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Euripide

 

 

Le philosophe de la tragédie

 

Bibliographie - Euripide en ligne

 

 

 

 

 Le philosophe de la tragédie

 

 

 

 

Euripide naquit en 480 av. J.-C., à Salamine : c’est en tout cas ce que prétendaient les Anciens, qui ne manquèrent pas d’accorder foi à l'histoire selon laquelle il serait né le jour de la fameuse victoire navale contre les Perses. Belle légende à laquelle cependant il ne faut pas porter crédit.

 

D’extraction modeste, fils, selon Aristophane, d’une marchande de légumes (encore un affirmation qu'il faut prendre avec infiniment de précaution), il semble avoir bénéficié d’une éducation soignée auprès des philosophes, et plus particulièrement des sophistes comme Anaxagore ou Protagoras. Contrairement à Sophocle et à Eschyle, il ne participa pas aux affaires publiques, sauf à une ambassade officielle à Syracuse. Misanthrope, doté d’un caractère difficile, il vécut confiné dans une profonde solitude, écrivant, méditant et lisant beaucoup : sa bibliothèque personnelle était, dit-on, fort bien dotée et la plus belle d'Athènes.

 

De 442 à 406, il fit représenter quatre-vingt-douze pièces qui n’eurent pas toutes le succès escompté, et c’est à quarante ans seulement qu’il obtint sa première victoire. Tout au long de sa carrière, il dut essuyer de nombreuses critiques sur ses conceptions théâtrales, en particulier celles des comiques et surtout d’Aristophane, qui ne cessa de le harceler à travers des tirades haineuses autant qu'injustes. Probablement désabusé par tant d’incompréhension, il se retira à la fin de sa vie à la cour du roi de Macédoine Archélaos, où il mourut à la suite d’un horrible accident, dévoré, dit-on, par des chiens en furie : c'est tout au moins ce que rapportent la Vie d'Euripide ainsi que des épigrammes anonymes tirées de l'Anthologie grecque.

 

Contrastant avec « l'olympianisme » d'un Sophocle, Euripide apparaît comme le plus romantique et le plus pathétique des trois ; de plus, son « intellectualisme » est plus évident que chez les autres auteurs. D'évidence, il est des trois Tragiques, celui, incontestablement, qui a fait montre d'un véritable « métier » d'écrivain, une nouveauté à l'époque !

 

Euripide est un grand innovateur. Plus que ses prédécesseurs, il élargit la palette de son inspiration, n’hésitant pas à puiser non seulement dans le cycle troyen traditionnel, mais aussi dans des légendes locales la source de ses intrigues dramatiques. Il reprend les mythes avec une liberté confondante. Ainsi, c’est lui qui, le premier, a l’idée géniale de faire égorger ses enfants par leur propre mère Médée, situation qui a épouvanté les Anciens, et que l’on a considéré comme le paroxysme de l’inspiration tragique.

 

S’agissant du contenu de la tragédie, Euripide lui confère un  souffle nouveau. L’intrigue, encore hiératique chez Sophocle, se complexifie considérablement, et les péripéties sont multipliées au point quelquefois de nuire à la clarté du drame (Hélène) ; les effets de surprise sont légion ; quant au nombre des personnages, il est accru, et certaines pièces voient défiler un cortège impressionnant de protagonistes de toutes sortes.

 

Le pathétisme. Chez Euripide, ce thème récurrent de la souffrance et du doute est à mettre au compte du contexte historique de son époque, marquée par le long et pénible conflit entre Sparte et Athènes, la guerre du Péloponnèse, qui remit en question bien des espérances ; à ce propos, on constate combien Euripide se fait souvent l'écho, de manière à peine voilée, de l'actualité brûlante de cette guerre, prenant parfois position. 

 

L'« intellectualisme ». Chez Euripide, en effet, on décèle l’influence morale de la sophistique, courant philosophique fort répandue à Athènes au Ve siècle et qui se caractérisait par un goût prononcé pour la psychologie et les raisonnements les plus divers. Incomparablement le plus cultivé des trois Tragiques, Euripide est aussi celui qui se permet une réflexion approfondie sur les hommes, comme sur les dieux. Volontiers morale, sa tragédie évoque tous les problèmes humains : éducation, rôle des femmes dans la société, idée de la vertu. Comme Voltaire, au XVIIIe siècle, auteur avec lequel on n’a pas manqué de le comparer (avec excès !), il veut instruire les hommes et les faire réfléchir sur leur condition. On peut le définir, sans trop se tromper, comme un auteur philosophique, souvent raisonneur, qui n’hésite pas à glisser dans ses pièces des digressions tout à fait personnelles, au risque parfois de rompre délibérément l’harmonie dramatique.

 

Euripide est aussi celui qui nous présente les héros les plus passionnés du théâtre grec, ceux qui parlent de leurs problèmes et de leurs souffrances avec le plus de violence. L’amour, la haine, la passion, n’avaient jamais été jusque là décrits avec une telle débauche d’accents.

