PETRONE
LE SATYRICON
PREMIERE PARTIE DEUXIEME PARTIE TROISIEME PARTIE
INTRODUCTION Parmi tant de chefs-d'oeuvre que nous a laissés l'antiquité classique, il y en a de plus célèbres, mais il y en a peu d'aussi lus que le Satyricon de Pétrone. De ce que ce roman a toujours été populaire et l'est resté même à notre époque, ce serait pourtant une erreur de conclure qu'il soit d'un abord très facile. Nul ouvrage, peut-être, n'a plus besoin de commentaire. Sans doute, à première lecture, le charme du récit, la vive peinture des moeurs et des caractères, l'esprit et l'entrain de l'auteur font que l'on passe volontiers et presque sans les apercevoir sur des difficultés aussi nombreuses que graves, mais il n'y a rien d'exagéré à dire que plus on vit dans la familiarité de Pétrone, plus on approfondit son oeuvre, plus on voit se multiplier les points d'interrogation.
Une notice donnant à l'avance la
solution de toutes ces obscurités apparaît donc comme le complément
presque indispensable d'une édition de Pétrone. Ajoutons-le pour la consolation du lecteur, il est peu probable - à moins qu'on ne découvre de nouveaux manuscrits - que les érudits de l'avenir arrivent à des conclusions beaucoup plus satisfaisantes et beaucoup plus sûres que celles dont nous sommes obligés de nous contenter. Pétrone est, en effet, d'une lecture difficile non seulement pour un homme cultivé, mais pour un latiniste, mais même pour les spécialistes, philologues et historiens, qui ont consacré toute une vie de labeur acharné à l'étude de la décadence latine (01). Nombreux sont les points sur lesquels leurs travaux n'ont fait qu'accentuer la divergence de leurs vues, et ce n'est pas sans motif qu'un traducteur de Pétrone, J. N. M. de Guerle a intitulé le commentaire qu'il lui consacre : Recherches sceptiques sur le « Satyricon » et sur son auteur. Pour ne pas nous engager dans des discussions sans fin, nous nous bornerons ici à indiquer les problèmes posés par la critique et les principales solutions entre lesquelles elle hésite, sans nous interdire cependant de laisser deviner nos opinions personnelles. Il ne nous est parvenu qu'une partie du Satyricon ; les morceaux qui nous ont été conservés présentent bien des lacunes, bien des obscurités, bien des fautes. Non seulement l'époque où vivait Pétrone, non seulement le temps et le lieu où se passe le roman sont discutés, mais on n'est d'accord ni sur l'identité de l'auteur, ni sur le but de son oeuvre, ni sur l'authenticité d'une notable partie des fragments qui nous sont parvenus. Nous allons examiner brièvement ces diverses questions.
- Les manuscrits portent, sans autre indication,
le nom de Titus Petronius Arbiter. Au XVIe siècle, Pithou, aussi estimé comme philologue que comme juriconsulte, a cru pouvoir l'identifier avec le plus célèbre de tous, avec le Pétrone, favori, puis victime de Néron (02), immortalisé par une belle page de Tacite au XVIe livre des Annales, paragraphes 18 et 19.« ... Il consacrait, dit le grand historien, le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie. Si d'autres vont à la renommée par le travail, il y alla par la mollesse. Et il n'avait pas la réputation d'un homme abîmé dans la débauche, comme la plupart des dissipateurs, mais celle d'un voluptueux qui se connaît en plaisirs. L'insouciance même et l'abandon qui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles leur donnaient un air de simplicité d'où elles tiraient une grâce nouvelle. On le vit, cependant, proconsul en Bithynie et ensuite consul, faire preuve de vigueur et de capacité. Puis retourné aux vices, ou à l'imitation calculée des vices, il fut admis à la cour parmi les favoris de prédilection. Là, il était l'arbitre du bon goût : rien d'agréable, rien de délicat, pour un prince embarrassé du choix, que ce qui lui était recommandé par le suffrage de Pétrone. Tigellin fut jaloux de cette faveur : il crut avoir un rival plus habile que lui dans la science des voluptés. Il s'adressa donc à la cruauté du prince, contre laquelle ne tenaient jamais les autres passions, et signala Pétrone comme ami de Scévinus ; un délateur avait été acheté parmi ses esclaves, la plus grande partie des autres jetés dans les fers, et la défense interdite à l'accusé. L'empereur se trouvait alors en Campanie, et Pétrone l'avait suivi jusqu'à Cumes, où il eut ordre de rester. Il ne soutint pas l'idée de languir entre la crainte et l'espérance, et toutefois il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s'ouvrit les veines, puis les referma ; puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour ; mais, dans ses propos, rien de sérieux, nulle ostentation de courage, et de leur côté, point de réflexions sur l'immortalité de l'âme et les maximes des philosophes ; il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres, il sortit même ; il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. Il ne chercha point, comme la plupart de ceux qui périssaient, à flatter par son codicille ou Néron, ou Tigellin ou quelque autre des puissants du jour. Mais, sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues (03), il traça le récit des débauches du prince, avec leurs plus monstrueuses recherches, et lui envoya cet écrit cacheté, puis il brisa son anneau, de peur qu'il ne servît plus tard à faire des victimes (04). » Tacite appelle le courtisan de Néron : arbiter elegantiarum, l'arbitre des élégances ; il en fait un voluptueux raffiné et lui attribue une satire contre Néron. Or le nom de notre auteur est Titus Petronius Arbiter, il se donne pour un adepte de la philosophie d'Épicure ; et il est bien tentant d'admettre que le Satyricon n'est autre chose que cet écrit ridiculisant et flétrissant les moeurs de Néron, de l'infâme Tigellin et des autres favoris du prince. Le récit de Tacite est du reste confirmé par Pline l'Ancien et par Plutarque, qui ajoutent qu'avant de mourir Pétrone fit briser une coupé précieuse, « une coupe de cassidoine valant 300 grands sesterces » (05), pour la dérober à l'avidité de Néron. Enfin Terentianus Maurus, qu'on fait vivre sous Domitien, cite Pétrone comme se servant volontiers du vers iambique. Il faut donc que l'auteur du Satyricon soit antérieur à Domitien ; et comme entre le règne de ce dernier et celui de Néron nous ne connaissons aucun Pétrone dont le signalement réponde à celui du romancier, on est amené logiquement à l'identifier avec le favori de Néron. Malheureusement ce dernier s'appelait Caius Petronius Turpillianus, tandis que notre auteur se nomme Titus Petronius Arbiter : on n'explique pas par quel miracle l'épithète arbiter elegantiarum s'est transformée si bien en un nom propre que, dans la suite, l'auteur du Satyricon est appelé indifféremment Petronius et Arbiter. En outre, les prénoms sont différents. Le pamphlet que Pétrone composa quelques heures avant sa mort était nécessairement court : le roman satirique, dont nous ne possédons du reste qu'une faible partie, a deux ou trois cents pages et contient deux longs poèmes. Quelque prodigieuse que fut sa facilité, le favori de Néron n'a pas eu le temps matériel de dicter avant d'expirer une oeuvre d'aussi longue haleine. N'ayant plus rien à ménager, on ne voit pas pourquoi il se serait servi de noms supposés, pourquoi il aurait eu recours au roman pour flétrir ses ennemis; il aurait bien mal atteint son but, puisque pour certains commentateurs c'est Néron qu'il a voulu peindre sous les traits de Trimalcion, tandis que pour d'autres ce parvenu vieux et ridicule peut tout au plus être identifié à Tigellin. On ne comprend pas davantage comment il a pu perdre un temps précieux sur des hors-d'oeuvre inutiles à sa vengeance, comme, par exemple, la matrone d'Ephèse. Avant de la cacheter, il aurait dû prendre le temps de faire copier sa diatribe, car il est difficile d'admettre que Néron ait poussé l'amour des belles-lettres jusqu'à livrer bénévolement à la publicité un écrit destiné à le tourner en ridicule.
