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Euripide
ANTHOLOGIE TRAGIQUE
3. D'Électre aux Bacchantes - Le Cyclope
(de 413 à 405)
Ἠλέκτρα
(413)
En pleine montagne, à la frontière de l'Argolide, près de l'Inachos, une chaumière paysanne.
Prologue : le laboureur, homme à qui Égisthe a donné Électre en mariage, a gardé vierge la jeune fille : il expose la situation. Tableau de la vie du couple. Oreste arrive avec Pylade et recherche sa sœur. Électre chante le deuil de son père.
Parodos en forme de kommos : des paysannes essaient de consoler Électre.
Épisode 1 : Oreste et Pylade se montrent, mais le jeune homme ne se fait pas reconnaître. Le laboureur lui offre l'hospitalité. Oreste parle de la vertu. Électre l'envoie chercher un vieux serviteur qui leur apportera des vivres.
Stasimon 1 : le chœur évoque les danses des Néréides et décrit le bouclier d'Achille.
Épisode 2 : le vieillard arrive avec des vivres : il est intrigué car, lors d'un passage près du tombeau d'Agamemnon, il a vu des offrandes qui ne peuvent provenir que d'Oreste. Électre ne le croit guère ; or le vieillard reconnaît Oreste à une cicatrice. Après des effusions, tous préparent la vengeance.
Stasimon 2 : légende de l'agneau d'or que Thyeste obtint par ruse pour se faire proclamer roi.
Épisode 3 : Électre est désespérée, mais un messager lui annonce qu'Oreste a réussi à tuer Égisthe. Oreste et Pylade arrivent : on amène le cadavre d'Égisthe qu'Électre injurie. Clytemnestre arrive chez sa fille. Reproches de la fille à sa mère. Le chœur chante quelques vers.
Stasimon 3 : rappel de la mort d'Agamemnon; la justice s'accomplit. On entend les cris de Clytemnestre frappée par ses propres enfants.
Exodos : Électre et Oreste prennent conscience de leur crime. Joie de s’être vengé. Les Dioscures apparaissent pour condamner l'ordre d'Apollon et annoncer à Oreste son acquittement par l'Aréopage athénien.
tristesse d’électre
(vers 167 - 212)
Chœur
Fille d’Agamemnon,
Nous sommes arrivées dans ta pauvre maison.
Un homme est avec moi, et c’est un Mycénien,
Un montagnard buveur de lait qui vient nous dire :
« Un messager d'Argos
Annonce un sacrifice à la déesse Héra.
C’est prévu pour demain ! »
Toutes les vierges sont conviées à la fête.
Électre
Ce n’est point pour l’éclat
De la cérémonie que je suis épuisée,
Ni pour ces colliers d’or. Je ne conduirai pas
Les danses aux côtés de ces jeunes Argiennes.
Mon cœur est lourd de peine.
Je passe mes journées en lamentations
Et je pleure sans cesse.
Vois ces cheveux crasseux, ces malheureux haillons :
Est-ce là vraiment la fille d’Agamemnon,
Une digne princesse ?
Chœur
Héra est une puissante divinité.
Du courage, veux-tu !
Ces bijoux que je t’offre, il faut les accepter.
Les fêtes convenues
Pour Héra n’en auront qu'une beauté plus grande.
Crois-tu donc l’emporter
Sur celle que tu hais en pleurant simplement,
Sans honorer nos dieux ? Un peu de piété
Plutôt que des sanglots.
C’est le meilleur remède à donner à tes maux.
Électre
Les dieux entendent-ils ma voix désespérée ?
Ils n’ont plus souvenir des victimes, jadis,
Que mon père donna au fer du sacrifice.
Moi, je pleure ce mort et mon frère en exil,
Et je passe ma vie dans cette âpre chaumière
Dans la forêt hostile,
Éloignée, car chassée du palais de mes pères.
Pendant ce temps dans le lit tout sanglant
Elle dort tranquille auprès de son amant.
(vers 367 - 400)
La vertu n’obéit à nulle loi précise :
Dans l’âme des mortels quelle confusion !
J’ai déjà vu le fils né d’un homme excellent
N’être qu’un rien du tout, mais aussi des enfants
D’une grande vertu naître d’affreux parents.
J’ai vu la boue au cœur d’hommes très opulents
Et la générosité chez bien de pauvres gens.
Ah ! comment distinguer les bons et les mauvais?
La richesse est-elle un judicieux critère ?
Vaut-il mieux choisir la pauvreté, au contraire ?
Mais la pauvreté engendre souvent le mal.
Dois-je m’en rapporter à la valeur guerrière ?
