Attar

Farīd al-Dīn Attār

 

MANTIC UTTAÏR ou LE LANGAGE DES OISEAUX.

chapitres XIII à XXII

chapitres I à XII  - chapitres XXVIII à XXXIV

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 

 

La conférence des oiseaux peinte par Habib Allah


 

Farīd al-Dīn Attār

MANTIC UTTAÏR

ou

LE LANGAGE DES OISEAUX.[1]

 

Traduction de J. H. Garcin de Tassy.

 

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CHAPITRE XIII.

MENTION GÉNÉRALE DES OISEAUX. (V. 1030.)

Ensuite tous les autres oiseaux apportèrent, dans leur ignorance, une quantité d'excuses. Chacun d'eux donna une sotte excuse ; toutefois il ne l'énonça pas dans l'intérieur de la réunion, mais sur le seuil. Si je ne te répète pas les excuses de tous ces oiseaux, pardonne-moi, lecteur, car ce serait trop long. Chacun d'eux n'en avait qu'une mauvaise à présenter ; aussi comment de tels oiseaux pouvaient-ils embrasser dans leurs serres le Simorg ?

Celui qui préfère le Simorg à sa propre vie doit se combattre vaillamment lui-même. Quand on n'a pas trente grains dans son nid,[139] il peut se faire qu'on ne soit pas amoureux du Simorg. Puisque tu n'as pas un gésier propre à digérer le grain, pourrais-tu être le compagnon de jeune du Simorg ? Lorsque tu as à peine goûté au vin, comment en boiras-tu une grande coupe, ô paladin ? Si tu n'as pas plus d'énergie et de force qu'un atome, comment pourras-tu trouver le trésor du soleil ? Puisque tu peux te noyer dans une goutte d'eau imperceptible, comment pourras-tu aller du fond de la mer aux hauteurs célestes ? C'est bien réel et ce n'est pas une simple odeur. Ceci n'est pas l'affaire de ceux qui n'ont pas le visage net.

Lorsque tous les oiseaux eurent compris ce dont il s'agissait, ils s'adressèrent encore à la huppe en ces termes : « Toi qui te charges de nous conduire dans le chemin, toi qui es le meilleur et le plus puissant des oiseaux, sache que nous sommes tous faibles et sans force, sans duvet ni plumes, sans corps ni énergie ; comment pourrons-nous enfin arriver au sublime Simorg ? Notre arrivée auprès de lui serait un miracle. Dis-nous avec qui cet être merveilleux a de l'analogie ; car sans cela des aveugles comme nous ne sauraient chercher ce mystère. S'il y avait quelque rapport entre cet être et nous, nous éprouverions de l'inclination à aller vers lui ; mais nous voyons en lui Salomon, et nous sommes la fourmi mendiante. Vois ce qu'il est et ce que nous sommes : comment l'insecte qui est retenu au fond du puits pourra-t-il s'élever jusqu'au grand Simorg ? La royauté sera-t-elle le partage du mendiant ? Cela pourra-t-il avoir lieu avec le peu de force que nous avons ? »

La huppe répondit : « O oiseaux sans ambition ! comment un généreux amour pourrait-il surgir d'un cœur dépourvu de sensibilité ? Cette sorte de mendicité, dans laquelle vous semblez vous complaire, est pour vous sans résultat. L'amour ne s'accorde pas avec le manque de sensibilité. Celui qui aime les yeux ouverts[140] marche à son but en jouant avec sa vie. Sache que quand le Simorg manifeste hors du voile sa face aussi brillante que le soleil, il produit des milliers d'ombres sur la terre ; puis il jette son regard sur ces ombres pures. Il déploie donc son ombre dans le monde, et alors paraissent à chaque instant de nombreux oiseaux. Les différentes espèces d'oiseaux qu'on voit dans le monde ne sont donc tous que l'ombre du Simorg. Sachez bien cela, ô ignorants ! Dès que vous le saurez, vous comprendrez exactement le rapport que vous avez avec le Simorg. Admirez ce mystère avec intelligence, mais ne le divulguez pas. Celui qui a acquis cette science est submergé dans l'immensité du Simorg ; mais, gardons-nous de dire qu'il est Dieu pour cela. Si vous devenez ce que j'ai dit, vous ne serez pas Dieu, mais vous serez à jamais submergés en Dieu. Un homme ainsi submergé est-il pour cela une transsubstantiation[141] ? et ce que je dis à ce sujet peut-il être considéré comme superflu ? Puisque vous savez de qui vous êtes l'ombre, vous devez être indifférents à vivre ou à mourir. Si le Simorg n'eût pas voulu se manifester au dehors, il n'aurait pas projeté son ombre ; s'il eût voulu rester caché, jamais son ombre n'eût paru dans le monde. Tout ce qui se manifeste par son ombre se produit ainsi visiblement. Si tu n'as pas un œil propre à voir le Simorg, tu n'auras pas non plus un cœur brillant comme un miroir propre à le réfléchir. Il est vrai qu'il n'y a pas d'œil susceptible d'admirer cette beauté, ni de la comprendre ; on ne peut aimer le Simorg comme les beautés temporelles ; mais, par excès de bonté, il a fait un miroir pour s'y réfléchir. Le miroir, c'est le cœur. Regarde dans le cœur, et tu y verras son image. »

LE ROI CHARMANT. (V. 1070.)

Il y avait un roi charmant et incomparable dans le monde de la beauté. La vraie aurore était un éclair de son visage, l'ange Gabriel une émanation de son odeur. Le royaume de sa beauté[142] était le Coran de ses secrets, et ses yeux en étaient les versets par leur attrait. J'ignore si quelqu'un avait jamais eu la force de soutenir la vue de ce prince d'une beauté si accomplie. Quoi qu'il en soit, le monde entier était plein de sa renommée, et son amour se faisait ressentir violemment à toute créature. Quelquefois il lançait son coursier dans la rue, le visage couvert d'un voile rose ; mais à ceux qui regardaient ce voile, on séparait la tête du corps, bien qu'ils fussent innocents ; et à ceux qui prononçaient son nom, on coupait aussitôt la langue. Donc celui qui songeait à avoir des rapports avec lui livrait par là inévitablement au vent son esprit et son âme. En un seul jour il mourait un millier de personnes du chagrin causé par son amour. Voilà l'amour et son résultat.

Afin de voir manifestement la beauté de ce prince, on donnait volontiers sa vie, et l'on mourait, persuadé qu'il valait mieux mourir de passion pour le visage de cet être charmant, que de vivre cent longues vies loin de lui. Personne ne pouvait se résigner à la patience relativement à lui ; personne n'en avait la force. Les hommes périssaient à sa recherche ; chose étonnante ! ils ne pouvaient ni supporter sa présence, ni se passer de lui. Toutefois, si quelqu'un pouvait soutenir un instant sa vue, le roi manifestait alors son visage ; quant à ceux qui n'avaient pas le courage de le regarder, ils se bornaient à avoir le plaisir de l'entendre. Personne n'était digne de lui, et tous mouraient le cœur plein du chagrin que leur causait son amour. Le roi fit faire en conséquence un miroir, pour qu'on pût y regarder indirectement son visage. On disposa convenablement le palais du roi, et l'on y plaça ce miroir. Le roi allait en haut du palais, et il regardait dans ce miroir ; son visage se réfléchissait alors dans le miroir, et chacun pouvait le voir.

De même, si tu chéris la beauté de ton ami, sache que ton cœur en est le miroir. Prends ton cœur et contemples-y sa beauté ; fais de ton âme un miroir pour y voir l'éclat de ton ami. Il est ton roi dans le château de la gloire, et ce château est lumineux par le soleil de cette beauté. Admire dans ton propre cœur ton roi ; vois son trône dans un atome. Toute apparence qui se manifestera à toi dans le désert doit être réellement pour toi l'ombre mystérieuse du Simorg. S'il t'avait révélé sa beauté, tu la reconnaîtrais dans son ombre. Qu'il y ait trente oiseaux (si-morg), ou qu'il y en ait quarante, tout ce que tu vois est l'ombre du Simorg. Le Simorg n'est pas distinct de son ombre : soutenir le contraire, ce n'est pas dire la vérité ; l'un et l'autre existent ensemble. Cherche-les donc réunis, ou mieux, laisse l'ombre, et tu trouveras alors le secret. Si te bonheur te secondait, tu verrais dans cette ombre le soleil ; mais si tu te perdais dans cette ombre, comment pourrais-tu obtenir le Simorg lui-même ? Si tu découvres, au contraire, que l'ombre se perd dans le soleil, alors tu verras que tu es toi-même le soleil.

ANECDOTE SUR ALEXANDRE. (V. 1103.)

On dit qu'une fois l'heureux Alexandre, roi du monde, au lieu d'envoyer un ambassadeur, se revêtit lui-même des insignes de ses envoyés, et alla ainsi secrètement s'acquitter du rôle qu'il s'était donné. Puis il dit, comme venant de la part d'Alexandre, ce que tout le monde ignorait. Personne, dans l'univers, ne sut jamais que cet ambassadeur était Alexandre de Grèce. Comme tout le monde ne connaissait pas Alexandre, on ne l’aurait pas cru s'il avait dit qu'il était Alexandre.

Le roi connaît un chemin pour arriver à tous les cœurs ; mais il n'y a pas de chemin qui mène au cœur égaré. Si le roi semble méconnaître ta cellule, ne t'afflige pas, puisque tu sais qu'il y réside en réalité intérieurement.

MAHMUD ET AYÂZ. (V. 1110.)

Ayâz, ayant été attristé par le mauvais œil, finit par être placé loin de l’œil du sultan Mahmud. Dans son découragement, il s'étendit sur le lit des gémissements, et il tomba dans l'affliction, la peine et l'abattement. Lorsque la nouvelle en parvint à Mahmud, et qu'il sut ainsi la vérité, il appela un serviteur : « Va, lui dit-il, auprès d'Ayâz, et adresse-lui ces mots : O toi qui as été disgracié par le roi ! voici ses propres paroles : « Je suis éloigné de toi et de ton charmant visage, c'est pourquoi j'éprouve de la peine et du chagrin. Je pense bien que tu es triste, mais je ne sais qui est plus triste de toi ou de moi. Si mon corps est éloigné de ta société intime, mon âme aimante est auprès de toi. Ô toi qui m'aimes ! je suis l'âme de toi-même ; je ne suis pas un instant absent loin de toi. Le mauvais œil a fait bien du mal, puisqu'il a attristé un être aussi charmant que toi. » Ainsi dit le roi ; puis il ajouta en parlant à son serviteur : « Va au plus vite, comme la flamme et comme la fumée ; ne t'arrête pas en chemin, prends garde ; va comme l'eau, et comme l'éclair qui précède le tonnerre. Pour peu que tu te retardes dans le chemin, je rendrai étroits à ton égard les deux mondes. »

Le serviteur, troublé, se mit en route et ne tarda pas d'arriver comme le vent auprès d'Ayâz ; mais il trouva le roi assis devant son esclave. Son esprit pénétrant fut agité ; un tremblement s'empara de son corps, on aurait dit qu'il était en proie à une peine extrême. Il disait, en effet, en lui-même : « Quel malheur d'être attaché au service du roi ! il va sans doute répandre aujourd'hui mon sang. » — « Je jure, dit alors le serviteur, que je ne suis resté ni assis ni debout dans aucun lieu ; et j'ignore tout à fait comment le roi a pu arriver ici avant moi. Le roi me croit-il, oui ou non ? Si j'ai manqué en quelque chose à mon devoir, je me reconnais infidèle. » — « Tu n'es pas mahram dans cette chose, répondit Mahmud, comment aurais-tu pu franchir le chemin comme je l'ai fait ? J'ai un chemin secret pour aller jusqu'à Ayâz, parce que je ne puis me passer un instant de le voir. Je puis désirer d'avoir extérieurement des nouvelles d'Ayâz ; mais, derrière le rideau, je sais à quoi m'en tenir sur son compte. Que je demande des nouvelles de ce qui le concerne aux vieillards ou aux jeunes gens, mon âme n'en est pas moins en réa lité unie à lui. »

 

 

CHAPITRE XIV.

EXPLICATIONS DE LA HUPPE SUR LE VOYAGE PROJETÉ. (V. 1133.)

Lorsque tous ces oiseaux eurent entendu ce discours, ils découvrirent les anciens secrets. Ils reconnurent leur rapport avec le Simorg, et nécessairement ils éprouvèrent le désir de faire le voyage que la huppe leur proposait. Toutefois ce discours même les fit reculer à se mettre en route ; ils éprouvèrent tous la même inquiétude, et l'exprimèrent pareillement. Ils dirent donc à la huppe : « O toi qui es notre guide dans cette affaire ! veux-tu que nous abandonnions, pour aborder ce chemin, la vie tranquille dont nous jouissons, puisque de faibles oiseaux comme nous ne peuvent se flatter de trouver le vrai chemin pour arriver au lieu sublime où demeure le Simorg. »

La huppe répondit alors, en sa qualité de guide : « Celui qui aime ne songe pas à sa propre vie ; si l'on aime véritablement, il faut renoncer à la vie, qu'on soit abstinent ou libertin. Puisque ton esprit n'est pas d'accord avec ton âme, sacrifie celle-ci, et tu parviendras au but de ton voyage. Si cette âme t'intercepte le chemin, écarte-la ; puis jette tes regards en avant et contemple. Si l'on te demande de renoncer à la foi, si l'on veut que tu renonces à la vie, renonce à l'une et à l'autre ; laisse la foi et sacrifie ta vie. Un ignorant des choses spirituelles aura beau dire qu'il est faux que l'amour soit préférable, soit à l'infidélité, soit à la foi, en disant : Quel rapport y a-t-il entre la foi, l'infidélité et l'amour ? Les amants font-ils attention à leur vie ? L'amant met le feu à toute espèce de moisson ; il enfonce la scie à son cou, et il se perce le corps. A l'amour il faut la douleur et le sang du cœur ; l'amour aime les choses difficiles.

« O échanson ! remplis ma coupe du sang de mon cœur, et, s'il n'y en a plus, donne-moi la lie qui reste.[143] L'amour est une peine cruelle qui dévore tout. Tantôt il déchire le voile de l'âme, tantôt il le recoud. Un atome d'amour est préférable à tout ce qui existe entre les horizons, et un atome de ses peines vaut mieux que l'amour heureux de tous les amants. L'amour est la moelle des êtres ; mais il n'existe pas sans douleur réelle. Quiconque a le pied ferme dans l'amour renonce à la fois à la religion et à l'incrédulité. L'amour t'ouvrira la porte de la pauvreté spirituelle, et la pauvreté le montrera le chemin de l'incrédulité. Quand il ne te restera plus ni incrédulité ni religion, ton corps et ton âme disparaîtront ; tu seras digne de ces mystères : il faut, en effet, être tel pour les pénétrer. Avance donc sans crainte ton pied dans cette voie comme les hommes spirituels, et renonce, sans balancer à la foi et à l'infidélité. N'hésite pas, retire tes mains de l'enfance, aie plutôt pour cette chose l'ardeur des braves ; cent vicissitudes tomberaient inopinément sur toi, que tu n'aurais pas de crainte à éprouver si elles avaient lieu dans la voie dont il s'agit. »

HISTOIRE DU SCHAÏKH SAN'ÂN. (V. 1159.)