Enfin, l'identification des deux
Pétrone ne date que du XVIe
siècle, et Pithou, qui en est l'auteur, ne la donne que pour une
simple conjecture. Comment se fait-il que l'oeuvre d'un personnage
illustre, illustré en outre par Tacite et traitant par surcroît d'un
Néron, ne soit mentionnée ni par Suétone ni par Pline, ni par
Martial, ni par Juvénal, et que Quintilien même, si bien informé de
tout ce qui s'était écrit avant lui, ait négligé d'en parler. On a
allégué, il est vrai, le témoignage de Terentianus Maurus, mais pour
le placer sous Domitien il faut l'identifier avec le Terentianus,
fonctionnaire en Afrique, mentionné par Martial, ce qu'on fait sans
l'ombre d'une preuve. Bien plus, Lactance-Placide accuse T. Pétrone
d'avoir pris dans la Thébaïde de Stace, qui mourut sous Trajan,
l'hémistiche fameux : ce qui repousse assez bas dans l'histoire des lettres latines et Pétrone et, par suite, Terentianius Maurus qui le mentionne. Nous n'aurions pas discuté aussi longuement cette hypothèse si elle avait pour seule conséquence d'attribuer à l'auteur de Satyricon une biographie de fantaisie. Mais elle fixe, ce qui est beaucoup plus grave, la date de l'oeuvre et par suite, si elle est erronée, elle en fausse radicalement l'interprétation : si T. Pétrone a été contemporain de Néron, ses jérémiades sur la décadence de la poésie et surtout de la peinture ne peuvent passer que pour les déclamations prophétiques peut-être, mais très exagérées, d'un esprit chagrin. quoique clairvoyant. N'est-il pas plus beau et aussi. plus vraisemblable de voir en notre auteur un dernier adorateur et un dernier représentant de l'idéal classique égaré en pleine décadence et sentant déjà la barbarie proche ? Si T. Pétrone est mort en 66, c'est-à-dire deux ans avant Néron, il a entendu situer son roman sous Auguste ou Tibère, et les moeurs qui s'y trouvent décrites sont celles de ses contemporains. Si cette date est erronée, l'historien qui l'adopte risque de se figurer la Rome des Césars comme déjà rendue à un degré de décadence, de décomposition morale qui, en réalité, n'a été atteint qu'un ou deux siècles plus tard. Enfin, le critique qui fait de T. Pétrone presque un contemporain d'Auguste sera porté à se dissimuler les défauts de sa langue, ceux de son style, ceux de sa poétique. Et cela est si vrai que le suprême argument qu'allèguent les partisans de l'hypothèse que nous combattons en ce moment, c'est la pureté de la langue, la pureté du style, l'élégance classique des vers chez Pétrone. Il nous semble, au contraire, que ses rares qualités ne doivent pas servir à nous dissimuler des défauts assez visibles et même assez gros. N'est-il pas-dangereux d'admettre trop facilement au nombre des modèles classiques un écrivain qui, à plus d'un titre, ne le mérite pas complètement, et une erreur de date qui engendrerait un tel aveuglement serait-elle sans conséquence et pour le goût littéraire et pour l'esprit critique lui-même ? N'est-il pas plus intéressant, pour peu que l'hypothèse soit vraisemblable, de se représenter en Pétrone un dévot de la littérature et de l'art antiques se débattant en pleine décadence, subissant cependant, malgré lui, les modes littéraires de son époque et victime parfois à son tour de cette corruption du goût contre laquelle il s'élève. L'opinion vers laquelle nous inclinons a du reste pour elle des autorités anciennes : Henri Valois place Pétrone sous le règne de Marc Aurèle, son frère Adrien sous Gallien, Stabilius, Bourdelot et Jean Leclerc sous Constantin. Enfin Lydio Giraldi le fait vivre sous Julien, ce qui est aller un peu loin : comment, en effet, en pleine bataille religieuse, Pétrone eût-il pu ignorer si parfaitement le christianisme ? On l'a même confondu avec l'évêque de Bologne canonisé dont nous parlions au début de cette étude et qui vivait au Ve siècle., Ce n'est donc point chose facile de lui assigner une date. Mais il ne saurait en aucun cas, à notre avis, être ni le favori de Néron, ni même un de ses contemporains. Comme, d'autre part, il est mentionné par quelques écrivains du IIIe siècle, il n'est guère possible de le faire descendre plus bas que Dioclétien, mais, étant donné surtout ce qu'il dit de la décadence totale de la peinture à son époque, nous inclinons à le placer fort peu avant ce prince. On ne manquera pas de nous objecter la pureté, du reste relative, de sa langue et de son style. Mais les exemples ne manquent pas d'écrivains qui, en pleine décadence, ont su maintenir l'idéal classique. On n'est pas plus fixé sur le lieu que sur la date de naissance de notre auteur. Mentionnons cependant la tradition qui fait de Pétrone un Gaulois. Elle est basée sur un texte de Sidoine-Apollinaire, du reste insuffisamment clair, qui semblé le faire naître ou au moins le faire vivre à Marseille, et sur une conjecture assez plausible de Bouche, dans son Histoire de la Provence, qui fait sortir l'auteur du Satyricon du village de Petruis, aux environs de Sisteron, parce qu'une inscription découverte en 1560 a révélé que cette localité portait dans l'antiquité le nom de Vicus Petronii. Ce ne serait donc pas tout à fait par hasard que par la légèreté de son style, par les agréments de son esprit et surtout par son talent de conteur, Pétrone se trouve être l'ancêtre de Rabelais, de La Fontaine, de Le Sage et de Voltaire. Mais est-il besoin de le dire, cette hypothèse, du reste assez plausible, est plus agréable à notre amour-propre de Français que solidement établie. II. Le texte du « Satyricon ». - Le texte que nous possédons se compose de trois parties : la première et la dernière racontent les aventures d'Encolpe et de ses amis, la seconde, qui est un hors-d'oeuvre, décrit un banquet donné par l'affranchi Trimalcion. Comme nous l'avons déjà dit, nous ne possédons qu'une faible partie du roman de Pétrone, un douzième, suivant Douza, un sixième, suivant l'estimation plus modérée et sans doute plus exacte de M. Collignon. Le Codex Tragurensis (actuellement Parisinus 7989) porte, en effet, en sous-titre : Fragments des livres XV et XVI. D'autre part, une interpolation de Fulgence (Ms. Paris 7975) attribue au livre XIV la scène racontée au chapitre 20. Bien que ces deux indications ne soient qu'à peu près concordantes, il est permis d'en conclure que la première partie des fragments que nous possédons (chap. 1 à 26), contenant l'entretien d'Encolpe et d'Agamemnon sur la décadence de l'art oratoire, la fuite d'Ascylte, l'histoire du manteau volé et celle de Quartilla faisait partie du livre XIV. Le Banquet de Trimalcion, qui vient couper les aventures d'Encolpe et constitue, avons-nous dit, un épisode bien distinct et fort long, formait très probablement à lui seul un livre complet, le XVe, et, en conséquence, la suite des aventures d'Encolpe à partir de sa rencontre avec Eumolpe (à la fin du chapitre 140) se trouvait très vraisemblablement dans le livre XVI. La déconfiture d'Eumolpe devait clore ce livre, mais non pas, probablement, l'ouvrage tout entier, puisque le sort des deux principaux personnages n'est pas encore fixé au moment où nos fragments s'arrêtent. Donc, en considérant l'épisode de Trimalcion comme un livre complet ne présentant ni lacunes ni abréviations, en supposant tous les livres à peu près d'égale longueur, en admettant enfin que l'ouvrage s'arrêtât à la fin du livre XVI ou peu après, hypothèse encore plus douteuse que les deux précédentes, il faudrait multiplier par seize la longueur du Banquet, qui compte environ cinquante paragraphes, pour avoir approximativement celle de l'ouvrage ! Quelle que soit la valeur de cette méthode de calcul, ce qui est certain, c'est que le roman formait un énorme manuscrit dont le dessus et sans doute aussi le dessous se sont perdus et dont le milieu seul a été conservé.
Dans la partie qui subsiste on trouve
du reste tant d'allusions à des événements qui n'y sont pas
mentionnés qu'il est impossible à première vue de ne pas
s'apercevoir que le texte qui nous est parvenu n'est qu'une suite.
Enfin, les écrivains du moyen âge citent divers passages de Pétrone,
que nous n'avons plus.
Cet abrégé, à son tour, a subi les
injures du temps et présente de nombreuses lacunes. Il a été
d'autant plus massacré par les copistes que ceux-ci ont dû
s'ingénier à combler les lacunes, à rétablir le texte là où il était
devenu illisible, à le corriger quand il renfermait des mots grecs,
ou des termes techniques, ou des expressions populaires, ou des
allusions à des usages qu'ils ne comprenaient plus, toutes occasions
d'altérer davantage un texte déjà abîmé, que le Satyricon
leur offrait en abondance. 1° Un premier fragment découvert en 1476 a été imprimé à Milan, en 1482, et est resté le seul texte connu de Pétrone jusqu'en 1565. Il correspond aux deux meilleurs manuscrits de la Bibliothèque nationale et contient la majeure partie de ce qui nous est parvenu des aventures d'Encolpe, ainsi que le début du Banquet de Trimalcion. C'est la partie la plus sûrement authentique. 2° Le Codex Sambucus, publié à Vienne (1564) et à Anvers (1565), qui a servi à l'établissement des éditions publiées de 1564 à 1664, et le fragment trouvé par Corvin, dans un couvent de Bude, en 1587, ou Codex Pithoeius (de Pithou), donnent un texte moins bon, mais généralement considéré comme authentique et complétant sur plusieurs points les manuscrits précédents, dans lesquels ils s'emboîtent en quelque sorte. 3° Parmi les lacunes que laissait subsister la combinaison des différents manuscrits que nous venons de mentionner, il y en avait une particulièrement importante. Il nous manquait encore la dernière et majeure partie du banquet de Trimalcion. Elle fut découverte par Pierre Petit dans la bibliothèque du couvent de Trau et publiée pour la première fois -à Padoue en 1664. Le nouveau manuscrit s'emboîtait également dans les précédents : il contenait en effet tout le Banquet, dont les premiers chapitres étaient déjà connus, et se raccordait ainsi au début avec la première partie des aventures d'Eumolpe. Il se raccordait aussi, à la fin, avec la deuxième partie de ces aventures le fragment de Trau rétablissait donc la continuité entre les deux fragments déjà connus (07). C'était, en outre, un document du plus haut intérêt pour l'étude des moeurs et de la langue de la ville impériale. Pourtant, son authenticité fut immédiatement contestée par les deux frères A. et Ch. Valois. Pierre Petit, sous le pseudonyme de Marinus Stabilius, défendit sa découverte et envoya le manuscrit à Grimani, ambassadeur de Venise à Rome, pour le faire étudier par les savants : il fut établi qu'il datait au moins de deux cents ans. Un nouvel examen eut lieu en France, chez le grand Condé, et conduisit aux mêmes conclusions. Depuis lors, il fut communément admis, mais sans preuves décisives, que le Banquet était du même-auteur que les Aventures d'Encolpe. Nous aurons à revenir sur cette mémorable discussion. Bornons-nous pour l'instant à en souligner l'importance. Ce n'est pas pour le plaisir d'être pédant que nous avons ennuyé le lecteur de cette aride histoire de manuscrits : si par hasard la solution qui a prévalu était erronée, si le Banquet était d'un autre auteur que les Aventures d'Encolpe et d'un auteur bien postérieur, toute la critique, toute l'interprétation de l'oeuvre attribuée à Pétrone se trouverait faussée depuis 1664. Tout ce qu'on a écrit sur le style, sur le talent de l'auteur, sur la grammaire du Satyricon, sur les moeurs qui y sont décrites, sur le but même de l'ouvrage serait nul et non avenu, puisqu'on aurait parlé à la fois de deux auteurs très différents, écrivant à des époques peut-être très éloignées. 