Mais qui peut attester que celui qui combat
Est vraiment téméraire ? Acceptons le hasard,
Cela est plus prudent. Cet homme qui n’est point
D’un rang très élevé parmi les gens d'Argos,
Qui n’appartient pas non plus à d’illustres familles,
Celui-là, je vous dis, a une âme qui brille
Par sa vertu. Allons, foin de vos préjugés,
C’est en les fréquentant, en ayant connaissance
De leur tempérament qu’on trouve la noblesse
Chez certains. Ce sont eux qui gouvernent le mieux
Leur cité, leur maison, non ces corps plantureux,
Sans cervelle, ces corps semblables aux statues
Qui ornent l’Agora. Des bras forts et musclés
Ne soutiennent pas mieux l’assaut d’une cité
Que des bras faibles. La seule vraie résistance
Ne dépend que d’un cœur animé de vaillance.
insulte au mort
(vers 911 - 950)
Je suis libre aujourd’hui de mes anciennes peurs
Et je puis déverser sur ton corps ma fureur.
Tu m’as perdue ! Par toi nous sommes orphelins
D’un père chéri, nous qui ne t’avions rien fait.
Pour épouser ma mère, indicible forfait,
Tu as tué le roi, les chefs de tous les Grecs,
Toi qui ne vins même pas devant les murs de Troie.
Ah ! quel fou tu étais ! Tu avais l’air si sûr
De trouver une femme exempte de souillure,
Toi qui déshonoras la couche de mon père.
Qu’il sache que celui qui s’unit en secret
A la femme d’autrui et qui l’épouse ensuite
N'est qu'un larron, surtout s’il a le sentiment
Que cette femme est un modèle de vertu.
En fait, jusque là, ce n'était pas le cas !
Tu menais au palais une vie lamentable
Sans connaître jamais le mal qui te rongeait.
Pourtant, tu savais bien ton union impie.
Tu étais pour ma mère un funeste mari.
Dans la cité, sur toi, j’entendais ces rumeurs :
« Égisthe est le mari de cette femme et non
La femme du mari. » Quelle calamité
Quand, dans une maison, la femme a tout pouvoir.
S’allier au-dessus de sa condition,
Fait qu’un homme n’est rien : l’épouse a la puissance.
Et tu te croyais fort du fait de tes richesses,
Incroyable ignorance ! La fortune n’est rien :
Le temps ne nous l'octroie que pour un temps très court.
Le caractère seul est la chose qui dure,
Qui dure pour toujours : c’est le triomphateur
De l’adversité, ce pourvoyeur de tourments.
Une richesse acquise avec grossièreté
Ne dure qu’un moment.
(vers 1061 - 1100)
Ma mère, que n'as-tu de meilleurs sentiments !
Bien sûr, Hélène et toi êtes fort séduisantes ;
Mais vous êtes deux sœurs indignes de Castor.
Hélène, qui fut ravie par Paris, s'est perdue !
Toi, tu as fait périr l'un des meilleurs des Grecs.
Et pour justifier un tel assassinat,
Tu dis avoir agi pour venger ton enfant !
Or, moi, je te connais bien mieux que tous les autres.
Rien ne prédisposait alors au sacrifice
De ta fille ; et le roi, à peine te quittait,
Que devant ton miroir, tu tressais tes cheveux.
Une femme qui ose arranger sa beauté
Pour plaire à tout venant n'inspire que dégoût.
C'est pour de vils desseins qu'elle livre ses charmes.
Moi, seule parmi les femmes, je sais encore
Que tout succès de Troie satisfaisait ton cœur.
Au moindre échec, tes yeux révélaient leur noirceur.
Tu aurais bien voulu qu'il ne revînt jamais,
Ton malheureux époux ! Pourquoi n'avoir pas fait
Le choix de la vertu ? Ton mari valait bien
Égisthe ! Il présidait la grande armée des Grecs.
La honte de ta sœur, par contraste, aurait pu
Donner plus de splendeur à ta propre vertu.
Et même, en reprochant à mon père ce meurtre,
Pourquoi nous en vouloir, à moi et à mon frère ?
Pourquoi ne nous avoir pas rendu ce palais,
Au lieu de le donner comme dot à Égisthe !
Il n'est pas exilé, cet époux, le deuxième,
Pour expier l'exil de ton fils ; il n'a pas
Subi le châtiment pour m'avoir fait mourir,
Oui, mourir, car ma mort est plus terrible encore
Que celle de ma sœur, puisque je suis en vie !
Au nom de la Justice, il faut que tu périsses :
Un meurtre appelle un meurtre ! Oreste et moi de même
Vengerons notre père. Et si tu nous déclares
Que ton meurtre fut juste, alors le nôtre aussi !
Un homme qui s'unit par goût de la richesse
Ou de la naissance à une femme perverse
Est fou, en vérité ! Donnons la préférence,
Non pas à la grandeur, mais à l'humble foyer
Que surveille une épouse fidèle et dévouée.
(vers 865 - 878)
Électre
Ô lumière, ô char éclatant du soleil !
Ô terre, ô nuit, toi qui me surveillais hier !
Désormais mon regard goûte à la liberté :
L’abominable Égisthe, assassin de mon père
Est tombé sous nos coups.
Je m’en vais sur le champ parer ma chevelure
De bijoux à foison,
Ceux que j’avais gardés au fond de ma maison.
Allons-y, mes amies,
Il faut les apporter, en couronner le front
De mon frère, celui par qui nous triomphons.
Chœur
Oui, montre ces bijoux, pose-les sur sa tête !
