Attar

Farīd al-Dīn Attār

 

MANTIC UTTAÏR ou LE LANGAGE DES OISEAUX.

chapitres I à XII

chapitres XIII à XXII

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 

 

La conférence des oiseaux peinte par Habib Allah


 

Farīd al-Dīn Attār

MANTIC UTTAÏR

ou

LE LANGAGE DES OISEAUX.[1]

 

Traduction de J. H. Garcin de Tassy.

 

INVOCATION. Vers 1.

Louange au saint Créateur de l'âme, qui a gratifié de l'âme et de la foi la vile terre, qui a posé sur les eaux son trône,[2] et qui a fait vivre dans les airs des créatures terrestres ! Il a donné aux deux la domination et à la terre la dépendance ; aux cieux il a imprimé un mouvement perpétuel, à la terre un uniforme repos. Il a placé au-dessus de la terre le firmament comme une tente sans pieux pour la soutenir. En six jours il a créé les sept planètes, et avec deux lettres[3] il a créé les neuf coupoles des cieux. Il a doré les dés des étoiles pour que pendant la nuit le ciel pût jouer au trictrac. Il a doué de propriétés diverses le filet du corps[4] ; il a mis de la poussière sur la queue de l'oiseau de l'âme[5] ; il a rendu liquide l'Océan en signe d'asservissement, et a glacé la montagne par la crainte qu'il lui a inspirée. Il a desséché complètement la mer ; de la pierre il a fait naître le rubis, et du sang le musc. A la montagne il donna le poignard et la ceinture[6] ; c'est pour cela qu'elle élève la tête avec orgueil. Tantôt il a fait naître des touffes de roses sur la face du feu,[7] tantôt des ponts sur la face de l'eau. Il a fait attaquer par un petit moustique son ennemi, qui en a ressenti la piqûre pendant quatre cents ans.[8] Dans sa sagesse, il inspira à une araignée de tisser sagement sa toile pour en garantir le plus éminent des hommes.[9] Il a serré la taille de la fourmi au point de la faire ressembler à un cheveu, et il en a fait la compagne de Salomon[10] ; il lui a donné le beau vêtement noir des Abbassides et une robe de brocart digne du paon, et qu'on n'a pas eu la peine de tisser. Ayant vu que le tapis de la nature était défectueux, il l'a rapiécé convenablement. Il a ensanglanté de la couleur de la tulipe l'épée, et de la fumée il a fait un parterre de nénufar. Il a trempé de sang les mottes de terre pour en tirer la cornaline et le rubis.

Le soleil et la lune, l'un le jour, l'autre la nuit, courbent pour l'adorer leur front sur la poussière du chemin. C'est à cette adoration qu'est dû leur mouvement : pourrait-il avoir lieu sans l'adoration ? C'est Dieu qui a étendu le jour blanc et l'a rendu brillant ; c'est lui qui a ployé la nuit et qui l'a noircie comme s'il l'avait brûlée.

Il a donné au perroquet[11] un collier d'or ; il a fait de la huppe la messagère du chemin. Le firmament est comme un oiseau qui bat des ailes sur la route que Dieu lui a tracée ; il vient frapper de sa tête comme d'un marteau à sa porte. Dieu donne au firmament la révolution du jour et de la nuit ; la nuit conduit le jour, et le jour, la nuit. Si Dieu souffle sur l'argile, il crée l'homme et il forme le monde d'un peu de vapeur.[12] Tantôt il fait précéder le voyageur par le chien,[13] et tantôt il fait découvrir le chemin au moyen du chat. Ainsi, tandis qu'il rend le chien familier avec l'homme, il permet que celui-ci, tout brave qu'il est comme un lion, s'assimile au chien. Tantôt il donne le pouvoir de Salomon à un bâton ; tantôt il accorde à la fourmi l'éloquence.[14] D'un bâton il produit un serpent, et il fait sortir un torrent d'eau d'un four.[15] S'il met au firmament le globe orgueilleux (de la lune), il le ferre avec le fer de la décroissance rougi au feu. Il fait sortir une chamelle d'un rocher[16] ; il fait beugler le veau d'or.[17] Dans l'hiver, il répand la neige argentée ; dans l'automne, l'or des feuilles jaunies.[18] S'il couvre d'une teinte rouge une épine, c'est qu'elle est teinte du sang du bouton. Il donne quatre pétales au jasmin, et il pose sur la tête de la tulipe un bonnet rouge. Tantôt il met une couronne d'or sur le front du narcisse, tantôt il y enchâsse les perles de la rosée. A l'idée de Dieu, l'esprit se déconcerte, l'âme s'affaisse ; à cause de Dieu, le ciel tourne, la terre chancelle. Depuis le dos du poisson jusqu'à la lune,[19] chaque atome atteste son existence. La profondeur de la terre et l'élévation du ciel lui rendent l'un et l'autre en particulier témoignage.

Dieu produit le vent, la terre, le feu, le sang ; c'est par ces choses qu'il annonce son secret. Il prit de la terre, il la pétrit avec de l'eau, et après quarante matins il y plaça l'âme, qui à son entrée dans le corps le vivifia. Dieu lui donna l'intelligence, pour qu'elle eût le discernement des choses ; lorsqu'il vit que l'intelligence était en possession du discernement, il lui donna la science, pour qu'elle pût les apprécier. Quand l'homme eut ses facultés, il confessa son impuissance, et il fut submergé dans l'étonnement, tandis que son corps se livra aux actes extérieurs. Amis ou ennemis, tous courbent la tête sous le joug de Dieu, que sa sagesse impose, et, chose étonnante, il veille sur nous tous.

Au commencement des siècles, Dieu employa les montagnes comme des clous[20] pour fixer la terre ; puis il lava avec l'eau de l'Océan la face du globe.[21] Comme il plaça la terre sur le dos d'un taureau, le taureau est sur le poisson et le poisson est en l'air.[22] Mais sur quoi repose donc l'air ? Sur rien ; mais rien n'est rien, et tout cela n'est rien. Admire l'œuvre de ce roi, quoiqu'il ne la considère lui-même que comme un pur néant. En effet, puisque son essence existe uniquement, il n'y a certainement rien hors d'elle. Son trône est sur l'eau, et le monde est en l'air ; mais laisse là l'eau et l'air, car tout est Dieu. Le trône céleste[23] et le monde ne sont qu'un talisman. Dieu est tout cela, et ces choses n'ont qu'une valeur nominale. Sache que le monde visible et le monde invisible, c'est lui-même. Il n'y a que lui, et ce qui est, c'est lui. Mais, hélas ! personne n'a la possibilité de le voir. Les yeux sont aveugles, quoique le monde soit éclairé par un soleil brillant. Si tu parviens à l'apercevoir, tu perds la sagesse ; si tu le vois tout à fait, tu te perds toi-même. Chose étonnante ! tous les hommes, en s'excusant de leur ignorance, retroussent par respect le pan de leur robe et disent avec empressement : O toi qu'on n'aperçoit pas, quoique tu te fasses connaître ! tout le monde, c'est toi, et rien autre que toi n'est manifeste. L'âme est cachée dans le corps, et tu es caché dans l'âme. O toi qui es caché dans ce qui est caché ! ô âme de l'âme ! tu es plus que tout et avant tout. Tout se voit par toi, et l'on te voit en toute chose. Ton toit est plein de gardes et de sentinelles ; aussi comment peut-on avoir accès auprès de ta personne ? Ni l'esprit ni la raison ne peuvent avoir accès auprès de ton essence, et personne ne connaît les attributs. Quoique tu sois un trésor caché dans l'âme, tu es néanmoins manifeste, et dans l'âme et dans le corps.[24] L'esprit humain n'a aucune trace de ton existence ; les prophètes eux-mêmes se perdent dans la poussière de ton chemin. Quoique l'esprit puisse découvrir ton existence, trouvera-t-il cependant jamais le chemin de ton essence ? Parce que tu es éternel et parlait dans ton existence, tu as constamment déconcerté tout le monde.

O toi qui es dans l'intérieur et dans l'extérieur de l'âme ! tu n'es pas et tu es tout ce que je dis. A ta cour, la raison a le vertige ; elle perd le fil qui doit la diriger dans ta voie. Je vois clairement tout l'univers en toi, et cependant je ne l'aperçois pas du tout dans le monde. Tous les êtres sont marqués de ton empreinte, mais il n'y a visiblement aucune empreinte de toi. Tu t'es réservé le secret de ton existence. Quelque quantité d'yeux[25] qu'ait ouverts le firmament, il n'a pu apercevoir un atome de poussière du sentier qui conduit à toi. La terre non plus n'a pas vu cette poussière, bien que, de douleur, elle ait couvert sa tête de poussière. Le soleil a perdu la raison par amour pour toi, et chaque nuit il frotte son oreille sur la terre.[26] La lune se fond de son côté à cause de ton amour ; chaque lune (mois), elle s'évanouit dans son étonnement.[27] L'Océan, ayant élevé ses vagues pour proclamer ta gloire,[28] a eu sa robe mouillée et ses lèvres sèches. La montagne est restée cent fois sur le chemin qui conduit à toi, le pied profondément enfoncé dans la terre humide comme un brin de paille. A cause de ton amour, le feu s'est enflammé, et, s'il s'est élevé si haut, c'est qu'il a le pied dans le feu. Sans toi, le vent n'a ni tête ni pied ; il a de la poussière dans le creux de sa main et il mesure l'air. Tant que l'eau a de l'eau dans le cœur, elle reste en arrière de ton amour. Je suis demeuré à ta porte, comme la poussière du chemin, avec de la cendre et de la poussière sur la tête.

Que dirai-je encore, puisque tu ne saurais être décrit ? Pourrais-je d'ailleurs te décrire, puisque je ne te connais pas ? O mon cœur ! si tu veux aborder le noviciat de cette connaissance, entre dans la voie spirituelle ; regarde devant et derrière, marche avec circonspection. Vois les adeptes qui sont arrivés à cette cour ; ils se sont soutenus les uns les autres dans cette voie. Pour chaque atome, il y a une porte différente, et de chaque atome s'ouvre un chemin différent qui conduit à l'être mystérieux dont je parle. Que sais-tu, pour marcher dans une telle route et pour parvenir à cette porte par un tel chemin ? Lorsque tu voudrais voir manifestement cet être, il est caché ; si tu le désires caché, il est manifeste.[29] Enfin, si tu veux trouver cet être nonpareil visible et invisible à la fois, alors il n'est ni l'un ni l'autre. Tu n'as rien pu faire, ne cherche donc plus rien ; tout ce que tu dis n'est pas ce qu'il faut, ne dis donc rien. Ce que tu dis et ce que tu sais, c'est ce que tu es. Se connaître soi-même, c'est exister cent fois. Mais tu dois connaître Dieu par lui-même, et non par toi ; c'est lui qui ouvre le chemin qui conduit à lui, et non la sagesse humaine. Sa description n'est pas à la portée des rhétoriciens ; l'homme qui a de l'énergie et celui qui en est dépourvu sont incapables de la tracer. La science ou l'ignorance sont ici la même chose, car cet être ne peut s'expliquer ni se décrire. Les opinions des hommes à ce sujet ne sont que le produit de leur imagination ; il est absurde de vouloir les déduire. Qu'ils s'expriment bien ou mal, ce qu'ils en ont dit, ils l'ont dit d’eux-mêmes. Dieu est en effet au-dessus de la science et au-dessus de l'évidence, car rien ne peut donner une idée de sa sainte-majesté. De sa trace, personne n'a trouvé que l'absence de trace ; personne n'a trouvé d'autre parti à prendre que de s'abandonner à lui. Tout homme, qu'il soit de sang-froid ou hors de soi, n'a pas autre chose à faire que de reconnaître le Dieu de la révélation.[30] Les êtres atomiques des deux mondes ne sont que le produit de tes conjectures. Tout ce que tu sais, hors Dieu, n'est que le résultat de tes propres conceptions. Le mot imperfection ne peut atteindre la hauteur où il réside, et comment une âme humaine parviendra-t-elle où il est ? Il est mille fois au-dessus de l'âme, il est bien au-dessus de tout ce que je peux dire. La raison reste interdite dans son amour passionné pour lui ; l'esprit est déconcerté.[31] Quoi ! l'âme est désolée à son sujet, le cœur est ensanglanté par son propre sang !

O toi qui apprécies la vérité ! ne cherche pas d'analogie en ceci, car l'existence de l'être sans pareil n'admet pas d'analogie. Sa gloire a jeté dans l'abattement l'esprit et la raison ; ils sont l'un et l'autre dans une indicible stupéfaction. Comme aucun des prophètes et des messagers célestes n'a compris la moindre parcelle du tout, ils ont, dans leur impuissance, courbé leur front sur la poussière, en disant : « Nous ne t'avons pas connu comme tu dois l'être.[32] » Que suis-je donc pour me flatter de le connaître ? Celui-là l'a connu, qui n'a cherché à le connaître que par lui. Comme il n'y a pas d'autre être que lui dans les deux mondes, avec qui, si ce n'est avec lui, pourra-t-on être en rapport d'affection et d'amour ? L'Océan agite ses flots pour proclamer son essence ; mais tu ne comprends pas ce discours et tu restes dans l'incertitude.[33] Celui qui ne sait pas trouver dans cet Océan l'essence dont il s'agit cesse d'exister, car il ne trouve autre chose que néant et négation.[34] Ne parle pas de cet être lorsqu'il ne se manifeste pas allégoriquement à toi ; n'en dis rien lorsqu'il ne se montre pas à toi par des emblèmes. Il est vrai qu'aucune allégorie ni aucune explication ne peuvent en donner une juste idée ; personne ne le connaît ni n'en a trouvé la trace. Anéantis-toi ; telle est la perfection, et voilà tout. Renonce à toi-même ; c'est le gage de ton union avec lui, et voilà tout. Perds-toi en lui pour pénétrer ce mystère ; toute autre chose est superflue. Marche dans l'unité, et tiens-toi à l'écart de la dualité ; n'aie qu'un cœur, une quibla, un visage.

O ignorant fils du premier homme, vicaire de Dieu sur la terre[35] ! tâche de participer à la science spirituelle de ton père. Toutes les créatures que Dieu tira du néant pour l'existence se prosternèrent devant lui pour l'adorer. Lorsqu’enfin il voulut créer Adam, il le fit sortir de derrière cent voiles. Il lui dit : « O Adam ! sois un océan de bonté ; toutes les créatures m'adorent, sois adoré à ton tour. » Le seul qui détourna le visage de son adoration fut transformé d'ange en démon ; il fut maudit et n'eut pas connaissance de ce secret.[36] Lorsque son visage fut devenu noir, il dit à Dieu : « O toi qui jouis d'une absolue indépendance, ne m'abandonne pas, et fais quelque chose pour moi ! » Le Très-Haut lui répondit : « Toi dont la voie est maudite, sache qu'Adam est à la fois mon lieutenant et le roi de la nature. Aujourd'hui va au-devant de lui, et demain brûle pour lui l’ispand.[37] » Lorsque l'âme s'unit au corps, ce fut la partie et le tout : jamais on ne fit un talisman plus merveilleux. L'âme eut en partage l'élévation, et le corps la bassesse terrestre ; il se forma un amalgame de vile terre et de pur esprit. Par l'assemblage de ce qui est élevé et de ce qui est bas, l'homme fut le plus étonnant des mystères. Toutefois personne n'eut la connaissance de ce secret, et, en effet, cette chose n'est pas l'affaire de tout indigent. Nous ne savons pas, nous ne comprenons pas, nous ne pouvons pas même disposer tant soit peu de notre esprit. Quelque chose que tu veuilles dire, tu n'as pas de meilleur parti à prendre que le silence ; car personne ne saurait même pousser un soupir à ce sujet. Bien des gens connaissent la surface de cet océan ; mais ils en ignorent la profondeur. Or il y a un trésor dans cette profondeur, et le monde visible est le talisman qui le protège[38] ; mais ce talisman des entraves corporelles sera enfin brisé. Tu trouveras le trésor quand le talisman aura disparu ; l'âme se manifestera quand le corps sera mis à l'écart. Mais ton âme est un autre talisman ; elle est pour ce mystère une autre substance. Marche dans la voie que je t'indique et ne demande pas d'explication ; ne demande pas de remède à une telle maladie.

Bien des hommes se sont noyés dans les profondeurs de cet océan sans fond, et il n'a plus été question d'aucun d'eux. Dans cet immense océan, le monde est un atome et l'atome un monde. Le monde est une bulle d'eau de cet océan, sache-le bien. L'atome est identique à la bulle, sache-le bien. S'il ne restait pas un seul atome du monde, les deux bulles de cet océan, si petit au prix de l'immensité divine, disparaîtraient aussi. Quelqu'un sait-il si dans cet océan profond c'est le gravier ou la cornaline qui a de la valeur ?