4° Il existait encore de nombreuses lacunes dans le texte du Satyricon qui en rendaient le sens obscur et la lecture difficile. Elles se trouvèrent comblées d'une manière assez heureuse par le manuscrit découvert par Dupuis à Belgrade, traduit par Nodot et édité par Leers de Rotterdam. L'inauthenticité en fut presque aussitôt péremptoirement établie, et par la seule étude de la langue : le faussaire, mauvais latiniste, mais écrivain assez ingénieux, s'était servi des allusions contenues dans les fragments déjà connus à des événements qui n'y sont pas racontés pour en reconstituer le récit et avait exécuté ce travail avec assez d'adresse pour faire du Satyricon un ouvrage suivi, se suffisant à même et ne présentant plus que de rares incohérences. Nous n'avons pas exclu de cette traduction les fragments de Nodot, parce que, suivant la remarque de Basnage, ils donnent de la liaison à un ouvrage qui n'en avait pas et en rendent la lecture facile et agréable. Nous nous sommes borné à mettre entre une apostrophe renversée (') et une apostrophe (') toutes les parties du texte dont l'inauthenticité n'est plus discutée aujourd'hui. 5° Les fragments découverts plus tard par Marchena à Saint-Gall ont également été reconnus inauthentiques et n'ont pas même le mérite de rendre l'ouvrage plus lisible. Nous avons donc jugé inutile de les traduire. Arrivé au terme de cet ennuyeux mais indispensable paragraphe, il nous faudrait conclure, ne fût-ce que pour être clair, et nous ne trouvons à apporter au lecteur qu'une impression personnelle : nous croyons pour notre part, et plus fermement encore depuis que nous avons traduit l'un et l'autre, que le Banquet est d'une autre main et d'une autre époque que les Aventures d'Encolpe. De ces deux morceaux, le premier nous a paru beaucoup plus difficile à comprendre parce qu'il est écrit suivant une syntaxe plus incertaine, dans une langue plus corrompue, plus faisandée ; le second nous a semblé plus difficile à traduire parce que sa langue est plus latine et plus élégante, son style plus fin et plus serré. Le premier nous paraît l'oeuvre d'un romancier naturaliste qui peint avec une exactitude scrupuleuse les moeurs et les usages de son temps, mais qui se révèle assez inhabile dans l'analyse des caractères ; le second est au contraire l'oeuvre d'un psychologue enjoué et profond et d'un moraliste sceptique, nourri des maximes d'Épicure et tout spécialement préoccupé des rapports qu'il entrevoit entre la décadence des moeurs et celle des arts et des lettres (08). Son Encolpe est un aventurier lettré qui ne connaît ni scrupules, ni remords, ni foi, ni pitié, mais c'est un jeune homme, et quand il lui arrive d'avoir à souffrir des agissements de ses pareils, il pleure, il déclame, il s'indigne et devient pour un moment moraliste : son caractère est peint avec une finesse, une naïveté et une grâce inimitables. Dans le Banquet, ce n'est plus qu'un provincial un peu naïf à qui le luxe de Trimalcion en impose malgré tout, et plus qu'il ne convient à un homme de goût : on ne sait pas assez s'il est dupe ou s'il se moque. Le caractère de Trimalcion lui-même nous paraît également d'un dessin peu net. Le personnage nous semble avoir été étudié fidèlement de l'extérieur à la manière des romanciers réalistes plutôt que pénétré, compris, et surtout expliqué : tantôt il ment par ostentation, tantôt il étale de la meilleure grâce du monde ses humbles origines. Sans doute, toutes les contradictions se rencontrent dans la nature humaine et il ne faut voir là que celles d'un caractère scrupuleusement noté sur nature, mais, en art, le vrai a besoin d'être rendu vraisemblable. L'auteur des aventures d'Encolpe et d'Ascylte pénètre plus profondément dans l'âme de ses personnages : son Eumolpe aussi se dénient lui-même : après nous avoir conté une aventure crapuleuse où il a trahi la confiance de son hôte en s'habillant hypocritement du manteau de la vertu, il s'élève un instant après sans effort aux plus hautes considérations morales et nous prouve en un admirable langage que c'est l'abaissement du caractère et la faillite des moeurs qui sont l'unique cause de la décadence des arts. Il n'a d'autre souci que la poésie, il est volontiers généreux avec ses amis, il sait pardonner une offense, mais pourtant il recourt sans hésiter aux plus bas mensonges et à la plus honteuse duplicité pour gagner sa vie et faire sa fortune. Les contrastes de son caractère, hardiment mais habilement accusés, ne nous étonnent pas : l'auteur sait nous les rendre vraisemblables, tout comme la gentillesse avisée, le coeur excellent et l'esprit droit du petit Giton, jolie nature trop tôt corrompue par le milieu. C'est que nous avons affaire ici à un psychologue doublé d'un conteur et d'un écrivain, tandis que l'auteur du Banquet n'est qu'un observateur curieux, consciencieux et érudit du milieu qui l'entoure. Il est même un peu lourd. Le Banquet est surchargé de descriptions minutieuses fort intéressantes pour l'historien, et dont la parfaite exactitude s'est trouvée déjà bien des fois vérifiée par les découvertes de la science, mais fort peu intéressantes pour l'humble lecteur qui ne demande à un roman que de le divertir : tous ces services compliqués, et d'une baroque ingéniosité, qui se succèdent sur la table de Trimalcion ne sont pas l'oeuvre de l'imagination de l'auteur ; ils ont réellement, la science moderne est parvenue à l'établir, paru un jour dans quelque somptueux banquet, mais il y en a vraiment trop, ils sont trop minutieusement décrits ; et après s'y être intéressé quelque temps on finit, comme les convives, par en avoir une indigestion. L'auteur de ce morceau était certainement un érudit possédant une collection fort curieuse des plus beaux menus de l'antiquité, mais ce n'était certes pas un artiste que son sens de la mesure et du beau avertit à temps que l'excès en tout est un défaut : il manque un peu de goût. Il n'en manque pas qu'en littérature. Il a voulu nous donner un manuel de l'élégance : tout ce que fait Trimalcion est à éviter, tout ce qu'il dit est à ne pas dire. Mais il n'a pas, comme l'auteur des Aventures d'Encolpe, le sens de ce qu'est la véritable. distinction. On sent que c'est chez lui leçon apprise, qu'il professe à son tour ce qu'on lui a enseigné, qu'il a étudié les règles du bon ton, laborieusement, mais que ce n'est là que connaissance acquise ; aussi ne s'élève-t-il guère au-dessus du niveau des manuels de civilité puérile et honnête. Chez l'auteur des Aventures d'Encolpe, la distinction serait plutôt poussée jusqu'à la recherche. Les propos des amis de Trimalcion, par leur naïveté amusante, leur banalité implacable et leur savoureuse vulgarité, sont sans doute d'un comique de bon aloi, mais semblent sortis d'une tout autre veine que les traits vifs, spirituels, cyniques, la verve railleuse, la fantaisie légère, l'irrévérence désinvolte, l'élégance aisée et détachée qui chez Pétrone, s'allient au plus solide bon sens. L'auteur du Banquet nous paraît l'ancêtre authentique de notre Rabelais, celui des Aventures d'Encolpe annonce plutôt Voltaire. Tels sont, à côté d'autres motifs d'ordre plus technique et qu'il serait trop long d'exposer ici, les raisons qui nous font soupçonner que les fragments que nous possédons pourraient bien être de d'eux auteurs différents (09). Oserons-nous aller jusqu'au bout de notre pensée et avancer qu'il y en a eu sans doute trois ou davantage ? Dans les Aventures d'Encolpe nous croyons distinguer, en effet, des morceaux d'inspiration et de valeur bien différentes. Il nous semble que les chapitres relatifs au culte de Priape, l'histoire de Quartilla, et peut-être celle de la prêtresse Oenothea sont au moins en partie d'un auteur relativement récent. Leur mérite littéraire est mince. Ils sont lugubrement tristes, platement pornographiques ; les terreurs de la superstition s'y marient au matérialisme le plus bas, au sensualisme le plus grossier. On n'y retrouve rien de la bonne humeur, du bel équilibre intellectuel, de la bonne santé morale qui caractérisent l'auteur des meilleurs morceaux du Satyricon. On se sent, au contraire, en pleine décadence. Eumolpe date encore de l'époque où Rome, déjà corrompue mais encore vigoureuse et brillante, lutte non sans courage contre sa propre décadence. L'auteur du Banquet, comme celui des priapées, n'en est plus à pressentir la faillite intellectuelle et morale de Rome : il la constate avec une netteté de procès-verbal.
Un morceau célèbre, et qui mérite de
l'être, la Matrone d'Éphèse, n'est peut-être même qu'une Milésienne
récente qui se serait glissée tardivement dans le recueil. Son succès lui fit des émules, des continuateurs, qui l'imitèrent sans l'égaler ; il était tentant d'attribuer à Ascylte ou à Encolpe toutes les bonnes histoires de brigands qui couraient Rome : c'était leur assurer le meilleur des patronages ; il était tentant de les insérer dans une oeuvre déjà célèbre qui leur ferait faire leur chemin dans le monde ; il était facile d'adopter le ton, la manière de l'auteur qui est déjà celle de nos meilleurs conteurs français. Et c'est ainsi que le livre, démesurément grossi, devint un recueil énorme, quelque chose comme l'épopée de la crapule durant la décadence romaine. L'oeuvre primitive était, à en juger par les fragments qui en restent, quelque chose de plus élevé, de plus délicat, et, ajouterons-nous, de plus moral : il s'agissait de la décadence des lettres envisagée comme conséquence de la décadence des moeurs. III. Les personnages et le cadre du roman. - Les lacunes et l'incertitude du texte, l'ignorance où nous restons sur la date même approximative de la composition des différents fragments rendent parfois l'oeuvre assez difficile à comprendre. Un des hommes qui ont le plus consciencieusement étudié le Satyricon, un de ceux aussi qui, à notre sens, ont le mieux compris Pétrone, le chevalier La Porte du Theil (10), a, dans des pages encore inédites, tenté de restituer la physionomie des principaux personnages du roman, en se basant exclusivement sur les Aventures d'Encolpe, qui seules lui semblent d'une authenticité certaine. Nous ne saurions choisir un meilleur guide : « Peut-être, dit-il, aucun des nombreux interprètes qui ont tant travaillé sur cette production singulière ne s'est-il assez occupé du soin de rassembler et de présenter sous un seul point de vue tout ce qui se trouve, dans le cours de la narration d'Encolpe, de particularités éparses, d'après lesquelles on peut deviner bien des faits qui nécessairement devaient avoir précédé ceux que nous trouvons ici plus ou moins clairement exposés, plus ou moins défigurés par de très nombreuses lacunes dont on ne saurait calculer la grandeur respective. Ce soin, qui eût été léger, n'eût pas laissé fréquemment d'ajouter aux lumières que tant d'habiles gens se sont efforcés, mais non pas toujours avec un égal succès, de jeter sur une multitude de passages qui nous arrêtent encore par leur obscurité. Voici, à ce qu'il m'a semblé, tout ce que le narré d'Encolpe suppose avoir été précédemment raconté quelque part : de ce rapprochement résultera une idée nette, telle que l'on peut se la faire, avec quelque fondement, du caractère de coeur et d'esprit que Pétrone devait avoir voulu donner à ce principal personnage de ce drame narratif et satirique ; personnage qui, à plus d'un égard, semble avoir servi de modèle aux modernes Gil-Blas et Figaro.