Ensuite, le chœur cher aux Muses dansera
Quelque danse de fête.
Nos anciens souverains retrouvent leur patrie !
Ô rois que l’on respecte !
Les tyrans sont vaincus ! Ô force de la Loi !
Que le chant de la flûte annonce notre joie.
Ἑλένη
(412)
Devant le palais du roi d'Egypte Protée,
à côté de son tombeau
Prologue : Hélène raconte que les dieux ont créé une fausse Hélène qu'ils ont ensuite offerte à Pâris afin de provoquer la ruine de Troie. Hermès a transporté la véritable Hélène en Égypte depuis dix ans. Elle veut échapper à la poursuite amoureuse du roi Théoclymène, successeur de Protée. Arrivée de Teucros chassé par Télamon après la mort d'Ajax. Il lui apprend l'issue de la guerre et la disparition en mer de Ménélas.
Parodos : des captives grecques pleurent sur leur infortune.
Épisode 1 : Hélène qui se croit veuve veut mourir. Mais on lui conseille d'interroger la prophétesse Théonoé.
Kommos : Hélène entre dans le palais avec le chœur. Culpabilisation.
Épisode 2 : un naufragé entre : c'est Ménélas. Une vieille gardienne lui conseille de partir et lui apprend qu'Hélène est ici.
Épiparodos : Théonoé annonce que Ménélas est en vie.
Épisode 3 : Hélène et Ménélas se reconnaissent. Mais ce dernier refuse de croire en l'histoire de son épouse. Mais un serviteur réussir à le convaincre. Duo lyrique. Les époux cherchent alors à fuir. Théonoé survient et décide de feindre d'organiser en mer un cénotaphe pour Ménélas.
Stasimon : réflexion sur le destin et les souffrances de la guerre.
Épisode 4 : réalisation de la feinte.
Stasimon : évocation de la Grande déesse (Déméter-Cybèle).
Épisode 5 : Théoclymène donne à Hélène un navire, puis il rentre pour préparer ses noces.
Stasimon : évocation du retour en Grèce des époux.
Exodos : un messager apprend au roi la ruse et la fuite des époux. Les Dioscures apparaissent et apaisent la colère du roi.
(vers 363 - 384)
Pour un crime que tu n'as pas commis, ô Troie
Malheureuse, tu as souffert, tu as péri !
Victime tu es donc ! Cypris a fait couler
Des rivières de sang et des torrents de larmes.
Ah ! déplorations ! Pleurs succédant aux pleurs !
Ah ! désolation ! Mères privées de fils !
Filles qui jettent leurs cheveux sur les tombeaux
Où sont leurs frères morts ! À côté du Scamandre,
Un cri vient de la Grèce ; on se griffe les joues,
On s'inonde de sang. Ô fille d'Arcadie,
Callisto, sous les traits d'une lionne aux yeux noirs,
Tu es entrée au fond de la couche de Zeus
Avant d'être guérie. Tu es plus fortunée
Que ma mère ! Heureuse aussi celle qu'Artémis
Fit enlever du chœur, la fille de Mérops,
La Titanide, la biche aux cornes dorées.
Ah ! à quoi ma beauté fut-elle utile enfin,
Si ce n'est à la mort des murailles de Troie ?
(vers 558 - 580)
Ménélas
Qui es-tu ? Quel est ce visage que je vois ?
Hélène
Qui es-tu ? Les deux mêmes viennent à la fois !
Ménélas
Cette ressemblance est en tous points fantastique !
Hélène
Dieux oui ! car est sacré le retour de l'ami.
Ménélas
Es-tu née en Hellade ou bien dans ce pays ?
Hélène
Je suis grecque mais toi, je voudrais bien l'apprendre !
Ménélas
Ton visage me rappelle Hélène à s'y méprendre.
Hélène
Tu ressembles étrangement à Ménélas.
Ah ! comment exprimer tout ce que je ressens.
Ménélas
Tu reconnais le plus malheureux des humains.
Hélène
Te voici rendu à ta femme, à ses baisers...
Avec retard !
Ménélas
Ma Femme ? Ah ! laisse mes habits.
Hélène
Une épouse donnée par Tyndare, mon père.
Ménélas
Envoie-moi des spectres bienveillants, Ô Hécate !
Hélène
Celle que tu vois n'est pas la sombre émissaire
De celle qui hante les rues comme un fantôme.
Ménélas
Voyons ! Je ne puis être l'époux de deux femmes !
Hélène
Et sur quelle autre couche as-tu un droit sacré ?
Ménélas
Sur celle d'une femme amenée de Phrygie
Et qui, en ce moment, se cache en une grotte.
Hélène
Je suis ta seule épouse !
Ménélas
Mon esprit est-il clair
Lorsque ma vue est trouble ?
Hélène
Ne me crois-tu donc pas ?
Ménélas
Certes, la ressemblance est troublante à mes yeux
Mais je n'ai pas encore une preuve éclairante.
Hélène
Vois donc ! N'y-a-t-il pas preuve plus éclatante ?
Ménélas
Mais oui, tu lui ressembles, je ne le nie pas.
