Farīd al-Dīn ‘Attār
MANTIC UTTAÏR ou LE LANGAGE DES OISEAUX.
chapitres XXIII à XXXIV
chapitres XIV à XXII - chapitres XXXV à XLI
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
La conférence des oiseaux peinte par Habib Allah
Traduction de J. H. Garcin de Tassy.
Un autre oiseau dit à la huppe : « J'aime l'or ; l'amour de l'or est en moi comme l'amande dans sa pellicule. Tant que je n'aurai pas de l'or dans ma main comme j'aurais une rose, je ne pourrai m'épanouir délicieusement comme cette fleur. L'amour du monde et de l'or du monde m'a rempli de vains désirs et m'a privé de l'intelligence des choses spirituelles. »
La huppe répondit : « O toi qui es dans l'ébahissement par l'effet d'une forme extérieure ! toi dont le cœur ne vit jamais l'aurore de la valeur réelle des choses ! apprends que tu n'as pas cessé d'être nyctalope, et que tu es resté, comme la fourmi, étreint par une vaine apparence. Attache-toi au sens des choses et ne t'inquiète pas de la forme ; le sens est l'essentiel, la forme n'est qu'embarras. Sans la couleur, l'or ne serait qu'un métal ordinaire ; cependant tu es séduit par sa couleur comme l'enfant. S'il te détourne de Dieu, il est pour toi une idole. Ah ! rejette-la loin de toi ; suis mon avis.[202] Si personne ne tire avantage de ton or, toi non plus tu n'en profiteras pas. Au contraire, si tu donnes une obole de ton or à un malheureux, vous en tirez tous les deux du profit. Tu n'es pas un Omar ou un Zaïd ; mais, si tu donnes une obole, tu seras un Junaïd. Au moyen de l'or, tu es l'ami des hommes ; mais si ton épaule est marquée, c'est à cause de l'or.[203] Chaque nouveau mois, il te faut donner le prix de ta boutique, et ce prix c'est ta propre âme. Mais ton âme précieuse et ta vie chérie te quittent avant que tu puisses gagner une seule obole dans cette boutique. Tu as tout donné, les choses mêmes auxquelles ton cœur était le plus attaché, pour n'avoir rien. Mais j'espère que la fortune te tendra une échelle sous la potence. Il ne faut pas que la religion fasse périr absolument pour toi les choses du monde, quoique le monde et la religion ne s'accordent guère. Tu cherches le repos par le travail, et tu te plains lorsque tu ne le trouves pas. Dépense de tous côtés ce que tu possèdes, car tu n'acquerras le bonheur qu'en proportion de ta générosité. Il faut laisser tout ce qui existe, il faut même renoncer à la vie. Si tu ne peux renoncer à la vie, tu peux bien encore moins renoncer à la richesse, aux honneurs ; à ceci, à cela. N'aurais-tu qu'une couverture grossière pour te coucher, que ce serait encore une barrière qui t'empêcherait d'entrer dans la voie spirituelle. O toi qui connais la Vérité ! brûle cette couverture. Jusques à quand agiras-tu avec duplicité envers Dieu. Si tu n'oses brûler aujourd'hui cette couverture, comment pourras-tu demain[204] te débarrasser du vaste linceul de la mort ?-n
Celui dont le wâ, du mot , o, lui, a été absorbé par le wâ, du mot , khûd, lui-même, n'aura plus du tout de wâ.[205] Le nom de la lettre wâ, se compose des deux lettres , l’alif et le wâ. Or je les vois toutes les deux dans , khâk, la terre, et , khûn, le sang. Vois le wâ s'établir au milieu du sang, , khûn, et l’alif avili au milieu de la poussière, , khâk.
Un jeune adepte dans la voie du spiritualisme avait réuni, à l'insu de son schaïkh, un petit amas de pièces d'or. Le schaïkh le savait, mais il ne lui en dit rien, et le disciple continua, de son côté, à tenir cet or caché. Or cet élève et ce maître de la voie spirituelle se mirent tous deux ensemble en voyage. Une noire vallée se présenta, et il y avait deux routes. Celui des deux voyageurs qui avait de l'or éprouva de la crainte ; car, en effet, l'or avilit promptement celui qui le possède. Il dit donc au schaïkh : « Puisqu'il y a deux routes, par laquelle des deux faut-il passer ? » Le schaïkh répondit : « Débarrasse-toi de ce qui excite ta crainte, car cette chose te rend coupable, et alors tout chemin que tu voudras prendre sera bon. Le dive craint celui qui est indifférent à la possession de l'argent et s'enfuit promptement loin de lui. Pour l'appréciation d'un grain d'or qui t'est interdit, tu iras jusqu'à diviser avec empressement un cheveu. L'or est dans la religion comme l'âne boiteux ; il n'a pas de valeur quoiqu'il ait du poids. Lorsqu'il arrive à l'improviste, il vous gouverne, et, lorsqu'il s'attaque à la piété, il vous stupéfie. Celui qui a suivi la route de l'or s'est égaré, et on l'a jeté pieds et poings liés dans le puits. Evite, comme Joseph, ce puits profond ; mais, retiens en tous cas ton haleine, car on respire dans ce puits un air tout à fait extraordinaire. »
Le schaïkh de Basra alla un jour auprès de Râbi'ah, et il lui dit : « ô toi qui connais tout ce qui concerne l'amour divin ! apprends-moi une sentence que tu ne tiennes de personne, que tu n'aies dite à personne et que tu n'aies pas vue se vérifier. Dis-moi ce que tu as trouvé clair de soi-même, car je le désire ardemment. » Râbi'ah lui dit : « O schaïkh du temps ! j'avais tressé quelques pièces de corde ; je les portai (au marché), je les ai vendues et j'ai été content de ma vente, car j'ai gagné deux pièces d'argent ; mais je n'ai pas mis ces deux pièces dans une seule main. J'en ai pris une dans une main et l'autre dans l'autre, parce que si les deux pièces avaient été ensemble, je n'aurais pas dormi la nuit, dans la crainte des voleurs. L'homme du monde place son esprit et son cœur dans le sang ; il place des milliers de filets de différentes sortes jusqu'à ce qu'il soit injustement en possession d'un grain d'or ; lorsqu'il l'a obtenu, il meurt, et bonsoir. Cet or devient légitime pour son héritier, tandis qu'à cause de cet or il est dans les tourments. »
O toi qui vends le Simorg pour de l'or, et qui as enflammé ton cœur comme la bougie par l'amour de ce métal ! si tu n'entres pas du tout dans la voie que je t'indique, tu ne pourras acquérir la moindre parcelle du trésor qu'on y trouve, ni voir la face de son or. Si tu poses le pied dans le chemin comme la fourmi, on te prendra par force par ta taille, fine comme un cheveu ; mais lorsqu'on ne ressent pas le moindre amour, on n'ose pas aborder cette route.
Un saint personnage, qui trouvait son bonheur en Dieu, s'était livré pendant quarante ans à l'adoration. Il avait fui le monde, il s'était entretenu des secrets de Dieu derrière le rideau. Dieu était intimement uni à lui, et cela lui suffisait ; il aurait cessé d'être, que c'eût été indifférent pour lui, puisque Dieu n'aurait pas cessé d'exister. Le soufi possédait un enclos au milieu duquel il y avait un arbre. Or un oiseau avait fait son nid sur cet arbre. Le chant de cet oiseau était doux, ses accents étaient agréables ; il y avait cent secrets dans chacune de ses notes. Ce serviteur de Dieu trouva du charme dans le chant suave de cet oiseau, ainsi que dans son voisinage. Mais Dieu fit à ce sujet une révélation au prophète de ce temps-là, qui était un homme d'action, en ces termes : « Dis à ce soufi qu'il est étonnant qu'après avoir fait jour et nuit toutes ses pratiques de piété, qu'après avoir pendant tant d'années brûlé d'amour pour moi, il ait fini par me vendre pour un oiseau. Il est vrai que cet oiseau est admirable de perfection ; mais enfin c'est le chant d'un oiseau qui t'a pris dans son filet. Moi, au contraire, je t'ai acheté et je t'ai enseigné, et toi tu m'as indignement vendu. T'ai-je donc vendu l'achat ? Ai-je donc appris de toi la fidélité ? Ne te vends pas gratuitement pour si peu de chose ; je suis ton ami, ne cesse pas d'être le mien. »
Un autre oiseau dit à la huppe : « Mon cœur est embrasé par le plaisir, car le lieu de ma résidence est un endroit charmant. Je demeure, en effet, dans un palais doré et agréable que tout le monde admire. J'y trouve un monde de contentement ; comment pourrai-je en retirer mon cœur ? Je suis dans ce palais élevé comme le roi des oiseaux ; comment irai-je m'exposer aux fatigues dans les vallées dont tu me parles ? Dois-je renoncer à ma royauté et quitter le siège de mon palais ? Aucun homme raisonnable n'abandonnerait le jardin d'Irem pour entreprendre un voyage pénible et difficile. »
La huppe lui répondit : « O toi qui es sans ambition et sans énergie ! tu n'es pas un chien ; pourquoi vouloir t'occuper à chauffer les bains ? Ce bas monde tout entier n'est qu'un chauffoir de bains, et ton château en fait partie. Quand même ton château serait pour toi l'éternité et le paradis, avec la mort te viendrait néanmoins la prison de la peine. Si la mort n'exerçait pas son empire sur les créatures, il te conviendrait seulement alors de rester dans la demeure. »
Un roi fit élever un château orné de dorures pour la construction duquel il dépensa cent mille dinars. Lorsque ce château fut semblable au paradis, on l'embellit encore par des tapis. De tous les pays il vint des gens présenter au roi leur hommage, et ils lui offrirent des présents sur des plateaux. Le roi appela alors, avec ces hôtes, les notables de son royaume ; il les fit venir auprès de lui, les fit asseoir sur des sièges, et leur dit : « Comment trouvez-vous ce palais ? Y reste-t-il quelque chose à désirer pour la beauté et la perfection ? » Tous dirent alors : « Personne ne vit jamais ni ne verra jamais sur la face de la terre un palais pareil. » Toutefois un homme voué à la dévotion se leva et dit : « Sire, il y a une fente, et c'est un grand défaut. Si ce palais n'avait pas ce défaut, le paradis lui-même devrait lui apporter un présent du monde invisible (pour reconnaître sa supériorité). » — « Je ne vois pas la fente dont tu parles, répliqua le roi ; tu es un ignorant et tu veux exciter du trouble. » Le soufi dit : « O toi qui es fier de ta royauté ! sache que la fente dont il s'agit est celle par laquelle doit passer l’ange de la mort. Plût à Dieu que tu pusses boucher ce trou ! car autrement qu'est ce palais, que sont cette couronne et ce trône ? Quoique ce palais soit agréable comme le paradis, la mort le rendra désagréable à tes yeux. Rien n'est stable, et c'est ce qui enlaidit l'endroit où nous vivons. Aucun art ne peut rendre stable ce qui ne l'est pas. Ah ! ne te complais pas tant dans ton palais et dans ton château ; ne fais pas tant caracoler le coursier de ton orgueil. Si, à cause de ta position et de la dignité, personne ne te fait connaître tes fautes, malheur à toi ! »
Un marchand extravagant fit construire un merveilleux palais tout doré. Lorsque l'édifice fut achevé, il engagea tout le monde à venir le voir. Il fit son invitation avec cent délicatesses et prévenances afin qu'on vint voir son château. Mais, ô merveille ! un fou vit par hasard l'individu qui courait hors de lui pour faire les invitations et il lui dit : « Je voudrais bien aller voir à l'instant ce palais, ô blanc-bec ! mais je n'en ai pas le temps ; excuse-moi donc et cesse tes instances. »
N'as-tu pas vu l'impatiente araignée qui passe fantasquement son temps ? Elle dresse par avidité un filet merveilleux, dans l'espoir qu'une mouche y tombe. Dans sa prévoyance elle se bâtit une maison qu'elle garnit de provisions pour son usage. Lorsque la mouche se précipite tête baissée dans son filet, l'araignée suce le sang de la chair de la pauvre bestiole. Ensuite elle laisse le cadavre se dessécher sur place, et elle continue à en faire pendant quelque temps sa nourriture. Mais tout à coup le maître de la maison se lève, le balai[207] à la main. En un instant il anéantit et le nid de l'araignée et la mouche. Or le nid de l'araignée représente le monde, et la mouche, la subsistance que Dieu y a placée pour l'homme.
Quand même tout le monde te serait dévolu, tu le perdrais en un instant. Tu as beau te glorifier de la royauté du monde, tu n'es qu'un enfant dans la voie spirituelle ; car tu t'amuses en dehors du rideau. Ne recherche pas la royauté, si tu n'as pas mangé la cervelle d'un âne ; et sache, ô insensé ! que le royaume du monde est livré aux taureaux. Celui dont le tambour et le drapeau signalent la haute dignité ne saurait être derviche. Quant à toi, éloigne-toi de ces choses, car ce n'est que du bruit et du vent. En effet, c'est le vent qui enfle le drapeau, et le bruit sort du tambour ; ces deux choses valent moins que la plus petite monnaie de billon. Ne fais pas tant caracoler le coursier de ta sottise, ne te délecte pas tant dans l'illusion de ta position élevée. On finit par écorcher la panthère, et de même on t'arrachera bientôt la vie.
Puisqu'il est impossible d'être distingué individuellement, il vaut mieux se perdre volontairement et entrer tête baissée dans le tout. Il ne t'est pas possible d'être fier, humilie-toi donc ; jusques à quand joueras-tu ? Ou courbe ta tête et ne cherche pas la domination, ou laisse le jeu et ne le mets pas dans ta tête. Ton palais et ton jardin ne sont pour toi qu'une prison. Ton âme est le malheur de ton âme. Laisse cette habitation terrestre pleine d'illusions. Jusques à quand la parcourras-tu ? Ouvre l'œil de la vraie ambition et aperçois la voie spirituelle ; mets le pied dans cette voie et découvre la cour céleste. Si tu viens à bout de faire parvenir ton âme à cette cour, tu ne tiendras plus à la gloire du monde.