Nous avons joué notre vie, notre raison, notre esprit, notre religion, pour comprendre la perfection d'un atome. Couds-toi les lèvres, ne demande rien au sujet de l'empirée et du trône de Dieu ; ne demande absolument rien à ce sujet. Puisque ton esprit se consume pour une chose aussi déliée qu'un cheveu, il faut te coudre les deux lèvres et ne rien demander. En effet, personne ne connaît réellement l'essence d'un atome ; demande ce qui en est ou parle à ce sujet, peu importe. Qu'est-ce que le ciel, pareil à une coupole sens dessus dessous, sans stabilité, mobile et immobile à la fois ? Tu t'es complètement perdu dans le chemin de ce mystère ; ce n'est que voile sur voile. Qu'est, pour une telle chose, le ciel, dont la tête tourne et dont le pied s'égare ? Peut-il savoir ce qu'il y a derrière le rideau, lui qui, pendant tant d'années, sans tête ni corps, tourne impuissamment autour de cette porte ? S'il ignore le mystère qui est caché par le voile, comment serait-il manifeste à un être tel que toi ? Le monde, étonné et désespéré, ne peut que rester dans une profonde stupéfaction. Dans une telle affaire, qui est comme une surface sans commencement ni fin, on est comme la figure peinte sur le mur et l'on se mord le dos de la main. Ceux qui avant nous sont entrés dans le chemin spirituel ont étudié à temps et à contretemps ce mystère. Ils se sont beaucoup tourmentés, et, en définitive, ils n'ont eu pour résultat que la faiblesse et l'ébahissement.

Vois d'abord ce qui est arrivé à Adam, vois combien d'années il a passé dans le deuil, occupé de cette pensée. Contemple le déluge de Noé et tout ce que ce patriarche souffrit pendant mille ans de la part des impies. Vois Abraham, qui était plein d'amour pour Dieu. Il souffre des tortures[39] et est jeté dans le feu. Vois l'infortuné Ismaël, sacrifié dans la voie de l'amour divin.[40] Tourne-toi vers Jacob, qui devint aveugle à force de pleurer son fils. Regarde Joseph, admirable dans sa puissance comme dans l'esclavage, dans le puits et dans la prison. Regarde le malheureux Job, étendu sur sa porte, en proie aux vers et aux loups. Vois Jonas qui, égaré dans sa route, alla de la lune (mâh), (où les vagues l'avaient porté), dans le ventre d'un poisson (mâhî), où il demeura quelque temps. Admire Moïse dès sa naissance ; un coffre lui servit de berceau, et Pharaon l'éleva. Vois David, qui s'occupait à faire des cuirasses et qui, par les soupirs embrasés de son cœur, rendait le fer mon comme de la cire. Vois le roi Salomon, de l'empire duquel un dive s'empara.[41] Vois Zacharie, si ardent dans l'amour de Dieu qu'il ne fit pas entendre une plainte et resta silencieux quand on lui scia le cou. Vois Jean-Baptiste, vilipendé devant le peuple, et dont la tête, coupée comme une bougie, fut mise sur un plat. Admire le Christ au pied du gibet, lorsqu'il se sauva à plusieurs reprises des mains des Juifs.[42] Admire enfin tout ce que le chef des prophètes a souffert d'injures et de tourments de la part des impies.

Crois-tu donc qu'il soit si facile de parvenir à la connaissance des choses spirituelles ? il l'est moins que de renoncer à la vie. Que dirai-je encore, puisqu'il ne me reste plus rien à dire, et qu'il ne reste pas une rose au buisson ? Je suis tout à fait anéanti par l'étonnement ; je ne connais d'autre ressource à cet état que le manque de ressource. O sagesse ! tu es dans cette voie comme un enfant à la mamelle, et la raison du vieillard expérimenté s'égare dans cette recherche. Comment moi, insensé, pourrai-je arriver à cette essence ? et, si j'y arrive, comment le pourrai-je sans entrer par la porte ?

Tu n'es pas accessible à la science, et cependant tu n'es pas manifeste à tout le monde. L'avantage ou le dommage ne t'atteignent pas. Tu ne retiras aucun avantage de Moïse, et tu n'éprouvas aucun dommage de Pharaon. O Dieu ! qui est infini, si ce n'est toi ? qui est comme toi sans limite et sans borne ? Y a-t-il, en effet, quelque chose qui soit réellement sans fin et sans terme ? O toi, au sujet duquel le monde créé est resté dans l'étonnement, toi qui es resté caché sous un voile ! retire à la fin ce voile, pour que mon âme ne se perde pas à ta recherche ; ne me consume pas désormais en secret derrière ce voile. Je suis perdu tout à coup dans ton océan agité par les vagues ; délivre-moi de l'étourdissement où je suis plongé. Je suis resté dans l'océan du monde, entouré par le firmament et rejeté de l'intérieur du voile en dehors. Ah ! retire ton serviteur de cette mer qui lui est étrangère ; tu m'y as précipité toi-même, retire-m'en donc. La concupiscence saisit entièrement mon être. Si tu ne me prends pas par la main, hélas ! que deviendrai-je ? Mon âme est souillée par la vanité ; mais je ne veux pas supporter cette souillure. Ah ! purifie-m'en, ou bien plonge-moi dans le sang, puis réduis-moi en poussière. Les hommes te craignent ; mais pour moi je me crains moi-même, car je me suis assuré que le bien vient de toi et le mal de moi. Quoique je marche sur la surface de la terre, je suis cependant mort. Vivifie mon âme, ô saint Créateur ! Les croyants et les mécréants sont également plongés dans le sang ; la tête leur tourne et ils sont égarés. Si tu m'appelles, ma raison s'égare ; si tu me repousses, je suis interdit. O mon roi ! je suis souillé de sang, j'ai tout à fait le vertige comme le ciel.

Je veux, mes amis, vous répéter jour et nuit mon discours. Ah ! ne restez pas un instant sans songer à la recherche de la vérité.

Nous sommes voisins l'un de l'autre ; tu es comme le soleil et moi comme l'ombre. O toi qui es généreux envers les indigents ! pourquoi ne ferais-tu pas attention à tes voisins ? Mon cœur est contristé, mon âme est affligée, l'ardeur qui me porte vers toi fait couler mes larmes comme l'eau du nuage. J'ai le regret de ne pouvoir être uni à toi ; mais je ne te recherche pas moins. Ah ! sois mon guide, car je me suis égaré dans mon chemin ; donne-moi le bonheur, quoique je te le demande peut-être intempestivement. Celui qui a eu le bonheur d'entrer dans ta voie s'est dégoûté de lui-même et s'est perdu en toi. Je ne suis pas sans espoir, mais je suis impatient. J'espère que sur cent mille tu en prendras un.

PARABOLE ANECDOTIQUE. (V. 199.)

Un homme méchant maltraitait un pauvre malheureux, à qui il avait lié les mains. Au moment où il allait lui trancher la tête, sa femme donna un morceau de pain au malheureux patient. Lorsque le méchant vit ce morceau de pain à la main de sa victime : « Misérable, lui dit-il, qui t'a donné ce pain ? » — « C'est ta femme, » répondit-il. En entendant ces mots positifs, le méchant dit : « Il ne m'est plus permis de te tuer. Je ne saurais lever le sabre sur un homme qui a partagé mon pain. Je ne puis rien refuser à celui qui a mangé mon pain, à bien plus forte raison ne dois-je pas me servir de l'épée pour verser son sang.

O mon Créateur ! depuis que je suis entré dans ta voie, j'ai mangé ton pain sur ta table. Lorsque quelqu'un se nourrit du pain d'une autre personne, il en est très reconnaissant. Ne serais-je donc pas reconnaissant envers toi qui possèdes des milliers d'océans de bonté et qui m'as abondamment nourri de ton pain ?

O Dieu des créatures ! je suis dans l'abattement. Du milieu du sang où je suis plongé, je me réfugie sur un navire. Prends-moi par la main, sois mon refuge. Comme la mouche, j'élève mes mains vers toi au-dessus de ma tête, ô toi qui pardonnes mes fautes et qui agrées mes excuses ! je suis cent fois consumé ; pourquoi voudrais-tu me brûler encore ? C'est par ton impulsion que mon sang est en ébullition ; permets-moi de déployer mon ardeur. En proportion des péchés innombrables que j'ai commis par une négligence coupable, tu m'as gratifié de tes abondantes miséricordes. O mon roi ! tourne tes regards sur moi, qui suis pauvre et indigent. Ne considère pas mes fautes passées, pardonne-moi mes fautes d'ignorance, fais grâce, je t'en supplie, à mon âme et à mon cœur affligé. Si mon œil ne pleure pas visiblement, je pleure intérieurement avec abondance à cause de l'amour que j'éprouve pour toi. O mon Créateur ! le bien ou le mal que j'ai fait, je l'ai fait avec mon corps. Pardonne mes faiblesses, efface mes fautes. Je suis entraîné par mes penchants et jeté par toi-même dans l'incertitude ; ainsi, le bien ou le mal que je fais dérive de toi. Sans toi je ne suis qu'une petite partie du tout ; mais je deviendrai le tout, si tu daignes me regarder. Jette donc un regard vers mon cœur ensanglanté, et retire-moi de tout ceci. Si tu m'appelles un instant auprès de toi, moi malheureux, personne n'atteindra à ma poussière. Qui suis-je, pour que je compte en quelque chose auprès de loi ? Il me suffit de n'y compter pour rien. Pourrais-je dire que je suis comme le point noir de ta face ! Non, je suis seulement le point noir de la terre où se tient le chien de ta rue. Tu as mis au milieu de mon âme un point noir.[43] Tu m'as marqué d'une tache aussi noire que la peau de l'Abyssin ; mais si je ne deviens pas ton éphélide, comment pourrai-je être agréé de toi ? aussi, pour devenir tel, j'ai transformé mon cœur en noir esclave abyssin. Ne vends pas ce point noir du jardin de mon cœur ; place plutôt, moi ton esclave, à ton oreille comme un anneau. O toi, de la bonté duquel personne ne désespère ! je suis ce point noir devenu ton pendant d'oreille éternel. Ne sois pas bienveillant pour celui qui n'entre pas de bon cœur dans ton amour,[44] car il ne t'appartient pas. Ah ! donne-moi un peu de ton amour, ô toi qui es ma ressource ! car, sans ton amour, mon âme se meurt.

L'impiété est à l'infidèle, la dévotion au croyant ; mais le cœur d'Attar veut avoir un peu de ton amour en partage. O Seigneur ! tu sais que je t'invoque et que tu es présent dans mes nuits de deuil. Alors ma tristesse se change en plaisir délicieux et une lumière enchanteresse luit au milieu de mes ténèbres. Accorde-moi une compensation pour ce deuil ; secours-moi, car je n'ai personne qui puisse le faire. Donne-moi la joie de la lumière islamique ; anéantis en moi ma tyrannique concupiscence. Je suis un atome perdu dans une ombre ; je n'ai pas le moindre capital de l'existence ; je viens mendier auprès de cette majesté comparable au soleil, dans l'espoir d'obtenir un peu de son éclat. Je suis comme un atome errant ; mais, dans le puits où je suis tombé, je saisis la corde de ma main. Je sors par l'ouverture de ce puits, et je suis enfin en possession du monde brillant de l'existence. Tant que mon âme ne viendra pas sur mes lèvres, je conserverai mon esprit dans ces sentiments. Lorsque ma vie me quitte, je n'ai que toi. A mon dernier soupir, sois le compagnon de mon âme. Que je serais malheureux au moment où je quitterai le monde, si tu n'étais avec moi ! J'espère que tu ne m'abandonneras pas. Tu le peux, si c'est ta volonté.

ÉLOGE DE MAHOMET, LE SEIGNEUR DES ENVOYÉS. (V. 244)

Mustafa (l'élu) est le trésor de la fidélité, le maître du monde spirituel et du monde temporel : il en est la pleine lune et le centre, le soleil de la loi et l'océan de la certitude, la lumière de l'univers, une miséricorde de Dieu pour les créatures.[45] L'âme des êtres les plus purs est la poussière de la sienne ; il est le libérateur de l'âme : la création est sa poussière. Il est le seigneur des deux mondes et le roi de l'univers, le soleil de l'âme et de la foi de tous. Il est monté aux cieux ; il est le centre des créatures, l'ombre de Dieu, le soleil de son essence. Les deux mondes lui sont soumis ; le trône et le dais de Dieu ont adoré sa poussière.[46] Il est le chef de ce monde et de l'autre, le chef des êtres visibles et des êtres invisibles. Le plus grand et le premier des prophètes, celui qui dirige les purs et les saints, le guide de l'islamisme, le conducteur dans les droits sentiers, celui qui décide des choses obscures, l'imâm de tous et de chacun en particulier.

Il est au-dessus de tout ce que je peux dire ; il est avant tout en toutes choses. Il s'est déclaré lui-même le seigneur des espaces ; il a dit : « Je suis une miséricorde pour la terre.[47] » Les deux mondes dépendent de son existence ; c'est lui qui est le soutien du dais du trône de Dieu. Par lui les créatures du monde sont arrivées de l'océan de la libéralité à l'existence comme la rosée. Les créatures se dirigent vers sa lumière. Il est l'origine de tout ce qui existe et de tout ce qui pourrait exister. Lorsque Dieu vit cette lumière suprême, il créa de cette lumière un océan de lumière. Ce fut pour lui-même qu'il créa cette âme pure, et pour elle qu'il créa le monde.[48] En créant le monde, il n'eut d'autre but que Mahomet ; car nul être ne fut plus pur que lui.

Ce qui fut d'abord apparent du sein du mystère, ce fut sans aucun doute cette lumière pure. Puis cette lumière élevée se montra, et le trône, le dais, la tablette des décrets divins et le calam se manifestèrent. Une trace de cette lumière, ce fut le monde ; l'autre, l'humanité, c'est-à-dire, Adam. Lorsque ce dernier provint de cette lumière suprême, il se prosterna pour adorer le Créateur. Toutes les générations prirent part par Adam à cette adoration ; toutes les vies s'unirent dans ce prosternement. Il se tint debout des années entières, et pendant un long espace de temps il prononça la profession de foi musulmane.

C'est à cause de la prière (namâz) que fit alors Mahomet, lumière de cet océan du mystère, que la prière (namâz[49]) fut obligatoire pour toute la nation musulmane. Dieu considéra cette lumière (Mahomet) comme le soleil et la lune, et comme à jamais sans pareille. Puis, tout à coup, il s'ouvrit à cette lumière, dans l'océan de la vérité, une voie manifeste. Lorsque cette lumière, c'est-à-dire, Mahomet, eut vu la surface de l'océan du secret, il fut ému par sa grandeur et son attrait. Il revint pendant sept fois à cette recherche, et alors les sept coupoles des cieux se manifestèrent. Les regards que Dieu jeta sur lui furent autant d'étoiles, et c'est ainsi que le ciel fut formé. Ensuite Mahomet, cette pure lumière, se reposa. Alors le dais et le trône célestes se montrèrent ; ils furent un reflet de son essence ; les anges aussi y prirent leur existence. De ses soupirs se formèrent les splendeurs célestes, et des pensées de son esprit furent divulgués les mystères. C'est à ces pensées que nous devons le secret de l'Ame, d'après ces mots du Très-Haut : « J'ai soufflé en lui quelque chose de mon esprit.[50] » Ce fut en effet lorsque ces soupirs et ces mystères furent réunis que les âmes purent s'entendre. Par l'effet de sa lumière, toutes les nations qui devaient peupler le monde accoururent autour de cette parole : « Tous surgiront.[51] » Quant à lui, il existe jusqu'au jour de la résurrection, dans l'intérêt de toutes les créatures du monde.

Lorsqu'il appela Satan, celui-ci fit profession de l'islamisme. Par la permission du Très-Haut, Mahomet appela aussi manifestement les djinns dans une nuit spéciale. Il fit aussi asseoir les anges[52] et les prophètes, qu'il convoqua dans la même nuit. Lorsqu'il appela les animaux, le chevreau et la belette accoururent. Il invita à la religion tous les êtres du monde, lesquels s'empressèrent d'arriver humblement devant lui. Mahomet, cette essence immaculée, appela aussi tous les atomes du monde, et ce fut ainsi que toute la terre participa par lui aux louanges de Dieu. Qui est-ce qui d'entre les prophètes a été en possession d'une telle prérogative ? Qui, comme lui, a pu appeler à la foi toutes les nations de la terre ? Comme sa lumière a été la source de tous les êtres, et comme son essence a produit les autres essences, il a dû en effet appeler à la foi les deux mondes, les atomes manifestes et les atomes cachés. Tous les individus qui ont fait partie de sa nation ont glané quelque chose de ses vues élevées. Au jour de la résurrection, il dira seulement en faveur de la poignée de terre (qui aura adopté l'islamisme), « Ceci est mon peuple ; » et ces mots suffiront. Dieu en effet, à cause de l'âme de ce flambeau de la direction, accordera la délivrance à sa nation. Comme il est le maître de toute chose, tout lui est soumis. Quoiqu'il n'ait pas tout vu (de ses yeux), il ne faut pas s'en affliger. Tout ce qui existe est à l'abri auprès de lui, et toutes les intentions sont dirigées par lui. Il a le secret de tous les désirs du monde ; il est le remède du cœur de chaque blessé. Quelqu'un pourrait-il avoir une idée, même en songe, des prérogatives du Prophète ? Il s'est vu complètement lui-même, et il a vu tout le monde ; il a vu aussi bien devant et derrière. Dieu en a fait le sceau de la prophétie ; il en a fait la merveille de la nature et de la générosité. Il lui a ordonné d'inviter à la foi les grands et les petits ; il l'a comblé de la plénitude de la grâce. Il a donné du répit aux infidèles avant de les châtier ; il n'a pas accompli leur punition du temps du Prophète. Les choses spirituelles et les choses temporelles sont sous la protection de sa gloire ; il a donné sa vie en faveur de sa nation.[53]

Une nuit il monta au ciel, et tous les secrets lui furent dévoilés. Il devint alors, par sa majesté et sa dignité, l'objet des deux quiblas[54] ; et l'ombre de son corps, dont jamais on n'aperçut l'ombre, s'étendit dans les deux horizons.[55] Ce fut de Dieu qu'il reçut un livre excellent, et ce fut par lui qu'il connut complètement toute chose.