Hélène
Qui donc te convaincra si tu ne crois jamais
À tout ce que tu vois ?
Φοινίσσαι
(410)
À Thèbes, devant le palais royal
Prologue : la reine Jocaste raconte l'histoire des Labdacides jusqu'au jour de la tragédie : Polynice et ses amis assiègent Thèbes. Antigone et le Pédagogue montent sur une terrasse pour voir l'armée argienne.
Parodos : les jeunes Phéniciennes du chœur racontent qu'elles ont été envoyées à Delphes par leurs compagnons pour être consacrées au culte d'Apollon.
Épisode 1 : Jocaste retrouve Polynice au cours d'une trêve. Joie de la mère. Ensuite Polynice affronte Étéocle qui refuse de céder le pouvoir, malgré les efforts de Jocaste pour l'en convaincre. Un ultime défi est lancé.
Stasimon 1 : les choreutes rappellent la fondation de Thèbes par Cadmos et invoquent Leur ancêtre Épaphos pour qu'il leur prête secours.
Épisode 2 : Créon conseille à Étéocle de choisir sept chefs argiens. Consultation de Tirésias.
Stasimon 2 : lamentations sur la guerre et le destin des Labdacides.
Épisode 2 : Selon Tirésias, les dieux demandent que pour le salut de Thèbes Ménécée, fils de Créon, soit exécuté. Ménécée feint d'accepter de fuir mais, sitôt son père parti, il marche au sacrifice.
Stasimon 3 : Évocation de l'histoire de Thèbes : le Sphinx, la victoire d'Œdipe et les sacrilèges commis par celui-ci.
Épisode 4 : un messager vient raconter à Jocaste le succès des Thébains contre les assiégeants.
Stasimon 4 : Chant de lamentation
Exodos : Créon apprend la mort de Ménécée. Un messager survient et raconte le duel, la mort des deux frères, enfin, le suicide de Jocaste. Le cortège funèbre arrive. Antigone entonne un chant de deuil et Œdipe sort du palais en se plaignant sur son sort et sa race. Créon ordonne son exil et interdit que l'on donne une sépulture à Polynice. Opposition d’Antigone qui se soumet cependant, n’accordant qu’un baiser à Polynice. Elle décide ensuite d’accompagner Œdipe sur le chemin de l'exil.
(vers 302 - 354)
Vierges, j'ai entendu votre cri phénicien
Et, d’un pied hésitant par les années, je viens
Vers toi. Ah ! mon enfant, après tant et tant de jours,
Je te revois enfin ! Serre-moi dans tes bras
Et donne-moi tes joues pour que je les embrasse.
Que tes longs cheveux noirs tombent sur mes épaules
En leur faisant ombrage. Ah ! je te presse enfin
Sur mon sein, mon enfant, je ne t'attendais plus.
Ah ! comment exprimer la joie qui me transporte
Par quelques simples mots ? Comment dire la joie
De retrouver l'espoir que j'avais oublié ?
Ah ! mon enfant, depuis que tu t'es exilé
Après avoir subi l'injure fraternelle,
Ce lieu m'a paru vide. Combien tes compagnons
Et la cité thébaine ont pu te regretter !
C'est pourquoi j'ai rasé ma blanche chevelure ;
C'est pourquoi je revêts, non plus un blanc péplos,
Mais ces affreux haillons plus obscurs que la nuit.
Quant au vieil homme aveugle au fond de ce palais,
Depuis que s'est rompu le joug de la famille,
Il a voulu mourir à l'aide d'une épée,
En se pendant aussi. Il maudit ses enfants
Et se plaint en cachette en des coins ténébreux.
Ainsi, j'apprends, mon fils, que tu t'es marié,
Que tu goûtes la joie de la paternité
Dans une autre maison. Cet hymen est mauvais
Pour moi et pour Laïos, fondateur de la race.
Cette union ne peut qu'être maudite : aussi
N'ai-je pas allumé le flambeau rituel.
Ensuite l'Isménos ne t'a pas honoré
En délivrant ses eaux pour le bain nuptial.
Thèbes s'est tue ! Ta femme est encor hors des murs.
Moi, bientôt je mourrai, la discorde, le fer,
Ton père ou le destin seraient-ils à mes yeux
Tous fautifs, mais tant pis ! C'est moi qui dois payer
Ces funestes épreuves.
œdipe l’infortuné
(vers 1595 - 1624)
À la honte, aux malheurs j’étais prédestiné.
Je n’étais pas encor venu à la lumière
Qu’Apollon prédisait que je tuerai mon père.
Bientôt épouvanté par cette destinée,
Laïos voulut ma mort : sur un sombre rocher
Je fus abandonné. Des fauves affamés
Devaient me dévorer, mais je fus secouru
Par un berger des lieux. Ah ! puisse le Tartare
Abolir à jamais l’immense Cithéron,
Ce mont que je maudis, là où je vis le jour.
D’abord, je suis esclave, ensuite fugitif ;
Je tue le roi Laïos ; j’accomplis mon destin
Et je partage enfin la couche de Jocaste,
Ô mère malheureuse ! Époux incestueux
Et fils criminel, je fais naître de ses flancs
À la fois des frères mais aussi mes enfants !