Le schaïkh San'ân était un saint personnage de son temps, plus parfait que tout ce qu'on peut dire. Ce schaïkh resta dans la retraite pendant cinquante ans avec quatre cents disciples parfaits. Chacun de ses disciples, chose étonnante ! ne cessait de faire pénitence jour et nuit. Il avait les œuvres et la science en partage, et il avait aussi des amis ; il avait les avantages extérieurs et la révélation intérieure, ainsi que l'intelligence des mystères. Il avait exécuté quatre ou cinq fois le pèlerinage de la Mecque ; il avait passé à cet exercice un temps considérable. Il faisait des prières et des jeûnes sans nombre ; il n'omettait aucune pratique de la sunna. Ses anciens étaient hors d'eux-mêmes à son sujet en se voyant ainsi surpassés. Cet homme spirituel aurait fendu un cheveu ; il était fort dans les miracles et les degrés du spiritualisme. Quiconque était malade ou abattu retrouvait la santé par son souffle. En résumé, dans la joie et la tristesse, il était un exemple pour les hommes et comme un drapeau dans le monde. Quoiqu'il se vît le modèle de ses compagnons, il vit pendant quelques nuits la même chose en songe ; à savoir, que de la Mecque il allait résider en Grèce, et qu'il y adorait une idole. Après avoir eu ce songe fâcheux, il fit part de la douleur qu'il en éprouvait ; car, hélas ! le Joseph de la grâce allait tomber dans le puits ; une circonstance difficile se présentait dans le chemin. « J'ignore (dit-il) si je pourrai retirer mon âme de ce chagrin ; je dois renoncer à la vie si je veux professer la foi. Sur toute la surface de la terre il n'y a pas un homme qui ait à supporter une telle vicissitude dans sa route ; s'il la surmonte, le chemin sera lumineux pour lui jusqu'à ce qu'il atteigne son but ; mais s'il ne peut y réussir, le chemin sera à la fin trop long pour lui. » Bref, ce maître incomparable dit à ses disciples : « Mon parti est pris ; il faut que j'aille tout de suite du côté de la Grèce, afin d'avoir promptement l'explication de ce songe. » Ses quatre cents disciples fidèles l'accompagnèrent dans le voyage. Ils allèrent de la Caaba aux confins de la Grèce, et ils parcoururent d'un bouta l'autre ce pays. Par hasard ils virent un balcon[144] élevé, sur lequel était assise une jeune fille. C'était une fille chrétienne, d'une figure angélique, qui possédait des facultés contemplatives dans le chemin de Dieu. C'était un soleil sans déclin sur la sphère de la beauté et sur le zodiaque de la dignité. L'astre du jour, par la jalousie que lui inspirait l'éclat de son visage, paraissait dans la rue qu'elle habitait plus jaune que le visage des amants. Quiconque liait son cœur à la chevelure de cette jeune fille ceignait la ceinture des chrétiens en songeant à cette chevelure ; quiconque plaçait son âme sur le rubis des lèvres de cette beauté ravissante perdait la tête avant même d'avoir mis le pied dans le chemin de l'amour ; l'aurore prenait une teinte noire à cause de ses noirs cheveux ; la Grèce se couvrait de rides,[145] à cause de cette belle aux éphélides. Ses deux yeux étaient la séduction des amants ; ses deux sourcils figuraient des arcs parfaits. Lorsqu'elle regardait ses admirateurs, elle les terrassait de la main de son œillade.[146] Son sourcil formait comme le cintre de la lune de son œil où se repose la prunelle. Lorsque cette prunelle de son œil agissait avec énergie,[147] elle saisissait comme une proie l'âme de centaines d'hommes. Son visage, sous ses cheveux lisses, brillait comme un charbon ardent ; l'humide rubis de ses lèvres rendait altéré un monde entier ; le narcisse de ses yeux langoureux avait pour cils cent poignards ; celui qui avait soif de l'eau pure dont on s'abreuve à sa bouche, ainsi qu'une source vive, ressentait sur son cœur le piquant de ses cils comme autant de poignards. Vu que les expressions ne pouvaient passer par sa bouche, tant elle était petite, on ne comprenait pas ce qu'elle disait. En effet, la forme de sa bouche était celle du trou d'une aiguille ; et sa taille, aussi mince qu'un cheveu, était en outre serrée par son zunnâr. Elle avait au milieu du menton une fossette couleur d'argent, vivifiante comme les discours de Jésus. Des milliers de cœurs, noyés dans le sang comme Joseph, se précipitaient tête baissée dans ce puits.[148] Des perles aussi brillantes que le soleil ornaient ses cheveux ; elle avait le visage couvert d'un voile d'étoffe noire. Lorsque cette jeune fille chrétienne eut levé son voile, le cœur du schaïkh déjà asservi s'enflamma. Par là même qu'elle montra son visage de dessous ce voile, elle ceignit les reins du schaïkh de cent zunnâr au moyen d'un seul de ses cheveux. Quoique le schaïkh n'eût pas arrêté ses regards sur la jeune chrétienne, toutefois il ressentit pour elle un amour qui produisit un effet tel, que son libre arbitre glissa entièrement de ses mains, et qu'il tomba lui-même sans que ses pieds pussent le soutenir ; il tomba, dis-je, à cet endroit même, consumé par le feu de l'amour. Tout ce qu'il avait cessa d'exister tout à fait ; son cœur s'évanouit en fumée par l'effet du feu de son amour. L'amour de cette jeune fille mit son âme au pillage ; l'infidélité se répandit des cheveux de la chrétienne sur sa foi.

Le schaïkh livra donc sa foi et acheta l'infidélité ; il vendit sa situation saine et acquit l'infamie. Cet amour agit avec violence sur son âme et son cœur au point qu'il désespéra de son cœur et fut rassasié de son âme : « Lorsque la religion vous quitte, s'écria-t-il, à quoi bon le cœur ? Oh ! combien est pénible pour moi l'amour que je ressens pour cette jeune chrétienne ! »

Lorsque ses disciples le virent si affligé, ils comprirent ce qui était arrivé. Ils furent étonnés à son sujet, et, stupéfaits, ils tinrent la tête baissée. Plusieurs lui donnèrent des conseils qui n'avaient pas d'utilité, car en les admettant il n'aurait éprouvé aucun bien-être. A quiconque lui donna son avis, il n'obéit pas, parce que son affliction n'était susceptible d'aucun remède. Comment un amant passionné pourrait-il recevoir des ordres ? Comment une douleur qui détruit tout remède pourrait-elle agréer un remède ? Jusqu'à la nuit pendant ce long jour il eut l'œil fixé sur le balcon et la bouche ouverte. Les étoiles, qui cette nuit brûlaient comme des lampes, empruntaient leur chaleur au cœur de ce saint personnage. Son amour s'accrût cent fois cette nuit, et inévitablement il fut tout à fait hors de lui. Il arracha son cœur à lui-même et au monde ; il jeta de la poussière sur sa tête et se mit en deuil. Pendant quelque temps il n'eut ni sommeil ni repos ; il était agité par l'amour, et il se lamentait à l'excès. « Seigneur, disait-il, cette nuit n'est donc pas suivie du jour pour moi, ou bien est-ce que la lampe du firmament ne brûle pas ? Je suis resté bien des nuits en abstinence, et personne ne pourrait dire ce que j'ai supporté. Je n'ai plus eu la force de brûler comme la bougie ; il n'est pas resté d'autre eau à mon foie que le sang de mon cœur. On m'a retiré, comme la bougie, de la liquéfaction et de la brûlure ; on me brûle dans la nuit et l'on me retire dans le jour. J'ai été assailli toute la nuit ; je suis resté plongé dans le sang de la tête aux pieds. Cent attaques m'ont atteint à chaque instant durant la nuit ; mais j'ignore quand viendra le jour où je succomberai. Celui qui éprouverait de telles angoisses pendant une seule nuit en aurait pour toujours le cœur consumé. Je suis resté jour et nuit dans les plus grands tourments. Cette nuit a été un jour fatal pour moi. Le malheureux incident que je devais subir un jour, c'est cette nuit qu'il a eu lieu. O Seigneur ! il ne doit pas y avoir de jour après cette nuit ; la lampe du firmament ne doit pas brûler de nouveau. Ô Dieu ! quelle est donc la chose que signale cette nuit ? Sera-t-elle le jour de la résurrection ? La lampe du firmament a-t-elle été éteinte par mes soupirs, ou bien s'est-elle cachée dans sa jalousie pour la beauté de l'objet de mon amour ? Cette nuit est aussi longue et aussi noire que « es cheveux ; sans cette circonstance, je serais mort cent fois, privé de voir sa face. Je brûle dans cette nuit par l'effet de la folie de mon amour, je n'ai pas la force d'en supporter l'agitation ; mais qu'est ma vie, pour que je la passe à décrire mon affliction et à déplorer ce que j'éprouve ? Où est ma patience, pour que je retire mes pieds sous le pan de ma robe, ou qu'ainsi que les hommes spirituels je prenne la coupe enivrante du vin ? Où est ma fortune, si elle n'accomplit pas mon désir, et si elle ne me vient en aide dans l'amour de cette jeune fille ? Où est ma raison, pour que je puisse faire usage de la science, on qu'avec adresse je me serve pour moi-même de mon jugement ? Où est ma main, pour que je mette sur ma tête la poussière du chemin, tandis que je la relèverai de dessous la poussière et le sang ? Où est mon pied, pour qu'il cherche la rue de mon amie ? Où est mon œil, pour que je puisse voir encore son visage ? Où est mon amie, pour me donner son cœur en me voyant dans une telle peine ? Où est-elle, pour me prendre par la main ? Où est le jour, pour que pendant sa durée je pousse des cris et des gémissements ? Où est l'intelligence, pour en faire un instrument de sagesse ? Ma raison, ma patience et mon amie ont disparu. Quel est cet amour, quelle est cette douleur, quelle est cette chose ? »

Tous les amis du schaïkh, prenant intérêt à lui, se réunirent cette nuit, à cause de ses plaintes. Un d'eux lui dit : « O grand schaïkh, lève-toi, et chasse la tentation à laquelle tu es en proie. Lève-toi, et fais l'ablution légale (gusl) de cette tentation. » Le schaïkh lui répondit : « Sache, ô impatient ! que j'ai fait cette nuit cent ablutions avec le sang de mon cœur. »

Un autre lui dit : « Où est ton chapelet ? car comment pourrais-tu te bien conduire sans chapelet ? » Il répondit : « J'ai rejeté mon chapelet de ma main, afin de pouvoir me ceindre du zunnâr chrétien. »

Un autre lui dit encore : « O saint vieillard ! si tu as péché, repens-t'en sans retard. » Le schaïkh répondit : « Je me repens actuellement d'avoir suivi la loi positive ; je veux quitter la position absurde où j'étais. »

Un autre lui dit : « O toi qui connais les secrets ! réveille-toi et lève-toi pour la prière. » Il dit : « Où est le mihrab de la face de mon amie, afin que je n'aie désormais d'autre soin que d'y faire le namâz ? »

Un autre lui dit : « Jusques à quand tiendras-tu ce discours ? Lève-toi, et va dans le secret adorer Dieu. » Le schaïkh dit : « Si mon idole était ici, il me conviendrait alors, en effet, de faire adoration devant elle. »

Un autre lui dit : « Tu n'éprouves donc pas de repentir ? tu ne conserves donc aucun attachement pour l'islamisme ? » Il dit : « Personne n'est plus repentant que moi de n'avoir pas été amoureux jusqu'ici. »

Un autre lui dit : « Un dive t'a barré le chemin et a percé inopinément ton cœur avec la flèche de la frustration. » Il répondit : « Dis au dive qui barre mon chemin de m'attaquer tout de suite, s'il doit le foire, agilement et lestement. »

Un autre lui dit : « Quiconque est intelligent te dira, bien que tu sois notre directeur, que tu t'es égaré. » Il dit : « Je m'embarrasse peu de ce qu'on pourra dire, et je n'ai pas honte de ma conduite. J'ai brisé avec une pierre la fiole de l'hypocrisie. »

Un autre lui dit : « Tes vieux amis sont affligés à ton sujet, et leur cœur en est fendu en deux. » Il dit : « Puisque la jeune chrétienne a le cœur satisfait, mon propre cœur est insouciant sur tout le reste. »

Un autre lui dit : « Arrange-toi avec nous, qui sommes tes vrais amis, afin de retourner cette nuit en notre compagnie à la Caaba. » Il dit : « A défaut de la Caaba, il y a l'église. Je suis en possession de ma raison dans la Caaba, mais je suis ivre dans l'église. »

Un autre lui dit : « Décide-toi tout de suite à partir, va te recueillir dans le harem sacré de la Mecque, et y demander pardon à Dieu. » Il répondit : « Je veux demander mon pardon en posant ma tête sur le seuil de la porte de cette belle. Laisse-moi donc en repos. »

Un autre lui dit : « L'enfer est sur ta roule ; toutefois on peut toujours l'éviter, en veillant sur soi. » Il dit : « L'enfer peut bien être sur ma route, mais c'est un seul de mes soupirs qui alimente le feu des sept enfers. »

Un autre lui dit : « Reviens à de meilleurs sentiments par l'espoir du Paradis, et repens-toi de ta mauvaise conduite, » Il répondit : « Puisque j'ai une amie au visage céleste, j'ai à ma portée la route du Paradis, si je veux y arriver. »

Un autre lui dit : « Crains Dieu, et rends-lui l'honneur qui lui est dû. » Il dit : « Ce feu que Dieu a jeté dans mon cœur, je ne puis le rejeter de mon cou. »

Un autre lui dit : « Renonce à ce dangereux objet, reviens à la foi et sois croyant. » Il dit : « Ne cherche autre chose auprès de moi que l'infidélité. Ne demande pas la foi à celui qui est devenu infidèle. »

Connut ! les discours des amis du schaïkh ne produisaient aucun effet sur lui, ils se décidèrent à garder le silence, en voyant qu'ils avaient pris un soin inutile. Des flots de sang s'agitèrent dans l'intérieur de leur cœur et finirent par sortir au dehors.

Enfin le lendemain, lorsque le Turc du jour, armé de son bouclier d'or, trancha la tête avec son sabre à la nuit noire,[149] et que le monde, plein de tromperie, fut plongé dans un océan de lumière provenant de la source du soleil, le schaïkh, auparavant si retiré du monde, mais désormais le jouet de son amie, alla dans sa rue errer avec les chiens. Il s'assit, dans la méditation, sur la poussière de cette rue, le cœur en désordre, comme les cheveux qui ornaient le visage de sa belle, semblable à la lune. Près d'un mois, jour et nuit, il attendit patiemment dans sa rue de voir le soleil de sa face. A la fin, il tomba malade, privé qu’il était de voir celle qui avait asservi son cœur, et cependant il ne leva pas la tête du seuil de sa porte. La terre de la rue de cette idole était son lit, et la marche de sa porte son oreiller. Comme la belle chrétienne vit qu'il ne quittait pas sa rue, elle comprit qu'il était amoureux d'elle. Elle se déguisa,[150] et lui dit : « O schaïkh ! pourquoi es-tu ainsi troublé ? Comment se fait-il qu'un abstinent tel que toi soit enivré du vin du polythéisme et vienne s'asseoir dans la rue des chrétiens ? Si le schaïkh m'adore,[151] la folie s'emparera de lui pour toujours. »

Le schaïkh lui dit : « C'est parce que tu m'as vu faible, que tu as dérobé mon cœur, qui déjà ne m'appartenait plus. Ou rends-moi mon cœur, ou cède à mon amour. Considère ma supplication, et n'agis pas avec pruderie ; laisse la coquetterie et la fierté, et fais attention à moi, qui suis pîr et amant malheureux. O ma belle ! puisque mon amour est sérieux, ou tranche-moi la tête, ou apporte la tienne à mes embrassements. Je suis prêt à sacrifier ma vie pour toi, si tu le demandes ; car si tu le voulais tu me rendrais cette vie par le contact de tes lèvres. O toi dont les lèvres et les boucles de cheveux m'offrent à la fois avantage et désavantage ! te posséder, c'est mon dessein et mou but. Ne me jette pas tantôt dans le trouble par tes cheveux embrouillés, tantôt dans la langueur par tes yeux languissants. À cause de toi, mon cœur est comme du feu, mes yeux se fondent en eau ; sans toi, je suis sans parent, sans ami, sans patience. Privé que je suis de toi, j'ai vendu le monde ainsi que ma vie, et j'ai cousu ma bourse[152] par l'effet de ton amour. J'ai répandu des larmes de mes yeux comme la pluie, parce que hors de toi mes yeux ne me servent plus pour voir. Mon cœur par ta vue est resté dans le deuil ; mon œil a vu ta face, et mon cœur est resté dans le chagrin. Personne n'a vu ce que j'ai vu de mes yeux, et qui est-ce qui a enduré ce que mon cœur a enduré ? Il n'est resté de mon cœur que le sang ; mais pourrai-je oie nourrir du sang de mon cœur, s'il ne me reste plus de cœur ? Désormais ne me frappe plus, moi malheureux, qui t'implore ; ne me soufflette pas avec tant de violence pour me terrasser. Ma vie s'est passée dans l'attente ; si je puis m'unir à toi, je trouverai enfin la vie. Chaque nuit je dresse des embûches à ma propre âme ; je joue ma vie au bout de ta rue. La face sur la poussière de ta porte, je la donne gratis en échange de la poussière. Je gémis plaintivement à ta porte ; ouvre-la, et admets-moi un instant en ta présence. Tu es le soleil ; comment pourrais-je m'éloigner de toi ? Je suis l'ombre ; comment pourrais-je exister sans toi ? Quoique je sois comme l'ombre par l'effet de la crainte, je suis toutefois la fenêtre d'où l'on découvre ton soleil. Je mettrais sous moi[153] les sept coupoles du monde, si tu abaissa » ta tête vers moi, qui suis un homme perdu. »