Un infortuné parvint, à force de marcher, en un endroit désert auprès d'un derviche et lui dit : « O derviche ! comment vont tes affaires ? » Le dévot répondit : « N'es-tu pas honteux (de me faire une telle demande) ? Rougis-en. Je suis resté dans ce monde qui est bien resserré pour moi en ce moment et où je suis à l'étroit. » Son interlocuteur répliqua : « Tu ne dis pas vrai ; comment peux-tu être à l'étroit dans ce vaste désert ? » — « Si ce lieu n'était pas étroit, reprit le derviche, m'aurais-tu jamais rencontré ? »
On a beau te faire mille promesses, on ne te donnera jamais de ce côté-ci que du feu pour tout signe ; et quel est pour toi ce feu, si ce n'est le monde ? Quitte-le donc, et, comme les lions, garde-toi d'en approcher. Lorsque tu passeras au-delà, ton cœur te reviendra et tu arriveras au palais du contentement. Il y a un feu en avant, et la route est très longue : le corps est faible, le cœur est esclave, et l'âme éprouve de l'appréhension. Quant à toi, débarrasse-toi de tout el sois libre en tout point, ne t'occupe que d'une seule chose. Plus tu as vu le monde, plus tu dois en retirer ton âme ; car tu n'es en possession ni du nom du monde, ni de sa trace. Quelque chose que tu aies vue, tu n'as rien vu ; quelque chose que je dise encore, ne t'en émeus pas.
Un homme étranger aux choses spirituelles perdit un enfant, le fruit de son cœur, ce qui lui enleva la patience, le repos et la tranquillité. Il suivait tristement le cercueil et il disait en pleurant dans son agitation : « O cher enfant qui n'as pas connu le monde pendant que tu existais ! tu es sorti du monde sans avoir rien vu. »
Un fou d'amour pour Dieu, qui entendit ces mots et vit la chose, se mit à dire : « Il a parfaitement vu cent fois le monde. »
Si tu veux emporter le monde avec toi, tu mourras sans l'avoir vu.[208] Ta vie s'est écoulée à chercher à voir le monde ; mais as-tu pu porter remède à ta peine ? Si tu n'agis pas sans ton âme vile, ton précieux, esprit se perdra dans la fange.
Un homme insouciant brûlait un morceau de bois d'aloès. Un individu qui le vit poussa un cri de joie. Alors un homme respectable dit à cet individu : « On a brûlé ce bois pour te faire pousser un cri.[209] »
Un autre oiseau dit à la huppe : « O éminent oiseau ! l'amour d'un objet charmant m'a rendu esclave ; cette affection s'est emparée de moi, elle m'a enlevé la raison et m'a dominé complètement. L'image de cette face chérie est comme un voleur de grand chemin ; elle a mis le l'eu à la moisson de ma vie. Loin de cette idole, je n'ai pas un instant de repos. Je me croirais infidèle si je me décidais à vivre sans elle. Comment, moi désolé, dont le cœur est enflammé par la passion, pourrais-je me mettre en route ? On a tout d'abord à franchir une vallée où il faut supporter cent épreuves. Comment pourrais-je me priver de voir, même pendant quelque temps, la joue de cette face de lune, pour chercher la route que tu m'indiques ? Ma peine ne saurait être calmée par la main du remède. Mon amour est au-dessus de la foi et de l'infidélité. Ma piété ou mon impiété dépend de mon amour ; le feu qui est dans mon cœur provient de son amour. A défaut de confident pour mon amour, j'ai mon chagrin, qui me suffit. Cet amour m'a jeté dans la poussière et dans le sang ; les boucles de cheveux de son objet m'ont fait sortir de ma retraite. Mon faible est tel à son égard que je ne puis rester un instant sans le voir. Je suis la poussière de son chemin, et, souillé de sang, que puis-je faire ? Voilà quel est en ce moment l'état de mon cœur ; que puis-je donc faire ? »
« O toi qui es resté attaché à ce qui est visible ! répond la huppe, et qui es resté, de la tête aux pieds, dans le trouble qui en est la suite, sache que l'amour des choses extérieures est autre que l'amour contemplatif du Créateur invisible. L'amour charnel est un jeu qui t'assimile aux animaux. L'amour qu'inspire une beauté passagère ne peut être que passager. Tu donnes le nom de lune sans décroissance à un corps extérieur composé d'humeur et de sang. Il est une beauté qui ne décroit pas,[210] et c'est une impiété que de la méconnaître. Y a-t-il rien de plus laid au monde qu'un corps qui n'est composé que d'humeur et de sang ? Peux-tu, de bonne foi, estimer un objet dont la beauté n'est qu'humeur et sang ? Tu as longtemps erré, auprès de la forme extérieure, à la recherche de l'imperfection. La vraie beauté est cachée, cherche-la donc dans le monde invisible. Si le voile qui dérobe à nos yeux ces mystères venait à tomber, il ne resterait ni habitant ni habitation dans le monde ; car toutes les formes visibles seraient anéanties, et tout ce qui paraît excellent serait avili. Cet amour pour les choses extérieures, auquel tu te livres dans tes vues étroites,[211] rend les uns ennemis des autres. Mais l'amour des choses invisibles, c'est l'amour sans souillure. Si ce n'est pas ce pur amour qui occupe ton esprit, le repentir te saisira bientôt. »
Un individu pleurait un jour devant Schabli, et paraissait plongé dans l'affliction. Le soufi lui demanda pourquoi il pleurait. « O schaïkh ! répondit-il, j'avais un ami dont la beauté rendait mon âme verdoyante. Il est mort hier, et je mourrai de chagrin, car le monde est devenu noir pour moi, à cause de la tristesse qui me domine. »
Schabli lui répondit : « Pourquoi ton cœur est-il ainsi hors de lui à cause de cet ami ? Pourquoi une telle douleur ? Tu as eu ta compensation auparavant. Actuellement choisis-toi un autre ami qui ne meure pas, afin de n'être pas dans le cas de mourir d'affliction. En effet, l'amitié d'un être qui est exposé à mourir ne peut donner que du chagrin à l'ami. Celui qui est séduit par l'amour de la forme extérieure tombera par là même en cent afflictions. Cette forme glissera bientôt de sa main, et, dans sa stupéfaction, il s'abîmera au milieu du sang. »
Un marchand, riche en denrées et en capitaux, avait une esclave douce comme du sucre. Il se décida, néanmoins, un jour à la vendre ; mais il en fut aussitôt désolé, il s'en repentit et fut troublé et agité. Dans son désespoir, il alla trouver le nouveau maître de cette esclave, offrant d'en donner mille pièces d'or de bénéfice. Son cœur brûlait de désir ; mais le nouveau maître de l'esclave ne voulut pas la revendre. Le marchand allait sans cesse sur la voie publique, jetant de la poussière sur sa tête. Il disait en gémissant et en s'interpellant lui-même : Je mérite la peine douloureuse que j'éprouve ; elle est, en effet, la juste rétribution de ma faute ; car, par folie, après avoir cousu mon œil et ma raison, j'ai vendu ma maîtresse pour une pièce d'or.[212] Je me suis porté ce préjudice à moi-même un jour de bazar, après l'avoir bien parée pour la vendre plus avantageusement. »
Chacune de tes respirations qui mesurent ton existence est une perle, et chacun de tes atomes est un guide pour toi vers Dieu. Les bienfaits de cet ami te couvrent de la tête aux pieds ; ils se manifestent visiblement en toi. Si tu connaissais l'être dont tu es éloigné, en supporterais-tu avec patience la séparation ? Dieu a pris soin de toi avec cent égards et attentions, et toi, par ignorance, tu es resté avec un autre être.
En partant pour aller chasser dans le désert, un roi donna ordre à celui qui avait soin des meutes de chiens de lui amener sa levrette. Or c'était un chien privé, couvert d'une robe du satin le plus fin. Un collier d'or, orné de pierreries, donnait de l'éclat à son cou. A ses pattes de derrière ainsi qu'à ses pattes de devant il y avait des anneaux d'or ; une laisse de soie était à son cou. Le roi, qui considérait ce chien comme doué d'un intelligent instinct, le prit donc par sa laisse, et il marchait derrière l'animal, qui courait, lorsqu'un os se trouva sur le chemin. A la vue de cet os, le chien s'arrêta ; le roi s'en aperçut, et il entra tellement en colère contre le malheureux chien, qu'il le frappa en exprimant son étonnement de ce que, devant un roi pareil à lui, ce chien eût pu faire attention à un os immonde. Alors il coupa la laisse, et dit : « Laissez en liberté ce chien mal appris ; il aurait mieux valu que ce chien eût avalé des milliers d'aiguilles que d'avoir été tenu par cette laisse. » Le gardien des chiens dit alors au roi : « Sire, la nature du chien s'est réveillée, quoique celui-ci fût bien dressé. Il était propre à habiter les plaines et les déserts et non à être revêtu, comme nous, de soie, d'or et de perles. » Le roi dit : « Enlève de cet animal, l'or et l'argent qui l'ornent et renvoie-le tel qu'il était d'abord, afin que, s'il réfléchit, il se rappelle sa parure, se souvienne de la société dans laquelle il était, et comment il a été séparé d'un monarque tel que moi. « O toi qui as d'abord acquis l'amitié de Dieu et qui l'as perdue par ta négligence ! place résolument le pied dans cet amour, qui est le véritable, bois bravement à la même coupe que le dragon. Celui qui tient là son pied ferme est un dragon. Pour les amants, avoir la tête tranchée c'est comme le prix du sang. Ce qui donne à l'homme de la célébrité, c'est de ne pas faire plus d'attention aux dragons qu'aux fourmis. Les amants, qu'il n'y en ait qu'un ou qu'il y en ait des milliers, n'arrivent à leur but qu'abreuvés de leur sang.
Au moment où l'on allait empaler Hallâj,[213] il ne prononçait que ces mots : « Je suis Dieu. » Comme on n'appréciait pas ce qu'il voulait dire, on lui coupa les mains et les pieds. Il pâlit à mesure que le sang sortait en abondance de son corps. Comment, en effet, dans cette situation, quelqu'un pourrait-il rester coloré ? Alors cet homme, dont la conduite était aussi belle que le soleil, se hâta de frotter ses mains coupées à son visage, comparable à la lune, en disant en lui-même : « Comme c'est le sang qui colore le teint de l'homme, je veux m'en servir aujourd'hui pour rendre mon visage vermeil. Je ne veux paraître pâle aux yeux de personne ; mais je veux être rouge, de crainte que celui qui me verrait pâle en ce moment pût penser que j'ai éprouvé de la crainte. Or puisque je n'éprouve pas la moindre crainte, je dois avoir le visage vermeil. Lorsque l'homme sanguinaire qui a exécuté la sentence prononcée contre moi se tournera vers le gibet, il verra qu'il y a là un homme courageux. Puisque je ne considère pas plus le monde que la boucle du mîm,[214] pourquoi ce lieu m'inspirerait-il de la crainte (bîm) ? Celui qui mange et dort dans le mois de juillet avec des dragons à sept têtes se trouvera bien mal d'un tel jeu, mais pour lui le gibet sera fort peu de chose. »
L'imâm de la religion, Junaïd,[215] cet océan profond de sagesse, tenait un soir, à Bagdad, des discours si excellents, que les cieux eux-mêmes les écoutaient avec empressement. Or Junaïd, ce directeur spirituel, avait pour fils un jeune homme beau comme le soleil. Il arriva qu'on lui trancha la tête, chose déplorable ! et qu'on la jeta avec mépris au milieu de la réunion que présidait Junaïd. Lorsque ce vertueux personnage vit cette tête, il ne se plaignit pas, et calma au contraire la consternation de l'assemblée. Puis il dit : « J'avais mis cette nuit sur le feu le grand chaudron de mon âme : il a bien besoin de la faveur divine pour que les secrets anciens s'y manifestent ; mais il n'en sera ni plus ni moins par ce qui vient de se passer. »
Un autre oiseau dit à la huppe : « Je crains la mort ; or cette vallée est lointaine, et je suis dépourvu du moindre viatique. J'ai une telle appréhension de la mort, que je perdrai la vie à la première station. Quand même je serais un émir puissant, lorsque l'heure de ma mort (âjul) arrivera, je n'en devrai pas moins tristement mourir. Celui qui voudrait repousser la mort l'épée à la main aurait la main brisée comme un calam ; car, hélas ! de la force qui se produit par la main et par l'épée il ne résulte que douleur. »
La huppe répondit à cet oiseau : « ô toi qui es faible et impuissant ! veux-tu rester une simple charpente formée de quelques os munis de moelle ? Ne sais-tu pas que la vie, longue ou courte, ne se compose que de quelques respirations ? Ne comprends-tu pas que quiconque naît meurt, qu'il va en terre et que le vent disperse les éléments qui constituaient son corps ? Tu as été nourri pour mourir, tu as été apporté (en ce monde) pour en être emporté. Le ciel est comme un plat dessus dessous qui est submergé chaque soir dans le sang par l'effet dit crépuscule. On dirait que le soleil, armé d'un sabre, est chargé de trancher toutes les têtes qui sont sous ce plat. Que tu sois pur ou impur, tu n'es qu'une goutte d'eau pétrie avec de la terre. Comment voudrais-tu disputer à l'Océan cette goutte d'eau qui n'est absolument que douleur ? Quand même pendant toute ta vie tu aurais commandé dans le monde, tu rendras ton âme dans l'affliction et les gémissements. »
Le phénix[216] est un admirable et charmant oiseau qui habite l'Hindoustan. Il a un bec extraordinairement long et très dur, percé, comme une flûte, de trous, au nombre de' près de cent. Il n'a pas de femelle, et il vit isolé. Chacun de ces trous fait entendre un son, et dans chacun de ces sons il y a un secret particulier. Lorsqu'il fait entendre ces accents plaintifs par chaque trou, les oiseaux et les poissons sont agités ; les animaux les plus féroces se taisent et sont hors d'eux-mêmes en entendant ces doux accents. Or un philosophe fréquenta cet oiseau et apprit par son chant la science de la musique. Le phénix vit environ mille ans, et il connaît avec exactitude le temps de sa mort. A ce moment,[217] il réunit autour de lui quantité de feuilles de mucl,[218] et, éperdu au milieu de ces feuilles, il fait entendre des cris plaintifs. Par chaque ouverture de son bec, il fait douloureusement sortir, du profond de son cœur pur, des accents plaintifs et variés, car ils diffèrent selon chaque ouverture. Au milieu de ces gémissements que lui fait pousser le chagrin de mourir, il tremble comme la feuille, sans discontinuer. Tous les oiseaux sont attirés par son chant[219] et les animaux féroces par le bruit qu'il fait ; tous viennent auprès de lui assister au spectacle de son décès, et tous à la fois, à son exemple, se résignent à mourir. En ce jour, en effet, grand nombre d'animaux meurent le cœur ensanglanté devant le phénix, à cause de la tristesse à laquelle ils le voient en proie. Ils tombent dans la stupéfaction par l'effet de ses gémissements, et beaucoup perdent la vie par suite de leur défaut d'énergie. Le jour où le sang du phénix coule, et où se font entendre ses plaintes attendrissantes, est un jour extraordinaire. Lorsqu'il n'a plus qu'un souffle de vie, il bat des ailes et agite ses plumes devant et derrière. Par l'effet de ce mouvement, il se produit du feu qui opère un changement dans l'état du phénix. Ce feu prend promptement au bois, et le bois brûle agréablement. Bientôt, bois et oiseau, tout est réduit en braise et puis en cendre. Mais lorsqu'on ne voit plus une étincelle, un nouveau phénix s'élève du milieu de la cendre. C'est après que le feu a réduit le bois en cendre qu'un petit phénix paraît.