Ses épouses étaient les mères des croyants ; son ascension fut l'objet du respect des prophètes. Ces derniers sont ses suivants, et il est leur directeur ; les savants de sa nation sont comme des prophètes. Le Très-Haut, à cause de la considération qu'il a eue pour Mahomet, a mentionné son nom dans le Pentateuque et dans l'Evangile.[56] Par lui, une pierre[57] a obtenu honneur et élévation, et son manteau avait le pouvoir divin. La terre où il est enseveli est devenue, par suite du respect qu'on lui porte, une quibla qui n'a été ni changée ni délaissée par sa nation. Son apparition a renversé les idoles ; sa nation est la meilleure de toutes les nations. Une goutte d'eau de sa bouche remplit d'eau limpide un puits dans une année de sécheresse. Son doigt divisa la lune, et le soleil recula par son ordre. Au milieu de ses deux épaules, aussi brillantes que le soleil, il y avait visiblement le cachet de la prophétie.[58] Il a été le guide des hommes dans le meilleur des pays,[59] et le meilleur des hommes dans la meilleure tribu.[60] Par lui, la Caaba devint la noble maison de Dieu et un lieu de sûreté pour celui qui y entre. Gabriel reçut du Prophète le manteau de l'initiation, et c'est par là qu'il fut célèbre. Du vivant de Mahomet, la terre eut plus de vigueur ; elle vit à la fois une mosquée et un Sinaï. Tous les secrets furent connus de l'apôtre de Dieu ; il reçut cet ordre : « Parle, sans lire dans le livre.[61] » Puisque le langage de Dieu fut le sien, son temps fut le meilleur des temps. Au dernier jour, toutes les langues seront anéanties à l'exception de la sienne,[62] en sorte qu'à la fin des siècles, lorsque les choses changeront, il intercédera auprès de Dieu.

Comme son cœur était réellement agité dans l'océan du mystère, cette ardeur se manifestait surtout dans la prière. Il disait à Bilal[63] : « Rafraichis-moi, pour que je sorte de ces étroites pensées. » Puis, se retournant troublé, il disait : « Parle-moi, ô Hamira (Aïscha[64]) ! » Toutefois, si l'on réfléchit sérieusement, on ne sait s'il gagnait une âme sur cent. La raison ne peut se faire une idée de l'entretien secret de Mahomet avec Dieu dans son ascension, et la science ne connaît pas le temps de sa durée. Lorsque Dieu prend à part son ami dans un banquet mystérieux, Gabriel n'y est pas admis ; il se brûlerait les ailes. Quand le Simorg de l'essence divine se manifeste, Moïse (Muça) devient aussi craintif qu'une bergeronnette (mucicha[65]). Moïse alla cependant s'asseoir sur le lapis de cette majesté ; mais après avoir reçu l'ordre de Dieu doter sa chaussure. Lorsqu'il se fut approché nu-pieds, il pénétra dans la vallée du saint par excellence et fut plongé dans la lumière ; mais plus tard, dans la nuit de l'ascension de Mahomet, le flambeau de la gloire céleste, Bilal, entendit le bruit de ses semelles, tandis que Moïse, fils d'Amran,[66] bien qu'il fût roi, ne put cependant arriver auprès de Dieu avec sa chaussure.[67] Admire la faveur que Dieu fit au serviteur de sa cour (Mahomet) en faveur de sa dignité ; il en fit l'homme de son chemin ; il le laissa arriver jusqu'à lui avec sa chaussure. Lorsque Moïse, fils d'Amran, fut témoin de la faveur dont jouissait ce serviteur de Dieu, il dit : « ô Seigneur ! admets-moi dans sa nation, fais que je participe au banquet de ses vues élevées. » Mais ce fut en vain que Moïse demanda cette faveur, elle ne fut accordée qu'à Jésus. C'est après cette entrevue que Mahomet invite le peuple à la foi ; il descend du quatrième ciel en terre et il se prosterne.

Le Messie, qui a acquis une si grande célébrité, ne fut qu'une éphélide du visage de Mahomet. Dieu se servit de lui pour annoncer le nom du Prophète.[68] Si quelqu'un dit qu'il aurait fallu un témoin de cette ascension, réponds (en t'adressant à Mahomet) : « Tu es parti de ce monde et tu y es revenu ; tu as écarté nos difficultés une à une, en sorte que tu n'as pas laissé un seul doute dans notre cœur. »

Personne dans les deux mondes, si ce n'est Mahomet, n'est venu du ciel ni manifestement, ni d'une manière cachée. Ce qu'il a vu de ses yeux en cet endroit, les autres prophètes l'ont seulement connu par la science divine. Il est leur roi et tous sont ses conviés ; il est leur empereur et ils forment son armée. Lorsque sa tête eut reçu la couronne exprimée par les mots « j’en jure par ta vie,[69] » aussitôt les gens devinrent à sa porte la poussière du chemin. Le monde ayant été rempli du parfum du musc de ses cheveux, l'Océan a été altéré du désir de le respirer au point d'en avoir les lèvres sèches. Quel est celui qui n'est pas altéré de sa vue et qui n'affronte pas pour lui le bois et la pierre ? Lorsque cet océan de lumière fut monté sur le minbar, on entendit au loin de tendres soupirs. Les cieux qui ne sont pas soutenus par des colonnes furent pleins de lumière, et ces colonnes (en supposant qu'elles existassent) furent affligées de son absence. Lorsque je veux décrire ses perfections, ma peau se couvre d'une sueur de sang. Il est le plus éloquent du monde ; à son prix je suis muet ; comment donc pourrais-je donner une explication satisfaisante de ce qui le concerne ? Une telle description sera-t-elle acceptable pour ma faiblesse ? Le Créateur de l'univers en est seul capable.

O Mahomet ! le monde, malgré son excellence, n'est que la poussière de tes pieds ; les âmes des deux mondes ne sont que la poussière de ton âme pure. Les prophètes, étonnés, ont renoncé à te louer ; ceux mêmes qui connaissent les secrets divins ont détourné la tête de cette louange.[70] Le soleil est le commensal de ton sourire, le nuage obéit à tes pleurs. Les deux mondes sont la poussière de tes pieds. Tu te contentais de dormir sur un tapis de derviche, et cependant, quel espace pourrait te contenir ? ô généreux ! dresse ta tête de dessus ton tapis, et foule aux pieds la dignité de Moïse.[71] Toute loi a été abrogée par la tienne ; tout tronc a été détruit par ta branche ; ta loi et tes ordonnances sont pour l'éternité ; ton nom est associé à celui de Dieu ; tous les prophètes et les apôtres accourent de leurs sentiers divers auprès de ta loi. Comme avant toi aucun prophète n'a été au-dessus de toi, il n'en viendra nécessairement plus après toi. Tu es à la fois après et avant le monde ; tu es en même temps antérieur et postérieur. Personne n'atteint à ta poussière ; personne n'arrive à ta dignité. C'est en Mahomet seul, son envoyé, que Dieu a fixé pour l'éternité l'empire des deux mondes.

O prophète de Dieu ! je suis découragé, je suis resté la main pleine de vent et la tête couverte de poussière. Tu es le constant soutien de ceux qui sont délaissés, et je n'ai que toi dans les deux mondes. Ah ! jette sur moi, qui suis en proie au chagrin, un regard ; apporte un remède aux maux de moi, malheureux ! J'ai perdu, il est vrai, ma vie par mes fautes ; mais je me repens ; intercède pour moi auprès de Dieu. Quoique je craigne la sentence du Coran, « Ne te livre pas à la confiance,[72] » cependant je lis aussi dans le même livre sacré les mots : « Ne désespère pas. »

Je suis assis nuit et jour en proie à la tristesse, jusqu'à ce que tu intercèdes un moment pour moi. Si la moindre intercession a lieu de ta part, le cachet de l'obéissance couvrira mes transgressions. O toi qui es l'intercesseur de cette malheureuse poignée de terre[73] ! allume avec bienveillance la lampe de l'intercession, afin que, pareil au papillon, je vienne agiter, au milieu de ton assemblée, mes ailes devant ton flambeau.

Quiconque verra manifestement ton flambeau soumettra son esprit à son cœur comme le papillon. Il suffit à la vue de l'âme de te contempler, et aux deux mondes de te plaire. Le remède de la peine de mon cœur, c'est ton amour ; la lumière de mon âme, c'est le soleil de ton visage. Mon âme est à ta porte ; mes reins sont serrés par ma ceinture. Regarde les perles[74] de l'épée de ma langue ; chaque perle que je fais tomber de ma bouche sur ta route provient du fond de mon cœur. Si je répands ainsi des perles de l'océan de mon âme, c'est que j'en reçois l'indication de toi, qui es cet océan. Quand mon âme a trouvé par toi une trace, ma trace a été nulle.

O essence élevée ! ce que je désire, c'est que tu veuilles bien, dans ta bonté, jeter sur moi un regard. Par ce regard tu anéantiras pour toujours mon existence séparée. Purifie-moi de tous les pensers qui m'agitent, des associations polythéistes et des vanités, ô essence pure ! Ne noircis pas mon visage par le péché, aie égard à ce que je porte ton nom.[75] Je suis un enfant submergé dans ton chemin ; l'eau noire m'entoure comme un cercle ; j'espère que tu me retireras de cette eau noire et que tu me remettras dans ton chemin.

ANECDOTE ALLEGORIQUE. (V. 388.)

Un enfant tomba dans l'eau et sa mère tomba dans l'agitation et les angoisses. Dans son saisissement, l'enfant se démena des bras et des jambes, mais l'eau le porta jusqu'au bateau du moulin. L'eau le poussa, et cet enfant bien-aimé s'en alla roulant sur la surface de l'eau. Sa mère, qui vit la chose, aurait voulu être dans le bateau ; elle se jette néanmoins à l'eau et elle sauve l'enfant ; elle le prend alors dans ses bras, elle l'abreuve de son lait et le serre contre sa poitrine.

O toi dont la tendresse est pareille à celle des mères, tu es pour moi, dans ce gouffre, un bateau protecteur ! Lorsque je suis tombé dans cet abîme de stupéfaction, je me suis trouvé devant le bateau de l'océan des soupirs. Je suis resté en proie au vertige comme cet enfant dans l'eau, agitant dans mon trouble mes pieds et mes mains. O toi qui es plein de tendresse envers les enfants de ton chemin[76] ! jette en ce moment avec bienveillance un regard sur ceux qui sont submergés, aie pitié de notre cœur plein d'angoisses, viens à notre aide en voyant que les eaux nous entraînent, fais-nous goûter le lait des mamelles de ta libéralité, ne retire pas de devant nous la table de ta générosité ; ô toi qui es au-delà de l'intelligence et qu'on ne peut définir ! toi que les récits des narrateurs ne sauraient décrire ! la main d'aucun de nous n'a pu parvenir à la bride de ton coursier, et nous ne sommes nécessairement que la poussière de ta poussière ; tes saints amis sont devenus ta poussière, et les habitants du monde ne sont que la poussière de ta poussière.

Celui qui n'est pas à l'égard de tes amis comme de la poussière, celui-là en est l'ennemi ; le premier est Abu Bekr, et le dernier, Alî. Ils sont les quatre colonnes de la Caaba de la vérité et de la pureté. Le premier (Abu Bekr) fut digne par sa sincérité d'être le confident de Mahomet et son ministre ; le second (Omar) était pour la justice un soleil resplendissant ; le troisième (Osman) est un océan de modestie et de retenue ; le quatrième enfin (Alî) est un roi, possesseur de science, et de générosité.

ÉLOGE D'ABÛ BEKR. (V. 606.)

Le premier est donc Abu Bekr, le premier ami de Mahomet et le second des deux personnages qui furent dans la caverne[77] ; le centre de la religion, le véridique du Très-Haut, le pôle du vrai Dieu, celui qui en toute chose a eu la prééminence. Tout ce que Dieu a répandu de sa cour élevée sur la noble poitrine de Mahomet, il l'a aussi répandu en totalité et réellement sur la poitrine d'Abû Bekr. Lorsque Dieu eut tiré du néant les deux mondes par une parole, il tint gravement la bouche fermée et retint ses agréables paroles. De même, Abu Bekr restait la tête baissée toute la nuit jusqu'au jour ; à minuit il faisait entendre des gémissements, par l'effet de l'ardeur de son amour pour Dieu. Ses soupirs odorants allaient jusqu'en Chine, et le sang du daim de Tartarie produisait le musc. C'est à cause de cela que le soleil de la loi et de la religion[78] a dit : « Il faut aller d'ici à la Chine à la recherche de la science.[79] » La sagesse réglait si bien les mouvements de la bouche d'Abû Bekr, que ses lèvres prononçaient sans cesse le mot [80] avec la gravité convenable. Que dis-je ! sa gravité se manifestait sur sa langue, en sorte qu'il ne prononçait d'autre nom que celui de Dieu. Il faut de la gravité pour que la dignité se manifeste : comment un homme sans gravité peut-il être bon à quelque chose ? Omar vit un échantillon de la grave dignité d'Abû Bekr, et il dit : « Je voudrais en avoir un peu en partage, ne serait-ce que la valeur d'un des poils de sa poitrine.[81] »

O Dieu ! puisque tu as agréé le second des deux de la caverne, Abu Bekr est bien le second après le Prophète.

ÉLOGE D'OMAR. (V. 419.)

Il est le maître de la loi, le grand soleil de la religion, l'ombre de Dieu, le remarquable trancheur des difficultés, le flambeau de la religion. Il a mis réellement le sceau à la justice et à l'équité ; par sa perspicacité il a eu la prééminence sur tous les hommes. Dieu a prononcé à son sujet dès le commencement les mots ta ha[82] pour qu'il en fût purifié et redressé. C'est lui qui doit passer le premier sur le pont Sirât. Ce fut Mahomet qui lui donna son nom d'Omar. Heureux cet homme éminent, qui, le premier, s'empara de la robe d'honneur de Jérusalem[83] ! Comme dès le principe Dieu mit sa main dans la sienne, à la fin il l'a conduit là où il est. Par sa justice les choses de la religion ont trouvé leur accomplissement ; le trouble et l'émotion se sont calmés. Il était la bougie allumée du paradis, et de cette bougie il ne venait d'ombre à personne dans aucune réunion. Comment cependant n'y a-t-il pas à la bougie l'ombre de la lumière, puisque le dive s'est enfui loin de cette ombre ? Lorsque Omar parlait, la vérité était sur sa langue, elle venait manifestement du chemin du cœur.

Lorsque le Prophète vit qu'il brûlait d'amour pour Dieu, il dit : « Cet homme célèbre est le flambeau du ciel. » En effet, tantôt il brûlait son âme par l'ardeur de l'amour, et tantôt sa langue par ses entretiens avec Dieu.

ÉLOGE D'OSMAN. (V. 431.)

Il est le seigneur de la Sunna ; il est la lumière absolue ; que dis-je ! le maître des deux lumières.[84] Osman, fils d'Affân, est celui qui a été plongé dans l'océan de la connaissance spirituelle ; il a été le centre de la religion. L'élévation qu'acquit la bannière de la foi, elle l'acquit par Osman, le commandeur des croyants. La splendeur religieuse qui brille sur la surface des deux mondes fut tirée du cœur lumineux du possesseur des deux lumières. Ce second Joseph, d'après la parole de Mahomet, fut une mine, que dis-je ! un océan de piété et de modestie. Il se sacrifia pour servir son parent (Mahomet) ; il joua sa vie pour l'accomplissement des desseins du Prophète. On lui trancha la tête pendant qu'il était assis. Il ne tenait à rien, si ce n'est à la compassion.

Ce fut surtout de son temps que la bonne direction et l'honneur se répandirent dans le monde. Par sa justice, la foi se propagea, et par sa sagesse, le Coran. Le Seigneur des seigneurs disait : « Les anges dans le ciel sont jaloux d'Osman. » Et le Prophète a dit aussi : « Dieu ne compte pas avec Osman quand il lui découvre ses mystères. » Comment n'aurait-il pas accepté l'investiture du khalifat ? puisque le Prophète lui serra la main en signe de transmission de son pouvoir. Chacun des assistants à l’installation des deux premiers khalifes dit : « Je frapperais ma poitrine si j'étais absent comme le possesseur des deux lumières. »

ELOGE D'ALÎ. (V.444.)