« Encolpe, soit Grec, soit plutôt
Romain d'origine, aurait appartenu à une famille honnête. On est
fondé à penser que Pétrone l'avait représenté comme né dans la
classe des hommes libres. Si on peut induire aussi de certains
passages qu'Encolpe avait dû être quelque temps en service, il est
permis de supposer que cet esclavage avait été accidentel, et
peut-être uniquement le fruit ou la suite d'un dérangement de
conduite bien prématuré. En tout cas, je ne sais si ce que l'auteur
lui attribue de connaissances et d'acquis ne nous met pas en droit
de conjecturer qu'il lui avait donné des parents d'un état qui
aurait permis à leur enfant de fréquenter les meilleures, même les
plus hautes sociétés, lesquelles néanmoins ne l'attirèrent jamais,
ou ne le captivèrent pas longtemps. « Sans cloute, une éducation très soignée avait contribué à développer en lui le germe de tous ses avantages, mais n'avait certainement point étouffé celui de tous ses vices.. « Quant au physique, de très bonne heure il s'était trouvé en état de ressentir comme d'inspirer avec violence la passion de l'amour. Éminemment pourvu de ces moyens, de ces forces extraordinaires qui distinguent presque privativement certains individus et les rendent d'une aptitude prodigieuse à goûter eux-mêmes ainsi qu'à donner aux autres les jouissances les plus vives et les plus répétées, il semble avoir tour à tour enflammé et aimé tout ce que les grandes villes, théâtre du libertinage le plus raffiné ou le plus crapuleux, pouvaient compter, chez l'un et l'autre sexe, de personnes, n'importe à quel âge, plongées, soit dans la volupté la plus tendre, soit dans la débauche la plus sale. « Quels étaient au juste les sentiments que Pétrone lui avait prêtés relativement aux femmes ? Encolpe avait-il été, au, total, représenté de manière que, chez lui, un goût dépravé n'eût jamais pris effectivement la supériorité décidée sur le penchant le plus naturel, et que les femmes, ne pouvant s'empêcher de l'aimer, eussent simplement à regretter de n'être pas seules à l'intéresser ? Ou peut-on penser que partout, dans ce qui est perdu comme dans ce qui nous reste du roman, ce qu'il disait de ses sentiments pour elles tendait uniquement à masquer le tort réel de leur donner une trop faible place dans son coeur ? C'est sur quoi on ne doit peut-être pas se prononcer. Mais ce qui est certain est que, dans ce que nous lisons aujourd'hui, on croit reconnaître évidemment que, s'il lui eût fallu déterminément choisir et renoncer à aimer l'un des deux sexes ; celui pour qui nous sommes faits n'eût pas obtenu de lui la préférence. Disons plus : le rôle que, dans nos fragments, nous le voyons jouer vis-à-vis des femmes en général, ne répondant nullement aux moyens dont la nature l'avait si libéralement pourvu, semble annoncer que Pétrone l'avait voulu représenter comme assez peu porté à les contenter. Je ne parle point ici simplement de la triste manière dont on le verra, dans le morceau dont je donne la traduction, se comporter avec une belle et charmante femme de dix-huit à vingt ans : mais je rapproche encore ce qui, de son propre aveu, avait pu, sans réclamation de son côté,, lui être reproché par un camarade de débauche, lorsque celui-ci l'accusait en propres termes, antérieurement à la fatale époque dont il vient d'être question et au temps de sa plus grande vigueur, de n'avoir pu se tirer galamment d'affaire avec une jeune personne encore neuve en amour (car je reste persuadé que tel est le sens d'un passage sur lequel il est superflu de disserter) ; et tout à l'heure d'autres faits viendront à l'appui de ce que je dis présentement. « Quant aux agréments de l'esprit, il paraît que rien de ce qui sert à rendre la société d'un homme séduisante et sa conversation agréable ne lui était étranger. Dans les lettres, dans les arts, dans les sciences, il ne manque d'aucune de ces connaissances qui permettent de parler avec justesse sur tout objet intéressant et qui dénotent l'homme bien élevé et l'homme. instruit, l'homme du bon ton. Particulièrement en fait de littérature, tout annonce chez lui un goût assez épuré, un tact assez fin malgré l'obscurité et les fréquentes lacunes qui défigurent les passages où il est question de semblables sujets, toutes ses censures ; toutes ses plaintes sur le mauvais genre d'éloquence des déclamateurs de son siècle, sur le style et la manière des poètes de cet âge, sur le peu de talent et l'avilissement des artistes ses contemporains, paraissent marquées au meilleur coin. On dira peut-être que, quand il prétend joindre l'exemple au précepte, il est moins heureux et que l'on pourrait à bon droit lui appliquer les vers : La critique est aisée et l'art est difficile. « Mais prenons-y garde ; si le style dans lequel tout ce roman est écrit est en effet (comme il me le paraît) plutôt vicieux que correct ; soit en prose, soit surtout en vers, c'est le tort de l'auteur. Je ne prétends point ici discuter son mérite ; mais toujours puis-je dire que les maximes avancées par Encolpe, en fait de littérature, sont les plus sûres, les plus propres à maintenir le goût dans sa justesse et dans sa pureté. « A l'égard des principes qui fondent la morale et assurent la conduite de l'homme, supposé qu'Encolpe les eût jamais adoptés, il ne les avait pas longtemps suivis. S'il semble avoir connu et même avoir foncièrement aimé la vertu, s'il va quelquefois jusqu'à tonner fortement contre le vice, on est presque autorisé à croire qu'il ne faut pas s'y méprendre ; que c'est uniquement dans la vue d'excuser ses excès et avec l'intention de prouver combien un franc libertin peut encore être préférable, pour ce qu'on appelle le fond du coeur, au sectateur hypocrite d'une rigide mais fausse vertu. Ce que je pourrais ajouter sur ce point tiendrait à la morale générale du roman considéré dans son ensemble. De célèbres littérateurs en ont peut-être suffisamment parlé. Je pourrai rappeler ailleurs ce qu'ils en ont dit ; ici, je me borne à rassembler les traits qui caractérisent en particulier le personnage d'Encolpe ; traits qu'on a besoin de connaître préalablement pour n'être point arrêté dans la lecture de ce qui nous reste du récit de ses aventures. « Encolpe, soit que, dès son bas âge, par quelque accident ordinaire il eût perdu ses parents, soit que simplement, dans les premiers jours de l'adolescence, emporté par la fougue des passions, il se fût, sans tarder, soustrait à la domination ordinairement si douce, presque toujours si utile, mais parfois importune, d'un père et d'une mère, Encolpe, dis-je, paraît avoir été représenté par Pétrone comme ayant été de très bonne heure livré à lui-même et maître de ses actions. A quelque époque de sa vie qu'on place l'occasion qui, dans le plan général du roman, était supposée lui avoir fait entamer sa narration, certainement, dans ce qui nous reste de cette narration, on ne trouve la mention ni l'indication d'aucun fait, d'aucun événement qui ne concerne un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, plutôt qu'un homme fait et d'un âge mûr ; et on voit qu'antérieurement au point où le prennent les fragments aujourd'hui subsistants, Encolpe avait fait déjà plus d'un métier. On ne saurait douter que, dans ce qui précédait, comme dans les lacunes courantes qui se reconnaissent maintenant, il devait être question d'une multitude de faits, d'un grand nombre d'intrigues amoureuses, de maint et maint tour d'escroquerie du genre, je l'ai déjà dit, de ce que présente le tableau de la vie de Gil Blas, de Figaro, mais avec des nuances adaptées à nos moeurs. « Une fois livré au monde et au tourbillon du plaisir, Encolpe, sans doute, n'avait point tardé à tomber dans tous les embarras où nous précipite bientôt le dérangement de la fortune, compagnon inséparable du dérèglement des moeurs et des actions. A des mots échappés qu'on rencontre çà et là dans nos fragments, on reconnaît que, dès l'entrée de sa carrière, il avait subi un esclavage dans lequel il avait été soumis à tout ce que la passion ou le libertinage d'un Maître amoureux ou vicieux avait pu exiger de lui.