« O vieux radoteur ! lui répondit la jeune chrétienne, n'as-tu pas honte d'employer du camphre[154] et de préparer ton linceul ? Rougis de confusion. Puisque ton souffle est froid, ne cherche pas l'intimité avec moi. Tu es devenu pîr[155] ; ne fais pas le projet de jouer ton cœur. Occupe-toi actuellement de ton linceul ; cela vaudra mieux que de t'occuper de moi. Dans l'âge avancé que tu as atteint, borne-toi à la vie animale. Tu ne peux inspirer de l'amour ; va-t'en donc. Comment pourrais-tu obtenir la royauté, lorsque tu ne peux trouver du pain pour te rassasier ? »

Le schaïkh répliqua : « Tu dirais encore mille autres choses, que ton amour seul occuperait toujours mes pensées. Qu'importe qu'on soit jeune ou vieux pour aimer ? L'amour produit son effet sur tous les cœurs qu'il touche. »

La jeune fille dit : « Si tu es ferme dans ton projet, tu dois te laver absolument les mains de l'islamisme, car l'amour de celui qui n'est pas identique à son ami n'est que couleur et odeur. »

Le schaïkh dit : « Je ferai tout ce que tu me diras, et j'exécuterai passivement ce que tu me commanderas. Toi dont le corps est blanc comme l'argent, je suis ton esclave ; mets à mon cou, pour faire connaître mon esclavage, une boucle de tes cheveux. »

La jeune fille dit : « Si tu es un homme d'action, tu dois te décidera faire quatre choses ; c'est à savoir : te prosterner devant les idoles, brûler le Coran, boire du vin, fermer les yeux à la religion positive. » Le schaïkh dit : « Je consens à boire du vin, mais je n'accepte pas les trois autres conditions. Je puis boire du vin à ta beauté, mais je ne puis me décider à faire les trois autres choses. »

Elle dit : « Lève-toi donc et viens boire du vin ; lorsque tu auras bu du vin, tu éprouveras l'émotion qui te décidera à accepter les autres conditions. »

On conduisit donc le schaïkh jusqu'au temple des mages, et ses disciples y accoururent en toute hâte. Le schaïkh vit là réellement une réunion toute nouvelle pour lui, banquet dont l'hôte se distinguait par une incomparable beauté. Alors le feu de l'amour fit disparaître l'eau de ses œuvres, et les boucles de cheveux de la jeune chrétienne qu'il aimait emportèrent ses mérites. Il ne conserva ni sa raison, ni son bon sens ; il soupira silencieusement en ce lieu. Il accepta une coupe de vin de la main de son amie, il la but, et il retira son cœur de ses devoirs.

Le vin et l'amour de son amie agirent en même temps sur le schaïkh. Que dis-je ! l'amour qu'il ressentait pour cette lune s'accrut à l'infini. En effet, lorsque le schaïkh vit cette belle à la bouche gracieuse, et qu'il contempla ses riantes lèvres de rubis comme les deux valves d'une boîte, le feu de l'amour s'empara de son cœur, et un fleuve de sang se porta vers ses cils. Il demanda encore du vin et il le but ; il mit à son oreille une boucle des cheveux de sa belle en signe d'esclavage. Il se rappelait les ouvrages, au nombre de plus de cent, qu'il avait lus ou écrits lui-même sur la religion, et le Coran, qu'il savait si bien par cœur ; mais lorsque le vin parvint de la coupe dans son estomac, son sens spirituel s'effaça, et il ne lui resta plus qu'une vaine prétention. Tout ce qu'il savait disparut de son esprit, à mesure que le vin (bâdah) produisit son effet ; son esprit s'en alla comme le vent (bâd). Le vin lava entièrement de la tablette de sa conscience le sens spirituel qu'il possédait auparavant. L'amour de cette belle le rendit soucieux, et tout ce qui l'avait occupé jusqu'alors s'évanouit pour lui.

Lorsque le schaïkh fut ivre, son amour devint violent, et son âme fut agitée comme l'Océan. Étant dans l'ivresse, la coupe en main, il regarda donc cette idole et perdit tout à coup son libre arbitre ; il laissa glisser son cœur de sa main, et, excité par le vin, il voulut porter la main au cou de la belle chrétienne.

La jeune fille lui dit : « Tu n'es pas un homme d'action, tu n'as que des prétentions en amour ; tu ne connais pas le sens mystérieux des choses. L'état normal ne peut s'allier à l'amour, mais l'infidélité y est favorable. Si tu as le pied ferme dans l'amour, tu possèdes le chemin de mes boucles de cheveux tortillées. Pose le pied dans l'infidélité, représentée par mes boucles embrouillées ; suis la route de mes cheveux, tu pourras dès à présent mettre ta main à mon cou ; mais si tu ne veux pas suivre ce chemin, lève-toi et va-t'en ; prends ton bâton et le manteau de faquir. » A ces mots l'amoureux schaïkh fut tout à fait abattu, et il se soumit avec insouciance au destin. Avant que le schaïkh fût ivre, il n'avait déjà plus le sentiment de son existence ; mais lorsque l'ivresse se fut emparée de lui, son esprit et sa raison lui échappèrent entièrement. Il ne revint plus à lui, et il fut livré à l'ignominie ; il se fit effrontément chrétien.[156] Le vin vieux qu'il but produisit sur lui un effet extraordinaire ; il fit perdre la tête au schaïkh, et le rendit incertain comme le compas. Son vin était vieux, et son amour jeune, Sa maîtresse étant présente, comment la patience était-elle possible ? Dans cet état extatique, le schaïkh s'enivra, et comment n'aurait-il pas été hors de lui, étant ivre et amoureux ?

« O visage de lune ! dit-il, je suis sans force ; dis-moi ce que tu veux de moi, qui ai perdu mon cœur. Si lorsque j'avais ma raison je ne suis pas devenu idolâtre, j'ai brûlé le Coran devant l'idole lorsque j'ai été ivre. »

La jeune chrétienne lui répondit : « Tu es actuellement mon homme ; qu'un bon sommeil répare tes forces, car tu es digne de moi. Tu étais auparavant cru pour l'amour, mais maintenant que tu as acquis de l'expérience tu es cuit ; salut donc ! »

Lorsque la nouvelle arriva aux chrétiens que le schaïkh dont il s'agit avait embrassé leur croyance, ils le portèrent dans leur église tandis qu'il était encore ivre, et ils lui dirent de ceindre le zunnâr. En effet, le schaïkh se serra les reins de cette ceinture ; il jeta son froc dans le feu, et il se livra aux actes de la religion chrétienne.

Il rendit son cœur libre de l'islamisme, et ne se souvint plus de la Caaba, ni de la qualité de schaïkh. Après quelques années de vraie foi, le vin nouveau dont il a été parlé lava encore son visage (pour en faire disparaître tout ce qui tenait à la religion positive). Il dit alors : « L'apostasie m'a pris pour but ; l'amour que j'ai ressenti pour la jeune chrétienne a produit son effet. Je ferai tout ce qu'elle me dira désormais, et j'irai encore plus loin que je n'ai fait jusqu'ici ; car je n'ai pas adoré les idoles dans un jour de raison, mais seulement quand j'étais plongé dans l'ivresse. » Il ajouta : « O charmante jeune fille ! que reste-t-il à faire ? Tout ce que tu as ordonné a été exécuté. Qu'y a-t-il encore à accomplir ? J'ai bu du vin, j'ai adoré les idoles avec amour ; personne ne fit jamais ce que l'amour m'a fait faire. Quelqu'un sera-t-il jamais fou d'amour comme moi, et un schaïkh tel que moi sera-t-il aussi déshonoré que je le suis ? J'ai marché à reculons pendant près de cinquante ans ; mais à la fin l'océan du mystère a agité ses flots dans mon cœur. Un atome d'amour s'est élancé vivement de l'endroit où il était caché, et il m'a porté tout de suite sur le bord de la planche de l'existence. L'amour a déjà beaucoup fait, et il fera sans doute plus encore ; il a fait et il fera encore d'un froc un zunnâr. L'amour sait lire sur les parois de la Caaba ; l'amour connaît le secret du mystère qui fait perdre la raison. J'ai renoncé à tout ; mais dis-moi actuellement comment tu pourras t'unifier avec mot. Lorsque les fondements de l'édifice de l'union avec toi ont été jetés, tout ce que j'ai fait, je l'ai fait dans l'espoir de cette union. J'ai désiré l'union, j'ai recherché l'amitié, j'ai brûlé de dépit de me trouver dans l'absence. »

La jeune chrétienne dit encore : « O vieillard ! esclave de l'amour, je suis une personne considérable, et tu n'es qu'un faquir ; mais sache, ignorant que tu es, qu'il me faut de l'argent et de l'or ; ta prétention pourra-t-elle réussir sans argent[157] ? Puisque tu n'as pas d'or, prends ta tête[158] et va-t'en. Reste seul comme le soleil, prompt dans sa marche ; prends bravement patience et sois homme. »

Le schaïkh lui dit : « O charmante femme à la taille de cyprès, au sein d'argent ! tu m'engages vraiment à une belle chose ! Je n'ai personne que toi, ô charmante idole ! Retire donc la main du discours que tu tiens. Tu me repousses à chaque instant d'une manière différente, et tu me jettes ainsi dans le désespoir. Pour toi, j'ai tout supporté, par rapport à toi, j'ai fait tout ce que je pouvais faire. Dans la voie de ton amour, tout a disparu pour moi, l'infidélité et l'islamisme, la perte et le profit. Quelle n'a pas été l'agitation où tu m'as jeté dans mon attente ! et cependant tu ne m'as pas donné le repos dont je croyais jouir.[159] Tous mes amis se sont retirés de moi[160] : ils sont devenus ennemis de ma vie. Tu es ainsi, ils sont ainsi ; que ferai-je ? O toi qui as la nature vivifiante du Messie ! je préfère être avec toi en enfer que sans toi en paradis. » À la fin, lorsque le schaïkh fut devenu l'homme de la jeune chrétienne, le cœur de cette belle finit par ressentir à son égard la flamme de l'amour ; mais elle lui dit (pour l'éprouver encore) : « Actuellement, pour mon douaire, ô homme imparfait ! va garder mes pourceaux pendant une année entière ; et ensuite nous passerons ensemble notre vie dans la joie ou dans la tristesse. » Le schaïkh ne détourna pas la tête de l'ordre de sa belle ; car s'il l'eût détournée, il n'aurait pas trouvé ce qu'il recherchait. Ainsi donc ce schaïkh de la Caaba, ce saint et grand personnage, se résigna à garder les pourceaux pendant une année.

Dans la nature de chacun de nous il y a cent pourceaux : il faut devenir pourceau ou prendre le zunnâr. O toi qui n'es rien ! tu penses que ce danger était à appréhender pour le schaïkh, et voilà tout. Or ce danger se trouve dans l'intérieur de chacun de nous, il montre la tête lorsqu'on entre dans la voie du spiritualisme. Si tu ne connais pas ton propre pourceau, tu es excusable alors que tu n'es pas homme de la voie spirituelle. Quant à toi, homme d'action, lorsque tu mets le pied dans cette voie, tu vois en même temps cent mille idoles et cent mille pourceaux. Chasse le pourceau, et brûle l'idole dans la plaine déserte de l'amour ; sinon sois, comme ce schaïkh, déshonoré par l'amour.

A la fin, lorsque le schaïkh fut devenu chrétien, le bruit s'en répandit dans toute la Grèce. Ses compagnons en furent déconcertés et tout à fait désolés. Lorsqu'ils connurent sa détermination, ils abjurèrent son amitié. Tous fuirent son déshonneur et répandirent de la terre sur leur tête, par suite du chagrin qu'ils en ressentirent. Un de ses amis accourut néanmoins dans l'assemblée où était le schaïkh, et se présenta devant lui, en disant : « O toi qui négliges tes intérêts religieux ! retournons aujourd'hui auprès de la Caaba. Donne-nous tes ordres, et dis-nous ton secret à ce sujet, ou bien nous nous ferons tous chrétiens comme toi, et nous deviendrons le mihrab de l'ignominie. Nous ne voulons pas que tu sois seul à apostasier ; nous aussi nous prendrons le zunnâr chrétien. Autrement, pour ne pas te voir dans l'état où tu l'es mis, nous nous en irons de cette terre sans toi ; nous nous mettrons en prière dans la Caaba, pour ne pas voir ce que nous voyons. »

Le schaïkh répondit : « Mon âme est pleine de tristesse ; allez promptement là où votre désir vous porte. Quant à moi, l'église est désormais ma place, et la jeune chrétienne, le bonheur de ma vie. Savez-vous pourquoi vous êtes libres, c'est que vous ne vous êtes pas trouvés dans les mêmes circonstances que moi. Si vous vous fussiez trouvés un seul instant[161] dans la même situation, j'aurais à présent des compagnons pour mes chagrins amoureux. Retournez donc, ô mes chers amis ! à la Caaba ; car, pour ce qui me concerne à présent, j'ignore ce qui pourra avoir encore lieu. Si l'on me demande des explications sur ma conduite, je répondrai la vérité. Où est (dira-t-on, par exemple) celui à qui le pied a manqué et dont la tête a tourné ? » Je répondrai : « Il est resté l'œil plein de sang et la bouche pleine de poison ; il est resté dans la bouche des dragons de la violence. Aucun infidèle au monde ne consentirait jamais à faire ce qu'a fait ce fier musulman par l'effet du destin. Il a vu de loin le visage d'une chrétienne, et il a repoussé avec impatience la raison, la religion et sa qualité de schaïkh. La jeune chrétienne a jeté les boucles de ses cheveux, comme un nœud coulant, autour de son cou, et elle l'a livré en proie à la langue de toutes les créatures. Si quelqu'un me gourmande à ce sujet, dis-lui que beaucoup d'autres tombent aussi dans ce chemin. Dans cette route, en effet, qui n'a ni commencement ni fin, quelqu'un sera-t-il par hasard à l'abri de la fourberie et du danger ? »

Il dit, et détourna son visage de ses amis, puis il retourna vers les pourceaux pour les garder. Bien de ses amis pleurèrent à cause du chagrin qu'ils éprouvaient à son sujet, et le regardèrent longtemps de loin. À la fin ils retournèrent du côté de la Caaba, l'esprit dévoré d'inquiétude, et le corps anéanti par la fatigue. Leur schaïkh était resté seul dans la Grèce ; il avait jeté au vent sa religion et était devenu chrétien. Ses disciples, honteux et stupéfaits, restèrent cachés chacun dans un coin.

Or il y avait dans la Caaba un ami du schaïkh qui, dans son ardeur, avait lavé ses mains de toute chose. Il était clairvoyant et dans la bonne route, et personne ne connaissait mieux le schaïkh que lui. Par hasard, lorsque le schaïkh partit de la Caaba pour son voyage, cet ami n'était pas présent, et, quand ce dernier fut revenu à sa demeure, il ne trouva plus le schaïkh dans sa retraite. Il demanda aux disciples du saint personnage des nouvelles de ce dernier, et ils lui apprirent tout ce qui s'était passé, à savoir, quelle lourde branche d'arbre lui avait blessé la poitrine par l'opération du destin, et quel accident lui était survenu par l'effet du sort. La chevelure d'une jeune infidèle, lui dit-on, l'a lié d'un seul de ses cheveux, et a obstrué pour lui de cent côtés le chemin de l'islamisme. Actuellement il joue à l'amour avec des boucles de cheveux et des éphélides ; il a brûlé son froc, et sa position est devenue tout à tait anormale. Il a entièrement retiré la main de l'obéissance aux préceptes de la religion, et à cette heure il garde les pourceaux. Livré aujourd'hui à un fol amour, le corps entouré d'un zunnâr, il est irrésolu ; mais, quoique le schaïkh ait joué son âme dans la voie de la religion, on ne peut reconnaître son infidélité comme invétérée.