Alî est le maître de la vérité, le chef possesseur de droiture, la montagne de la douceur, l'océan de la science, le pôle de la religion. Il est l'échanson qui verse à boire l'eau du Kauçar, l'imâm qui montre le vrai chemin, le cousin de Mahomet, le lion de Dieu, le choisi, l'élu, l'époux de la vierge, le chaste seigneur, le gendre du Prophète. Il est venu expliquer la direction ; il est venu dévoiler le secret de demandez-moi[85] ; il est le directeur plein de mérite de la religion ; il en est le juge absolu. Comme Alî est le seul confident des secrets de Dieu, on ne peut éprouver aucun doute sur sa science éminente. D'après une sentence de Mahomet,[86] Alî connaît l'essence divine ; que dis-je ! il en fait partie. Si quelqu'un fut ressuscité par le souffle de Jésus, Alî par une parole guérit une main coupée. Dans la Caaba il fut agréé de Dieu ; il en brisa les idoles jusque sur le dos et les épaules du Prophète. Son cœur contenait les secrets du mystère ; il aurait pu retirer de son sein sa main blanche.[87] S'il n'avait eu sa main vraiment blanche, comment l'épée zû'l ficar s'y serait-elle reposée ? Tantôt il était en émotion à cause de ses préoccupations, tantôt il disait à voix basse des secrets dans un puits ; il ne trouva dans les horizons personne dont il pût faire son compagnon ; il entra dans le sanctuaire et il n'y eut pas de mahram.

SUR LE FANATISME RELATIF AUX PREMIERS KHALIFES. (V. 457.)

O toi qui es en proie au fanatisme ! toi qui restes tantôt dans la haine, tantôt dans l'amour ! si tu te flattes d'avoir de l'intelligence et du cœur, pourquoi donner dans le fanatisme ? ô ignorant ! il n'y a pas de déviation dans le khalifat ; car comment penser qu'elle ait pu avoir lieu de la part d'Abû Bekr et d'Omar ? Si elle avait eu lieu dans ces deux chefs, tous les deux auraient désigné leur fils pour leur successeur, et, bien que ces deux éminents personnages eussent fait porter témoignage de la vérité par des gens dignes de confiance, les autres y auraient mis empêchement. Or comme personne n'y mit obstacle, c'est qu'il n'y eut pas de prétentions opposées. Si donc personne ne vint empêcher Abu Bekr d'être proclamé khalife, veux-tu démentir tout le monde ? Mais si tu démens les compagnons du Prophète, tu n'agrées pas le discours du Prophète lui-même, qui dit : « Chacun de mes amis est un astre lumineux, et ma tribu est la meilleure tribu. Les meilleurs hommes sont mes amis ; ils sont mes alliés et mes affectionnés. » Si le meilleur devient pour toi le plus mauvais, comment peut-on t'appeler clairvoyant ? Peux-tu admettre que les compagnons du Prophète eussent accepté de bon cœur des gens indignes pour les faire asseoir à la place de Mahomet ? Cela n'est pas admissible pour les compagnons du Prophète. Si le choix de la majorité n'a pas été bon, dans ce cas la collection du Coran en volume n'a pas été meilleure. Or tout ce que les compagnons du Prophète ont fait, ils l'ont fait justement et convenablement. En méconnaissant l'élection d'une personne, vous en condamnez trente-trois mille. Celui qui a mis son espoir en Dieu seul n'a pas lié le genou de son chameau. S'il est en suspens dans cette affaire, comment peut-il recevoir la vérité de Dieu ? N'aie donc pas une telle opinion.

Si la déviation avait eu lieu en faveur d'Abû Bekr, aurait-il jamais dit : « Tuez-moi ? » Si elle avait eu lieu pour Omar, aurait-il tué son enfant en le blessant avec un bâton ? Abu Bekr a toujours été l'homme de la voie spirituelle, insouciant de tout et assidu à la cour céleste. Il donna à Mahomet son bien et sa fille ; il se dévoua à lui, et, tout timide qu'il était, il ne le trahit jamais ; il était pur de l'écorce des fictions, car il était dans la moelle de la véritable connaissance. Si l'on considère comme il convient la chaire du khalifat, on voudra y placer Abu Bekr. Quand on réfléchit sur tout ce qui s'est passé avant et après, comment pouvoir appeler injuste cet éminent personnage ?

Puis vient Omar, le séparateur, qui n'avait en vue que la justice. Tantôt il remuait des briques, et tantôt il ramassait des épines ; tantôt il portait du bois sur son dos ; tantôt, étant dans la ville, il demandait son chemin. Chaque jour il était activement occupé, et il ne prenait pour toute nourriture que quelques bouchées de pain. Ceux qui partageaient son pain à sa table ne recevaient rien du trésor public. Lorsqu'il dormait, le sable était son lit, et la terre de la vallée son oreiller. Il se chargeait d'une outre d'eau comme un porteur d'eau, et portait à une vieille femme de l'eau à boire pendant qu'elle dormait. Il allait de nuit veiller avec ardeur sur son armée. Il disait à Khadija : « O toi qui es clairvoyante ! as-tu vu en Omar la moindre hypocrisie ? C'est en vain qu'on me déguise mes défauts que je connais, et qu'on m'offre des présents.[88] »

Si Omar avait obtenu le khalifat injustement, pourquoi aurait-il porté un vêtement qui pesait dix-sept manns[89] ? Il n'avait ni robe, ni tapis, et il recousait ensemble deux morceaux de cuir pour raccommoder sa ceinture déchirée. Celui qui exerça de cette manière une royauté si considérable n'aurait pu se rendre coupable de partialité. Lui qui tantôt portait des briques, et tantôt remuait l'argile, n'aurait-il pas alors fait en vain ces durs travaux ? Mais, s'il avait jeté aux vents le khalifat, du moins devait-il accepter le sultanat. En effet, de son temps, les villes des infidèles furent, en son nom, vides de l'infidélité. Si tu fais une opposition fanatique à Omar, tu n'as pas d'équité ; meurs de ta colère à ce sujet. Omar a péri par le poison, et toi, combien de fois ne meurs-tu pas de colère à cause de lui, bien que tu n'aies pas avalé comme lui du poison ? O ignorant qui méconnais la justice ! ne juge pas le khalifat d'après ta propre manière de voir. S'il en était ainsi, cent feux tomberaient sur ton cœur par suite de ce chagrin. Dans tous les cas, en supposant qu'un des trois premiers khalifes eût usurpé le khalifat, il se serait chargé du fardeau de cent espèces de maux qu'ils ont soufferts. Il n'est pas facile, quand l'âme est dans le corps, d'être chargé d'une chose dont une autre personne devait être chargée.

ANECDOTE RELATIVE A OMAR. (V. 503)

Un jour qu'Omar était dans un état d'exaltation en présence d'Awis,[90] il dit : « Je veux mettre le khalifat en vente. Je le vendrai à qui le voudra, pourvu qu'on l'achète à bonne intention. » Lorsque Awis eut entendu ce discours d'Omar, il lui dit : « Laisse-moi le khalifat, et reste libre de soucis. Ecarte tout autre individu qui pourrait le désirer ou s'en emparer. » Quand on sut qu'Omar voulait laisser le khalifat, il ne s'éleva qu'un cri du milieu de ses amis. Tous lui dirent : « O notre chef ! nous t'en prions, au nom de Dieu, ne délaisse pas ses créatures. Abu Bekr a chargé de ce fardeau ton cou, il ne l'a pas fait à l'aveugle ; il l'a fait bien sciemment. Si tu détournes la tête de son obéissance, son âme sera attristée à cause de toi. » Quand Omar eut entendu cet argument décisif, il en sentit la force et se résigna.

ANECDOTE AU SUJET DU MARTYRE D'ALÎ. (V. 512)

Lorsque, par l'effet du destin, un malheureux assassin eut blessé Alî, on donna tout de suite à Alî quelque chose à boire, et il dit : « Où est celui qui a fait couler mon sang ? Donnez-lui d'abord à boire, puis à moi ; et ne le traitez pas différemment de moi. » On porta donc à boire à cet homme, qui s'écria : « Quel malheur ! Alî veut me faire périr par le poison. » Alî dit alors : « J'en jure par la vérité du Créateur, si ce malheureux prend cette boisson, je ne placerai pas le pied sans lui devant Dieu dans le jardin de l'éternité. » En effet Alî n'entra pas au ciel sans ce méchant homme qui le tua. Puisque son intercession eut lieu de cette manière envers son ennemi, aurait-il pu jamais détester Abu Bekr ? Dieu ne crée pas plus un nouveau monde qu'un ami comme Alî à Abu Bekr. Tu as beau dire qu'Alî a été traité injustement en étant repoussé du khalifat ; puisqu'il est le lion de Dieu, et comme une couronne à la tête, on n'aurait pu le traiter injustement. Sache cela, ô mon fils !

HADÎS RELATIF A ALÎ. (V. 523.)

Mahomet alla dans un endroit au-dessous du chemin, et il ordonna d'apporter de l'eau du puits pour l'armée. Un homme alla, revint en toute hâte et dit : « Le puits est plein de sang, et il n'y a pas d'eau. » Mahomet dit : « Je crois que c'est parce qu'Alî, plein de la peine qu'il éprouve, a dit ses secrets dans ce puits. Le puits n'a pas eu la force d'entendre ces secrets, et c'est ainsi qu'il est plein de sang et non d'eau. » Celui dont une telle émotion agitait le cœur, comment aurait-il pu avoir la malice d'une fourmi ?

Ton âme se démène dans le fanatisme ; mais il n'en était pas ainsi d'Alî. Garde donc le silence ; ne compare pas Alî à toi, car cet ami de la vérité (Dieu) était submergé en Dieu (la vérité). Il était complètement absorbé dans ses devoirs et dégoûté de tout ce qui est imaginaire. Si Alî avait été comme toi plein d'inimitié, il aurait livré bataille à l'armée de Mahomet. Il a été plus brave que toi, et cependant il ne s'est battu avec personne. Chose étonnante ! si Abu Bekr n'était pas dans la vérité, Alî, qui y était, devait donc demander le khalifat. Comme l'armée de la mère des croyants (Aïscha) ne cherchait pas à tirer vengeance d'Alî, relativement à la religion, mais pour d'autres motifs, nécessairement Ali, ayant vu un tel combat et une telle confusion, repoussa ces troupes par la force, Aïscha, qui était capable de combattre contre la fille de Mahomet,[91] pouvait bien combattre le père de celle-ci.

O mon enfant ! tu n'as pas d'idée de ce qu'est Alî ; tu ne vois que les lettres aïn,et lam, qui forment son nom. Tu es impatient par l'amour de ta propre vie, et lui était prêt à livrer au vent cent vies.

ANECDOTE À LA LOUANGE D'ALÎ. (V. 539.)

Lorsqu'un des compagnons de Mahomet était tué, l'impétueux Alî en était très affligé. « Pourquoi, disait-il, ne suis-je pas tué, moi aussi ? Ma vie, bien qu'elle me soit chère, est vile à mes yeux. » Quelqu'un lui dit : « De quoi te plains-tu, ô Ali ! puisque le roi (Dieu) t'a gardé comme en dépôt ? »

ANECDOTE SUR L'ABYSSIN BILAL. (V. 542.)

Bilal reçut un jour quelque part sur son faible corps de nombreux coups de bûches de bois et de lanières de cuir. Son sang coula en abondance par l'effet des coups, et toutefois il ne cessait de s'écrier : « Dieu est unique ! Dieu est unique. »

Si un océan d'ignominie se présentait tout à coup à toi, il ne resterait ni amour ni haine sur ton chemin. Celui qui est affligé dans la main de l'avilissement a tort de demeurer dans de telles conditions. Puisque ces gens-là étaient ainsi, pourquoi es-tu autrement ? Jusques à quand resteras-tu plongé dans l'étonnement ? Ta langue a augmenté le nombre des adorateurs des idoles ; elle a blessé les Compagnons du Prophète. Tu noircis ton diwan[92] par l'abondance des paroles, et au contraire tu emportes la boule du mail si tu retiens ta langue.

AUTRE ANECDOTE À LA LOUANGE D'ALÎ. (V. 549.)

Ali et Abu Bekr étaient plongés l'un et l'autre dans la recherche de la vérité. Lorsque Mahomet se réfugia dans la caverne, Ali passa cette nuit sur le lit du Prophète ; il s'exposa ainsi à sacrifier sa vie pour sauver celle du plus éminent des hommes éminents. D'un autre côté, Abu Bekr accompagna Mahomet dans la caverne, et joua ainsi sa vie pour celle du Prophète. Tous les deux exposèrent donc d'une manière différente leur vie pour lui. Serais-tu donc fanatique contre ces personnages, qui l'un et l'autre ont sacrifié leur vie pour leur ami ? Si tu es l'homme de celui-ci ou de celui-là, si tu éprouves de la sympathie pour celui-ci plutôt que pour celui-là, au moins fais comme eux métier de sacrifier ta vie. Garde le silence, et cesse de te passionner au sujet de ces premiers khalifes. Tu connais, ô mon fils, Ali et Abu Bekr, et tu ignores ce que sont Dieu, l'esprit et l'âme. Laisse là ce fait historique, qui est scellé, et sois jour et nuit homme de vérité comme Râbiah. Râbiah n'était pas une femme, elle valait cent hommes de la tête aux pieds ; l'amour de Dieu la dominait entièrement. Elle était toujours plongée dans la lumière divine ; elle était libre des choses inutiles et submergée dans l'amour divin.

ANECDOTE SUR RÂBIAH.[93] (V. 561.)

Quelqu'un dit à Râbiah : « Toi qui es agréable à Dieu, dis-moi quel est ton avis sur les amis du Prophète ? ! » — « Je ne puis rien dire de satisfaisant sur Dieu, répondit-elle ; comment pourrais-je parler de ses amis ? Si je n'avais perdu mon âme et mon esprit en Dieu, je pourrais donner un moment d'attention aux hommes ; mais n'est-ce pas moi dont l'œil fut percé par une épine pendant que j'étais absorbée dans la contemplation, tout en faisant mon chemin, et dont le sang coula de mes yeux sur la terre sans que je m'en aperçusse ? Celle dont l'amour pour Dieu est porté à un tel point, comment pourrait-elle s'occuper d'un homme ou d'une femme ? Puisque je me suis méconnue moi-même, comment connaîtrais-je quelque autre par analogie ? » Puisque tu n'es dans cette voie ni Dieu ni prophète, retire ta main du refus et de l'acceptation. Ne sois ni dépendant ni indépendant. Tu es une poignée de terre, contente-toi d'être de la poussière dans cette voie. Puisque tu n'es qu'une poignée de terre, parle terrestrement ; crois que tout est pur, et parle conformément à la pureté du cœur.

PRIÈRE DE MAHOMET. (V. 571.)

Le seigneur du monde (Mahomet) dit un jour au Créateur : « Charge-moi des affaires de ma nation, de façon que personne ne s'ingère en rien dans les fautes de mon peuple. » — « O toi qui es le centre des grands hommes ! lui répondit Dieu, tu ne pourrais supporter la vue de ces fautes innombrables, tu en serais stupéfait, tu en serais honteux et tu te cacherais dans un coin. Tu as entendu ce qu'ont dit les gens extérieurs et tu les as renvoyés à leur place. Quoiqu'il y en ait qui soient des meilleurs, beaucoup néanmoins sont couverts de fautes dans la nation musulmane ; tu n'aurais pas la force de supporter de telles fautes, ainsi borne-toi à sauver ta nation en intercédant pour elle. Si tu désires que personne dans le monde ne trouve de traces des fautes de ta nation, je désire, moi, ô essence élevée ! que toi-même tu les ignores. Ne mets pas le pied au milieu, va de côté, et charge-moi nuit et jour de l'affaire de ta nation. »

Ainsi, de ton côté, ne décide rien, raccourcis ta langue, sois sans fanatisme, et occupe-toi de marcher dans la voie spirituelle. Mets devant tes yeux ce que les premiers khalifes ont fait ; marche paisiblement et suis ton chemin. Place le pied dans la vérité comme Abu Bekr ; choisis la justice comme Omar ; comme Osman, agis avec douceur et modestie ; comme Ali, sois un océan de science et de bonté, ou ne dis rien et suis mon avis à ce sujet et va ton chemin, ou bien lève le pied et agis conformément à ton idée. Es-tu un homme de sincérité comme Abû Bekr, et de science comme Alî ? non, tu es un homme de concupiscence, tu es infidèle à chaque instant. Détruis donc d'abord ton âme infidèle, sois croyant, et, lorsque tu auras fait périr cette âme concupiscente, tu seras en sécurité. Dans ton fanatisme au sujet des premiers khalifes, tu te passionnes excessivement ; tu délivres de toi-même un mandat prophétique en faveur d'Alî ; mais tu ne dois pas seulement admettre les préceptes de la loi, sache quel discours tu dois tenir sur les amis du Prophète. O Dieu ! le fanatisme dont je parle n'est pas en moi ; préserve-m'en pour toujours, purifies-en mon âme, fais que cette faute ne se trouve pas sur le livre de mes actions !


