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table des matières de Pétrone

 

PETRONE

LE SATYRICON

 

INTRODUCTION   PREMIERE PARTIE    DEUXIEME PARTIE - FRAGMENTS 1 - FRAGMENTS 2

TROISIÈME PARTIE

EUMOLPE

 

 

 

LXXIX. OU ENCOLPE EST ENCORE MALHEUREUX EN AMOUR

Faute de flambeaux pour guider nos pas, nous errions à l'aventure, et le silence profond d'une nuit déjà avancée ne nous laissait guère d'espoir de rencontrer quelqu'un avec de la lumière. Il fallait compter aussi avec notre ébriété et notre ignorance des lieux où il était déjà malaisé de se reconnaître en plein jour.

Ce n'est donc qu'après avoir traîné pendant presque une heure nos pieds ensanglantés sur des pavés pointus ou des tessons que, grâce à l'astuce de Giton, nous finîmes par nous tirer d'affaire. Prudemment, en effet, la veille, craignant de se tromper même en plein midi, il avait, sur son chemin, marqué tous les piliers et toutes les colonnes à la craie, et ce furent ces marques, dont l'éclatante blancheur triomphait des plus épaisses ténèbres, qui nous permirent de retrouver notre route.

Nous croyions, en arrivant à l'auberge, toucher au terme de nos fatigues : il n'en était rien. Notre vieille hôtesse, s'étant attardée à s'enfiler des verres avec les voyageurs, dormait maintenant si profondément 'qu'on l'eût brûlée vive sans qu'elle le sentît. Et peut-être aurions-nous dû passer la nuit à la porte s'il n'était survenu un messager de Trimalcion, riche lui-même, puisqu'il avait dix chariots lui appartenant. Il ne perdit pas son temps à faire du bruit, mais enfonça la porte de l'auberge et nous fit entrer par la même ouverture. ' Je ne fus pas plus tôt dans ma chambre que je me mis au lit avec mon petit ami ; et, ayant richement dîné, dévoré d'ardeurs érotiques, je me plongeai tout entier dans un abîme de voluptés. '

Quelle nuit ce fût là, dieux et déesses !
Quels doux enlacements !
Nous serrant, brûlant de fièvre,
Nous répandions çà et là en baisers
Nos âmes errant sur nos lèvres.
Foin des soucis
Qui tuent : c'est là qu'on apprend à mourir !
J'avais tort de me croire heureux.

Car tandis que, lourd de vin, je laisse échapper mon Giton de mes bras sans vigueur, Ascylte, toujours attentif à me nuire, me le subtilise et l'emporte dans son lit.

Il s'accoupla en toute liberté avec mon ami - non le sien - qui, insensible à l'injure ou feignant de l'être, s'endort dans des bras étrangers, oublieux de tous les droits humains.

Quant à moi, à mon réveil je cherche du geste dans mon lit dépouillé l'objet de mes voeux ; au nom de la fidélité en amour, j'avais bien envie, en les traversant tous deux de mon épée, de les faire passer du sommeil à la mort.

Enfin, prenant un parti moins dangereux, je réveillai Giton par quelques soufflets. Puis, jetant à Ascylte un regard torve : « Puisque, lui dis-je, scélérat sans foi ni loi, tu as violé les lois de l'amitié, prends vite tes affaires et va-t'en chercher un autre endroit à salir. » Il ne protesta pas, mais après que, très équitablement, nous eûmes partagé nos frusques : « Et maintenant, dit-il, reste à partager cet enfant. »

LXXX. OU ENCOLPE EST DE PLUS EN PLUS MALHEUREUX

Je crus d'abord à une plaisanterie pour prendre congé. Mais, tirant son épée d'une main fratricide, il déclare : « Tu ne jouiras pas de ce butin que tu prétends te réserver pour toi seul. Part à deux, je le veux, ou je tranche la question par ce glaive. Et sans regret (01) ! »

J'en fais autant de mon côté, et, le manteau roulé autour du bras (02), je me mets en garde. Pendant cette scène de démence, le malheureux qui en était la cause embrassait nos genoux en pleurant et nous suppliait, les mains jointes, de ne pas faire de cette pauvre taverne une nouvelle Thèbes et de ne pas souiller dans le sang d'un ami des mains qu'unissait hier une si étroite intimité. « Si, s'écriait-il, il vous faut absolument un crime, voici ma gorge à nu : tournez vers elle vos coups, plongez-y vos épées ! C'est à moi de mourir qui ai détruit les liens d'une amitié sacrée ! »

Sur ses prières, nous rentrons nos armes et Ascylte le premier : « C'est moi, dit-il, qui vais mettre fin à cette dispute. Le petit lui-même va suivre qui il voudra : ainsi il aura pleine liberté dans le choix de son ami. » Comptant sur nos vieilles relations, qui me semblaient créer entre nous comme un lien du sang, j'y consentis sans crainte : je me jetai même sur cette proposition et j'acceptai l'arbitre.

Celui-ci ne délibéra pas pour se donner l'air d'hésiter, mais à peine avais-je parlé qu'il se leva et choisit Ascylte pour son ami ! Foudroyé par cet arrêt, comme si j'étais désarmé, je tombai sur mon lit et j'aurais porté sur moi une main meurtrière si je n'avais craint de couronner par là le triomphe de mon rival. Il sort donc triomphalement avec le trophée de sa victoire, cet Ascylte, plantant là son ancien camarade, jadis si cher, son compagnon dans la bonne et dans la mauvaise fortune, qu'il laisse seul et sans appui en terre étrangère :

Le nom d'ami n'a de prix qu'autant qu'il est utile :
Le pion suit sur le damier le pion mobile.
Tant que la Fortune m'est fidèle, vous me faites bon visage, mes bien chers : 
Vient-elle à changer, vous me tournez le dos sans vergogne.
La troupe des masques s'agite sur la scène : celui-ci fait le père,
L'autre le fils, un troisième joue les richards :
Mais, situ le livre fermé sur un dernier éclat de rire,
Les masques tombent : chacun reprend sa figure et ses soucis.

LXXXI. PLAINTE TOUCHANTE D'ENCOLPE ABANDONNÉ. (03)

Je ne perdis pas beaucoup de temps à pleurer, mais craignant que, pour comble de malheur, Ménélas, notre sous-maître, ne me trouvât seul dans cette auberge, réunissant mes quelques bagages, je me retirai dans un quartier peu fréquenté, au bord de la mer. Là, je restai trois jours sans sortir, obsédé par l'idée de ma solitude et le souvenir de tant de mépris. Je me frappais la poitrine en poussant des sanglots déchirants et je n'interrompais mes profonds gémissements que pour m'écrier : « Pourquoi la terre ne s'est elle pas entr'ouverte pour m'engloutir, ou la mer si cruelle même aux innocents ! J'ai échappé au châtiment : j'ai été laissé pour mort sur l'arène après avoir tué mon hôte, et pour prix de tant d'audace, me voilà abandonné comme un mendiant, comme un exilé dans une auberge d'une ville grecque (04). Et qui m'a laissé dans cet abandon ? Un jeune homme souillé de toutes les débauches, qui de son propre aveu a mérité d'être chassé de sa patrie, qui a obtenu sa liberté, son affranchissement, en vendant sa beauté, dont le cul a été joué aux dés, que louent comme une fille ceux-là même qui gavent bien que c'est un homme.

« Et quant à l'autre, grands dieux, qui en guise de toge virile n'a voulu qu'une robe de femme, à qui sa mère déjà persuadait de ne pas être homme, qui fit oeuvre de femme dans la prison aux esclaves, qui après avoir couché hier avec moi, changeant et de lit et d'amours, renie une vieille amitié et qui, ô honte! comme une vulgaire prostituée, sacrifie tout ce passé à la fantaisie d'une nuit ! Ils couchent maintenant l'un à côté de l'autre, unis par l'amour pendant des nuits entières, et peut-être qu'épuisés par leurs mutuels excès ils se reposent en raillant ma solitude. Mais ils me le paieront ! Car, ou bien je ne suis pas un homme, un homme libre, ou bien je laverai cet outrage dans leur sang infâme. »

LXXII. JALOUSIE BELLIQUEUSE D'ENCOLPE ABANDONNÉ : PLAISANT ÉPISODE DU SOLDAT 

A ces mots, je ceins mon épée, et de peur que mes forces ne trahissent mes ardeurs belliqueuses, je commence par me mettre d'aplomb en m'offrant un solide déjeuner. Ceci fait, je m'élance hors de l'auberge et je parcours tous les portiques comme un furieux. Tandis qu'avec mon air effaré et sauvage j'allais, ne rêvant que sang et meurtre, et portant à chaque instant la main à cette épée que j'avais vouée à ma vengeance, un soldat me remarqua.

Était-ce un simple vagabond ou un voleur de nuit ? Je ne sais. « Qui es-tu, me dit-il, camarade ; de quelle région, de quelle centurie ? » Avec beaucoup d'aplomb je me forge un nom de centurion et un numéro de légion : « Allons donc, me dit-il, dans l'armée où tu sers, depuis quand les soldats se promènent-ils chaussés comme des cabotins ? » Ma rougeur et le tremblement de mes mains trahissaient mon imposture. «Bas les armes et prends garde à toi » me dit-il.

Dépouillé de mon épée, et donc de tout moyen de vengeance, je reprends le chemin de l'hôtel ; toute mon audace était tombée et j'en vins peu à peu à savoir gré de son insolence à ce coupe-jarret.

LXXXIII. OU ENCOLPE, PHILOSOPHANT SUR L'AMOUR, FAIT LA RENCONTRE DU POÈTE EUMOLPE

‘ J'avais cependant bien de la peine à triompher de mes désirs de vengeance, et je passai une nuit agitée. Au petit jour, pour secouer ma tristesse et dissiper ma rancune, je fis un tour. Je parcourus tous les portiques et ' j'y découvris une galerie de tableaux remarquables par le choix varié des oeuvres qu'elle enfermait. J'en vis, de la main de Zeuxis, dont les injures du temps n'avaient encore pu triompher. Des ébauches de Protogène le disputaient de vérité avec la nature : c'est avec une sorte de frisson religieux que j'y touchais. Je me prosternai devant ces adorables tableaux d'Apelle que les Grecs nomment. monochromes (05) et d'une telle finesse qu'on croyait, tant la ressemblance était poussée, voir la vie, passée dans-la peinture, animer les membres des personnages. Ici, l'aigle portait Ganymède au plus haut des cieux. Là, l'innocent Hylas repoussait les assauts d'une naïade lascive. Apollon condamnait ses mains criminelles et décorait sa lyre détendue d'une fleur d'hyacinthe fraîche éclose.

Au milieu des images peintes de tant d'amants, je m'écriai comme dans une solitude : « Ainsi l'amour touche-les dieux eux-mêmes ! Et Jupiter, dans son ciel, ne trouvant qui choisir, est descendu faire ses fredaines sur notre terre où, du moins, il n'a enlevé l'amant de personne. La nymphe qui ravit Hylas aurait sans doute mis un frein à ses désirs si elle avait prévu qu'Hercule viendrait le réclamer. Apollon fit revivre en fleur l'âme chère de l'enfant qu'il pleurait. Enfin la Fable est pleine d'amoureuses. liaisons que ne vient troubler aucun rival. Mais, moi, j'ai admis dans mon intimité un hôte mille fois plus cruel que Lycurgue. »

Tandis que je confie aux vents ces plaintes vaines, je vois entrer dans la galerie un vieillard aux cheveux blancs, à la physionomie fine et réfléchie et dont les traits annonçaient quelque chose de grand. Mais à sa mise plutôt négligée, on devinait facilement un de ces hommes de lettres honnis par les riches. Il s'arrêta près de moi. « Je suis, me dit-il, un poète, et, je crois, d'une certaine envolée, si toutefois on peut s'en rapporter aux couronnes que la faveur, je l'avoue, accorde trop souvent aux écrivains sans valeur. Pourquoi donc suis-je si mal vêtu, direz-vous ? Pour une bonne raison, l'amour des choses de l'esprit n'a jamais enrichi personne. 

Qui confie sa fortune aux flots en tire de gros revenus ;
Qui va dans les camps affronter les dangers récolte les couronnes d'or.
Un vil flatteur s'endort ivre dans les étoffes de pourpre ;
Celui qui suit les femmes mariées n'a pas honte de les faire financer.
Seul le poète grelotte sous ses haillons gelés
Et de sa bouche affamée implore en vain son art dédaigné.

LXXXIV. OU ENCOLPE CONFIE SES PEINES A EUMOLPE

« Car il en est malheureusement ainsi : celui qui, ennemi de tout vice, a entrepris de marcher droit dans la vie, récolte aussitôt la haine de tous par le seul fait d'abord qu'il se distingue du commun : qui, en effet, supporterait les vertus qui lui manquent ? Ensuite, qui n'a d'autre idée que d'échafauder sa fortune veut que tout homme tienne pour le plus grand des biens celui qui est tel à ses propres yeux : glorifiez tant que vous voudrez les gens de lettres pourvu que, devant l'opinion, leur prestige reste inférieur à celui de l'argent. - Je ne sais comment il se fait que la pauvreté soit soeur du génie, lui répondis-je en soupirant. - Vous avez raison, dit le vieillard, de déplorer le sort fait aux littérateurs. - Ce n'est point la cause de mes soupirs, lui avouai-je ; j'ai bien d'autres sujets d'affliction. »

Et aussitôt, cédant à un penchant qui nous pousse à confier nos propres douleurs aux oreilles d'autrui, je lui expose mon infortune. D'abord je lui peignis la perfidie d'Ascylte, sans lui faire grâce d'un seul trait, puis je m'écriai en gémissant ' : « Je voudrais que l'ennemi qui me force à la continence eût assez de cœur pour se laisser attendrir. Mais c'est déjà un criminel endurci et il en remontrerait en perfidie au dernier des maquereaux. »
Ma franchise plut au vieillard, qui se mit à me consoler. Pour adoucir ma tristesse, il me confia un épisode ancien de ses amours. '

LXXXV. A SON TOUR, EUMOLPE CONFIE A ENCOLPE UN EXPLOIT AMOUREUX

« Voyageant en Asie, à la suite d'un questeur, je reçus l'hospitalité d'un habitant de Pergame. Je me plaisais beaucoup chez lui, non seulement à cause du confortable, mais à cause de son fils, garçon de toute beauté. Je cherchai d'abord les moyens de ne pas paraître suspect d'en être amoureux. Chaque fois qu'il était question à table des services qu'on demande aux jolis garçons, je manifestais une indignation si violente, je déplorais si sincèrement d'être forcé d'entendre de pareilles horreurs, qu'on me regardait, la mère surtout, comme une sorte de philosophe.« Bientôt on me chargea de conduire le jeune homme au gymnase : je réglais ses études, je lui donnais des leçons et je recommandais surtout de n'admettre dans la maison aucun de ces misérables toujours à l'affût des beaux corps pour les voler.

« Un jour, nous nous trouvions couchés dans la salle à manger : l'école était fermée parce que c'était fête, et l'engourdissement qui suit un bon et joyeux repas nous faisait prolonger l'après-dîner. Vers le milieu de la nuit, je sentis que l'enfant ne dormait pas. Alors, d'une voix timide et basse, je fis ce voeu à Vénus : « Déesse, si je peux embrasser ce bel enfant sans qu'il le sente, demain je lui donnerai une couple de colombes. »

« Ayant très bien compris le marché, le petit coquin se mit à ronfler. Pendant qu'il feignait de dormir, je m'approchai donc et lui dérobai quelques baisers. Content de mes débuts, je me levai matin, je choisis une belle paire de colombes et les lui apportai. Il les attendait : je me trouvai quitte de ma promesse.

LXXXVI. SUITE DE L'EXPLOIT AMOUREUX

« Le lendemain, il me permit les mêmes privautés. Je risquai alors un nouveau voeu :
« Si je peux, sans qu'il s'en doute, promener sur son beau corps une main impudique, je récompenserai sa complaisance par le don de deux coqs acharnés au combat. » A ces mots, l'éphèbe, de lui-même, s'approcha, et, à ce qu'il me sembla, il avait plutôt peur de me voir m'endormir.
« Je m'empressai de calmer ses inquiétudes et me gorgeai de toute cette belle chair, à la réserve des suprêmes faveurs. Puis, le jour venu, je lui apportai, à sa grande satisfaction, ce que j'avais promis.

« La troisième nuit, dès que ce fut possible, je susurrai à l'oreille du faux-dormeur :

« Dieux immortels ! si je lui arrache pendant son sommeil la faveur du coït complet, qui seul peut combler mes voeux, pour tant de bonheur il aura demain un superbe bidet de Macédoine, à cette seule condition, bien entendu, qu'il ne s'aperçoive de rien. '

« Jamais l'éphèbe ne dormit si consciencieusement. Je pus donc remplir mes mains de ses seins d'un blanc de lait, le couvrir de baisers, puis obtenir la satisfaction suprême qui assouvit d'un coup tous les désirs.

« Le lendemain, il resta dans sa chambre, attendant le cadeau habituel. Mais, vous vous en doutez, il est beaucoup plus facile d'acheter des colombes ou même des coqs qu'un beau cheval. En outre, je craignais qu'un présent si magnifique ne rendît ma générosité suspecte à la famille. Donc, après m'être promené quelques heures, je rentrai chez mon hôte sans apporter d'autre présent qu'un baiser.

« Mais, lui, jette de tous côtés des regards déçus et dès qu'il m'eut sauté au cou pour m'embrasser : « Cher maître, dit-il, où donc est mon demi-sang ? » - Il n'est pas commode, lui répondis-je, d'en trouver un beau ; j'ai donc dû différer cette emplette. Mais, sois tranquille, au premier jour je tiendrai ma promesse. »

« Ce que cela voulait dire, l'éphèbe le comprit fort bien, et l'expression de son visage trahit son secret dépit. »

LXXXVII. FIN DE L'EXPLOIT AMOUREUX

« Ma mauvaise foi me fermait les voies que mon adresse avait su m'ouvrir. Cependant, je tentai de reprendre les mêmes libertés. Quelques jours après, des circonstances semblables m'ayant fourni une pareille occasion, dès que j'entendis ronfler le père je demandai au fils de refaire sa paix avec moi, de me permettre de lui procurer les mêmes joies ; bref, tout ce que peut dicter la passion déchaînée. Mais lui se bornait à répondre d'un air fort mécontent : « Dormez donc, ou je dis tout à mon père. »

« Il n'est entreprise si difficile dont une persévérance obstinée ne vienne à bout. Pendant qu'il dit : « Je vais réveiller mon père », j'arrive à me faufiler dans le lit et, à un adversaire qui se défend sans conviction, j'arrache le plaisir qu'il me refusait.

« Mais lui, plutôt séduit par mon effronterie, se plaint d'abord longuement d'avoir été trompé, bafoué, d'avoir été la fable de ses camarades, auxquels i1 avait vanté ma générosité : « Vous allez voir, me dit-il, que je ne suis pas comme vous : si cela vous plaît, vous pouvez recommencer. » Tout fut donc oublié, et, rentré en grâce auprès de ce charmant garçon, je m'empressai d'user de la permission, après quoi je tombai dans un profond sommeil.

« Mais une récidive simple ne contenta pas cet éphèbe déjà mûr pour l'amour et que l'ardeur de la jeunesse rendait impatient. Il me tira donc de mon sommeil : « Eh quoi dit-il, vous ne demandez plus rien !... » Je n'étais pas fourbu au point que sa proposition pût me déplaire. Me voilà donc suant et soufflant qui m'évertue à lui donner satisfaction ; après quoi, las de jouir, je repris mon somme.

« Mais une heure ne s'était pas écoulée qu'il se met à me pincer en disant : « Pourquoi pas encore une fois ? » Alors moi, trop souvent réveillé, je lui réponds, furieux, en lui resservant ses propres menaces : « Dors donc, ou je dis tout à ton père ! »

LXXXVIII. OU EUMOLPE ÉTABLIT QUE L'IMMORALITÉ EST L'UNIQUE CAUSE DE LA DÉCADENCE DES ARTS

Ragaillardi par ce récit, j'interrogeai ce vieillard, plus instruit que moi, sur l'époque de tous ces tableaux et sur le sujet de ceux que je ne comprenais pas bien. Je lui demandai aussi quelle était la cause du marasme actuel des arts et pourquoi les plus hauts étaient en pleine décadence, puisque, de la peinture, par exemple, il ne restait plus la moindre trace.« C'est l'amour de l'or, me dit-il, qui est la cause de cette révolution. Dans l'antiquité, quand il ne fallait pour plaire que le mérite tout nu, les beaux-arts étaient en pleine force, et s'il y avait de l'émulation entre les hommes, c'était pour ne laisser longtemps clans l'ombre rien de ce qui pouvait profiter aux siècles futurs. C'est pourquoi, Hercule de la science, Démocrite passa sa vie à recueillir les sucs de toutes les plantes et à faire des expériences pour qu'on n'ignorât pas plus longtemps les propriétés des minéraux et des végétaux. Eudoxe vieillit sur le sommet d'une haute montagne, afin de surprendre les mouvements des astres du ciel ; et Chrysippe, afin de suffire aux découvertes qu'il avait à faire, nettoya trois fois son cerveau par l'ellébore (06).

« Mais pour en revenir aux arts de la forme, Lysippe n'est-il pas mort de faim, attentif seulement à porter au dernier degré de perfection les contours d'une seule statue ? Myron, qui sut presque enfermer dans l'airain l'âme de l'homme et l'instinct des bêtes, n'est-il pas mort si pauvre qu'il ne se trouva personne pour accepter son héritage ?

« Mais nous, rassasiés de vin et de filles, nous n'osons même plus aborder l'étude des arts que nos pères nous épargnèrent la peine de créer ; détracteurs de l'antiquité, il n'y a plus que les vices que nous sachions et enseigner et apprendre. Qu'est devenue la dialectique ? Et l'astronomie ? Et cette science qui, par les voies sûres de la raison, nous conduit à la sagesse ? Qui, je le demande, entré au temple et fait un voeu pour parvenir à la perfection de l'éloquence, pour atteindre aux sources de la philosophie ? On ne demande même plus la santé. Mais, avant même de toucher le seuil du Capitole, l'un promet une offrande s'il a la chance d'enterrer un riche parent ; l'autre, s'il découvre un trésor caché ; le troisième s'il vit assez pour atteindre à son trente-millionième sesterce. Et le Sénat lui-même, arbitre de ce qui est juste et bon, n'a-t-il pas souvent promis au grand Jupiter Capitolin un présent de mille marcs d'or : pour que personne n'hésite plus à vouer son âme à l'argent, c'est au poids de l'or qu'on achète les faveurs du plus grand des dieux.
« Ne vous étonnez plus que la peinture décline, quand aux hommes et aux dieux un lingot d'or semble plus beau que tout ce qu'Apelle et que Phidias, ces pauvres fous de Grecs, ont bien pu faire. Mais je vous vois tout absorbé par ce tableau où est peinte la chute de Troie ; souffrez donc que j'essaye d'en exprimer le sens dans la langue des dieux (07).