Lorsque le disciple eut entendu cette histoire, il en fut si stupéfait que son visage devint jaune comme l'or, et qu'il se mit à se lamenter amèrement. Toutefois il dit à ses confrères : « Ô vous qui pleurez ! Il n'y a pas de distinction, dans la fidélité, entre l'homme et la femme. Pour secourir un ami malheureux, il n'y a quelquefois pas une seule personne sur cent mille qui puisse lui être utile à un jour donné. Puisque vous étiez les amis véritables du schaïkh, pourquoi ne l'avez-vous.pas aidé ? Soyez honteux d'une telle conduite, et aidez-le à sortir de sa situation fâcheuse ; traitez-le avec justice et fidélité. »

« Puisque ce schaïkh a mis sa main sur le zunnâr, il faut nous en serrer tous les reins ; il ne fallait pas se séparer de lui ; mais, au contraire, nous faire tous chrétiens. En agissant comme vous avez fait, ce n'est pas une assistance secourable que vous lui avez prêtée ; mais vous avez agi avec hypocrisie. Quiconque voudra venir en aide à son ami doit rester son ami, quand même il serait infidèle. C'est dans le malheur qu'on peut connaître celui qui vous est affectionné ; car dans le bonheur on a des milliers d'amis. Lorsque le schaïkh est tombé dans la gueule du crocodile, tous se sont enfuis loin de lui pour ne pas perdre leur réputation et leur honneur ; mais l'édifice de l'amour est souvent fondé sur l'infamie. Si l'on a de l'éloignement pour ce mystérieux phénomène, on est inexpérimenté. »

Tous les disciples du schaïkh dirent : « Ce que tu dis, nous l'avons dit bien des fois auparavant ; nous avons fait effectivement le dessein de passer ensemble avec lui la vie, dans la joie ou dans le chagrin. Nous aurions voulu rejeter la religion véritable et embrasser l'idolâtrie ; mais ce schaïkh, à la savante expérience duquel nous devions nous fier, exprima le désir de nous voir retourner l'un après l'autre. C'est parce que le schaïkh ne trouva pas notre secours utile, qu'il nous renvoya promptement. Ce fut ainsi que nous retournâmes d'après son ordre ; voilà ce qui s'est passé, nous n'en faisons pas un secret. » Le fidèle disciple répliqua : « Si vous vouliez agir dans cette affaire avec zèle, il fallait aller frapper à la porte de Dieu, et vous mettre, par la prière, en sa présence, fin vous plaignant devant Dieu du malheur que nous déplorons, vous auriez récité chacun une prière différente, en sorte que, vous ayant vas agités, Dieu vous eût rendu de nouveau le schaïkh sans retard. Pourquoi vous retirer de la porte de Dieu, si vous vouliez veiller avec soin sur votre schaïkh ? » Lorsque les disciples eurent entendu ce discours, aucun d'eux n'osa lever la tête, à cause de la confusion qu'il éprouvait. Mais il leur dit : « A quoi sert actuellement cette honte ? Lorsque nous pourrons agir, nous nous lèverons promptement ; nous serons assidus à la cour de Dieu, et nous nous mettrons au niveau de la poussière, à cause du crime du schaïkh. Nous nous couvrirons tous d'un vêtement de suppliant, et, à la fin, nous parviendrons à notre schaïkh. » Tous allèrent donc d'Arabie en Grèce, et restèrent secrètement en prière jour et nuit. Chacun des innombrables disciples du schaïkh était à la porte de Dieu, tantôt en supplication, tantôt en lamentation. Ils agirent ainsi pendant quarante jours et quarante nuits, sans détourner leur tête. Pendant ces quarante nuits, ils ne mangèrent ni ne dormirent ; pendant ces quarante jours, ils ne goûtèrent ni pain ni eau. Par l'effet des supplications de cette troupe d'hommes sincères, une pénible agitation se fit sentir dans le ciel ; les anges et les saints, habillés de vert sur les hauteurs et dans les vallées du ciel, se revêtirent tous de vêtements de deuil. A la fin, la flèche de la prière parvint à son but.

Le disciple dévoué qui avait excité ses compagnons, et qui tenait le premier rang parmi eux, était en extase dans sa cellule solitaire. Au matin, un zéphir musqué survint, et le monde fut dévoilé à son esprit. Il vit Mahomet arriver comme une lune avec deux boucles noires de cheveux qui descendaient sur sa poitrine. L'ombre de Dieu était le soleil de son visage ; l'âme des cent mondes était attachée à chacun de ses cheveux. Il marchait avec grâce et souriait ; quiconque le voyait se perdait en lui. Lorsque ce disciple vit le Prophète, il se leva aussitôt en disant : « O messager de Dieu, secours-moi ! Tu es le guide des créatures ; notre schaïkh s'est égaré, montre-lui le chemin, je t'en conjure au nom de Dieu ! »

Mahomet lui dit : « O toi dont les vues sont vraiment élevées ! va et sache que j'ai débarrassé ton schaïkh de ses liens. Ton intention pure a été récompensée, car tu n'as pas eu de cesse que tu n'aies obtenu la conversion du schaïkh. Entre le schaïkh et Dieu (la vérité) il y avait depuis longtemps un grain de poussière noire. J'ai enlevé aujourd'hui cette poussière de sa route, et je ne l'ai pas laissé plus longtemps au milieu des ténèbres. J'ai versé la rosée de l'océan de la supplication, et elle s'est répandue sur son existence. Cette poussière s'est retirée aujourd'hui du chemin ; le repentir a eu lieu, et le péché s'est effacé. Sache bien positivement que les fautes de cent mondes disparaissent du chemin par la vapeur d'un moment de repentir. Lorsque l'océan de la bienveillance agite ses vagues, il efface les fautes des hommes et des femmes. » Le disciple fut saisi de stupéfaction par la joie qu'il éprouva ; il poussa un cri tel que le ciel en fut ému. Il apprit cette circonstance à tous ses compagnons, et, après les avoir instruits de la grande nouvelle, il fit le projet de se remettre en route. Il s'en alla avec ses amis, pleurant et courant, jusqu'au lieu où le schaïkh gardait un troupeau de pourceaux. Ils virent le schaïkh devenu comme du feu, charmé au milieu de l'agitation qu'il éprouvait. Il avait rejeté de sa bouche la clochette chrétienne, et avait déchiré sa ceinture. Il avait à la fois jeté le bonnet de l'ivrognerie et renoncé au christianisme.

Lorsque le schaïkh vit de loin ses amis, il s'aperçut qu'il était dans les ténèbres. De honte il déchira son vêtement, et de sa main débile il jeta de la terre sur sa tête. Tantôt il répandait des larmes de sang comme la pluie, tantôt il se livrait au désespoir et voulait retirer ses mains de sa douce vie. Tantôt le rideau du firmament s'enflammait par l'effet de ses soupirs ; tantôt, par l'effet de sa douleur, son sang se calcinait dans son corps. La sagesse et les secrets divins, le Coran, les prophéties, tout ce qui avait été entièrement lavé de son esprit, tout cela lui revint à la fois en mémoire, et en même temps il fut délivré de sa folie et de sa misère. Lorsqu'il considérait son état, il se prosternait et pleurait, son œil ensanglanté par ses larmes ressemblait ainsi à la rose, et de honte il était perdu dans la sueur.

Lorsque ses compagnons virent que leur schaïkh était en proie à la douleur après s'être livré à une folle joie, ils allèrent tous devant lui, dans un état indicible de trouble, et s'offrant en sacrifice par reconnaissance. Ils dirent au schaïkh : « Apprends le secret sans voile ; le nuage s'est retiré de dessus ton soleil. L'infidélité a quitté le chemin, et la foi s'y est établie. L'idolâtre de la Grèce est devenue l'adoratrice de Dieu. L'océan de l'acceptation a agité tout à coup ses vagues, car le Prophète a intercédé pour toi. Actuellement c'est l'heure de la reconnaissance, exprime à Dieu ta gratitude ; pourquoi être dans le deuil ? Grâce soit à Dieu de ce que dans cet océan de poix il a tracé un chemin aussi visible que le soleil ! Celui qui sait rendre éclatant ce qui est noir sait aussi donner la contrition de tant de fautes ; c'est à savoir, le feu du repentir, qui, lorsqu'il brille, brûle tout ce qu'il faut brûler. » Bref, il fut décidé qu'on se mettrait tout de suite en route. Le schaïkh fit son ablution, il reprit son froc et partit avec ses compagnons pour le Hedjaz.

Sur ces entrefaites, la jeune fille chrétienne vit en songe le soleil[162] descendre à côté d'elle et lui faire entendre ces paroles : « Suis ton schaïkh, adopte sa doctrine, sois sa poussière.[163] Toi qui l'as souillé, sois pure comme il l'est actuellement. Comme il est venu franchement dans ta voie, prends à ton tour véritablement sa voie. Tu l'as arraché à sa voie, entre dans la sienne. Puisqu'il est dans la vraie voie, suis le même chemin. Tu as mis sa foi au pillage, comme un voleur de grand chemin ; suis actuellement la même route, reconnais enfin la vérité, après avoir si longtemps négligé de t'en instruire. »

Lorsque la jeune chrétienne se réveilla de son sommeil, une lumière pareille au soleil éclaira son esprit. Dans son cœur il surgit une étonnante émotion, qui la rendit impatiente dans sa recherche. Le feu tomba sur son âme ivre, sa main saisit son cœur, et son cœur tomba de sa main. Elle ignorait le fruit que son trouble produirait dans son intérieur. Cependant la jeune chrétienne n'avait pas de confident quand ces circonstances se produisirent. Elle vit qu'elle était une créature isolée au milieu de ces choses extraordinaires, une créature qui manquait de direction pour son chemin. Sa langue devait donc rester muette, et l'ignorance était son partage. En effet, chose étonnante ! au milieu de la joie et du plaisir, le schaïkh se glissa loin d'elle comme la pluie ; la jeune chrétienne sortit en courant, jetant des cris et déchirant ses vêtements ; elle courut au milieu du sang, la tête couverte de poussière. Avec un cœur plein d'affliction et un corps impuissant, elle poursuivit le schaïkh et ses disciples. Elle était inondée de sueur comme d'eau le nuage[164] ; elle avait laissé échapper son cœur de sa main, et elle allait à la poursuite du schaïkh. Elle ignorait par quel côté de la plaine et du désert il fallait passer ; elle se lamentait beaucoup, faible et agitée qu'elle était, et, frottant à plusieurs reprises son visage contre terre : « O Dieu créateur ! disait-elle en gémissant (et en s'adressant au schaïkh), je suis une femme dégoûtée de tout. Adepte, comme toi, du chemin sans limite du spiritualisme, j'ai frappé de mes pieds ce chemin. Ne me frappe donc pas, car j'ai frappé sans connaissance. Apaise l'océan de ta fureur ; j'ai fait des fautes par ignorance, couvre-les. Ne relève pas ce que j'ai fait de mal. J'ai accepté la vraie religion ; ne me considère donc pas comme étant sans religion. » Cependant une voix intérieure apprit au schaïkh ce qui se passait : « Cette jeune fille, lui dit-elle, a quitté l'infidélité ; elle a connu l'existence de notre temple sacré, elle est entrée dans notre voie. Ainsi, reviens auprès de cette belle, tu peux désormais être intimement lié sans crime avec ton idole. » Alors le schaïkh rebroussa tout de suite chemin comme le vent, et, le bruit s'en étant immédiatement répandu parmi ses disciples, ils lui dirent tous : « Quel est donc le résultat définitif de ta conduite ? A quoi t'ont servi ton repentir et toutes tes courses ? Une fois encore tu te livres à l'amour ; tu laisses la pénitence et tu renonces à la prière. » Mais le schaïkh leur raconta l'histoire de la jeune fille ; il leur dit tout ce qu'il avait entendu, et leur déclara qu'il renonçait à vivre. Ensuite lui et ses disciples revinrent sur leurs pas jusqu'à ce qu'ils arrivassent au lieu où se trouvait la belle chrétienne. Mais ils la trouvèrent couchée par terre, le visage jaune comme l'or, les cheveux souillés par la poussière du chemin, les pieds nus, et ses jolis vêtements déchirés ; on aurait dit un cadavre.

Lorsque cette charmante lune vit son schaïkh, elle tomba en syncope par l'effet de la blessure qu'éprouva son cœur, et elle entra dans le sommeil de l'évanouissement. A cette vue, des larmes coulèrent sur le visage du schaïkh, et quand la belle chrétienne put jeter de son côté les yeux sur le schaïkh, elle répandit des larmes comme la rosée printanière. Elle vit que le schaïkh était fidèle à ses engagements, et elle se jeta à ses mains et à ses pieds. Elle dit : « Mon âme est consumée par la honte que j'éprouve à cause de toi ; mais désormais je ne puis brûler derrière le voile du secret ; enlève ce voile pour que je sois instruite, et montre-moi l'islamisme pour que je sois dans la vraie voie. » Le schaïkh fit donc connaître l'islamisme à la jeune chrétienne, et le bruit s'en répandit parmi ses amis. Lorsque cette jolie idole fut au nombre des fidèles, ils versèrent d'abondantes larmes de joie ; enfin quand cette belle, digne d'être adorée, eut trouvé le vrai chemin, elle trouva aussitôt dans son cœur le goût de la foi ; mais son cœur impatient se livra à la tristesse sans rencontrer de consolation.

« O schaïkh ! s'écria-t-elle, mon pouvoir est à bout ; je ne saurais supporter l'absence ! Je m'en vais de ce monde poudreux et étourdissant. Adieu, schaïkh San'aân, adieu ! Je ne puis en dire davantage ; j'avoue mon insuffisance ; pardonne-moi, et ne t'oppose pas à moi. » Cette lune parla ainsi et secoua sa main de sa vie ; elle n'avait plus qu'une demi-vie ; elle la sacrifia pour son amant. Son soleil se cacha sous les nuages, sa douce âme fut séparée (de son corps). Quel dommage ! Elle était une goutte d'eau dans cet océan illusoire, et elle retourna dans l'océan véritable.

Nous quittons tous le monde comme le vent ; elle est partie, et nous partirons aussi. Des faits pareils sont souvent arrivés dans la voie de l'amour ; celui-là le sait qui connaît l’amour. Tout ce qu’on dit au sujet de la voie spirituelle est possible ; il y a miséricorde et désespoir, tromperie et sécurité. L’âme concupiscente ne peut entendre ces secrets. Le malheur ne peut enlever la boule du mail du bonheur. Il faut entendre ces choses avec l’oreille de l’esprit et du cœur et non avec celle du corps'. Le combat du coeur avec l’âme concupiscente est à chaque instant terrible ; gémis, car le deuil est grand.

CHAPITRE XV.

LES OISEAUX SE CONCERTENT POUR ALLER VERS LE SIMORG. (V. 1565.)

Lorsque tous les oiseaux eurent entendu cette histoire, ils se décidèrent à renoncer eux aussi à la vie. La pensée du Simorg enleva le repos de leur cœur ; son unique amour remplit le cœur des cent mille oiseaux. Ils firent le projet de se mettre en route, projet louable, pour lequel ils se préparèrent promptement. Tous dirent : « Actuellement il faut nous procurer avec notre argent un guide pour nouer et dénouer. Il nous faut un conducteur pour notre route, parce qu'on ne peut agir d'après ses propres idées. Il faut un excellent administrateur en un tel chemin, dans l'espoir qu'il puisse nous sauver de cette mer profonde.[165] Nous obéirons de cœur à ce guide ; nous ferons ce qu'il dira, bon ou mauvais, pour qu'à la fin notre boule tombe, loin de cette place de vanterie, dans le maillet du Caucase. L'atome joindra ainsi le majestueux soleil ; l'ombre du Simorg tombera sur nous. » A la fin les oiseaux dirent : « Puisque nous n'avons pas de chef reconnu, tirons au sort, c'est la meilleure manière. Celui sur qui tombera le sort sera notre chef ; il sera grand parmi les petits. » Lorsque ce tirage au sort fut résolu, le cœur des oiseaux impatients reprit de la tranquillité.