 

CHAPITRE PREMIER.

RÉUNION DES OISEAUX. (V. 593.)

Sois la bienvenue, ô huppe ! toi qui as servi de guide au roi (Salomon), toi qui fus réellement la messagère de toute vallée ; ô toi qui es parvenue heureusement aux frontières du royaume de Saba.[94] Toi dont le colloque gazouillant (mantic uttaïr) avec Salomon fut excellent, tu fus la confidente des secrets de Salomon et tu obtins ainsi une couronne de gloire.[95] Pour être la digne confidente des secrets de Salomon, tu dois enfermer et tenir dans les fers le démon qui veut te tenter. Lorsque tu auras agi ainsi, tu entreras derrière le rideau du palais de Salomon.

O bergeronnette (mûcîcha), qui ressembles à Moïse (Mûça), lève-toi et fais résonner ton chalumeau (mûcichar) pour célébrer la vraie connaissance de Dieu. Le musicien sait tirer lui-même des sons harmonieux de son gosier les louanges de Dieu. Comme Moïse, tu as vu le feu de loin ; tu es réellement un petit Moïse sur le mont Sinaï.[96] Eloigne-toi du brutal Pharaon ; arrive au temps propice et sois bien l'oiseau du mont Sinaï. Mon discours est sans parole, sans langue et sans bruit ; comprends-le sans esprit et entends-le sans oreille.

Sois la bienvenue, ô perruche ! qui te reposes sur le Tuba ; toi qui es revêtue d'une belle robe et qui as un collier de feu. Ce collier de feu dont tu es ornée est propre à un habitant de l'enfer ; mais ta robe est digne d'un habitant du ciel et d'un homme généreux. Celui qui veut se sauver du feu de Nemrod, de même qu'Abraham, peut-il se plaire dans le feu ? Brise la tête de Nemrod comme un calam, et pareille à Abraham, l'ami de Dieu, place le pied au milieu du feu. Lorsque tu seras délivrée de la dureté de Nemrod, revêts-toi de ta robe, et tu ne craindras plus le collier de feu.

Sois la bienvenue, ô perdrix ! qui te balances gracieusement dans ta marche. Tu es contente lorsque tu parcours la montagne de la connaissance divine. Livre-toi à la joie en songeant aux avantages de ce chemin ; frappe du marteau la porte de la maison de Dieu. Fais fondre humblement la montagne de tes inclinations perverses, afin qu'il en sorte une chamelle[97] ; alors tu verras couler un ruisseau de lait et de miel. Pousse donc en avant cette chamelle, si tu le peux, et Salih lui-même viendra à ta rencontre.

Salut, ô excellent faucon royal, à la vue perçante ! Jusques à quand seras-tu violent et passionné ? Attache à ta patte la lettre de l'amour éternel, mais ne la décachette pas jusqu'à l'éternité. Echange avec ton esprit ta raison innée, afin de considérer comme identique l'éternité a priori et a posteriori. Brise ton immonde carcasse naturelle et établis-toi dans l'intérieur de la caverne de l'unité. Lorsque tu te seras établi dans cette grotte, Mahomet (l'ami de la caverne), le centre du monde, viendra à toi.

Salut, ô caille (darraj) du mi'râj d'alast[98] ! toi qui as vu la couronne d’alast sur la tête de balé (oui). Lorsque tu entends dans ton esprit l’alast de l'amour, ton âme concupiscente répond balé avec déplaisir. Or, si l'acquiescement de ton âme concupiscente est pour toi le tourbillon du malheur, comment pourras-tu te soutenir dans ce tourbillon ? Consume ton âme concupiscente comme l'âne du Christ ; puis, comme le Messie, enflamme-toi de l'amour du Créateur. Brûle donc cet âne et mets en œuvre l'oiseau de l'âme, afin que l'esprit de Dieu[99] vienne heureusement à toi.

Salut, ô rossignol du jardin de l'amour ! Gémis gracieusement par l'effet de la peine et de la blessure de l'amour ; gémis tendrement par l'effet de l'affliction de ton cœur, comme David, afin qu'à chaque instant cent âmes fassent le niçar pour toi. Ouvre ton gosier mélodieux, digne de David, au sujet du sens spirituel des choses[100] ; montre aux hommes la voie droite par le chant de ton gosier. Assez longtemps tu as fabriqué pour ton âme vile une cotte de mailles comme David ; avec lui aussi rends le fer de ton cœur aussi mon que la cire. Si ce fer devient tendre comme la cire, tu seras aussi fervent que David dans l'amour de Dieu.

Salut, ô paon du jardin aux huit portes[101] ! Tu as été affligé à cause du serpent à sept têtes. La société de ce serpent t'a jeté dans le sang et t'a fait sortir du paradis d'Éden. Il t'a » éloigné du Sidra et du Tuba ; il a rendu ton cœur noir par l'effet de son mauvais naturel. Tant que tu ne feras pas périr ce serpent, comment seras-tu digne de pratiquer ces secrets ? Si tu es délivré de ce détestable serpent, Adam te prendra avec lui dans le Paradis.

Salut, ô excellent faisan ! qui vois de loin et qui aperçois ainsi la source du cœur qui est submergé dans l'océan de la lumière. Cependant tu es resté dans un puits ténébreux, retenu dans la prison de l'incertitude. Sors de ce puits ténébreux, lève la tête vers le sommet du trône divin ; à l'imitation de Joseph, laisse le puits et la prison, afin d'être roi dans l'Egypte de l'honneur. Si un tel royaume t'était dévolu, tu trouverais en même temps le véridique Joseph.

Salut, ô gémissante tourterelle ! Tu es allée contente et tu es revenue le cœur serré, parce que tu es restée dans le sang[102] et renfermée dans une prison aussi étroite que celle de Jonas. O toi qui erres çà et là comme le poisson ! pourras-tu languir un instant dans le mauvais vouloir ? Oh ! coupe la tête à ce poisson (mahî) du mauvais vouloir, afin de pouvoir te frotter au sommet de la lune (mâh).[103] Si tu te sauves du poisson de ta propre âme, tu deviendras le compagnon familier de Jonas.

Salut, ô colombe (fakhita) ! Entonne ton roucoulement afin que je répande sur toi en niçâr sept plateaux de perles.[104] Comme le collier de la fidélité est à ton cou,[105] il ne serait pas bien à toi d'agir avec infidélité. Tant que tu auras la moindre parcelle de défaut, je t'appellerai vraiment infidèle. Si tu entres dam le domaine des choses spirituelles et que tu sortes de toi-même, tu trouveras, par ta sagesse, le chemin vers le sens spirituel. Lorsque ta sagesse te conduira de ce côté, Khizr t'apportera l'eau de la vie éternelle.

Bravo ! toi, faucon, qui t'es envolé, et qui, après t'être révolté contre ton maître, as courbé la tête. Ne te redresse pas lorsque tu dois baisser la tête ; tiens-toi convenablement, même quand tu es plongé dans le sang. Tu es lié au cadavre de ce monde,[106] et tu as ainsi été éloigné de l'autre. Laisse plutôt non seulement le monde présent, mais le futur ; ôte ton chaperon, regarde librement, et, lorsque tu te seras dégagé des deux mondes, tu te reposeras sur la main d'Alexandre.[107]

Salut, ô chardonneret[108] ! Viens joyeusement, sois empressé d'agir, et arrive comme le feu. Consume donc entièrement, par la chaleur, tout ce qui se montrera ; brûle complètement jusqu'à l'essence de l'âme. Lorsque tu auras brûlé tout ce qui se présentera, la lumière de Dieu se manifestera de plus en plus en toi à chaque instant. Puisque ton cœur a connu les secrets de Dieu, reste fidèlement attaché aux choses de Dieu. Lorsque tu seras en cela un oiseau parfait, tu n'existeras plus, mais Dieu demeurera. Salut !

CHAPITRE II.

DISCOURS DE LA HUPPE AUX OISEAUX. (V. 658.)

Les oiseaux du monde se réunirent tous, tant ceux qui sont connus que ceux qui sont inconnus, et ils tinrent alors entre eux ce langage : « Il n'y a pas dans le monde de pays sans roi ; comment se fait-il cependant que le pays des oiseaux en soit privé ? Il ne faut pas que cet état de choses dure plus longtemps ; nous devons joindre nos efforts et aller à la recherche d'un roi, car il n'y a pas de bonne administration dans un pays sans roi, et l'armée est désorganisée. » En conséquence de ces considérations, tous les oiseaux se rendirent en un certain lieu pour s'occuper de la recherche d'un roi. La huppe, tout émue et pleine d'espérance, arriva et se plaça au milieu de l'assemblée des oiseaux. Elle avait sur la poitrine l'ornement qui témoignait qu'elle était entrée dans la voie spirituelle ; elle avait sur la tête la couronne de la vérité. En effet, elle était entrée avec intelligence dans la voie spirituelle, et elle connaissait le bien et le mal. « Chers oiseaux, dit-elle, je suis réellement enrôlée dans la milice divine, et je suis le messager du monde invisible. Je connais Dieu et les secrets de la création. Quand, comme moi, on porte écrit sur son bec le nom de Dieu,[109] on doit nécessairement avoir l'intelligence de beaucoup de secrets. Je passe mes jours dans l'anxiété, et je n'ai affaire avec personne. Je m'occupe de ce qui intéresse personnellement le roi ; mais je ne me mets pas en peine de son armée. J'indique l'eau par mon instinct naturel, et je sais en outre beaucoup d'autres secrets. J'entretins Salomon et j'allai en avant de son armée. Chose étonnante ! il ne demandait pas de nouvelles et ne s'informait pas de ceux qui manquaient dans son royaume ; mais, lorsque je m'éloignais un peu de lui, il me faisait chercher partout. Puisqu'il ne pouvait se passer de moi, ma valeur est établie à jamais. Je portais ses lettres et je revenais ; j'étais son confident derrière le rideau. L'oiseau qui est recherché par le prophète Salomon mérite de porter une couronne sur sa tête. Tout oiseau peut-il entrer dans le chemin de celui qui y est parvenu avec bonheur par la grâce de Dieu ? Pendant des années, j'ai traversé la mer et la terre, occupée à voyager. J'ai franchi des vallées et des montagnes ; j'ai parcouru un espace immense du temps du déluge. J'ai accompagné Salomon dans ses voyages ; j'ai souvent arpenté toute la surface du globe. Je connais bien mon roi, mais je ne puis aller le trouver toute seule. Si vous voulez m'y accompagner, je vous donnerai accès à la cour de ce roi. Délivrez-vous de toute présomption timide et aussi de tout trouble incrédule. Celui qui a joué sa propre vie est délivré de lui-même ; il est délivré du bien et du mal dans le chemin de son bien-aimé. Soyez généreux de votre vie, et placez le pied sur ce chemin, pour poser ensuite le front sur le seuil de la porte de ce roi. Nous avons un roi légitime, il réside derrière le mont Câf. Son nom est Simorg ; il est le roi des oiseaux. Il est près de nous, et nous en sommes éloignés. Le lieu qu'il habite est inaccessible,[110] et il ne saurait être célébré par aucune langue. Il a devant lui plus de cent raille voiles de lumière et d'obscurité. Dans les deux mondes, il n'y a personne qui puisse lui disputer son empire. Il est le souverain par excellence ; il est submergé dans la perfection de sa majesté. Il ne se manifeste pas complètement même au lieu de son séjour, auquel la science et l'intelligence ne peuvent atteindre. Le chemin est inconnu, et personne n'a assez de constance pour le trouver, quoique des milliers de créatures le désirent. L'âme la plus pure ne saurait le décrire, ni la raison le comprendre. On est troublé, et, malgré ses deux yeux, on est dans l'obscurité. Aucune science n'a encore découvert sa perfection, aucune vue n'a encore aperçu sa beauté. Les créatures n'ont pu s'élever jusqu'à son excellence ; la science est restée en arrière, et l'œil a manqué de portée. C'est en vain que les créatures ont voulu atteindre avec leur imagination à cette perfection et à cette beauté. Comment ouvrir cette voie à l'imagination, comment livrer la lune (mâh) au poisson (mâhi). Là des milliers de têtes seront comme des boules de mail ; on n'y entendra que des exclamations et des soupirs. On trouve tour à tour dans ce chemin l'eau et la terre ferme, et l'on ne saurait se faire une idée de sa longueur. Il faut un homme à cœur de lion pour parcourir cette route extraordinaire ; car le chemin est long et la mer profonde. Aussi marche-t-on stupéfait, tantôt riant, tantôt pleurant. Quant à moi, je serais heureuse de trouver la trace de ce chemin, car ce serait pour moi une honte que de vivre sans y parvenir. A quoi servirait l'âme, si elle n'avait un objet à aimer ? Si tu es un homme, que ton âme ne soit pas sans maîtresse. Il faut un homme parfait pour un tel chemin, car il doit savoir introduire son âme à cette cour. Lave-toi bravement les mains de cette vie, si tu veux être appelé un homme d'action. A quoi servirait la vie, si l'on n'aimait pas ? Pour ta bien-aimée, renonce à ta vie chérie, comme les hommes dignes de leur vocation. Si tu livres gracieusement ton âme, tu mériteras que ta bien-aimée te sacrifie sa vie. »

PREMIÈRE MANIFESTATION DU SIMORG. (V. 712.)

Chose étonnante ! ce qui concerne le Simorg commença à se manifester en Chine au milieu de la nuit. Une de ses plumes tomba donc alors en Chine, et sa réputation remplit tout le monde. Chacun prit le dessin de cette plume, et quiconque la vit prit à cœur l'affaire. Cette plume est actuellement dans la salle des peintures de la Chine, et c'est pour cela que le Prophète a dit : « Allez à la recherche de la science, fût-elle à la Chine.[111] » Si la manifestation de cette plume du Simorg n'eût pas eu lieu, il n'y aurait pas eu tant de bruit dans le monde au sujet de cet être mystérieux. Cette trace de son existence est un gage de sa gloire ; toutes les âmes portent la trace du dessin de cette plume. Comme sa description n'a ni commencement ni fin, il n'est pas nécessaire de dire à ce sujet plus que je ne le fais. Maintenant, vous qui êtes les hommes du chemin, abordez cette route et placez-y le pied.

Tous les oiseaux se réunirent donc, ainsi qu'il a été dit. Ils étaient dans l'agitation en songeant à la majesté du roi dont la huppe leur avait parlé. Le désir de l'avoir pour souverain s'était emparé d'eux et les avait jetés dans l'impatience. Ils firent donc leur projet de départ et voulurent aller en avant ; ils devinrent ses amis et leurs propres ennemis. Mais comme la route était longue et lointaine, chacun d'eux néanmoins était inquiet au moment de s'y engager et donna une excuse différente pour s'en dispenser, malgré la bonne volonté qu'il paraissait avoir.

CHAPITRE III.

LE ROSSIGNOL. (V. 725.)

L'amoureux rossignol se présenta d'abord ; il était hors de lui-même par l'excès de sa passion. Il exprimait un sens dans chacun des mille tous de ses chants, et dans ces sens divers se trouvait contenu un monde de secrets. Il célébra donc les secrets du mystère, au point qu'il ferma la bouche aux autres oiseaux. « Les secrets de l'amour me sont connus, dit-il ; toute la nuit je répète mes chants d'amour. N'y a-t-il pas quelque être malheureux comme David à qui je puisse chanter de mélancoliques psaumes d'amour ? C'est à l'imitation de mon chant que la flûte gémit, et que le luth semble faire entendre des plaintes. Je mets en émoi les parterres de roses aussi bien que le cœur des amants. J'enseigne sans cesse de nouveaux mystères ; à chaque instant je répète de nouveaux chants de tristesse. Lorsque l'amour me fait violence, je fais entendre un bruit pareil à celui des vagues de la mer. Quiconque m'écoute perd la raison ; il est dans l'ivresse, quelque empire qu'il garde ordinairement sur lui-même. Si je suis privé pendant longtemps de la vue de ma rose chérie, je me désole et je cesse mes chants, qui dévoilent les secrets. Lorsqu'elle répand dans le monde, au commencement du printemps, son odeur suave, je lui ouvre gaiement mon cœur, et, par son heureux horoscope, mes peines cessent ; mais le rossignol se tait lorsque sa bien-aimée ne se montre pas. Mes secrets ne sont pas connus de tout le monde ; mais la rose les sait avec certitude. Entièrement plongé dans l'amour de la rose, je ne songe pas du tout à ma propre existence ; je ne pense qu'à l'amour de la rose ; je ne désire pour moi que la rose vermeille. Atteindre au Simorg, c'est au-dessus de mes forces, l'amour de la rose suffit au rossignol. C'est pour moi qu'elle fleurit avec ses cent feuilles ; comment donc serais-je malheureux[112] ? La rose qui s'épanouit aujourd'hui pleine de désirs pour moi me sourit joyeusement. Lorsqu'elle ne se montre à moi que sous le voile, je vois même évidemment qu'elle me sourit. Le rossignol pourrait-il rester une seule nuit privé de l'amour d'un objet si charmant ? »

La huppe répondit au rossignol : « O toi qui es resté en arrière, occupé de la forme extérieure des choses ! cesse de te complaire dans un attachement séducteur. L'amour du minois de la rose a enfoncé dans ton cœur bien des épines ; il a agi sur toi et il t'a dominé. Quoique la rose soit belle, sa beauté disparaît dans une huitaine de jours. Or l'amour d'une chose évidemment si caduque ne doit provoquer que le dégoût des gens parfaits. Si le sourire de la rose excite tes désirs, c'est pour l'attirer jour et nuit dans le gémissement de la plainte. Laisse donc la rose et rougis ; car elle se rit de toi à chaque nouveau printemps, et elle ne te sourit pas. »

LA PRINCESSE ET LE DERVICHE. (V. 754.)