LXXXIX. LA PRISE DE TROIE, POÈME

Pour la dixième fois les blés mûrissaient depuis que, pris entre deux dangers,
Les Troyens éplorés étaient assiégés, et que la parole du divin
Chalchas, mise en doute, répandait néanmoins une sombre terreur.
Mais Apollon a part : les cimes abattues
Roulent au pied de l’Ida, et, fendus, tombent en amas
Les chênes, qui figurent bientôt un cheval menaçant.
Dans son flanc se cache une énorme porte et une caverne close
Pour recevoir garnison. C'est là qu'irrité par une lutte de dix ans
Se cantonne le courage des Grecs : ils encombrent ce cheval
Aux cavités lourdes d'hommes; ils se cachent dans leur offrande.
O Troie infortunée ! Nous crûmes à leurs mille vaisseaux emportés par les flots,
A notre sol enfin libéré : l'inscription que le fer
Avait gravé, Sinon complice du destin,
Tout l'attestait, ainsi que le mensonge efficace ourdi pour notre perte.
Déjà par les portes, sans armes, sort une foule tranquillisée
Qui se hâte vers l'offrande des Grecs, les yeux mouillés de larmes :
Pour ces coeurs timides, la joie continue les pleurs
Que la crainte avait fait verser. Mais voilà que, prêtre sacré de Neptune,
Les cheveux épars, Laocoon remplit toute
Cette foule de ses cris ; bientôt, ramenant son javelot en arrière,
Il vise au ventre : mais le destin appesantit sa main,
La pointe rebondit, refusant de dévoiler la r use des Grecs.
Le vieillard cependant raffermit à nouveau sa main trop faible
Et, de sa hache à double tranchant, s'attaque aux flancs élevés.
Frémit au dedans toute cette jeunesse captive, et, tant qu'elle murmure,
On entend cette masse de bois respirer une crainte étrangère.
Donc, prisonnière elle-même, cette troupe marche à ta conquête de Troie
Et, par cette ruse nouvelle, va mettre fin à toute la guerre.
Mais voici d'autres prodiges : vers où la haute Tenedos de son dos
Repousse la mer, des flots gonflés se dressent
Puis l'onde fendue rejaillit et se creuse en sillage.
Tel en une nuit silencieuse le bruit des rames
Retentit au loin, quand les flottes pressent l'onde
Et que le marbre des eaux, fendu par les quilles, gémit.
Nous regardons : c'étaient deux serpents aux amples replis que les flots
Portaient vers les rochers : de leurs poitrines bombées
Comme des vaisseaux de haut bord, ils écartent : sur leurs flancs l'écume,
Leur queue bat l'air avec bruit, leurs crinières flottant au-dessus des flots
Confondent leur éclat ; les rayons foudroyants de leurs regards
Incendient les flots, et, de leurs sifflements, les ondes tremblent :
Les esprits sont frappés de stupeur. Ornés du bandeau sacré
Et vêtus de la robe phrygienne, se tenaient là, gages d'un amour partagé,
Les deux fils de Laocoon, que brusquement enlacent dans leurs anneaux
Les serpents flamboyants. Leurs mains enfantines
Ils les portent vers leurs visages. Chacun oublie son propre salut,
Chacun vole au secours de son frère : leur amour mutuel les fait changer de rôle.
Et la mort elle-même qui les perd tous deux n'inspire à chacun que des craintes pour l'autre.
Mais voici que le trépas du père vient couronner celui des enfants
Qu'il fut impuissant à secourir. C'est maintenant sur l'homme que se jettent
Les serpents déjà repus de carnage : ils roulent ses membres sur le sol,
Le père tombe, victime, au pied même des autels
Et bat la terre. Par ses autels ainsi profanés
Troie, vouée â la perdition, perd tout d'abord ses dieux.
Déjà Phébé dans son plein répandait sa lumière blanche
Et entrain vit autour de sa face rayonnante son cortège d'astres moindres,
Lorsque parmi tes Troyens ensevelis dans le sommeil et l'ivresse
Les Grecs, ouvrant la porte, répandent à flots des guerriers.
Les héros s'exercent au carnage : tel le coursier,
Dès qu'on relâche tes noeuds du joug thessalien,
Avant de s'élancer, se met à secouer la tète et sa longue crinière.
Leurs mains tirent le fer, agitent le bouclier rond,
Et les voilà à l'oeuvre. Ici, l'un égorge les Troyens,
Lourds de vin, et les envoie finir dans le dernier sommeil
Leur somme ; là, un autre allumant une torche à l'autel,
Contre les Troyen; invoque le secours des dieux de Troie.

XC. OU ENCOLPE PRIE EUMOLPE A SOUPER

Des gens qui se promenaient sous le portique se mirent à jeter des pierres à Eumolpe pour le faire taire. Habitué à voir son talent recueillir ce genre de suffrages, il se couvrit la tête et s'enfuit hors du temple. Craignant moi-même d'être pris pour un poète, je me mis à la poursuite du fugitif que je retrouvai au bord de la mer.

Dès que, hors de portée des coups, nous pûmes enfin nous arrêter : « Je vous prie, dis-je, expliquez-moi d'où vient cette maladie. Voilà moins de deux heures que nous nous connaissons, et j'ai entendu le poète plus souvent que l'homme. Je ne m'étonne donc plus que le peuple vous poursuive à coups de pierres. Je m'en vais, moi aussi, en faire une provision, et chaque fois que vous commencerez à vous égarer, je vous dégagerai la tête par une bonne saignée. »

Il secoua la tête et répondit : « Sachez, mon bel ami,que ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis entré en fonctions. Chaque fois que je parais sur le théâtre pour y réciter quelque chose, l'assistance me réserve ce même accueil. Toutefois, pour ne pas avoir aussi maille à partir avec vous, je veux, pendant un jour entier, me priver de ce régal. - Et moi, lui dis-je, si vous réservez votre verve pour un autre jour, je veux que nous dînions ensemble. »

Aussitôt, je charge la bonne de mon petit hôtel de nous préparer un petit souper, ‘ après quoi nous nous rendons au bain '.

XCI. OU ENCOLPE RETROUVE SON GITON

Là, j'aperçois Giton appuyé contre le mur et muni des frottoirs et des racloirs (08) de l'étuviste. Il semblait triste et confus. On sentait qu'il portait sans enthousiasme son nouveau joug. Tandis que je l'observais pour m'assurer que c'était bien lui, il tourna la tête de mon côté et aussitôt sa physionomie s'éclaira :

« Grâce, mon grand frère, s'écria-t-il. Maintenant que je ne vois plus briller le fer, je veux parler librement. Arrache-moi à ce brigand sanguinaire et punis-moi aussi durement que tu voudras d'avoir prononcé contre toi. C'est déjà un assez grand supplice pour moi d'avoir, malheureux que je suis, perdu ton affection. »

Je mets un frein à ses plaintes, crainte que quelqu'un ne surprenne nos projets, et, plantant là Eumolpe, qui, déjà, déclamait un poème dans l'eau, j'entraîne mon Giton par une issue obscure et malpropre, et nous volons à notre gîte.

Aussitôt la porte fermée, je me jette dans ses bras et je dévore sous mes baisers les larmes qui inondaient son visage. Longtemps tous deux nous ne pûmes dire un mot.

Car l'aimable enfant, lui non plus, ne pouvait arrêter les sanglots qui secouaient tout son beau corps.

« Quelle honte, m'écriai-je, de t'aimer ainsi quand tu m'as abandonné ! Dans ce coeur où tu avais fait une si profonde blessure, je ne trouve plus même la cicatrice ! M'expliqueras-tu pourquoi tu as été aimer ailleurs ? Ai-je mérité le mal que tu m'as fait ? » ‘ Giton ', sentant combien je le chérissais encore, reprit un peu contenance.

« ‘ Pourtant, insistai-je ', je n'avais pas porté ce débat d'amour devant un autre juge que toi-même ; mais va, je ne me plains plus, j'ai déjà tout oublié, pourvu qu'au moins tu regrettes sincèrement tout le mal que tu m'as fait. »

Je gémissais et je pleurais en soulageant mon coeur par ces discours. Alors Giton, m'essuyant les yeux avec son manteau : « Voyons, Encolpe, dit-il, j'en appelle à ta mémoire et à ta bonne foi : t'ai-je abandonné ou n'est-ce pas plutôt toi qui t'es trahi ? Pour ma part., j'avoue, et sans balancer, qu'entré deux hommes armés, c'est au plus fort que j'ai été. »

J'embrassai la bouche d'où sortaient ces paroles pleines de sens, puis, me jetant au cou de mon ami, je l'étreignis passionnément pour bien lui montrer que je lui rendais mon coeur et que notre affection renaissante était plus forte et plus solide que jamais.

XCII. OU EUMOLPE TROUVE GITON A SON GOÛT ET NE CRAINT PAS DE LE DIRE

Il était déjà tout à fait nuit, et la femme avait exécuté mes ordres pour le souper, quand Eumolpe frappa à la porte. Je demande : « Combien êtes-vous ? » Et en même. temps je regarde soigneusement par la fente si Ascylte n'était pas avec lui. Voyant que notre hôte était seul, je lui ouvre sur-le-champ.

Il se jette sur un lit et, apercevant Giton qui s'acquittait des soins du ménage, il secoue la tête et s'écrie : « Compliments pour notre Ganymède : il nous faut, ce soir, prendre du bon temps ! » Une entrée en matière. aussi indiscrète me charma médiocrement : j'eus peur d'avoir ouvert ma porte à un nouvel Ascylte. Et le voilà qui insiste ; Giton lui ayant présenté à boire : « Je t'aime mieux, lui déclare-t-il, que tous les mignons du bain ensemble ! » Puis, ayant mis son verre à sec, il nous informe qu'il ne s'est jamais senti la gorge aussi aride.

« Figurez-vous, explique-t-il, qu'au bain je me suis fait presque assommer, parce que j'ai essayé de réciter un de mes poèmes aux gens qui étaient assis autour du bassin. Chassé du bain, comme du théâtre, je vous cherchais dans tous les coins, en criant : « Encolpe ! Encolpe ! » quand, à l'autre bout de l'établissement, un jeune homme tout nu et qui avait perdu ses habits, criant avec une égale force et semblant fort en colère, se mit à vitupérer un nommé. Giton !

« Mais tandis que les valets de bain (09), me traitant de fou, me contrefaisaient avec insolence pour se moquer de moi, l'autre fut bien vite entouré d'une grande foule qui applaudissait discrètement et témoignait une admiration respectueuse.

« Il avait, en effet, un membre d'une telle importance  que c'était l'homme qui semblait n'être que la succursale du braquemard. O le beau travailleur que ce doit être ! S'il entre en fonction aujourd'hui, il doit lui falloir jusqu'à demain pour en finir ! Aussi ne tarda-t-il guère à trouver de l'aide : je ne sais quel chevalier romain, un vieux vicieux à ce qu'on disait, le couvrit de son manteau et l'emmena chez lui, dans le but, je suppose, de se réserver le monopole d'une bonne fortune aussi copieuse. Tandis que moi, l'employé n'aurait pas même voulu me rendre mes habits si je n'avais trouvé un témoin pour dire qu'ils étaient bien à moi ! Tant il est plus avantageux de fourbir les aines que les cerveaux (10). »

Pendant ce discours d'Eumolpe, je changeais sans cesse de visage : les embarras d'un ennemi font notre joie, mais on se désole de tout ce qui lui arrive d'heureux. Toutefois, comme si j'étais étranger à toute cette histoire, je gardai un silence prudent et fis part à Eumolpe du menu. J'avais à peine fini qu'on nous servit ; nourriture, il est vrai, commune, mais savoureuse et substantielle, que notre docteur famélique se mit à dévorer.
Quand il eut le ventre plein, il commença à philosopher, déblatérant contre les imbéciles qui dédaignent ce qui est connu et. commun pour ne priser que les raretés. 

XCIII. OU GITON DONNE A SON GRAND AMI UNE LEÇON DE SAVOIR-VIVRE

« Pour une âme faussée, dit-il, est vil tout ce qu'il est permis d'avoir. Un esprit égaré par l'erreur n'apprécie que ce qui est interdit.
Je n'aime pas, ce que je désire, l'obtenir aussitôt.
La victoire me déplaît où je n'ai qu'à cueillir le laurier.
L'oiseau phasien que nous vend la Colchide
Et te coq africain charment mon palais,
Parce qu'il n'est pas facile d'en trouver : mais l'oie si blanche,
Le canard au plumage si joliment bigarré
Sentent le peuple. Des plus lointains rivages
La sargue (11) attirée et la dorade de la Syrie,
Si sa pèche a coûté un naufrage, seront prisées,
Tandis que le mulet pèsera sur l'estomac
Ainsi l'amante triomphe
De l'épouse, la rose redoute la concurrence du cinname (12).
Tout ce qu'il faut qu'on cherche n'en parait que meilleur.

« Voilà donc, lui dis-je, comment tu tiens ta promesse de ne pas faire un seul vers de ce jour ? De grâce, aie pitié de nous, qui du moins ne t'avons jamais lapidé ! Car si quelqu'un de ceux qui boivent avec nous dans cette auberge flairait ici seulement l'ombre d'un poète, il ameuterait tout le voisinage et, tous les trois sans distinction, nous serions assommés. Songe un peu à nous et souviens-toi de tes mésaventures au musée et au bain ! »

Entendant ces paroles, Giton me gronda, le bon petit coeur, me remontrant que j'agissais mal en m'attaquant à un vieillard. Il me reprocha d'oublier tous mes devoirs de maître de maison et de fermer à notre hôte, par mes, invectives, la table, que, par un mouvement d'amabilité, je lui avais ouverte. Il ajouta mille autres propos pleins de tact et de grâce décente qui me charmèrent par leur accord parfait avec son impeccable beauté.

XCIV. OU ENCOLPE A RECOURS AU SUICIDE GITON AUSSI

« Heureuse, disait de son côté Eumolpe heureuse la mère qui t'a engendré. Hardi, mon jeune ami ! Quand la sagesse se marie à la beauté, c'est, en vérité, un alliage rare. Et pour que tu ne croies pas avoir parlé en vain, tu viens, je te le déclare, de trouver un amoureux. C'est moi qui veux, par mes poèmes, te louer à l'égal de ton mérite ! C'est moi qui, précepteur et gardien, te suivrai partout, même où tu ne voudrais pas ! Au reste, je ne fais aucun tort à Encolpe : il en aime un autre...! »

Le soldat qui m'avait enlevé mon épée, se trouva avoir rendu un fier service à Eumolpe : autrement; la rancune que j'avais contre Ascylte risquait fort de s'assouvir dans le sang du poète. Et Giton ne s'y trompa point.

Il sortit donc sous prétexte de chercher de l'eau et, par cette absence opportune, coupa court à ma colère. 

« Eumolpe, dis-je un peu calmé, je préfère encore entendre vos vers que votre prose quand elle exprime des voeux de cette sorte. Écoutez : je suis colère et vous paillard. Il est à craindre que nos caractères ne parviennent pas à s'accorder. Vous me prenez sans doute pour un fou furieux ? Eh bien ! cédez à ma folie. je m'explique : veuillez décamper, et au plus vite.

Abasourdi par ces déclarations, Eumolpe, sans en demander davantage, passa immédiatement la porte, mais, tirant le battant après lui, et sans que j'aie rien prévu de tel, me renferma prestement à double tour. Après quoi, il court à la recherche de Giton.

Enfermé, je décide d'en finir avec la vie en me pendant ! Déjà dressant mon bois de lit, j'y avais attaché ma ceinture, déjà je passais mon cou dans le noeud, quand, par la porte qui s'ouvre, entre Eumolpe avec Giton qui de la fatale borne me ramènent à la vie. Giton surtout, passant brusquement d'une douleur folle à une rage sauvage, pousse un grand cri et, me bousculant, des deux mains me jette à la renverse sur le lit : « Tu te trompes, cria-t-il, Encolpe, si tu crois qu'il t'est permis de mourir le premier. C'est moi qui ai commencé : chez Ascylte, j'ai cherché une épée... En vain ! Mais si je ne te retrouvais pas, résolu à périr, je me serais jeté dans un précipice. Et pour que tu saches bien que ça ne traîne pas quand on cherche la mort, regarde à ton tour ce que tout à l'heure tu voulais me faire voir. » Ayant dit, il arrache un rasoir au valet d'Eumolpe (13), et, s'en tranchant le cou, de droite, de gauche, le voilà étalé à nos pieds.

Médusé, je pousse un grand cri et, le suivant dans sa chute, je demande au même ustensile un chemin vers la même mort. Mais sur Giton, pas trace de blessure, chez. moi pas la moindre douleur ! car c'était un rasoir innocent, émoussé tout exprès pour donner de l'audace aux apprentis barbiers, qui garnissait la trousse. C'est pourquoi le valet à qui Giton avait pris cette ferraille ne s'était pas ému, et Eumolpe lui-même n'avait pas bougé pour empêcher cette mort de comédie.

XCV. OU LE VIEUX POÈTE EUMOLPE FAIT PREUVE D'UNE FOUGUEUSE INTRÉPIDITÉ

Tandis que cette pièce se joue entre amoureux, l'hôte fait son entrée avec le second service, et nous trouve encore étendus par terre. Contemplant cette salade épouvantable : « Ah çà ! dit-il, qu'est-ce que vous êtes : des pochards ou des rôdeurs, ou tous les deux ? Qui est-ce qui a mis ce lit debout ? Et que signifient tous vos chichis ? Par Hercule ! pour ne pas payer ma chambre, vous allez vous défiler pendant la nuit ! Il n'y a rien de fait ; ça ne se passera pas comme ça. Cette maison est isolée. Mais je vais vous faire voir tout à l'heure qu'elle n'appartient pas à une pauvre veuve sans défense, mais à Marcus Manicus.

Eumolpe s'écrie : « Alors, tu nous menaces ? » Et, sans attendre la réponse, il lui allonge une gifle à tour de bras. L'hôte, éméché par les trop nombreux verres bus avec ses clients, lance à la tête d'Eumolpe une cruche en terre, lui fend le front, et file.

Eumolpe hurle, puis, impatient de venger cet outrage, se saisit d'un grand chandelier de bois, se met aux trousses du fuyard et venge son crâne fêlé en l'en frappant à tour de bras. Toute la maisonnée accourt, escortée d'une phalange de clients saouls. Quant à moi, j'avais trouvé ma vengeance : je tire la porte derrière Eumolpe, lui rendant ainsi la monnaie de sa pièce et m'assurant, sans rival importun, la jouissance et de la chambre et des plaisirs de la nuit.

Cependant, toute la séquelle des marmitons et des locataires tombe sur le malheureux : l'un, avec une broche encore chargée de viandes fumantes, esquisse une attaque contre ses yeux ; l'autre, avec un croc emprunté au garde-manger, prend ses dispositions pour la bataille ; mais surtout une vieille chassieuse, ceinte d'un torchon horriblement sale et chaussée de sabots dépareillés, arrive en traînant par la chaîne un dogue d'une taille effrayante et se met à l'exciter contre Eumolpe. Ce dernier se tirait de tous ces périls à grand renfort de coups de chandelier.

XCVI. OU EUMOLPE, TRAHI PAR SES AMIS, EST SAUVÉ PAR UN GÉRANT AMATEUR DE BELLES-LETTRES

Nous voyions tout par le trou dans la porte qu'Eumolpe avait fait tout à l'heure en arrachant la poignée. J'applaudissais aux coups qu'il recevait. Mais Giton, toujours compatissant, était d'avis d'ouvrir et de nous porter au secours de notre compagnon en péril. Ma colère n'était pas calmée et je ne pus retenir ma main ; je gratifiai le petit malheureux d'un coup de poing, bien serré et pointu, sur la tête. Il s'assit en pleurant sur le lit.

Quant à moi, j'appliquai au trou de la porte tantôt un oeil, tantôt l'autre ; je me réjouissais de la mésaventure de mon commensal, je m'en repaissais, quand survint Bargate, le gérant de l'immeuble (14). Il avait quitté son souper et s'était fait transporter en litière sur le champ de bataille, car il avait les pieds malades.

D'une voix rageuse et dure, il pérorait longuement contre les arsouilles et les vagabonds, quand, apercevant Eumolpe : « O le plus exquis de nos poètes, s'écria-t-il, vous étiez donc là ? Et tous ces coquins d'esclaves ne s'enfuient pas au plus vite ! Et ils osent lever la main sur vous ? Puis, lui parlant à l'oreille : « Ma maîtresse, lui dit-il plus bas, me la fait à la pose. Si vous êtes mon ami, faites donc une bonne satire sur elle pour la dresser un peu. »

XCVII. RENTRÉE D'ASCYLTE FLANQUÉ D'UN CRIEUR PUBLIC ET D'UN SERGENT DE VILLE

Tandis qu'Eumolpe était en conférence secrète avec Bargate, entre dans le cabaret un crieur public suivi d'un sergent de ville (15) et d'un tas de badauds ; secouant une torche qui répandait plus de fumée que de lumière, il lut cette annonce :
Un jeune homme a été perdu aux bains ; 16 ans envi-ron, cheveux frisés, délicat, d'extérieur agréable. Mille écus de récompense à qui le ramènera ou mettra sur ses traces.

Non loin du crieur se tenait Ascylte, vêtu d'une robe bigarrée (16), portant dans un plat d'argent la récompense promise.

J'ordonnai à Giton de se fourrer bien vite sous le lit et d'entortiller ses pieds et ses mains aux sangles qui supportaient le matelas : tel jadis Ulysse accroché sous le ventre du bélier, tel mon jeune ami, étendu sous le grabat, pourrait échapper aux mains de nos persécuteurs. Giton ne se le fit pas répéter deux fois : en un clin d'oeil il passa si bien les mains dans les sangles qu'Ulysse aurait dû s'avouer vaincu. Quant à moi, pour écarter tout soupçon, j'étendis mes vêtements sur le lit, et, couchant, j'y imprimai la forme d'un homme de ma taille.

Cependant Ascylte, après avoir exploré toutes les chambres avec l'huissier du crieur, arriva devant ma porte. Il conçut d'autant plus d'espoir qu'il la trouva plus soigneusement verrouillée. Mais Je valet du crieur, en insinuant sa hache dans la fente, fit sauter les serrures. Je me jetai aux genoux d'Ascylte ; et par le souvenir de notre amitié et des misères supportées en commun, je le suppliai de me laisser voir seulement une dernière fois mon petit ami. Bien plus, pour que mes feintes prières soient prises au sérieux : « Je sais, Ascylte, m'écriai-je, que tu es venu ici pour me tuer ; pourquoi, sans cela, ces haches ? Satisfais donc ta colère je tends la tête ; verse ce sang que, sous prétexte de poursuites en justice, tu n'aspires qu'à répandre. »
Ascylte repousse ce soupçon et proteste qu'il n'a d'autre but que de rattraper son fugitif, qu'il ne demande la mort de personne, encore moins d'un suppliant, et encore bien moins de celui que, même après cette fatale altercation, il tenait encore pour son ami le plus cher.

XCVIII. OU EUMOLPE DÉDAIGNE, MAGNANIME, UNE SUPERBE OCCASION DE SE VENGER

Mais le valet de ville agissait moins mollement : ayant pris une canne au mastroquet, il fouillait tous les coins et recoins de la muraille. Giton évitait les coups et, retenant sa respiration tant qu'il pouvait, touchait de son nez les punaises du matelas. Eux sortis, Eumolpe entre aussitôt, car la porte brisée de la chambre n'arrêtait plus personne, et, s'écrie en se frottant les mains : « J'ai gagné mille écus ! Je vais courir après le crieur et, par une trahison que tu n'as pas volée, lui révéler que Giton est entre tes mains. »

Je me jette à ses pieds, le suppliant de ne pas achever des malheureux déjà à moitié morts. Il reste inexorable. « Vous auriez raison, lui dis-je alors, de provoquer cet esclandre si seulement vous pouviez montrer celui que vous prétendez livrer. Mais le petit a profité du désordre pour fuir et je ne sais pas moi-même où il est passé. Je vous en supplie, Eumolpe, retrouvez-le, quand même ce serait pour le rendre à Ascylte. »

Il commençait à me croire quand Giton, ne pouvant plus retenir son souffle, éternua par trois fois de telle sorte que tout le lit en fut ébranlé. Eumolpe se retourne : « A tes souhaits, Giton ! » s'écrie-t-il et, soulevant le matelas, il découvre un Ulysse tellement mal en point qu'un Cyclope, même mourant de faim, l'eût épargné. Puis se tournant vers moi : « Ah, c'est ainsi, brigand ! Pris la main dans le sac, tu avais l'audace de nier l'évidence. Et pourtant, s'il n'était pas un dieu, arbitre des choses humaines, dont la justice a arraché cet éternuement révélateur au petit, dupe de tes belles paroles, je serais à courir tous les cabarets pour le trouver. »

Mais Giton, beaucoup plus insinuant que moi, commença par panser avec des toiles d'araignée trempées dans l'huile la blessure qu'Eumolpe s'était faite à la tête, lui ôta sa robe déchirée qu'il remplaça par son propre mantelet et, le sentant déjà un peu radouci, en guise de calmant, l'accabla de ses baisers. « Nous voilà, lui dit-il, bon père chéri, sous ta sauvegarde. Si tu aimes un peu ton petit Giton, commence par le sauver. Plût au Ciel que le feu ennemi me consumât tout seul ! Plût au Ciel que la mer en furie m'engloutit ! Car c'est moi qui suis l'unique sujet, la seule cause de tous vos affreux démêlés. Si je meurs, voilà les ennemis réconciliés ! »

Eumolpe, touché de mes maux et de ceux de Giton, mais surtout gardant le souvenir de ses gentillesses, finit par nous dire : « Vous n'êtes que des imbéciles ; avec tout le mérite que vous avez, vous pourriez être heureux, au lieu que vous battez la dèche et que vous passez votre temps à vous créer vous-mêmes à vous-mêmes, chaque jour, de nouveaux soucis et de nouveaux tourments.

XCIX, OU EUMOLPE, APRÈS UNE PROFESSION DE FOI ÉPICURIENNE, PARDONNE A ENCOLPE 

« Pour moi, toujours et partout, j'ai vécu chaque jour comme si le soleil qui se lève était le dernier dont j'aie à jouir : j'ai donc vécu tranquille. Si vous voulez m'imiter, écartez tout ceci. Cet Ascylte vous poursuit. Fuyez-le. Je suis sur le point de partir pour un pays lointain, suivez-moi. Je m'embarquerai comme passager sur un navire qui partira sans doute la nuit prochaine ; j'y suis parfaitement connu et nous y serons reçus par faveur. »

Le conseil me parut sage et utile : il m'arrachait aux persécutions d'Ascylte ; il me promettait une vie plus heureuse. Vaincu par la générosité d'Eumolpe, j'étais navré de l'avoir mal jugé et maltraité, et je me repentais amèrement de cette maudite jalousie, cause de tant de maux. Tout en larmes, je le suppliai de me rendre son amitié : « Celui qui aime, lui dis-je, n'est pas maître de cette furieuse passion, mais je ferai tous mes efforts pour ne rien dire et ne rien faire désormais qui puisse vous déplaire. Bannissez donc, en vrai maître ès lettres, tous ces mauvais souvenirs comme une lèpre disparue sans laisser de cicatrices. La neige tient plus longtemps dans les terrains incultes et raboteux, mais sur le sol ameubli qu'a dompté la charrue, elle fond en un clin d'oeil comme une gelée blanche. Telle la colère dans les coeurs : elle obsède un esprit grossier, elle effleure à peine une âme cultivée. »
Pour ne pas te contredire, dit Eumolpe, c'est en t'embrassant que je clos l'incident. Et maintenant, pour que tout marche bien, faites vos paquets et suivez-moi, ou, si vous préférez, marchez devant. »

Il parlait encore quand, ouvrant la porte avec fracas, un marin à la barbe hirsute parut sur le seuil. « Vous tardez, dit-il, Eumolpe, comme si vous ne saviez pas que ça presse. »

Aussitôt nous nous levons tous. Eumolpe, réveillant son valet, qui dormait depuis. longtemps, lui ordonne de partir avec nos bagages. Quant à Giton et moi, nous faisons un paquet de tout ce qui nous reste, et, après avoir adoré les astres protecteurs de la navigation (17), nous montons sur le navire.

