaitement pour la vertu, la paix et la concorde. En y annexant par la force d'autres communautés politiques, ce dont une ville n'avait nullement besoin, d'après Lycurgue, pour vivre heureuse, les Lacédémoniens se trompèrent. (5) Agésilas lui-même avait renoncé désormais aux expéditions à cause de sa vieillesse; mais son fils Archidamos, ayant reçu l'armée de secours que lui envoyait le tyran de Sicile, gagna sur les Arcadiens ce qu'on appelle la bataille sans larmes; car nul des siens ne tomba, et il tua une grande partie des ennemis. (6) Cette victoire montra au plus haut point la faiblesse de la ville. Car autrefois les Lacédémoniens regardaient comme un acte si normal et si naturel pour eux, de vaincre les ennemis, qu'ils ne sacrifiaient aux dieux, en action de grâces, qu'un seul coq, et dans la citadelle, que les combattants ne se vantaient pas et que les citoyens informés du succès ne témoignaient pas de joie excessive. (7) Même après la bataille de Mantinée, que Thucydide raconte, le premier qui vint annoncer la victoire reçut des magistrats une portion de viande du repas public, et rien d'autre, comme récompense de sa bonne nouvelle. (8) Mais cette fois-là, quand on apprit l'issue de la bataille et qu'Archidamos revint, nul ne put se contenir. Son père alla tout le premier à sa rencontre en pleurant de joie, et, après lui, les autorités. La foule des vieillards et des femmes descendit jusqu'aux bords du fleuve, levant les mains au ciel et bénissant les dieux, comme si Sparte avait à jamais effacé les traces d'une honte récente et revoyait briller l'éclat de son ancien prestige. Car on prétend qu'avant cette journée les maris n'osaient même pas regarder en face leurs femmes, tant ils avaient honte de leurs défaites!

[34] (1) Quand Messène était restaurée par Épaminondas, et que, de tous côtés, les anciens habitants y affluaient, les Lacédémoniens n'osaient pas prendre les armes et ne pouvaient pas empêcher cette restauration; mais ils en voulaient à Agésilas et ne se consolaient pas d'avoir perdu, sous son règne, une contrée aussi étendue que la Laconie et la première de Grèce pour la qualité de son sol, après tant d'années de possession et d'exploitation. (2) Aussi, quand les Thébains offraient la paix, Agésilas ne l'accepta-t-il pas, refusant de ratifier, par sa parole, le sacrifice d'un pays occupé, de fait, par les autres. Son obstination ne lui fit pas recouvrer la Messénie; et, pis encore, il s'en fallut de peu qu'il ne perdît Sparte à la suite d'une manoeuvre de l'ennemi. (3) En effet, lorsque les Mantinéens se séparèrent à nouveau des Thébains et appelèrent chez eux les Lacédémoniens, Épaminondas, apprenant qu'Agésilas s'était mis en marche avec son armée et qu'il avançait, partit la nuit de Tégée à l'insu des Mantinéens et conduisit ses troupes dans la direction de Lacédémone même. Il s'en fallut de peu, car il avait pris un chemin différent de celui d'Agésilas, qu'il n'emportât d'assaut, en un moment, la ville privée de défenseurs. (4) Mais Euthynos de Thespies, comme l'affirme Callisthène, ou, suivant Xénophon, un Crétois, avertit Agésilas qui envoya, en toute hâte, un cavalier prévenir les citoyens restés à Sparte, où il ne fut pas long à arriver lui-même. (5) Peu après, les Thébains passaient l'Eurotas et marchaient sur la ville. Agésilas la défendit, malgré son âge, avec une extrême vigueur. (6) Il voyait que ce n'était plus, comme la première fois, le moment de la prudence et de la circonspection, mais celui de l'audace et du courage désespéré. Ces moyens auxquels, le reste du temps, il ne s'était jamais fié et qu'il n'employait pas, furent alors les seuls dont il se servit pour écarter le danger. Il arracha la ville des mains d'Épaminondas et érigea un trophée. (7) Il fit admirer aux enfants et aux femmes les Lacédémoniens qui payaient à la patrie le plus beau des salaires pour leur éducation, et, au premier rang, Archidamos, se surpassant dans la mêlée grâce à la vigueur de son âme et à la légèreté de son corps, se portant vivement, tour à tour, par les raccourcis, sur les points où le front cédait, et partout, avec une poignée d'hommes, tenant en échec l'ennemi. (8) Quant à Isadas, le fils de Phoebidas, il donna, je pense, non seulement à ses concitoyens, mais aux ennemis, un beau, un admirable spectacle. (9) Il se distinguait par sa beauté et sa haute taille; il avait la grâce de cet âge en fleur où l'on passe de l'enfance à la virilité. Il était nu, sans armes défensives et sans vêtements, le corps simplement frotté d'huile. Une pique dans l'une de ses mains, une épée dans l'autre, il bondit hors de sa maison, et, en jouant des coudes, il se fraya un chemin à travers les combattants. Il se trouvait maintenant au milieu des ennemis, frappant et renversant quiconque se présentait à lui. (10) Il ne fut blessé par personne, soit qu'un dieu le gardât à cause de son mérite, soit qu'il apparût aux adversaires comme un être d'exception, supérieur à l'humanité. (11) À la suite de cet exploit les éphores commencèrent, dit-on, par lui décerner une couronne; puis ils lui infligèrent une amende de mille drachmes, pour avoir osé s'exposer sans armes défensives.