Est-il jamais arrivé à quelqu'un dans le monde de renaître après la mort ? Si l'on t'accordait une vie aussi longue qu'au phénix, tu mourrais néanmoins après avoir rempli la mesure de ta vie. Le phénix, éperdu durant mille ans, gémit cent fois sur lui-même. Il est resté pendant nombre d'années dans les plaintes et dans la douleur tout seul, sans compagne et sans progéniture ; il n'a contracté de lien avec personne dans le monde ; il n'a eu ni l'embarras d'une compagne ni celui des enfants. A la fin de sa vie, lorsqu'il a dû cesser d'exister, il est venu et il a jeté sa cendre au vent, afin que tu saches que personne ne peut échappera la mort, quelque ruse qu'il emploie. Dans le monde entier, il n'est personne qui ne meure. Apprends, par le miracle du phénix, que personne n'est à l'abri de la mort. Quoique la mort soit dure et tyrannique, il faut savoir y habituer son cou ; mais, bien que nous ayons beaucoup à supporter, mourir est la chose la plus pénible.
Un fils pleurait devant le cercueil de son père, et disait : « O mon père ! je n'ai jamais de ma vie éprouvé une peine pareille à celle que je ressens aujourd'hui. » Un soufi, qui l'entendit, remarqua que son père avait éprouvé, lui aussi, pour la première fois, une peine bien plus poignante.
En effet, ce qui arriva à ce fils n'est rien au prix de ce qui arriva à son père, chose bien autrement pénible, ô toi qui es arrivé dans le monde destitué de tout, la tête couverte de poussière et la main pleine de vent ! quand même tu t'assiérais à la place d'honneur de l'empire, tu ne t'en iras de ce monde qu'avec du vent dans la main.
Au moment où la mort menaçait Tâï,[220] quelqu'un lui demanda : « O toi qui es dans l'essence du secret ! comment te trouves-tu dans ce moment pénible ? » Il répondit : « Je ne puis rien dire de mon état ; j'ai mesuré le vent tout le temps de ma vie, à la fin je vais en terre, et bonsoir. » Il n'y a d'autre remède à la mort que de voir la face de la mort ; son visage[221] disparaît au milieu des gémissements. Nous sommes tous nés pour mourir ; la vie ne nous restera pas ; nous devons nous soumettre. » Celui qui a tenu le monde sous le chaton de son anneau (Salomon) est actuellement comme un minéral[222] sous la terre. Le guerrier qui de sa pique touche l'orbe du ciel ne tarde pas à être enseveli dans la poussière du tombeau. Tous les morts dorment sous la terre ; mais, quoiqu’endormis, ils sont troublés. Vois combien le chemin de la mort est difficile ; car, dans ce chemin, la première station c'est le tombeau. Si tu avais là connaissance de l’amertume de la mort, ta douce âme serait sens dessus dessous.
Jésus but de l'eau d'un ruisseau limpide dont le goût était plus agréable que celui de l'eau de rose. De son, côté, quelqu'un remplit sa cruche à ce ruisseau et se retira. Jésus but alors une gorgée de l'eau de cette cruche et continua sa route ; mais il trouva cette fois l'eau amère et s'arrêta tout étonné. « Mon Dieu, dit-il, l'eau de ce ruisseau et l'eau de cette cruche sont pareilles ; découvre-moi donc le mystère de cette différence de goût. Pourquoi l'eau de la cruche est-elle si amère et l'autre plus douce que le miel ? » La cruche, alors, fit entendre ces mots à Jésus : « Je suis un vieillard, lui dit-elle. J'ai été mille fois travaillée sous le firmament à neuf coupoles, tantôt vase, tantôt cruche, tantôt aiguière. On aurait beau me façonner encore en mille formes, que j'aurais toujours en moi l'amertume de la mort. Elle existe en moi de telle façon que l'eau que je contiens ne saurait être douce. » O homme insouciant ! pénètre-toi enfin du mystère de cette cruche, et désormais ne deviens pas toi-même une cruche par négligence. Tu t'es perdu toi-même, ô toi qui recherches le mystère ! Tâche de le découvrir avant que la vie te soit enlevée ; car si, vivant, tu ne te trouves pas toi-même, comment, lorsque tu mourras, connaîtras-tu le secret de ton existence ? Durant ta vie tu ne peux te connaître, et, à ta mort, il n'y a pas trace de ton existence. Vivant, tu es resté en arrière ; mort, tu t'es égaré. Tu as participé à la vie des hommes, et cependant tu n'as pas été véritablement homme. Des milliers de voiles couvrent les yeux de ce derviche : comment se trouvera-t-il donc lui-même ?
Lorsque Hippocrate[223] fut à l'agonie, un de ses élèves lui dit : « O mon maître ! quand nous aurons lavé et enseveli ton corps,[224] où devrons-nous t'enterrer ? » — « Si tu me trouves, répondit-il, enterre-moi, mon cher élève, où tu voudras, et bonsoir. Puisque pendant les longues années que j'ai vécu je ne me suis pas trouvé moi-même, comment me trouveras-tu quand je serai mort ? J'ai vécu de telle manière qu'au moment de ma dissolution je ne sais rien sur moi-même.[225] »
Un autre oiseau dit à la huppe : « O toi dont la foi est sincère ! je n'ai pas un souffle de bonne volonté. J'ai passé toute ma vie dans le chagrin, désireux de la boule du monde.[226] Il y a une telle tristesse dans mon cœur plein de sang, qu'il en est sans cesse dans le deuil. J'ai toujours été dans la stupéfaction et l'impuissance, et, quand j'ai été content, j'ai été incrédule. Par suite de tout ce chagrin, je suis devenu derviche, et je suis dans l'hésitation lorsque j'entre dans la voie spirituelle. Si je n'étais pas aussi triste,[227] mon cœur serait charmé de ce voyage ; mais comme mon cœur est plein de sang, que ferai-je ? Je t'ai exposé mon état, que dois-je faire actuellement ? »
« O toi que l'orgueil a rendu insensé ! répondit la huppe, toi qui es entièrement plongé dans la folie, tu as beau t'agiter, l'insouciance poulies choses spirituelles et l'amour du monde passent en un moment. Puisque le monde passe, passe toi-même au-delà, abandonne-le et ne le regarde seulement pas ; car quiconque attache son cœur à ce qui est passager ne participe pas à la vie spirituelle. »
Un homme d'idées élevées et les yeux fixés sur la voie spirituelle n'acceptait jamais à boire de la main de personne. Quelqu'un lui dit : « O toi qui es en rapport avec Dieu ! pourquoi ne veux-tu jamais accepter à boire ? » — « C'est, répondit-il, que je vois debout, devant moi, la mort prête à s'emparer au plus vite du breuvage que j'accepterais. Avec une telle perspective, le breuvage que je prendrais serait du poison pour moi. Dans de telles circonstances, comment un breuvage peut-il être agréable ? Il ne serait pas seulement pour moi une médecine, mais du feu. »
Ce qui n'a qu'un instant de stabilité ne vaut pas un demi-denier, quand même ce serait l'univers lui-même. Comment avoir confiance en une chose qui dure si peu, et qui est même un pur néant ? Si tu es animé d'une noble ambition, cesse de te complaire dans le désir d'un moment de jouissance, et, quand ton état est obscurci par l'insouciance, ne te plains pas si elle ne dure qu'un instant. Ta peine et ton affliction sont glorieuses et non avilissantes. Les souffrances qu'ont endurées les prophètes ne sont rien au prix de Karbala.[228] Ce qui à l'extérieur t'a paru une peine est en réalité un trésor pour le voyant. Cent faveurs t'arrivent à chaque instant ; le monde entier est rempli pour toi des bienfaits célestes. Toutefois tu ne te souviens pas de ces bienfaits, tu n'y fais pas attention. Où est l'indice de ton amour ? Tu n'es de la tête aux pieds qu'une peau qui enveloppe un obscur cerveau.
Un roi, bienveillant de son naturel, donna un jour un fruit à un de ses esclaves. Celui-ci se mit à manger ce fruit avec plaisir en disant qu'il n'avait jamais goûté un fruit plus délicieux. Ces paroles donnèrent au roi le désir d'en manger aussi, et il demanda à l'esclave de lui donner-la moitié de ce fruit qu'il trouvait si excellent. Ce dernier remit donc au roi cette moitié, et, lorsque le monarque y eut goûté, il trouva ce fruit amer. Il fronça le sourcil, et exprima son étonnement de ce que son esclave avait trouvé douce une telle amertume. Mais cet esclave, qui était entré dans la voie du spiritualisme, lui répondit : « Sire, j'ai reçu de ta main des dons si nombreux, que je ne saurais refuser le fruit amer que tu me donnes. Si à chaque instant un trésor me parvient de ta main, pourquoi m'affligerais-je d'une seule amertume ? Puisque je suis comblé de tes bienfaits, pourquoi une amertume m'éloignerait-elle de toi ? » De même, ô serviteur de Dieu ![229] si tu éprouves de la peine dans la voie spirituelle, sois persuadé que c'est un trésor pour loi. La chose semble sens dessus dessous ; mais alors ne dois-tu pas agir comme cet esclave ? Quand est-ce que les gens expérimentés dans la voie spirituelle, qui marchent d'un pied ferme dans cette voie, ont goûté une bouchée des choses célestes sans qu'elle ait été teinte du sang du cœur ? Tant qu'on ne se sera pas assis pour manger à la fois le pain et le sel, on ne pourra rompre le pain seul sans une grande énergie.
Un homme distingué dit à un soufi : « O mon frère ! comment passes-tu ton temps ? » — « Je demeure, répondit-il, dans une étuve[231] ; j'y suis les lèvres sèches et le vêtement mouillé, et je n'ose y couper du pain pour manger, dans la crainte d'avoir le cou coupé.[232] » Si tu cherches un instant de bien-être dans ce monde, il faut que tu t'endormes ou que tu répètes ce que tu auras vu en songe. Prends cependant bien garde en recherchant le bonheur, afin d'arriver bravement du côté du pont Sirât. Le contentement n'est pas visible dans le chemin du monde,[233] car il ne s'y trouve pas du tout. Tant que l'âme concupiscente existe comme un feu brûlant, le cœur n'est pas content,[234] et, si tu parcours le monde pour une affaire personnelle, nul n'en témoignera sa satisfaction.
Une vieille femme dit un jour au schaïkh Mahna : « Enseigne-moi une prière pour obtenir le contentement. J'ai été en proie jusqu'à présent au mécontentement, mais je ne veux plus m'y livrer. Si tu m'apprends la prière du contentement, elle deviendra ma prière quotidienne. » Le schaïkh lui répondit : « Il y a longtemps que je me suis retiré dans une sorte de forteresse, derrière mon genou,[235] pour rechercher ardemment ce que tu désires ; mais je ne l'ai ni vu ni trouvé. Tant qu'on ne découvre pas de remède à l'amour, comment pourra-t-on obtenir le contentement ? »
Un demandeur s'assit devant Junaïd et lui dit : « O toi qui es libre, quoique esclave de Dieu ! dis-moi quand est-ce qu'on peut posséder le contentement du cœur. » —« Lorsqu'on a perdu son cœur, répondit-il, par l'effet de l'amour. »
Tant que tu n'obtiendras pas l'union avec le roi de la nature, tu ne pourras parcourir le chemin du contentement.[236] Dois-je considérer comme convenable l'égarement de l'atome, parce qu'il n'a pas la force de supporter la vue du soleil ? Et, si l'atome est cent fois plongé dans le sang, comment pourra-t-il se tirer de cet égarement ? Tant que l'atome sera atome, il ne sera qu'atome ; il n'est pas ce qu'il semble être, il n'a qu'un éclat apparent. Si on le retourne, il n'est plus lumineux ; mais il n'en est pas moins un atome et non la source brillante du soleil. Ce qui sort naturellement de l'atome n'est en réalité qu'un atome ; mais, si l'atome se perd entièrement dans le soleil de l'immensité, il participera, quoique simple atome, à sa durée éternelle. Que l'atome soit bon ou mauvais, quand même il se démènerait pendant longtemps, il ne resterait que ce qu'il était. O atome ! tu erres comme un homme ivre et malheureux, jusqu'à ce que, à force de tourner, tu sois avec le soleil. J'espère, ô toi qui es sans repos comme l'atome ! que tu découvriras clairement ta propre impuissance.