C. OU ENCOLPE ET GITON FONT UNE FÂCHEUSE RENCONTRE

Nous choisîmes une place écartée près de la chambre de poupe, et comme le jour n'était pas encore levé, Eumolpe s'endormit. Mais ni Giton, ni moi, ne pûmes goûter un instant de sommeil. Soucieux, je réfléchissais que je venais d'admettre dans mon intimité Eumolpe, rival bien plus dangereux qu'Ascylte, et cela me tourmentait fort. C'est par la raison que je surmontai mon chagrin : « Il t'est pénible, me disais-je, que cet enfant plaise à un autre (18). Mais dans ce que la nature a créé de meilleur, qu'y a-t-il qui ne soit commun à tous ? Le soleil luit pour tous. La lune, avec son cortège innombrable d'étoiles, guide la bête sauvage elle-même cherchant pâture. Que peut-on trouver de plus beau que les eaux ? Cependant elles coulent pour tout le monde. Et l'amour seul serait une propriété dont on ne pourrait s'emparer sans vol au lieu d'un don gratuit de la nature !

« Et pourtant, nous n'apprécions un bien que si les autres nous l'envient... Un seul rival, et vieux par-dessus la marché, ce n'est pas bien grave. Même s'il tente de faire quelque chose, il perdra haleine avant d'arriver au but de ses désirs. » Devant l'invraisemblance d'une telle tentative, mes appréhensions se calmèrent et, me couvrant la tête de mon manteau, je fis semblant de dormir.

Mais, tout-à-coup, comme si la Fortune avait à coeur de venir à bout de ma constance, j'entendis, dans la chambre de poupe, une voix qui se plaignait : « C'est donc ainsi qu'il m'a trompé, ce perfide ! » Ce timbre masculin, déjà familier à mon oreille, me fit tressaillir d'épouvante. Une voix de femme où l'on sentait la même indignation répondit avec emportement : « Si quelque dieu bienveillant faisait tomber ce Giton sous ma patte, il verrait comme je le recevrais ! »

Ces sons familiers, mais inattendus, nous glacèrent à tous deux le sang dans les veines. Pour moi, comme obsédé par un épouvantable cauchemar, je restai longtemps sans parole. Enfin, d'une main tremblante, je tirai Eumolpe, déjà endormi, par le pan de son habit : « Je vous en prie, mon père, à qui est donc ce navire ? ou quels passagers porte-t-il ? Pourriez-vous me le dire ? » Réveillé brusquement, il le prit de travers : « C'était bien la peine, s'écria-t-il, que tu nous cherches tout à l'heure la place la plus tranquille sur le pont, pour nous empêcher ensuite de dormir ! Tu seras bien avancé quand je t'aurai dit que le patron de ce vaisseau est Lycas de Tarente, qui conduit dans cette ville une voyageuse nommée Tryphène. »

CI. OU LES TROIS AMIS DÉLIBÈRENT

Je restai abasourdi de ce coup de foudre. J'en tremblais positivement et, tendant la gorge comme une victime : « Cette fois, Fortune, m'écriai-je, tu m'as vaincu ! » Quant à Giton, tombant dans mes bras, il s'évanouit. Une abondante sueur nous remit un peu d'aplomb. Alors je me jetai aux genoux d'Eumolpe : « Aie pitié, lui-dis-je, de mourants : au nom de nos communes amours, de cet enfant, aide-nous à en finir. La mort approche qui, si tu n'y mets pas obstacle, sera accueillie par nous comme un bienfait. »

Interloqué par tant de violence, Eumolpe commence par jurer ses grands dieux qu'il ne sait pas ce qui se passe et que, pour sa part, il ne nous a tendu aucun piège : « C'est en toute simplicité et en toute bonne foi, dit-il, que je vous ai conduits sur ce navire, où j'avais retenu ma place depuis longtemps. Quelles embûches pouvez-vous bien craindre et quel peut être ce nouvel Annibal qui navigue avec nous ? Lycas de Tarente, homme fort honorable, à la fois capitaine et propriétaire de ce navire, possesseur également de quelques terres, et qui conduit à Tarente une cargaison d'esclaves destinés à la vente. Voilà le Cyclope, voilà l'affreux pirate auquel nous devons notre passage. Et avec lui voyage Tryphène, la plus belle des femmes, qui court le monde pour son plaisir. Ce sont précisément, répondit Giton, les gens que nous fuyons. » Et aussitôt il expose à Eumolpe, fort perplexe, pourquoi ils nous détestent et quel péril nous menace.

Ne sachant qu'en penser et fort agité lui-même, le poète opine pour que chacun expose son avis (19) : « Supposez, dit-il, que nous voilà dans l'antre de Polyphème. Il faut chercher une porte de sortie, à moins que nous ne préférions nous jeter à la mer, ce qui nous délivrerait de tout souci. - Non, dit Giton, persuadez au pilote, moyennant finances, bien entendu, qu'il relâche dans quelque port ; affirmez-lui que votre frère, qui ne peut supporter la mer, est à toute extrémité. Il vous sera facile de colorer ce mensonge par vos larmes et par le trouble de votre visage : ainsi, ému de pitié, il se laissera fléchir. - Ce n'est pas possible, répondit Eumolpe : d'abord les grands navires ont de la peine à entrer dans les ports et, du reste, il est invraisemblable que la santé se perde en si peu de temps. Songez enfin que peut-être Lycas, par politesse, demandera à voir le malade. Penses-tu que ce soit un bien bon calcul d'attirer nous-mêmes ce capitaine que vous fuyez ? Mais suppose que le navire puisse s'écarter de sa route et que Lycas ne vienne pas tourner autour du lit des malades, comment pourrons-nous sortir du navire sans nous montrer aux yeux de tous ? Passerons-nous la tête couverte ou nue ? Si nous nous couvrons (20), qui donc ne voudra serrer la main à des malades ? Et rester tête nue, qu'est-ce autre chose que de courir nous-mêmes à notre perte ?

CII. SUITE DE LA DÉLIBÉRATION

« C'est donc l'audace, m'écriai-je à mon tour, qui reste notre seul refuge : descendons dans la barque en nous laissant glisser le long du câble, coupons-le, et, pour le reste, confions-nous à la fortune. Quant à Eumolpe, je n'entends pas l'associer à nos périls. A quoi bon entraîner un innocent dans des dangers où il n'a rien à faire. Trop content, si le hasard favorise notre fuite. - Cet avis, répondit Eumolpe, serait plein de prudence s'il avait la moindre chance d'aboutir. Croyez-vous filer sans qu'on s'en aperçoive? Et, en tout cas, comment échapper au pilote qui, toujours en éveil, épie la nuit les mouvements des astres eux-mêmes ? En admettant même qu'il s'endorme, ii faudrait au moins fuir par un autre côté que celui où il se tient : or c'est par la poupe, à côté même du gouvernail, qu'il nous faut descendre, puisque c'est là qu'est attaché le câble qui retient la barque. Du reste, et je m'étonne, Encolpe, que tu n'y aies pas songé, il y a un matelot qui, jour et nuit, est perpétuellement de garde dans la barque ; il n'y a que deux moyens de s'en débarrasser : ou le tuer, ou le jeter à l'eau de vive force. Cela vous paraît-il possible ? Interrogez votre courage. Car, en ce qui concerne ma collaboration, je ne reculerai devant aucun péril, à condition qu'il apporte quelque espérance de salut. Et je ne pense pas que vous non plus vous teniez à perdre la vie de gaîté de coeur ? « Voyez donc si ceci ne vous conviendrait pas je vais vous mettre dans deux des peaux. Bien ficelés parmi mes vêtements, entre des courroies, je vous ferai passer pour des bagages. Je ne laisserai qu'une petite fente par où vous pourrez respirer et prendre quelque nourriture. Je déclarerai ensuite que pendant la nuit mes deux esclaves, redoutant un châtiment encore plus dur, se sont jetés à la mer. Et quand nous serons dans un port, je vous ferai débarquer comme des bagages sans que personne soupçonne rien. - Très bien, dis-je, vous voulez donc nous attacher comme des souches que leur ventre ne gêne jamais, et qui n'éprouvent jamais le besoin d'éternuer ni de ronfler. Est-ce parce qu'une ruse de ce genre m'a réussi déjà une fois ? Mais supposez que nous puissions rester ainsi liés un jour entier. Si le calme ou les vents contraires nous retiennent en mer, qu'allons-nous devenir ? Même les habits trop longtemps en paquets finissent par être rongés par la moisissure ; les papiers mis en liasse changent eux aussi de forme. Comment deux jeunes gens, peu faits à ce genre de fatigue, vont-ils supporter de rester immobiles comme des statues dans des langes et des liens ?
« Il faut donc chercher notre salut dans une autre voie. Voici ce que je viens de trouver. Réfléchissez-y. Eumolpe, en sa qualité de lettré, a toujours de l'encre avec lui. Servons-nous-en pour changer de couleur des pieds à la tête. Passant pour des esclaves éthiopiens, nous serons à vos ordres, trop heureux d'éviter ainsi le châtiment qui nous menace, et, par ce changement de couleur, nous échapperons à nos ennemis. - Et pourquoi pas nous circoncire, dit Giton, afin que nous passions pour juifs, ou nous couper les oreilles pour ressembler à des Arabes, ou nous barbouiller la face de craie dans l'espoir que la Gaule nous considérera comme ses enfants. (21) ? Comme s'il suffisait de changer la couleur pour changer la figure ; comme s'il ne fallait pas, pour que le mensonge tienne debout, que tout soit d'accord. Admettons que la drogue dont nous teindrons notre figure dure assez longtemps ; supposons qu'aucune goutte d'eau ne viendra faire tache sur notre corps, que nos habits n'absorberont point d'encre, ce qui arrive fréquemment, même quand on n'y met pas de gomme (22), pourrons-nous nous faire des lèvres hideusement gonflées, passer nos cheveux au fer à friser, nous tatouer le visage, nous courber les jambes en cerceau, marcher sur les talons, avoir une barbe à leur mode ? Cette couleur artificielle salit le corps sans le changer. Écoutez plutôt ce que m'inspire le désespoir : attachons nos robes autour de nos têtes et jetons-nous dans la mer.

CIII. FIN DE LA DÉLIBÉRATION : ENCOLPE ET GITON ENTIÈREMENT RASÉS

« J'en appelle aux dieux et aux hommes, s'écria Eumolpe, votre vie ne finira pas si vilainement. Faites plutôt ce que vais vous dire : mon domestique, comme vous l'avez pu voir par son rasoir, est barbier de son métier ; il va vous raser complètement non seulement la tête, mais aussi les sourcils (23). Je passerai derrière lui pour marquer adroitement vos fronts d'une inscription pour vous être enfuis. Ces stigmates détourneront les soupçons de ceux qui vous cherchent et déguiseront votre physionomie sous un voile d'infamie.

L'avis nous parut bon et nous le mîmes immédiatement à exécution. Nous nous approchons donc sans bruit du bord du vaisseau et nous livrons notre tête au barbier, ainsi que nos sourcils. Puis Eumolpe nous garnit le front de lettres énormes, et, d'une main généreuse, nous trace sur toute la figure la marque des fugitifs.

Mais un des voyageurs qui, penché sur le flanc du navire, soulageait son estomac barbouillé par le mal de mer, aperçut au clair de lune notre barbier vaquant à ses fonctions à cette heure indue. Il maudit ce funeste présage, car ce n'est qu'à la dernière extrémité que les marins font voeu de sacrifier leur chevelure, puis retourna se jeter sur son lit. Nous fîmes semblant de ne pas entendre ses invectives : ressaisis par notre tristesse et observant un silence prudent, nous passâmes le reste de la nuit dans un sommeil agité.

Le lendemain, dès qu'Eumolpe sut Tryphène debout, il entra dans la chambre de Lycas. Il fut question d'abord de l'heureux voyage que promettait un si beau temps. Puis Lycas se tournant vers Tryphène, lui dit :

CIV. LA VENGEANCE DE PRIAPE : LE SONGE RÉVÉLATEUR 

« Priape (24) m'est apparu pendant mon sommeil et m'a dit : « Cet Encolpe que tu cherches, sache que je l'ai conduit moi-même sur ton navire. » Tryphène se récria : « C'est à croire que nous aurions couché ensemble. Car, à moi aussi, cette statue de Neptune que j'avais remarquée sous le péristyle du temple de Baïes m'est apparue et m'a dit : « C'est sur le navire de Lycas que tu retrouveras Giton. » - Ainsi vous saurez, répliqua Eumolpe, quel grand homme était cet Épicure qui, par des arguments si séduisants, a montré la vanité de toutes ces sottises. Ces songes qui se jouent de notre intelligence, leurs fantômes insaisissables ne viennent pas des sanctuaires des dieux, de l'éther, demeure des bienheureux :

Chacun se les crée à lui-même. Car, lorsque le sommeil nous couche,
Que la fatigue paralyse nos membres, notre esprit joue sans contre-poids :
Tout ce que nous a montré la lumière du jour reparaît dans la nuit. Celui qui abat
Les citadelles par la guerre et déchaîne les flammes sur les villes infortunées
Ne voit qu'armes, troupes en déroute, et funérailles de rois,
Et plaines qu'inonde le sang, coulant à flots.
Ceux qui font métier de plaider ne restent que code, place publique
Et tremblent devant le tribunat qu'évoque leur imagination,
L'avare enfouit ses richesses et, en creusant, trouve un nouveau trésor.
Le chasseur bat les buis avec ses chiens. Le marin qui se voit périr
Arrache aux ondes son navire en perdition ou s'y accroche désespéré.
La courtisane écrit à son amant. La femme infidèle donne de l'argent au sien.
Et le chien, en dormant, abuse sur la piste du lièvre.
Pendant le temps du sommeil, les malheureux souffrent encore de leurs blessures.

Cependant Lycas, après avoir fait le nécessaire pour expliquer le songe de Tryphène : « Qui nous empêche, dit-il, de visiter le navire, pour ne pas sembler faire fi des avertissements du ciel ? »Là-dessus, celui qui avait surpris nos manoeuvres nocturnes, un certain Hésus, arrive et s'écrie : « Quels sont donc ces individus qui se faisaient raser cette nuit au clair de la lune ? C'est, par Hercule, d'un bien fâcheux exemple. On m'a toujours dit que sur un navire il n'était permis à personne de se couper les ongles ni les cheveux, sauf quand les vents agitent les vagues. »

CV. ENCOLPE ET GITON DÉCOUVERTS PAR LEURS ENNEMIS

Profondément troublé par ces paroles, Lycas se mit en colère. « Ainsi, dit-il, quelqu'un s'est coupé les cheveux sur ce navire, et cela en pleine nuit ? Qu'on amène ici même les coupables, au plus vite, afin que je sache par quel sang je dois purifier ce navire. - C'est par mon ordre que cela s'est fait, dit Eumolpe : devant faire route avec eux, j'ai voulu m'assurer des auspices favorables. Tous deux coupables, ils portaient en punition de longues chevelures malpropres ; pour ne pas paraître faire de ce navire une prison, j'ai fait nettoyer ces deux misérables : ainsi, du reste, les lettres dont ils sont marqués n'étant plus cachées par leurs cheveux, tout le monde pourra les lire. Entre autres fredaines, ils mangeaient chez leur amie commune mon bon argent : c'est là que je les ai pincés, la nuit dernière, encore tout saturés de vin et de parfums. Bref, ils fleurent encore les débris de mon patrimoine.

En suite de ce discours, pour apaiser la divinité tutélaire du navire (25), Lycas nous condamna chacun à quatre-vingts coups de garcette. Et cela ne traîna pas : les matelots, furieux, se ruent sur nous avec des cordes et se mettent en devoir d'apaiser, par notre sang vil, leur divinité tutélaire. Pour moi, je digérai les trois premiers coups avec une grandeur d'âme toute spartiate ; mais Giton, dès le premier, se mit à crier de telle sorte que Tryphène eut les oreilles remplies de ces accents d'une voix bien connue. Non seulement elle en fut tout émue, mais toutes ses servantes aussi, attirées par ces sons familiers, volent au secours du martyr. Déjà l'admirable beauté de Giton avait désarmé les matelots que, sans parler, il suppliait du regard, quand les femmes s'écrièrent en choeur : « C'est Giton, c'est Giton Arrêtez-vous, barbares ; c'est Giton, madame, secourez-le ! » Tryphène prête à ces cris une oreille docile et, du reste, convaincue d'avance, vole à la hâte vers l'enfant.

Lycas m'avait très bien reconnu, comme si lui aussi avait entendu ma voix. Il accourt à son tour : il ne regarda ni mes mains ni ma figure, mais sa vue se fixa immédiatement sur mon braquemart que, de sa main officieuse, il soupesa, et aussitôt : « Bonjour, dit-il, Encolpe ! » Et l'on s'étonnera que la nourrice d'Ulysse ait trouvé à vingt ans de distance la cicatrice signe de sa noble origine, alors que cet habile homme, sans se laisser dérouter par mon déguisement, alla, avec tant de perspicacité, tout droit au signalement authentique de son fugitif.

Tryphène versait des torrents de larmes, s'apitoyait sur notre sort : elle croyait, en effet, que les marques imprimées sur nos fronts étaient vraies, et elle se mit à nous demander tout bas dans quelle prison nous avions été jetés comme vagabonds et quel bourreau avait été assez cruels pour nous infliger ce supplice. « Vous méritez bien un châtiment, dit-elle, vous qui m'avez fui, dédaignant les bienfaits dont vous comblait mon amour. » 

CVI. ENCOLPE ET GITON VONT-ILS ENFIN EXPIER LEURS FORFAITS

Transporté de tolère, Lycas éclata : « Pauvre femme, dit-il, comment pouvez-vous être assez simple pour croire ces lettres marquées au fer chaud ! Plût au Ciel que les marques qui souillent leurs fronts fussent véritables. Ce serait pour nous une suprême consolation. Mais on cherche encore à nous tromper par toute cette comédie, et cette inscription postiche n'est qu'un nouveau moyen de se moquer de nous. »
Tryphène inclinait vers l'indulgence, toute heureuse de n'avoir pas perdu tout à fait le dispensateur de ses plaisirs, mais Lycas se souvenait que je l'avais fait cocu et n'avait pas encore digéré toutes les injures qu'il lui avait fallu subir sous le portique d'Hercule. Aussi, le visage tout enflammé, s'écriait-il : « Ne le voyez-vous pas, Tryphène, voici la preuve que les dieux immortels se mêlent des choses humaines ; ce sont eux qui, sans qu'ils s'en doutent, ont conduit ces deux scélérats sur notre navire et qui, en nous envoyant deux songes semblables, nous ont avertis de ce qu'ils avaient fait. Maintenant, voyez s'il nous est permis de pardonner à des coupables que la divinité elle-même nous envoie pour être punis. Pour ma part, je ne suis pas cruel, mais je craindrais, en n'infligeant pas le châtiment, de l'attirer sur moi. »

Ce discours superstitieux changea les dispositions de Tryphène : elle déclara ne pas s'opposer à notre supplice et même souscrire de grand coeur à une si juste vengeance. Elle dit à Lycas qu'elle n'avait pas subi de moindres outrages que lui, elle dont la dignité, l'honneur avaient été jetés en pâture à la populace.

Lycas, voyant Tryphène d'accord avec lui pour se venger, donna des ordres pour nous infliger de nouveaux supplices. Dès qu'Eumolpe le comprit, il tâcha de les adoucir par ces paroles :

CVII. PLAIDOYER D'EUMOLPE EN FAVEUR DE SES DEUX AMIS (26)

« Ces malheureux, dont la perte assurera votre vengeance, implorent, ô Lycas, votre clémence et m'ont choisi, comme ne vous étant pas inconnu, pour remplir cet offre. Ils m'ont prié de les réconcilier avec d'anciens amis.

« Ne croyez pas que c'est le hasard seul qui a conduit ces jeunes gens dans vos parages : le premier soin de tout passager, c'est de savoir aux soins de qui il confie son existence. Laissez fléchir votre colère que doit adoucir la satisfaction reçue, et souffrez que des hommes libres se rendent sans dommage où ils veulent aller.

« Un maître cruel et implacable lui-même oublie sa cruauté dès que le repentir a ramené l'esclave fugitif. Épargnons aussi un ennemi qui se rend à merci. Que demandez-vous, que voulez-vous de plus ? Vous avez devant vous deux suppliants : des jeunes gens aimables, bien nés, et, ce qui a encore plus d'importance, ayant vécu jadis dans votre intimité.

« Certes, s'ils avaient subtilisé votre argent, si par une trahison ils avaient abusé de votre confiance, vous auriez de quoi déjà vous rassasier de vengeance avec la peine qui leur a été infligée : vous les voyez sur leurs fronts, ces marques de servitude ; nés libres, ils se sont volontairement infligé ces stigmates qui les mettent désormais hors la loi. »

Lycas interrompit ce plaidoyer : « Ne confondons pas les questions, dit-il, et jugeons-les chacune à sa juste mesure. En premier lieu, s'ils sont venus volontairement à mon bord, pourquoi donc se sont-ils dépouillés de leurs chevelures ? Quiconque déguise ses traits se prépare à tromper, non à faire amende honorable.

« Ensuite si, par vos bons offices, ils cherchaient à rentrer en grâce, pourquoi faisiez-vous tout pour cacher ceux dont vous aviez pris la défense ? D'où il résulte que c'est par hasard que ces deux scélérats sont tombés dans nos filets et que vous avez alors cherché comment les soustraire aux transports de notre ressentiment. Pour nous intimider, vous les proclamez libres et de bonne famille. Prenez garde que cet argument dans lequel vous placez votre confiance ne se retourne contre vous.

« Et que doivent faire ceux qui ont été trompés quand ce sont les coupables eux-mêmes qui réclament un châtiment ?

« Mais, dites-vous, ils ont été nos amis. Ils n'en méritent que de pires supplices. Car celui qui fait du tort à des inconnus commet un crime ; celui qui trompe ses amis ne vaut guère mieux qu'un parricide. »

Eumolpe rétorqua une argumentation si excessive « Je le vois bien, dit-il, ce qui fait le plus de tort à ces malheureux jeunes gens, c'est de s'être coupé les cheveux pendant la nuit. Vous en concluez qu'ils sont tombés ici par hasard et qu'ils n'y sont pas venus volontairement. Je voudrais que la vérité parvienne aussi clairement à vos oreilles que, dans la réalité, les choses se sont passées simplement. Ils voulaient, avant de s'embarquer, décharger leurs têtes d'un poids gênant et superflu, mais le vent, en se levant trop tôt, ne leur laissa pas le temps de s'acquitter de ce soin. Ils ignoraient complètement qu'il y eût quelque importance à entreprendre ici ou là ce qu'ils avaient décidé de faire : ils ne connaissaient en effet ni ce présage, ni les lois de la navigation. »

- Qu'avaient-ils besoin, répondit Lycas, de se raser comme des suppliants ? A moins que, peut-être, étant chauve on ne soit plus digne de compassion ? Mais à quoi bon perdre mon temps à chercher la vérité par intermédiaire. Qu'as-tu à dire, brigand ? Quelle salamandre (27) t'a fait tomber les sourcils ? A quel dieu as-tu voué ta chevelure ? Mais réponds-moi donc, poison ! »

CVIII. BATAILLE 

Je me taisais, glacé par la crainte du supplice et, en présence de l'évidence, je ne trouvais rien à dire. Tout troublé et confus de ma laideur, il me semblait qu'avec mon crâne indécemment nu et mes sourcils aussi absents que les cheveux je ne pouvais rien faire et rien dire que de ridicule.
Mais quand on passa une éponge sur mon visage baigné de larmes et que l'encre délayée me couvrit toute la figure, confondant tous les traits tracés sur ma face en un même nuage de suie, ma colère se changea en fureur.

Cependant, Eumolpe déclare qu'il ne permettra à personne d'humilier, contre tout droit, deux hommes libres, et il repousse les menaces de nos persécuteurs non seulement de la voix mais du geste. Son valet lui prête main-forte, ainsi qu'un ou deux passagers, mais qui, dans leur faiblesse, nous apportaient plutôt un réconfort qu'une aide véritable dans cette querelle. Pour moi, dédaignant de me défendre, je menaçais de mes ongles les yeux de Tryphène, déclarant à haute et intelligible voix que j'allais faire usage de ma force si cette garce, qui seule sur ce navire méritait une correction, ne laissait pas Giton tranquille.