[35] (1) Peu de jours après, Lacédémoniens et Thébains se retrouvèrent aux prises aux environs de Mantinée. Épaminondas, déjà vainqueur de la première ligne, pressait toujours l'ennemi en accélérant la poursuite, quand le Laconien Anticratès le frappa. C'était d'un javelot, d'après le récit de Dioscoride; mais les Lacédémoniens appellent encore aujourd'hui Machaerions les descendants d'Anticrate, qui aurait donc donné un coup d'épée (machaera). (2) Car ils admirèrent et chérirent au-delà de toute expression le meurtrier de l'homme que, de son vivant, ils redoutaient tellement. Ils lui votèrent des honneurs particuliers et des gratifications et exemptèrent d'impôts toute sa postérité, immunité dont jouit encore de notre temps Callicratès, un des descendants d'Anticrate. (3) Après le combat et la mort d'Épaminondas, la paix se fit entre les Grecs; mais Agésilas voulait exclure du traité les Messéniens, sous prétexte qu'ils n'avaient pas de ville à eux. (4) Les autres peuples consentirent à leur participation et reçurent leurs serments, ce qui entraîna le retrait des Lacédémoniens, désormais seuls en guerre, car ils espéraient recouvrer la Messénie. (5) Agésilas paraissait donc être violent, brutal et insatiable de guerres, lui qui, par tous les moyens, sapait et minait les accords communs, (6) et se trouvait en revanche, faute d'argent, contraint de tourmenter ses amis de la ville par des emprunts et des souscriptions. Il fallait au contraire, puisque l'occasion s'en était enfin présentée, s'affranchir des maux de la guerre, au lieu de sacrifier totalement un Empire qui avait été si grand, les cités qui en dépendaient, la terre et la mer, pour se dépenser en vaines agitations touchant les biens et les revenus de l'État spartiate à Messène.

[36] (1) Ce qui fit encore plus de tort à Agésilas dans l'opinion fut de s'être mis, comme général, au service de Tachôs d'Égypte; (2) car on n'admettait pas qu'un homme reconnu pour le plus illustre de la Grèce, et qui avait rempli le monde de sa gloire, prêtât sa personne à un barbare, traître à son roi, et lui vendît, à prix d'argent, son nom et sa réputation, faisant ainsi l'office de mercenaire et de chef de bande. (3) Et si en effet, âgé de plus de quatre-vingts ans et tout le corps criblé de blessures, il avait accepté de reprendre le noble et glorieux commandement exercé jadis pour la liberté des Grecs, son ambition n'eût pourtant pas été absolument irréprochable; (4) car il y a, pour faire le bien, un temps et une saison; ou plutôt la différence entre le bien et le mal est essentiellement une question de mesure. (5) Cependant Agésilas ne se souciait pas de ces considérations et ne regardait aucun service d'État comme inférieur à sa dignité; il jugeait plutôt indigne de lui, de vivre à Sparte sans rien faire, et d'y attendre, dans l'oisiveté, la mort. (6) Il recruta donc des mercenaires avec l'argent envoyé par Tachôs, et en garnit des vaisseaux où lui- même prit place. Il avait avec lui trente conseillers spartiates comme autrefois. (7) Quand il fut arrivé en Égypte, les premiers des officiers et des fonctionnaires royaux montèrent à bord pour lui faire leur cour. (8) Il y avait, même chez les autres Égyptiens, beaucoup d'empressement et de curiosité, justifiés par le nom et la réputation d'Agésilas; et tous accouraient pour le voir. (9) Mais ne trouvant pas l'ombre d'éclat ni d'appareil, et n'ayant en face d'eux qu'un vieillard accroupi sur l'herbe au bord de la mer, d'un corps grêle et petit, vêtu d'un manteau grossier et de mauvaise qualité, ils se mirent à le railler et à faire de lui des gorges chaudes, en disant que c'était bien la fable de la montagne en travail qui accouche d'une souris. (10) Ils s'étonnèrent davantage encore de son incorrection quand on lui offrit les présents de bienvenue apportés exprès. Il accepta les farines, les veaux et les oies; quant aux friandises, aux confitures et aux parfums, il les repoussa; et, comme on insistait pour le forcer à les prendre, il dit d'aller les porter à ses ilotes. (11) Cependant Théophraste affirme qu'il fut ravi d'un présent de papyrus, à cause du poli et de la netteté des bandelettes qu'on en fabrique. Il en demanda d'autre au roi et en emporta lors de son départ.