« Le désordre dans sa conduite n'avait
été que la moindre de ses fautes ; Encolpe s'était porté jusqu'au
crime. Il se peut que, dans la portion non existante du roman, des
circonstances, qui l'auraient seules rendu coupable, le
disculpassent en partie ; mais ce que nous lisons aujourd'hui nous
apprend clairement que, dans un voyage, il avait tué son hôte et que
s'il avait ensuite échappé à la justice, ç'avait été uniquement par
un bonheur inespéré ou par une prompte fuite. « On reconnaît encore, ou du moins on croit reconnaître qu'Encolpe devait avoir fait le métier de gladiateur ; que, engagé à un chef de ces tristes victimes du goût barbare des anciens pour des jeux sanguinaires, il n'avait point été fidèle aux conditions du marché, par lequel, comme on sait, le gladiateur d'un certain genre, et en certaines occasions, se dévouait à la mort, au gré des spectateurs, qui rarement épargnaient le vaincu dans l'arène. Eucolpe parle positivement, quoique avec plus de clarté, d'un danger de cette espèce auquel il avait été exposé, mais dont il s'était sauvé par une audace et une adresse assez peu communes pour qu'il pût s'en glorifier comme d'un chef-d'oeuvre en fait de coquinerie. « Cependant, tout en lui attribuant de tels exploits, il s'en faut beaucoup que Pétrone lui eût donné du courage ; il ne lui fait pas même vanter une prétendue valeur. Au contraire, dans le cours du récit qu'il met dans sa bouche, il lui fait avouer franchement, même pour ainsi dire, il le montre se targuant de la poltronnerie dont sa conscience habituellement l'accusait. En plus d'un endroit, Encolpe donne à entendre qu'il n'était point brave et que ses menaces, quand il en faisait, étaient uniquement de la forfanterie ; ailleurs il récite naïvement les reproches que son compagnon de débauche et de friponnerie lui faisait de sa lâcheté réelle ; oin verra que lui-même en badine. « Après bien des aventures, qui ne sont que très obscurément (même inintelligiblement) indiquées, Encolpe s'était violemment épris d'un jeune adolescent, que partout il nomme Giton. Celui-ci devait être un enfant, né aussi de parents libres. Je dis de parents libres, mais que l'on doit supposer pauvres et fort peu délicats (puisqu'ils l'avaient eux-mêmes livré à un esclavage dont il n'avait pu briser la chaîne qu'aux dépens de sa pudeur et en abandonnant sa personne à un maître libertin). Le passage d'où je tire cette induction peut prêter à une autre interprétation, je le sais ; mais la différence que cette interprétation apporterait dans les notions qui concernent Giton ne mérite pas qu'on en fasse l'objet de la moindre discussion. Il est certain qu'Encolpe lui-même nous le représente comme avouant aisément toute sa turpitude, se reconnaissant digne du sort le plus malheureux, puisqu'il avait donné dans le jeu dès qu'il avait pu raisonner, et que s'il était devenu libre ce n'avait été que par l'infamie ; il convenait d'avoir été vendu, comme fille, à un acheteur, lequel ne s'y trompait point, et en feignant de se laisser abuser par une mère avide ou nécessiteuse qui sacrifiait son enfant, s'estimait heureux de pouvoir s'assurer ainsi, sans paraître les avoir préalablement cherchées, des jouissances, précieuses à son goût dépravé, mais dont un désir trop hautement annoncé l'eût fait rougir en public. Du reste, Giton ne manque ni d'un fonds de bonté dans le coeur, ni d'une sorte de justesse dans l'esprit. Ses désordres, ses coupables complaisances paraissent venir plutôt de la faiblesse de son âme et d'un défaut total de principes que de l'emportement des passions et de la force du vice. Egalement attrayant pour les deux sexes, il se prête, sans préférence marquée, aux plaisirs de l'un et de l'autre. Partout on le voit céder et jamais attaquer. Enfin, il montre de la douceur, de la raison, de la gentillesse, surtout une certaine grâce enfantine qui, pour ainsi dire, fait parfois oublier à quel point s'avilit sa personne. « Tel est l'objet d'une passion qui, selon le plan général du roman, devait avoir régné, sinon exclusivement, du moins avec plus d'empire que tout autre sentiment accidentel et passager, dans le coeur d'Encolpe, durant un temps considérable : il en est constamment et violemment occupé pendant la période qu'embrassent nos fragments. Sur quel pied, je veux dire en quelle condition Encolpe, intrinsèquement, était-il censé tenir Giton avec lui ? c'est ce qu'il n'est pas aisé de déterminer. En certains endroits et d'après la mention de quelques services, tenant de la pure domesticité, auxquels Giton paraît non seulement résigné sans réclamation, mais comme parfaitement accoutumé, on serait tenté de prononcer que, en tout, il doit être censé avoir été mis en scène comme domestique : et véritablement, s'il faut décidément admettre l'authenticité du fragment trouvé à Trau, il faudra aussi convenir que Giton avait été mené chez Trimalcion comme devant servir les deux amis, Ascylte et Encolpe. Mais habituellement on rencontre tant de motifs frappants de penser différemment, qu'on ne saurait adopter cette idée ; l'union d'Encolpe avec Giton est trop étroite. Il le traite toujours de frère, et vit en effet avec lui, comme avec la soeur, comme avec la maîtresse, comme avec l'épouse la plus hautement avouée. Même logis, même table, même lit, mêmes compagnies ; tout à ces deux amants est commun. Ni les plaisirs, ni les voyages, ni les arrangements de société ne les séparent ; il semble que foncièrement un contrat indissoluble les lie et qu'à peine un pareil ménage puisse, comme l'engagement légal entre des époux des deux sexes, devenir, en certaines circonstances, sujet au divorce. « A ce couple vivant d'une si étrange manière, se trouve uni un tiers parfaitement assorti. Celui-ci porte le nom d'Ascylte. Pétrone a-t-il ici, comme ailleurs, prétendu présenter un nom purement appellatif ? et ce nom d'Ascylle doit-il, ou avec tous les autres généralement, ou seul en particulier, être censé significatif ? Je ]'ignore. En tous les cas, si nous suivions l'analogie de la langue grecque, ce terme ne peut guère signifier autre chose que l'Infatigable (11) : sans doute, une telle dénomination conviendrait assez bien au rôle que Pétrone fait jouer à ce personnage ; mais comme, après tout, ce terme n'est pas trop décidément connu dans la langue grecque, si on veut maintenir l'opinion que notre auteur connaissait parfaitement cette langue, il faudra plutôt croire que, dans son idée, le nom d'Ascylte ne signifiait rien. « Quoi qu'il en soit, Ascylte, bien digne de figurer ici, est un des plus francs vauriens, si je puis m'exprimer ainsi. Né dans un pays étranger, vraisemblablement dans la Grèce, par les suites de quelque exploit, pareil à ceux dont nous avons vu Encolpe réduit à se vanter, il avait été forcé de s'expatrier ; et, pour lui, le lieu, quel qu'il fût, où dans le roman, il était supposé avoir formé sa liaison avec notre héros n'était qu'un lieu d'exil. Pour le libertinage, il était peut-être encore supérieur à Encolpe, qui se croyait fondé à lui reprocher ses infamies et jusqu'à l'impureté même de son souffle. « Ascylte ne laisse pas d'être instruit : le roman le suppose assez lettré pour pouvoir tirer une ressource de ses connaissances et gagner sa vie, en donnant quelques leçons à des jeunes gens. C'était en partie le désir de se perfectionner dans cet exercice qui l'avait poussé et déterminé à se lier si étroitement avec Encolpe, plus avancé que lui dans ce genre d'étude, mais tout au plus son égal en fait de débauche, de malice et de friponnerie. Toutefois, il n'avait point gratuitement obtenu de participer à des instructions qui devaient lui devenir profitables, et, au milieu d'un verger (c'est lui-même qui, dans la chaleur d'un violent débat, en fait le reproche à son maître), Ascylte avait été forcé de se soumettre aux mêmes complaisances qu'Encolpe exigeait habituellement du tendre Giton : c'est ainsi qu'il était devenu pour lui un second frère. « Dans une pareille association, l'argent devait souvent manquer ; aussi, les trois amis (comme on peut s'exprimer, en parlant ici une langue assortie) faisaient-ils flèche de tout bois. Pour être admis à de bons repas, il ne leur répugnait point de faire habituellement le métier de flatteurs et de parasites. Et comme dans une très grande ville, telle que celle où évidemment doit être le lieu de la scène, pour toutes. les aventures détaillées dans la portion qui nous reste du roman, il ne manque jamais d'y avoir de ces riches vaniteux, qui se piquent d'aimer les lettres, qui se mêlent de les cultiver plutôt par air que par goût réel, qui même se croient de bonne foi du talent, et rassemblent volontiers des auditeurs disposés à louer leurs compositions, Encolpe et, sans doute à son exemple, ses deux camarades n'épargnaient point les applaudissements à tout amateur dont la prétention au mérite littéraire était appuyée d'une table bien garnie. « Il paraît que, au moment où les prennent nos fragments, nos jeunes gens étaient comme agrégés parmi une troupe d'écoliers qui suivaient, déterminément la classe, et, comme nous dirions aujourd'hui, le cours d'un célèbre professeur d'éloquence, ou plutôt de déclamation : car, d'après ce qu'on lit au début de ce qui nous reste du roman, on voit que, au siècle (quel qu'il soit) dont Pétrone peut avoir voulu nous retracer et blâmer les ridicules et les vices, les orateurs étaient de purs déclamateurs. Et, peut-être, ce qui, dès l'abord, se trouve dit sur ce sujet, sans pouvoir maintenant paraître neuf ou correctement écrit, est-il ce qu'il y a de plus judicieux et de plus sérieusement utile ; dans tout ce que le temps a épargné de cette composition singulière en son genre. Ç'aura sans doute été en leur qualité d'écoliers que nos trois jeunes gens pouvaient être admis dans des société, où, quel qu'eût été, au fond, le peu de délicatesse du maître du logis, sans leur titre d'étudiants, sans ce vernis de littérature, leur conduite d'ailleurs leur eût nécessairement fermé tout accès. » On le voit, le savant critique a quelque peine à coordonner et à concilier les renseignements épars dans ce qu'il nous reste du Satyricon : Encolpe est sans doute de naissance libre, Ascylte est probablement un affranchi, mais est peut-être, au cours de quelque aventure, retombé en esclavage, et c'est sans doute par erreur que, dans le Banquet, Hermeros le prend pour un chevalier, à supposer que le Banquet soit de Pétrone. Bien d'autres points restent obscurs clans les aventures passées des deux mauvais compagnons. Quant à Giton, il est vraisemblablement de naissance servile, mais traité par Encolpe tantôt en camarade, tantôt en domestique. Voilà bien des incertitudes sur les trois héros de Pétrone. Il n'en subsiste pas moins sur le théâtre de leurs exploits nous avons dit que l'auteur du Satyricon était peut-être Marseillais. Comme le roman a pour cadre une ville grecque certainement très populeuse et qui est même un port de mer, on pourrait, sur la conjecture qui précède, en appuyer une autre et se demander si les aventures d'Encolpe et de ses acolytes ne se passeraient pas à Marseille même. Un court fragment d'un livre perdu établit qu'au moins un des épisodes du roman avait cette ville pour théâtre. Mais toute une école de savants napolitains s'est évertuée avec autant d'ingéniosité que d'érudition à établir que les lieux décrits dans le roman ne pouvaient être que l'ancienne Naples et ses environs. On a même retrouvé dans la langue des modernes lazzaroni des expressions qui sont la traduction exacte en italien de celles employées par les camarades de Trimalcion. Naples est, en outre, plus près que Marseille de Crotone, où les héros du roman vont chercher fortune après un voyage, semble-t-il, assez court, On trouvera du reste le nom même de cette ville dans notre texte, mais il n'y a aucune conclusion à tirer de cette mention, parce qu'elle se trouve dans un passage certainement interpolé. Pouzzoles a paru également remplir les conditions voulues : c'était un port de mer très peuplé, très commerçant, où l'élément grec était important ; c'était en outre, autre particularité mentionnée par le Satyricon, un municipe ; enfin l'argot qu'on y parlait ne devait pas être très différent de celui de Naples. Mais cette dernière hypothèse se base sur ce fait établi que Pouzzoles, jusqu'au temps de Néron, fut le véritable port de Rome ; ce ne fut qu'un peu plus tard qu'elle tomba en décadence, à la suite des travaux entrepris pour faire d'Ostie une grande ville maritime. Elle n'a donc toute sa valeur que pour qui consent à admettre que Pétrone et ses héros étaient des contemporains de Néron. Cumes, et Misène, proposée par Mommsen, remplissent aussi les conditions voulues.