Mon audace eut le don de redoubler la fureur de Lycas, indigné que j'oublie ma propre défense pour ne s'occuper que de celle d'un autre. Tryphène fut non moins vexée par mes outrages. Son exaspération divise en deux camps toute la foule qui encombre le pont : d'un côté, le barbier d'Eumolpe, armé lui-même d'un rasoir, nous distribue ses autres outils ; de l'autre, les esclaves de Tryphène retroussent leurs manches. Rien ne manque à ce branle-bas, pas même les cris des servantes de Tryphène.

Seul le pilote déclare qu'il va abandonner la direction du navire, à moins que ne cesse cette folie soulevée par la rage de quelques vauriens. Son intervention n'arrive pas à calmer la fureur des gens qui luttaient les uns pour leur vengeance, les autres pour leur vie ; de part et d'autre, de nombreux combattants tombent à demi morts ; plus nombreux encore sont ceux qui, couverts de sang et de blessures, se retirent, comme on dit, du combat, sans que, des deux côtés, la fureur diminue.

Alors Giton, intrépide, approche le rasoir de son membre viril, menaçant de couper la cause de tant de maux. Aussitôt Tryphène s'élève contre un si grand crime et avoue qu'elle fait grâce. Quant à moi, j'avais plusieurs fois porté le rasoir à ma gorge sans avoir, du reste, plus envie de me tuer que Giton de faire ce qu'il disait. Cependant il jouait son rôle plus hardiment que moi, sachant avoir en main ce rasoir avec lequel il s'était déjà coupé la gorge.
Les deux armées étaient toujours en présence et paraissaient ne pas devoir s'en tenir à une guerre d'escarmouches, quand le pilote obtint à grand'peine que, faisant office de héraut, Tryphène négocie une trêve. Ayant donné sa parole et reçu la nôtre, suivant l'antique usage, elle avance. pour parlementer avec nous, en nous présentant un rameau d'olivier (28) emprunté à la divinité tutélaire du navire et s'écrie

Quelle fureur a remplacé la paix par le choc des armes ?
Quel est le crime de mes mains ? Le Troyen ennemi
N'entraîne pas, sur ce vaisseau, l'épouse de l'Atride trompé,
Médée, dans sa fureur, ne se sert pas du sang de son frère pour retarder la poursuite de son père
Non, ce sont là les effets d'un amour dédaigné. Hélas ! ma mort.
Au milieu de ces flots, qui donc de vous la réclame les armes à la main ?
A qui une seule mort ne suffit-elle pas ? Ne soyez pas plus cruels que la mer.
Et à ses flots déchaînés n'ajoutez pas encore des flots de sang.

CIX. TRAITÉ DE PAIX : CLAUSES

Ce discours, que Tryphène prononça d'une voix tremblante d'émotion, suspendit les hostilités, et les deux troupes, ramenées à des sentiments plus pacifiques, acceptèrent une suspension d'armes. Eumolpe, en sa qualité de chef, profite de ce mouvement de repentir et, non sans. avoir dit son fait à Lycas, dresse un traité d'alliance ainsi libellé

« Vous, Tryphène, consentez loyalement à oublier tous les griefs que vous pouvez avoir contre Giton, à ne pas lui reprocher le mal qu'il vous a pu faire jusqu'à ce jour,. à ne pas en tirer vengeance et à renoncer à le poursuivre de quelque manière que ce soit : c'est-à-dire que vous n'exigerez rien de lui malgré lui, ni caresses, ni baisers, ni coït, sous peine d'avoir à lui verser chaque fois une indemnité de cent deniers. comptant.

« Et, de même,, vous, Lycas, promettez loyalement de ne pas vous permettre de paroles malsonnantes contre Encolpe, de ne pas lui faire la tête, de ne pas chercher à le surprendre au lit la nuit, et de lui payer, en cas de défaillance, deux cents deniers comptant pour chaque contravention aux présentes conventions. »

Le traité ayant été conclu dans ces termes, nous mettons bas les armes ; et de peur que, malgré les serments, il ne subsistât dans nos coeurs quelque levain de haine, nous effaçons le passé dans un échange de baisers.

A la demande générale, nos discordes sont oubliées ; une table servie, apportée sur le champ de bataille, cimente la réconciliation dans la gaîté. Tout le vaisseau ne retentit plus que de nos chants et, comme un calme subit avait arrêté notre marche, les uns, avec des crocs, harponnent les poissons qui sautent hors de l'eau, les autres, d'un hameçon trompeur, arrachent à leur élément d'autres poissons qui vainement se débattent.
Mais voici que, sur nos antennes, des oiseaux de mer viennent se poser ; armé d'une claie en roseau, un amateur habile arrive à les atteindre ; retenus aux baguettes enduites de glu, ils se laissent prendre à la main (29). L'air emporte leur duvet qui voltige ; leurs plumes, plus lourdes, tombent à la mer et tournent dans l'écume au gré des flots.

Déjà Lycas et moi commencions à nous raccommoder, déjà Tryphène provoquait Giton en lui jetant au nez le fond de son verre, quand Eumolpe, également pris de vin, voulut faire un discours sur les chauves et les teigneux ; enfin, fatigué lui-même de ses fades plaisanteries, il revint à sa chère poésie et nous débita cette sorte d'élégie sur la perte des cheveux :

Ce qui, seul, met la beauté dans son lustre, ces cheveux sont tombés.
Cette parure de printemps, le sombre hiver l'a emportée.
Maintenant privées de cette ombre, tes tempes font triste mine.
Et l'aire brûlée rit de voir son chaume emporté.
O perfide nature des dieux ! Les premiers sujets de joie,
Que vous nous donnez dans la vie, soit aussi les premiers que vous nous ravissez.
Malheureux, naguère, tu étais fier de la toison,
Plus beau que Phébus, que la soeur de Phébus.
Maintenant, mieux rasé qu'un miroir ou que le champignon
Arrondi du jardin, qu'engendre une averse.
Tu fuis, tu crains les filles moqueuses.
Afin que tu saches bien combien vite arrive la mort,
Apprends que déjà une partie de ton chef a péri (30).

CX. HONTE ET DÉTRESSE D'ENCOLPE

Il allait continuer, semblait-il, et dire de plus grosses sottises encore, quand une servante de Tryphène, entraînant Giton à l'intérieur du navire, couvre sa tête nue d'une perruque de sa maîtresse. Puis, tirant d'une boîte une paire de sourcils, elle les colle si habilement aux endroits rasés que mon jeune ami recouvre du coup toute sa beauté. Tryphène retrouvait son Giton ; émue jusqu'aux larmes, elle l'embrasse de nouveau, et cette fois de tout coeur.
Je n'étais pas moins enchanté, de voir le visage de l'enfant restitué dans son ancien éclat. Cependant, je me cachais le plus possible le visage. Je comprenais que la marque d'infamie traditionnelle ne me mettait pas dans un beau jour, puisque Lycas lui-même dédaignait de m'adresser la parole.
Mais cette même servante vint au secours de ma détresse : elle me tira à part et me para d'une perruque non moins belle ; mon visage y gagna même un éclat plus piquant, car la perruque était blonde.

Cependant, Eumolpe, notre protecteur dans le danger et l'auteur de la réconciliation, craignant que, si la conversation languissait, notre gaîté ne tombât, s'en prit à la légèreté des femmes, promptes à s'enflammer, plus promptes à oublier leurs amants. « Il n'y a pas, prétendait-il, de femme, si sérieuse qu'elle soit, qu'un nouvel amour ne puisse porter aux dernières fureurs. Je n'ai pas besoin pour le prouver de recourir aux tragédies anciennes, ou de vous citer des noms tristement célèbres dans le passé. Si vous voulez bien m'entendre, il me suffira d'alléguer un fait dont j'ai été moi-même le témoin. » Aussitôt, tout le monde se tourne vers lui et prête à son récit une oreille attentive. Il commença donc ainsi :

CXI. LA MATRONE D'ÉPHÈSE (31)

« Une dame d'Éphèse s'était acquis une telle réputation de chasteté que, des pays voisins, les femmes venaient la voir comme une curiosité. Cette dame donc, ayant perdu son mari, ne se contenta pas, comme tout le monde, de suivre l'enterrement, les cheveux épars, ou de frapper, devant la foule assemblée, sa poitrine nue, elle voulut accompagner le défunt jusque dans la tombe, garder son corps dans le caveau où, suivant la coutume grecque, on l'avait déposé, et y passer ses jours et ses nuits à le pleurer.

« Son affliction était telle qu'elle était résolue à se laisser mourir de faim. Parents ni amis n'y purent rien. Les magistrats eux-mêmes durent se retirer sans avoir mieux réussi. Pleurée déjà de tous comme un modèle de constance, elle avait passé cinq jours sans manger. Une servante fidèle assistait la veuve inconsolable et, tout en mêlant ses larmes aux siennes, ranimait la lampe placée dans le caveau chaque fois qu'elle baissait.

« On ne parlait pas d'autre chose dans la ville, et tous les hommes étaient d'accord pour glorifier cet exemple unique de vraie chasteté et d'amour sincère, quand le gouverneur de la province fit mettre en croix quelques voleurs tout près de l'édicule, où, toute à son deuil récent, la matrone pleurait sur un autre cadavre.

« La nuit suivante, le soldat qui gardait les croix de peur que quelqu'un ne vînt enlever les corps pour des ensevelir, vit une lumière qui, au milieu de ces sombres monuments, semblait briller d'un éclat plus vif, et entendit des gémissements de deuil.

« Cédant à la curiosité qui tourmente tout homme au monde, il voulut savoir qui était l'auteur ou quelle était la cause de ces phénomènes. Il descend donc dans le caveau et, tombant sur une femme de toute beauté, tout d'abord il s'arrête, l'esprit troublé d'histoires de fantômes, comme en présence d'une apparition surnaturelle ; mais bientôt, remarquant un cadavre étendu, les larmes de la femme, les marques de ses ongles sur son visage, il pensa, ce qui était vrai, qu'il avait affaire à une veuve incapable de se consoler de la perte de son époux (32).

« Il alla donc chercher son modeste souper, essaya de parler raison ; il remontra à la bille éplorée qu'elle avait tort de s'obstiner dans une douleur stérile, que tous ses gémissements ne serviraient à rien, que la même fin nous. attendait tous, et aussi, hélas ! le même domicile. Bref, il lui tint tous les discours propres à guérir un coeur ulcéré. Mais elle, choquée qu'un étranger osât la consoler, se déchire le sein de plus belle, s'arrache les cheveux et les jette à poignées sur le corps de celui qu'elle pleure.

« Le soldat, sans se décourager, insiste de nouveau pour qu'elle prenne au moins quelque nourriture, tant et si bien que la servante, tentée sans doute par l'odeur du vin, et cédant à une instance si obligeante, tendit la première vers le souper sa main vaincue. Aussitôt restaurée, elle se mit à son tour en devoir de battre en brèche l'opiniâtreté de sa maîtresse : « A quoi vous sert-il, dit-elle, de vous laisser mourir de faim, de vous ensevelir toute vive, et, avant la date fixée par les destins, de livrer à l'Achéron une âme qu'il ne réclame pas encore ? Croyez-vous que, dans leur sépulture, cendres ou mânes, les morts se soucient encore de nos pleurs ? (33).

« Ne voulez-vous pas revenir à la vie ? Ne voulez-vous-pas, écartant ces chimères dont se nourrit trop facilement un coeur de femme, jouir de la lumière du jour tant que vous le pourrez ? La vue de ce corps glacé devrait suffire à vous convaincre combien la vie est chose précieuse. »
« On n'écoute pas impunément une voix amie qui vous exhorte à prendre de la nourriture et à vivre ; la veuve, exténuée par un jeûne de plusieurs jours, laisse enfin vaincre son opiniâtreté ; avec non moins d'avidité que sa servante, elle se garnit l'estomac. Mais elle avait cédé la dernière.

CXII. FIN DE LA MATRONE
« Chacun sait quel nouveau besoin s'impose à l'homme aussitôt rassasié. Les mêmes moyens de persuasion par lesquels il avait obtenu que la matrone consente à vivre, le soldat en usa pour faire le siège de sa vertu. Encore jeune, il n'était dépourvu ni de beauté, ni d'éloquence. La chaste veuve s'en était aperçue. Du reste, la servante plaidait la cause du soldat et ne se lassait pas de dire :

Pourquoi lutter contre l'amour,
Et ne voyez-vous pas en quels lieux se consume votre beauté (34) ?

« A quoi bon vous faire languir ? Il y eut une autre partie de sa personne que la pauvre femme ne sut pas mieux défendre que son estomac, et le soldat triomphant put enregistrer un second succès.

« Donc ils couchèrent ensemble, et non seulement cette nuit même, qui fut celle de leurs noces, mais le lendemain et encore le jour suivant, non sans avoir eu soin de fermer la porte du caveau, de sorte que, si quelque parent ou ami était venu au tombeau, il eût certainement pensé que la trop fidèle épouse avait fini par expirer sur le cadavre de son mari.

« Quant au soldat, enchanté par la beauté de sa maîtresse et le mystère de l'aventure, il achetait, suivant ses modestes moyens, tout ce qu'il pouvait trouver de bon, et sitôt la nuit venue le portait dans le tombeau. C'est pourquoi les parents d'un des suppliciés, voyant que la surveillance se relâchait, le détachèrent pendant la nuit pour lui rendre les derniers devoirs.

« Mais le soldat coupable d'avoir abandonné son poste, quand il vit le lendemain une croix dégarnie de son cadavre, terrifié par la crainte du supplice, alla trouver la veuve pour lui raconter ce qui se passait : « Je n'attendrai pas, dit-il, la sentence du juge et, avec cette épée, je ferai moi-même justice de ma négligence. Je ne vous demande qu'une chose : réservez ici une place à celui qui meurt pour vous ; ainsi dans ce même tombeau viendront finir deux tristes destinées : celle de votre époux et celle de votre ami. »

Mais cette femme non moins pitoyable que chaste : « Les dieux, dit-elle, ne permettront pas que j'assiste coup sur coup aux funérailles des deux hommes que j'ai le plus aimés ; mieux vaut encore mettre le mort en croix que d'être cause du meurtre du vivant. »

« Conformément à ce beau discours, elle ordonne à son amant de tirer son mari du cercueil et de l'aller clouer à la croix vacante. Le soldat s'empressa de suivre le conseil ingénieux de cette femme prudente, et, le lendemain, toute Éphèse se demandait comment diable ce mort avait bien pu s'y prendre pour aller se mettre en croix. » 

CXIII. ENCOLPE EN BUTTE AUX ASSAUTS ET DE LYCAS ET DE TRYPHÈNE PAR LA FAUTE D'UNE PERRUQUE

Cette histoire fit beaucoup rire les matelots. Quant à Tryphène, elle cachait sa rougeur (35) en penchant amoureusement son visage sur le cou de Giton. Lycas, lui, ne riait pas, mais secouant une tète indignée : « Si le gouverneur, dit-il, avait été juste, il eût fait reporter dans son tombeau cet honnête bourgeois et mettre la femme en croix. »

Sans aucun doute, c'étaient son lit souillé par moi et son navire si bien mis au pillage dans notre fuite audacieuse qui lui trottaient encore par la tête. Mais les termes du traité ne l'autorisaient pas à se souvenir, et, du reste, l'hilarité générale ne lui permettait pas de donner libre cours à sa colère.
De son côté Tryphène, toujours couchée dans les bras de Giton, tantôt couvrait son sein de baisers, tantôt rajustait les boucles de sa chevelure d'emprunt.

Quant à moi, j'étais profondément triste : j'assistais, la mort dans l'âme, à leur raccommodement ; j'en perdais le boire et le manger et je ne savais que les foudroyer de regards obliques et farouches. Chaque baiser, chaque caresse, tout ce qu'enfin imaginait une femme dévergondée me blessait au coeur. Et je ne savais si j'en voulais davantage à ce garçon de me souffler ma maîtresse, ou à cette amie qui me débauchait mon mignon. Spectacle pénible à mes yeux et plus odieux que ma captivité passée.

Pour comble, Tryphène évitait de me parler, à moi son ami, son amant jadis si cher. Giton ne me jugeait pas digne qu'il bût, suivant l'usage, à ma santé et, ce qui eût été le moins, ne daignait pas même m'adresser une parole banale ; il craignait, je crois, au moment où il rentrait en grâce, de rouvrir une cicatrice encore mal fermée.

Je ne pouvais retenir les larmes que m'arrachait la douleur, et les gémissements que je m'efforçais de dissimuler sous des soupirs m'étouffaient presque.

Tandis que je me désolais, grâce sans doute au charme artificiel que me prêtait ma perruque blonde, Lycas se sentit pris d'un renouveau d'amour pour moi. Il me reluquait avec des yeux assassins et fit même des tentatives pour être admis au temple de l'amour, moins, il est vrai, en maître qui fronce le sourcil qu'en amant qui implore une faveur. Mais en vain. Enfin, repoussé sur toute la ligne il changea son amour en fureur et se préparait à m'extorquer de force les faveurs que je lui refusais, quand Tryphène, entrant inopinément, fut témoin de sa paillardise. Décontenancé, il se rajuste et s'enfuit.

Ce spectacle ralluma les désirs de Tryphène : « A quoi rime, dit-elle, le geste effronté de Lycas ? » Elle me força à parler. Mon récit l'enflamma encore davantage et, se remémorant enfin notre vieille intimité, elle tenta de me ramener aux voluptés anciennes. Mais moi, fatigué de ces plaisirs qui s'offraient, je l'envoyai promener avec ses cajoleries.

Alors la passion contrariée la rend furieuse ; elle me provoque par ses embrassements pleins d'abandon et me presse sur son coeur avec une telle brutalité que je laissai échapper un cri. Une des servantes, accourue au bruit, n'eut aucun mal à se figurer que j'étais en train d'arracher à sa maîtresse la faveur que je venais précisément de lui refuser et, se jetant sur nous, elle rompit notre étreinte.

Tryphène, ainsi repoussée et exaspérée par son désir rentré, me repousse durement, et, après m'avoir accablé de menaces, court trouver Lycas pour l'exciter encore davantage contre moi et pour aviser avec lui aux moyens de tirer de moi une vengeance commune.

Il faut vous dire, maintenant, qu'au temps où j'étais en faveur auprès de sa maîtresse, j'étais déjà fort bien vu de cette servante : elle avait donc sur le coeur de m'avoir ainsi pincé avec Tryphène et pleurait toutes les larmes de son coeur. Je lui demandai instamment quelle était la cause de sa douleur. Après s'être fait quelque temps prier elle éclata : « Si vous avez encore du sang propre dans les veines, vous ne ferez plus aucun cas de cette peau ; si vous êtes. un homme vous plaquerez cette salope. »

Toute cette salade m'embêtait fortement, mais ce que je craignais le plus, c'est qu'Eumolpe ne s'aperçut de ce qui se passait. Ce blagueur incorrigible n'avait plus qu'à se mettre en tête de venger par une satire mes prétendus affronts ! Son zèle aveugle n'eût pas manqué de me couvrir d'un ridicule éclatant, et cette idée seule me faisait trembler.

Pendant que je me creusais la tête pour trouver le moyen de tout laisser ignorer à Eumolpe, le voilà qui entre tout à coup, n'ignorant déjà plus rien de ce qui s'était passé. Tryphène, en effet, avait tout raconté à Giton et avait cherché à prendre aux dépens du frère, une revanche de mes dédains, ce qui avait mis Eumolpe dans une rage épouvantable, et ce d'autant plus que tout ce dévergondage constituait une violation éclatante du traité signé.
Dès qu'il m'aperçut, le vieillard, après avoir plaint mon triste sort, me mit en demeure de lui expliquer comment les choses s'étaient passées. Je ne pus que lui avouer carrément les hardiesses obscènes de Lycas et les élans dévergondés de Tryphène, attendu qu'il les connaissait déjà. Mon témoignage entendu, il jure en termes formels qu'il va nous venger certainement et que les dieux sont trop justes pour que tant de crimes restent impunis.

CXIV. TEMPÊTE (36)

Pendant cette conversation, la mer devient mauvaise et des nuages, accourus de tous les coins de l'horizon, obstruent la lumière du jour. Les matelots affairés courent chacun à son poste pour soustraire les voiles aux coups de la tempête. Mais le vent, trop changeant, poussait les flots dans tous les sens et le pilote ne savait plus quelle direction prendre. Tantôt le vent nous jetait sur la Sicile, tantôt l'Aquilon qui règne en maître sur les côtes d'Italie tournait ici puis là notre navire, jouet de sa fureur. Et, chose plus dangereuse que toutes les rafales, subitement des ténèbres si épaisses étouffèrent le jour que le pilote ne voyait même plus la proue de son navire.

Mais, miracle ! quand la tempête battit son plein, voilà Lycas, suant la peur, qui, tendant vers moi des mains suppliantes, s'écrie : « Encolpe, viens à notre aide dans ce péril extrême ! Rends-moi, rends au navire le voile et le sistre d'Isis. Je t'en supplie, sois pitoyable, toi qui au fond as un bon coeur. »
Mais un coup de vent le jette à la mer criant encore ; il reparaît ; enfin le tourbillon l'entraîne et il s'engloutit dans le gouffre béant.
A la hâte, quelques esclaves fidèles entraînent Tryphène, la jettent dans la barque avec le meilleur de son bagage et la sauvent ainsi d'une mort imminente.

Quant à moi, penché sur Giton, je m'écriai en pleurant :

« Oui, notre amour méritait que les dieux nous unissent dans un même trépas, mais la fortune cruelle ne nous accorde pas cette consolation. Vois les flots qui renversent le navire, vois cette mer irritée qui va rompre notre étreinte. Si donc tu as aimé vraiment ton Encolpe, donne-lui un baiser, pendant qu'il en est encore temps. Ravissons cette suprême joie à la mort qui nous guette. »

Aussitôt Giton ôte sa robe, et s'enveloppant dans ma tunique, offre sa tête à mes baisers, et craignant que, même ainsi enlacés, les flots jaloux ne viennent nous séparer, il nous lie ensemble avec sa ceinture. « S'il ne nous reste pas d'autre recours, nous sommes certains du moins, dit-il, que la mer nous portera longtemps ensemble ; peut-être même, pitoyable, nous accordera-t-elle d'échouer tous deux au même rivage : alors quelque passant, obéissant à une banale pitié, nous ensevelira sous un seul tas de pierres, ou, tout au moins, les flots irrités nous recouvriront d'un sable oublieux. »

Je laisse Giton nouer ces liens suprêmes, et, comme déjà couché sur le lit funéraire, j'attends une mort que je ne crains déjà plus.

Cependant, la tempête achève l'oeuvre imposée par le destin et disperse tous les agrès du vaisseau : mâts, gouvernail, câbles, rames, tout est emporté ; il ne reste qu'une masse grossière et informe qui s'en va, errant au gré des flots. Montés sur de petites barques, des pêcheurs accourent au butin. Mais quand ils virent que nous étions plusieurs et résolus à défendre notre bien, ils firent taire leur féroce rapacité pour nous offrir aide et secours.

CXV. OU EUMOLPE FAIT DES VERS ET OU ON ENTERRE LYCAS

Mais nous entendons un murmure bizarre, comme un rugissement de fauve cherchant à sortir de sa cage, qui semblait provenir de dessous la chambre du pilote. Courant au bruit, nous tombons sur Eumolpe, assis, en train de couvrir de ses vers un immense parchemin.
Nous nous extasions de le trouver, à deux doigts de la mort, faisant encore des vers ; nous l'arrachons de là malgré ses protestations et l'engageons à reprendre son bon sens. Mais furieux d'être dérangé, il éclate : « Laissez-moi finir ce passage : mon poème tire à sa fin ! »
Je m'empare de cet enragé, je prie Giton de me donner un coup de main pour m'aider à traîner à terre le poète toujours hurlant. Cette opération menée à bonne fin, nous nous réfugions, le coeur serré, dans une cabane de pêcheurs, et après nous être restaurés tant bien que mal avec des, vivres gâtés par l'eau de mer, nous y passons la plus triste des nuits.
Le lendemain, tandis que nous tenions conseil pour savoir où diriger nos pas, j'aperçois-tout à coup un corps humain qui, soulevé par un léger remous, était porté vers le rivage. Tout triste, je m'arrête et je me mets, les yeux humides, à songer combien la mer méritait peu de confiance : «Voici un homme, m'écriai-je, que peut-être en quelque coin du monde son épouse attend tranquillement ; peut-être laisse-t-il des fils qui ignorent son naufrage ou un père qui au départ reçut son dernier baiser. Voilà bien les projets des humains, voilà où aboutissent nos châteaux en Espagne! Voyez ce malheureux. Ne dirait-on pas qu'il nage (37) ? »

Je croyais encore pleurer sur quelque inconnu, lorsque les flots poussent à la côte un cadavre nullement défiguré et je reconnais celui qui peu auparavant était encore le terrible, l'implacable Lycas, maintenant étendu presque sous nos pieds.