L’indigne que je suis leur fait cet héritage,
La malédiction et la mort, moi victime
D’un dieu ivre de rage. Alors que sur mes yeux
J’ai commis l'infamie, me voici responsable
D’un nouveau crime, hélas ! celui de mes deux fils.
Que faire et où aller supporter ma souffrance ?
Partout où je me rends j’associe le malheur.
Où me réfugier ? Qui donc dans mes errances
Conduira cet aveugle ? Il n'y a plus Jocaste ;
Mes fils, tant de splendeur, ils sont dans le tombeau !
Où mener ma détresse ? Irais-je mendier
Le temps de ma vieillesse ? Pour un vieillard, l’exil
Est une mort probable. Et pourtant, quels que soient
Mes terribles tourments, je ne veux aucune aide.
Jamais devant quiconque on ne verra Œdipe
Soumis et dégradé.
(vers 1642 - 1671)
Antigone
À toi le nouveau roi, je demande ceci :
Par quel ordre cruel chasses-tu ce vieillard
Hors de notre patrie ? Et pourquoi se venger
Contre ce malheureux, un homme sans défense ?
Créon
D’Étéocle c’était l’intime et dernier vœu.
Antigone
Le délire d’un fou doit être refusé.
Créon
Désobéir aux morts, c’est vouloir s’exposer
À la foudre des cieux.
Antigone
Non, un ordre pareil
Est condamné des cieux.
Créon
Non, il le méritait.
Antigone
Les lois n’approuvent pas cet affreux châtiment.
Créon
Contre notre cité, il devint l’adversaire
Au lieu de la défendre.
Antigone
Mais se venger toujours !
C’est à n’y point comprendre ! C’est une absurdité !
Créon
Le sort a décidé de le laisser aux loups
En guise de pâture. Il a commis le crime.
Antigone
En fait, il demandait une part du royaume
Et c’était légitime.
Créon
J’ai dit qu’il n’aura point
De digne sépulture.
Antigone
Malgré ta loi, malgré
Thèbes, je te le jure : il sera inhumé...
Et par moi !
Créon
Tu l’accompagneras dans sa mort.
Antigone
Que mon amour obtienne un destin glorieux.
Demeurer près de lui dans le froid du tombeau,
Voilà ce que je veux. Nous nous aimions tous deux
Et reposer ensemble est un sort merveilleux.
Créon
Allons, qu’on la saisisse.
Antigone
Je ne quitterai pas
Le corps de Polynice.
Créon
Contrer le Ciel est vain.
Antigone
Le Ciel ordonne de respecter les défunts.
Créon
Moi, je maudis celui qui l’ensevelira.
Antigone
Au nom de ma mère, Ô Créon, je te supplie...
Créon
Ce sont là des serments que je tiendrais point.
Antigone
Très bien ! Je ne veux plus lui donner de tombeau ;
Mais permets cependant que je verse sur lui
Simplement un peu d’eau.
Créon
Non, J’ai donné mon ordre
À toute la cité...
Antigone
Pourrais-je néanmoins
Entourer d'un tissu ce corps ensanglanté.
Créon
Non, je lui interdis toute marque d’honneur.
Antigone
Ô mon frère, un baiser ne peut être puni !
Je t’embrasse et je pleure.
Oρέστης
(408)
À Argos, devant le palais des Atrides.
Prologue : auprès d'Oreste endormi, alors que se déchaînent les Érinyes Électre rappelle la malédiction des Atrides. On attend la sentence de la cité après le meurtre de Clytemnestre. Hélène qui revient Argos envoie sa fille Hermione déposer des offrandes sur la tombe de sa sœur Clytemnestre.
Parodos en forme de kommos : des Argiennes consolent Électre.
Épisode 1 : réveil d'Oreste. Il apprend l'arrivée de Ménélas, puis est saisi d'une crise de folie.
Stasimon 1 : lamentations sur le harcèlement des Érinyes.
Épisode 2 : Oreste raconte à Ménélas ses malheurs, et réclame son aide. Tyndare, père de Clytemnestre, veut la mort de son petit-fils. Oreste lui répond et défend son acte. Ménélas lui promet de parler aux Argiens. Pylade survient et l'accompagne à l'assemblée.
Stasimon 2 : thrène sur la malédiction des Atrides.
Épisode 3 : un messager rapporte à Électre les débats de l'assemblée ; Argos a opté pour la mort d'Oreste. Lamentations d'Electre. Oreste et Pylade surviennent, alors que le frère et la sœur se préparent à mourir. Pylade veut tuer Hélène. Électre propose de ravir Hermione, garantie de leur salut. Oreste et Pylade entrent dans le palais.
Kommos : Électre et ses compagnes entendent crier d'Hélène.
Exodos : Électre convainc Hermione d'entrer dans le palais. Un esclave phrygien raconte la disparition d'Hélène. Ménélas arrive avec des soldats et affronte Oreste qui menace d'égorger Hermione. Soudain, Apollon apparaît avec Hélène qui est devenue immortelle. Le dieu annonce qu'Oreste épousera Hermione, et Pylade Électre.