Un roi avait une fille, belle comme la lune, et pour laquelle tout le monde avait de la sympathie et de l'affection. La passion était continuellement en éveil à cause de ses yeux à demi fermés par le sommeil et par une douce ivresse. Son visage avait la blancheur du camphre, et ses cheveux, la noirceur du musc. Le rubis de la plus belle eau séchait de jalousie par l'éclat de ses lèvres. Si elle manifestait tant soit peu sa beauté, la raison était contristée de ne pouvoir l'apprécier dignement. Si le sucre était venu à connaître la saveur de ses lèvres, il se serait, coagulé ou fondu de honte. Par l'effet du destin, un derviche, dont la vue était tombée sur cette lune éclatante, en fut violemment épris. Le pauvre homme avait à la main un petit pain rond, tandis que le pain qui aurait pu le nourrir était resté chez le boulanger. Mais quand son regard tomba sur la joue de cette lune, le petit pain tomba de sa main sur le chemin. La jeune fille passa devant lui comme une flamme de feu, et elle s'éloigna de lui en riant. Lorsque le derviche vit ce sourire, il tomba sur la poussière plongé dans le sang. Il avait encore la moitié de son pain et la moitié de son âme ; il fut privé en même temps de l'un et de l'autre. Il n'eut de repos ni jour ni nuit ; mais il garda le silence, et se contenta de pleurer et de brûler. Lorsqu'il se rappelait le sourire de cette princesse, il versait des larmes comme le nuage qui répand une pluie abondante. Cet amour frénétique dura sept ans, pendant lesquels il dormit avec les chiens dans la rue de sa maîtresse. Les gens de la princesse finirent par s'apercevoir de la chose, et, comme ils étaient d'un méchant naturel, ils formèrent d'un commun accord le dessein de trancher la tête du derviche comme on coupe une bougie. Toutefois cette princesse appela le faquir en secret et lui dit : « Y a-t-il quelque rapprochement possible entre une personne comme moi et une personne comme toi ? Mais sache que mes gens en veulent à ta vie ; ainsi, va t'en et fuis ; cesse de te tenir à ma porte, lève-toi et disparais. »

Le malheureux derviche répondit : « Le jour où je suis devenu amoureux de toi, j'ai lavé mes mains de la vie. Puissent des milliers d'âmes privées de repos comme moi se sacrifier à chaque instant pour ta beauté. Puisqu'on veut me tuer injustement, dis une parole en réponse à la seule demande que j'aie à te faire. Au moment où tu étais cause qu'on voulait me trancher la tête, dis-moi pourquoi tu te riais de moi ? » — « O ignorant ! répondit-elle, lorsque j'ai vu que tu allais te déshonorer, j'ai ri de pitié pour toi. Je me suis permis de rire de pitié, mais non par moquerie.[113] » Elle dit et se retira comme la fumée, loin du derviche désolé.[114]

CHAPITRE IV.

LA PERRUCHE. (V. 778.)

Vint ensuite la perruche, tenant du sucre au bec, vêtue de vert comme la pistache, et ornée d'un collier d'or. Au prix de son éclat, l'épervier n'est qu'un moucheron,[115] et partout la verdure est le reflet de ses plumes. Le sucre distille de ses paroles, car elle croque du sucre dès le matin. Écoute quel est son langage : « Des gens vils et des cœurs d'acier, dit-elle, m'ont enfermée, toute charmante que je suis, dans une cage de fer. Retenue dans cette prison, je désire avec ardeur la source de l'eau de l'immortalité gardée par Khizr. Comme lui, je suis vêtue de vert,[116] car je suis le Khizr des oiseaux. Je voudrais m'abreuver à la source de cette eau, mais je n'ai pas la force de m'élever jusqu'à l'aile du Simorg ; la source de Khizr me suffit. »

La huppe lui répond : « Ô toi qui n'as aucune idée du bonheur ! sache que celui qui ne sait pas renoncer à sa vie n'est pas homme. La vie t'a été donnée pour que tu puisses posséder un seul instant une digne amie. Recherche sincèrement l'eau de la vie ; mets-toi donc en marche, car tu n'as pas l'amande, tu n'en as que l'écorce. Veux-tu sacrifier ta vie pour les belles ? imite les hommes dignes de ce nom, en entrant franchement dans leur voie. »

LE FOU ET KHIZR. (V. 789.)

Il y avait un fou, par excès à !amour de Dieu, qui occupait une position élevée. Khizr lui dit : « O homme parfait ! veux-tu être mon ami ? » — « Tu ne saurais me convenir, répondit-il, parce que tu as bu à longs traits de l'eau de l'immortalité, en sorte que tu subsisteras toujours. Or, moi, je veux renoncer à la vie, parce que je suis sans ami, et que je ne saurais ainsi supporter l'existence. Tandis que tu es occupé à préserver ta vie, je sacrifie tous les jours la mienne. Il vaut donc mieux que nous nous séparions, comme des oiseaux échappés du filet. Adieu. »

CHAPITRE V.

LE PAON. (V. 795.)

Vint ensuite le paon, à la robe dorée, aux plumes de cent, que dis-je ? de cent mille couleurs. Il se montre dans tous ses atours, comme la nouvelle mariée ; chacune de ses plumes manifeste sa splendeur. Le peintre du monde invisible, dit-il, remit de sa main, pour me former, son pinceau aux djinns. Quoique je sois le Gabriel des oiseaux, mon sort est cependant bien moins avantageux ; car, ayant contracté amitié avec le serpent dans le paradis terrestre, j'en fus ignominieusement chassé. On me priva du poste de confiance qui m'avait été confié, et mes pieds furent ma prison[117] ; mais j'ai toujours espoir qu'un guide généreux me tirera de cet obscur séjour pour me conduire à la demeure de l'éternité. Je n'ai pas la prétention de parvenir jusqu'au roi dont tu parles, il me suffit d'arriver à son portier. Le Simorg pourrait-il être l'objet de mon ambition, puisque je la borne à habiter le paradis terrestre ? Je n'ai rien à faire dans le monde tant que je n'irai pas me reposer une autre fois dans le Paradis. »

La huppe lui répondit : « Ô toi qui t'égares volontairement du vrai chemin ! sache que celui qui désire le palais de ce roi, bien préférable au palais dont tu parles, n'a rien de mieux à faire que de s'en approcher.[118] C'est l'habitation de l'âme, c'est l'éternité, objet de nos désirs, le logis du cœur, en un mot le siège de la vérité. Le Très-Haut est ce vaste océan, le paradis des délices terrestres n'en est qu'une petite goutte. Celui qui possède l'océan en possède la goutte, tout ce qui n'est pas cet océan est folie. Lorsque tu peux avoir l'océan, pourquoi irais-tu rechercher une goutte de la rosée nocturne ? Celui qui participe aux secrets du soleil pourra-t-il s'arrêter à un atome de poussière ? Celui qui est le tout a-t-il affaire avec la partie ? L'âme a-t-elle besoin des membres du corps ? Si tu es un homme parfait, considère le tout, recherche le tout, sois le tout, choisis le tout. »

LE MAÎTRE ET L'ELEVE. (V. 814.)

Un disciple demanda à son maître : « Pourquoi Adam fut-il obligé de sortir du Paradis ? » Le maître répondit : « Lorsque Adam, la plus noble des créatures, entra, dans le Paradis, il entendit du monde invisible une voix retentissante,[119] qui lui dit : « O toi que cent liens attachent au paradis terrestre ! sache que quiconque dans les deux mondes s'occupe d'autre chose que de moi, je le prive de tout ce qui existe visiblement, afin qu'il ne s'attache qu'à moi, son véritable ami. Qu'est une âme au prix de milliers d'âmes ? mais à quoi servirait-elle si elle ne s'attachait pas à l'être digne d'être aimé par excellence[120] ?

« Celui qui a vécu pour autre chose que pour lui, fût-il Adam lui-même, a été repoussé. Les habitants du Paradis savent que la première chose qu'ils doivent donner, c'est leur cœur ; mais, s'ils ne sont pas des gens du Paradis, ils reculeront devant le sacrifice de leur cœur. »

CHAPITRE VI.

LE CANARD. (V. 823.)

Le canard sortit craintivement hors de l'eau ; il se rendit à l'assemblée des oiseaux, vêtu de sa plus belle robe, et dit : « Personne, dans les deux mondes, n'a parlé d'une jolie créature plus pure que moi. Je fais régulièrement, et à toute heure, l'ablution légale ; puis j'étends sur l'eau le lapis de la prière. Qui est-ce qui se tient sur l'eau comme moi ? car c'est certainement un pouvoir merveilleux que je possède. Je suis, parmi les oiseaux, un pénitent aux vues pures, au vêtement pur, à l'habitation toujours pure. Rien ne me paraît profitable, si ce if est l'eau, car ma nourriture et ma demeure sont dans l'eau. Quelque grand que soit le chagrin que j'éprouve, je le lave tout de suite dans l'eau, que je ne quitte jamais. Il faut que l'eau alimente toujours le ruisseau où je me tiens, car je n'aime pas la terre sèche. Ce n'est qu'avec l'eau que j'ai affaire ; comment la quitterais-je ? Tout ce qui vil, vit par l'eau[121] et ne peut absolument s'en passer.[122] Comment pourrais-je traverser les vallées et voler jusqu'au Simorg ? Comment celui qui se contente, comme moi, de la surface de l'eau, peut-il éprouver le désir de voir le Simorg. »

La huppe lui répondit : « O toi qui te complais dans l'eau ! toi dont l'eau entoure la vie comme il en serait du feu ! tu t'endors mollement sur l'eau, mais une vague vient et t'emporte ; l'eau n'est bonne que pour ceux qui n'ont pas le visage net. Si tu es ainsi, tu fais bien de rechercher l'eau ; mais combien de temps seras-tu aussi pur que l'eau, puisqu'il te faut voir le visage de tous ceux qui n'ont pas le visage net et qui viennent se baigner ? »

ANECDOTE ALLEGORIQUE. (V. 839.)

Quelqu'un demanda à un fou religieux : « Que sont les deux mondes qui occupent toutes nos pensées ? » Il répondit : « Le monde supérieur et le monde inférieur sont comme une goutte d'eau qui est ou n'est pas. »

« Au commencement, il se manifesta une goutte d'eau, qui se revêtit des plus belles figures ; mais toute figure qui est sur l'eau, serait-elle de fer, périra. Il n'y a rien de plus dur que le fer, et cependant sache bien qu'il a l'eau pour principe. Mais tout ce qui a l'eau pour fondement, serait-ce du fer, n'a pas plus de réalité qu'un songe. Personne n'a jamais considéré l'eau comme quelque chose de stable. Un édifice serait-il solide sur l'eau ? »

CHAPITRE VII.

LA PERDRIX. (V. 846.)

Puis la perdrix s'approcha, contente, et marchant avec grâce ; elle sortit de son trou[123] timidement et comme en état d'ivresse. Son bec est rouge, son plumage aurore, le sang bouillonne dans ses yeux. Tantôt elle vole avec ceinture et épée, tantôt elle tourne la tête devant l'épée. « Je suis constamment restée dans les ruines, dit-elle, parce que j'aime beaucoup les pierreries. L'amour des joyaux a allumé un feu dans mon cœur, et il suffit à mon bonheur. Quand la chaleur de ce feu se manifeste, le gravier que j'ai avalé rougit comme s'il était ensanglanté[124] ; et tu peux voir que lorsque le feu produit son effet, il donne tout de suite à la pierre la couleur du sang. Je suis restée entre la pierre et le feu dans l'inaction et la perplexité. Ardente et passionnée, je mange du gravier, et, le cœur enflammé, je dors sur la pierre. O mes amis ! ouvrez les yeux, voyez ce que je mange et comment je dors. Peut-on provoquer celui qui dort sur une pierre et qui mange des pierres ? Mon cœur est blessé, dans cet état pénible, par cent chagrins, parce que mon amour pour les pierres précieuses m'attache à la montagne. Que celui qui aime une chose autre que les joyaux sache que cette chose est transitoire ; au contraire le règne des joyaux est un établissement éternel ; ils tiennent par leur essence à la montagne ; je connais et la montagne et la pierre précieuse. Pour chercher le diamant, je ne quitte pas un instant ma ceinture ni mon épée,[125] dont la lame moirée m'offre toujours des diamants, et là même je les cherche. Je n'ai encore trouvé aucune essence dont la nature fût supérieure aux pierreries, ni une perle d'aussi belle eau qu'elles. Or le chemin vers le Simorg est difficile, et mon pied reste attaché aux pierres précieuses, comme s'il était enfoncé dans l'argile. Comment arriverais-je bravement auprès du Simorg la main sur la tête et le pied dans la boue ? Je ne me détourne pas plus du diamant que le feu de sa proie ; ou je meurs, ou je trouve des pierres précieuses. La noblesse de mon caractère doit se déployer, car celui qui ne l'a pas en partage est sans valeur. »

La huppe lui répondit : « O toi qui as toutes les couleurs comme les pierreries ! tu es un peu boiteuse et tu donnes des excuses boiteuses. Le sang de ton cœur teint tes pattes et ton bec, et tu t'avilis à la recherche des joyaux. Que sont les joyaux, sinon des pierres colorées ? Et c'est cependant leur amour qui rend ton cœur d'acier ; sans couleur, elles ne seraient que de communs petits cailloux. Or celui qui s'attache à la couleur (rang) n'a pas de poids (sang). Celui qui possède l'odeur ne recherche pas la couleur,[126] comme celui qui recherche le vrai joyau de la qualité foncière ne se contente pas d'une pierre. »

L'ANNEAU DE SALOMON. (V. 872.)

Aucune pierre n'eut jamais l'éminente prérogative du chaton de l'anneau de Salomon. La renommée et la réputation de cet anneau étaient extrêmes, et cependant le chaton n'était qu'une simple pierre du poids d'un demi-dang.[127] Lorsque Salomon prit pour chaton de sa bague cette pierre, toute la face de la terre fut sous sa puissance. Salomon vit ainsi son règne établi ; il vit les horizons sous sa loi. La superficie de son royaume était donc immense[128] ; le vent le portait partout à son gré, et il ne possédait en réalité que sa pierre d'un demi-dang. Il dit : « Comme mon royaume et mon gouvernement ne sont stables que par cette pierre, je ne veux pas que dans le monde spirituel ou temporel quelqu'un puisse posséder désormais une telle puissance.[129] » 

O mon roi ! j'ai vu clairement de l'œil de la raison ce royaume précaire ; il est un diminutif de celui qui viendra ensuite. Désormais ne le donne jamais à personne autre ; je ne veux avoir affaire ni avec l'armée, ni avec l'empire ; mais je choisis pour toujours la besace du derviche. Quoique Salomon fût un roi puissant, à cause de la pierre de son anneau, cette pierre était cependant ce qui arrêtait sa marche dans la voie spirituelle.

Comme cette pierre produisait cet effet à l'égard de Salomon, que n'opérerait-elle pas à l'égard d'un être tel que toi, pauvre perdrix ? Et puisque le diamant est une simple pierre, ne le recherche pas ; ne donne ton âme que pour la face de ta maîtresse ; détourne ton cœur du joyau vulgaire, ô toi qui recherches le vrai joyau ! et sois toujours à la poursuite du bon joaillier.

CHAPITRE VIII.

LE HUMAY. (V.887.)

Le humay, à l'ombre heureuse, arriva devant l'assemblée, lui dont l'ombre crée les rois. C'est du humay qu'est venu le nom de humayûn (fortuné), parce que cet oiseau est celui de tous qui a le plus d'ambition.

« Oiseaux de la terre et de la mer, dit-il, je ne suis pas un oiseau comme les autres oiseaux. Une haute ambition m'a fait agir, et c'est pour la satisfaire que je me suis séparé des créatures ; c'est ainsi que je considère comme vile ma chienne d'âme. C'est par moi que Feridoun et Jamschid ont été grands. Les rois sont élevés sur le pavois par l'influence de mon ombre ; mais les hommes qui ont un caractère de mendiant ne me plaisent pas. Je donne des os à ronger à ma chienne d'âme, et je mets mon esprit en sûreté contre elle. Comme je me borne à donner des os à mon âme, mon esprit[130] acquiert par là un rang élevé. Comment peut-il détourner sa tête de sa gloire, celui dont l'ombre crée les rois ? Tout le monde cherche à s'abriter à l'ombre de ses ailes, dans l'espoir d'en obtenir quelque avantage. Comment rechercherais-je l'amitié de l'altier Simorg, puisque j'ai la royauté à ma disposition ? »

La huppe lui répondit : « O toi que l'orgueil a asservi ! cesse d'étendre ton ombre, et ne te complais plus désormais en toi-même. En ce moment, bien loin de faire asseoir un roi sur le trône, tu es occupé, comme le chien, avec un os. Plût à Dieu que tu ne fisses pas asseoir des Khosroès sur le trône, et que tu ne fusses pas occupé d'un os ! En supposant même que tous les rois de la terre ne sont assis sur le trône que par l'effet de ton ombre, demain cependant ils tomberont dans le malheur, et resteront pour toujours privés de leur royauté, tandis que, s'ils n'avaient pas vu ton ombre, ils n'auraient pas à rendre un compte terrible au dernier jour. »

MAHMUD ET LE SAGE. (V. 904.)