En effet, quand la chose fut décidée, l'effervescence se calma, et tous les oiseaux restèrent silencieux. Ils tirèrent donc au sort d'une manière régulière, et le sort tomba sur la huppe aimante. Tous l'acceptèrent pour guide et résolurent de lui obéir, jusqu'à exposer leur vie, quelque chose qu'elle commandât. Tous dirent alors d'un commun accord : « La huppe est désormais notre chef, notre guide et notre conducteur dans cette voie. Nous recevrons ses ordres, et nous lui obéirons ; nous n'épargnerons, pour lui être agréables, ni notre âme, ni notre corps. » Lorsque la huppe entreprenante arriva après sa nomination, on mit la couronne sur sa tête. Cent mille oiseaux accoururent dans le chemin ; ils étaient en si grand nombre qu'ils cachaient la lune et le poisson. Lorsqu'ils aperçurent, du chemin, l'entrée de la première vallée, ils s'envolèrent de frayeur jusqu'à la lune. La terreur de ce chemin s'empara de leur âme, un feu ardent s'empara de leur cœur. Ils soulevèrent tous à l'envi leurs plumes, leurs ailes, leurs pattes, leur tête. Tous, dans leur intention pure, renoncèrent à la vie ; en effet, leur tâche était lourde et le chemin long. C'était un chemin où l'on ne pouvait avancer et où, chose étonnante ! il n'y avait ni bien ni mal. Le silence et la tranquillité y régnaient ; il n'y avait ni augmentation, ni diminution.

Cependant un des oiseaux[166] demanda à la huppe : « Pourquoi ce chemin est-il désert ? » La huppe lui répondit : « C'est à cause du respect qu'inspire le roi, à la demeure duquel il conduit. »

ANECDOTE SUR BÂYAZID BISTAMÎ. V. 1591.

Une fois le schaïkh Bayâzîd[167] sortit de la ville, et il trouva partout un profond silence. La lune éclairait le monde, et par son éclat rendait la nuit brillante comme le jour. Le ciel était couvert de ses étoiles symétriquement groupées, et dont chacune avait ses fonctions spéciales. Le schaïkh marcha longtemps à travers les champs sans y trouver le moindre mouvement, et sans y voir personne. Il en fut ému et il dit : « Seigneur, un vif sentiment de peine agite mon cœur. Pourquoi une cour aussi sublime que la tienne est-elle sans adorateurs empressés ? — Cesse d'être étonné, lui dit une voix intérieure, le roi ne donne pas accès à sa cour à tout le monde. Sa dignité ne lui permet pas de recevoir les mendiants à sa porte. Lorsque le sanctuaire de notre splendeur répand son éclat, il repousse les insouciants endormis, ceux qui doivent être admis à cette cour attendent pendant des années entières, jusqu'à ce qu'un d'eux sur mille puisse y avoir accès. »

CHAPITRE XVI.

DEPART DES OISEAUX. (V. 1601.)

Tous les oiseaux par la terreur et la crainte du chemin eurent leurs plumes et leurs ailes pleines de sang, et poussèrent des gémissements. Ils virent une route sans terme ; ils éprouvèrent la peine de l'amour, et-ils n'y virent pas de remède. Le vent du détachement des choses terrestres souillait tellement en ce lieu, que le ciel en avait sa voûte brisée. Dans ce chemin désert, où le paon du firmament[168] ne sert de rien, comment un oiseau (autre que la huppe) pourrait-il rester un seul instant ? Aussi ces oiseaux, dans la crainte que la vue de ce chemin leur faisait éprouver, entourèrent-ils, réunis en un même endroit, la huppe, et hors d'eux-mêmes, devenus tous ses disciples (tâlib) pour la voie spirituelle, ils lui dirent : « O toi qui connais ce chemin ! nous n'ignorons pas qu'on ne peut se présenter devant le roi que d'une manière très respectueuse. Mais toi, qui as souvent été en présence de Salomon, et qui t'es assise sur le tapis royal, tu connais tous les usages de l'étiquette, tu sais où il y a incertitude et où il y a assurance. Tu as vu aussi les montées et les descentes de cette route, et tuas volé bien des fois autour du monde. Puisque, au moyen de notre argent, tu es aujourd'hui notre imam pour lier et délier, nous voudrions te voir monter ici sur le minbar (chaire). Instruis-nous, nous qui sommes ta troupe, au sujet du chemin dans lequel nous allons nous engager. Explique-nous aussi les usages et le cérémonial usités chez les rois ; car nous ne voulons pas nous conduire follement dans cette affaire. Nous trouvons tous des difficultés dans nos esprits, et il faut pour ce chemin un esprit libre de soucis. »

« En t'interrogeant sur les difficultés qui se présentent à nos pensées, nous voulons effacer les doutes de nos esprits. Dénoue donc dès à présent ces difficultés, afin que nous nous mettions volontiers en route, car nous savons bien que nous ne pouvons voir clair dans ce long chemin, si nous manquons de tous les renseignements nécessaires. Lorsque notre esprit sera débarrassé de toute anxiété, notre corps se mettra en route, et nous irons poser ensuite notre tête sur le seuil sacré, sans esprit ni corps. »

Alors la huppe se disposa à parler aux oiseaux. Pour cela, elle s'assit sur un trône avant de commencer son discours. Quand les oiseaux la virent sur son trône avec sa couronne, ils furent charmés. Devant elle plus de cent mille individus de l'armée des oiseaux se formèrent en rangs. Le rossignol et la tourterelle vinrent ensemble pour s'adresser à elle. Comme ils vinrent pour dire la même chose, ils étaient comme deux lecteurs à la douce voix. Tons les deux firent alors entendre leur chant à tel point que le monde entier en eut connaissance. Tous ceux qui l'entendirent perdirent le repos, ainsi que le sentiment. Un état extraordinaire eut lieu pour chacun d'eux ; nul n'était ni dans son assiette, ni hors de lui. Ensuite la huppe fit son allocution, et souleva par là le voile de la face du mystère.

CHAPITRE XVII.

EXCUSES DES OISEAUX, DISCOURS D'UN PREMIER OISEAU. (V.1639.)

Cependant un oiseau[169] interrogea la huppe en ces termes : « O toi qui te mets à notre tête ! dis-nous en quoi tu as sur nous la prééminence. Puisque tu es en réalité comme nous, et nous comme toi, d'où vient la différence qu'il y a entre nous ! Quelle faute avons-nous commise dans notre âme ou dans notre corps, pour que tu sois d'une catégorie pure, et nous d'une catégorie impure ? »

La huppe répondit : « Sache, ô oiseau ! que Salomon m'aperçut par hasard une fois, et que le bonheur que j'ai en partage ne fut le résultat ni de l'or, ni de l'argent, mais de cette heureuse rencontre. Comment, en effet, une créature aurait-elle un si grand avantage par l'obéissance seule ? car c'est en vain que Satan obéit. Toutefois, si quelqu'un disait qu'il faut rejeter l'obéissance, que la malédiction pleuve sur lui pour toujours ! Ne néglige donc jamais l'obéissance, mais ne mets aucun prix à cette obéissance. Passe ta vie dans l'obéissance, et alors tu obtiendras un regard du véritable Salomon. Si tu en es agréé, tu seras plus encore que ce que je pourrais dire. »

MAHMUD ET LE PÊCHEUR. (V. 1629.)

On raconte qu'un jour le roi Mahmud avait été accidentellement séparé de son armée. Tout seul, sans escorte, il poussait en avant son cheval vite comme le vent, lorsqu'il vit un enfant assis au bord de la rivière, lequel avait jeté son filet au fond de l'eau. Le roi le salua et se mit devant lui ; mais l'enfant était triste, il avait le cœur blessé et l'âme froissée. « Cher enfant, lui dit le roi, quelle est la cause de ton chagrin ? Je n'ai jamais vu personne aussi affligé que toi. » L'enfant lui dit : « O prince illustre ! sache que nous sommes sept enfants, sans père. Notre mère nous reste ; mais elle est très pauvre et sans appui. Je jette tous les jours mon filet pour pêcher un poisson, afin d'avoir un gîte pour la nuit. C'est seulement, sire, quand j'ai pris un poisson après beaucoup de peine, que nous avons de quoi vivre ce soir-là. » — « Veux-tu, mon pauvre enfant, lui dit le roi, m'associer à toi dans ta pêche ? »

L'enfant y consentit, et le roi jeta dans la rivière le filet du jeune enfant. Or le filet participa au bonheur du roi, et prit ce jour-là cent poissons. Lorsque l'enfant vit tous ces poissons devant lui, il dit en lui-même : « Je suis étonné de ma bonne fortune. O mon enfant (dit-il en parlant à lui-même) ! tu es bien heureux de ce que tous ces poissons sont tombés dans tes filets. » Mais le roi lui dit : « Tu ne dois pas t'abuser, ô mon jeune enfant ! mais apprends la vérité par celui qui a pris pour toi le poisson. Ton bonheur vient ici de moi, car c'est le roi qui a pêché pour toi. » Il parla ainsi et remonta sur son cheval. L'enfant voulait que le roi mît sa portion de côté. Le roi dit qu'il ne voulait rien prendre aujourd'hui, mais que la pèche du lendemain serait pour lui. « Demain tu pêcheras pour moi, lui dit-il, et certainement je ne donnerai cette pèche à personne. »

Le jour suivant, comme le roi revint à son palais, il pensa à son associé. Un officier alla appeler l'enfant. Le roi le fit asseoir avec lui sur son trône, en sa qualité d'associé. « Sire, lui disait-on, cet enfant est un mendiant. »— « N'importe, répondit le roi, il est mon associé. Puisque nous avons formé ensemble une société, je ne puis le repousser. » En effet le roi le traita comme son égal. Sur ces entrefaites quelqu'un demanda à l'enfant : « Comment as-tu acquis un tel degré d'honneur ? » Il répondit : « La joie m'est arrivée et mon chagrin s'est passé, parce qu'un heureux monarque m'a rencontré. »

ANECDOTE SUR UN MEURTRIER. (V. 1664.)

Un roi, en colère, punit de mort un meurtrier. Cette nuit même un soufi vit ce meurtrier en songe dans le paradis d'Eden, où il se promenait, satisfait de son heureux état. Le soufi lui dit : « Tu as assassiné et tu as vécu dans l'infamie ; comment donc te trouves-tu en ce lieu où l'on ne peut avoir accès quand on a commis les crimes dont tu es coupable ? » L'assassin répondit : « Lorsque mon sang coulait sur la terre, un ami passa par là. C'était un saint pîr entré en avant dans la voie spirituelle. Ce vénérable personnage jeta sur moi à la dérobée un clin d'œil. Par l'excellence de ce seul regard j'ai obtenu l'honneur dont tu me vois possesseur, et cent autres faveurs dont tu n'as pas d'idée. »

Celui sur qui tombe un regard fortuné est à l'instant en possession de cent secrets. Tant que le regard d'un homme spirituel ne tombera pas sur toi, comment connaîtras-tu ta propre existence ? Si tu restes dans l'isolement, tu ne pourras franchir le chemin spirituel. Il te faut un pîr[170] ; ne va pas seul, n'entre pas à l'aveugle dans cet océan. Notre pîr est un guide sûr pour ce chemin, et un refuge pour toute chose. Lorsque tu ignores entièrement ce que tu dois faire pour sortir du puits du monde, comment pourras-tu te mettre en route sans conducteur armé d'un bâton ! Tu n'as pas l'œil à la chose, et le chemin n'est pas court ; le pîr est ton guide dans la voie.

Quiconque repose sous l'ombre d'un homme en possession du bonheur ne sera jamais confus. En effet, dans la main de celui qui est uni au bonheur, les épines se changent en bouquets de roses.

MAHMUD ET LE BÛCHERON. (V. 1680.)

Une fois que le roi Mahmud était allé chasser, il s'égara loin de son armée, et il rencontra un vieux bûcheron qui conduisait son âne chargé de broussailles. Elles tombèrent, et en tombant lui écorchèrent la tête. Mahmud vit cet homme dans ce fâcheux état, ses broussailles par terre, et son âne renversé. Il alla au-devant de lui : « O infortuné ! lui dit-il, tu voudrais avoir un ami pour t'aider dans cette circonstance ? » — « Oui, dit le bûcheron, tel est mon désir, ô cavalier ! Si tu m'aides, j'en retirerai de l'avantage, et tu n'en éprouveras pas de dommage. Ta physionomie heureuse est pour moi de bon augure. Il n'est pas étonnant qu'on éprouve de la bienveillance de la part des personnes d'heureuse physionomie. » Cependant le roi descendit avec bonté de son cheval, et aussitôt il avança sa main délicate comme une rose vers les broussailles épineuses. Le grand monarque replaça lui-même le fagot sur l'âne ; il dirigea ensuite de nouveau son coursier vers son armée, et il dit à ses soldats : « Un vieux bûcheron vient derrière moi avec son âne chargé de broussailles ; barrez-lui le chemin de tous côtés, afin qu'il se trouve face à face avec moi. »

L'armée barra donc le chemin au vieux bûcheron, qui fut ainsi obligé de passer devant le roi. Le vieillard disait en lui-même : « Comment avec ce faible animal pourrai-je traverser cette année tyrannique ? » Sur ces entrefaites il aperçut en tremblant le parasol royal et il vit que le chemin qu'il tenait y aboutissait. Il fit donc avancer son âne jusqu'auprès du roi ; mais lorsqu'il aperçut Mahmud, il demeura confus. Il vit en effet sous le parasol une figure connue,[171] et il en fut très soucieux et très inquiet. « O Dieu ! disait-il, à qui avouer ma position ? car j'ai fait aujourd'hui de Mahmud mon portefaix. «

Lorsque le roi vit l'embarras du bûcheron, il lui dit avec bienveillance : « Mon pauvre ami, dis-moi quelle est ton occupation ? » Le bûcheron répondit : « Tu le sais déjà ; agis avec droiture. Ne me méconnais pas, je suis un pauvre vieillard, bûcheron de mon état ; jour et nuit je ramasse des broussailles dans le désert. Je vends mes broussailles, et cependant mon âne meurt de faim. Si tu le veux bien, donne-moi du pain. » — « Infortuné vieillard, répliqua Mahmud, dis-moi ce que je puis te donner de ton fagot. » Le bûcheron répondit : « Puisque tu ne veux pas le prendre pour rien, et que je ne veux pas te le vendre, donne-m'en une bourse d'or. » En entendant ces mots, les soldats lui dirent : « Tais-toi, insensé, ceci ne vaut que deux grains d'orge,[172] donne-le pour rien. » Le vieillard dit : « En effet, ceci ne vaut réellement que deux grains d'orge, mais sa valeur est changée, car l'acquéreur est excellent. Lorsqu'un homme fortuné comme le roi a mis la main à mes épines, il les a rendues cent fois préférables à des roses. S'il veut donc acheter ces broussailles, il doit payer les plus mauvaises un dinar. Le roi a donné involontairement du prix à mes épines, par le contact de ses mains. Ces broussailles n'avaient aucune valeur, mais le contact de ses mains leur donne la valeur de cent vies. »

CHAPITRE XVIII.

ALLOCUTION D'UN SECOND OISEAU. (V. 1708.)