Je ne pus retenir mes larmes, et, me frappant plusieurs fois la poitrine : « Qu'est devenue maintenant ta colère ? m'écriai-je. Et ces mouvements aveugles dont tu n'étais pas le maître ? Maintenant, te voilà livré aux poissons et aux fauves, toi qui, il y a si peu de temps, te montrais si fier de ta puissance : de tout ce grand vaisseau il ne t'est pas resté une planche pour te sauver dans le naufrage. Et maintenant allez, mortels, remplissez vos coeurs de grands projets ! Allez, avec toutes vos ruses, et disposez d'avance, pour des milliers d'années, de vos richesses acquises par la fraude ! Lui aussi supputait hier les revenus de ses domaines. Bien plus : il avait fixé dans son esprit quel jour il rentrerait dans son pays. Grands dieux ! que le voilà loin de compte !

« Mais, pour les mortels, la mer n'est pas seule à se montrer perfide. Ce soldat se fie à ses armes, qui le trahissent ; l'autre, qui adressait ses voeux à ses dieux domestiques, périt écrasé sous la ruine de ses pénates ; ce dernier, tombant de son char, rend l'âme en râlant. Ce gourmand s'étrangle en mangeant, mais son voisin, trop frugal, se tue à force d'abstinence. Tout bien compté, il n'y a que naufrages dans la vie.

«Mais, dit-on, celui qui périt en mer est privé de sépulture. Hé ! qu'importe comment disparaît un corps périssable, par le feu, par les flots ou par le temps ? Quoi qu'on fasse, il faut bien qu'à la fin tout arrive au même point. Les bêtes déchireront votre corps ? Vaut-il donc mieux finir par le feu ? N'est-ce pas précisément la peine que nous trouvons la plus dure, quand nous sommes mécontents d'un esclave ? Quelle est donc notre folie de tout faire pour qu'aucune partie de nous-mêmes ne reste en sépulture, quand c'est le destin qui seul en décide sans nous consulter ? » Malgré ces belles considérations, nous ne manquâmes pas de rendre les derniers devoirs au cadavre de Lycas. Il fût brûlé sur le bûcher dressé par les mains de ses ennemis, tandis qu'Eumolpe, les yeux perdus, cherchait l'inspiration pour lui faire une épitaphe.

CXVI. CROTONE ET LES COUREURS D'HÉRITAGES

Après lui avoir rendu, de bien bon coeur, les derniers devoirs, nous voilà partis dans la direction convenue et, bientôt après, tout suants, nous parvenons au sommet d'une montagne d'où nous découvrons une ville sur une hauteur toute proche. Marchant au hasard, nous en ignorions le nom. Un paysan quelconque nous apprit que c'était Crotone, ville très ancienne et jadis la première d'Italie.

Nous le questionnons avec soin sur les habitants de cette cité célèbre et sur le genre d'affaires dont ils s'occupaient surtout depuis que des guerres trop fréquentes avaient ruiné leur puissance. « O mes hôtes, dit-il, si vous êtes des négociants, changez vos plans et cherchez un autre gagne-pain. Mais si, hommes d'une sorte moins vulgaire, vous êtes capables de soutenir un mensonge perpétuel, vous courez tout droit à la fortune. Car dans cette ville les lettres ne sont pas en honneur, on ne fait aucun cas de l'éloquence ; la tempérance et les bonnes moeurs n'y assurent ni estime, ni profit, mais, sachez-le bien, tous les hommes que vous rencontrerez se divisent en deux partis. Ils captent des testaments ou ils en font.

« Là, personne n'a d'enfants : quiconque en effet a des héritiers n'est admis ni aux festins, ni aux spectacles, mais, privé de tous les agréments de l'existence, il est relégué avec la crapule, tandis que ceux qui n'ont jamais pris femme et qui n'ont pas de proches parents parviennent aux plus hautes dignités : eux seuls ont des talents militaires ; eux seuls ont du courage ; eux seuls sont vertueux. Cette ville vous paraîtra une de ces campagnes ravagées par la peste, où l'on ne voit que cadavres déchirés et corbeaux qui les déchirent. »

CXVII. PLAN DE CAMPAGNE

Eumolpe, toujours avisé, n'eut aucune peine à s'assimiler ces notions nouvelles et nous avoua que cette manière de s'enrichir n'était pas pour lui déplaire. Je crus d'abord que, par une fantaisie de poète, le vieillard voulait plaisanter, mais il déclara : « Plût au Ciel que je dispose d'un plus ample outillage, je veux dire d'habits plus élégants, pour donner plus de poids à mes mensonges. Certes, j'enverrais bien vite promener cette besace et je vous conduirais tout droit aux plus brillantes destinées. »

Je lui promis immédiatement, pourvu qu'il me mît de moitié dans sa volerie, tout ce qu'il voudrait : la robe d'Isis et tout le butin que nous avions fait dans le pillage de la villa de Lycurgue : car la mère des dieux ne saurait manquer de nous procurer tout l'argent dont nous aurons besoin pour le moment ! « Eh bien ! répondit Eumolpe, hâtons-nous donc de faire le plan de notre comédie. Si l'affaire vous plaît, je jouerai le rôle du maître. »

Aucun de nous ne fut tenté de blâmer une aventure où, après tout, nous n'avions rien à perdre. Aussi, pour établir cette fourberie sur une entente solide et durable, jurâmes-nous entre les mains d'Eumolpe de nous laisser brûler, emprisonner, bâtonner, massacrer, et de faire toutes les autres choses qu'il pourrait nous ordonner, comme des gladiateurs légalement engagés qui, par un serment sacré, se sont livrés corps et âme à leur maître.

Cette formalité réglée, transformés désormais en esclaves, nous saluons notre nouveau maître. Nous convenons également qu'Eumolpe vient de perdre un fils, jeune homme fort éloquent et qui donnait les plus grandes espérances, qu'à la suite de ce deuil il avait quitté son pays pour ne plus voir les clients et les amis de son fils, ou son tombeau, cause quotidienne de nouvelles larmes pour ce vieillard infortuné, qu'à toutes ces causes d'affliction s'était ajouté un naufrage dans lequel il avait perdu deux millions de sesterces. Sans doute cette perte le touchait moins que celle de ses serviteurs, qui ne lui permettait pas de vivre suivant son rang, car il avait en Afrique trente millions de sesterces en terres ou en dépôts en banque, et le nombre des esclaves dispersés sur ses domaines de Numidie était si grand qu'ils auraient suffi pour prendre Carthage.

Conformément à ce plan, nous conseillons à Eumolpe de tousser beaucoup, comme s'il était faible de poitrine, de témoigner en public un grand dégoût pour tous les aliments, de ne parler que d'or et d'argent et de se plaindre de la stérilité des terres et de l'incertitude de leurs revenus. Il devait en outre s'occuper chaque jour de ses comptes et retoucher à chaque instant à son testament ; pour que rien ne manquât à la comédie, chaque fois qu'il aurait à appeler l'un de nous, il feindrait dé prendre un nom pour un autre pour que tout le monde fût bien convaincu qu'il se souvenait encore des serviteurs qu'il n'avait pas amenés avec lui.

Tout cela bien réglé, après avoir prié les dieux pour notre prompt et complet succès, nous nous mettons en route. Mais Giton succombait sous un fardeau inaccoutumé, et Corax, le valet à gages d'Eumolpe, pestant contre son métier, posait à chaque instant nos bagages en nous maudissant de marcher si vite et nous promettait qu'il allait ou les jeter ou s'enfuir avec.

« Me prenez-vous, disait-il, pour une bête de somme ou pour un navire de transport ? Vous m'avez engagé pour faire le service d'un homme, non d'un cheval, et je suis aussi libre que vous, bien que mon père m'ait laissé dans la misère. » Non content de ces invectives, il levait de temps en temps la jambe et remplissait l'air d'un bruit obscène en même temps que d'une odeur suffocante. Giton riait de son insolence et à chaque pet répondait en écho.

CXVIII. OU EUMOLPE DISSERTE SUR L'ESSENCE DE LA POÉSIE

Mais Eumolpe en revenait toujours à sa marotte : « Nombreuses, dit-il, jeunes gens, sont les victimes de la poésie : dès qu'on est parvenu à mettre un vers sur pied et à renfermer dans le tissu des mots un sens un peu délicat, on se croit du coup au sommet de l'Hélicon. C'est ainsi que des avocats expérimentés, las des luttes du barreau, ont cherché fréquemment un refuge dans la paisible poésie comme dans un port d'accès plus facile, se figurant qu'il est plus simple de construire un poème qu'un plaidoyer constellé de petits traits scintillants.
« Mais un esprit un peu généreux ne se flatte pas : une intelligence ne peut ni concevoir, ni mettre au jour une oeuvre que par de longues études : tel un sol qui ne doit sa fécondité qu'aux inondations du fleuve. Il faut avant tout se garder de toute vulgarité dans les termes et choisir des mots éloignés du langage populaire. Ainsi l'on suit le précepte d'Horace :

Je hais, j'écarte le profane vulgaire.

« Ensuite il faut se garder de mettre en relief une pensée brillante qui ne fait plus corps avec l'ensemble du morceau : il faut, au contraire, que tout dans les vers forme un même tissu, brillant d'une même couleur. J'en prends à témoin Homère et les lyriques grecs, et notre Virgile, et Horace qui composait avec autant de soin que de bonheur. Tous les autres ou n'ont pas vu la vraie voie qui mène à la poésie ou l'ont trouvée trop rude et ont craint de s'y engager.

« Quiconque, par exemple, touchera à ce grand sujet de la guerre civile, s'il n'est pas nourri de lettres, succombera sous le poids du sujet. Il ne s'agit pas, en effet, de renfermer dans les vers tout le récit des événements, soin dont les historiens s'acquittent infiniment mieux ; mais par des détours imprévus, par l'intervention des dieux, par un torrent irrésistible de pensées vraiment épiques, il faut que le génie s'avance d'une marche rapide et libre et que l'oeuvre apparaisse plutôt comme l'oracle mystérieux d'un esprit égaré dans le rêve que comme un récit fidèle appuyé sur des témoignages solides. Voyez si ce désordre passionné vous plaît, bien que je n'aie pas encore mis la dernière main aux vers que je vais vous dire (38) :

CXIX. LA GUERRE CIVILE, POÈME  

Déjà le Romain victorieux était maître de tout l'univers,
Maître partout où courent la mer, les terres, les deux astres du jour et de la nuit,
Et il n'était pas rassasié. Les océans que chargent les lourdes carènes
Déjà il les avait parcourus. S'il y avait au bout du monde quelque rive perdue,
S'il existait quelque terre d'où tirer l'or fauve,
Elle lui était ennemie : ses destins étaient mûrs pour ces guerres sans gloire
Où l'on ne cherche que le profit. C'est qu'un bonheur connu de tous
N'avait plus d'attraits, que les plaisirs à la portée du commun paraissaient fades.
Le soldat appréciait la pourpre d'Assyrie ; et l'éclat du diamant
Poursuivi dans le sol indien luttait sur ses épaules, avec celui de la pourpre.
D'ici arrivaient les laines rares des Numides, de la les précieuses étoffes des Sères;
Pour nos parfums, la nation des Arabes dépouillait ses champs.
Mais voici d'autres désastres; de nouvelles blessures à la paix meurtrie !
On va chercher aux forets du Maure le fauve ; jusqu'au fond de l'Ammon
L'Afrique est fouillée : afin que la bête, précieuse par sa dent cruelle,
Ne manque pas à nos massacres. On charge sur nos vaisseaux, dépaysé et frémissant,
Le tigre qui, rampant, est traîné dans une cage dorée,
Pour qu'il boive, aux applaudissements du peuple, le sang humain.
Hélas ! j'ai honte de parler et de publier des destins mortels :
A la mode des Perses, a des jeunes gens à peine formés
On ravit la virilité, et leurs organes mutilés par le fer
On les sacrifie à l'Amour : il faut que la fuite rapide du temps
Suspende le cours de leurs ans en se laissant arracher un délai :
Chez eux, la nature se cherche et ne se trouve pas. Et ils plaisent à tous,
Ces prostitués traînant nonchalamment un corps sans nerfs,
Avec leurs longs cheveux tombant, et tous ces vêtements aux noms même inconnus,
Toutes choses dont raffolent nos contemporains.
Mais voici qu'arrachée du fin fond de l'Afrique
On nous expose, avec toutes ses taches qui imitent l'or,
Une table en citronnier avec des troupeaux d'esclaves et de brillantes draperies de pourpre !
Là est la cause de bien des ruines ; ces planches étrangères et parées d'une fausse noblesse,
La foule ensevelie dans l'ivresse les entoure ; et tout ce qu'il y a de bon
Sur la terre, c'est là que le soldat vagabond l'accumule par la force des armes.
On raffine sur la bouche. Le scare arraché à la mer de Sicile
Est traîné vivant jusque sur nos tables, et, ravies
Aux rives du Lucrin, les huîtres figurent sur nos menus,
Pour réveiller l'appétit à force de dépense. Déjà les rives du Phase
Sont veuves d'oiseaux et sur ses bords muets seul
Le souffle du vent murmure parmi le feuillage désert.
Au champ de Mars ce n'est pas une moindre folie : les citoyens achetés
Changent leur suffrage suivant le gain et les promesses bruyantes.
Vénal est le peuple, vénale l'assemblée du Sénat,
La faveur est à l'encan. Aux vieillards même la courageuse indépendance
Manque; la puissance romaine domptée par l'argent répandu
Et la majesté même du peuple roi, corrompue par l'or, est ruinée.
Caton vaincu est repoussé par le peuple qui n'est guère fier
De cette victoire : il a honte d'avoir volé les faisceaux à Caton.
Car - honte au peuple romain ! Moeurs de décadence !
Ce n'était pas un homme qui subissait un échec, mais la puissance de Rome
En même temps que son honneur. C'est pourquoi Rome était si bien perdue
Que, mise par elle-même au pillage, elle était livrée à ses propres citoyens comme une proie sans défense
En outre, la plèbe prise dans un double gouffre.
Était rongée par la plaie de l'usure et par le besoin d'argent.
Pas une maison de solide, pas un corps sur lequel ne pèse quelque charge,
Mais une sorte de corruption germant au plus secret des moelles
Se répand dans tous les membres, furieuse de soucis aboyants,
Alors les armes ont da charme pour les malheureux et les aises perdues par la prodigalité
Vont se retrouver dans le sang : l'indigent put impunément être audacieux.
Rome, vautrée dans cette fange, plongée dans cette torpeur,
Quels moyens pouvaient efficacement la réveiller,
Sinon les fureurs de la guerre et les passions que soulèvent les armes.

CXX. SUITE DU POÈME

La Fortune avait élevé trois chefs, que tous trois écrasa
Sous le poids des armes, mais diversement, la funèbre Enyo (39)
Crassus est pour le Parthe, le grand Pompée gît au rivage libyque,
Jules arrose de son sang l'ingrate Rome,
Et comme si la terre avait peine à porter tant de sépulcres,
Elle sépara leurs cendres : la gloire assure de tels honneurs.
Il est un lieu, enfoui profondément dans un abîme béant,
Entre Parthénope et les champs de la grande Dicéarchée (40),
Que baignent les eaux du Cocyte : car le souffle qui eu sort
Furieux se répand en propageant des émanations funestes.
L'automne ne verdit pas cette terre, le pré au gazon riant
N'y nourrit pas d'herbes : jamais, en un chant printanier, les sonores
Et flexibles pousses n'y échangent de confus murmures :
Mais un chaos de roches que hérisse et noircit la pierre ponce
Aime à s'enterrer dans l'ombre funéraire des cyprès environnants,
C'est de ces demeures que surgit la face du vieux Pluton
Que souille la flamme des bûchers et la cendre blanche,
Et voici les mots dont il poursuit la Fortune ailée :
« Toi qui gouvernes en despote les choses divines et humaines,
Hasard, à qui déplaît toute puissance trop sûre d'elle-même,
Qui aimes toute nouveauté et délaisses bientôt ce que tu possèdes,
Est-ce que tu te sens vaincue par le poids de l'Empire romain
Et ne peux-tu davantage soutenir cette masse vouée à la perdition ?
Lui-même ennemi de sa puissance, le peuple romain
Soutient mal l'oeuvre immense qu'acheva sa jeunesse.
Vois, partout le luxe nourri par le pillage, la fortune s'acharnant à sa perte.
C'est avec de l'or qu'ils bâtissent et ils élèvent leurs demeures jusqu'aux cieux ;
Ici les amas de pierre chassent les eaux, là naît la mer au milieu des champs :
En changeant l'état normal des choses, ils se révoltent contre la nature.
Et voici même qu'ils envahissent mes domaines. Transpercée, la terre béante
Se fend en masses insensées ; sous les monts engloutis
Voilà les cavernes qui gémissent, et pour satisfaire une vaine fantaisie,
Ces chercheurs de pierreries vont aux enfers
Porter aux Mânes l'espoir de revoir la lumière du jour.
Allons, Fortune, il faut quitter celte figure paisible et te préparer aux combats :
Mets les Romains en branle et peuple mes royaumes de nouvelles ombres.
Il y a si longtemps que nous n'avons pu nous abreuver de sang
Et que Tisiphone n'a pas lavé les membres d'un mort assoiffé,
Depuis que l'épée de Sylla s'abreuva et que, sans culture, la terre mit à jour des moissons nourries de sang. »

CXXI. SUITE

Ceci dit, voulant gendre sa dextre en signe d'alliance,
Dans cet effort, il coupe le sol d'un précipice abrupt.
La Fortune serre cette main, et sa poitrine sonore répand ces paroles rapides :
O père, à qui obéissent les profondeurs insondables du Cocyte,
S'il m'est permis de dire sans crainte la vérité,
Mes voeux vont au-devant des tiens car une colère non moindre gonfle
Ce coeur, et la flamme qui brûle mes moelles n'est pas moins ardente.
Tout ce que j'ai fait pour les collines romaines, je l'ai en horreur,
Et je m'en veux de ma générosité. Le dieu qui les ruinera
Ce sera le même qui posa les fondements de leur toute-puissance. J'ai à coeur,
En effet, de livrer ces gens au bûcher et de noyer leur luxe dans le sang.
Et je vois déjà les champs de Philippes jonchés d'un double trépas,
Et les bûchers de Thessalie et les funérailles de la gent espagnole.
Déjà le bruit des armes sonnant à mes oreilles m'assourdit,
Déjà je distingue, ô Nil, les prisons libyennes, et les gémissements du vaincu,
Et les golfes d'Actium, et ceux qui redoutent les armes d'Apollon.
Allons, ouvre tout grands ces royaumes assoiffés de sang qui sont ton domaine
Et envoie chercher de nouvelles ombres. C'est à peine si le marinier Caron
Suffira à passer dans sa barque tant de fantômes d'hommes
Il y faudra une flotte. Et toi, rassasiée par cet énorme désastre,
Pâle Tisiphone, mords dans les blessures sanglantes.
Le globe tout entier, déchiré par la discorde,
N'est plus qu'un troupeau de mânes que je pousse au Styx.

CXXII. SUITE

Elle finissait à peine, quand, rompue par un éclair flamboyant,
La nue tremble, puis se referme sur les feux étouffés.
Le père des ombres courbe l'échine et, craintif, réintègre le sein
De la terre, pâle de reconnaître les coups de son aîné.
Aussitôt le désarroi de l'humanité et les désastres imminents
Apparaissent dans les auspices divins : le visage ensanglanté,
Le Titan Soleil se voile la face d'un brouillard :
On croirait voir déjà se heurter les armées des guerres civiles.
A l'autre bout du ciel, Diane, dans son plein étouffant ses rayons,
Refuse ses regards au crime qui se prépare. Les crêtes des montagnes brisées
Tonnent sous le choc des sommets qui s'écroulent ; les neuves vagabonds,
Expirant, taris, cessent de courir capricieusement entre leurs rives accoutumées.
Le ciel retentit du furieux choc des armes et la trompette haletante
Hurle la guerre aux étoiles, tandis que déjà l'Etna, dévoré
De feux insolites, bombarde l'éther de ses foudres..
Mais voici que, parmi les tombeaux et les os privés de bûcher,
Des faces fantomales aux clameurs sinistres se dressent, menaçantes
Dans le ciel une torche, escortée d'astres inconnus, propage l'incendie,
Et, revêtant une forme nouvelle, Jupiter descend sur la terre en une pluie de sang.
Le dieu chasse bien vite ces prodiges. Car, impatient de tout retard,
César, qu'entraîne l'amour de la vengeance,
Abandonnant les Gaules, prend les armes contre ses concitoyens.
Sur les Alpes aériennes, là où, poussées par une divinité grecque (41),
Les roches s'abaissant se laissent aborder,
Est un lieu consacré par un autel d'Hercule : ce lieu, une neige durcie
L'enferme l'hiver et le dresse vers les astres en parure blanche.
On croirait le ciel. accroché à ces cimes. Le soleil, dans sa force,
Ne vient pas adoucir ce climat rigoureux, ni le souffle du vent printanier.
Mais tout est raide et durci par la glace et les frimas de l'hiver,
Sur ces hauteurs dont les croupes menaçantes pourraient porter la voûte du ciel.
Dès que César foula ces crêtes du pied de ses soldats joyeux,
Il choisit un endroit pour, du haut de ces cimes
Contempler les plaines de l'Hespérie s'étendant à perte de vue, et tendant
Les deux mains, il lança à pleine voix ces paroles aux étoiles :
Jupiter tout-puissant, et toi, terre de Saturne,
Fière jadis de mes armes et naguère surchargée du poids de mes lauriers,
Je le jure, c'est malgré moi que j'apporte la guerre à ces armées,
Malgré mol que je porte la main sur toi. Mais une blessure m'y force :
On me chasse de ma patrie, pendant que je teins de sang les eaux du Rhin,
Pendant que ces Gaulois, de nouveau en route pour le Capitole,
Je les écarte des Alpes, plus sûr d'être un banni après chaque victoire
Le sang des Germains et soixante triomphes,
Voilà ce lui fait mon crime. Et pourtant quels sont ceux que ma gloire effraye
Quels sont ceux qui pensent à une guerre ? Concours achetés,
Manoeuvres louches, c'est par vous que ma Rome m'est devenue marâtre.
Mais, je le sais, ce n'est pas impunément, ce n'est pas sans une revanche que ces pleutres
Auront enchaîné ma dextre. En avant, camarades :
Vainqueurs et indignés, allez ; la parole est aux armes,
Car tous on nous accuse du même crime, tous
Un même désastre nous menace. Il faut que je vous remercie :
Vous ne me laisserez pas écraser tout seul. Et puisque, pour prix de nos trophées,
On nous menace du châtiment, puisque notre victoire nous vaut des ordures,
Que la Fortune soit juge : jetons les dés. Engagez la lutte,
Éprouvez la force de vos bras. Ma cause est jugée d'avance :
Les armes à la main, entre tant de braves coeurs, je ne saurais être vaincu. »
Telle fut cette proclamation. Aussitôt, du haut du ciel, l'oiseau de Delphes,
Messager d'heureux augure, fendit l'air rapidement.
Et, sur la gauche, d'une sombre forêt,
Sortirent des voix mystérieuses escortées de flammes légères.
L'éclat même de Phébus, dont le globe s'épanchait plus joyeusement,
S'accrut et son visage se ceignit d'une couronne d'éclairs d'or.