Un homme aux intentions pures, et qui était dans le droit chemin, vit une nuit, en songe, le sultan Mahmud, et il lui dit : « O roi, dont la fortune fut si heureuse ! quelle est ta situation dans le royaume de l'éternité ? » Il répondit : « Frappe mon corps si tu le veux, mais n'afflige pas mon âme ; ne dis rien et retire-toi, car on ne doit pas parler ici de royauté. Mon pouvoir a été à la fois illusoire et coupable. Comment, en effet, la souveraineté pourra-t-elle s'élever d'une vile poignée de terre ? La royauté ne convient qu'à Dieu, le maître de l'univers. Lorsque j'ai vu ma faiblesse et mon incapacité, j'ai eu honte de ma propre royauté. Si tu veux me donner un titre, donne-moi celui de désolé. Dieu est le roi de la nature ; ne m'appelle pas roi, moi aussi. L'empire lui appartient, et je serais aujourd'hui heureux si j'étais un simple faquir sur la terre. Plût à Dieu qu'il y eût eu cent puits pour m'y emprisonner, et que je n'eusse pas été en dignité ! Je voudrais avoir glané les champs de blé plutôt que d'avoir été roi. Retire-toi donc, je ne possède plus rien actuellement, et l'on me demande compte des plus petites choses. Que se dessèchent les ailes et les plumes de cet humay qui m'a donné place sous son ombre ! »

CHAPITRE IX.

LE FAUCON. (V. 915.)

Le faucon arriva ensuite fièrement, et vint dévoiler le secret des mystères devant l'assemblée des oiseaux. Il fit parade de son équipement militaire et du chaperon qui couvre sa tête. Il dit : « Moi, qui désire me reposer sur la main du roi, je ne regarde pas les autres créatures ; je me couvre les yeux d'un chaperon, afin d'appuyer mon pied sur la main du roi. Je suis élevé dans la plus grande étiquette, et je pratique l'abstinence comme les pénitents, afin que, lorsqu'un jour on m'amène au roi, je puisse faire exactement le service qu'on exige de moi. Pourquoi voudrais-je voir le Simorg, même en songe ? pourquoi m'empresserais-je étourdiment d'aller auprès de lui ? Je me contente d'être nourri de la main du roi ; sa cour me suffit dans le monde. Je ne me sens pas disposé à prendre part au voyage proposé ; je suis assez honoré par la main du roi. Celui qui jouit de la faveur royale obtient ce qu'il désire. Or, pour me rendre agréable au roi, je n'ai qu'à prendre mon vol dans des vallées sans limites. Ainsi je n'ai pas d'autre désir que de passer joyeusement ma vie dans cette situation, tantôt auprès du roi, tantôt allant à la chasse d'après son ordre. »

La huppe lui dit : « O toi qui es sensible aux choses extérieures sans t'occuper des qualités essentielles, et qui es resté attaché à la forme ! sache que si le roi avait un égal dans son royaume, une telle royauté ne lui conviendrait pas. Le Simorg est l'être à qui la royauté convient, parce qu'il est unique ; en puissance. Celui-là n'est pas roi qui fait follement sa volonté dans un pays ; mais le roi est celui qui n'a pas d'égal, qui est fidèle et conciliant. Si le roi du monde est souvent équitable, il se livre cependant quelquefois à l'injustice. Plus on est proche de lui, plus on est sans doute dans une position délicate ; on craint toujours de déplaire au roi ; la vie même est souvent en danger. Le roi du monde peut être comparé au feu ; éloigne-toi de lui, cela vaut mieux que d'en approcher. Il est bon de vivre loin des rois, ô toi qui as vécu auprès d'eux ! sache-le bien. »

LE ROI ET SON ESCLAVE. (V. 938.)

Il y avait un roi, d'un noble caractère, qui affectionnait un esclave dont la beauté avait attiré son attention. Il lui était tellement attaché qu'il ne pouvait rester un moment sans s'en occuper. Il lui donnait un plus beau costume qu'aux autres esclaves ; il l'avait toujours devant ses yeux. Lorsque le roi s'amusait à tirer des flèches dans son château, cet esclave se pâmait de peur, parce que le roi se servait pour but d'une pomme qu'il mettait sur la tête de cet esclave. Or, lorsque le roi fendait de sa flèche cette pomme, l'esclave était, de peur, jaune comme le bois de teinture nommé zarîr.

Quelqu'un qui ignorait ce qui se passait dit un jour à l'esclave : « Pourquoi ton visage a-t-il la couleur de l'or ? pourquoi, malgré la considération dont tu jouis auprès du roi, as-tu cette pâleur mortelle ? « —« Le roi, répondit l'esclave, prend pour but de ses flèches une pomme qu'il place sur ma tête. Si sa flèche me touche, il dit en me reniant : L'esclave ne s'est pas bien tenu, car je suis le plus habile tireur de mon royaume. Si, au contraire, la flèche va droit à son but, tout le monde dit que c'est par l'effet de l'adresse du roi. Quant à moi, dans cette cruelle alternative, je suis dans le trouble sans que le roi y prenne garde. «

CHAPITRE X.

LE HERON. (V. 950.)

Le héron vint ensuite en toute hâte, et il parla ainsi aux oiseaux sur sa position : « Ma charmante demeure est auprès de la mer, Jà où personne n'entend mon chant. Je suis si inoffensif, que qui que ce soit ne se plaint de moi dans le monde. Je siège soucieux sur le bord de la mer, triste et mélancolique. J'ensanglante mon cœur par le désir de l'eau[131] ; que puis-je devenir si elle me manque ! Mais, comme je ne fais pas partie des habitants de la mer, je meurs, les lèvres sèches, sur son bord. Quoique l'Océan soit très agité, et que ses vagues viennent jusqu'à moi, je ne puis en avaler une goutte. Si l'Océan perdait une seule goutte d'eau, mon cœur brûlerait de dépit. A une créature comme moi, l'amour de l'Océan suffit ; cette passion suffit à mon cerveau. Je ne suis actuellement en souci que de l'Océan ; je n'ai pas la force d'aller trouver le Simorg ; je demande grâce. Celui qui ne recherche qu'une goutte d'eau pourra-t-il s'unir au Simorg ? »

« O toi qui ne connais pas l'Océan ! lui répondit la huppe, sache qu'il est plein de crocodiles et d'animaux dangereux, que tantôt son eau est amère, tantôt saumâtre, tantôt calme, tantôt agitée. C'est une chose changeante et non stable ; quelquefois en flux et quelquefois en reflux. Bien de grands personnages ont préparé un petit navire pour aller sur cet Océan, et sont tombés dans l'abîme, où ils ont péri. Le plongeur qui y pénètre n'y trouve que de l'affliction pour son âme, et, si quelqu'un touche un instant le fond de l'Océan, il reparaît bientôt mort sur sa surface, comme l'herbe. D'un tel élément, qui est dépourvu de fidélité, personne ne doit espérer d'affection. Si tu ne t'éloignes pas tout à fait de l'Océan, il finira par te submerger. Il s'agite lui-même par amour pour son ami[132] ; tantôt il roule ses flots, tantôt il fait entendre du bruit. Puisqu'il ne peut trouver pour lui-même ce qu'il désire, tu ne trouveras pas non plus en lui le repos de ton cœur. L'Océan n'est qu'un petit ruisseau qui prend sa source dans le chemin qui conduit à l'ami ; comment t'en contenterais-tu donc et te priverais-tu de voir sa face ? »

LE SAGE ET L'OCÉAN. (V. 972.)

Un observateur des choses spirituelles alla auprès de l'Océan, et lui demanda pourquoi il était vêtu de bleu ; pourquoi cette robe de deuil, et pourquoi il bouillonnait sans feu.

L'Océan donna cette réponse à cet homme d'esprit attentif : « Je suis ému à cause de la séparation de mon ami. Comme, à cause de mon insuffisance, je ne suis pas digne de lui, j'ai pris des vêtements bleus en signe du chagrin que j'en ressens. Dans mon trouble, mes lèvres sont desséchées, et c'est à cause du feu de mon amour que j'éprouve cette agitation pareille à l'ébullition. Si je pouvais trouver une goutte de son eau céleste du Kauçar, je jouirais à sa porte de la vie éternelle. Sans cette goutte que je recherche, je mourrai de désir avec les milliers d'individus qui périssent jour et nuit dans sa voie. »

CHAPITRE XI.

LE HIBOU. (V. 979.)

Le hibou[133] vint ensuite d'un air effaré et dit : « J'ai choisi pour ma demeure une maison délabrée. Je suis faible ; je suis né dans les ruines, et je m'y plais ; mais non pour y boire du vin.[134] J'ai bien trouvé des centaines de lieux habités ; mais les uns sont dans le trouble, les autres dans la haine. Celui qui veut vivre en paix doit aller, comme l'ivrogne, parmi les ruines. Si je réside tristement au milieu des ruines, c'est parce que c'est là que sont cachés les trésors. L'amour de ces trésors m'a ainsi conduit dans les ruines, car ce n'est qu'au milieu d'elles qu'ils existent. Là je cache à tout le monde ma sollicitude, dans l'espoir de trouver mon trésor, qui ne soit pas défendu par un talisman. Si mon pied rencontrait un trésor, mon cœur désireux serait libre. Je crois bien que l'amour envers le Simorg n'est pas fabuleux, car il n'est pas ressenti par des insensés ; mais je suis loin de me tenir ferme dans son amour, je n'aime que mon trésor et mes ruines. »

La huppe lui dit : « O toi qui es ivre de l'amour des richesses ! supposons que tu parviennes à trouver un trésor ; eh bien ! tu mourras sur ce trésor, et ta vie se sera ainsi écoulée sans avoir atteint le but élevé qu'on doit se proposer. L'amour de l'or est le propre des mécréants. Celui qui fait de l'or une idole est un autre Thâré.[135] Adorer l'or, c'est de l'infidélité ; ne serais-tu pas par hasard de la famille de l'Israélite qui fabriqua le veau d'or[136] ? Tout cœur qui est gâté par l'amour de l'or aura la physionomie altérée, comme une monnaie fausse, au jour de la résurrection. »

L'AVARE. (V. 994.)

Un sot avait un coffret plein d'or, qu'il laissa en mourant. Un an après, son fils le vit en songe sous la figure d'une souris, les deux yeux pleins de larmes, qui rôdait en trottant autour de l'endroit où était enfoui son or. Son fils raconta qu'il l'avait interrogé, en lui disant : « Pourquoi es-tu venu ici ? dis-le-moi. » Le père répondit : « J'ai caché de l'or ici ; je viens voir si quelqu'un l'a découvert. » Son fils lui demanda : « Pourquoi as-tu la forme d'une souris ? » Il dit : « Le cœur dans lequel s'est élevé l'amour de l'or a cette forme.[137] Regarde-moi, et fais ton profit de ce que tu vois, en renonçant à l'or, ô mon enfant ! »

CHAPITRE XII.

LA BERGERONNETTE. (V. 1002.)

Vint ensuite la bergeronnette, le corps faible et le cœur tendre, agitée comme la flamme de la tête aux pieds. « Je suis, dit-elle, stupéfaite, abattue, sans vigueur, sans force, sans moyens d'existence. Je suis frôle comme un cheveu, je n'ai personne pour me secourir, et, dans ma faiblesse, je n'ai pas la force d'une fourmi. Je n'ai ni duvet, ni plumes, rien enfin. Comment parvenir auprès du noble Simorg ? Comment un faible oiseau comme moi pourrait-il arriver auprès de lui ? La bergeronnette le pourrait-elle jamais ? Il ne manque pas de gens dans le monde qui recherchent cette union ; mais convient-elle à un être tel que moi ? Je sens que je ne puis parvenir à cette union, et ainsi je ne veux pas pour une chose impossible faire un pénible voyage. Si je me dirigeais vers la cour du Simorg, je mourrais ou je serais brûlée en route. Puisque je ne me sens pas propre à l'entreprise que tu proposes, je me contenterai de chercher ici mon Joseph dans le puits. J'ai perdu un Joseph, mais je pourrai le trouver encore dans le monde. Si je viens à bout de retirer mon Joseph du puits, je m'envolerai avec lui du poisson à la lune. »

La huppe lui répondit : « O toi qui, dans ton abattement, tantôt triste, tantôt gaie, résistes à mon invitation ! je fais peu d'attention à tes adroits prétextes et à ton hypocrisie, bien loin d'agréer tes raisons. Mets le pied en avant, ne souffle mot, couds-toi les lèvres. Si tous se brûlent, tu brûleras comme les autres ; mais, puisque tu te compares métaphoriquement à Jacob, sache qu'on ne te donnera pas Joseph : ainsi cesse d'employer la ruse. Le feu de la jalousie[138] brûlera toujours, et le monde ne peut s'élever à l'amour de Joseph. »

ANECDOTE SUR JACOB. (V. 1016.)

Lorsque Joseph fut séparé de son père, Jacob perdit la vue par l'effet de la séparation de son fils. Des larmes de sang coulaient en abondance de ses yeux, le nom de Joseph était toujours dans sa bouche. L'ange Gabriel vint, et lui dit : « Si jamais tu prononces encore le nom de Joseph, je retrancherai ton nom du nombre des prophètes et des envoyés. »

Lorsque cet ordre arriva de Dieu à Jacob, le nom de Joseph fut effacé de sa langue ; mais ce nom fut toujours néanmoins comme son commensal, et il le répétait sans cesse en son cœur.

Une nuit il vit Joseph en songe, et il l'appela auprès de lui ; mais il se ressouvint de ce que Dieu lui avait ordonné, et, dans son trouble et son abattement, il se frappa la poitrine. Toutefois, par l'effet de sa faiblesse il poussa de son cœur immaculé un soupir de tristesse. Lorsqu'il se leva de son agréable sommeil, Gabriel arriva, et fit entendre ces mots : « Dieu dit : Tu n'as pas prononcé le nom de Joseph de ta langue, mais tu as poussé à la place un soupir ; or, par ton soupir, j'apprends la réalité. C'est qu'en vérité tu as anéanti ta pénitence. Quel avantage en as-tu retiré ? » — « L'amour agit ainsi envers l'esprit ; vois ce que le jeu de l'amour opère en moi. »

suite
 


 

[1] L’ouvrage de Garcin de Tassy contient à la fois le texte du poème original et une traduction française ; seule cette dernière figurera ici.

Certains mots du texte ont été modernisés comme par ex. sofi en soufi

Les notes ne sont pas toutes reproduites, en particulier celles qui font référence au texte original des manuscrits ; celles qui sont reproduites ne le sont parfois que partiellement, souvent sans prendre en compte les mots, phrases ou expressions des langues originales.

(V. nnnn.) est le numéro du vers dans le poème d’Attar.

Certains ouvrages d’Attar existent aujourd’hui (2010) en français dans des collections de poche et la traduction de Garcin de Tassy est celle retenue.

[2] Allusion au trône de Dieu qui est sur la surface des eaux. (Gen. i, 2.)

[3] Il s'agit ici du mot , sois. (Coran, ii, 111 ; cf. Ps. xxii, 9.)

[4] C'est-à-dire, le corps, comparable à un filet qui retient l'âme captive.

[5] Cest-à-dire, il a joint le corps à l'âme.

[6] C'est-à-dire, apparemment, les hauteurs et les vallées.

[7] Allusion à la légende orientale d'Abraham, jeté par Nemrod dans une fournaise ardente, dont le feu fut miraculeusement changé en roses. (Cf. Coran, xxi, 69.)

[8] Allusion à la légende du moustique qui piqua Nemrod, et lui occasionna une maladie qui dura quatre cents ans. (Voy. d'Herbelot, Biblioth. orient.)

[9] Allusion a une circonstance connue de la fuite ou hégire de Mahomet.

[10] Le vers offre une allusion à une légende mentionnée dans le Coran (xxvii, 18).

[11] Le second hémistiche du même vers offre une allusion à une légende mentionnée dans le Coran (xxvii, 20).

[12] Ou d'un souffle.

[13] Allusion au chien de Tobie, et peut-être à celui des Sept Dormants, mentionné dans le Coran (xviii, 8).

[14] Allusion à une légende mentionnée dans le Coran (xxvii, 18).

[15] Le premier hémistiche du vers 30 fait allusion à la verge de Moïse changée en serpent (Exod. iv, 3), et le second à une légende rabbinico-musulmane sur le déluge. (Voy. Coran, xi, 42.)