Sur ce point encore, il est plus
facile de critiquer toutes les solutions proposées que d'apporter la
moindre précision présentant le moindre degré de certitude. « En quel lieu pouvons-nous placer la scène, au moment où elle s'ouvre pour nous ? Je ne sais si rien peut démontrer qu'elle doive être censée à Rome ; disons plus : je reste persuadé que Rome est précisément l'endroit où on ne peut en aucune manière la supposer. Il me paraît permis de conjecturer que Pétrone l'avait placée à Naples, ville assez considérable pour qu'il y eût des gymnases, consacrés aux exercices tant de l'esprit que du corps et dignes d'être comparés à ce que Rome peut avoir eu de plus remarquable en ce genre. Dans les fragments authentiques, rien de ce qui précède le lambeau, le plus anciennement publié, du Festin de Trimalcion n'empêche d'admettre une pareille conjecture. Elle peut (que dis-je !) elle doit convenir à ceux mêmes qui soutiendront le plus fortement l'authenticité du long morceau (à ce qu'on a prétendu) trouvé, le siècle dernier, à Trau. A chaque page de ce morceau, certaines phrases forcent à supposer que le lieu du festin est une espèce de maison de campagne, du moins une maison située, ou proche, ou dans une ville à laquelle convenait la dénomination de colonie, et qui devait être elle-même voisine d'une autre ville plus considérable et maritime : je dis voisine ; de manière à ce que, dans l'espace de peu d'heures, on pût en revenir à pied dans la grande ville dont je parle. Enfin, lorsque, en unissant ce même morceau au reste de l'ouvrage, on rentre dans la lecture des anciens fragments, on se sent, pour ainsi dire, contraint de regarder les acteurs comme habitant une ville tout à la fois très vaste, très peuplée et pourvue d'un port sur la mer où, par la suite, on les voit s'embarquer. « Je supposerai donc que le portique et la classe dont il est fait mention dès le troisième chapitre des fragments authentiques, dans les éditions les plus connues, étaient des édifices napolitains, où naturellement avaient dû se rendre Encolpe, Ascylte et Giton, venus depuis peu de temps à Naples, pour y perfectionner des études qui pouvaient devenir utiles à leur fortune et peut-être aussi pour d'autres raisons. J'ai dit, venus depuis peu de temps : c'est ainsi qu'on expliquera qu'aucun d'entre eux ne connaissait encore le chemin de leur auberge et ne pouvait la retrouver quand ils en étaient une fois éloignés. « Là, sans doute, ils suivaient plus particulièrement le cours d'éloquence d'un professeur accrédité que Pétrone leur fait désigner sous le nom d'Agamemnon, et qu'il fait représenter par Encolpe comme un personnage doué de quelque mérite réel, mais ne laissant pas de prêter au ridicule ainsi qu'à la censure. « Selon l'usage dont il a été parlé plus haut, nos trois écoliers, ainsi que leurs camarades de classe, se trouvaient quelquefois invités à des repas somptueux, soit séparément, soit ensemble, à la suite du professeur dont ils prenaient les leçons ; et bien que Giton, comme on l'a déjà observé, puisse paraître avoir toujours joué un rôle subalterne, tenant sinon de l'esclavage, du moins de la domesticité, cependant on le voit reçu partout comme l'égal ou comme le compagnon d'études et de plaisirs des deux autres. C'est ainsi que, particulièrement, peu après l'époque où commencent les fragments authentiques, toute la société, Encolpe, Ascylte, Giton et plusieurs de leurs camarades de classe, entre autres un certain Menelaus, se trouvent engagés quelques jours d'avance au grand souper que devait donner ce personnage extraordinaire, ce Trimalcion, dont le rôle, ni bien frappant, ni bien étendu dans ces fragments, est aussi considérable que difficile, pour ne pas dire impossible à expliquer, dans le long morceau, qui nous est connu uniquement depuis la prétendue découverte du manuscrit de Trau. Tous ces étudiants devaient se rendre à l'invitation avec leur professeur, leur maître commun, Agamemnon. » Dans le caractère de Trimalcion et de ses hôtes, dans leur exubérance et leur cynisme, dans leur naïveté et leur canaillerie, dans leur langage même, du Theil croit reconnaître la populace napolitaine telle qu'elle est encore aujourd'hui. « Que l'on observe, dit-il, le caractère de Trimalcion, on y reconnaîtra un charlatan crapuleux, un de ces hommes que les Italiens qualifient proprement de goffi, un vrai modèle... de ces caractères dépeints par Nic. Aminta. L'auteur du roman satirique ne représente-t-il pas Trimalcion, réunissant dans son festin l'abondance et la profusion, au plus mauvais goût pour le choix des mets, à la malpropreté du service, à la grossièreté et à l'incivilité de ses manières, qui, toutefois, semblent partir d'un coeur assez bon ? Presque tout le dialogue de ce festin... respire, si l'on peut s'exprimer ainsi, un goût de terroir napolitain. » IV. Discussions sur le SATYRICON. L'interprétation du Satyricon a soulevé des difficultés et des discussions fort naturelles si, comme nous inclinons à le croire, il est l'oeuvre de plusieurs auteurs et même de plusieurs temps, parfois assez déconcertantes s'il faut y voir, au contraire, l'ouvrage incomplet sans doute, mais pourtant homogène, d'un écrivain unique. Nous empruntons à l'opuscule, devenu très rare, de J.-N.-M. de Guerle, Recherches sceptiques sur le Satyricon et sur son auteur, un excellent résumé de ces débats qui portent à la fois sur l'objet, sur le litre et sur le style de l'ouvrage. 1. Objet du SATYRICON. - « J'ai réfuté ceux qui regardent l'ouvrage de Pétrone comme la satyre de Néron ; n'en parlons plus. D'autres ont cru reconnaître le vicieux Claude dans Trimalcion, Agrippine dans Fortunata, Lucain dans Eumolpe, Sénèque dans Agamemnon : Tiraboski, Burmann et Dotteville semblent pencher de ce côté (12). Selon les deux Valois, le Satyricon n'est que le tableau ordinaire de la vie humaine, une véritable Ménippée, mêlée de prose et de vers, dans le goût de Varron, une satyre générale des ridicules et des vices qui appartiennent à tous les peuples, à tous les temps. Quelques-uns ont presque fait de Pétrone un casuiste ; ils y voient à chaque page des sermons très édifiants ; et le Satyricon est, à leur avis, un traité complet de morale, qui vaut bien celui de Nicole. C'est du moins ce que semble insinuer Burmann, quand il appelle Pétrone virum sanctissimum. L'ingénieux Saint-Evremond a réfuté, d'une manière agréable, ce dernier sentiment. A l'appui de cet écrivain, Leclerc, toujours caustique, ajoute avec un peu d'humeur : « Que dirait-on d'un peintre qui, pour inspirer l'horreur du vice, tracerait avec toute la délicatesse possible les postures de l'Arétin ? » Enfin, si l'on en croit Macrobe, le Satyricon est un pur roman dont l'unique but est de plaire. « Je ne vois pas trop ce qu'on pourrait opposer à l'autorité de Macrobe. Il fut l'écrivain du quatrième siècle le plus versé dans la connaissance de l'antiquité ; sa sagacité dans la critique égalait sa vaste érudition. Il vivait dans un temps où l'on ne pouvait encore avoir perdu le secret du Satyricon, s'il eût renfermé quelque mystère. Son opinion individuelle peut donc ici passer pour celle de ses contemporains, et, dans le cas où l'une eût différé de l'autre, un auteur aussi judicieux aurait-il manqué d'exposer au lecteur les motifs qui l'engageaient à s'écarter du sentiment général ? Parmi les modernes, Huet, Leclerc, Basnage se sont rangés à l'avis de Macrobe. Défions-nous de ces esprits systématiques ou malins, qui se plaisent à torturer un auteur pour lui faire penser ce qu'ils eussent dit : leur pupitre est, en fait de critique, le lit de fer de Procuste. La Bruyère riait sous cape des prétendues clefs ajustées à ses Caractères par des devins en défaut. Peut-être, un jour, tirant Artamène ou Clélie de la poussière, quelques savants en us les publieront tour à tour grossis de nouveaux tomes ; et pour prouver que Louis XIV est Cyrus ou Porsenna, ils joindront aux fadeurs de Scudéry, avec leurs propres visions, les variorum des commentateurs. - « L'Espagnol Joseph-Antoine Gonsalle de Sallas a fait jadis une belle dissertation sur ce seul mot Satyricon. Son étymologie est-elle grecque ou latine ? Grande question parmi les érudits. Voici ce qu'Heinsius, Scaliger et plusieurs autres allèguent en faveur de la première opinion. Les Grecs appelaient satyriques certains drames, moitié sérieux, moitié bouffons, dans lesquels les acteurs, le visage barbouillé de lie, imitaient les danses grotesques, ainsi que les propos un peu lestes des divinités des bois, et tournaient en ridicule, dans la personne des magistrats et des riches, les véritables dieux de la terre. Ces drames eurent cours longtemps encore après Thespis : il nous en reste un modèle dans le Polyphème d'Euripide. D'après cette hypothèse, notre mot satyre vient du grec S‹turow, faune ou satyre ; il doit alors s'écrire par un y (13).