Un autre oiseau dit à la huppe : « O protectrice de l'armée de Salomon ! je suis impuissant à entreprendre ce voyage. Je suis faible et sans force, je ne pourrai aborder un tel chemin. Il y a une longue vallée à parcourir, et le chemin est difficile ; je mourrai à la première station. On trouve beaucoup de volcans dans la route ; aussi ne convient-il pas à tout le monde de s'engager dans une telle entreprise. Là des milliers de têtes roulent comme des boules de mail, car il a péri beaucoup de ceux qui ont été à la recherche du Simorg. Des milliers d'intelligences ont reconnu leur néant, et, si elles ne l'ont pas fait, elles y ont été contraintes. Dans un tel chemin, où les hommes les plus sincères ont caché par crainte leur tête sous le linceul, que deviendrai-je, moi, malheureux, si ce n'est de la poussière ? car si j'entreprenais un tel voyage je mourrais dans les gémissements. »

« O toi qui es si abattu ! lui répond la huppe, pourquoi ton cœur est-il ainsi serré à ce sujet ? Puisque tu as si peu de valeur dans ce monde, que tu sois jeune et vaillant, vieux et faible, c'est la même chose. Le monde est véritablement de l'ordure ; les créatures y périssent à chaque porte.[173] Des milliers de personnes, comme le ver à soie qui jaunit, périssent au milieu des pleurs et de l'affliction. Il vaut mieux perdre misérablement la vie dans la recherche que je propose, que de languir désolé dans l'infamie. Si nous ne réussissons pas dans cette recherche et que nous mourions de douleur, eh bien ! tant pis. Comme les fautes sont nombreuses dans le monde, il est bon d'en éviter une nouvelle. L'amour a beau être considéré par quelques-uns comme une folie, il vaut mieux cependant s'y livrer que de balayer et de poser des ventouses. Des milliers de créatures sont astucieusement occupées à la poursuite du cadavre de ce monde. En supposant même que la chose se fasse sans astuce, n'y prends aucune part, et mon chagrin sera moindre. Quand feras-tu de ton cœur un océan (d'amour) si tu te livres à ce commerce, surtout avec astuce ? Quelqu'un dira que le désir des choses spirituelles est de la présomption, et qu'on ne saurait parvenir là où n'est parvenu personne. Mais ne vaut-il pas mieux que je sacrifie ma vie dans l'orgueil de ce désir plutôt que d'attacher mon cœur à une boutique ? J'ai tout vu et tout entendu, et rien n'a ébranlé ma résolution. J'ai eu longtemps affaire avec les hommes, et j'ai vu combien il y en a peu qui soient vraiment détachés des richesses.[174] Tant que nous ne mourrons pas à nous-mêmes et que nous ne serons pas indifférents aux créatures, notre âme ne sera pas libre. Un mort vaut mieux que celui qui n'est pas entièrement mort aux créatures, car il ne peut être admis derrière le rideau. Le mahram de ce rideau doit avoir une âme intelligente. Quand on prend part à la vie extérieure, on n'est pas homme de la vie spirituelle. Mets-y le pied si tu es un homme d'action, et retire à la fin tes mains des ruses féminines. Sache sûrement que si même cette recherche était impie, c'est cependant ce qu'il faut faire, et la chose n'est pas facile. Le fruit est sans feuilles sur l'arbre de l'amour.[175] Dis à celui qui a des feuilles d'y renoncer.

Lorsque l'amour s'est emparé d'une personne, il lui enlève le cœur. L'amour plonge l'homme dans le sang ; il le jette, la tête en bas, en dehors du rideau. Il ne le laisse pas tranquille un seul instant avec lui-même ; il le tue, et il demande encore le prix du sang. L'eau qu'il lui donne à boire, ce sont des larmes ; le pain qu'il lui donne à manger a pour levain du sang. Mais si à cause de sa faiblesse il est plus débile que la fourmi, l'amour lui prête à chaque instant de la force. Lorsque l'homme est tombé dans l'océan du danger, comment pourra-t-il manger une bouchée de pain s'il manque de courage ?

ANECDOTE SUR LE SCHAÏKH KHIRCÂNI. (V. 174.3.)

Le schaïkh Khircâni[176] en allant à Nichapour, fut très fatigué par la route. Il s'arrêta pendant une semaine dans un coin, couvert de son froc ; il était affamé, et n'avait pas un morceau de pain à manger. Lorsque la semaine fut passée, il dit : « O Dieu ! donne-moi du pain, et montre-moi la route que je dois tenir. »

Une voix intérieure lui dit : « Balaye avec soin, et tout de suite, la terre de la place de Nichapour. Lorsque tu l'auras entièrement balayée, tu trouveras un demi-grain d'or ; tu en achèteras du pain, que tu mangeras. » Le schaïkh répondit : « Si j'avais un balai et un crible, me serait-il difficile d'avoir du pain ? Mais je suis sans force.[177] Donne-moi donc du pain pour soulager ma faiblesse, sans exiger un travail au-dessus de mes forces. »

La voix intérieure lui dit : « Cela te sera facile ; balaye la terre, puisqu'il le faut du pain. » Le schaïkh partit, et, à force de sollicitations, il put emprunter de quelqu'un un balai et un crible. Il balaya la terre petit à petit en se hâtant, la cribla, et trouva à la fin la parcelle d'or que la voix lui avait annoncée. Son âme fut contente lorsqu'il vit cet or ; il alla chez le boulangers et acheta du pain, sans songer ni au balai ni au crible. Lorsqu'il s'en souvint, il fut désolé, et se mit en course pour les chercher, en se lamentant et en disant : « Il n'y a en ce moment personne d'aussi tourmenté que moi, car je ne possède pas de quoi indemniser les propriétaires de ces objets. » Il finit par entrer comme un fou dans une maison en ruine. Il était là, triste et abattu, lorsqu'il vit son balai et son crible. Le pîr fut alors content, et il dit : « O mon Dieu ! pourquoi as-tu rendu le monde noir pour moi ? Tu as changé mon pain en poison. Ma vie dût-elle en dépendre, reprends-moi ce pain. » Une voix intérieure lui dit alors : « O méchant naturel ! le pain n'est pas bon sans quelque chose qui l'accompagne. Puisque tu n'as pu avoir que du pain, je t'accorde ma grâce pour ce qui te manque. »

ANECDOTE SUR UN CONTEMPLATIF. (V. 1763.)

Un fou (d'amour pour Dieu), l'esprit élevé vers les choses spirituelles, allait tout nu, tandis que les autres hommes étaient couverts de leur vêtement. Il disait : « O mon Dieu ! donne-moi un beau vêtement et rends-moi par là content comme les autres hommes. » Une voix du monde invisible se fit entendre à lui, et lui dit : « Ça donc, je t'ai donné un chaud soleil, assieds-toi et jouis-en. » Le fou dit : « Ô mon Dieu ! pourquoi me punir ? N'aurais-tu pas un meilleur vêtement à me donner que le soleil ? » La voix lui dit : « Va, patiente encore dix jours, et je te donnerai, sans plus faire de difficulté, un autre vêtement. »

Lorsque cet homme eut été brûlé pendant huit jours par le soleil, il obtint un vêtement ; mais il avait cent mille pièces, parce que l'individu qui le lui avait donné était pauvre. Le fou dit (à Dieu) : « O toi qui connais les secrets ! comment se fait-il que tu m'aies donné aujourd'hui ce vêtement rapiécé ? Tes vêtements sont donc brûlés dans ton trésor, qu'il a fallu rapiécer ce vieux vêtement ? Tu as cousu ensemble cent raille vêtements. De qui as-tu appris cet art ? »

Il n'est pas facile d'avoir affaire à la cour (de Dieu) ; il faut devenir pour cela la poussière du chemin qui y conduit. Les gens qui sont arrivés de loin à cette cour ont été brûlés par le feu en même temps qu'ils ont été éclairés par la lumière. Lorsqu’après une vie entière on croit parvenir au but, on éprouve le regret de ne l'avoir pas atteint.

ANECDOTE SUR RABI'AH. (V. 1776.)

Râbi'ah, qui, bien que femme, était la couronne des hommes, resta huit ans pour aller à la Caaba, se roulant sur le côté de son corps. Lorsqu'elle fut arrivée à la porte du temple sacré, elle dit : « J'ai pu enfin accomplir le rite du pèlerinage. » Au jour consacré, quand elle voulut visiter la Caaba, ses femmes s'en excusèrent. Râbi'ah retourna sur ses pas, et dit : « Ô Dieu ! ô toi qui possèdes la gloire ! j'ai mesuré le chemin avec le côté de mon corps durant huit ans, et, lorsque j'ai vu ce jour que j'ai appelé de mes ferventes prières, tu as jeté sur mon chemin une telle épine ! Ou fais-moi reposer dans ta maison (la Caaba), ou ne me laisse pas dans l'agitation dans mon propre logis. »

Il faudrait trouver un amant (de Dieu) comme Râbi'ah pour qu'il pût comprendre l'importance d'un tel accident. Tant que tu flotteras dans l'océan profond (du monde), les vagues te repousseront et te recevront tour à tour. Tantôt tu seras admis dans la Caaba, tantôt tu soupireras dans une pagode. Si tu retires la tête de cet abîme, tu jouiras d'un bonheur constant ; mais si tu continues à être éprouvé dans cet abîme, la tête te tournera comme une meule de moulin, et tu ne trouveras pas un seul instant le parfum de la tranquillité ; une seule mouche suffira pour te troubler.

LE FOU D'AMOUR POUR DIEU. (V. 1788.)

Il y avait dans un coin un pauvre fou, et devant lui il y avait un célèbre roi d'Egypte. Ce dernier lui dit : « Je vois en toi une sorte d'habileté ; c'est celle de jouir du repos. » Le fou répondit : « Comment trouverai-je du repos, puisque je ne puis me délivrer des puces ni des mouches ? Toute la journée les mouches me tourmentent et toute la nuit les puces m'empêchent de dormir. Un petit moucheron, qui entra dans l'oreille de Nemrod, troubla le cerveau de cet insensé.[178] Je suis peut-être le Nemrod de ce temps, car j'ai en partage, de la part de mon ami, les mouches, les moucherons et les puces. »

CHAPITRE XIX.

ALLOCUTION D'UN TROISIÈME OISEAU. (V. 1794.)

Un troisième oiseau dit à la huppe : « Je suis couvert de fautes ; ainsi, comment me mettre en route ? La mouche, qui est toute souillée, sera-t-elle digne du Simorg au Caucase ? Celui qui, entraîné par le péché, détourne la tête de la voie (spirituelle), comment pourra-t-il approcher du roi ? »

La huppe répondit : « O insouciant oiseau ! ne désespère pas ; demande la grâce et la faveur éternelle. Si tu jettes si facilement ton bouclier loin de toi, ô ignorant ! ton affaire sera difficile. Si ton repentir n'était pas accepté, la chute qui y donne lieu serait-elle utile ? Lorsque tu as péché, la porte du repentir reste ouverte. Fais donc pénitence, car cette porte ne sera pas fermée pour toi. Pourvu que tu entres avec sincérité dans ce chemin, la victoire te sera facile. »

ANECDOTE SUR UN CRIMINEL. (V. 1802.)

Un homme coupable de beaucoup de fautes s'en repentit amèrement et revint dans le droit chemin. Une autre fois, son âme concupiscente reprit de la force ; il anéantit sa pénitence et se livra encore à ses mauvais penchants : ainsi il quitta de nouveau la bonne voie, et il tomba dans toute espèce d'actions criminelles. Plus tard, la douleur lui serra le cœur et la honte le réduisit à l'état le plus pénible. Lorsqu'il n'eut plus pour partage que le désespoir, il voulut se repentir encore ; mais il n'en eut pas la force. Jour et nuit, comme le grain de blé dans la poêle,[179] il avait le cœur plein de feu et des larmes de sang dans les yeux. Il enlevait avec l'eau de ses larmes la poussière qui avait souillé son chemin.

Un matin, une voix mystérieuse se fit entendre à lui en ces termes, pour le rendre propre à la pénitence et la lui faciliter : « Voici ce que dit le Seigneur du monde : « Lorsque tu t'es repenti une première fois, je t'ai pardonné et j'ai agréé ta pénitence ; j'aurais pu te punir, mais je ne l'ai pas fait. Une autre fois, lorsque tu es tombé de nouveau dans le péché, je t'ai donné du répit, et dans ma colère je ne t'ai pas fait mourir. Or aujourd'hui que tu reconnais, ô insensé ! ta nouvelle perfidie, tu veux retourner à moi une troisième fois. Reviens donc tout de bon ; je t'ouvre ma porte et je t'attends, puisque tu as expié tes offenses par ton repentir. »

L'ANGE GABRIEL ET LA BONNE INTENTION. (V. 1815.)

Une nuit Gabriel était sur le Sidrah, lorsqu'il entendit Dieu prononcer des paroles d'acquiescement.[180] « Un serviteur de Dieu, dit Gabriel en lui-même, invoque l'Eternel en ce moment ; mais qui sait qui il est ? Tout ce que je puis comprendre, c'est que ce serviteur a sans doute un mérite éminent, que son âme concupiscente est morte et son esprit vivant. » Toutefois Gabriel voulut connaître cet heureux mortel ; mais il ne le trouva pas dans les sept climats. Il parcourut toute la terre et les îles de la mer ; mais il ne trouva celui qu'il cherchait ni dans la montagne ni dans la plaine. Il se hâta de revenir auprès de Dieu, et il entendit encore une réponse favorable aux mêmes prières. Dans son extrême anxiété il parcourut de nouveau le monde. Cette fois encore il n'aperçut pas ce serviteur, et il dit : « ô Dieu ! indique-moi donc le chemin qui doit me conduire auprès de ce serviteur. » — « Dirige-toi, lui répondit Dieu, dans le pays de Rûm ; va dans un certain couvent chrétien et tu le trouveras. » Gabriel y alla, et vit manifestement l'homme objet des faveurs célestes. Or, en ce moment même, cet homme invoquait une idole. Alors Gabriel ouvrit la bouche et dit à Dieu : « ô maître du monde ! écarte loin de moi le voile de ce secret. Comment peux-tu exaucer avec bonté celui qui invoque une idole dans un couvent ? » Dieu répondit : « Il a le cœur obscurci ; il ignore que par là il s'égare dans son chemin. Comme il s'est égaré par ignorance, et que je le sais, je lui pardonne son erreur. Ma bonté l'excuse, et je lui donne accès au rang le plus distingué. » Ainsi dit le Très-Haut, et il ouvrit la voie de l'esprit de cet homme ; il délia sa langue pour qu'il pût prononcer le nom de Dieu, afin que tu saches que telle est la véritable religion, et que tu n'as pas de prétexte pour ne pas entrer dans cette route. Puisque, de toi-même, tu n'as rien qui puisse te faire parvenir à cette cour céleste, il ne faut pas négliger la plus petite chose à ce sujet. Tout renoncement aux choses du monde ne s'achète pas facilement ; rien même ne s'achète à l'égard de cette cour.

ANECDOTE SUR UN SOUFI. (V. 1834.)

Un soufi allait en toute hâte à Bagdad, lorsqu'au milieu de la route il entendit une voix qui disait : « J'ai beaucoup de miel que je vendrai à très bon compte, s'il y a quelqu'un pour l'acheter. » Le soufi lui dit : « Mon brave homme, veux-tu m'en donner un peu pour rien ? — Retire-toi, répondit son interlocuteur, tu es fou sans doute, ô avide ! est-ce qu'on donne jamais rien pour rien ? »

Alors une voix intérieure dit au soufi : « Avance, fais un pas au-delà de l'endroit où tu es, et je te donnerai pour rien tout le bonheur possible et tout ce que tu désireras. La miséricorde divine est un soleil brûlant qui pénètre les plus petits atomes. Vois sa miséricorde, qui est telle qu'il a réprimandé un prophète au sujet d'un infidèle » (ainsi qu'on le voit, dans l'anecdote suivante).

REMONTRANCE DE DIEU À MOÏSE. (V. 1842.)

Dieu dit un jour à Moïse : « Coré t'a appelé en sanglotant septante fois, et tu ne lui as jamais répondu. S'il m'avait appelé de la même manière une seule fois, j'aurais arraché de son cœur la tige du polythéisme, et j'aurais couvert sa poitrine du vêtement de la foi. O Moïse ! tu l'as fait périr dans cent angoisses, tu l'as renversé, avili sur la terre. Si tu l'avais créé, tu aurais été moins sévère à son égard. »

L'être qui déploie sa miséricorde envers ceux mêmes qui sont sans miséricorde comble de ses faveurs les gens miséricordieux. Il est un intarissable océan de bonté ; aussi nos larmes et nos sanglots sollicitent-ils le pardon de nos fautes. Celui qui obtiendra un tel pardon pourra-t-il être changé par une souillure ? Commettre les fautes que commettent d'ordinaire les pécheurs, c'est s'unir par là à la troupe des méchants.

LE CRIMINEL DÉFUNT. (V. 1851.)