CXXIII. SUITE

Plus fort de ces présages, il donne aux enseignes l'ordre d'avance, César !
Et par cette initiative osée devançant l'adversaire,
Il fait, sienne cette aventure sans précédents.
Tout d'abord la glace et le sol enchaîné sous son blanc manteau
Ne résistèrent pas, endormis dans la molle et horrible neige.
Mais quand les escadrons foulèrent ces nuages solidifiés
Et que les chevaux effrayés ébranlèrent les liens enchaînant les ondes,
Les neiges s'échauffèrent : bientôt, du haut des monts, les fleuves
Grossissent à peine nés. Mais eux aussi - comme sur un ordre -
S'arrêtent et leurs flots s'endorment, suspendus dans leur chute.
Et la neige déjà fondue et prête à tomber s'immobilise.
Déjà peu sûre auparavant, maintenant trop glissante elle défie la marche,
Et échappe au pied qui la foule ; pèle-mêle, hommes et chevaux
Et armes gisent par terre en une terrible confusion.
Mais voici que les nuages, heurtés par un souffle glacé,
Crèvent, que les vents rompus par la tourmente
S'élèvent, que la grêle en grains énormes déchire le ciel.
Mais les nuages rompus venaient tomber jusque sur nos armes
Et les flots gelés se choquaient comme une onde solide.
La terre était vaincue par toute cette neige, vaincu l'éclat
Des étoiles du ciel, vaincus les fleuves que le froid attache à leurs rives
Mais César ne l'est pas encore : appuyé sur sa longue lance,
De sa hache il fend pour s'ouvrir la route ces champs affreux
Tel dévalant des cimes du Caucase
Le fils d'Amphitryon, on Jupiter, le regard farouche,
Se laissant tomber du sommet de l'Olympe
Pour disperser les armes des géants voués au trépas.
Tandis que César impatient voit s'abaisser sous ses pas ces sommets orgueilleux,
Effrayée, s'élevant sur ses plumes légères,
La Renommée ailée vole et gagne le sommet le plus haut du Palatin
Et, par ce coup de tonnerre tombant sur Rome, fait frémir les enseignes  
Déjà les flottes voguent sur la mer et, à travers toutes les Alpes
Bouillonnent ces escadrons baignés de sang germain.
Les armes, le sang, le meurtre, les incendies, toute la guerre enfin
Volent déjà devant leurs yeux. Agités par tant d'alarmes,
Les coeurs effrayés hésitent entre deux partis :
L'un se décide à fuir par terre, l'autre préfère les eaux,
La mer, déjà plus sûre que la patrie. Tel voudrait
Tenter le sort des armes et en appeler au sort.
Plus on craint, plus on fuit. Plus prompt, le peuple lui-même
Au milieu de cette agitation, chose déplorable,
Allant où son esprit frappé le pousse, fuit la ville abandonnée.
Rome se complaît dans la fuite, et les citoyens en déroute
Dans un bruit confus de voix abandonnent leurs toits en deuil.
L'un d'une main craintive conduit ses enfants, l'autre cache dans son sein
Ses pénates, franchit un seuil qu'il ne doit plus revoir
Et assassine de ses malédictions un ennemi absent.
Il en est qui pressent leur épouse sur leur coeur attristé,
Et les pères âgés, aussi bien que la jeunesse ignorante du fardeau de la vie,
Chacun se charge de ce qu'il craint de perdre. Prenant tout ce qu'il a,
L'imprudent l'emporte avec lui, amenant du butin au combat.
Et comme quand, sur mer, le grand Auster sévit
Et bouscule les flots, ni les agrès
Ni le gouvernail ne servent plus au matelot l'un attache les rames,
L'autre cherche une baie abritée et de tranquilles rivages :
Cet autre, fuyant devant l'orage, confie tout au hasard.
Mais pourquoi gémir sur ces détails ? Avec le consul son collègue, le grand Pompée,
Terreur de nos mers, explorateur de l'Hydasque sauvage
Écueil de la piraterie, qui trois fois vainqueur
Avait fait peur à Jupiter lui-même, à qui le Pont Euxin aux eaux violées
Et le Bosphore aux ondes soumises avaient dû rendre hommage,
O honte, il s'enfuit, abandonnant le pouvoir,
Montrant le dos à la fortune changeante, le dos de qui fut le grand Pompée.

CXXIV. FIN

Mais une si grande calamité triomphe même de la constance des dieux (42) ;
Le ciel se fait complice de la panique : voici que, de par le monde,
La troupe tranquille des dieux, prenant en haine notre terre en proie à tant de fureurs,
L'abandonne et se détourne de la foule maudite des hommes.
La première de toutes, la Paix, voyant repousser ses bras blancs qui s'ouvrent,
Cache sous son casque sa tête humiliée et abandonnant
Notre globe, fugitive, gagne le royaume implacable de Pluton ;
La Bonne Foi, humiliée, l'accompagne et, les cheveux au vent,
La Justice, et toute triste la Concorde avec sa robe déchirée.
Mais en revanche, des demeures de l'Érèbe entrouvertes
S'élance au loin tout le choeur des Enfers, la sauvage Erinys,
Et Bellone menaçante, et Mégère armée de torches,
Et le Meurtre et les Embûches et la face blême de la Mort.
Et, dans cette troupe, la Fureur, libre comme si elle avait brisé son frein,
Avance sa tète sanguinaire et cache sous un casque sanglant son visage percé de mille blessures.
Elle a, à la main gauche, le bouclier usé de Mars
Alourdi d'innombrables dards et avec un brandon
En flammes, sa dextre menaçante apporte l'incendie à la terre.
La terre sent les dieux descendre sur elle, et les astres déchargés d'autant
Cherchent leur équilibre, car les demeures célestes
Sont divisées en partis qui s'affrontent. Et tout d'abord Vénus
Dirige les actions de son César, accompagnée partout
De Pallas et de Mars agitant son énorme lance.
Avec Phébus, sa soeur Phébé et Mercure
Soutiennent Pompée, ainsi qu'Hercule qui les imite en tout.
Les trompettes retentissent et la Discorde, les cheveux épars,
Lève vers les cieux sa tète infernale : sur son visage est
Du sang coagulé, ses yeux meurtris pleurent,
Ses dents sont rongées d'une rouille de tartre,
Sa langue distille le venin, son visage est gardé par une couronne de serpents,
Et parmi ses vêtements déchirés par la rage de son coeur,
Elle secoue de sa dextre frémissante une torche homicide.
Sitôt quittés les ténèbres du Cocyte et le Tartare,
Elle gagne à grands pas les sommets élevés de l'illustre Apennin
D'où elle peut voir toutes les terres et tous les rivages,
Et les bataillons, se répandant déjà sur tout le globe.
Alors, d'un coeur furieux, elle profère ces paroles :
Et maintenant, aux armes, peuples aux esprits échauffés,
Aux armes, et lancez les torches au milieu des villes ?
Sera vaincu quiconque se cache ; la femme ne se croisera pas les bras,
Ni l'enfant, ni la vieillesse déjà désolée par l'âge ;
Que la terre die-même tremble et que les toits déchirés entrent en guerre, 
Toi, Marcellus, défends les lois ; toi, soulève le peuple,
Curion, et toi, Lentulus, ne néglige pas Mars l'intrépide.
Mais toi, divin César, pourquoi tarder à te servir de tes forces,
Ne pas enfoncer ces portes, ne pas forcer les murs de ces villes ?
Pourquoi respecter ces trésors ? Et toi, Pompée, ne saurais-tu plus protéger
Les citadelles romaines ? Recherche les murailles d'Epidamne (43),
Et teins de sang humain les vallons de Thessalie.
- Et tout ce que la Discorde avait ordonné, tout cela eut lieu sur la terre (44).

Eumolpe avait déclamé ses vers avec beaucoup de feu. Mais déjà nous arrivions à Crotone. Descendus dans une petite auberge, nous sortions le lendemain pour chercher un gîte de plus d'apparence, quand nous tombâmes sur une bande de coureurs d'héritages (45) qui nous demandèrent qui nous étions et d'où nous venions. Comme il avait été convenu entre nous, nous répondîmes avec un tel empressement et un tel luxe de détails qu'ils nous crurent sans hésiter. Et les voilà aussitôt en lutte, chacun s'acharnant à mettre sa bourse à la disposition d'Eumolpe et à s'insinuer dans ses bonnes grâces en le comblant de présents.

CXXV. OU EUMOLPE FAIT FORTUNE

Nous étions ainsi depuis longtemps à Crotone, et Eumolpe, jouissant d'un bonheur sans mélange, avait oublié dans quel état il y était arrivé, au point de se vanter de jouir d'un crédit auquel nul ne pouvait résister et, grâce à ses relations, de pouvoir assurer l'impunité à ses amis, s'il leur arrivait de commettre quelque délit dans la ville.

Quant à moi, grâce aux biens qui, chaque jour, affluaient chez nous, de plus en plus, je m'étais refait, et, devenu replet, je commençais à espérer que la Fortune se lassait de me poursuivre, sans que cela m'empêchât de réfléchir de temps en temps et à ma situation présente et à la cause qui l'avait produite : « Qu'arriverait-il, me demandais-je, si quelque coureur de testaments, plus malin que les autres, avait l'idée d'envoyer prendre des renseignements en Afrique et découvrait tous nos mensonges, ou bien si le valet d'Eumolpe, las de son bonheur présent, allait donner l'alarme à nos amis et, nous trahissant par jalousie, révélait toute la fourberie ? Nous n'aurions plus qu'à nous enfuir, et, retombant dans la dèche, à recourir de nouveau pour vivre à la mendicité. Grands dieux ! Combien restent toujours en mauvaise posture ceux qui vivent en marge de la loi ! Ils doivent s'attendre, un jour ou l'autre, à être traités comme ils le méritent. »

En roulant ces sombres pensées, je sors de la maison pour me distraire en faisant un tour au grand air ; mais j'étais à peine sur la promenade publique qu'une fille assez bien m'aborda, et m'appelant Polyaenos, nom que j'avais pris depuis ma métamorphose, me dit que sa maîtresse me demandait de vouloir. bien lui accorder un instant d'entretien (46). « Vous vous trompez sans doute, lui dis-je tout troublé ; je suis esclave et étranger, donc fort peu digne d'une telle faveur. »

CXXVI. POLYAENOS RENCONTRE CIRCÉ.

« Non, c'est bien de vous qu'il s'agit, dit-elle, mais conscient de votre beauté, vous faites le dédaigneux : vous vendez vos caresses, vous ne les donnez pas. A quoi riment ces cheveux assouplis par le peigne, ce visage savamment fardé, la douce vivacité de ces yeux, cette démarche composée à loisir et ces pas eux-mêmes qui ne s'écartent jamais de la mesure voulue, si vous ne prostituez votre beauté pour en faire de l'argent ?
« Regardez-moi bien : je n'entends rien aux augures et je ne sais pas scruter le ciel comme un astrologue. Cependant, à la seule inspection du visage, je connais les habitudes des hommes et, rien qu'à vous voir vous promener, j'ai deviné votre pensée. Donc, ou bien vendez-nous ce que nous venons vous demander - et dans ce cas l'acheteur est à deux pas, - ou bien consentez, ce qui serait plus généreux, à nous le prêter - et je resterai votre obligée. Car de nous avouer que vous êtes de condition servile et modeste, cela ne peut qu'irriter encore notre caprice ; il y a des femmes qu'enflamme l'odeur des haillons et qui ne parviennent à s'exciter qu'en présence d'un esclave ou d'un valet à la robe retroussée. L'une se consume pour un gladiateur, l'autre pour un muletier tout couvert de poussière, ou pour un acteur qui s'affiche sur la scène. Ma maîtresse est de cette école : elle franchirait quatorze gradins au delà de l'orchestre pour aller aux derniers rangs de la canaille chercher qui aimer. »
Charmé par ce gracieux badinage : « Je vous prie, lui dis-je, celle qui m'aime, ne serait-ce pas vous (47) ? » Elle rit beaucoup d'un si froid compliment : « Je crains, dit-elle, que vous ne vous en fassiez accroire un peu ; je n'ai jamais succombé avec un esclave, et me préservent les dieux de voir mon amoureux passer de mes bras à la croix. C'est l'affaire des dames, si elles aiment baiser les cicatrices du fouet. Pour moi, qui ne suis qu'une servante, je ne m'assieds qu'au banc des chevaliers (48) ». Je ne pouvais assez m'étonner d'un tel disparate dans les goûts : n'était-il pas bizarre de rencontrer chez la servante l'orgueil d'une matrone, et chez la grande dame les bas instincts de la domesticité ?Après une longue et plaisante conversation, je finis par demander à la soubrette de conduire sa maîtresse sous les platanes voisins. Ce rendez-vous lui convint : aussitôt, relevant sa tunique, elle disparut dans un bosquet de lauriers attenant à la promenade. Elle ne me fit pas languir : elle sort de cette cachette et me colle au côté une femme d'une perfection plus impeccable que toutes les statues connues.

Il n'y a pas de mots pour rendre sa beauté ; tout ce que j'en pourrais dire serait trop faible. Ses cheveux naturellement ondulés se répandaient en flots abondants sur ses épaules ; son front très étroit était ramené en arrière par une coiffure en aigrette ; ses sourcils immenses allaient se perdre dans la ligne des joues et s'unissaient presque aux confins des deux yeux. Son regard était plus clair que les étoiles dans une nuit sans lune, ses narines délicatement infléchies et sa bouche mignonne telle que Praxitèle se figurait celle de Vénus. Et un menton, un cou, des mains, des pieds dont la blancheur, qui aurait éteint l'éclat du marbre de Paros, se trouvait encore rehaussée par un frêle réseau d'or ! C'est pourquoi, ce jour-là, pour la première fois, Doris, mes vieilles amours, je vous ai méprisée (49) ! 

Qu'y a-t-il, que tu jettes ainsi tes armes, Jupiter,
Et que tu te taises, quand, nonobstant leur silence, tu te sais la fable des Immortels. 
C'était pourtant le jour de laisser pousser les cornes sur ton front sévère,
De dissimuler sous la blanche plume les cheveux blancs.
La voici bien, la vraie Danaé. Essaie seulement de toucher ce beau corps :
Aussitôt tes membres déborderont d'ardeurs incendiaires.

CXXVII. GALANT ENTRETIEN DE CIRCÉ ET DE POLYAENOS

Charmée, elle me sourit aimablement ; on eût dit la lune dans son plein apparaissant tout à coup à travers un nuage. Puis, ses doigts. scandant les mots : « Si vous ne méprisez pas, dit-elle, une femme du monde qui, il y a un an, ne savait pas encore ce que c'est qu'un homme, je veux bien devenir votre soeur. Je le sais, vous avez déjà un frère ; je ne rougis pas de l'avouer, je me suis renseignée à cet égard ; mais qui vous empêche d'avoir aussi une soeur ? Je ne demande qu'à vivre avec lui sur le pied d'égalité. Et maintenant vous pourrez, quand il vous plaira, connaître le goût de mon baiser. - C'est bien plutôt moi, lui dis-je, qui viens vous conjurer, par votre beauté, de daigner admettre au nombre de vos admirateurs un modeste étranger. Vous trouverez un fidèle fervent, si vous permettez qu'on vous adore. Et n'allez pas croire que je me présente les mains vides au temple de l'Amour ; je vous sacrifie mon frère. - Eh quoi ! dit-elle, vous me sacrifiez celui sans lequel vous ne pouvez vivre, celui pour qui vous avez tout l'amour que je voudrais vous voir pour moi ?

Elle me dit ces choses avec un tel charme dans la voix et des sons si doux que je croyais entendre le choeur des Sirènes. Ébloui par l'éclat plus que céleste de sa beauté, je voulus connaître le nom de ma déesse :
« Comment, dit-elle, ma servante ne vous a donc pas dit que je me nommais Circé ? Non point que je sois la fille du Soleil ni que ma mère ait pu à sa volonté en arrêter le cours. Pourtant, je me croirai digne du séjour des dieux si les destins joignent nos deux coeurs. Et même, je ne saurais dire comment, c'est quelque dieu qui me pousse dans cette aventure : ce ne peut être sans raison qu'une nouvelle Circé aime un autre Polyaenos (50) ; entre ces deux noms surgit fatalement une étincelle. Pressez-moi donc dans vos bras, si vous voulez, et ne redoutez pas les regards indiscrets, car votre frère est bien loin d'ici. » Ainsi parla Circé, et m'enlaçant dans ses bras plus doux que le duvet, elle m'entraîna par terre sur un gazon émaillé de fleurs.

Des sommets de l'Ida telle répand des fleurs
La Terre maternelle quand, dans les chaînes d'un amour réciproque,
Jupiter de tout coeur s'abandonne à sa flamme !
Alors surgissent les roses, les violettes et le jonc flexible,
Et, sortant du vert des prés, le lys blanc est un sourire :
Telle, par un fin gazon, la terre se fit accueillante pour Vénus
Et le jour plus clair sourit à nos secrètes amours.

Couchés tous deux sur le gazon, nous préludons par mille baisers à des plaisirs moins éthérés. Mais pris d'une faiblesse nerveuse subite, je trompai l'attente de Circé.

CXXVIII. LA VENGEANCE DE PRIAPE POLYAENOS FRAPPÉ D'IMPUISSANCE

Exaspérée par cet affront : « Quoi donc, dit-elle, sont-ce mes baisers qui vous dégoûtent ? Le jeûne, aurait-il rendu mon haleine impure ? Ou bien, négligeant nies aisselles, sentirais-je donc la sueur ? Si ce n'est rien de tout cela, alors vous avez peur de Giton ? »
Tout rouge, je perdis le peu qui pouvait me rester de forces et tout le corps comme paralysé : « Je vous en prie, ma reine, m'écriai-je, ne raillez pas ma misère. Vous me voyez frappé d'un maléfice.»
Une excuse aussi futile ne calma guère la colère de Circé ; elle détourna les yeux avec mépris et s'adressant à sa servante : «. Parle, Chrysis, mais dis la vérité : suis-je laide ? Suis-je mal mise ? Est-ce que ma beauté est gâtée par quelque défaut naturel ? Ne trompe pas ta maîtresse, car elle ne sait ce qu'on peut bien lui reprocher. » Sa servante se taisant, elle lui arrache un miroir, examine toutes les parties de son visage, brosse sa robe un peu fripée au contact du sol, mais non chiffonnée comme dans les luttes amoureuses, et, rapidement, se retire dans un temple voisin consacré à Vénus. Pour moi, semblable à un condamné et comme glacé par une apparition subite, je me demandais si je rêvais ou si vraiment je venais d'être privé d'un plaisir réel.

Tels dans la nuit endormeuse les songes se jouent
De nos yeux sans regard : alors la terre livre au jour
L'or enfoui : la main avide palpe ces pièces qui sont à un autre
Et s'empare du trésor. Mais aussi la sueur mouille les tempes,
Et cette peur intense envahit l’âme que par hasard
Celui qui cannait ce trésor caché ne s'en vienne fouiller votre sein trop lourd :
Puis quand bientôt celte joie se dissipe dans l'âme déçue
Et qu'on revient à la réalité, l'esprit regrette ce qu'il vient de perdre
Et de nouveau se plonge tout entier dans l'illusion qui fuit.

Que ma mésaventure ne fût qu'un songe, qu'une véritable hallucination, cela me paraissait certain. Longtemps je restai tellement privé de toute force que je ne pus me lever. Enfin mon accablement se dissipa un peu, je recouvrai quelque vigueur et je pus rentrer chez moi, où, feignant une indisposition, je me jetai sur mon lit.

Un instant après, Giton, ayant appris que je n'étais pas bien, arriva tout triste dans ma chambre. Pour calmer ses inquiétudes, je lui dis ne m'être mis au lit que pour me reposer un peu ; je lui racontai mille autres choses, mais de ma mésaventure rien, tant je craignais sa jalousie, et pour écarter de son esprit tout soupçon, le faisant coucher à mes côtés, je me mis en devoir de lui donner une preuve de mon amour. Mais soupirs et sueurs restèrent vains. Il se leva donc très en colère, se plaignit de la diminution de ma vigueur et de l'affaiblissement de ma tendresse et conclut en déclarant que depuis longtemps il se doutait que je devais employer ailleurs et mes forces et mon amour. « Mais non, lui dis-je, petit frère, mon amour pour toi reste toujours le même, seulement, à mon âge, la raison vainc l'amour et ses ardeurs. - En ce cas, dit-il ironique, je vous rends grâces de m'aimer à la manière de Socrate : jamais Alcibiade ne sortit plus pur du lit de son maître (51). »

CXXIX. LETTRE DE CIRCÉ A POLYAENOS

Je lui répondis : « Crois-moi, frère, je ne sens plus que je suis un homme : je n'y comprends rien. Elle est morte, cette partie de mon corps qui jadis faisait de moi un Achille. » Giton, sentant bien que j'avais perdu toute force et craignant que si on surprenait notre entretien secret, cela ne fît gloser, s'esquiva et s'enfuit dans l'intérieur de la maison. Il venait à peine de sortir quand Chrysis entra dans ma chambre et me remit de la part de sa maîtresse une lettre ainsi conçue :

«Circé à Polyaenos, salut. Si je n'étais qu'une jouisseuse, je me plaindrais d'avoir été trompée. Mais, au contraire, maintenant, je rends grâces à votre défaillance. Elle m'a laissée me complaire plus longtemps dans l'attente du plaisir.
« Qu'êtes-vous devenu ? Vos jambes ont-elles pu vous porter jusque chez vous ? Les médecins disent en effet que sans nerfs on ne peut marcher. Je vous le dis, jeune homme, gare la paralysie ! Jamais je ne vis malade en tel péril. Si ce froid gagne vos genoux et vos mains, il est temps de faire appeler les croque-morts.

«Mais quoi ! bien qu'ayant reçu de vous un grave outrage, j'aurai pitié de vous et ne vous cacherai pas plus longtemps le remède. Si vous voulez vous bien porter, lâchez Giton : je vous garantis que vous recouvrerez vos forces si vous dormez sans lui pendant trois nuits. Quant à moi, je ne crains pas de rencontrer d'amant auquel je déplaise. Mon miroir et ma réputation de beauté ne sauraient me tromper. Adieu ! guérissez si vous pouvez. »
Quand Chrysis vit que j'avais fini la lecture de cette lettre de reproches : « Ce qui vous est arrivé, dit-elle, n'a rien d'extraordinaire, surtout dans cette ville où les femmes, par leurs sorcelleries, font même descendre la lune du ciel. Le mal n'est donc pas sans remède : écrivez seulement un mot aimable à ma maîtresse et rentrez dans ses bonnes grâces par un aveu loyal de vos torts. Car il faut bien que je vous dise la vérité : depuis qu'elle a reçu cet affront, elle ne se possède plus. » Je suivis volontiers les conseils de cette servante et voici la lettre que j'écrivis :

CXXX. LETTRE DE POLYAENOS A CIRCÉ 

« Polyaenos à Circé, salut. J'avoue, madame, avoir commis bien des fautes dans ma vie ; car je suis un homme et même un très jeune homme. Pourtant jusqu'à ce jour je n'avais jamais mérité la mort.

« Vous avez devant vous un coupable repentant. Quelque châtiment que vous ordonniez, je l'ai mérité. Je suis un traître, un meurtrier, un sacrilège. Pour ces crimes, cherchez des supplices qui en soient dignes. S'il vous plaît que je meure, me voici avec mon épée ; si vous vous contentez de me battre, j'accours le dos nu vers ma maîtresse.

«Veuillez cependant ne pas oublier que ce n'est pas moi qui suis en faute, mais mes outils : soldat prêt pour la lutte, les armes m'ont manqué. Qui me les a prises, je ne sais. Peut-être mon imagination trop vive a-t-elle devancé de trop loin mes organes, peut-être mes désirs trop pressés m'avaient-ils prématurément conduit jusqu'au plaisir. Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé. Vous me dites de craindre la paralysie : comme s'il pouvait y en avoir une plus. grande que celle qui m'a privé des moyens de vous posséder ! Mais voici maintenant ma suprême excuse si vous me permettez de réparer ma faute, je saurai bien vous plaire. Adieu (52). »

Ayant renvoyé Chrysis avec cette belle promesse, je me mis à soigner le corps cause de tous ces maux, et, au lieu d'aller au bain, je me bornai à des frictions modérées. J'eus recours aussi à une nourriture stimulante : des échalotes et des huîtres sans sauce, et je bus du vin avec modération. Puis m'étant préparé au sommeil par une petite promenade, je me mis au lit sans Giton. J'avais un tel désir d'apaiser Circé que je craignais que mon petit frère ne m'éreintât.

CXXXI. L'INCANTATION

Le lendemain, m'étant levé en parfait état de corps et d'esprit, je me rendis dans le même bois de platanes. Ce ne fut pas sans crainte que je pénétrai en des lieux à moi si funestes, mais c'est là que je pouvais trouver Chrysis, qui me conduirait auprès de sa maîtresse.
Après m'être promené un instant, je venais de m'asseoir à la même place que la veille quand elle arriva traînant derrière elle une petite vieille. Elle me salua et me dit :« Eh bien, dédaigneux jeune homme, commencez-vous à reprendre courage ? »

Là-dessus, la vieille tire de son sein un filet formé de fils de diverses couleurs et l'attache à mon cou. Ensuite du doigt du milieu (53) elle mélange de la poussière avec sa salive et m'en marque le front malgré ma répugnance.

Tant que tu vis, dit-elle, il faut espérer. Et toi, rustique gardien des champs, Priape à ta verge tendue, sois présent, aide-nous.
Cette invocation achevée, elle m'ordonna de cracher trois fois et de jeter trois fois dans ma robe de petits cailloux qu'elle avait roulés dans de la pourpre après les avoir enchantés et, approchant les mains, elle se mit à tâter mes parties pour se rendre compte du résultat. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, ma verge obéit au commandement et remplit, non sans une vive agitation, la main de la vieille. Alors celle-ci s'écrie triomphante : « Vois, ma Chrysis, vois quel lièvre j'ai levé ; malheureuse-nient ce n'est pas pour moi ! » Ceci fait, la vieille me remit entre les mains de Chrysis, tout heureuse de rapporter à sa maîtresse le trésor qu'elle avait perdu. Elle me conduisit en hâte auprès d'elle et m'introduisit dans une retraite des plus charmantes où se voyait tout ce que la nature peut offrir d'agréable aux yeux. 

Là, l'élégant platane répandait les ombres de l'été
Et le laurier couronné de baies, et les cyprès frémissants,
Et les pins bien taillés à la cime ondoyante.
Et parmi ces bosquets se jouait, onde vagabonde, le fleuve
Écumeux, roulant les cailloux dans son cristal sonore.
Digne cadre pour nos amours, j'en atteste le champêtre Aédon
Et Procné la citadine, qui cà et là, autour des gazons
Semés de douces violettes, célébraient de leurs chants leurs amoureux larcins.