[16] Coran, xxvi, 155.

[17] Allusion à une légende rabbinico-musulmane, qui fait beugler le veau d'or. (Exod. xxxii, 1, etc. Coran, vii, 146.)

[18] Au vers 33, argent, est pris pour la neige, et or, pour les feuilles des arbres jaunies par l'automne.

[19] Sur le contraste souvent établi par les écrivains orientaux entre le poisson et la lune, voyez une note de mon Histoire de la littérature hind. t. II, p. 505.

[20] Coran, lxxviii, 7.

[21] Allusion au déluge universel.

[22] Allusion à la cosmogonie de la mythologie persane.

[23] Signifie le trône de Dieu, aussi bien que le ciel, ou plutôt le neuvième ciel, où Dieu réside, selon les musulmans.

[24] Au second hémistiche du vers 63, j'ai suivi la leçon d'un bon manuscrit, laquelle a été transcrite sur la marge d'un des meilleurs de ceux que j'ai consultés. La leçon plus générale est celle-ci :

[25] Allusion aux étoiles.

[26] Allusion au coucher du soleil.

[27] Dans le premier hémistiche du vers 74,  est pris pour lune ; dans le second, ce même mot, écrit  par contraction, est pris pour mois.

[28] Au premier hémistiche du vers 75, le mot  est pris dans le sens de renommée ; mais l'auteur a voulu faire aussi allusion à son autre sens de salé, appliqué à la mer.

[29] Les vers 86 et 87 semblent être deux leçons différentes du même vers, car ils ont un sens tout à fait identique ; aussi n'en ai-je pas répété la traduction.

[30] Les mots tirés du Coran (x, 90) signifient, « Je crois qu'il n'y a de Dieu que celui auquel croient les enfants d'Israël, » et sont placés dans la bouche de Pharaon, lorsqu'il fut submergé dans la mer en poursuivant les Israélites.

[31] A la lettre : « mord ses doigts d'étonnement. »

[32] Sentence qui doit être ainsi complétée : « Nous ne t'avons pas connu (Dieu) selon ta vraie connaissance. »

[33] Au second hémistiche du vers 110, l'expression signifie être étonné et perplexe.

[34] Au second hémistiche du vers 111, la répétition de la négation arabe  offre un jeu de mots, sorte de figure très recherchée des Orientaux.

[35] Le titre de khalife, donné ici (vers 117) à Adam, lui est aussi attribué dans le Coran (ii, 28) en qualité de locum tenens de Dieu dans le monde.

[36] Il s'agit ici de Satan.

[37] C'est simplement, à ce qu'il paraît, le nom de la graine de moutarde, qu'on brûle aux mariages, à la naissance des enfants et dans d'autres circonstances particulières, pour chasser les mauvais esprits.

[38] Comme les talismans qui, selon les Orientaux, défendent les trésors.

[39] Le mot désigne une machine de guerre.

[40] Allusion au sacrifice d'Abraham, dont l'objet, selon le Coran, fut Ismaël et non Isaac.

[41] Ceci fait allusion à une légende rabbinico-musulmane, d'après laquelle un djinn déroba à Salomon le sceau auquel ce roi devait son pouvoir extraordinaire, et se fit passer pour Salomon pendant quarante jours ; mais, le djinn ayant perdu cet anneau, il fut retrouvé dans un poisson et rendu à Salomon, qui reprit ainsi sa puissance.

[42] Allusion à la croyance des musulmans que ce n'est pas le Christ qui fut crucifié, mais un homme qui lui ressemblait. (Cf. Coran, iv, 156, 157.)

[43] C'est-à-dire, la tache du péché originel.

[44] Dans le premier hémistiche du vers 199, et souvent ailleurs dans ce poème, le mot qui signifie ordinairement peine, affliction, se prend pour peine amoureuse, et simplement pour amour.

[45] Les mots sont tirés du Coran (xxi, 107). La phrase entière signifie : « O Mahomet ! nous (Dieu) ne t'avons envoyé que par compassion pour les créatures. »

[46] A la lettre : « ont fait de sa poussière leur quibla, » c'est-à-dire, l'endroit vers lequel on se tourne pour adorer Dieu.

[47] Ceci est une reproduction de la sentence du Coran qui vient d'être citée.

[48] Allusion à un hadîs cité dans ma traduction de Wali, p. 52, et dans ma traduction des Aventures de Kamrup, p. 146, c'est à savoir : « Si ce n’était toi, je (Dieu) n'eusse pas créé les cieux. »

[49] Nom persan de la prière officielle des musulmans. Selon les musulmans, Mahomet la fit dès le commencement du monde, lorsqu'il fut créé avec toutes les autres âmes contenues en Adam.

[50] Ces mots sont tirés du Coran (xv, 29) ; mais là ils se rapportent à Adam, tandis qu'ici ils sont appliqués à Mahomet.

[51] Cette sentence est probablement un hadîs, car elle ne se trouve pas dans le Coran.

[52] Le mot signifie l'ange Gabriel ; mais, comme il est ici employé au pluriel. J’ai cru devoir donner à ce terme le sens plus général d'ange.

[53] Ceci est une allusion à la doctrine chrétienne sur Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les musulmans se sont étudiés à établir toutes les analogies possibles entre nos croyances et les leurs. On en voit un exemple dans la ligne suivante.

[54] C'est-à-dire qu'au lieu de se tourner pour prier vers Jérusalem et la Mecque, on se tourna vers lui ou plutôt vers Médine, où se trouve son tombeau, ainsi qu'on le verra plus loin. Le mot peut aussi être employé figurément pour l'orient et l'occident, c'est-à-dire, pour le monde entier.

[55] L'expression signifie duo horizontis partes, ortiva et occidua.

[56] Voyez mon Eucologe musulman et mon Mémoire sur le Mantic, au sujet de la prétendue mention de Mahomet dans le Pentateuque et dans l'Évangile.

[57] Allusion au tombeau de Mahomet.

[58] Croyance musulmane dont j'ai parlé dans le mémoire ci-dessus mentionné.

[59] L'Arabie.

[60] La tribu de Coraïsch.

[61] C'est-à-dire, la Bible.

[62] C'est-à-dire qu'il ne sera permis qu'à Mahomet d'intercéder pour les hommes.

[63] Son muezzin.

[64]  est le nom d'une tribu arabe célèbre, à laquelle appartenait Aïscha.

[65] Selon le Burhân-i cati', c’est le nom d'un oiseau qui ressemble à la tourterelle ; ailleurs ce mot est traduit par motacilla alba ; hochequeue, wagtail. Un manuscrit porte le diminutif de fourmi ; mais cette leçon n'est pas admissible, parce que le jeu de mots est alors détruit.

[66] Cf. Coran, iii, 3o ; lxvi, 12.

[67] Exode, iii, 5, et Coran, iii, 3o ; xx, 12 et lxvi, 12.

[68] Allusion au passage de l'Evangile de saint Jean cité plus haut.

[69] Coran, xv, 72.

[70] Au second hémistiche du vers 355 il y a un jeu de mots entre tête et secret.

[71] Autre jeu de mois entre couverture (blanket), tapis (carpet), et fils interlocuteur (de Dieu), surnom de Moïse.

[72] xii, 11 et 87.

[73] Ceci peut s'entendre, soit de l'auteur, soit de l'humanité entière.

[74] L'auteur compare la langue à une épée couverte de perles, c'est-à-dire, moirée. Les perles signifient aussi les fleurs du discours : c'est dans ce sens que ce mot est employé ici.

[75] Le prénom de Farid uddin Attar était, en effet, Muhammad ou Mahomet.

[76] C'est-à-dire, les nouveaux adeptes de la voie spirituelle.

[77] Les six premiers mots du second hémistiche du ver 406 sont tirés du Coran (ix, 40). On sait qu'Abû Bekr accompagna Mahomet dans son hégire ou fuite de la Mecque et se cacha avec lui dans une caverne. De là les fréquentes allusions à ce fait.

[78] C'est-à-dire, Mahomet.

[79] Hadîs souvent cité.

[80] Lui, c'est-à-dire, Dieu.

[81] Le singulier jeu de mots du vers 417 entre poil, cheveu, pris la première fois dans le sens figuré de un rien, un peu, ne peut s'apercevoir dans une traduction, mais il est bon de le signaler ici.

[82] Ou plutôt , mot mystique qui commence le chapitre xx du Coran, et qu'il est d'usage de prononcer comme je l'ai fait, ce que, du reste, la mesure exige.

[83] Expression figurée pour dire qu'il prit la ville de Jérusalem.

[84] On nomme ainsi deux de ses femmes qui étaient filles de Mahomet. (Voyez mon mémoire sur un chapitre inédit du Coran dans le Journal asiatique de 1844.)

[85] Hadîs qui commence par cette expression.

[86] Ce vers offre quelques variantes insignifiantes et il est omis dans plusieurs manuscrits, probablement comme malsonnant.

[87] Allusion à un des miracles de Moïse, qui mit dans son sein sa main attaquée de la lèpre et qui la retira guérie. (Exode, iv, 6.)

[88] Le vers 490 est obscur.

[89] Tant il était rapetassé.

[90] Un des principaux compagnons de Mahomet. (Voyez au sujet de ce personnage, qui fut guéri de la lèpre, le Mishkat ulma-sabih, trad. par Matthew, t. II, p. 811.)

[91] C'est-à-dire, Fatima, femme d'Alî.

[92] C'est-à-dire, le livre où sont écrites les bonnes et les mauvaises actions de l'homme.

[93] C’était une femme qui vivait dans le Ier siècle de l'hégire, et qui professait, dit-on, les doctrines auxquelles les sofis ont donné plus tard leur nom. On cite d'elle beaucoup de sentences qui annoncent que telles furent en effet ses opinions. Elle était de la tribu des 'Adî, et c'est ainsi qu'on la nomme aussi Adûya. Elle mourut en 135 de l'hégire (752-753 de J. C). (Voy. Tholurk. Sufismus, p. 51.)

[94] Au premier hémistiche du vers 594, selon la mauvaise orthographe du manuscrit hindoustani, est le nom de la province de l'Arabie heureuse, d'où une tradition musulmane fait venir la reine nommée Balkis, la même que l'historien Josèphe appelle Nicaulis, pour visiter Salomon, avec la huppe pour messager.

[95] Allusion à la couronne de plumes qui orne la tête de la huppe.

[96] Tout ceci est amené par suite du jeu de mots entre Mûça et Mûcîcha.

[97] Allusion à la chamelle que le prophète Salih fit sortir miraculeusement d'une montagne, selon le Coran (vii, 71, etc.).

[98] Premier mot du passage célèbre du Coran : « Ne suis-je pas votre Seigneur ? » (Coran, vii, 171), mots que Dieu adressa, selon Mahomet, à toutes les âmes du genre humain contenues dans Adam, et auxquelles elles répondirent : « Oui ». L'auteur compare cet acte solennel au mi'râj.

[99] C'est-à-dire, Jésus-Christ, à qui ce titre est donné dans le Coran (iv, 169).

[100] Comme il est dit, dans Les Oiseaux et les Fleurs, que tout a un sens dans la nature : le frémissement des feuilles, le bruit de la porte qu'on ferme, etc.

[101] C'est-à-dire du ciel, que les musulmans, comme Dante, divisent en huit sections. Il y a ici une allusion à la légende que j'ai exposée à l'article de l'allégorie du paon, dans mon édition de Mucaddéci.

[102] Allusion à ses pieds.

[103] Le jeu de mots si commun de mâhi, poisson, et de mâh, lune, est fondé sur l'ancienne cosmologie orientale, et n'est pas seulement amené par l'allitération, car on le trouve aussi en arabe, où poisson, et lune, n'offrent aucune ressemblance.

[104] Les perles du langage sont ce que nous appelons les fleurs du langage.

[105] Cf. Les Oiseaux et les Fleurs, et La Colombe messagère, par Sabbagh.

[106] A la lettre : « à la charogne du monde, » c'est-à-dire, au monde, qui est pareil à une charogne.

[107] Dans le texte, Alexandre est nommé le possesseur des deux cornes, ou des deux rayons de gloire, comme Moïse, parce que les conquêtes avaient pour but la propagation de la vraie religion. (Coran, xviii, 82 et suiv.)

[108] Le vers 653 est traduit par les mots, avis aureas habens alas, par Meninski (Thesaurus linguar. orientalium). Ne serait-ce pas l'oiseau que les Anglais appellent gold finch, pinson doré, c'est-à-dire, le chardonneret ?

[109] Il est probablement question ici de la première partie de la profession de foi musulmane, il n'y a de dieu que Dieu, laquelle semble être la traduction orthodoxe de l'ancienne formule persane panthéiste, il n’y a que Dieu ; mais qui en diffère essentiellement, comme l'a fait observer le Rév. J. L. Merrick, The life and religion of Muhammad, p. 401. (Voy. au surplus, au sujet des sentences brodées sur-les gilets des soufis, mon Mémoire sur les vêtements à inscriptions ; Journ. asiat. 1838.)

[110] A la lettre, en suivant la rédaction imprimée du vers 690 : il se repose sur un arbre élevé ; mais ce sens littéral est expliqué par la rédaction de deux de mes meilleurs manuscrits.

[111] Hadîs déjà cité en d'autres termes.

[112] Au vers 743, il y a un jeu de mots entre centifolium, et n'ayant pas de feuilles, c'est-à-dire, malheureux, destitué de tout.

[113] L'auteur établit une distinction entre rire de quelqu'un et lui rire en face. La première expression peut signifier rire par manière de plaisanterie, l'autre se moquer. Du reste, le but de cette anecdote est de mettre en relief cette pensée, que la belle dont il s'agit se rit du derviche comme la rose du rossignol.

[114] Le deuxième hémistiche du vers 777 est ainsi rédigé dans un de mes manuscrits :  ce qui s'applique au derviche, et signifie qu'il mourut de douleur ; et, en effet, le traducteur hindoustani l'a ainsi entendu, car il a rendu cet hémistiche par le suivant : .

[115] Pensée ridicule pour amener un jeu de mots.

[116] Allusion au vêtement vert, sous lequel est représenté Khizr ou Élie. Sur ce personnage mystérieux, voyez mon Mémoire sur la religion musulmane dans l'Inde.

[117] Métaphore en allusion à la laideur des pieds du paon, mentionnée dans Les Oiseaux et les Fleurs.

[118] Cf. Ps. lxxxiii, 9.

[119] Signifie, à la lettre, un interlocuteur du monde invisible.

[120] L'auteur joue, dans ce vers 819, entre le mot pluriel de âme, et le même mot employé dans le sens de bien-aimé, maîtresse. Ici le bien-aimé, la maîtresse, c'est Dieu, ainsi qu'il est facile de le comprendre par le contexte et par le sens général du poème.

[121] Cf. Coran, xxi, 31 ; Genèse, i, 20.

[122] A la lettre : « ne peut s'en laver les mains. »

[123] Allusion au nid de la perdrix, qui est dans la terre.

[124] Feu le baron de Hammer remarque que les naturalistes nous font savoir que la perdrix avale de petites pierres, surtout colorées.

[125] Attar veut indiquer par là l'éperon ou l'ergot de la perdrix.

[126] C'est-à-dire, celui qui possède l'essence de la chose n'en recherche pas l'extérieur.

[127] Equivaut au quart de la drachme.

[128] Il y a, mot à mot, l'étendue (de son royaume) était de quarante parasanges ; mais quarante, en persan, exprime un nombre indéterminé ; ainsi l'on dit les quarante colonnes (chihal minar), pour exprimer les colonnes qu'on trouve aux ruines de Persépolis, etc.

[129] La tradition porte que Salomon jeta en effet dans l'Océan son anneau merveilleux. (Voy. Mille et une Nuits, trad. de Lane.)

[130] Attar distingue, comme saint Paul (Thess. v. 23), l'anima du spiritus, c'est-à-dire, l'âme concupiscente, l'âme inférieure, de l'âme supérieure, de l'esprit.

[131] C'est-à-dire, je désire ardemment vivre auprès de l'eau.

[132] C'est-à-dire. Dieu représenté sous l'allégorie du Simorg.

[133] Le mot persan du texte, est rendu, tant dans la traduction hindoustanie que dans la traduction turque, par le mot également persan, qui est plus usité pour exprimer le noctua ou hibou, et que porte, du reste, un de mes manuscrits du texte original.

[134] Allusion à l'usage des musulmans de se retirer au milieu des endroits peu fréquentés et des ruines pour y boire du vin, chose interdite par la loi.

[135] Le texte porte un Azur, c'est, en effet, le nom que les musulman » donnent à Tharé, père d'Abraham, qui fut, selon eux, idolâtre et adorateur du feu. (Cf. Coran, xx, 87, 90, 96.)

[136] Cet individu est nommé ici, comme dans le Coran (xx, 8), Samiri.

[137] Après le vers 999, plusieurs manuscrits donnent celai qui suit : « A la résurrection, il prendra la figure d'une souris, et tout le monde l'invectivera. »

[138] Allusion aux frères de Joseph.

 

 

 

 

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