Une nuit, une chauve-souris disait : « Comment se fait-il que je ne puis regarder en aucune façon le soleil un seul instant ? Je suis pendant toute ma vie dans cent désespoirs, afin de pouvoir être un seul instant perdue en lui. J'erre les yeux fermés des mois et des années, et à la fin j'arrive ici. » Un contemplatif à vue pénétrante lui dit : « O toi qui es enivrée par l'orgueil ! tu as encore des milliers d'années de chemin pour arriver au soleil. Comment, toi qui es égarée, pourras-tu parcourir ce chemin ? La fourmi qui est restée dans le puits parviendra-t-elle à la lune ? »
« Je n'éprouve aucune crainte, dit la chauve-souris, je veux voler afin de découvrir quelque trace de l'affaire qui m'occupe. » Elle avança en effet pendant des années, ivre et sans nouvelles du soleil, jusqu'à ce qu'il ne lui restât ni force, ni aile, ni plume. A la fin, l'âme consumée et le corps dissous, elle resta dans l'impuissance, étant sans aile ni plume. Comme elle n'avait pas eu de nouvelles du soleil, elle dit en elle-même : « J'ai peut-être passé au-delà du soleil. »
Un oiseau intelligent lui dit : « Tu rêves sans doute, car tu n’as pas seulement aperçu le chemin ; comment donc y aurais-tu fait un pas ? et tu viens de dire que tu as laissé le soleil en arrière et que c'est pour cela que tu es privée de tes ailes et de tes plumes ! » Ce discours déconcerta, la chauve-souris, et elle s'anéantit complètement. Dans son impuissance, elle se tourna aussitôt du côté du soleil et lui dit de la langue de son âme : « Tu as trouvé un oiseau clairvoyant ; ne va pas désormais plus loin. »
Un autre oiseau dit à la huppe : « O toi qui es notre guide ! qu'en résultera-t-il si je me rends à tes ordres ? Je n'accepte pas de plein gré la peine que cette affaire comporte, mais j'attends que tu exprimes ta volonté. J'obéirai passivement lorsque tu commanderas, et si je détourne ma tête de tes ordres, je payerai l'amende. »
La huppe répondit : « Tu as raison en parlant ainsi ; on ne peut attendre une plus grande perfection des créatures. Comment resteras-tu maître de toi-même, si tu te portes passionnément vers un objet ? Au contraire, tu es ton maître lorsque tu obéis volontairement. Celui qui se soumet à l'obéissance est délivré des déceptions ; il échappe aisément à toutes les difficultés. Une heure du service de Dieu en conformité de la loi positive, est préférable à une vie entière passée d'une manière indépendante dans ce même service. Celui qui se soumet à beaucoup de peine sans avoir reçu l'ordre est comme le chien abject de la rue qui se donne bien du mal et qui n'en retire aucun profit, si ce n'est de mauvais traitements, lorsqu'il n'a pas obéi. Mais celui qui pour obéir supporte un instant la peine en est complètement récompensé. Est-ce obéir que d'esquiver l'obéissance ? Si tu es serviteur (de Dieu), ne t'éloigne pas de l'obéissance. »
Un roi[237] devant retourner à sa capitale, les habitants ornèrent la ville pour le recevoir. Chacun employa à cet effet ce qu'il avait, et y réussit admirablement. Quant aux prisonniers, qui ne possédaient absolument rien si ce n'étaient des liens et des fers, ils employèrent, comme décoration, des têtes tranchées et des cœurs arrachés, et placèrent aussi dans le même but des pieds et des mains.[238] Lorsque le roi fit son entrée dans la capitale, il vit qu'elle était comme une peinture à cause des choses dont on l'avait ornée. Quand il arriva au lieu où était la prison, il descendit promptement de cheval et mit pied à terre. Il permit aux prisonniers de l'approcher ; il leur promit leur grâce et leur donna beaucoup d'or et d'argent. Un courtisan voulut connaître le motif de cette bienveillance et dit au roi : « Sire, révèle-moi le secret de cette chose. Tu as vu des milliers de magnifiques tentures, tu as vu là ville couverte de brocart et de satin. On a parsemé sur le sol de l'or et des pierreries, on a criblé dans l'air du musc et de l'ambre. Tu as vu tout cela et tu l'as dédaigné ; tu n'as pas seulement tourné les yeux vers ces choses. Pourquoi, au contraire, t'es-tu arrêté à la porte de la prison pour regarder des têtes coupées ? Il n'y a rien de bien attrayant à voir des têtes, des pieds et des mains coupés. Ces membres mutilés sont ceux d'assassins ; pourquoi s'arrêter pour de telles gens ? » Le roi répondit : « Les ornements déployés par les autres citadins ne sont que comme un jeu de joueurs. Chacun d'eux s'est présenté, et, selon sa manière et son habileté, a offert ce qui lui appartient, tandis que tous ces prisonniers m'ont payé à cette occasion un tribut bien autrement méritoire. N'était mon ordre, aurait-on séparé leurs têtes de leurs corps et leurs corps de leurs têtes ? J'ai trouvé là mon ordre exécuté, et c'est pour cela que j'ai tourné la bride de mon cheval. Tous les autres citadins se sont passionnément livrés à ce déploiement fastueux d'ornementation, et ils se sont reposés dans leur vanité ; mais les prisonniers ont été jetés dans le trouble et la stupéfaction, tant à cause de mon ordre que par le respect que je leur ai inspiré. Ils ont joué tantôt leurs mains, tantôt leurs têtes, tantôt le sec, tantôt l'humide. Ils étaient retenus là dans l'inaction jusqu'au moment d'aller de la prison ou du puits[239] à la potence. Nécessairement cette prison a été un jardin pour moi ; tantôt je l'étais pour les prisonniers, tantôt ils l'étaient pour moi. Les curieux pouvaient se déplacer pour obéir aux ordres ; mais il était du devoir du roi de venir visiter la prison. »
Un docteur excellent, qui était le pivot du monde et qui était doué des qualités les plus excellentes, racontait ce qui suit : « Une nuit, disait-il, je vis à la fois en songe, dans un chemin, Bâyazîd et Tarmazî,[240] et ces deux possesseurs de la prééminence me prirent cependant pour guide. Je cherchai à expliquer ce songe d'une manière satisfaisante : c'est à savoir, pourquoi ces deux schaïkhs m'avaient traité avec cette déférence. Je me souvins alors qu'un matin un soupir sortit involontairement de mon cœur. Or ce soupir s'éleva, il m'ouvrit le chemin spirituel, et il agita le marteau de la porte du sanctuaire, en sorte qu'elle s'ouvrit. Lorsque j'y fus admis, on me parla sans se servir de la langue, et tous les maîtres spirituels et leurs disciples me demandèrent quelque chose, excepté Bâyazîd Baslam. Ce dernier se leva d'entre tous ; il voulut me voir, mais non pour me demander quelque chose. Il me dit : « Quand j'ai entendu cette nuit l'interpellation de ton cœur, j'ai dit : Ni ceci ni cela n'est juste selon moi. Lorsque je désire te voir, tu ne me payes pas de retour, et si je te cherche, tu n'es pas homme à te laisser trouver. Ce que je désire, c'est de suivre tes ordres ; ce que j'ai à cœur, c'est de me conduire d'après ta volonté. Il n'y a en moi ni droiture ni détour ; qui suis-je pour former un souhait ? Il suffit au serviteur d'obtempérer aux ordres qu'il reçoit. Ce que tu ordonnes me suffit. »
C'est à cause de ce discours que ces deux schaïkhs m'ont traité avec respect et m'ont donné la préséance. Lorsque l'homme marche constamment dans l'obéissance, il agit conformément à la parole de Dieu. Celui-là n'est pas serviteur de Dieu qui se vante de l'être ; mais le vrai serviteur se montre au temps de l'épreuve. Subis cette épreuve afin de te faire connaître.
Le schaïkh Khircâni parla ainsi, chose étonnante ! au dernier moment de sa vie, lorsque son âme était sur ses lèvres, prête à s'échapper : « Plût à Dieu qu'on ouvrît mon corps[241] et qu'on en arrachât mon cœur brûlé, puis qu'on montrât mon cœur aux hommes et qu'on leur expliquât en quoi consistent mes difficultés, afin qu'ils sussent que l'adoration des idoles ne convient pas à celui qui connaît les secrets spirituels ! N'agis donc pas tortueusement : voilà en quoi consiste le service de Dieu ; le reste est de la concupiscence. Ce service consiste en dévouement, sache-le bien, ô serviteur inutile ! Mais tu te mets à la place de Dieu, bien loin de le servir ; comment pourrais-tu donc te dévouer à lui ? Livre-toi toi-même, et tu seras alors un vrai serviteur ; sois un serviteur dévoué et vis. Puisque tu veux être esclave de Dieu, sois dévoué à ton service, sois ambitieux dans la voie de l'honneur. Si le serviteur se déshonore dans son chemin, le souverain le repoussera tout de suite loin de son tapis royal. Le sanctuaire est interdit à l'homme sans honneur ; mais si tu as de l'honneur, tu obtiendras certainement la faveur d'y être admis. »
Un roi donna à un esclave une robe d'honneur, et ce dernier se mit en route avec cette robe. Or, comme la poussière du chemin souilla son visage, il s'empressa de l'essuyer avec la manche de sa robe. Un jaloux ne manqua pas d'apprendre au roi l'usage que cet esclave avait fait de sa robe d'honneur. Le roi, indigné de cet oubli des convenances, fit sur le champ empaler cet insensé.
Sache par là que celui qui se déshonore par des procédés grossiers est sans valeur sur le tapis du roi.
Un autre oiseau dit à la huppe : « O toi dont les intentions sont ff pures ! dis-moi comment il faut faire pour agir sincèrement dans la voie de Dieu. Puisqu'il ne m'est pas permis de me livrer à l'ardeur de mon cœur, je dépense tout ce que j'ai afin de parvenir à mon but. Ce que j'acquiers me perd et devient comme un scorpion dans mes mains. Je ne me serre par aucun lien ; j'ai rejeté toute chaîne et toute entrave. J'agis avec franchise dans la voie spirituelle, dans l'espoir de voir la face de l'objet de mon culte. »
La huppe répondit : « Ce chemin n'est pas ouvert à tout le monde ; il faut y avoir la droiture pour viatique. Celui qui s'évertue pour s'y engager doit le faire franchement et paisiblement. N'attache pas ton cœur déchiré à un cœur brisé[242] ; mais plutôt brûle entièrement ce que tu y possèdes. Lorsque tu auras tout bridé par tes soupirs enflammés, rassembles-en la cendre et assieds-toi dessus.[243] Quand tu auras agi de cette façon, tu seras libre de toute chose ; si tu ne l'es pas, bois du sang jusqu'à ce que tu le sois enfin. Tant que tu ne seras pas mort à toute chose une à une, tu ne pourras mettre le pied dans ce portique. Puisque tu ne peux rester qu'un court espace de temps dans la prison du monde, retire-toi de toute chose ; car au temps de la mort les choses qui t'asservissent écarteront-elles la main qui doit te frapper ? Commence d'abord à retirer ta main de toi-même, puis entreprends d'entrer dans la voie spirituelle. Tant que tu n'auras pas dès l'abord la sincérité en partage, tu ne pourras accomplir ce voyage.[244] »
Le saint du Turkestan dit un jour en parlant de lui-même : « J'aime deux objets, c'est à savoir : mon fils et mon cheval pie. Si je venais à recevoir la nouvelle de la mort de mon enfant, je donnerais mon cheval en actions de grâces, parce que ces deux objets sont comme deux idoles à l'égard de ma chère âme. » Tant que tu ne te consumeras pas à l'exemple de la bougie, ne te flatte pas, devant l'assemblée, de la sincérité (de ton amour). Celui qui se pique de cette sincérité doit renoncer entièrement à ses intérêts (temporels). L'homme sincère qui mange son pain avec avidité reçoit par cela même sa rétribution.
Le schaïkh Khircâni, qui se reposait sur le trône de Dieu même, eut un jour envie d'aubergines. Sa mère, par affection pour lui, en demanda à (cor et à) cri, en sorte qu'elle finit par en obtenir la moitié d'une. Il n'eut pas plutôt mangé cette moitié d'aubergine, qu'il arriva qu'on coupa la tête à son enfant. Lorsque la nuit vint, un homme méchant plaça la tête de cet innocent sur le seuil de la porte du schaïkh, qui dit alors : er Ne vous avais-je pas annoncé mille fois, moi, malheureux, que, si je venais à manger tant soit peu d'aubergine, j'éprouverais nécessairement quelque accident funeste ? Ce désir brûlait constamment mon âme, et je ne savais comment en triompher. Celui que ses désirs subjuguent ne peut respirer un instant en compagnie de son âme. C'est une chose terrible qui m'est arrivée ; c'est plus que le combat et la soumission. Le savant ne sait rien ; son savoir n'a pas de certitude, et tu as affaire avec toute sorte de science. A chaque instant, il arrive un hôte. Il arrive une caravane et une épreuve nouvelle. Quoique mon âme ait été atteinte de cent chagrins, ce qu'elle a encore à subir lui sera bien sensible. Quiconque a été manifesté hors du gouffre du néant doit répandre complètement son sang. Des milliers d'amants pleins d'ardeur sacrifient avec empressement leur vie pour une goutte de sang qu'a versée l'objet de leur amour. Toutes les âmes sont employées à répandre leur sang. »
L'homme au poisson[245] dit un jour : « J'étais dans le désert, me confiant à Dieu, sans bâton ni provisions. Je vis dans le chemin quarante individus couverts du froc des derviches qui avaient rendu l'âme dans le même lieu. Mon esprit se troubla, un feu dévora mon âme en émoi. Je finis par m'écrier : « O Dieu ! qu'est-ce donc que je vois ? Quoi ! tant de saints personnages renversés dans la poussière ! » Une voix céleste me dit alors : « Nous sommes instruits de la chose. Nous faisons, il est vrai, périr ces personnes, mais nous donnons le prix de leur sang. » Je dis encore : « Combien enfin en feras-tu périr ainsi ? » La voix répondit : « Jusqu'à ce que j'obtienne le prix du sang. C'est ainsi que j'agis. Tant que le prix du sang ne sera pas dans mon trésor, je tuerai afin de rester dans le deuil. Je fais périr une personne et je la traîne dans le sang ; je la traîne sens dessus dessous dans tout le monde. Après cela, lorsque les parties de son corps ont été effacées, que ses pieds et ses mains ont été complètement perdus, je lui montre le soleil de ma face et je la couvre du manteau de ma beauté. Avec son sang, je teins couleur de rose son visage, et je la fais rester en contemplation sur la poussière de ce chemin.[246] J'en fais comme une ombre dans mon chemin ; puis je montre le soleil de ma face, et, lorsqu'il paraît, comment une ombre pourrait-elle rester dans mon chemin ? Comme l'ombre n'est rien devant le soleil, elle se perd en lui ; mais Dieu seul connaît la vérité. Celui qui s'est perdu s'est sauvé de lui-même ; il ne peut désormais s'en occuper : il est effacé. Ne parle donc plus d'effacement ; livre ton âme et ne cherche pas davantage. Je ne connais pas de bonheur plus grand pour l'homme que de se perdre lui-même. »
Je ne sache pas que personne au monde ait acquis un bonheur tel que celui dont jouirent les magiciens de Pharaon. Le bonheur qu'ils obtinrent peut se comparer à la foi que les gens dont je viens de parler ont trouvée aujourd'hui. Ces gens-là (comme les magiciens) ont séparé en cet instant leur âme d'eux-mêmes ; or jamais personne n'a eu en partage un tel bonheur. Au temps même où ils ont placé le pied dans la religion, ils l'ont retiré du monde. On n'a rien vu de meilleur que cela ; on n'a pas vu d'affaire meilleure.