[37] (1) Pour le moment, il prit contact avec Tachôs, qui se disposait à partir en campagne; mais il ne fut pas, comme il l'espérait, nommé généralissime de toutes les forces armées; il n'eut que le commandement des mercenaires, et l'Athénien Chabrias fut mis à la tête de la flotte; le commandant en chef était Tachôs lui-même. (2) C'est ce qui froissa d'abord Agésilas; ensuite la suffisance et la folle vanité de l'Égyptien lui pesaient, quoiqu'il fût obligé de les supporter. Il l'accompagna dans une expédition navale contre la Phénicie, se résignant, en dépit de sa dignité et de son naturel, à plier devant lui, jusqu'au moment où il saisit l'occasion de rompre. (3) Justement Nectanébis, neveu de Tachôs, qui avait une partie de l'armée sous ses ordres, se révolta; et, proclamé roi par les Égyptiens, il envoya solliciter Agésilas de lui prêter main-forte. Il fit la même démarche auprès de Chabrias, en leur promettant à tous deux d'importantes gratifications. (4)Tachôs, qui en fut instruit, s'abaissa, avec eux, jusqu'à la prière; et Chabrias essayait, par la persuasion et en termes engageants, de retenir Agésilas dans le camp de Tachôs. (5) Mais Agésilas lui répondit: « Toi, Chabrias, qui es venu ici en ton propre nom, tu as le droit de te conduire par tes réflexions personnelles; mais moi, c'est ma patrie qui m'a donné aux Égyptiens comme général. (6) Il ne serait donc pas beau, de ma part, d'entrer en guerre contre ceux à qui j'ai été envoyé comme allié, à moins que ma patrie ne m'en donne l'ordre. » (7) Après avoir parlé de la sorte, il envoya à Sparte des intermédiaires, qui devaient accuser Tachôs et faire l'éloge de Nectanébis.(8) Les deux adversaires envoyèrent aussi, chacun de son côté, plaider leur cause à Lacédémone, l'un faisant valoir son alliance et son amitié de longue date avec cette ville, l'autre promettant plus de dévouement et de zèle que son rival. (9) Après avoir entendu développer ces arguments, les autorités de Lacédémone répondirent ouvertement aux Égyptiens qu'Agésilas s'occuperait de la question, et ils lui écrivirent de pourvoir à l'intérêt de Sparte. (10) Ainsi donc, prenant avec lui ses mercenaires, Agésilas passa du parti de Tachôs à celui de Nectanébis, acte étrange et irrégulier, qu'il couvrit du voile de l'intérêt national; car, faute de ce prétexte, le nom qui conviendrait le mieux à sa volte-face serait celui de trahison. (11) Mais les Lacédémoniens donnent, en morale, la première place à l'intérêt de la patrie; ils ne veulent connaître, ni savoir, rien de juste, en dehors de ce qu'ils croient utile à la grandeur de Sparte.

[38] (1) Dans ces conditions Tachôs, isolé par la défection des mercenaires, s'enfuit. Mais à Mendès, un autre prétendant se souleva contre Nectanébis. Il se fit proclamer roi et réunit autour de lui cent mille hommes, à la tête desquels il se mit en campagne. (2) Comme Nectanébis encourageait Agésilas en lui disant: « Les ennemis sont nombreux; mais ce n'est qu'un ramassis méprisable d'artisans dépourvus d'expérience militaire », (3) Agésilas répondit: « Justement ce n'est pas leur nombre que je redoute, mais leur inexpérience et leur ignorance, qui les rendent difficiles à tromper. (4) Car les ruses de guerre déroutent ceux qui, songeant d'avance à y parer, prêtent aux ennemis certaines intentions et s'attendent à telle ou telle manoeuvre. Mais celui qui ne s'attend à rien et ne prête pas d'intention à l'ennemi ne donne pas prise aux expédients propres à le dérouter, tout comme, dans la lutte, un adversaire immobile ne permet pas de feinte. » (5) Là-dessus le prétendant de Mendès fit faire des ouvertures à Agésilas. Nectanébis prit peur; et, comme Agésilas lui conseillait de livrer au plus tôt le combat décisif et de ne pas prolonger la guerre contre des hommes qui ne savaient pas se battre, mais qui disposaient d'assez de bras pour envelopper ses troupes, les environner de tranchées, les prévenir et les devancer en bien des cas, ses soupçons et ses craintes à l'égard du Spartiate augmentèrent encore, et il se retira dans une ville bien fortifiée et entourée d'une vaste enceinte. (6) Agésilas, lui, s'indignait de tant de méfiance et en prenait mal son parti; mais il aurait rougi de passer, par une défection nouvelle, du côté de l'autre prétendant, comme de partir d'Égypte sans avoir rien fait du tout. Il suivit donc Nectanébis et s'enferma avec lui dans les murs de la ville.