Circé, couchée, pressait ses seins d'albâtre sur un lit d'or et agitait dans l'eau tranquille un rameau de myrte fleuri. En m'apercevant, elle rougit un peu au souvenir de mes dédains de la veille, mais quand, ayant renvoyé ses femmes, elle m'eut invité à m'asseoir près d'elle, elle plaça le rameau devant mon visage, puis, comme rassurée par ce léger obstacle : « Eh bien, paralytique, me dit-elle, êtes-vous venu aujourd'hui avec tous vos bagages ? »
« Pourquoi le demander, répondis-je, au lieu d'essayer ? » Et me précipitant à corps perdu dans ses bras sans qu'elle proteste le moins du monde, je l'embrassai à satiété.

CXXXII. NOUVELLE DÉCEPTION DE CIRCÉ : COLÈRE DE CIRCÉ

C'était elle-même qui, avec tout le prestige de sa beauté, m'appelant à elle, m'entraînait au sacrifice : déjà l'air retentissait des baisers de nos lèvres unies ; déjà nos mains enlacées avaient parcouru tous les sentiers de l'amour ; déjà nos corps mêlés par une étreinte mutuelle préludaient à l'intime union des âmes. Mais après ces préliminaires charmants, mes forces m'abandonnant tout à coup, il me fut impossible de parvenir à la volupté suprême. Ma partenaire, indignée d'un outrage aussi direct, court aussitôt à sa vengeance ; elle appelle ses domestiques et leur ordonne de me fustiger. Mais mon châtiment lui paraît trop doux : elle convoque jusqu'aux fileuses et aux valets chargés des derniers emplois et leur crie de me couvrir de crachats. Je me borne à mettre les mains devant mes yeux et sans essayer même de recourir aux prières, tant je savais ce que je méritais, je suis mis à la porte sous les coups et les crachats. La vieille Prosélenos est mise également dehors ; Chrysis reçoit une volée, et toute la maisonnée attristée chuchote et se demande d'où vient la mauvaise humeur de la maîtresse.

Quant à moi, plus taché qu'une panthère par les meurtrissures accumulées, je cachai adroitement la marque des coups, crainte d'égayer Eumolpe par ma triste aventure ou de faire de la peine à Giton. J'eus recours au seul moyen de sauver mon honneur : feignant une indisposition, je me fourrai au lit et tournai aussitôt ma fureur contre ce maudit ustensile cause unique de tous mes maux.

Trois fois j'ai pris en main le redoutable fer à deux tranchants,
Trois fois, plus mou que le thyrse aux pousses flexibles,
Je reculai devant le fer, mal guidé par ma main tremblante,
Et déjà n'était plus possible ce que tout à l'heure je voulais exécuter,
Car le coupable, plus glacé par la peur que l'hiver gelé,
Avait cherché asile aux mille rides de mes organes.
De sorte que je ne pus en extraire sa tête pour le supplice projeté...
Me trouvant joué par la pâle frousse du pendard,

J'eus recours aux paroles que je choisis aussi vexantes que possible.

Me dressant sur mon coude, j'interpellai donc le rebelle (54) : « Qu'as-tu à dire, honte des hommes et des dieux ? Car il ne m'est plus permis de te mettre encore au nombre des choses sérieuses. Grâce à toi, je suis tombé du ciel au plus profond des enfers ! Que t'ai-je fait pour flétrir les fleurs de ma jeunesse sous les glaces et les langueurs de la dernière décrépitude ? Allons, signe-moi mon extrait mortuaire. » C'est ainsi qu'irrité je me répandais en reproches. 

Mais lui me tournait le dos, regardant obstinément le sol,
Et n'était pas plus ému des beaux discours que je lui tenais (55)
Que les saules pleureurs ou les pavots à la tige lasse.

Je n'eus pas plutôt prononcé cette indécente invective que je regrettai mes paroles, envahi d'une honte secrète pour avoir oublié toute pudeur au point d'avoir parlé de cette partie du corps à laquelle les gens bien élevés n'osent pas même penser.
Mais après m'être frotté la tête : « Qu'ai-je donc fait de si mal, m'écriai-je, en soulageant ma douleur par des invectives si naturelles ? Eh quoi, nous pourrions dire du mal de notre ventre, de notre bouche ou encore de notre tête quand ils nous font souffrir un peu trop souvent ? Quoi, Ulysse ne se dispute-t-il pas avec son coeur ? (56), Et les personnages de tragédie ne s'en prennent-ils pas à leurs yeux, comme si ceux-ci pouvaient les entendre ? Les goutteux maudissent leurs pieds ou leurs mains, les chassieux leurs yeux et ceux qui se blessent aux doigts s'en prennent à leurs pieds qu'ils frappent contre terre.

Qu'avez vous, sévères Catons, à me regarder d'un front sourcilleux ? 
Condamnez-vous la neuve simplicité de mon oeuvre ?
De ces simples récits la grâce sans tristesse sait sourire ;
Tout ce que font les gens, pourquoi ne pas le dire d'une langue sincère ?
Qui donc ignore les douceurs de l'alcôve, les plaisirs de Vénus ?
De quel droit interdire de se dégourdir les membres dans un lit bien chaud ?
Le père de toute sagesse lui-môme, Épicure, ne prescrit-il pas aux sages
D'aimer, n'est-ce pas là qu'il voit le but de l'existence ?
Rien n'est plus absurde qu'un sot préjugé, ni plus ridicule qu'une sévérité de commande.

CXXXIII. SUPPLICATIONS A PRIAPE

Ces réflexions terminées, j'appelle Giton : « Dis-moi, frère, mais bien franchement : cette nuit où tu me fus soufflé par Ascylte, a-t-il poussé jusqu'aux derniers outrages ou s'est-il contenté de passer avec toi une nuit tranquille et chaste ? » L'enfant porta la main à ses yeux et jura en termes catégoriques qu'Ascylte ne lui avait fait aucune violence.
Accablé par ce qui m'arrivait, je n'étais pas maître de moi et je ne savais pas bien ce que je disais : « A quoi bon, m'écriai-je, me rappeler les souvenirs du passé, pour m'en créer de nouveaux sujets de souci ? » Enfin, je pris la résolution de ne rien négliger pour recouvrer mes forces viriles. Je voulus même me vouer aux dieux. Je sortis donc pour invoquer Priape et, à tout hasard, feignant l'espoir sur mon visage, je m'agenouillai au seuil de son temple et lui adressai cette prière : 

Compagnon des Nymphes et de Bacchus, que Vénus la belle
Donna comme patron aux forêts fécondes, à qui obéit
Lesbos l'illustre et la verte Thasos, qu'adore le Lydien
Aux vêtements flottants et qui as ton temple à Hypépa :
Viens, gardien de Bacchus et joie des Dryades,
Et accueille mes timides prières. Je ne viens pas à toi inondé
Du triste sang du meurtre ; je n'ai pas, impie ennemi, porté la main
Sur l'autel, mais sans ressources et écrasé
Par l'adversité, le crime que j'ai commis n'engage même pas tout mon corps.
Qui pèche par impuissance n'est-il pas moins coupable ?
Par cette prière, je ton supplie,
Décharge-moi de mes peines, oublie une faute si légère,
Et sitôt venue l'heure où la vie me sourira de nouveau,
Je ne souffrirai pas que ta gloire reste sans honneurs.
J'enverrai à tes autels,
Religieusement, un bouc, père du troupeau ; j'enverrai
Un agneau cornu et le fruit de la laie qui grogne, victime à la mamelle.
Le vin de l'année fumera dans les coupes et, poussant trois cris en ton honneur,
Une jeunesse ivre fera le tour de ton sanctuaire.

Tandis que je fais cette prière sans perdre de vue l'organe malade, la vieille, les cheveux en désordre et vêtue d'une robe noire qui la rend hideuse, pénètre dans le sanctuaire. Elle me prend par le bras et m'entraîne, tout effrayé, hors du portique.

CXXXIV. LA VIEILLE MÈNE POLYAENOS A LA PRÊTRESSE DE PRIAPE

« Quelles sorcières, dit-elle, ont donc rongé tes nerfs ? Ou bien as-tu, la nuit, dans quelque carrefour, mis le pied sur une ordure ou sur un cadavre (57) ? Tu n'as même pas pu t'en tirer à ton honneur avec Giton : mais mou, faible, fatigué comme un vieux cheval sur une pente, tu as perdu et ta peine et ta sueur. Non content d'être toi-même en faute, tu as attiré sur moi la colère des dieux : et tu crois que tu ne me le payeras pas ? »
Là-dessus, elle me conduit, sans que j'ose résister, dans la chambre de la prêtresse, me pousse sur le lit, prend un bâton à la porte et me frappe à tour de bras sans que j'ose rien dire. Et si la canne brisée du premier coup n'avait pas ralenti son élan, elle m'eût, je crois, rompu les bras et la tête. Je ne pus retenir mes gémissements, quand elle se mit en devoir de me masturber, et comme mes larmes coulaient en abondance, je me renversai sur l'oreiller en cachant la tête sous mon bras.

Quant à elle, tout en larmes, elle s'assit au pied du lit, accusant d'une voix tremblante le destin de prolonger inutilement son existence, tant et si bien que la prêtresse finit par venir. « Qu'êtes-vous venus faire dans ma chambre ? Pourquoi pleurez-vous comme. devant un bûcher ? Et surtout en ce jour où même les affligés doivent rire. »

« O Oenothée ! répondit la vieille, ce jeune homme que vous voyez est né sous une mauvaise étoile : il ne .sait vendre sa marchandise ni aux garçons ni aux filles. Tu n'as jamais vu homme plus impuissant. Ce n'est pas un braquemard qu'il a, c'est un vieux cuir trempé dans l'eau. Et, pour tout dire en un mot, que pensez-vous d'un homme qui sort du lit de Circé sans avoir joui ? »

A ces mots, Oenothée vient s'asseoir entre nous deux et branlant la tête : « Je suis seule capable, dit-elle, de guérir cette maladie. Et, pour que vous ne croyiez pas que j'exagère, je demande seulement que ce jeune homme couche une nuit avec moi : je vous le rendrai plus dur que le fer. »

Tout ce que tu vois sur le globe m'obéit. La terre fleurie,
Si je le veux, tous ses sucs épuisés, languira desséchée ;
Si je le veux, elle répand ses trésors : des montagnes et des âpres rochers
Jaillisent les eaux abondantes d'un Nil. La mer me soumet
Ses flots calmés, et les zéphyrs silencieux déposent
A mes pieds leur souffle. C'est à moi qu'obéissent les fleuves
Et les tigres d'Hyrcanie et les dragons immobilisés d'un geste.
Et pourquoi m'arrêter à ces bagatelles ? L'image de la lune descend du ciel,
Enchaînée par mes incantations, et Phébus, affolé,
Est forcé, sa course achevée, de tourner bride malgré ses chevaux furieux,
Tant ma parole a de force ! Le feu des taureaux s'apaise,
Eteint dans un sein virginal. Circé, fille du Soleil,
Par ses chants magiques changea en bêtes les compagnons d'Ulysse ;
Protée peut devenir tout ce qu'il veut. Moi, rompue à toutes ces pratiques,
Je ferais descendre les arbres de l'Ida au gouffre des mers
Et rétrograder les fleuves jusqu'au sommet des montagnes.

CXXXV. PRÉPARATIFS DE LA CÉRÉMONIE

Effrayé d'une promesse aussi bizarre, je frémis tout en regardant cette vieille de tous mes yeux. « Allons, s'écrie-t-elle alors, prépare-toi à m'obéir ! » Et, s'étant lavé les mains avec un soin extrême, elle se penche sur le lit et me donne deux gros baisers. Puis elle pose au milieu de l'autel une vieille table qu'elle couvre de charbons ardents et elle répare une coupe en bois, crevassée par le temps, avec de la poix fondue, et repique dans la muraille le clou qu'elle avait détaché en décrochant la coupe. Enfin, ceinte d'un morceau de toile carré, elle met sur le feu un énorme chaudron et, avec une fourche, décroche dans son garde-manger un sac où il y avait des fèves pour son usage personnel, ainsi qu'un vieux reste de crâne, tailladé de mille coups.
Elle délie le cordon, répand sur la table une partie des fèves et m'ordonne de les éplucher promptement. J'obéis, en mettant soigneusement de côté celles dont la cosse était moisie. Mais elle, impatientée de ma lenteur, prend celles que j'ai mises au rebut, d'une dent adroite les dépouille de leurs cosses et jette les épluchures sur le sol, qui en est bientôt moucheté.

La pauvreté est mère de l'industrie, et c'est la faim qui à enseigné aux hommes bien des procédés utiles. A ce point de vue, la prêtresse était un modèle ; sa tempérance se montrait dans les moindres détails et sa chambre semblait le sanctuaire même de l'indigence. 

Ne cherchez pas ici la blancheur éblouissante de l'ivoire indien qu'on a serti d'or,
Ni ces marbres éclatants qu'on foule l'un pied distrait sur un sol
Trompé par ses propres dons. Mais sur une claie d'osier, son lit,
Traînent des tiges, vides des dons de Cérès, et des écuelles neuves
En terre, qu'une roue vulgaire façonna sans effort.
Plus loin, de lentes gouttes tombent des paniers
Faits de branches flexibles et des pots où Bacchus a laissé des traces.
Mais tout autour, sur les parois bourrées de paille légère
Liée par un limon quelconque, on pouvait compter les grossières chevilles.
Le tout surmonté d'un toit où s'entrelacent le jonc vert et le roseau frêle.
En outre, suspendus à un soliveau fameux,
Tous les vivres que contient l'humble cabane : des alizes sucrées
Qui pendent parmi des couronnes d'herbes odoriférantes,
De vieille sarriette et une grappe de raisin sec.
Telle fut jadis, sur la terre hospitalière d'Actéa,
Hécalès digne des honneurs divins que la muse de Batiadès l'ancien
A transmis d'âge en âge à l'admiration des siècles.

CXXXVI. INTERMÈDE : COMBAT DE POLYAENOS ET DES OIES SACRÉES  

Les fèves nettoyées, Oenothée goûte un peu de la chair du crâne et, voulant remettre avec sa fourche dans le garde-manger ce crâne aussi vieux qu'elle-même, elle brise la chaise vermoulue sur laquelle elle était montée et tombe de tout son poids sur le foyer. Elle casse donc le haut de la bouilloire et éteint le feu qui commençait à prendre. Elle se brûle même le coude à un charbon ardent et s'inonde tout le visage de cendre chaude. Je me lève effrayé, et je remets la vieille sur ses jambes, non sans rire de sa mésaventure. Mais aussitôt, pour ne pas retarder le sacrifice, elle court chercher du feu chez une voisine.

Elle était à peine sortie que trois oies sacrées, qui, à ce que je supposai, recevaient leur nourriture de la vieille au milieu du jour, se jettent sur moi et m'entourent tout tremblant en poussant des cris affreux qu'on aurait pris pour des hurlements de rage ; l'une déchire ma robe, l'autre détache le cordon de mon soulier et tire dessus, la troisième, qui semblait leur chef et qui était en tout cas leur maître en cruauté, ne balança pas à me mordre la jambe de son bec en dents de scie. Sans m'arrêter aux demi-mesures, j'arrache un des pieds de la table ; de ma main ainsi armée, je me mets à frapper le belliqueux volatile et d'un coup bien asséné je l'étends mort à mes pieds.

Tels les oiseaux de Stymphale, cédant à la ruse d'Hercule,
Durent fuir vers le ciel, telles, bavant le venin,
Les harpies, quand elles mouillèrent de ce poison
Le repas trompeur de Phinée...
L'éther effrayé frémit
De plaintes inconnues et dans les lointaines demeures célestes
On put voir les portes d'or vaciller sur leurs gonds.

Cependant les deux autres oies avaient avalé toutes les fèves qui, tombées par terre, avaient roulé sur le plancher ; après quoi, affectées, à ce que je supposai, de la mort de leur chef, elles se retirèrent dans le temple. Quant à moi, ravi et de ma vengeance et de mon butin, je jette l'oie morte derrière le lit et je lave avec du vinaigre la légère blessure que j'avais à la jambe. Puis, craignant les reproches de la vieille, je forme le projet de me sauver ; je ramasse donc mes effets et me dispose à prendre la porte.

Mais je n'avais pas franchi le seuil que j'aperçois Oenothée revenant avec un vieux tesson plein de braise. Je bats donc en retraite et, jetant là mon manteau, je me tiens sur la porte dans l'attitude d'un homme attendant quelqu'un qui ne vient pas. Elle plaça la braise sur un tas de roseaux secs, mit dessus plusieurs morceaux. de bois, s'excusa d'avoir tant tardé : son amie, dit-elle, n'avait pas voulu la laisser partir sans avoir, pour la bonne règle, mis à sec trois verres (58) : « Et toi, ajouta-t-elle, qu'as-tu donc fait pendant mon absence et où sont donc mes fèves ? »

Croyant mériter toutes les louanges, je lui exposai pas à pas tous les détails du combat, et pour la consoler de la perte de son oie, je lui offris de l'en indemniser. Mais dès qu'elle vit le cadavre, la vieille se mit à pousser de tels cris qu'on aurait cru à une nouvelle invasion des oies. Troublé par ce vacarme et tout étonné du crime qu'on me reprochait, je demandai à la vieille pourquoi elle se fâchait et pourquoi elle se désolait plus de la mort de son oie que de ma blessure.

 

CXXXVII. NOUVEAUX PRÉPARATIFS

Mais elle, choquant ses mains d'indignation : « Scélérat, dit-elle, et tu oses encore parler ? Tu ignores donc l'énormité de ton forfait ? Tu viens d'occire les délices de Priape, l'oie dont toutes vos dames raffolaient (59). Et pour que tu ne croies pas que c'est une peccadille, si nos magistrats en avaient connaissance, tu serais mis en croix. En outre, par ce meurtre, tu as souillé de sang ma demeure, jusqu'à ce jour inviolée. Et ainsi tu as fait que tout ennemi qui voudra s'en donner la peine n'aura qu'un mot à dire pour que je sois chassée du sacerdoce. »

Elle dit, et de son chef tremblant arrache les cheveux blancs ;
Ses ongles déchirent ses joues ; une pluie de larmes ne manqua pas à la fête ;
Tel le fleuve indomptable roule â travers les vallées
Quand les neiges gelées se mettent à fondre, et que l'Auster alangui
Ne veut plus souffrir qu'il subsiste de glace sur la terre délivrée ;
Ainsi un torrent à grand flots inonda sa face,
Et sa poitrine soulevée par les sanglots fa entendre un gémissement.

« Je vous en prie, lui répondis-je, ne criez pas ainsi, je vous ai pris une oie, je vous rendrai une autruche. » Mais, assise sur le lit, elle s'obstine à pleurer sur le trépas de son oie.

J'étais dans le plus grand embarras, quand entre Proselenos, apportant l'argent nécessaire pour le sacrifice. Elle voit l'oie morte, s'enquiert de la cause de notre tristesse et se met à pleurer plus fort que l'autre vieille et à s'apitoyer sur mon sort : c'était à croire, ma parole, que j'avais tué mon père et non une oie nourrie aux frais du public.

Enfin, en ayant assez de cette lamentable histoire : « Voyons, m'écriai-je, je pourrais me racheter à prix d'argent si je vous avais attaquées, si même je m'étais rendu coupable d'un homicide. Eh bien, je pose sur cette table deux pièces d'or ; vous pouvez avec cet argent acheter et les dieux et des oies. » A la vue du vil métal, Oenothée se calma : « Pardonnez-moi, jeune homme, dit-elle : c'est pour vous que j'étais inquiète. Je vous donnais une preuve d'intérêt, non de méchanceté. Je vais m'arranger pour que personne ne sache rien de cette affaire. Quant à vous, priez seulement les dieux qu'ils vous pardonnent. »

Quiconque a de l'argent navigue sous un vent favorable
Et mène la fortune au gré de ses désirs :
Il peul épouser Danaé, il peut même
Faire croire à Acrisias que Danaé est toujours vierge;
Il peut faire des vers, des discours,
Plaider même : Caton ne sera pas son égal.
Jurisconsulte il tranchera du coupable ou non coupable
Et sera tout ce que sont Servius et Labéon.

Mais pourquoi tant de paroles ? ce que tu veux, si tu as argent en poche, demande-le,

Tu l'auras : un coffre-fort garni renferme toute la puissance de Jupiter.

Cependant, la vieille prêtresse se démène : elle me met dans les mains une coupe de vin, dont, avec des brins de poireau et de persil elle fait une lustration sur mes doigts étendus, puis jette dans le vase des avelines en prononçant des paroles magiques : suivant qu'elles descendent ou qu'elles remontent, elle en tire des pronostics; mais je me rendais bien compte que c'étaient les coques vides qui seules surnageaient et qu'au contraire toutes les autres, lourdes d'un fruit sain, restaient au fond. Puis, se saisissant de l'oie, elle l'ouvre, en tire le foie qui était parfaitement sain et s'en sert pour me prédire mon destin. Enfin, pour ne laisser subsister aucune trace de mon oeuvre, elle découpe l'oie et met les morceaux à la broche, pour en faire un festin en l'honneur de celui qu'elle-même, un instant auparavant, préparait à une mort inévitable (60).Tout en s'agitant pour ce sacrifice, les deux vieilles buvaient sec et dévoraient maintenant joyeusement l'oie, cause de tant de désolation. Quand elle fut entièrement mangée, Oenothée, à moitié ivre, se tourna vers moi : « Maintenant achevons, dit-elle, les mystères qui rendront leur vigueur à vos nerfs. »

CXXXVIII. POLYAENOS S'ENFUIT ÉPOUVANTÉ IL PLEURE SUR SES AMOURS

Aussitôt elle exhibe un phallus de cuir qu'elle humecte d'huile, puis saupoudre de poivre et de graine d'ortie pilés, et que finalement elle m'introduit lentement dans le derrière. Puis, sans pitié pour mes plaintes, elle mouille mes cuisses avec le même liquide. Enfin, ayant mêlé du suc de cresson et d'aurone, elle en couvre mon braquemard et, armée d'une poignée d'orties vertes, m'en fouette d'une main légère partout au-dessous du nombril.
Brûlé par les orties, je prends la fuite, mais les deux maudites petites vieilles, furieuses, me poursuivent, et, bien que paralysées par le vin et le rut, elles m'emboîtent le pas et me poursuivent quelque temps par les rues en criant : « Au voleur ! Arrêtez-le ! » Je parviens pourtant à m'échapper, non sans m'ensanglanter les pieds dans ma course précipitée. J'arrive enfin chez moi, accablé de fatigue et je me jette sur mon lit, mais sans pouvoir fermer l'oeil ; toutes mes mésaventures défilaient en effet dans mon esprit, et jugeant que jamais personne n'avait été victime de telles disgrâces : « O Fortune qui m'es si constamment hostile, m'écriai-je, avais-tu besoin d'ajouter à mes maux les tourments de l'amour pour mieux me torturer encore ? Malheureux que je suis ! Alliés contre moi, la Fortune et l'Amour se sont conjurés pour me perdre. L'Amour surtout, l'Amour impitoyable ne m'a jamais épargné : amoureux ou aimé, je suis également au supplice.

« Voici maintenant que Chrysis m'aime éperdument et ne se lasse point de me poursuivre ! Elle qui me conciliait les faveurs de sa maîtresse mais me tenait elle-même à distance comme un esclave, parce que j'en portais l'habit, elle, qui jadis méprisait ma condition servile, veut maintenant me suivre, même au péril de sa vie et jure, en me dévoilant la violence de son amour, qu'elle ne peut plus vivre qu'à mes côtés.

« Mais tout entier à Circé, je méprise toutes les autres. Et, en effet, qui la surpasse en beauté ? Quelle Ariane, quelle Léda a atteint cette perfection ? Que peuvent à côté d'elle Hélène et Vénus même ? Et Pâris, juge du différend des trois déesses, s'il avait vu entrer en ligne ces yeux si vifs et si provocants, leur eût sacrifié et Hélène et les déesses. Si du moins il m'était permis de lui ravir un baiser et de presser un instant sur la mienne cette poitrine aux formes divines, peut-être mon corps recouvrerait-il son ancienne vigueur, peut-être cet organe, assoupi sans doute par quelque maléfice, se réveillerait-il. Ses outrages même n'arrivent pas à me lasser. Qu'elle m'ait fait battre, je n'en sais plus rien ; qu'elle m'ait mis à la porte, ce n'est pour moi que jeu, pourvu qu'il me soit permis de rentrer en grâce. »

CXXXIX. OU CHRYSIS POURSUIT POLYAENOS DE SA TENDRESSE

Ces réflexions et bien d'autres semblables, jointes au souvenir obsédant de tant de charmes, excitèrent mon imagination au point que, dans mon délire, je m'en prenais à mon lit, comme s'il eût offert à ma rage amoureuse une image de ma beauté : mais tous ces efforts restèrent encore vains.
« Enfin une persécution si opiniâtre vint à bout de ma patience : je couvris d'outrages le génie ennemi qui avait mis cette malédiction sur moi. Reprenant alors un peu mes esprits et cherchant une consolation dans l'exemple de tant de héros anciens, victimes eux aussi de la colère des dieux, je m'écriai :

Je ne suis pas le seul qu'une divinité et un destin implacable
Poursuivent. Jadis Hercule de Tirynthe, harcelé par la colère
D'Inachia, porta le poids du ciel ; avant, Laomédon dut assouvir
La colère impie de deux divinités unies dans la vengeance :
Pelias aussi éprouva la colère de Junon, Téléphe porta les armes
Sans le savoir et Ulysse eut à redouter les royaumes de Neptune.
Moi aussi à travers la terre, à travers la mer de Nérée blanchi
Je suis poursuivi par la lourde colère de Priape l'Hellespontien.