Un autre oiseau dit à la huppe : « O toi qui es clairvoyante ! ce que tu proposes est digne d'attirer l'ambition. Quoique je sois faible d'apparence, j'ai en réalité une noble ardeur ; quoique je n'aie que peu de force, j'ai cependant une haute ambition. »
La huppe répondit : « L'aimant de ceux qui sont affectionnés à la profession de foi qui commence par le mot alml est l'ambition élevée qui dévoile tout ce qui existe. Celui qui est animé par cette sublime ambition connaît aussitôt tout ce qui existe. Quand on possède tant soit peu seulement cette noble ambition, elle vous soumet même le soleil. Le point capital du royaume du monde, c'est l'ambition. L'ambition, c'est l'aile et les plumes de l'oiseau des âmes. »
On dit que, lorsqu'on vendit Joseph, les Egyptiens manifestèrent pour lui une ardente sympathie. Comme il se présenta beaucoup d'acheteurs, on voulut avoir cinq à dix fois plus que son poids en musc. Parmi eux se trouvait une vieille femme, le cœur ensanglanté, et qui avait filé à cette occasion quelques pelotes de fil. Elle arriva tout émue au milieu de la réunion, et elle dit au courtier : « Vends-moi ce Chananéen ; je suis folle du désir que j'éprouve de posséder ce jeune homme. J'ai filé dix pelotes de fil pour en payer le prix ; prends-les et vends-moi Joseph, en mettant ta main dans la mienne sans mot dire. » Le courtier se mit alors à sourire, et dit à la vieille : « Ta simplicité t'égare ; cette perte unique n’est pas pour toi. On offre, dans cette assemblée, cent trésors pour en payer le prix ; comment donc voudrais-tu t'acquitter avec tes pelotes de fil ? » — « Je sais bien, répondit la vieille, que personne ne vendrait pour si peu ce jeune homme ; mais il me suffit que mes amis et mes ennemis puissent dire : « Cette vieille femme a été du nombre des acheteurs de ce jeune homme. » Tout cœur qui n'est pas animé par une noble ambition ne peut atteindre au royaume infini. Ce fut par cette ambition que le grand prince (dont il va être question) mit le feu à son royaume.[247] Quand il vit tous les inconvénients de la loyauté temporelle, il considéra la royauté spirituelle comme ayant cent fois plus.de valeur que cent mille royaumes terrestres. Son-ambition s'étant développée en toute pureté d'intention, il fut dégoûté de tout royaume impur. En effet, lorsque l'œil de l'ambition voit le soleil, comment pourrait-il s'attacher à un atome ?
Ibrahim Adham[248] dit un jour à un individu qui se plaignait sans cesse et avec amertume de sa pauvreté : « Mon enfant, tu n'as peut-être rien eu à payer pour ta pauvreté ? » — « Ton discours n'a pas de sens, répondit cet homme, tu dois en être confus ; quelqu'un achète-t-il la pauvreté ? » Adham répliqua : « Moi, du moins, je l'ai choisie volontairement et je l'ai achetée au prix du royaume du monde. J'achèterais encore un instant de cette pauvreté par cent mondes, car chaque jour elle me convient mieux. Lorsque j'ai trouvé cette marchandise précieuse, j'ai dit adieu à la royauté. Tu vois que je connais la valeur de la pauvreté, tandis que tu la méconnais ; j'en suis reconnaissant, et tu en es méconnaissant. Les gens d'ambition spirituelle jouent leur âme et leur corps, et les brûlent pendant des années entières. L'oiseau de leur ambition a atteint jusqu'à Dieu ; il s'est élevé à la fois au-dessus des choses temporelles et des choses spirituelles. Si tu n'es pas homme à avoir une telle ambition, retire-toi, car tu es indigne d'avoir part à la grâce. »
Le schaïkh Gauri, qui s'était entièrement identifié avec Dieu, alla un jour sous un pont avec des fous (d'amour de Dieu). Sanjar, qui passait fortuitement par là en grande pompe, lui dit : « Quels sont les individus qui sont sous ce pont ? » Le schaïkh répondit : « Ce sont des gens qui tous n'ont ni tête ni pieds[249] et l'état de nous tous ne peut être différent. Si tu veux être toujours notre ami, nous t'enlèverons promptement et totalement du monde.[250] Si, au contraire, tu es notre ennemi et non notre ami, nous t'enlèverons promptement à la religion.[251] Vois donc quelle est notre amitié et quelle est notre inimitié. Mets le pied en avant, et tu seras déshonoré comme nous. Si tu viens un instant sous le pont, tu seras délivré du vain éclat qui t'entoure et de la concupiscence. »
Sanjar lui répondit : « Je ne suis pas votre homme ; je ne mérite ni votre amitié ni votre haine. Je ne suis ni votre ami ni votre ennemi ; je m'éloigne pour que ma moisson ne soit pas brûlée.[252] Je ne relire de vous ni honneur ni déshonneur ; je n'ai affaire ni avec ce que vous pouvez faire de bien ni avec ce que vous pouvez faire de mal. L'ambition est vende comme un oiseau à l'aile rapide, toujours plus vite dans sa course ; mais, si cet oiseau se laisse emporter par son vol, comment pourra-t-il recevoir l'attraction divine ? Comment parviendra-t-il au secret de sa création ? Sa marche doit aller au-delà des horizons de l'existence, car il est à la fois au-dessus de la raison et de l'ivresse. »
Un fou religieux pleurait abondamment au milieu de la nuit et disait : « Voici ce qu'est, selon moi, le monde : il est comme un coffre fermé, dans lequel nous sommes placés et où nous nous livrons sans retenue à la folie. Lorsque la mort enlève le couvercle de ce coffre, celui qui a des ailes s'envole jusqu'à l'éternité. Quant à celui qui est dépourvu d'ailes, il demeure dans le coffre en proie à mille angoisses. »
Donne donc à l'oiseau de l'ambition spirituelle l'aile du sens mystique ; donne du cœur à la raison et l'extase à l'âme. Avant qu'on ôte le couvercle de ce coffre, deviens un oiseau du chemin spirituel et déploie tes ailes et tes plumes, ou bien, fais mieux encore, brûle tes ailes et tes plumes, et détruis-toi toi-même par le feu pour arriver avant tout le monde.
Un autre oiseau dit à la huppe : « Si le roi dont il s'agit a en partage la justice et la fidélité, Dieu m'a aussi donné beaucoup de droiture et d'intégrité, et je n'ai jamais manqué d'équité envers personne. Quand ces qualités se trouvent réunies en un individu, quel ne sera pas son rang dans la connaissance des choses spirituelles ? »
« La justice, lui répondit la huppe, c'est le roi du salut. Celui qui est équitable s'est sauvé des futilités. Il vaut bien mieux, en effet, observer l'équité que de passer sa vie entière dans les prosternations et les génuflexions du culte extérieur. La libéralité elle-même n'est pas préférable dans les deux mondes à la justice qu'on exerce en secret. Mais celui qui la met ouvertement en pratique sera difficilement exempt d'hypocrisie. Quant aux hommes de la voie spirituelle, ils ne demandent à personne de leur faire justice, mais ils la reçoivent généreusement de Dieu. »
Ahmad Hambal[253] était l'imâm de son siècle ; son mérite est endehors de tout éloge. Lorsqu'il voulait se reposer de sa science et de sa dignité, il allait auprès d'un homme qui était nu-pieds. Quelqu'un l'ayant vu devant cet homme nu-pieds se mit à le blâmer et finit par lui dire : « Tu es l'imâm du monde, aucun homme n'a été plus savant que toi, au point que tu ne te soumets à l'avis de personne, et cependant tu vas auprès de cet homme nu-pieds et nu-tête. »
« Il est vrai, répondit Ahmad Hambal, que j'ai remporté la boule du mail dans les hadis et la sunna, et que j'ai bien plus de science que cet homme nu-pieds ; mais il connaît mieux Dieu que moi. »
Ô toi que ton injustice rend ignorant ! admire un instant au moins l'intégrité de ceux qui ont les yeux fixés sur la voie spirituelle.
Les Indiens avaient un vieux roi qui fut fait prisonnier par l'armée de Mahmud. Lorsqu'on le conduisit auprès de ce dernier, il finit par se faire musulman. Il connut alors l'amour de Dieu et le renoncement aux deux mondes. Il s'assit seul dans une tente ; son cœur s'éleva tandis qu'il s'asseyait dans l'amour. Il fut nuit et jour dans les larmes et l'ardeur, le jour plus que la nuit et la nuit plus que le jour. Comme ses gémissements étaient profonds, Mahmud finit par les entendre. Il l'appela auprès de lui et lui dit : « Je te donnerai cent royaumes préférables à celui que tu as perdu. Tu es roi, ne te désole pas à ce point ; cesse désormais de pleurer et de te lamenter. » — « O padischah ! répondit le roi hindou, je ne pleure pas au sujet de mon royaume et de ma dignité ; je pleure de ce que si demain, au jour de la résurrection, Dieu, le vrai possesseur de gloire, m'interroge, il me dira : O homme sans loyauté ni fidélité ! qui as semé contre moi le grain de l'injure, tant que Mahmud ne. t'a pas fièrement attaqué avec un monde de cavaliers, tu ne t'es pas souvenu de moi ; comment cela se fait-il ? comment quitter ainsi la ligne de la fidélité ? Il n'en a pas été de même lorsque tu as eu à réunir une armée pour toi-même contre une autre. Sans les soldats qu'il t'a fallu trouver, tu ne te serais pas souvenu de moi. Dois-je donc t'appeler ami ou ennemi ? Jusqu'à quand y aura-t-il fidélité de ma part et ingratitude de la tienne ? Une telle conduite n'est pas permise en toute justice. Or, si ce discours a lieu de la part de Dieu, quel compte ne devrai-je pas rendre de mon infidélité ? O jeune roi ! c'est cette honte que j'éprouve et ce trouble que je ressens qui me font verser des pleurs, à moi vieillard, a Ecoute les paroles de la justice et de la fidélité, écoute la lecture du diwân des bonnes œuvres. Si tu es fidèle, entreprends le voyage auquel je te convie, sinon assieds-toi et retires-en ta main. Ce qui ne se trouve pas dans l'index de la fidélité ne saurait être lu dans le chapitre de la générosité.
Un guerrier (musulman) demanda orgueilleusement à un infidèle de lui laisser le temps de faire sa prière. Ce dernier le lui accorda, et le guerrier fit sa prière ; puis le combat recommença et continua vivement. Or l'infidèle eut, lui aussi, une prière à faire, et il voulut avoir à son tour une trêve. Il se retira donc à l'écart ; il choisit un lieu convenable, puis il courba sa tête sur la poussière devant son idole. Lorsque le guerrier (musulman) vit la tête de son adversaire sur la poussière du chemin, il dit en lui-même : « J'ai obtenu actuellement la victoire. » Il voulut donc par trahison le frapper de son épée ; mais une voix céleste lui fit entendre ces paroles : « O homme tout à fait déloyal qui méconnais tes engagements ! est-ce ainsi que tu prétends exercer la fidélité et tenir ta parole ? Cet infidèle n'a pas tiré l'épée lorsque la première fois il t'a accordé du répit ; or, si tu le frappes actuellement, c'est une véritable folie. Tu n'as donc pas lu les mots du Coran : Exécutez fidèlement vos promesses[254] ? Tu veux agir sans droiture et manquer à ton engagement. Puisque cet infidèle a agi auparavant avec générosité, n'en manque pas à son égard ; il t'a fait du bien, voudrais-tu lui faire du mal ? Fais-lui ce qu'il t'a fait à toi-même. La loyauté de cet infidèle t'a tranquillisé ; exerce donc envers lui la fidélisé, puisque tu es un vrai croyant. Tu es musulman, et tu n'es pas digne de confiance ! tu es, quant à la fidélité, inférieur à un infidèle. »
A ces mots le guerrier s'arrêta[255] et fut inondé de pleurs de la tête aux pieds.[256] Lorsque l'infidèle s'aperçut que son adversaire était en pleurs, ébahi, l'épée dans sa main, il lui demanda pourquoi il versait des larmes, et le musulman lui avoua la vérité. « Une voix céleste, lui dit-il, vient de m'interpeller et me traiter d'infidèle par rapport à toi. Si tu me vois stupéfait, c'est d'avoir été vaincu par ta générosité. »
Lorsque l'infidèle eut entendu ces mots précis, il jeta un cri et versa à son tour des larmes en disant : « Puisque Dieu fait en faveur de son ennemi coupable une telle réprimande à son ami au sujet de la fidélité aux promesses, comment pourrais-je continuer à agir déloyalement à son égard ? Expose-moi les principes de la religion musulmane, afin que j'embrasse la vraie foi, que je brûle le polythéisme et que j'adopte les rites de la loi. Oh ! combien je regrette l'aveuglement qui m'a jusqu'ici empêché de penser à un tel maître ! »
O toi qui as négligé de rechercher le seul objet digne de tes désirs[257] et qui as grossièrement manqué à la fidélité qui lui est due ! je pense bien que le ciel rappellera en ta présence une à une tes actions.[258]
Les dix frères de Joseph, pour fuir la famine, vinrent de très loin auprès de leur frère. Ils racontèrent avec désolation leur position, et ils demandèrent un expédient contre la dureté de l'année. Le visage de Joseph était alors couvert d'un voile, et devant lui il y avait une coupe. Joseph frappa visiblement de sa main la coupe, et cette coupe fit entendre une sorte de gémissement. Les dix frères, consternés, délièrent alors leur langue devant Joseph et lui dirent tous : « O Aziz ! toi qui connais la vérité, quelqu'un sait-il ce que signifie le bruit qui sort de cette coupe ? » Joseph répondit alors : « Je le sais très bien ; mais vous ne pourriez en supporter la mention, car elle dit que vous aviez autrefois un frère remarquable par sa beauté, qui s'appelait Joseph et qui vivait avec vous, sur qui il remportait la boule du mail par son excellence. »
Puis Joseph frappa de nouveau la coupe de sa main et dit : « Cette coupe annonce, par le son qu'elle produit, que vous tous vous avez jeté Joseph dans un puits et que vous avez ensuite amené un loup innocent.[259] »
Joseph frappa une fois encore la coupe avec sa main et lui fit rendre un autre son. « Cette coupe, dit-il alors, fait savoir que les frères de Joseph jetèrent leur père dans le feu du chagrin et vendirent Joseph, visage de lune. »
« Que feront donc aujourd'hui ces infidèles avec leur frère ? Craignez au moins Dieu, vous qui êtes présents ! »
Ces gens furent étonnés de ce discours ; ils furent en eau,[260] eux qui étaient venus demander du pain. En vendant Joseph ils avaient vendu au même instant le monde[261] ; et, lorsqu'ils se décidèrent à le mettre dans un puits, ils s'enfermèrent tous par là dans le puits de l'affliction.