(vers 543 - 604)
Oui, j'hésite, ô vieillard, à parler contre toi
D'un sujet délicat, douloureux à ton cœur.
Je suis bien un impie car j'ai tué ma mère ;
On peut considérer cependant que je suis
Le contraire ! En effet, moi, vengeur de mon père,
J'ai agi comme il faut ! Ah ! comme je voudrais
Parler en oubliant ton âge vénérable.
Je bégaie... Mais il faut que j'aille jusqu'au bout,
Tant pis pour tes cheveux blancs. Que devais-je faire ?
Contre ta double charge, accepte deux excuses
De ma part : je suis né d'un père, il m'a conçu.
Elle, était un sillon qui reçut la semence.
Bref, sans père un enfant serait dans le néant.
Après réflexion, j'ai donc pris fait et cause
Pour mon père, cet homme à qui je dois la vie ;
Il le méritait plus que celle qui m'offrit
Simplement à manger. Et, d'autre part, ta fille
- Car j'ai honte à l'idée de l'appeler « ma mère »
Osa, quelle infamie ! se jeter dans les bras
D'un autre homme ! En parler me souille en même temps !
Mais il faut tout se dire. Égisthe était l'époux
Secret de cette femme, et je l'ai égorgé !
Puis j'ai tué ma mère. Oui, c'est un acte impie,
Mais je vengeais mon père. Et c'est donc pour ce geste
Qu'avec rage tu veux que je sois lapidé.
Laisse-moi t'expliquer qu'une telle action
Est louable pour nous. Car voyons ! si les femmes
Décident aujourd'hui de tuer leur mari,
Sachant qu'en fin de compte, elles se jetteront
Au pied de leurs garçons pour être pardonnées,
En montrant un sein nu, sans hésitation,
Elles les trucideraient pour un oui, pour un non !
De fait, j'ai réagi en commettant cet acte
Affreux qui te confond. Mais ma haine était juste.
Cet époux éloigné de chez lui pour combattre,
Ce roi qui présidait au destin de la Grèce,
Eh bien, elle a osé faire honte à sa couche !
Puis saisie de remords, s'est -elle suicidée ?
Mais non ! Pour éviter un juste châtiment,
Elle l'a tué, lui, mon père, froidement !
Au nom des dieux - est-il décent de les nommer
Pour me justifier d'un crime véritable ? -
Au cas où je serais resté silencieux,
N'aurais-je point été le complice d'un meurtre ?
Qu'aurait fait le défunt ? C'est sûr, dans sa colère,
Il aurait déclenché le Chœur des Érynies.
Ou alors, se pourrait-il que ma mère seule
Ait droit à leur fureur, abandonnant mon père,
Lui qui fut cependant le plus frappé des hommes ?
C'est toi, ô grand vieillard, qui est le responsable
De ma perte, c'est toi, qui a donné la vie
À cette perverse. Oui, son crime honteux a fait
Que je suis devenu matricide. Regarde
Télémaque : il n'a point tué la compagne
D'Ulysse ; celle-ci n'avait pas remplacé
Son mari par un autre ! Et le lit conjugal
Fut conservé intact. Tu connais Apollon !
Trônant au milieu de la terre, il édicte
Des règles sans appel qu'il nous faut appliquer
Avec docilité, eh bien, c'est sur sa foi
Que j'ai tué ma mère. Est-il impie ? Si oui,
Condamnez-le à mort ! Lui seul est le coupable !
Ce n'est pas moi ! Voyons ! Mais que devais-je faire ?
Ce dieu auquel j'impute une telle souillure
Serait-il impuissant à l'effacer de moi ?
Où donc trouver la paix si celui qui causa
Ce massacre ne peut vous sauver du trépas ?
Non ! ne viens pas ainsi me reprocher mon acte :
Dis-moi plutôt que par son accomplissement,
J'ai fait mon malheur. Un mariage assorti
Rend tranquille une vie. Qu'un rude coup du sort
Survienne, et c'est la ruine, et chez soi, et dehors !
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Βάκχαι
(405)
À Thèbes, devant le palais royal;
près du tombeau de Sémélé
Prologue : Dionysos, sous l'aspect d'un Lydien, veut instituer des rites à Thèbes. Il a châtié les sœurs de sa mère qui niaient sa divinité et les a changées en Bacchantes. Celles-ci vivent maintenant sur le Cithéron.
Parodos : un groupe de Bacchantes venues d'Asie célèbrent Dionysos.
Épisode 1 : Cadmos et le devin Tirésias s'apprêtent à aller célébrer le dieu. Penthée, petit-fils de Cadmos et roi de Thèbes, s'élève contre cette folie. Tirésias évoque la puissance de Dionysos. Penthée veut, lui, punir l'étranger lydien.
Stasimon 1 : le chœur condamne l'impiété.
Épisode 2 : on amène Dionysos enchaîné. Affrontement Penthée-Dionysos.
Stasimon 2 : appel à Dionysos pour qu'il vienne défendre son prophète. Le palais s'écroule, l'étranger sort.