 

Euripide est le premier à avoir peint ses personnages avec un tel souci de psychologie. Les émotions qui les minent vont parfois jusqu'à se répercuter du point de vue physique (ainsi Phèdre, dans Hippolyte). La volonté de l'auteur de rendre vivants ses héros, d'en faire des êtres de chair et de sang, le conduit, par voie de conséquence, à éviter toute idéalisation, contrairement à Sophocle : ce sont des hommes ou des femmes capables des pires dérèglements, en proie à de douloureuses contradictions intérieures qui se manifestent par des états d’emportement terrifiants et des moments de suprême abattement et d’hésitations profondes. Médée est la plus parfaite incarnation de cette tendance : c'est une implacable femme de Colchide qui ne cesse de se poser mille questions avant de réaliser son acte terrifiant : tuer ses enfants. Déchirée, torturée au plus haut point, on voit qu'elle est loin de la tranquillité d'esprit d'une Antigone, qui accomplit son destin avec une douce résignation. Quant à Hécube, on la voit aussi virevolter avant de froidement trucider les enfants de Polymestor et de crever les yeux de ce dernier. Dans le registre pathétique, citons encore la description de la folie d’Héraklès (dans la pièce d’une même nom) qui est un superbe morceau d’anthologie, de même que le récit du délire des Bacchantes, dont la description est à la limite du soutenable.

 

Ce pathétisme qui se mêle à des effets morbides - pas toujours du meilleur goût - a le mérite toutefois de rendre infiniment vivants les personnages d'Euripide, même si c'est au dépens d'une certaine force morale et de la pureté qui se dégageait des héros eschyliens et sophocléens. Humains, trop humains donc ! Les personnages d'Euripide ont des qualités mais surtout bien des défauts. Seuls quelques héros, comme le candide Hippolyte - et encore, son penchant pour la chasteté semble proche de la pathologie - ou la malheureuse Iphigénie, qui se sacrifie volontiers pour sauver l'armée des Grecs, échappent à la sombre galerie euripidienne, où se côtoient incestueux, hypocrites, femmes adultères, criminelles, etc...

 

La tragédie est toute entière subordonnée à ces éclats de réalisme, ce qui la rend étonnamment  moderne. Les héros sont marqués par le sceau de l’ambition, de la cruauté ou de la jalousie. De fait, leur représentation sur la scène fut d'abord vivement  critiquée par une partie des Athéniens qui reprochèrent à Euripide de montrer des êtres fort peu recommandables, capables des pires desseins (Médée). Pour un Aristophane, livrer des personnages aussi immoraux en pâture au public lui semblait pernicieux. De son vivant, Euripide fut donc loin de faire l'unanimité.

 

Pourtant, le poète avait le sentiment d'être un éducateur des foules : à travers des tirades merveilleusement agencées où les personnages expriment avec émotion leurs désarroi et leurs doutes, il montrait sur la scène la réalité humaine avec la ferme conviction que son exemple inviterait les spectateurs à en tirer les conséquences et à méditer sur leur propre condition. Mais le plus souvent, reconnaissons-le, il n'envisage aucune solution aux problèmes, laissant les hommes se référer à leur « libre arbitre » ; l'auteur reste singulièrement dans l’indécision, révélant par là même un pessimisme qui n'ira qu'en s'amplifiant au fil de son existence : il expose ses idées, mais n'a pas, comme Sophocle, une vision englobante ni même très claire de la société humaine.

 

S'agissant cette fois des dieux, l'un des traits dominants du drame d'Euripide est également le scepticisme. Contrairement à ceux de Sophocle ou d'Eschyle, les dieux d'Euripide ne gouvernent pas le monde ; l'incertitude et la confusion règnent. Le destin ne serait-il dès lors que la conséquence du hasard ? Certains des propos qu'Euripide met dans la bouche de ses héros paraissent aller dans ce sens. L'enseignement des sophistes est pour beaucoup dans cette vision éloignée de la conception traditionnelle de la divinité, ce qui n'a pas manqué de provoquer, une fois encore, les réactions indignées d'Aristophane qui accusa notre auteur d'impiété, voire d'athéisme, à plusieurs reprises. Il est vrai que dans quelques pièces, particulièrement dans un fragment conservé par Stobée (Bellérophon), le personnage nie ouvertement l'existence des dieux. Toutefois, on s'accorde aujourd'hui à penser qu'Euripide, quoique doutant de la grandeur divine, n'en croyait pas moins à leurs existence, même s'il était persuadé en son fors intérieur qu'ils étaient indifférents aux affaires humaines. Il pensait que c'étaient les hommes qui, sous le couvert de la divinité, en fait, se substituaient aux dieux dans leurs décisions. Dans son Iphigénie à Aulis, il doute que les dieux aient pu ordonner le sacrifice de la fille d'Agamemnon. Selon lui, bien des idées reçues concernant les mythes ne sont que le reflet des propres aspirations humaines. En cela, Euripide apparaît comme étonnamment moderne et déjà rationaliste.