Celui-là est aveugle qui entend cette histoire et n'en fait pas son profit. Ne regarde pas ce récit avec indifférence, car tout ceci n'est autre chose que ton histoire, ô ignorant ! Les fautes que tu as faites par manque de fidélité l'ont été parce que tu n'as pas été éclairé par la lumière de la connaissance. Si jamais on frappe la coupe de ta vie, alors se dévoilent tes actes blâmables. Attends jusqu'à ce qu'on le réveille de ton sommeil et qu'on t'arrête dans tes mauvaises inclinations. Attends jusqu'à ce que demain on expose devant toi toutes les injustices et tes péchés, et qu'on les compte un à un devant toi. Lorsque tu entendras distinctement de tes oreilles le son de cette coupe, j'ignore si tu conserveras ton esprit et ta raison. Ô toi qui as agi comme la fourmi boiteuse et qui a été prise au fond d'une coupe ! combien de fois n'as-tu pas tourné tête baissée autour de la coupe (du ciel)[262] ? Gesse d'agir ainsi, car c'est un vase plein de sang. Si tu restes séduit au milieu de cette coupe, tu entendras à chaque instant un nouveau son. Déploie tes ailes et passe plus loin, ô toi qui connais la vérité ! sans quoi tu auras à rougir des sons de la coupe.
Un autre oiseau demanda à la huppe : « Ô toi qui es notre chef ! la hardiesse est-elle permise auprès de cette majesté ? Si quelqu'un est en possession d'une grande hardiesse, il ne ressent plus ensuite aucune crainte. Puisque tu as la hardiesse nécessaire, parle, répands les perles du sens et dis les secrets. »
« Toute personne qui en est digne, répondit la huppe, est le mahram du secret de la Divinité. Si elle déploie de la hardiesse, c'est à bon droit, puisqu'elle a la constante intelligence des secrets de Dieu. Toutefois, comment l'homme qui connaît ces secrets et qui les comprend pourrait-il les divulguer ? A quoi bon la contrainte et la réserve quand on est guidé par le pur amour ? Alors un peu de hardiesse est permise. Comment le chamelier, obligé de se tenir à l'écart, pourra-t-il être le confident du roi ? Il a beau être hardi comme les gens du secret, il n'en reste pas moins en arrière quant à la foi et à l'âme. Comment un libertin peut-il avoir dans l'armée le courage de la hardiesse devant le roi ? S'il y a dans le chemin spirituel un véritable derviche étranger jusque-là aux choses du ciel, le contentement qu'il éprouve lui donne une confiante hardiesse. Celui qui est hardi pat-excès d'amour voit rab (le Seigneur, c'est-à-dire Dieu) en tout, et ne reconnaît pas la distinction de rab (Dieu) et de rob (syrop). Dans la folie que lui cause l'agitation de l'amour, il marchera, poussé par son ardeur même, au-dessus de l'eau. Sa hardiesse sera alors bonne et louable, parce que cet homme, fou d'amour, est comme du feu. Mais le salut peut-il se trouver dans le chemin du feu ? Et cependant pourra-t-on blâmer l'insensé ? Lorsque la folie te viendra manifestement, on ne pourra comprendre tout ce que tu diras. »
Le Khorassan jouissait d'une grande prospérité qui était due au gouvernement du prince Âmîd. Il était servi par cent esclaves turcs à visage de lune, à taille de cyprès, à jambes d'argent, aux cheveux de musc. Ils avaient tous à l'oreille une perle dont le reflet éclairait la nuit et la faisait ressembler au jour ; ils avaient un bonnet de brocart et un collier d'or ; ils avaient la poitrine couverte d'une étoffe d'argent et une ceinture dorée ; ils avaient d'autres ceintures enrichies de pierreries et ils étaient montés sur des chevaux blancs. Quiconque voyait le visage d'un de ces jeunes guerriers donnait tout de suite son cœur et son âme. Par hasard un fou affamé, couvert de haillons, les pieds nus, vit de loin cette troupe de jeunes gens, et dit : « Qu'est-ce que cette cavalcade de hourisîn Le magistrat en chef de la ville lui donna une réponse exacte. « Ces jeunes gens, lui dit-il, sont les pages de 'Amîd, le prince de la ville. » Lorsque cet insensé eut entendu ces mots, la vapeur de la folie lui monta à la tête, et il dit : « O Dieu ! toi qui possèdes le dais glorieux, apprends de 'Amid à prendre soin de tes serviteurs. »
Si tu es comme ce fou, eh bien ! aie sa hardiesse ; élève-toi, si tu le peux, comme la tige élancée, sinon[264] garde-toi d'être hardi, et ne ris pas. La hardiesse des fous est une bonne chose ; ils se brûlent comme les papillons. Cette sorte de gens ne peut s'apercevoir si le chemin est bon ou mauvais ; elle ne connaît qu'une manière d'agir.
La huppe dit encore : « Un autre fou était tout nu et affamé au milieu du chemin. Or c'était en hiver ; il pleuvait beaucoup, et le pauvre fou fut mouillé par l'eau et par la neige, car il n'avait ni abri ni maison. A la fin il se réfugia dans un palais en ruine. Lorsqu'il eut mis le pied hors du chemin et qu'il fut entré dans ces ruines, une tuile lui tomba sur la tête et lui fendit le crâne, au point que le sang en coula comme un ruisseau. Alors cet homme tourna son visage vers le ciel et dit : « Ne vaudrait-il pas mieux battre le tambour royal[265] plutôt que de frapper ma tête avec une brique ? »
Un homme dénué de ressources et qui demeurait dans un fossé creusé pour un canal, emprunta un âne à un voisin ; puis il s'endormit profondément sur la meule d'un moulin, et l'âne s'échappa. Alors un loup déchira cet âne et le dévora. Le lendemain, celui à qui l'âne avait été emprunté en réclama-le prix du premier. Ces deux hommes arrivèrent en courant par la route jusqu'à l'ingénieur du fossé ; ils lui racontèrent la chose, et lui demandèrent qui est-ce qui devait rembourser le prix de l'âne prêté. « C'est à tout loup affamé, répondit l'ingénieur, qui se montrera dans la plaine déserte, qu'il incombe justement de donner le prix de cet âne, et vous devez le lui réclamer tous les deux. »
O Dieu ! que le loup fera bien cette rétribution, car tout ce qu'il fait n'est-ce pas rétribution ?
Que n'arriva-t-il pas aux femmes d'Egypte parce qu'une belle créature[266] passa auprès d'elles ? Qu'y a-l-il donc d'étonnant qu'un fou éprouve une sensation extraordinaire[267] en voyant un palais ? Tant qu'il sera dans cet état exceptionnel, il ne regardera rien ni devant ni derrière. Il dira tout de lui-même et par lui-même ; il cherchera tout de lui-même et par lui-même.
Une famine eut tout à coup lieu en Egypte, au point que les hommes périssaient en demandant du pain. Ils gisaient mourants pêle-mêle dans tous les chemins, dévorés par la famine, demi-vivants, demi-morts. Par hasard un fou vit la chose, c'est à savoir, que les hommes périssaient et que le pain n'arrivait pas. Il dit alors (en s'adressant à Dieu) : « O toi qui possèdes les biens du monde et de la religion ! puisque tu ne peux nourrir tous les hommes, crées-en moins. »
Quiconque sera hardi dans cette cour devra s'excuser ensuite quand il sera revenu à lui. S'il y dit quelque chose d'inconvenant et qui ne soit pas exact, il faudra qu'il en demande humblement pardon.
Un soufi, fou par l'effet de l'amour de Dieu, avait le cœur ensanglanté, tourmenté qu'il était par des enfants qui lui jetaient des pierres. A la fin, il alla se réfugier dans l'angle d'un bâtiment[268] ; mais il y avait une lucarne par laquelle il tomba de la grêle, qui atteignit sa tête. Le fou prit la grêle pour des cailloux ; il allongea follement sa langue à ce sujet, et il injuria ceux qui, selon lui, lui jetaient des pierres et des briques. Or cette maison était obscure, et il croyait que les enfants continuaient en effet à lui jeter des pierres. Enfin le vent ouvrit une porte, et l'endroit où il était fut éclairé. Alors il distingua la grêle des pierres ; il eut le cœur serré à cause des injures qu'il avait dites, et demanda pardon à Dieu de ses paroles insensées : « O Dieu ! s'écria-t-il alors, cette maison était obscure, c'est ce qui m'a fait errer dans mon langage. »
Puisqu'un fou a ainsi parlé, ne te pose pas, toi, en contradiction avec Dieu. Celui qui est là, ivre et sans raison, sera sans repos, sans ami et sans cœur. La vie se passe dans l'inaction, et cependant chaque instant offre un nouveau motif d'agitation. Eloigne ta langue de l'éloge de l'amoureux et de l'insensé ; mais excuse-le néanmoins. Si tu connaissais les motifs secrets de ceux qui sont aveugles à la lumière, tu les excuserais sans doute.
Wâcitî[269] allait errant à l'aventure, sans provisions, plongé dans l'ébahissement, quand sa vue s'arrêta sur les tombes des juifs, et sa pensée sur les meilleurs d'entre eux. « Ces juifs, dit-il à haute voix, sont bien excusables ; mais on ne saurait exprimer cette opinion devant personne. » Un cazî entendit ces mots ; il en fut courroucé, et fit comparaître devant lui Wâcitî. Comme ces paroles ne convenaient pas à ce juge, il voulut faire rétracter Wâciti ; mais ce dernier n'y consentit pas, et s'y refusa positivement en disant : « Si cette malheureuse nation n'est pas dispensée par ton ordre d'entrer dans la voie de l'islamisme, elle l'est toutefois actuellement[270] par l'ordre du Dieu du ciel. »
Un autre oiseau dit à la huppe : « Tant que je serai vivant, l'amour de l'Etre éternel me sera cher et agréable. Séparé de tout, je réside loin de tout,[271] mais je n'abandonne pas la pensée d'aimer cet Etre mystérieux. J'ai vu toutes les créatures du monde, et, bien loin de m'attacher à quelqu'une, je me suis détaché de toutes. La folie de l'amour m'occupe seule et me suffit. Une telle folie ne convient pas à tout le monde. J'applique mon âme à l'amour de cet ami ; mais ma recherche est vaine. Le temps est venu où je dois tirer une ligne sur ma vie,[272] afin de pouvoir partager la coupe de vin de mon bien-aimé. Alors je rendrai lumineux par sa beauté l'œil de mon cœur, et ma main touchera son cou en gage d'union. »
Ce n'est ni par des prétentions, ni par des vanteries, répondit la huppe, qu'on peut devenir commensal du Simorg au Caucase. N'exalte pas tant et si amplement l'amour que tu crois ressentir pour lui, car il n'est pas donné à tout le monde de le posséder. Il faut que le vent du bonheur s'élève pour écarter le voile de la face de ce mystère. Alors le Simorg t'attirera dans sa voie, et il te fera asseoir tout seul dans son harem. Si tu as la prétention d'aller en ce lieu sacré, n'oublie pas que ton soin principal doit être d'arriver au sens des choses spirituelles ; car ton amour pour le Simorg ne serait pour toi qu'un tourment sans réciprocité. Il faut pour ton bonheur que le Simorg t'aime lui-même. »
Après que Bâyazîd eut quitté le palais du monde, un de ses disciples le vit cette nuit-là même en songe, et demanda à ce pîr excellent comment il avait pu échapper à Munkir et à Nakîr. » Lorsque ces deux anges, répondit le soufi, m'ont interrogé, moi, malheureux, au sujet du Créateur, je leur ai dit : « Cette demande ne peut être parfaite ni de votre part, ni par rapport à moi, car si je dis : « Il est mon Dieu[273] et voilà tout, » ce discours n'exprimera qu'un désir de ma part. Mais il n'en serait pas ainsi, si vous vouliez retourner auprès de Dieu et lui demander ce qu'il pense de moi. S'il m'appelle son serviteur, voilà mon affaire : vous saurez que je le suis en effet. Dans le cas contraire, il est évident que Dieu m'abandonne aux liens qui me serrent. Il n'est pas facile d'obtenir l'union avec Dieu. A quoi me servirait-il donc de l'appeler mon Seigneur ? S'il n'agrée pas mon service, comment aurais-je la prétention de l'avoir pour maître ? J'ai courbé, il est vrai, ma tête sous son pouvoir ; mais il faut encore qu'il m'appelle son esclave. »
Si l'amour vient de son côté, c'est une preuve que tu es digne de cet amour ; mais lorsque l'amour vient de ton côté, c'est seulement parce qu'il te convient. Si Dieu se joint volontiers à toi, tu peux, à juste titre, être comme du feu par l'effet de ton contentement. C'est Dieu qui peut tout en cela et non l'homme : sache-le bien, ô toi qui es sans mérite ! Comment celui qui ignore les choses spirituelles trouvera-t-il l'intelligence de mes paroles ?
Un derviche était tourmenté par la violence de l'amour, et il était agité comme la flamme par sa passion. Son âme était dévorée par le feu de son amour, et les flammes de son cœur brûlaient sa langue. L'incendie courait de l'esprit au cœur ; la plus grande peine l'assaillait. Il était dans l'agitation au milieu du chemin ; il pleurait, et tenait, en gémissant, ce langage : « Le feu de mon amour brûle mon âme et mon cœur, comment pleurerais-je lorsque ce feu a consumé toutes mes larmes ? »
Une voix du monde invisible lui dit : « Cesse désormais d'avoir ces prétentions. Pourquoi dire des absurdités relativement à Dieu ? » Le derviche répondit : « Comment aurais-je agi ainsi de moi-même ? Mais c'est Dieu lui-même, sans doute, qui a produit en moi ces sentiments. Un être tel que moi pourrait-il avoir l'audace et la témérité[274] de prétendre posséder pour ami un être tel que lui ? Qu'ai-je fait, moi ? Quant à lui, il a fait ce qu'il a fait, et voilà tout. Lorsque mon cœur a été ensanglanté, il a bu le sang, et voilà tout. Puis il t'a poussé et t'a donné accès auprès de lui. Prends garde de ne rien mettre de toi-même dans la tête. Qui es-tu, pour que, dans cette grande affaire, tu étendes un seul instant ton pied hors de l'humble tapis des derviches ? Si Dieu joue avec toi au jeu de l'amour, ô mon enfant ! c'est qu'il joue avec son ouvrage. Quant à toi, tu n'es rien et tu ne peux rien ; mais l'approche de la créature vers le Créateur effacera ta nullité. Si tu te mets toi-même en avant, tu seras libre à la fois de la religion et de la vie.[275] »
Une nuit Mahmud, ayant le cœur serré, alla trouver un chauffeur de bain.[276] Ce dernier le fit asseoir convenablement sur la cendre, étendit de la braise dans la salle pour le réchauffer, et ensuite se hâta de mettre devant lui du pain sec. Le roi avança la main, et mangea avidement le pain ; puis il dit en lui-même : « Si cette nuit ce chauffeur se fût excusé de me recevoir, je lui aurais tranché la tête. » A la fin, lorsque le roi voulut se retirer, le chauffeur lui dit : » Tu as vu cet endroit ; tu as connu mon lit, ma nourriture et mon palais ; tu as été mon convive sans être prié. Si la même chose t'arrive une autre fois, viens aussitôt, en mettant promptement et vivement le pied dans le chemin. Quoique tu ne m'aimes pas, sois content ; dis au baigneur de bien étendre de la braise. En réalité, je ne suis ni plus ni moins que toi ; mais cependant, comment pouvoir t'être comparé dans mon abjecte position ? !)