[39] (1) Les ennemis survinrent et entourèrent la ville de tranchées, ce qui fit changer d'avis l'Égyptien; car, redoutant le siège, il voulait combattre; et les Grecs partageaient son ardeur, le blé manquant dans la place. (2) Agésilas qui, loin de se rallier à cette façon de voir, s'y opposait, était encore plus diffamé qu'avant par les Égyptiens, qui l'appelaient traître au roi; mais il supportait désormais plus doucement les calomnies, et il attendait le moment d'exécuter son stratagème. Voici de quoi il s'agissait. (3) Les ennemis creusaient un fossé profond autour du rempart, pour cerner complètement les troupes du roi. (4) Quand ils furent sur le point de l'achever et d'en joindre les deux bouts pour fermer le cercle, Agésilas attendit la tombée de la nuit; et, après avoir fait armer les Grecs, il alla dire à l'Égyptien: « Voici, jeune homme, le moment du salut, que moi, de peur de le perdre, je n'annonçais pas avant sa venue. (5) Mais puisque les ennemis eux-mêmes ont travaillé, de leurs propres mains, à notre sûreté, en creusant une pareille tranchée, poussée assez loin déjà pour leur interdire d'exploiter l'avantage du nombre, mais nous laissant un espace suffisant pour les combattre à égalité et avec des chances équitables, allons maintenant, mets tout ton zèle à être un homme de coeur; et courant avec nous à l'attaque, sauve à la fois ta personne et ton armée! (6) Les ennemis que nous attaquerons de front ne soutiendront pas le choc, et les autres, à cause du fossé, ne pourront nous faire aucun mal. » (7) Nectanébis admira l'habileté d'Agésilas; et, exposant lui-même sa vie au milieu des troupes grecques, il fondit sur ses adversaires et les défit aisément. (8) Une fois qu'il eut gagné la confiance du roi, Agésilas employa encore, comme il arrive aux lutteurs, le même stratagème avec les ennemis. (9) Tantôt fuyant devant eux et les attirant à sa suite, tantôt les tournant et leur faisant face, il finit par acculer le gros de leurs forces à une position qui offrait, de chaque côté, un fossé profond et plein d'eau. Il avait fortifié l'espace libre, que garnissait le front de sa phalange, et il arriva, de la sorte, à neutraliser la supériorité numérique des ennemis, qui ne pouvaient ni le tourner, ni l'encercler; (10) aussi, après une résistance assez brève, tournèrent-ils le dos; beaucoup d'entre eux furent tués; les autres se dispersèrent et se disloquèrent.

[40] Maintenant les affaires de l'Égyptien allaient bien et sa sécurité se trouvait définitivement affermie. Il entourait donc Agésilas d'affection, le comblait d'attentions et le priait de rester et de passer l'hiver avec lui. (2) Mais il était impatient d'aller rejoindre son pays en guerre, sachant que Sparte manquait d'argent et avait des mercenaires à entretenir. Le roi lui accorda donc son congé et le traita, lors de son départ, avec considération et magnificence; car il le combla d'honneurs, et, entre autres dons, lui accorda une subvention de deux cent trente talents pour la guerre. (3) Mais, comme on était déjà en hiver, Agésilas fut jeté par la tempête sur la côte de Libye, avec ses vaisseaux. Il aborda en un lieu désert, qu'on appelle le port de Ménélas, et il y mourut après avoir vécu quatre-vingt-quatre ans et régné sur Sparte quarante et un ans, dont trente où il fut l'homme le plus grand et le plus puissant de son temps, et, pour ainsi dire, le chef et le roi reconnu de toute la Grèce, jusqu'à la bataille de Leuctres. (4) Les Lacédémoniens ont coutume, quand un des leurs meurt à l'étranger, d'y célébrer ses funérailles et d'y laisser son corps, sauf pour les rois, que l'on ramène au pays. Les Spartiates présents à la mort d'Agésilas firent fondre sur son corps de la cire, faute de miel, pour l'emporter à Lacédémone. (5) La royauté revint, après lui, à son fils Archidamos et demeura dans sa famille jusqu'à son cinquième descendant, Agis, que Léonidas fit mourir pour avoir tenté de rétablir le régime traditionnel.