Épisode 3 : l'étranger raconte aux Bacchantes comment le dieu l'a sauvé. Un messager vient décrire à Penthée l'attaque des troupeaux et des villages par les Bacchantes. Nouvel affrontement Dionysos-Penthée. Dionysos convainc le roi de se déguiser en bacchante pour aller épier les Thébaines sur la montagne.
Stasimon 3 : méditation sur les dangers de l'impiété.
Épisode 4 : dialogue Dionysos-Penthée ; déguisé en bacchante, le roi est possédé par le dieu.
Stasimon 4 : les Bacchantes réclament la mort de l'impie.
Épisode 5 : un messager fait le récit de la mort de Penthée tué par les Bacchantes et sa propre mère Agavé.
Stasimon 5 : chant de triomphe des Bacchantes.
Exodos : Cadmos amène sa fille à la raison. Deuil. Dionysos condamne Cadmos et Agavé à l'exil.
penthée déchiré par les bacchantes
(vers 1040 - 1152)
Nous fîmes un arrêt dans la belle vallée :
Nous étions fort discrets afin de respecter
Le silence des lieux. Nous étions à côté
D'un vallon traversé par un petit ruisseau,
Sous l'ombre des sapins. C’est là que les Bacchantes
Travaillaient doucement : les unes s'occupaient
À couvrir de feuilles les thyrses sans toison ;
Les autres gambadaient semblables aux poulains,
En chantant des chansons en l'honneur de Bacchos.
Le malheureux Penthée, ne les distinguant point,
S’écrie : « Je ne vois rien ! Plus haut je verrais mieux
Leur folie criminelle. » Et soudain l'étranger
Accomplit un prodige : il saisit le sommet
De la branche d'un pin qui tendait vers le ciel,
Et l'abaisse à tel point qu'il touche le sol noir.
L'arbre, tel un compas, dessinant une roue,
Se courbe comme un arc. Puis, s’aidant de ses mains,
Il fit ce qu'un mortel n'avait jamais pu faire :
Il dépose notre homme au milieu de ces branches,
Puis lentement redresse l'arbre vers le ciel
En prenant soin qu'il ne soit pas désarçonné.
L'arbre reprit sa première position
En suspendant mon maître. Avant de les avoir
À peine distinguées, les Bacchantes le voient.
L'étranger disparaît. Aussitôt, de l'Éther
Une voix s'éleva : c'était Dionysos
Qui disait : « Ô femmes, découvrez ce mortel
Qui se moque de moi, de vous, de mes orgies :
Vengez-vous ! » Comme il parlait, un feu apparaît
Entre l’astre et la terre, un grand feu lumineux.
Tout est silencieux : dans le vallon, nul bruit
De feuilles, nul cri de fauve, parfait silence !
Les Bacchantes n'ont pas entendu cet appel :
On les voit se dresser, regardant autour d’elles.
Le dieu répète alors son ordre ; et aussitôt
Les filles de Cadmos, vraie nuée de colombes,
S’élancent ardemment, une fois repéré
Mon maître sur son arbre. Agavé, les Bacchantes,
Par le souffle du dieu, s'envolent sans attendre,
Franchissant la vallée et tous les précipices.
Elles jettent sur lui une volée de pierres,
Puis des branches à la façon de javelots.
D'autres envoient leurs thyrses vers l’infortuné.
Mais il n'est pas blessé malgré tant de fureur.
Penthée, désemparé, restait comme figé,
Ne sachant plus que faire. Et bientôt les Bacchantes,
Pareilles à la foudre, attaquent le sapin
À l'aide de fagots, qui forment un levier
Pour déraciner l'arbre. Or les effets sont vains
Et Agavé s'écrie : « Entourons donc ce tronc,
Et puis soulevons-le ! Il ne faut surtout pas
Que ce monstre révèle au monde nos mystères. »
Elles saisissent l’arbre et le sortent de terre.
Se sentant en danger, Penthée pousse des cris.
Prélude à son supplice, on vit bondir sur lui
Sa propre mère. Alors, pour se faire connaître
Et conserver la vie, Il ôte son bandeau
Et lui touche la joue : Il dit : « Je suis ton fils,
Penthée, tu m'enfantas au foyer d'Échion !
Pitié ! Je suis fautif, mais ne tue pas ton fils ! »
Mais hélas ! cette femme à la bouche écumante,
Aux yeux terrifiants, en proie à la folie,
Obéissant au dieu, n'entend guère les cris
Du malheureux Penthée. Elle arrache soudain
Son bras gauche des mains, après avoir pesé du pied
Sur les flancs de son fils. Sa force n'eût suffi.
Ino, de son côté, met son corps en morceaux ;
Et toutes ces furies s'en prennent au pauvre homme
Dans une confusion de sombres clameurs.
Lui, criait du peu de souffle qui lui restait.
On voit l'une emporter un bras, l'autre une jambe
Où pend une sandale. Son thorax à l'air libre
Est fracassé, et, de leurs mains rouges de sang,
Les Bacchantes se lancent mutuellement
Les débris corporels du malheureux Penthée :
On aurait pu penser qu'elles lançaient des balles !