Le roi du monde[277] fut satisfait de ce langage, et sept autres fois il vint être le commensal de cet homme. La dernière fois il l'engagea à lui demander enfin quelque chose. « Si ce mendiant, répondit-il, venait à demander quelque chose, le roi ne le lui accorderait pas. » —« Demande, lui dit le roi, ce que tu voudras, quand ce serait de quitter ce chauffoir pour être roi. » — « Je désire seulement, répliqua-t-il, que le roi soit de temps en temps mon hôte. Ma royauté consiste à voir son visage ; la couronne de ma tête, c'est la poussière de ses pieds. Sire, tu dispenses bien des grâces de ta main ; mais jamais ce qui m'est arrivé n'est arrivé à aucun chauffeur de bains. Un chauffeur assis auprès de toi dans un chauffoir vaut mieux qu'un roi dans un jardin sans toi. Puisque c'est par ce chauffoir que m'est venu mon bonheur, ce serait une infidélité de ma part que de le quitter. C'est ici que ma réunion à toi s'est effectuée ; comment donnerais-je ce moment de bonheur pour le royaume des deux mondes ? Tu as rendu par ta présence ce chauffoir lumineux ; qu'y a-t-il de meilleur que toi-même que je puisse te demander ? Que périsse l'âme de celui dont le cœur inquiet peut choisir quelque chose de préférence à toi ! Je ne-désire ni la royauté, ni l'empire ; ce que je désire de toi, c'est toi-même. Il suffit que tu sois roi : ne me donne pas la royauté ; viens seulement quelquefois être mon hôte. »
Son amour t'est nécessaire, voilà le fait ; mais le tien ne peut que lui être à charge et incommode. Si tu aimes Dieu, recherche aussi d'être aimé de lui, ne retire pas ta main du pan de sa robe. Mais tandis que l'un recherche cet amour toujours ancien et toujours nouveau, l'autre désire deux oboles d'argent comptant des trésors du monde : il méconnaît ce qu'il possède ; il quête une goutte d'eau, tandis que l'Océan est à sa disposition.
Un porteur d'eau chargé de son liquide vit en avant de lui un autre porteur d'eau, et tout de suite il lui demanda de l'eau. Mais ce dernier lui dit : « O toi qui ignores les choses spirituelles ! puisque toi-même tu as de l'eau, pourquoi n'en bois-tu pas ? » L'autre répliqua : « Donne-moi de l'eau, loi qui es en possession de la science spirituelle, car je suis dégoûté de ma propre eau. »
Adam avait le cœur rassasié des vieilles choses, et c'est ce qui l'engagea à se porter hardiment vers le blé, chose nouvelle pour lui.[278] Il vendit toutes les vieilles choses pour un peu de blé ; il brûla tout ce qu'il avait pour du blé. Il devint borgne.[279] La peine de l'amour s'éleva de son cœur à sa tête ; l'amour vint et frappa pour lui le marteau de la porte. Lorsqu'il fut anéanti dans l'éclat de l'amour, les choses vieilles et nouvelles disparurent à la fois, et il en fut ainsi de lui-même. Quand il ne lui resta plus rien, il agit sans rien ; ce qu'il possédait il le joua pour rien. Mais il n'est donné ni à moi ni à tout le monde d'être dégoûté de soi et de mourir tout à fait à soi-même.
Un autre oiseau dit à la huppe : « Je crois que j'ai acquis, quant à moi, toute la perfection dont je suis capable, et je l'ai acquise par des austérités pénibles. Puisque j'obtiens ici le résultat que je désire, il m'est difficile de m'en aller de ce lieu. As-tu jamais vu quelqu'un quitter un trésor et s'en aller péniblement errer dans la montagne et dans la plaine ? »
La huppe répondit : « O caractère diabolique, plein d'orgueil ! toi qui es enfoncé dans l'égoïsme et qui as de l'éloignement pour agir, tu as été séduit par ton imagination et tu t'es éloigné du champ de la connaissance des choses divines. L'âme concupiscente a eu le dessus sur ton esprit ; le diable a pris possession de ton cerveau. L'orgueil s'est emparé de toi et t'a complètement dominé. La lumière que tu crois avoir dans la voie spirituelle n'est que du feu, et le goût que tu as pour les choses du ciel n'est qu'imaginaire. L'amour extatique et la pauvreté spirituelle que tu crois avoir ne sont qu'une vaine imagination : tout ce dont tu te flattes n'est autre chose qu'impossibilité. Ne le laisse pas séduire par la lueur qui l'arrivé du chemin ; tant que ton âme concupiscente est avec toi, sois attentif. Tu dois combattre un tel ennemi l'épée à la main : comment quelqu'un pourrait-il en cette circonstance se croire en sûreté ? Si une fausse lumière se manifeste à toi de ton âme concupiscente, tu dois la considérer comme la piqûre du scorpion, pour laquelle il te faut employer du persil.[280] N'accepte pas la lueur de cette impure lumière ; puisque tu n'es pas le soleil, ne cherche pas à être plus que l'atome. Que l'obscurité que tu trouveras dans le chemin où je veux t'engager ne te désespère pas, et que la lumière que tu y rencontreras ne te donne pas la présomption d'être compagnon du soleil. Tant que tu demeureras, ô mon cher, dans l'orgueil de ton existence, tes lectures et tes efforts ne vaudront pas plus qu'une obole. C'est seulement quand tu renonceras à cet orgueil que tu pourras abandonner sans regret la vie ; car, si l'orgueil de l'existence ne te subjuguait pas, tu n'éprouverais pas la douleur du néant. Mais il te faut au moins quelque peu de la nourriture de l'existence ; et avec elle l'infidélité et l'idolâtrie. Et cependant si tu viens un instant seulement à l'existence, les flèches du malheur t'atteindront de toutes parts. Tant que tu vivras en effet, tu devras asservir ton corps aux douleurs de l'âme et courber ton cou sous cent adversités ; tant que tu existeras visiblement, le monde te fera subir cent vexations. »
Le schaïkh Abu Bekr de Nichapour partit de son couvent à la tête de ses disciples. Le schaïkh était sur son âne, et ses compagnons le suivaient dans le chemin. Tout à coup l'âne fit entendre un bruit inconvenant ; le schaïkh s'en aperçut aussitôt, il jeta un cri et déchira sa robe. Ses disciples et tous ceux qui s'aperçurent de l'action du schaïkh ne l'approuvèrent pas. Un d'eux finit par lui demander pour quel motif il avait agi ainsi. Il répondit : « En jetant les yeux de tous côtés je voyais le chemin occupé par mes compagnons. J'avais des disciples devant et derrière moi, et je me dis alors : « Je ne suis pas moins en réalité que Bâyazîd.[281] De même qu'aujourd'hui je suis agréablement accompagné de disciples empressés, ainsi demain sans doute j'entrerai fièrement avec la joie de la gloire et de l'honneur dans la plaine de la résurrection. » Ce fut, ajouta-t-il, lorsque j'eus ainsi présumé de mon destin, que l'âne a commis l'incongruité dont vous avez été témoins et par laquelle il a voulu dire : « Voici la réponse que donne un âne à celui qui a une telle prétention et une pensée si vaine. » C'est alors que le feu du repentir est tombé sur mon âme, que mes idées ont changé et que s'est écroulée ma position imaginaire. »
Tant que tu seras dans la stupéfaction et la séduction de l'orgueil, tu resteras éloigné de la vérité. Chasse la stupéfaction, brûle l'orgueil et les suggestions de la nature corrompue. Ô toi qui changes à chaque instant ! toi qui as un Pharaon dans la racine de chacun de tes cheveux, tant qu'il restera de toi un atome, il sera empreint de fausseté. Mets-toi à l'abri de toute idée d'individualité, et par là tu seras l'ennemi des deux mondes.[282] Si tu détruis en toi le moi pendant un jour seul, tu seras lumineux quand même tu resterais toute la nuit dans l'obscurité. Ne prononce pas le mot moi, toi qui à cause du moi es tombé dans cent malheurs, si tu ne veux pas être tenté par le diable.
Dieu dit un jour à Moïse en secret : « Demande un bon mot à Satan. » Quand donc Moïse vit Eblis sur son chemin, il lui demanda de lui dire un bon mot. « Garde toujours en souvenir, répondit le diable, ce seul axiome : ne dis pas moi, pour ne pas devenir comme moi. »
Tant qu'il te restera tant soit peu de vie extérieure tu auras en partage l'infidélité et non le service (de Dieu). L'inaction est le terme de la voie spirituelle ; la renommée de l'homme de bien est dans le mauvais renom[283] ; car s'il réussit à arriver au terme de ce chemin, cent moi s'y briseront la tête en un instant.
Un dévot disait : « Il est avantageux pour un novice d'être dans les ténèbres. En effet, tant qu'il n'est pas entièrement perdu dans l'océan de la bonté (divine), aucune direction n'existe pour lui ; car, si quelque chose lui paraît manifeste, il en est séduit et devient alors infidèle. »
Ce qui est en toi d'envie et de colère, les yeux des hommes le voient et non tes propres yeux. Tu as un coin de ton être plein de dragons, et par négligence tu les as délivrés. Tu les as entretenus jour et nuit, tu les as choyés et nourris. Or, si tu aperçois de l'impureté dans ton intérieur, pourquoi rester ainsi insouciant ?
Un chien impur reposait sur la poitrine d'un schaïkh, qui ne retira pas le pan de sa robe. Quelqu'un lui dit : « O toi qui es recommandable par ta dévotion ! pourquoi ne te gares-tu pas de ce chien ? »— « Ce chien, répondit le schaïkh, a un extérieur impur ; mais, en réalité, cette impureté n'est pas évidente à mon intérieur. Ce qui à l'extérieur est manifeste à son égard m'est caché à l'intérieur. Puisque mon intérieur est comme l'extérieur du chien, comment aurais-je de l'aversion pour lui, puisqu'il me ressemble ? Lorsque la moindre chose obstrue ton chemin, qu'importe que tu sois arrêté par une montagne (koh) ou par une paille (kâh) ? »
Il y avait du temps de Moïse un derviche qui était en adoration jour et nuit. Il n'éprouvait cependant ni goût ni attraction (pour les choses spirituelles) ; il ne recevait pas de chaleur du soleil de sa poitrine. Or il avait une belle barbe, sur laquelle il passait souvent le peigne. Un jour il vit Moïse de loin, il alla auprès de lui et lui dit : « O général du mont Sinaï ! demande à Dieu, je t'en prie, de me faire savoir pourquoi je n'éprouve ni satisfaction spirituelle ni extase. »
Lorsque Moïse fut sur le Sinaï, il exposa le désir du soufi ; mais Dieu lui dit d'un ton de déplaisir : « Quoique ce derviche ait recherché avec amour mon union, toutefois il est constamment occupé de sa barbe. » Moïse alla rapporter au soufi ce qu'il venait d'entendre, et ce dernier arracha aussitôt sa barbe, mais en pleurant. Gabriel accourut alors auprès de Moïse et lui dit : « Encore en ce moment ton soufi est préoccupé de sa barbe ; il l'était lorsqu'il la peignait et il l'est encore en l'arrachant actuellement. »
C'est un mal que de rester un instant sans s'occuper de Dieu, dans quelque position que l'on soit.[284] »
O toi qui crois avoir cessé de t'occuper de ta barbe ! tu es noyé dans cet océan de sang. Lorsque tu en auras tout à fait fini avec ta barbe, alors tu pourras avec raison voguer sur cet océan. Mais si tu veux t'y plonger avec cette barbe, elle te gênera pour le traverser.
Un sot, qui avait une grande barbe, tomba accidentellement dans la mer. Un passant le vit, et lui dit : « Rejette de ta tête cette besace. » — « Ceci n'est pas une besace, répondit celui qui se noyait ; mais c'est ma barbe, et ce n'est pas la barbe qui me gêne. » Le passant répliqua : « Puisque ceci est ta barbe, plonge ton corps ; mais elle te fera périr ! »
O toi qui, comme la chèvre, n'as pas honte de ta barbe ! tu ne dois pas non plus avoir honte de l'enlever. Tant que tu auras une âme concupiscente et un démon à tes trousses, l'orgueil de Pharaon et d'Aman sera ton partage. Tourne le dos au monde, comme Moïse, et alors tu pourras saisir par la barbe ce Pharaon. Prends donc ce Pharaon par la barbe et tiens-le ferme ; combattez bravement ensemble en vous tenant par la barbe. Mets le pied dans le chemin spirituel et renonce à ta barbe. Jusques à quand t'en occuperas-tu ? Ah ! marche en avant ! Si ta barbe ne te donne que du tourment, tu ne dois pas en avoir souci un seul instant. Celui qui marche avec intelligence dans la voie de la religion néglige sa barbe. Fais plus attention à toi-même qu'à ta barbe, et fais de ta barbe le tapis de la table du chemin spirituel. En fait d'eau, il ne faut au spiritualiste que des larmes de sang ; il ne lui faut en fait de cœur qu'un kabâb.[285] S'il est comme le foulon, il ne voit pas le soleil, et, s'il est l'arroseur, il n'attend pas le nuage d'eau.
Lorsqu'un soufi venait à laver de temps en temps sa robe, il arrivait que les nuages obscurcissaient le monde. Un jour que la robe du soufi était sale,[286] bien qu'il fût en souci par rapport au temps, il alla chez un épicier pour avoir de la potasse,[287] et, précisément, les nuages parurent. Le soufi dit alors : « O nuage qui te montres ! disparais, car j'achète du raisin sec en secret.[288] Pourquoi viens-tu ? je n'achète pas de la potasse.