Un indigent mourut en état de crime, et connue un le portait en terre, un dévot qui passait se gara, en disant qu'il ne fallait pas prier pour cet homme ; mais, la nuit suivante, il vit en songe ce malheureux dans le ciel, le visage aussi brillant que le soleil. Dans son étonnement il lui dit : « Mon enfant, comment as-tu obtenu une place aussi élevée, toi qui as toujours vécu dans le crime et qui es souillé de la tête aux pieds ? » Il répondit : « C'est à cause de ton manque de compassion (envers moi) que Dieu m'a fait miséricorde, à moi dont la conduite a été si déréglée. » Vois la sagesse de Dieu dans le jeu de son amour pour les hommes. Il refuse ou il accorde sa miséricorde. Dans sa sagesse, par exemple, il envoie, dans une nuit aussi noire que le corbeau, un enfant avec une lampe ; ensuite il envoie un vent rapide et lui dit : « Lève-toi et va éteindre cette lampe. » Puis il prend cet enfant sur la route, et lui demande pourquoi il a éteint la lampe. S'il reprend ainsi cet enfant, c'est afin de ne lui adresser, au jour du compte, que de bienveillants reproches.

Si tous les hommes étaient assidus à la prière, Dieu n'aurait pas besoin d'employer dans sa sagesse le jeu de l'amour. Ce n'est que de cette manière que le déploiement de sa sagesse sera complet, et c'est ainsi qu'il a toujours lieu. Il y a dans son chemin des milliers de sagesses dont une seule parcelle est un océan de miséricorde. Nuit et jour, ô mon enfant ! les sept sphères célestes[181] sont employées pour toi. L'obéissance à Dieu de la part des esprits célestes a lieu en ta faveur. Le ciel et l'enfer sont le reflet, l'un de ta bonté, l'autre de ta méchanceté.[182] Les anges t'ont tous adoré.[183] La partie et le tout se sont perdus dans ton essence. Ne te regarde donc pas avec mépris, car rien n'est au-dessus d'elle. Ton corps est la partie du tout, et ton âme est le tout entier. Ne te rabaisse donc pas à tes propres yeux. En connaissant ton tout, ta partie se manifeste à toi. Quand ton âme s'est montrée, tes membres se sont aussi produits. Le corps n'est pas distinct de l'âme, il en est une partie, et l'âme n'est pas distincte du tout, elle en est une partie. Dans ce chemin unique, il n'y a pas de nombre ; on ne doit donc jamais y parler de portion ni de tout. Au-dessus de toi il y a des milliers de nuages qui versent la pluie de la miséricorde pour augmenter ton désir. C'est pour toi que le temps arrive où la rose déploie la beauté de son vêtement. Quelque chose qu'aient faite les anges, ils l'ont faite pour toi, ainsi qu'il est dit dans le Coran.[184] Le Créateur te prodiguera, en effet, tous leurs services,[185] comme un éternel niçâr.[186]

ANECDOTE SUR 'ABBAÇAH. (V. 1876.)

'Abbâçah dit qu'au jour de la résurrection, lorsque les créatures fuiront de crainte, les visages des rebelles et des lâches seront noircis en un instant par l'effet de leurs péchés. Les hommes qui seront dépourvus de bonnes œuvres resteront stupéfaits et agités en même temps de différentes manières. Dieu demanda, par pure bienveillance, depuis la terre jusqu'aux neuf cieux,[187] cent mille années d'obéissance de la part des anges, puis il les appliqua à la poignée de terre de l'humanité. Un cri s'éleva alors du côté des anges, qui dirent à Dieu : « Pourquoi ces créatures interceptent-elles notre chemin ? » Mais Dieu leur dit : « Ô êtres célestes ! puisque je ne retire de vous ni avantage ni dommage, ce que je désire sera du moins accompli par les êtres terrestres ; car il faut donner du pain aux affamés.[188] »

CHAPITRE XX.

DEMANDE D'UN QUATRIÈME OISEAU. (V. 1885.)

Un autre oiseau dit à la huppe : « Je suis efféminé de caractère, et je ne sais que sauter d'une branche à l'autre. Tantôt je suis libertin, tantôt abstinent ; d'autres fois je suis ivre ; tantôt j'existe et n'existe pas ; tantôt je n'existe pas et j'existe ; tantôt mon âme concupiscente me porte à aller dans les tavernes, tantôt mon esprit m'engage à me livrer à la prière. Quelquefois le diable me détourne malgré moi de la route spirituelle, d'autres fois les anges m'y font rentrer. Ainsi, stupéfait que je « entre ces deux attractions, que puis-je faire dam le puits et dans la prison où je gémis comme Joseph ? »

La huppe répondit : « Ceci arrive à tout le monde ; car il y a peu de gens qui possèdent des qualités identiques. Si tous étaient purs originairement, Dieu aurait-il dû envoyer ses prophètes[189] ? En Rattachant à l'obéissance, tu arriveras aisément au bonheur. Jusqu'à ce que ta vie s'élève comme une montagne, elle ne donnera à ton corps ni repos ni bonheur. O toi qui résides dans les étuves de la paresse, et qui es cependant plein de désirs ! tes larmes de sang dévoilent les secrets de ton cœur, tandis que sa rouille annonce la satiété du bien-être. Lorsque tu nourris toujours ta chienne d'âme, ton naturel est pis que celui de l'impuissant hermaphrodite. »

ANECDOTE SUR SCHABLI. (V. 1897.)

Schabli[190] disparut pendant quelque temps de Bagdad, et l'on ne savait où le trouver. On le chercha dans beaucoup d'endroits, et quelqu'un finit par le découvrir dans une maison d'eunuques.[191] Il y était assis l'œil humide et les lèvres sèches au milieu de cette troupe grossière. « O toi qui étudies les secrets divins ! lui dit-on, est-ce bien ici ta place ? » Il répondit : « Ces gens-ci, comme le libertin dans la voie de la religion, ne sont en effet ni hommes ni femmes.[192] Je suis comme eux ; car dans la voie de la religion il n'y a ni homme ni femme.[193] Je me suis perdu dans mon inertie et j'ai honte de ma virilité. Quiconque rend intelligente son âme fait de sa blessure une nappe pour la table du chemin (qui conduit à Dieu). Celui-là a préféré l'avilissement comme les hommes de la vie spirituelle, il a comblé d'honneur les malheureux qui ont failli. Si tu veux te produire le moins du monde aux regards,[194] seras-tu meilleur qu'une idole ? Si l'on fait une différence entre la louange et le blâme, on est fabricant d'idoles. Si tu es vraiment serviteur de Dieu, ne sois pas fabricant d'idoles. Si tu es un homme de Dieu, ne sois pas Azur.[195] Il n'y a ni dans les classes élevées ni dans les basses classes un rang au-dessus de celui du service (de Dieu). Applique-loi à ce devoir et n'aie pas d'autre prétention ; sois un homme de Dieu, ne cherche pas ta gloire ailleurs. Lorsque tu caches cent idoles sous ton froc, pourquoi te montrer soufi devant les hommes ? Toi qui es eunuque, ne porte pas le vêtement des hommes de la voie spirituelle, ou abandonne désormais ta légèreté. »

QUERELLE DE DEUX SOUFIS. (V. 1913.)

Deux individus couverts du froc de la pénitence se disputèrent et s'injurièrent devant le tribunal. Le juge les renvoya dans un coin en leur disant : « Il n'est pas convenable que des soufis se disputent. Vous avez placé sur votre poitrine la veste de la résignation, pourquoi vous êtes-vous mis en tête de vous quereller ? Si vous êtes des gens de combat et de vengeance, rejetez loin de vous ce vêtement. Si, au contraire, vous êtes dignes de ce vêtement, renoncez à cette folle discussion. Moi qui suis juge, et non un homme du sens spirituel, j'éprouve une véritable honte à cause du froc que vous portez. Il vaut mieux que vous vous contentiez de rester dans la différence d'opinion que de vous disputer en portant un froc. »

Puisque tu n'es ni homme ni femme dans l'affaire de l'amour, comment pourras-tu démêler ses secrets ? Si tu es soumis à des épreuves dans la voie de l'amour, garantis-toi avec l'armure convenable. Si tu as la prétention de te diriger vers cet emplacement, tu devras livrer ta tête au vent et abandonner ta vie. Désormais n'élève pas ta tête par ta prétention, pour n'être pas obligé de te soumettre de nouveau à l'infamie.

LE ROI ET LE MENDIANT. (V. 1924.)

Il y avait en Egypte un roi célèbre dont un malheureux devint réellement amoureux. Lorsque cette nouvelle parvint au roi, il fit venir aussitôt cet homme égaré et lui dit : « Puisque tu es amoureux de moi, choisis un des deux partis que je vais te proposer : ou de quitter cette ville et ce pays, ou d'avoir la tête tranchée par amour pour moi. Je te dis ton fait en un mot ; ainsi choisis d'avoir la tête tranchée ou d'émigrer. » Ce malheureux n'était pas homme d'action, il préféra quitter la ville, et, étant hors de lui, il se disposait à partir, lorsque le roi ordonna de lui trancher la tête. Un chambellan dit alors : « Il est innocent ; pourquoi le roi a-t-il ordonné de lui trancher la tête ? — C'est, répondit le roi, parce qu'il n'était pas un véritable amant et qu'il n'était pas véridique dans la voie de mon amour. Si, en effet, il eût été homme d'action, il aurait préféré avoir ici la tête tranchée plutôt que de quitter le pays. Ce serait un crime que d'aimer celui qui préfère sa vie à l'objet de son amour. S'il eût consenti à avoir la tête tranchée, j'aurais serré pour le servir mes reins de ma ceinture et je serais devenu son derviche. Mais comme il avait seulement des prétentions en amour, il était convenable de lui faire trancher la tête. Celui qui conserve dans mon amour l'amour de sa tête n'a pas le véritable ni le pur amour. J'ai donné cet ordre afin qu'aucun homme sans résolution ferme ne vienne se vanter faussement de ressentir de l'amour pour moi. »

CHAPITRE XXI.

EXCUSES D'UN CINQUIEME OISEAU. (V. 1940.)

Un autre oiseau dit à la huppe : « Je suis mon propre ennemi ; comment m'aventurer dans ce chemin, puisque j'ai avec moi le voleur qui doit m'arrêter ? Mon âme concupiscente, mon âme de chien ne veut pas se soumettre ; je ne sais même comment en sauver mon âme spirituelle. Je reconnais bien le loup dans le champ ; mais cette chienne d'âme, belle en apparence, ne m'est pas encore bien connue. Je suis dans la stupéfaction à cause de cette âme infidèle, car je voudrais savoir si elle pourrait m'être enfin connue. »

La huppe répondit : « ô toi qui es comme un chien toujours errant ! toi qui es foulé aux pieds comme la terre ! ton âme est à la fois louche et borgne. Elle est vile comme un chien, paresseuse et infidèle. Si un homme faux s'empare de toi, c'est qu'il est ébloui par le faux éclat de ton âme. Il n'est pas bon que cette chienne d'âme soit choyée et qu'elle s'engraisse artificieusement. Dans le commencement de la vie tout a été inutilité, enfantillage, faiblesse et insouciance. Au milieu de la vie tout a été singularité et démence de jeunesse. A la fin, lorsque la vieillesse s'empare de nous, l'âme devient languissante et le corps débile. Avec une telle vie disposée par la folie, comment l'âme[196] pourra-t-elle s'orner des qualités spirituelles ? Nous vivons dans l'insouciance depuis le commencement jusqu'à la fin, aussi le résultat que nous obtenons est-il nul. Et l'homme finit souvent par obéir à l'âme concupiscente qui asservit tant de gens. Des milliers de cœurs sont morts de chagrin, et cette chienne d'âme infidèle ne meurt jamais. »

LE VIEUX FOSSOYEUR. (V. 1955.)

Un fossoyeur parvint à un âge avancé. Quelqu'un lui dit : « Réponds la question que je vais te faire : toi qui as passé toute ta vie à creuser des fosses dans la terre, n'y as-tu rien vu de merveilleux ? » Le fossoyeur répondit : « Ce que j'y ai vu de plus étonnant, c'est que ma chienne d'âme m'a vu pendant soixante et dix ans creuser des fosses, et n'est pas morte une seule fois, ni n'a obéi un seul moment à la loi de Dieu. »

AUTRE ANECDOTE SUR 'ABBAÇAH. (V. 1959.)

Un soir 'Abbâçah dit : « O vous qui êtes ici présents ! supposons que les infidèles qui remplissent le monde et même les Turcomans loquaces acceptent sincèrement la foi, la chose pourrait se faire ; mais cent vingt mille prophètes sont venus pour que cette âme infidèle soit une bonne fois musulmane ou qu'elle pérît, et ils n'ont cependant pu y parvenir, bien que ce fût juste. D'où peut venir cette différence (entre leur zèle et le résultat) ? »

Nous tous, nous sommes sous la domination de cette âme infidèle et désobéissante, nous l'entretenons nous-mêmes en nous ; sera-t-il donc facile de la détruire ? Lorsque cette âme trouve son assistance de deux côtés, il serait en effet étonnant qu'elle périt. L'esprit, comme un cavalier, parcourt avec constance le royaume spirituel ; mais, jour et nuit, cette âme vile est son commensal. Le cavalier a beau faire galoper son cheval, cette âme le suit toujours sans relâche comme un chien. Tout ce que le cœur a reçu de l'objet de son amour, l'âme en a pris tout autant du cœur. Toutefois, celui qui lie vigoureusement ce chien prendra dans son filet le lion des deux mondes. Celui qui asservit à lui-même ce chien devance ses rivaux au point qu'ils n'atteignent pas même la poussière de sa chaussure, et s'il lie fortement ce chien, la poussière de ses souliers aura plus de valeur que le sang des autres.

DEMANDE D'UN ROI À UN DERVICHE. (V. 1973.)

Un homme engagé dans la voie du spiritualisme et couvert de haillons passait son chemin, lorsqu'un roi l'aperçut et lui dit : « O toi qui es couvert de haillons ! est-ce moi qui vaux mieux que toi, ou est-ce toi qui vaux mieux que moi ? » Le spiritualiste lui dit : « O ignorant ! frappe-toi la poitrine et garde le silence. Quoiqu'il ne m'appartienne pas de faire mon propre éloge, car celui qui se loue lui-même ne sait ce qu'il dit, toutefois, puisque je dois le faire, il n'est pas douteux qu'un homme tel que moi ne soit mille fois meilleur qu'un homme tel que toi. En effet, tu ne connais pas le goût de la religion, et ton âme concupiscente t'a réduit à l'état d'âne. — Cette âme concupiscente te domine, sire, et tu es accablé par son poids. Elle enveloppe jour et nuit ta tête avec une têtière, et tu n'agis que par son ordre. Tout ce qu'elle t'ordonne, à toi qui n'es propre à rien, action ou non action, tu dois le faire sans réplique ; mais moi, qui ai connu le secret du cœur, j'ai fait, au contraire, de cette chienne d'âme mon âne. Lorsque cette âme est devenue mon âne, je me suis assis dessus. Ta chienne d'âme te domine, et moi, je la domine ; mais lorsque mon âne monte sur toi, tu es alors comme moi, et cent mille fois meilleur que tes pareils. »

O toi qui te contentes de cette chienne d'âme ! toi que dévore le feu de la concupiscence ! sache que le feu de cette concupiscence enlève l’eau de ton honneur, la lumière de ton cœur et la force de ton corps. L'obscurité des yeux et la surdité des oreilles, la vieillesse, l'affaiblissement de ton esprit et l'affaissement de ton intelligence, tout cela forme son armée et ses soldats, lesquels sont, en réalité, les serviteurs du prince de la mort. Jour et nuit, il envoie sans relâche cette armée ; il l'envoie devant et derrière, et lorsque cette armée arrive de tous côtés ', tu tombes avec ton âme loin du chemin. Tu t'es diverti avec ta chienne d'âme et tu t'es livré à la joie, mais tu es devenu son esclave, tu t'es soumis à sa puissance. Lorsque le roi de la mort et son cortège arriveront auprès de toi, cette chienne d'âme se séparera de toi, et toi d'elle ; mais si vous vous décidez à vous séparer actuellement l'un de l'autre, serez-vous alors soumis à cette séparation ? Ne t'attriste pas si vous n'êtes pas ensemble en ce monde, car elle sera certainement, avec toi en enfer.