 

Une autre caractéristique de la tragédie d’Euripide : les portraits féminins. On a beaucoup glosé sur la prétendue misogynie de l’auteur, tendance qui n’aurait fait que s’amplifier tout au long d’une vie conjugale pénible, marquée par deux divorces, s'il faut en croire La Vie d'Euripide qui nous est parvenue et dont il faut se méfier. Tout cela aurait expliqué, en partie, la férocité avec laquelle il aurait fait d’une Médée ou d’une Clytemnestre des furies capables, plus que les hommes, de se laisser terrasser par la passion et la folie criminelle. C’est oublier qu’Euripide est des trois Tragiques celui qui s’est aussi le plus intéressé à la psychologie féminine, et qui a le mieux exposé l’aigreur des femmes grecques prisonnières du carcan des traditions. Dans une des répliques de Médée, on sent même chez lui une grande compassion à l’égard de la condition faite aux femmes de son époque. Cependant, c'est le même poète qui, dans Hippolyte, déverse dans la bouche du fils de Thésée, et ce, avec une verve peu commune, les pires ignominies et les plus affligeants lieux communs relatifs à la gent féminine.

 

Euripide est aussi celui a le plus évoqué la vie politique de son temps, nous l'avons dit plus haut. La chose peut paraître paradoxale de la part d’un homme qui s’était tout au long de sa vie désengagé de toute responsabilité politique. Sophocle, très impliqué dans la vie civique athénienne n’avait, lui, pas ressenti le besoin d’en faire allusion dans ses œuvres dramatiques, ce qui, par ailleurs, donne à ses tragédies une remarquable intemporalité. S’agissant du patriotisme d’Euripide à l’égard de sa cité, il se fait jour très nettement dans les Suppliantes ou les Héraclides, où l’hospitalité d’Athènes est largement vantée. De même, c’est Euripide qui a composé l’un des plus beaux éloges de la démocratie athénienne et qui a fustigé avec des accents absolus de sincérité la tyrannie, mère, selon lui, des inégalités, de la lâcheté et de la terreur. De plus, les péripéties de l’interminable guerre du Péloponnèse se devinent en filigrane dans de nombreuses pièces, comme Andromaque, où Euripide fustige Sparte, au prix parfois de violentes diatribes nationalistes, ou les tragédies du cycle troyen. De fait, l’énoncé des horreurs de la guerre devaient avoir une résonance toute particulière pour les spectateurs athéniens du dernier tiers du Ve siècle.

 

Euripide, peut-être le plus doué et le plus virtuose des trois auteurs a donc joué sur plusieurs registres pour composer une œuvre théâtrale brillante, riche, débordante de caractères contrastés et de rebondissements en tous genres. Plus que chez Sophocle et Eschyle, il fut le classique par excellence, même si, de son vivant, il fut fortement contesté à cause de ses innovations et de son anticonformisme à l’égard des dieux et des idées reçues. Il fut aussi celui qui fut le plus imité par les générations suivantes. Le latin Sénèque le tragique se souviendra de lui quand il composera ses propres drames au Ier siècle de notre ère. Plus près de nous, sa langue poétique admirable suscitera l’engouement des auteurs du Grand Siècle français, sensibles également à la modernité de son propos. En particulier, Racine s’inspirera de son œuvre et de ses conceptions dramatiques, lui empruntant la peinture psychologique de ses personnages pour composer ses propres tragédies, telle Phèdre.

 

D’Euripide nous avons dix-huit pièces, dont un truculent drame satyrique, Le Cyclope. Quant au Rhésos, qui se trouve dans les manuscrits avec ses autres pièces, il n'est probablement pas de sa main. Il est significatif que l'œuvre qui nous a été transmise est substantiellement plus importante que celle réunie d’Eschyle et de Sophocle, preuve s'il en est de la popularité d'Euripide, grande dans l'Antiquité, bien que posthume, notre poète n'ayant guère été apprécié de son vivant. Plus que ses deux illustres devanciers, nous pouvons nous faire une idée plus exacte de son œuvre, de son style, et de ses caractères, d'autant que les fragments de ses pièces sont eux-mêmes infiniment plus importants que ceux des autres Tragiques.

 

Philippe Renault

12 octobre 1999 - 12 mars 2006

 

 

 

 

 Bibliographie

 

 

 

 

Édition

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Études

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 Euripide en ligne

 

 

 

       PHILIPPE REMACLE

Les Bacchantes - Médée - Électre - Héraclès furieux, traductions de H. Berguin.

 

 

 SITE MYTHORAMA

Hécube - Médée - Oreste - Les Phéniciennes, traductions de Leconte de Lisle.

 

 

 JUXTAS de Thierry Liotard (format PDF)

Hécube, traduction de M.C. Leprévost, 1845.

Alceste, traduction de M. F. de Parnajon, 1892.

Médée, traduction de M. Edouard Bailly, 1897.