À cause de toi, combien de potasse n'ai-je pas perdue ; mais je me lave les mains de toi[289] au moyen du savon. »
[202] J'omets ici la traduction du vers 2059, qui est obscur. Il n'est pas traduit dans la version hindoustanie, et il l'est en turc par le vers suivant : , que M. Royer rend ainsi : « Si tu es gentleman, n'attache pas de considération à l'or, car on le renferme dans le pudendum du mulet. » Cache-t-on, par hasard, quelquefois de l'or dans la matrice des animaux ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on a vu dans l'Orient, des femmes se servir elles-mêmes de cette cachette naturelle, entre autres pour des lettres à transmettre en secret.
[203] Les voleurs sont marqués, en Perse, à l'épaule ; des criminels l'étaient ainsi en France, il n'y a pas longtemps encore.
[204] C'est-à-dire, à la dernière heure.
[205] C'est-à-dire, cessera d'exister.
[206] Il s'agit évidemment ici d'un faucon.
[207] Proprement : le bâton.
[208] C'est-à-dire, si tu es attaché au monde, tu te plaindras de ne l'avoir pas vu en mourant.
[209] « Tout a une muse spirituelle. » Telle est la doctrine développée dans la préface de Mucaddêci.
[210] Le vers 2211 a été jugé obscur par les copistes, car il est omis dans plusieurs manuscrits, et il n'est pas rédigé de même dans les autres. Voici, par exemple, la leçon du premier hémistiche d'un de mes meilleurs manuscrits : .
[211] Des manuscrits offrent une variante assez saillante du vers 2217 : .
[212] Il est bon de savoir que les musulmans préfèrent souvent avoir une esclave au lieu d'une femme légitime, ce qui est permis par la loi de Mahomet.
[213] Huçaïn Mansûr Hallâj fut mis à mort à Bagdad pour avoir dit qu'il était Dieu. Pendant qu'on lui faisait subir les traitements les plus barbares, il ne cessa de témoigner la plus grande joie. Le Dânzda Mansa, poème hindoustani qui a été publié dans la Chrestomathie urdu et dakhni, mentionne (p. 19) ce soufi en ces termes : « Mansûr Hallâj a livré son âme pour l'amour de Dieu. » Ce contemplatif fait le sujet d'un roman historique en vers hindoustanis, que j'ai eu l'occasion de mentionner (Discours d'ouverture du cours d'hindoustani, 1853). Voyez, au surplus, sur ce personnage, Ibn Khallican, trad. de M. J. de Slane, t. I, p. 423.
[214] C'est-à-dire, de la lettre .
[215] Abû'l Câcim ul-Cauwarinî Junaïd, de Bagdad, qui a mérité le surnom de prince de l'ordre (des soufis), est un personnage célèbre, dont M. S. de Sacy a traduit. dans le tome XII des Notices des Manuscrits, page 422 et suiv. la vie entière, écrite par Jâmî. Il mourut vers l'an de l'hégire 398 (910-911). Il fut disciple d'Abû Ja'far ul-Haddâd, et laissa plusieurs disciples qui se distinguèrent aussi dans la même voie. Celui qui a obtenu le plus de célébrité, c'est Mansûr, dont il vient d'être parlé.
[216] C’est le nom de l'oiseau fabuleux nommé par les Grecs. Le nom arabe, qui a passe dans les langues de l'Orient musulman, n'est pas autre que le nom grec altéré, et la description que donnent de la mort de cet oiseau les écrivains orientaux est pareille à celle des écrivains grecs.
[217] Au premier hémistiche du vers 2303, des manuscrits portent Retirer son cœur du monde, c'est mourir. (Voy. vers 2300.)
[218] On donne le nom de khazma, aux feuilles de l'arbre nommé mucl, ou dûm, qui est une sorte de palmier. (Voy. S. de Sacy, Chrest. ar. III, 478.)
[219] Proprement, par sa trompette, par allusion à la trompette du dernier jour.
[220] Au lieu de Tâï, au vers 2335, la traduction hindoustanie porte un khalife et la traduction turque Bizan ou Bijan, nom d'un athlète de Caïcaous. Dans la liste des contemplatifs dont Jâmî a donné la Vie, et qui a été publiée par S. de Sacy (Not. et extr. t. XII), on trouve (p. 403, l. 14) : Tâï, fils d'Abû Nasr ; mais l'orthographe est différente. Il s'agit peut-être ici de Hâtim Tâï ; mais dans ce cas l'orthographe diffère aussi.
[221] A la lettre (vers 2338) : « la feuille du visage (de la mort) est écartée par les gémissements. »
[222] A la lettre : comme du vitriol.
[223] La version turque porte Socrate, Hippocrate (vers 2360). Les Arabes ont surnommé ce dernier « le maître de la santé. »
[224] Cf. Act. ix, 37.
[225] A la lettre : « le moindre poil de la connaissance de moi-même ne s'est pas manifesté. »
[226] Allusion à la boule du mail.
[227] A la lettre : « si mon chagrin n’existait pas à ce point en argent comptant, etc. »
[228] Ou peut-être : « pour le ciel dont ce champ de martyre est un gage. » (Voyez, sur Karbala, mon Mémoire sur la religion musulmane dans l'Inde.)
[229] C'est la traduction hindoustanie qui ajoute, vers 2402, les mots fort utiles que je traduis ici.
[230] Cette anecdote manque dans un de mes meilleurs manuscrits et dans la traduction hindoustanie.
[231] L'expression de étuve, est allégorique, et signifie ici « le monde. »
[232] C'est-à-dire, je crois, « je n'y suis qu'en tremblant, à cause des dangers qui m’entourent. » Allusion à la situation d'un homme qui se serait introduit furtivement dans le hammam des femmes.
[233] Des manuscrits portent tout le monde.
[234] Le vers 2412 n'est pas clair.
[235] Allusion à une posture des soufis, qu'on peut voir sur le portrait de Saadi que j'ai publié dans ma Notice sur Saadi considéré comme poète hindoustani.
[236] Le vers 2422 signifie, mot à mot : « tant que l'union du roi ne te donnera pas la main, le cheval que tu auras loué pour la route ne te sera pas utile. »
[237] Selon la traduction turque, il s'agit ici de Mahmud le Ghaznévide.
[238] Il paraît que c'étaient des gens condamnés à ces peines dont on exposa ainsi les membres.
[239] On sait que les puits, ou plutôt les citernes sèches, servent souvent de prison en Orient.
[240] Le schaïkh Abu 'Abd Allah Muhammad ben 'Ali Tarmazî, c'est-à-dire de la ville de Tarmaz, en Khorassan, est surnommé quelquefois le saint (par excellence) du Turkestan, ainsi qu'on le voit plus loin.
[241] Vers 2502. Cette anecdote ne se trouve pas dans la traduction hindoustanie. La traduction turque reproduit mot à mot le persan et y conserve le mot âme, pris évidemment ici, dans un sens métaphorique, pour corps.
[242] Le premier hémistiche du vers 2523, qui n'est reproduit ni dans la traduction hindoustanie ni dans la traduction turque, contient un jeu de mots dont voici la traduction littérale : « ne couds pas ton cœur rapetassé au cœur brisé. »
[243] Allusion à une pratique de pénitence usitée dans l'Inde.
[244] A la lettre : « tu n'obtiendras pas de prière pour accomplir ce voyage. »
[245] Il s'agit ici, sans doute, du prophète Jonas, car après son nom on trouve, au titre de l'anecdote, dans la traduction turque, la formule de bénédiction employée pour les prophètes. (Voyez au surplus les Notices et extraits des manuscrits, t. XII, p. 434. note 5, et d'Herbelot, Biblioth. or. au mot Dhoualnoun.)
[246] C'est-à-dire, « la voie du spiritualisme. »
[247] Il s'agit ici d'Ibrahim Adham, roi ou plutôt fils d'un roi de Balkh, qui renonça au trône pour se faire faquir, comme on le voit dans l'anecdote qui suit. C'est ce que 'Attar veut dire par l'expression mit le feu à son royaume » ou « le brûla, » en traduisant mot à mot.
[248] Ou plutôt Ibrahim-i Adham, c'est-à-dire, Ibrahim, fils d'Adham, sultan de Balkh, qui régnait dans le viiie siècle. Je possède un fort joli dessin original représentant ce saint personnage dans le désert, où il s'était retiré pour se livrer à la contemplation. Il est assis sur la terre, son chapelet à la main, la tête entourée de l'auréole de la sainteté. Quatre anges ailés lui présentent de la nourriture, et deux autres arrivent dans les nuages. Il paraît qu'il refusait ces aliments miraculeux, car il est représenté une seconde fois dans un angle du dessin avec un fruit et une miche d'eau, et n'ayant pour tout vêtement qu'un lung (pagne). On lit au bas du dessin cette inscription persane : Ibrâhîm Adham embrasse la vie des faquirs. On rapporte que la conversion de ce saint musulman eut lieu miraculeusement. Il vit, dit-on, en songe, un individu qui cherchait sur le toit de la maison son chameau égaré, et le traita de fou ; mais celui-ci lui répondit : « Tu es bien plus insensé, si tu crois trouver Dieu dans ton royaume terrestre. »
[249] Par cette expression, 'Attar veut dire que ces gens étaient dans un état complet de désordre physique, par suite de leur vie contemplative.
[250] C'est-à-dire, « nous t'arracherons aux choses du monde et nous le ferons goûter les plaisirs célestes. »
[251] C'est-à-dire, « nous t'excommunierons, » comme l'explique la version hindoustanie : .
[252] C'est-à-dire, je pense, « pour ne pas perdre ma position ».
[253] Il faut prononcer, tant à cause de la mesure qu'à cause du sens, Ahmad-i Hambal, ce qui signifie proprement Ahmad, fils de Hambal, et c'est le nom du fondateur d'une des quatre écoles orthodoxes musulmanes.
[254] Surate xvii, verset 36.
[255] Au premier hémistiche du vers 2677 cela signifie, à la lettre, « il s'en alla de l'endroit où il était, » c'est-à-dire, « il renonça à son projet. »
[256] Le mot que je traduis par pleur signifie proprement sueur ; mais le contexte et les traductions hindoustanie et turque prouvent qu'il a ici le sens de larmes.
[257] C'est le poète qui parle au lecteur.
[258] Au second hémistiche du vers 3687, le mot action, ou péché, ou tout autre, est sous-entendu.
[259] Il faudrait ajouter pour compiler le sens, « et vous l'avez lue pour ensanglanter de son sang la chemise de Joseph et faire croire à votre père qu'un loup l'avait dévoré. »
[260] C'est-à-dire, en sueur (en nage) à cause de l'émotion qu'ils éprouvaient.
[261] C'est-à-dire, « l'honneur du monde. »
[262] Cette addition explicative m'est fournie par la traduction turque.
[263] Le mot que je traduis par fou en Dieu est simplement fou, mais qui ici et dans les passages analogues doit s'entendre d'un soufi tellement absorbé dans l'amour de Dieu qu'il en est comme fou, et que, dans tous les cas, il en a l'apparence.
[264] A la lettre : « Si tu as des feuilles, sois cette tige ; si tu n'as pas de feuilles pour cette tige élevée, ne sois pas hardi, etc. »
[265] C'est-à-dire, « le tonnerre ; » mais le vers contient une allusion à l'usage des souverains de l'Orient d'avoir un tambour et même un orchestre à la porte de leur palais.
[266] Allusion à la légende rabbinico-musulmane de Joseph.
[267] Le mot signifie proprement ici extase, état extatique.
[268] Le mot du texte persan que je traduis ainsi signifie proprement une étuve ; mais il est évident qu'il ne peut avoir ici ce sens restreint, et les traductions hindoustanie et turque le prouvent ; car ce mot est traduit dans la première par maison, et dans la seconde par un endroit en ruines. Plus loin, du reste, dans le texte persan, au vers 2777, on trouve le mot maison.
[269] Célèbre personnage, natif de Wâcit, ville à laquelle il a emprunté son nom.
[270] Par allusion aux juifs enterrés dans les tombeaux que Wâcitî avait sous les yeux.
[271] Il paraît que l'oiseau dont il s'agit ici est le hibou.
[272] C'est-à-dire, « l'effacer, » en d'autres termes, « mourir. »
[273] C'est en effet ainsi que les catéchismes musulmans, suivant en cela le Coran, prescrivent de répondre.
[274] Signifie à la lettre, la cervelle et la peau.
[275] C'est-à-dire, « tu seras uni à Dieu sans avoir besoin de la foi extérieure ni de la vie individuelle. »
[276] Le texte persan porte « le libertin du chauffoir des bains, » expression que la traduction hindoustanie rend par « torréfieur de grains » ; mais à cause du contexte et de la traduction turque, où l'on trouve simplement « (le roi) alla dans un chauffoir, » je pense qu'il faut entendre par là un « garçon des bains, un baigneur, » qu'Attar traite de libertin par la raison qu'en Orient les bains sont quelquefois des lieux de débauche.
[277] C'est-à-dire, « du monde indien, » de l’Inde.
[278] On sait que, d'après une tradition rabbinico-musulmane, le blé est le fruit défendu du paradis terrestre.
[279] C'est-à-dire, « il ne vit plus qu'un seul être. »
[280] Karafs en persan, synonyme de ajmûd en hindi, (Voyez Gladwin, Materia indica.)
[281] Il s'agit ici du célèbre soufi de ce nom cité plus haut.
[282] C'est-à-dire, « tu n'auras plus affaire ni avec le monde présent ni avec le futur. »
[283] C'est-à-dire, « il doit être indifférent à tout, au point d'être aussi insensible à la bonne qu'à la mauvaise réputation. »
[284] Dans le premier hémistiche du vers 2942, il se rapporte à Dieu, comme on l'a vu antérieurement dans des circonstances analogues, et non à la barbe dont il est ici question. La traduction hindoustanie ne rend pas ce passage ; mais, bien qu'il soit très librement rendu dans la traduction turque, on y entrevoit le vrai sens. Voici le vers turc : .
[285] Morceau de viande grillée.
[286] Au lieu du sens de saleté, un de mes meilleurs manuscrits porte un mot persan, qui signifie plus explicitement la même chose, et qu'on trouve aussi dans la traduction turque.
[287] Le mot que je rends par potasse signifie proprement l’herbe nommée alkali, avec la cendre de laquelle on fait la potasse. La traduction turque rend ce mol par savon.
[288] Attendu qu'il était défendu d'en vendre, parce qu'on en fait du vin.
[289] C'est-à-dire, « je me passe de toi. »u vers 3291, cela signifie, à la lettre : « l'odeur de sa porte. » Le mot odeur, est pris ici dans le sens de nouvelle, par lequel il est, en effet, rendu dans la traduction turque..