LES DEUX RENARDS. (V. 1993.)

Deux renards, mâle et femelle, partageaient la même nourriture et jouissaient de leur compagnie mutuelle. Un roi, qui était dans la plaine avec des panthères et des faucons, sépara ces deux renards. Alors la femelle demanda au mâle : « O chercheur de trous ! dis-moi où nous nous trouverons encore ensemble ? » Il répondit : « Si nous avons jamais encore à être ensemble, ce ne sera que dans la boutique d'un fourreur de la ville. »

CHAPITRE XXII.

EXCUSES D'UN SIXIEME OISEAU. (V. 1999.)

Un autre oiseau dit à la huppe : « Le diable excite mon orgueil pour m'empêcher de prendre un guide au moment où je voudrais entrer dans ce chemin. Comme je ne puis le surmonter par force, le trouble a lieu dans mon cœur par suite de sa tromperie. Comment pourrai-je me sauver d'Eblis et être vivifié par le vin du sens spirituel ? »

La huppe répondit : « Tant que cette âme concupiscente sera devant toi, le diable[197] fuira-t-il loin de toi ? Il emploie ses agaceries pour te tromper. Chacun de tes désirs devient un démon pour toi : bien plus, si tu te livres à un seul de tes désirs, cent diables surgiront en toi. »

Le monde, qu'on peut comparer au chauffoir des bains et à une prison, est, en réalité, le domaine[198] du diable. Retires-en donc ta main, pour n'avoir rien à démêler avec son maître.

PLAINTES D'UN NOVICE À UN SCHAÏKH SUR LES TENTATIONS DU DÉMON. (V. 2007.)

Un homme insouciant alla se plaindre à un jeûneur de quarantaine des tentations du démon. « Le diable, dit-il, m'a caché la voie spirituelle, il a anéanti complètement en moi la religion. » Le jeûneur lui dit : « Cher jeune homme, avant d'en venir là, le démon rôdait autour de toi. Il était affligé et contrarié à ton égard, et il avait jeté sur sa tête de la poussière à cause de ton injustice envers lui. Il disait : Tout le monde est mon domaine, mais celui qui est l'ennemi du monde n'est pas dans ma dépendance. Dis-lui donc actuellement à ton tour : « Passe ton chemin et retire de moi ta main. » Je fais une ferme résolution, relativement à lui, d'être fidèle à la religion, puisqu'il a mis fortement la main sur ma vie temporelle. Or celui qui est sorti des domaines du démon n'a affaire en rien avec lui.

LE POSSESSEUR D'UNE PIÈCE D'OR. (V. 2015.)

Un grand personnage dit un jour à un individu qui possédait une pièce d'or : « Je ne comprends pas quelle est ta situation ? » Celui-ci répondit : « Je mange du pain à la table de Dieu, et cependant j'obéis aux ordres du diable.[199] »

« En effet, le diable t'a écarté de la route et tu ne dis pas Lâ haul. Tu n'es musulman que de nom ; tu es enserré dans les chagrins du monde. La terre couvre ta tête, car tu es devenu un cadavre ; puisque je t'ai dit de jeter le monde (au vent), désirerais-je actuellement que tu t'y attachasses ? Lorsque tu lui as donné tout ce que tu possèdes, comment pourras-tu y renoncer facilement ? »

O toi qui par négligence es tombé dans l'océan de la cupidité ! ignores-tu pourquoi tu restes en arrière ? Les deux mondes, vêtus de deuil, pleurent, et tu demeures dans la désobéissance. L'amour du monde a enlevé de ton cœur le goût de la foi, et tes vains désirs ont absorbé ton âme. Qu'est le monde, sinon un nid de passions avides, qui n'a pu suffire à Pharaon et à Nemrod. Tantôt Caroun (Coré) y a passé et l'a laissé, tantôt Schaddâd[200] l'a péniblement possédé. Dieu a proclamé le néant du monde, et cependant tu t'es laissé prendre dans son filet ? Jusques à quand t'occuperas-tu de ce monde, qui ne doit être pour toi que le cadavre du néant ? Celui qui se perd dans cet atome de néant, comment peut-il être un homme estimable ? Il est resté jour et nuit ivre et ébahi jusqu'à ce qu'il laisse tout à fait ce cadavre.[201] Celui qui respire un seul instant dans ce rien sera moindre que cent monceaux de rien. Qu'est le monde, si ce n'est une absolue nullité ? et qu'est cette nullité, si ce n'est un esclavage ?

Le monde est un feu brillant où vient se brûler à chaque instant une nouvelle créature. Tu es un homme-lion si tu peux échapper à ce feu violent. Ah ! détourne les yeux de ce feu comme le lion, si tu ne veux te brûler à ce feu comme le papillon. Celui qui adorera ce feu comme le papillon devra s'y brûler dans son ivresse décevante. Ce feu est devant toi et derrière toi ; aussi est-il impossible que tu ne t'y brûles à chaque instant ; mais regarde où tu pourras te mettre pour que ce feu ne dévore pas ton âme.

DEMANDE D'UN KHOJA ET RÉPONSE D'UN SOUFI. (V. 2038.)

Un khoja disait dans sa prière : « O Dieu ! fais-moi miséricorde et favorise mes entreprises. » Un fou (d'amour divin) entendit ces paroles et dit : « N'espère pas la miséricorde divine si tu ne prends pas la ceinture du soufi et si tu marches constamment avec orgueil. Tu as ton visage levé vers le ciel et vers les quatre murs (les quatre points cardinaux) dorés. Tu es servi par dix esclaves mâles et par autant de femmes esclaves. Comment la miséricorde aura-t-elle lieu justement avec toi dans le secret ? Regarde toi-même, et vois si avec tout cela tu peux obtenir miséricorde. Sois donc couvert de confusion. Si, comme moi, tu n'avais que du pain à manger, tu serais alors en possession de la miséricorde divine ; mais tant que tu ne détourneras pas ton visage des richesses et des honneurs, la miséricorde ne te montrera pas sa face un seul instant. Désormais, détourne donc ton visage de tout, afin d'être entièrement libre comme les hommes spirituels. »

AUTRE ANECDOTE SUR UN SOUFI. (V. 2047.)

Un homme sincère dans la piété dit un jour à des vauriens qui tournaient (vers la Caaba) le visage d'un musulman à l'agonie : « Il aurait bien mieux valu que le visage de cet homme, qui ignore ce que vous faites aujourd'hui, se fût toujours tourné auparavant (du côté convenable). Quelle utilité y a-t-il de planter des rameaux desséchés et sans feuilles ? De même, à quoi sert actuellement de tourner le visage de cet homme ? Celui dont on est obligé de tourner le visage dans ce moment meurt coupable ; ne cherche donc pas en lui la pureté. »

suivant


 

 

[139] C’est-à-dire, celui qui n'apprécie pas cet oiseau qui en vaut trente.

[140] C'est-à-dire, en connaissant bien l'objet de son amour.

[141] C'est-à-dire, peut-il se considérer connue Dieu même ?

[142] Le mot (vers 1072), qui en arabe signifie monde, se prend aussi, surtout dans l'Inde, dons le sens de beauté.

[143] Jeu de mots sur dard, douleur, qui, prononcé durd, signifie lie.

[144] Le mot qu'on trouve au vers 1181, signifie proprement un lieu propre à être vu, un lieu de spectacle, un théâtre ; mais ici ce mot paraît signifier un balcon, et il est rendu en effet, dans la traduction hindoustanie, par galerie, etc.

[145] Le texte porte pleines de rides ou de Chine, la dernière expression signifiant l'une et l'autre chose, et étant employée ici pour obtenir un jeu de mots et faire ainsi contraster la Chine avec la Grèce.

[146] A la lettre : telle les jetait sur l'appui « de la fenêtre avec la main de son œillade » (vers 1189).

[147] Jeu de mots, au premier hémistiche du vers 1191, entre le petit homme, c'est-à-dire, la prunelle de l'œil, et bravoure, énergie.

[148] La comparaison de la fossette de menton avec un puits est très usitée chez les poètes musulmans. Le puits leur rappelle tout de suite celui dans lequel fut jeté Joseph ; mais, bien loin d'être exposé à y trouver la mort, on y trouve la vie, comme on la trouvait par les paroles du Christ.

[149] C'est-à-dire, simplement, lorsque le jour arriva.

[150] Dans le vers 1283, est rendu dans la version hindoustanie ces deux expressions qui signifient, à ce qu'il semble, qu'elle prit des vêtements d'homme pour aller parler au schaïkh, l'étiquette orientale ne permettant pas aux femmes de parler aux hommes hors du harem.

[151] A la lettre : « si le schaïkh adore une fille chrétienne, c'est-à-dire, s'il admire ma beauté au point d'oublier Dieu, et, par conséquent, de m'adorer, etc. »

[152] C'est-à-dire, j'ai renoncé à l'or.

[153] A la lettre : « sous mon aile. » C'est la variante du fameux sublimi feriar sidera vertice.

[154] Qui s'évapore.

[155] Nom qu'on donne aux schaïkhs et aux faquirs, signifie proprement vieillard, et c'est surtout dans ce sens qu'il est ici employé.

[156] A la lettre : « il devint tarsâ et ne craignit (tarsid) rien de personne. » L'auteur a arrangé ainsi la phrase pour amener l’allitération entre tarsâ et tarsîd.

[157] A la lettre : « sans argent, ta prétention pourra-t-elle être comme de l'or ? »

[158] Nous dirions : « prends tes jambes. »

[159] Le vers 1384 ne se trouve pas dans quelques manuscrits.

[160] « Amici mei et proximi mei adversum me appropinqua venint et steterunt. » (Ps. xxxvii, 12.)

[161] Jeu de mots entre un instant, et compagnon.

[162] C'est-à-dire, Mahomet, ainsi qu'on l'a vu plus haut.

[163] C'est-à-dire, humilie-toi devant lui.

[164] Au premier hémistiche du vers 1526, plusieurs manuscrits portent un mot pris dans le sens de transpiration, sueur, ainsi qu'on le trouve expliqué dans Castell, Dictionarium heptaglotton.

[165] Le vers 1570 manque dans quelques manuscrits, et offre dans d'autres des variantes qu'il est inutile de mentionner, à cause de leur insignifiance.

[166] Au premier hémistiche du vers 1590,  qui signifie proprement un voyageur, et surtout un voyageur dans le chemin spirituel, signifie ici un des oiseaux dont il s'agit, qui, en effet, allaient être voyageurs.

[167] Abu Yazid Taïfar ben 'Iça Bistâmi, c'est-à-dire de la ville de Bistam, en Khoraçan, est un des soufis les plus célèbres de la Perse. Il hérita du manteau d'un saint personnage nommé Habib 'Ajami, comme Elisée, de celui d'Élie. On dit qu'il atteignit le plus haut degré du spiritualisme, c'est-à-dire, l'union parfaite avec Dieu, au point qu'il disait être Dieu lui-même et qu'il s'appelait Subhânî. Il mourut en 261 de l'hégire (874 de J. C). (Voy. Trans. liter. soc. Bombay, t. I, p. 109 ; Pend-nameh, de Silvestre de Sacy, p. 281 ; Dabistan, traduction de Shea et Troyer, t. III, p. 229 et 291. et d'Herbelot, Bibliothèque orientale.)

[168] C'est-à-dire, le soleil.

[169] Au lieu de un oiseau, plusieurs manuscrits, ici et ailleurs, portent un demandeur ; ce qui revient au même.

[170] On trouve l'explication de ce mot dans la notice de Silv. de Sacy du Nafahât uluns, de Jâmi, et dans mon Mémoire sur la religion musulmane dans l'Inde. Il signifie vieillard, et, par suite, directeur spirituel.

[171] C'est-à-dire, il reconnut celui qui l'avait aidé à ramasser son fagot.

[172] Il y a dans le texte, deux grains d'orge, mais la traduction hindoustanie porte deux grains d'or, et cette explication est confirmée par d'autans passages de ce même poème.

[173] Ou, sans le savoir avec un de mes manuscrits.

[174] C'est dans ce sens qu'un poète hindou a dit dans le kabit dont la traduction suit : « J'ai vu des joguis aux ongles longs, aux longs cheveux ; j'en ai vu avec les oreilles coupées et le corps enduit de cendre ; j'en ai vu se priver de parler ; j'ai vu des séoras (faquirs jaïns) la tête rasée ; j'ai vu des anachorètes se livrer à des extravagances dans les forêts ; j'ai vu des braves ; j'ai vu des héros ; j'ai vu des fous ; j'ai vu des sages ; j'ai vu les villes de l'illusion, où l'on est perdu au milieu des richesses ; j'ai vu des gens heureux du commencement à la fin, et d'autres malheureux toute leur vie ; mais je n'ai jamais vu personne dont l'esprit n'ait pas été souillé par la convoitise. »

[175] Le premier hémistiche du vers 1736 est rédigé ainsi qu'il suit dans un de mes meilleurs manuscrits, et cette leçon me paraît préférable à celle que j'ai suivie : . Ce vers manque dans plusieurs manuscrits.

[176] Abu Saîd, ou plutôt Abu'lhaçan Khircâni, est un soufi célèbre, auteur d'ouvrages mystiques.

[177] A la lettre : « mon foie est sans eau. » Singulier idiotisme pour signifier : mon cœur est dépourvu de liquide (de sang) c'est-à-dire. est sans force.

[178] A la lettre : « il remplit de fumée le cerveau de ce personnage, dont la tête était perdue. »

[179] On mange dans l'Orient des grains de blé grillés, de même qu'on mange en Italie et dans le midi de la France des fèves torréfiées.

[180]  est une Expression arabe qui signifie littéralement : « mon dévouement est à toi. »

[181] On trouve une pensée tout à fait pareille dans la préface du Gulistan de Saadi.

[182] Le ciel étant destiné aux bons et l'enfer aux méchants représentent ainsi, le premier la bonté, et le second la méchanceté.

[183] Allusion à l'adoration légendaire des auges envers Adam, père des hommes.

[184] Coran, xxi, 30.

[185] « Quoniam angelis suis mandavit de te, ut custodiant te in omnibus viis tuis. » Ces mots du psaume xc, 11, qui s'appliquent spécialement au Messie, peuvent se rapporter aussi à l'homme en général.

[186] J'ai expliqué plusieurs fois ce mot.

[187] La traduction hindoustanie applique avec raison cet incisum aux anges, car le vers 1880 est ainsi rendu :

[188] C'est-à-dire, aux hommes qui désirent la faveur que vous dédaignez.

[189] Au second hémistiche du vers 1891, au lieu de mission, des manuscrits portent inauguration.

[190] Abu Bekr Ja'far Schabili ou Schabli, c'est-à-dire de la ville de Schabil, en Transoxiane, ou Mawara-un-nahr, est un des principaux disciples du célèbre Junaïd. Il est souvent cité dans les écrits mystiques. Il mourut en 334 (945-946).

[191] Proprement : « d'un homme hermaphrodite ; » toutefois, le mot hindoustani par lequel est traduit le mot du texte, signifie hermaphrodite et eunuque.

[192] Comme on dit ; ni chair, ni poisson.

[193] Cf. saint Matth. xxii, 30.

[194] A la lettre : un cheveu.

[195] Thâré, père d'Abraham.

[196] A la lettre : l'âme de chien, ou simplement ce chien, comme on le lit dans la traduction hindoustanie.

[197] C'est-à-dire, le démon de l'orgueil, dont il a été parlé.

[198] Dans la traduction hindoustanie, l'expression est rendue, en effet, ici, vers 2005 et plus bas, vers 2011 et 2014, par le mot qui signifie proprement un fief, et c'est bien le sens en arabe, car c’est le pluriel de coupure de terres données en fief.

[199] Premiers mots d'une prière connue, tirée du Coran, et qui signifie : « Il n'y a de puissance et de force qu'en Dieu très haut, très grand. »

[200] Schaddâd est un des sahâba ou premiers Compagnons de Mahomet.

[201] Le second hémistiche du vers 2029 est ainsi rédigé dans un de mes meilleurs manuscrits, et j'ai suivi cette leçon dans ma traduction: .