Torturé par ces soucis, je passai toute une nuit d'angoisses. Giton, ayant appris que j'étais rentré coucher, pénétra dans ma chambre au petit jour. Il se plaignit violemment de la vie désordonnée que je menais, prétendit que toute la maisonnée était fort scandalisée de mes agissements, qui me faisaient trop souvent négliger mon service, et me prédit que les relations que j'avais nouées finiraient sans doute par m'être funestes. Par quoi je compris qu'il était instruit de mes affaires et que sans doute on était venu à la maison prendre de mes nouvelles. J'interrogeai donc mon petit ami pour savoir si quelqu'un était venu me demander : « Personne aujourd'hui, me répondit-il, mais hier une femme très bien s'est présentée ici, elle a causé longtemps avec moi et m'a harcelé de questions pour me dire à la fin que tu avais mérité un châtiment et que tu subirais la peine réservée aux esclaves, si celui à qui tu as fait tort ne retire passa plainte. »

Ces nouvelles me mirent à la torture et je me répandis de nouveau en imprécations contre la fortune. Je me plaignais encore quand Chrysis entra et se jeta dans mes bras sans aucune retenue : « Je te trouve, enfin, s'écria-t-elle, comme je te voulais ! O mes désirs ! O mes plaisirs ! Jamais tu ne viendras à bout du feu qui me dévore qu'au prix du plus pur de ton sang ! »

Décontenancé par tant d'emportement, je dus recourir aux plus douces paroles pour me débarrasser d'elle : je craignais que tout ce bruit ne parvînt aux oreilles d'Eumolpe, car, rendu orgueilleux par la prospérité, il nous regardait maintenant d'un oeil de maître. J'employai donc toute mon adresse à calmer Chrysis ; je lui jouai la comédie de l'amour ; je lui susurrai de tendres paroles ; en un mot, je dissimulai si bien qu'elle crut à ma passion pour elle. Alors je lui expliquai dans quels périls elle allait nous mettre tous deux si elle se laissait pincer avec moi dans ma chambre, et je lui dépeignis Eumolpe comme un maître qui punissait sévèrement la moindre bagatelle. Ce qu'entendant elle s'empressa de fuir et cela d'autant plus vite qu'elle vit entrer Giton, qui avait quitté la chambre un peu avant son arrivée. Elle était à peine sortie qu'un des nouveaux valets d'Eumolpe entra en coup de vent et m'avertit que le maître était fort en colère contre moi, parce que j'avais manqué le service depuis deux jours ; il ajouta que j'agirais prudemment en préparant à l'avance quelque excuse plausible, car il n'était guère probable que la colère d'Eumolpe se calmât sans coups de bâton. Je parus à Giton tellement agité et triste qu'il renonça à me dire quoi que ce fut au sujet de la femme. Il ne me parla que d'Eumolpe et me conseilla de tourner cette affaire à là plaisanterie plutôt que de lui en parler sérieusement. Je suivis le conseil et j'abordai l'entretien avec une mine si réjouie que le poète m'accueillit sans sévérité et même gaiement ; il me plaisanta sur les faveurs que me réservait Vénus, loua fort ma beauté et mon allure qui faisaient de moi la coqueluche des dames : « Je n'ignore pas, ajouta-t-il, qu'une de nos plus célèbres beautés se meurt d'amour pour toi ; cela pourrait, mon cher Encolpe, nous servir quelque jour. Donc, joue bien ton rôle d'amoureux : pour moi, je soutiendrai jusqu'au bout celui que j'ai assumé. »

CXL. HISTOIRE DE PHILUMÈLE, MÈRE DE FAMILLE

Il parlait encore quand nous vîmes entrer une daine des plus respectables, nommée Philumèle, qui, dans son jeune âge, avait spéculé sur ses charmes pour extorquer mainte succession, qui maintenant, vieille et flétrie, introduisait son fils et sa fille auprès des vieillards sans héritiers et, se succédant ainsi à elle-même, continuait à étendre le champ de ses opérations.

Elle venait donc trouver Eumolpe pour confier à sa prudente direction ces deux enfants, son unique espérance, et pour se mettre avec eux sous sa bienveillante protection. Il était, à l'en croire, le seul homme au monde capable de dresser les deux jouvenceaux en les faisant profiter des conseils quotidiens de son expérience. Elle déclara, en terminant, désirer les laisser dans la maison d'Eumolpe pour qu'ils pussent profiter de ses moindres paroles, seul héritage qu'elle fût en état de leur assurer. Et elle le fit comme elle le dit ; elle nous confia une fille fort belle et un jeune éphèbe, et s'en fut, sous prétexte de se rendre au temple pour s'y acquitter d'un voeu.

Eumolpe, qui était si confit en vertu qu'il m'eût facilement traité comme on traite les jeunes garçons, ne voulut pas perdre un moment pour inviter cette fille à une partie de fesses conforme aux rites. Mais il avait dit à tout le monde qu'il souffrait de la goutte aux pieds et d'une paralysie des lombes et, s'il ne soutenait pas ce rôle jusqu'au bout, il risquait fort de mettre en bas toute notre tragédie.

Donc, pour rester fidèle à son mensonge, il pria la fille, par accommodante bonté, de vouloir bien se mettre dessus et commanda à Corax de se glisser sous le lit, où lui-même était couché, puis, les deux mains appuyées sur le pavé, de le mettre en mouvement avec ses reins. Le valet, exécutant le lent mouvement prescrit, répondait à la gesticulation de la fillette par des secousses égales. Mais quand l'affaire fut sur le point d'aboutir, Eumolpe cria à Corax qu'il le priait d'accélérer la cadence. Pris entre son valet et son amoureuse, le vieillard semblait jouer à la balançoire.

Ainsi par deux fois opéra Eumolpe, au milieu de grands éclats de rire, sans compter les siens. De mon côté, pour ne pas me rouiller dans l'inaction, j'avisai le frère qui, à travers la cloison, admirait les exercices de sa soeur, et je m'approchai de lui pour voir s'il serait disposé à subir les derniers outrages. Fort bien dressé, le jeune homme ne repoussa pas mes cajoleries, mais la divinité qui me poursuivait vint encore faire obstacle à mes succès.
Pourtant, je ne fus pas aussi affligé de cet insuccès que des précédents, car, peu après, ma vigueur me revint et me sentant brusquement plus vaillant je m'écriai : « Dieux tout puissants, vous m'avez rétabli dans la plénitude de mon existence. Car Mercure, dont le métier est de conduire les âmes aux enfers et de les en ramener, a voulu, dans sa bonté, me rendre ce qu'une main hostile m'avait ravi pour que vous sachiez que j'ai été plus avantagé que Protésilas (61) ou l'un quelconque des amoureux antiques. »

A ces mots, je retrousse ma tunique et je m'offre dans toute ma gloire à l'admiration d'Eumolpe. D'abord, il en fut épouvanté, puis, pour arriver à se convaincre de sa réalité, il caresse de l'une et l'autre main ce présent des dieux. Une bénédiction d'une telle conséquence nous avait mis en gaîté : nous rîmes bien de la perspicacité de Philumèle et de la compétence précoce de ses enfants, destinée, en ce qui nous concernait, à ne leur profiter en rien : c'était, en effet, le seul espoir d'hériter qui l'avait fait nous livrer le garçon et la fille.

Ayant réfléchi, à part moi, à tout cet infâme manège pour circonvenir les vieillards, j'en pris texte pour ratiociner sur l'état présent de notre fortune, et j'insinuai à Eumolpe qu'à force de chasser, les chasseurs de testaments pouvaient bien finir par se faire chasser eux-mêmes. « Toutes nos actions, disais-je, doivent-être d'accord avec la prudence. Socrate, le sage des sages, au jugement des dieux et des hommes, aimait à se glorifier de n'avoir jamais jeté un regard dans une taverne et de ne s'être jamais aventuré dans une assemblée trop nombreuse. Tellement il est vrai que rien n'est plus utile que de ne jamais aller contre le bon sens. Voilà qui est incontestable. Et aucun homme n'est plus exposé à tomber en un instant dans l'infortune que celui qui convoite le bien d'autrui. Mais de quoi vivraient les charlatans et les filous si, en guise d'hameçon, ils ne jetaient à la foule des bourses ou des sacs d'argent sonnant. et trébuchant. De même qu'on appâte les bêtes brutes avec des aliments, de même les hommes ne se laisseraient pas prendre à l'attrait de l'espérance, si on ne leur donnait pas d'abord quelque chose à mordre : sans doute, les Crotoniates nous ont fait jusqu'ici un accueil magnifique, mais le navire que tu leur avais promis et qui devait amener d'Afrique ton argent et tes esclaves n'arrive pas. Déjà épuisés, les captateurs d'héritages restreignent leurs libéralités. Donc, ou je me trompe fort, ou la Fortune commence à se lasser des faveurs dont elle nous a comblés tous trois. »

CXLI. OU EUMOLPE PÉRIT, VICTIME DE SON HUMEUR BADINE ET FRONDEUSE

« J'ai trouvé, dit Eumolpe, un bon moyen de tenir en haleine nos coureurs d'héritages. » Et tirant son testament d'un sac, il nous lut ses dernières volontés : « Tous ceux qui sont couchés sur mon testament, à l'exception de mes affranchis, ne pourront toucher ce que je leur laisse qu'à la condition, après avoir préalablement coupé mon corps en morceaux, de le manger en présence du peuple assemblé. Pour qu'ils ne s'effrayent pas plus qu'il ne convient, qu'ils sachent que c'est une coutume observée chez certains peuples de faire manger les défunts par leurs proches (62), et cela est si vrai que l'on conjure souvent les moribonds de se hâter d'en finir pour ne point trop, gâter leur viande. Ceci pour encourager mes amis à ne pas me refuser ce que je demande, mais à déguster ma chair avec un zèle égal à celui avec lequel ils souhaitent : le départ de mon âme pour le royaume des ombres. »

Tandis qu'il nous lisait les premiers chapitres, quelques-uns de nos captateurs les plus zélés entrèrent dans la chambre et, le voyant son testament en main, le prièrent instamment de leur permettre d'en écouter la lecture. Il y consentit sur-le-champ et le leur lut de la première ligne à la dernière. Mais à l'ouïe de la clause peu banale, les concernant, leurs nez s'allongèrent. Cependant sa grande réputation de richesse aveuglait si bien ces mal-heureux et ils se montraient si plats en sa présence, que personne n'osa se plaindre d'une telle nouveauté. L'un d'eux, nommé Gorgias, se déclara même tout dis-posé à en passer par là, à condition qu'Eumolpe ne le fît pas trop longtemps attendre.

A quoi ce dernier répondit : « Je n'ai pas lieu de craindre que votre estomac refuse mon legs. Il sera docile si pour un mauvais dîner vous lui promettez la compensation d'une foule de bons repas. Vous n'aurez qu'à fermer les yeux et à vous figurer que ce ne sont pas les entrailles d'un homme, mais en réalité cent millions de sesterces que vous mangez. Ajoutez aussi que nous inventerons bien quelque assaisonnement pour changer le goût de ma chair. Car aucune viande par elle-même ne plaît à notre estomac, mais l'art du cuisinier les lui déguise de façon qu'il s'en arrange.

S'il vous faut des exemples à l'appui de mon opinion, les habitants de Sagonte, pressés par Hannibal, se nourrirent de chair humaine et ce sans en attendre aucun héritage. Ceux de Pérouse, pressés par une extrême disette, en firent autant sans chercher par ce mode d'alimentation à capter autre chose que les tiraillements de leur estomac. Quand Scipion prit Numance, il y trouva des mères qui portaient sur leur sein le corps à demi dévoré de leur enfant. Bref, comme seule l'imagination est l'auteur de votre dégoût pour la chair humaine, vous trouverez bien en vous assez d'énergie pour triompher de cette répugnance, afin de recevoir les legs immenses dont je dispose en votre faveur. »

Eumolpe débitait ces écoeurantes inventions avec une fantaisie si peu retenue que les chasseurs d'héritages commencèrent à se méfier de lui et qu'observant dès lors de plus près nos paroles et nos actes et voyant leurs soupçons se confirmer à l'examen, ils nous considérèrent désormais comme des charlatans et des escrocs. En conséquence, ceux qui avaient fait le plus de dépenses pour nous recevoir résolurent de se saisir de nous pour nous punir selon notre mérite.

Mais Chrysis, mêlée à toutes ces intrigues, me dénonça leurs projets contre nous ; à cette nouvelle, j'eus tellement peur que je pris la fuite immédiatement avec Giton, en abandonnant Eumolpe à son malheureux sort.

Peu de jours après, j'appris que les Crotoniates, indignés d'avoir nourri si longtemps somptueusement ce vieux renard à frais communs, l'avaient accommodé à la mode marseillaise. Pour votre gouverne, sachez que chaque fois que Marseille souffre de la peste, un des plus pauvres habitants se dévoue, à condition d'être pendant un an, et aux frais du public, nourri des aliments les plus délicats. Puis, orné de verveine, et revêtu de la robe sacrée, il fait le tour de la ville pour recevoir sur sa tête tous les maux dont souffre la cité, et, finalement, il est précipité du haut d'un rocher.

 

(01)   Plaisante réédition du jugement de Salomon.

(02)   Pris à l'improviste, le Romain roulait son manteau autour de son bras gauche pour s'en servir en guise de bouclier.

(03)   Ces plaintes d'Encolpe a sont, dit. M. Collignon, d'un ton soutenu et d'une noblesse de langage peu en rapport avec le personnage et les circonstances. C'est qu'elles sont une parodie de l'Énéide, II, 664 à 672.

(04)  Encolpe est dans une ville grecque et, il l'a dit quelques lignes plus haut, dans une ville maritime. II dira chapitre 99 : « Après avoir adoré les étoiles, je monte à bord ». On a pensé qu'il s'agissait de Naples. Quant au passage du chapitre 11 : Ascylte voulait rentrer le jour même à Naples «, il ne prouve rien, puisqu'il a été interpolé par Nodot. »

(05)  C'est ce que nous appelons un camaïeu.

(06)  C'est de l'ellébore blanc ou viraire qu'il est ici question. Les anciens attribuaient à ce purgatif énergique la propriété de nettoyer le cerveau et d'éclaircir les idées.

(07)  Ce morceau correspond aux vers 13-56, 195-227, 250-267 du chant II de l'Énéide. Ce n'est pas une parodie, mais un exercice d'école : l'auteur a mis en senaires iambiques les hexamètres de l'Énéide. Le morceau est brillant, mais il y a des vers trop cherchés, d'autres négligés. Il n'y a aucune intention ni de dépasser, ni de critiquer, ni même d'égaler Virgile qui est seulement modernisé. C'est à tort qu'on a voulu voir dans ces vers une parodie de l' Iliacon, oeuvre de jeunesse de Lucain, ou d'un poème de Néron sur la chute de Troie.

(08)  Ces racloirs avaient la forme d'une serpette mais sans tranchant, et servaient à faire tomber la sueur et la crasse qui couvraient le corps.

(09)  Ces valets de bains chargés de garder les habits de ceux qui étaient dans l'eau avaient, au témoignage de Sénèque le Rhéteur, reçu le nom d'officiosi, parce que professionnellement ils se prêtaient à tous les caprices des baigneurs.

(10)   Jeu de mots sur inguina, aines, parties sexuelles, et ingenia, esprits.

(11)  La sargue était très rare. On la faisait venir de la mer Carpathienne, jusqu'au jour où Optatus, affranchi de Tibère, en fit jeter un grand nombre dans la mer de Toscane, où elles pullulèrent. Il est donc littéralement exact que ce poisson avait été amené du bout du monde.

(12)  Le cinnamome est un arbuste odoriférant. De son suc on tirait un parfum très rare.

(13)   Le latin dit mercenarius, domestique à gages, terme qu'il ne faut pas confondre avec servus, qui veut dire aussi domestique, mais désigne un esclave.

(14)  Peut-être faut-il comprendre : l'intendant du quartier ou le commissaire de police.

(15)  Il ne faut pas confondre les valets de ville, servi publici, avec les licteurs. On les appelait aussi viatores. Ils étaient au service des magistrats, dont ils faisaient les courses et exécutaient les ordres.

(16)  Ceux qui faisaient un acte public, nous apprend le code Théodosien, devaient revêtir une robe de diverses couleurs.

(17)  Les marins et les passagers, avant de s'embarquer, invoquaient Castor et Pollux.

(18)  Cette méditation ornée de lieux communs pourrait bien être la parodie de quelque roman, de quelque poème ou encore de quelque exercice d'école.

(19) La longue délibération qui suit est une spirituelle parodie des suasoria, des discussions d'école ingénieuses, subtiles, à la mode sous l'Empire.

(20)  Nous avons déjà vu que chez les anciens c'était une inconvenance de se montrer en public avec la tête couverte : cela passait pour un signe de mollesse. On voit ici qu'au contraire les malades se couvraient la tête tant pour se préserver de l'air que pour indiquer à tous l'état de leur santé.

(21)  Allusion au teint très blanc des Gaulois.

(22)  Pour empêcher le papier de boire l'encre, on mêlait à celle-ci une espèce de gomme nommée ferumen, qui la rendait gluante, comme Giton l'explique ici.

(23)   Les esclaves avaient la tête rasée, mais on ne rasait les sourcils qu'aux criminels et aux esclaves fugitifs, qu'on marquait aussi au front de la lettre F (fugitif).

(24)  Encore une vengeance de Priape.

(25)  Il a déjà été question d'une purification au chapitre précédent, à propos du songe de Tryphène : il s'agissait alors d'apaiser Apollon, qui était apparu en rêve à Tryphène et qu'on supposait en conséquence irrité. Ici la purification est destinée à apaiser la tutela, c'est-à-dire, la divinité patronne du navire, celle dont la figure était sculptée à la proue, qu'Encolpe et Giton avaient pu indisposer en se faisant couper les cheveux.

(26)  C'est fort probablement une parodie.

(27)  Les anciens croyaient que le sang et la salive de cet animal avaient la propriété de faire tomber le poil.

(28)  Parodie de l'Enéide, VIII, 115-116. Les vers qui suivent sont également une parodie du style épique où l'on croit retrouver des réminiscences de Virgile.

(29) C'étaient des roseaux articulés de manière à pouvoir s'allonger plus ou moins : une des extrémités de l'appareil, terminé par deux manches,

était entre les mains, du chasseur, l'autre portait un gluau : par une simple pression, l'appareil s'allongeait et le gluau allait joindre l'oiseau.

(30) Ces vers ingénieux, ainsi que ceux du chapitre 93 sur le luxe, sont peut-être les meilleurs de l'ouvrage, bien supérieurs à coup sûr aux deux grands poèmes d'Eumolpe.

(31) On retrouve un conte semblable chez beaucoup de peuples. Voir Abel de Rémusat, Contes chinois : « La matrone du pays de Soung. » Il a été maintes fois traduit ou imité, notamment par Saint-Evremond, Bussy-Rabutin et La Fontaine.

(32) Ce qui suit est peut-être une parodie des amours d'Énée et de Didon, autre veuve inconsolable et pourtant consolée.

(33) Virgile, Énéide, IV, 34.

(34) Comme celui cité un peu plus haut, ces vers sont empruntés à Virgile, au livre IV de l'Énéide , pp. 38 et 39, Anne, conseillant à Didon de ne pas repousser Énée, lui rappelle dans quel pays barbare elle se trouve : Nec venit in mentem, quorum consederis arvis.

(35) Tryphène ne semble pourtant guère gênée par la pudeur ; sans doute a-t-elle été mêlée jadis à quelque aventure du même genre.

(36) Les principaux traits de cette tempête sont empruntés aux chants I, III et V de l'Énéide : « Tout au plus une intention très générale de parodie se traduit-elle par une certaine enflure du style ; mais le morceau paraît en somme traité avec soin comme un thème d'école. » Collignon, Et. sur Pétrone, p. 126.

(37)   Natare a un double sens : nager, flotter, au sens propre et, au figuré : flotter dans ses résolutions, être indécis. Pétrone joue sur cette double signification, et on pourrait traduire à peu près ainsi ce trait ironique : « Pauvre humanité ! quels êtres flottants vous faites ! » ou, en employant un synonyme : « Pauvre humanité, quel plongeon ! » Collignon, Pétrone en France, 1905, p. 188.

(38)  Par leurs qualités et leurs défauts, ces vers se révèlent de la même main que la Prise de Troie. Seulement, tandis que dans ce dernier morceau il semble a qu'il ait voulu lucaniser Virgile, dans le De bello civili il s'efforcera de virgilianiser Lucain. (Collignon, Et. sur Pétrone, p. 141.) L'auteur a surtout cherché la concision. Il a écrit sur un mètre tragique un fragment d'épopée. Nous sommes donc encore en présence d'une sorte de gageure littéraire.

(39)  Déesse de la guerre.

(40) C'est-à-dire entre Naples et Pouzzoles

(41)  Tout ce passage des Alpes est inspiré de Tite-Live.

(42) Le deus ex machina, les divinités qui sont censées tout mener n'arrivent que quand les événements sont déjà expliqués par des causes naturelles. Pétrone, qui en est pourtant le partisan, fait ainsi toucher du doigt l'inutilité du merveilleux et son caractère artificiel et postiche. « Les morceaux fabuleux font double emploi avec les morceaux historiques. » (Collignon.)

(43) Dyrrachium.

(44) Burmann, constatant de l'enflure dans ce morceau, en conclut que Pétrone la force pour ridiculiser Eumolpe ! Pour M. Collignon « ce n'est qu'une anti-Pharsale assez mal venue », un poème ultra-classique, mais auquel manque la dernière main, une déclamation vague et vide contre le luxe et l'avarice, que déparent de nombreuses répétitions. Voltaire caractérise le poème d'un mot : « Une déclamation pleine de pensées fausses. »

(45)  Pétrone aime ces contrastes.

(46)  L'épisode qui commence ici a été imité par Mathurin Regnier (Elégie IV) et par Bussy-Rabutin qui, racontant la prétendue mésaventure du comte de Guiche avec la comtesse d'Olonne, ne fait guère que traduire Pétrone (Histoire d'Ardélise et de Trimalet).

(47) La méprise est plaisante.

(48)  Sedeo a aussi le sens obscène : se livrer à quelqu'un. Pétrone a cherché à dessein l'équivoque : la phrase est à volonté, ou élégante, ou très grossière.

(49)   Ce portrait d'une beauté à la mode est sans doute une parodie de quelque roman : les traits en sont forcés.

(50)  Allusion aux amours d'Ulysse et de Circé. Ulysse est en effet appelé dans l'Odyssée (XII, 184) πολύαινος, c'est-à-dire : digne de beaucoup d'éloges.

(51)  Plutarque, dans le discours premier sur les vertus d'Alexandre dit : « Socrate couchait près d'Alcibiade sans violer la chasteté. »

(52)  Saint-Evremond voit dans toute cette histoire le vrai langage de la galanterie. Nous préférons croire que Pétrone se moque un peu du lecteur.

(53)   Le médius était réputé infâme chez les anciens.

(54)  Ce monologue irrité n'est d'un bout à l'autre qu'une parodie des poètes épiques et tragiques : le comique jaillit du contraste de la noblesse du style avec l'obscénité du sujet.

(55)  Parodie spirituelle, mais obscène des beaux vers de l'Énéide, où, aux Enfers, Didon, dans son ressentiment, se détourne d'Énée (v. 469-470). La fin du dernier vers : les pavots à la tige basse, est empruntée à la mort d'Euryale (Énéide, IX, 435) et, le début, à l'églogue V, vers 16.

(56)  Au XXe livre de l'Odyssée, v. 13 et suivants, Ulysse se propose de châtier les servantes qui ont introduit les prétendants chez lui. C'est là qu'il est dit qu'il se dispute avec son coeur.

(57)   Les anciens considéraient comme une impureté qu'il fallait expier de toucher un cadavre.

(58)  Les buveurs s'imposaient la règle de boire ou trois coups ou trois fois trois coups. Ausone dit : « Bois trois fois, ou trois fois trois, telle est la loi mystique. »

(59)   C'est que, d'après une tradition que nous a conservée Pausanias, pour séduire Léda, Jupiter se serait changé, non en cygne, mais en oie. Virgile dit la même chose dans le poème de Ciris.

(60)   Parodie d'une cérémonie d'expiation.

(61)   Protésilas, fameux dans l'antiquité par le nombre de ses exploits amoureux. Débarquant le premier sur la côte troyenne, il fut tué par Hector.

(62)   On a voulu voir dans ce passage une allusion à la Cène des chrétiens, comme dans la substitution de cadavres de la Matrone d'Ephèse un allusion à la Passion du Christ, comme dans le chant du coq du Banquet, une allusion à saint Pierre. Tout cela est forcé. Pétrone n'a pu railler le christianisme : il l'ignorait.