« Casaubon, Spanheim et Dacier ne manquent point d'arguments pour combattre Heinsius et Scaliger. Ils dérivent satyre du latin satura (plat rempli de différents mets) (14). Si vous demandez quelle analogie peut exister entre un plat rempli de différents mets et les satyres d'Horace, par exemple, on vous répond que ce genre de poésie est farci, pour ainsi dire, de quantité de choses diverses, comme s'exprime élégamment Porphyrion, multis et variis rebus hoc carmen refertum est (15).« Le vulgaire des écrivains, gens dénués d'érudition, ont simplement distingué la satyre en deux espèces. L'une, ont-ils dit, tend directement à réformer les moeurs ou à ridiculiser les travers de l'esprit humain. Ceux qui la craignent l'accusent de misanthropie ou de malignité. C'est sans doute pour adoucir l'austérité du précepte ou l'acerbe du sarcasme qu'elle emprunte à la poésie les grâces de son langage. Soeur cadette de la comédie, elle n'en diffère que dans sa forme. Elle est plus courte et n'est pas essentiellement dramatique. Horace, Juvénal et Perse ont porté dans Rome cette espèce de satyre à sa perfection ; elle n'a point dégénéré en France sous la plume des Régnier, des Boileau, des Gilbert.» La seconde espèce de satyre est celle qu'on nomme Ménippée. Le plus savant des Romains, Varron, la mit en honneur chez ses concitoyens. Si son but est également d'instruire, elle y vise par des détours plus cachés ; plaire est son premier désir, l'instruction chez elle n'est que secondaire. Ses tableaux plus variés embrassent toutes les scènes de la vie, comme toutes les branches de la littérature. Son caractère distinctif est un mélange agréable de prose et de vers. La fiction est son arme favorite ; sa marche approche de celle du roman dont elle usurpe impunément l'étendue. Elle caresse plus souvent qu'elle n'égratigne; et pour faire aimer la vertu, elle l'affuble, quelquefois des livrées de la folie. L'Apocolokyntosis de Sénèque, le Misopogon de l'empereur Julien, la Consolation de Boèce sont autant de Ménippées. La France peut leur comparer sans honte le Pantagruel de Rabelais, le Cathoticon d'Espagne, la Pompe funèbre de Voiture, par Sarrazin. « Aux yeux de ceux pour qui les disputes de mots ne sont que de doctes âneries, Rome paraîtra peut-être redevable à la Grèce de ces deux espèces de satyres. Varron, de son aveu même, avait imité Ménippe le Cynique ; et les satyres du second genre s'appellent encore aujourd'hui Ménippées, du nom du philosophe grec. Pour la satyre du premier genre, les Grecs lui avaient donné le nom de Silles ; et les fragments de Silles de Timon le Phliasien, sceptique célèbre par ses vers mordants contre les dogmatiques, prouvent assez que la Grèce avait ses Lucile et ses Horace. N'était-ce donc pas une satyre, ces iambes lancés par le Grec Sotade contre Ptolémée-Philadelphe, ces iambes cruels qui mirent en fureur leur royale victime, et firent enfin précipiter dans le Nil leur malheureux auteur ? Maintenant personne n'ignore que Lucile, Pacuve, Ennius même, ne parurent qu'après Ptolémée-Philadelphe ; or, Timon et Sotade florissaient sous ce prince. Les Grecs connurent donc la satyre proprement dite ; ils la connurent donc même avant les Romains. Ainsi la satyre fut d'abord à Rome ce qu'elle avait été dans Athènes : la seule différence qui la distingua par la suite chez ces deux peuples, c'est qu'en changeant de forme, elle retint en Italie son nom primitif, tandis qu'elle prenait tour à tour chez les Grecs celui de Silles ou de Ménippée. « Les mots ne tiennent pas toujours ce que leur étymologie promet ; l'usage, ce tyran des langues, est plus fort que les grammairiens, et souvent l'expression est la même quand la chose a changé. Charmé de la marche libre et facile que donnait à la Ménippée le mélange des vers et de la prose, les Romains s'accoutumèrent insensiblement à désigner par son nom les écrits revêtus de la même forme, quoique éloigné de son caractère original. Histoires, romans, philosophie, morale, tout fut bientôt de son ressort. On oublia qu'elle était née caustique, pour ne plus voir en elle qu'une ingénieuse babillarde. Pourvu que, dans un même ouvrage, elle semât avec esprit et les vers et la prose (16), on lui ,pardonna de ne plus médire ; en dépit de son changement, elle resta Ménippée. Cette satyre n'est donc point essentiellement mordante. Celle même de Varron, quoique plus proche de son origine, montre rarement le vice couvert de ridicule ou d'opprobre. Sa philosophie badine plus qu'elle ne dogmatise ; elle cache sous les fleurs les épines de l'érudition, et ses leçons de morale, elle ne les donne qu'en se jouant. La satyre chez Pétrone est encore lus indulgente. Ne cherchez pas en elle un pédagogue : enfant gâté d'Epicure, sa malignité s'endort auprès du vice aimable ; craignez qu'elle ne s'éveille aux sermons de la sagesse. Près de Pétrone, l'âne d'Apulée est un Caton. Il censura fort bien les travers de son siècle ; cependant, il n'a pas l'honneur de siéger parmi les satyriques. Cet âne, content de parler mieux que certains hommes, négligea d'employer le langage des dieux ; et, je l'ai déjà dit, il n'est point de Ménippées sans le mélange de la prose et des vers. « Pétrone ne pouvait choisir pour son roman une forme de composition plus variée, plus agréable que celle de la Ménippée; aussi n'y manqua-t-il point, et voilà sans doute tout le mystère du Satyricon (17). Quant à la désinence du mot, les Latins, selon Gonsalle de Sallas, ont fait satyricon de satyra, comme ils faisaient épigrammation d'épigramma, elegidarion d'elegia ; le diminutif ne changeait rien d'essentiel dans l'objet principal de l'expression, il annonçait seulement dans le dérivé moins de prétention et plus d'enjouement. Peut-être aimeriez-vous mieux la leçon de Rollin, Baillet, Burmann et autres : ils font longue la dernière du Satyricon, et la prononcent comme l'oméga des Grecs. Dans cette hypothèse, le Satyricon serait un recueil de satyres (18). » Mais l'omicron n'en fait qu'un innocent badinage ; je suis pour l'omicron (19). III. Style du SATYRICON. - « Le style de Pétrone a trouvé des censeurs, même parmi les meilleurs juges en cette matière. » Quoique. Pétrone, dit Huet, paraisse avoir été un grand critique et d'un goût exquis, son style, pourtant, ne répond pas tout à fait à la délicatesse de son jugement. On y remarque quelque affectation ; il est un peu trop peint et trop étudié ; il dégénère de cette simplicité naturelle et majestueuse de l'heureux siècle d'Auguste. Peut-être doit-il une partie de sa réputation à la liberté de ses portraits ; il aurait été moins lu s'il avait été plus modeste. Rollin porte à peu près le même jugement ; et Rapin assure que Pétrone, s'il donne quelquefois d'excellents préceptes d'éloquence, ne les suit pas toujours. Valois croyait remarquer dans son style un air un peu étranger ; il se servait même de cet argument pour prouver que notre auteur était Gaulois et qu'il vécut après Suétone. Saumaise ne trouve dans les fragments de Pétrone que des extraits faits sans goût par quelques libertins obscurs du Bas-Empire. « Pétrone, dit Bayle, est moins dangereux dans ses tableaux trop nus que dans les délicatesses dont Bussi-Rabutin les a revêtus ; la galanterie se présente, dans les Amours des Gaules, sous des formes bien plus aimables que dans le Satyricon. » Aux yeux de Voltaire, cet ouvrage n'est pas plus un modèle de style qu'il n'est l'histoire secrète de Néron ; les suppôts de nos tavernes tiennent, à l'entendre, des discours plus honnêtes que les convives de Trimalcion ; à l'exception de quelques vers heureux, de deux ou trois contes agréables, tout le livre n'est qu'un amas confus d'images ampoulées ou lascives, d'érudition ou de débauches. Selon Baillet et Tiraboski, on y rencontre des tours ingénieux et de jolies pensées ; mais ces beautés sont obscurcies par l'inégalité du style, par des mots barbares, par des récits où l'on ne comprend rien. C'est peut-être, ajoutent-ils, la faute des copistes ; mais l'ouvrage, en somme, ne méritait pas les peines qu'on s'est données pour en rechercher et recoudre les lambeaux. Leclerc maltraite encore plus Pétrone. Mais c'est trop longtemps parler de ses détracteurs; écoutons enfin ses panégyristes.
« A la
tête des nombreux admirateurs de Pétrone marchent Vossius et Douza,
Turnèbe et Pithou, Briet et Ronsin. Les censures même hasardées
contre Pétrone sont mêlées, disent-ils, d'éloges arrachés par la
force de la vérité ; et, dans la bouche d'un ennemi, la louange est
d'un bien plus grand poids que les reproches. Cette barbarie même et
cette bassesse d'expression, qui paraissent défigurer quelquefois le
style de Pétrone, sont aux yeux de Ménage le chef-d'oeuvre de l'art
; il ne les a placées que dans la bouche des valets et des débauchés
sans délicatesse. Voyez, au contraire, avec quelle élégance il fait
parler les gens de la bonne compagnie. Pétrone donne à chacun de ses
acteurs le langage qui lui convient. Ce mérite est d'autant plus
précieux qu'il est plus rare ; et les ombres qu'un peintre habile
répand dans ses tableaux en rendent les beautés plus saillantes.