Les membres en lambeaux gisent éparpillés :
Les uns sur des rochers, les autres sur les pins.
Comment les retrouver ? Sa mère se saisit
De la tête et l'accroche au sommet de son thyrse
En guise de trophée, vraie tête de lion !
Ensuite elle franchit le fleuve Cithéron.
Abandonnant ses sœurs dans le chœur des Bacchantes,
Heureuse de sa proie au sinistre destin,
Elle revient chez elle en invoquant Bacchos
Qui fut son allié, dans ce combat terrible
Où les sanglots amers sont les seuls des lauriers.
Drame satyrique
Κύκλωψ
(date inconnue)
Au pied de l'Etna, dans une grotte très profonde
Prologue : Silène regrette le service de Dionysos car, esclaves du cyclope, ils sont condamnés à garder ses troupeaux.
Parodos : arrivée des Satyres. Chant à Dionysos.
Épisode 1 : Ulysse arrive avec ses compagnons. Silène accepte de lui donner à manger à condition qu'il lui offre du vin. Le cyclope arrive et Ulysse lui demande l'hospitalité. Il refuse et veut manger les Grecs.
Stasimon 1 : les Satyres évoquent le terrible festin qui se prépare.
Épisode 2 : Ulysse raconte le festin. Il promet aux Satyres son aide si eux-mêmes l'aident à réaliser sa ruse.
Stasimon 2 : chant que le vin inspire à Polyphème.
Épisode 2 : Ulysse enivre le cyclope que Silène conduit dans la grotte.
Stasimon 3 : les satyres chante la victoire future.
Épisode 4 : Ulysse sort et demande leur aide aux Satyres. Mais ils se contentent d'encourager les Grecs avec leurs chants.
Exodos : cri du cyclope. Il arrive pour barrer l'entrée de la grotte et se lamente. Les Grecs fuient en emmenant avec eux les Satyres.
(vers 336 - 346)
Bien boire et bien manger, c'est ce que Zeus prescrit
Aux hommes de raison. Soucis, foutez le camp !
Maudits soient ceux qui font des lois pour lisser
Notre vie ; moi, je veux m'en fourrer jusque-là !
Donc je vais te manger ! En guise de présents
De mon hospitalité, voilà du feu, de l'eau
Et un chaudron de bronze - un cadeau de mon père -
Pour bouillir gentiment tes chairs déchiquetées.
Entrez dans mon domaine, installez-vous enfin
À côté de l'autel, assouvissez ma faim !
(vers 382 - 425)
Quand dans la cavité nous eûmes pénétré,
Il alluma un feu et jeta quelques bûches
Dans le large foyer, des bûches à foison
Qu'on aurait pu charger au fond de trois chariots.
Il fit sa couche avec des aiguilles de pin
Et vint près du foyer. Ensuite il déversa
Dans un vase où l'on peut déverser dix amphores
Le lait tiré des génisses de son troupeau.
Il avait près de lui une coupe de lierre.
Il posa son chaudron et prépara des broches
Dont les extrémités furent durcies au feu.
Le reste fut poli par des rameaux d'épines.
Ensuite il se prépara quelques coupes immenses
Pour les remplir de sang et pour y déposer
Les tranchants de ses haches. Quand tout sembla prêt,
Ce affreux cuisinier, cet affreux marmiton,
S’empara d’un coup de deux de mes compagnons :
Il tua le premier au-dessus du chaudron.
Quant au deuxième, il le saisit par le pied
Le frappa sur la pointe aiguisée d'un rocher,
Si bien que de son crâne en sortit la cervelle.
D'un couteau frénétique, il ôta toute chair
Et la mit sur le feu. Il la fit bien rôtir,
Puis jeta cette viande au fond de la marmite
Afin de la bouillir. Je ne pus que crier,
Me tenant près de lui comme un être servile.
Les autres compagnons, oiseaux effarouchés,
Se serraient, apeurés, dans un coin de la grotte.
Je sentis que la sang se glaçait dans leurs veines.
Gavés par mes amis qu'il venait d'engloutir,
Exhalant une haleine infecte, il se coucha.
Soudain j'eus une idée : m’empressant de remplir
Une coupe de vin, je la tendis vers lui ;
En même temps je dis : « Cyclope, ô rejeton
Du maître de la mer, vois ce que mon pays
Tire de ses sarments, oui, goûte au fin sourire
Du grand Dionysos, ce breuvage subtil. »
Le cyclope gonflé par son affreux festin
La vida sur-le-champ, puis éleva la main,
Preuve de son plaisir : « Mon hôte merveilleux,
Après un tel banquet, ce breuvage, il est vrai,
Me convient tout à fait ! » Il était tout heureux.
Je lui offris alors encore un peu de vin
Ayant pour dessein, d'abord, de le maîtriser,
Puis de le châtier. Il se mit à chanter.
Et moi, pendant ce temps, je lui versai du vin.
Malgré l'enivrement, de sa voix érayée,
Il chantait quelques airs face aux pauvres marins.