Barthius trouve réunies dans Pétrone seul, quand il n'est pas
défiguré par l'ignorance des copistes, toutes les finesses de
Plaute, toutes les grâces de Cicéron ; et Juste Lipse l'appelle
auctor purissimae impuritatis. Telle était l'admiration du
vainqueur de Rocroi pour Pétrone, qu'il. pensionnait un Lecteur,
uniquement chargé de lui réciter le Satyricon. En parlant du
poème de la Guerre civile, dans lequel Pétrone, dit-on, prétendit
lutter contre Lucain, l'abbé Desfontaines s'écrie : « Quelle finesse
dans la peinture des vices des Romains et des défauts de leur
gouvernement ! que d'esprit dans ses fictions ! Ces beautés sont
relevées par un style mâle et nerveux, en faveur duquel on doit
pardonner au poète quelques fautes contre l'élocution, et certains
traits qui sentent le rhéteur. » Fréron, dont le goût fut presque
toujours d'accord avec la raison quand il ne jugea que les anciens,
parle de Pétrone dans le sens de Desfontaines : « Son pinceau,
dit-il, respire partout la chaleur de l'imagination et la
délicatesse de l'esprit ; il est riant dans ses descriptions,
coulant, net et facile dans sa narration, admirable dans ses vers,
et, ce qui le caractérise plus particulièrement, il est toujours fin
et délicat en fait de galanterie, quand il parle de celle que la
nature avoue. » Je fais grâce des éloges prodigués à Pétrone par ses
différents traducteurs, ils pourraient paraître suspects ; mais on
me permettra, du moins, d'opposer à ses censeurs les suffrages de
Saint-Evremond. De tous les panégyristes de Pétrone, aucun n'eut
plus de ressemblances morales avec son héros que cet ingénieux
épicurien ; et comme nul n'apprécia notre auteur avec plus de
connaissance de cause, nul aussi ne l'a vanté avec plus d'esprit. « Voilà sans doute de quoi contrebalancer les reproches qu'on a pu faire au style de Pétrone. Je n'ai parlé que de ses vers ; sa prose est peut-être plus élégante encore. Qui ne sait que La Fontaine lui doit son joli conte de la Matrone d'Éphèse ; et Bussi-Rabutin, en transportant dans les Amours des Gaules l'épisode piquant de Polyoenos et de Circé, n'a changé que le nom des acteurs. Je ne prétends point fixer la place que doit occuper Pétrone ; mais qu'il me soit permis de faire observer en passant que la critique n'a jamais rien trouvé de sacré. Scioppius n'a-t-il pas traité Phèdre de barbare, et Cicéron de visigoth ? Selon Claude Duverdier, Horace est raboteux, et Virgile fourmille de solécismes. Tassoni a rencontré, dit-il, cinq cents absurdités dans Homère ; et, parmi nous, l'aimable Deshoulières préféra Pradon à Racine. Mme de Sévigné ne s'est pas montrée plus indulgente envers l'auteur de Phèdre et d'Athalie. La multiplicité des critiques, leur autorité même, ne forment. donc pas toujours une présomption défavorable contre l'ouvrage critiqué. « Résumons-nous : 1°Pétrone, sans doute, n'a voulu faire qu'un roman ; 2° Le Satyricon peut être classé parmi les Ménippées 3° Son style est mêlé de beautés et de défauts : mais risquerait-on beaucoup, en attribuant les beautés à Pétrone, et les défauts à ses copistes ? » IV. Valeur morale et littéraire. - Parmi tant de jugements divers portés sur notre auteur, deux sont restés célèbres, celui de Saint-Evremond et celui de Voltaire, l'un très favorable à Pétrone, l'autre assez sévère. Comme il faut les aller chercher dans les oeuvres complètes des deux grands écrivains, nous croyons être utiles -- et agréables - au lecteur; en les reproduisant in extenso.Saint-Evremond est le champion le plus autorisé et le plus radical de la thèse classique : il identifie le favori de Néron et l'auteur du Satyricon et associe l'homme et l'oeuvre, toute l'oeuvre prise en bloc, dans une même admiration. C'est dans son essai Sur Pétrone qu'il convient de chercher l'expression la plus forte et aussi la plus séduisante de la théorie que nous combattons. 1. L'homme. - « Pour juger du mérite de Pétrone, je ne veux que voir ce qu'en dit Tacite et sans mentir, il faut bien que ç'ait été un des plus honnêtes hommes du monde, puisqu'il a obligé un historien si sévère de renoncer à son naturel, et de s'étendre avec plaisir sur les louanges d'un voluptueux. Ce n'est pas qu'une volupté si exquise n'allât autant à la délicatesse de l'esprit qu'à celle du goût. Cet erudito luxu, cet arbiter elegantiarum (20) st le caractère d'une politesse ingénieuse, fort éloignée des sentiments grossiers d'un vicieux : aussi n'était-il pas si possédé de ses plaisirs, qu'il fût devenu incapable des affaires; la douceur de sa vie ne l'avait pas rendu ennemi des occupations. Ilut le mérite d'un gouverneur dans son gouvernement de Bithynie, la vertu d'un consul dans son consulat : mais au lieu d'assujettir sa vie à sa dignité, comme font la plupart des hommes, et de rapporter là tous ses chagrins et toutes ses joies, Pétrone, d'un esprit supérieur à ses charges, les ramenait à lui-même et pour m'expliquer à la façon de Montaigne, il ne renonçait pas à l'homme en faveur du magistrat. Pour sa mort, après l'avoir bien examinée, ou je me trompe, ou c'est la plus belle de l'antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin, et même de la colère. Le désespoir des affaires de la république, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup sa résolution ; et je ne sais si son naturel farouche n'alla point jusqu'à la fureur, quand il déchira ses entrailles.
«
Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez
d'indifférence; cependant, il cherchait à s'assurer de sa condition
en l'autre vie, et ne s'en assurait pas ; il en raisonnait sans
cesse dans la prison avec ses amis assez faiblement : et pour tout
dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait
venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne. Audiebatque
referentes, nihil de immortalitate animae, et sapientium placitis,
sed levia carmina et faciles versus. Il n'a pas seulement
continué ses fonctions ordinaires, à donner la liberté à des
esclaves, à en faire châtier d'autres ; il s'est laissé aller aux
choses qui le flattaient, et son âme, au point d'une séparation si
fâcheuse, était plus touchée de la douceur et de la facilité des
vers que de tous les sentiments des philosophes. II. La morale. « Je ne suis pas de l'opinion de ceux qui croient que Pétrone a voulu reprendre les vices de son temps, et qu'il a composé une satire avec le même esprit qu'Horace écrivait les siennes. Je me trompe, ou les bonnes moeurs ne lui ont pas tant d'obligation. C'est plutôt un courtisan délicat, qui trouve le ridicule, qu'un censeur public, qui s'attache à blâmer la corruption. Et pour dire vrai, si Pétrone avait voulu nous laisser une morale ingénieuse dans la description des voluptés, il aurait tâché de nous en donner quelque dégoût : mais c'est là que parait le vice avec toutes les grâces de l'auteur ; c'est là qu'il fait voir avec plus de soin l'agrément et la politesse de son esprit. « Davantage, s'il avait eu dessein de nous instruire par une voie plus fine et plus cachée que celle des préceptes, pour le moins verrions-nous quelques exemples de la justice divine ou humaine sur ses débauchés. Tant s'en faut, le seul homme de bien qu'il ait introduit, le pauvre Licas, marchand de bonne foi, craignant bien les dieux, périt misérablement dans la tempête au milieu de ces corrompus, qui sont conservés. Encolpe et Giton s'attachent l'un avec l'autre pour mourir plus étroitement unis ensemble, et la mort n'ose toucher à leurs plaisirs. La voluptueuse Triphène se sauve dans un esquif avec toutes ses hardes ; Eumolpe fut si peu ému du danger qu'il avait le loisir de faire quelque épigramme. Licas, le pieux Licas, appelle inutilement les dieux à son secours ; et à la honte de leur providence, il paye ici pour tous les coupables. Si l'on voit quelquefois Encolpe dans les douleurs, elles ne lui viennent pas de son repentir. Il a tué son hôte, il est fugitif, il n'y a sorte de crime qu'il n'ait commis ; grâce à la bonté de sa conscience, il vit sans remords : ses larmes, ses regrets ont une cause bien différente : il se plaint de l'infidélité de Giton, qui l'abandonne ; son désespoir est de se l'imaginer dans les bras d'un autre, qui se moque de la solitude où il est réduit. Jacent nunc amatores obligati noctibus totis, et forsitan mutuis lubidinibus attriti, derident solitudinem meam. « Tous les crimes lui ont succédé heureusement, à la réserve d'un seul, qui lui a véritablement attiré une punition fâcheuse ; mais c'est un péché pour qui les lois divines et humaines n'ont point ordonné de châtiment. Il avait mal répondu aux caresses de Circé, et à la vérité son impuissance est la seule faute qui lui a fait de la peine. Il avoue qu'il a failli plusieurs fois, mais qu'il n'a jamais mérité la mort qu'en cette occasion. Enfin, sans m'attacher au détail de toute l'histoire, il retombe dans le même crime et reçoit le supplice mérité avec une parfaite résignation. Alors il rentre en lui-même et connaît la colère des dieux Hellespontiaci sequitur gravis ira Priapi. « Il se lamente du pitoyable état où il se trouve, funerata est pars illa corporis, qua quondam Achilles eram ; et pour recouvrer sa vigueur, il se met entre les mains d'une prêtresse de ce dieu avec de très bons sentiments de religion, mais en effet les seuls qu'il paraisse avoir dans toutes ses aventures. Je pourrais dire encore que le bon Eumolpe est couru des petits enfants quand il récite ses vers ; mais quand il corrompt son disciple, la mère le regarde comme un philosophe ; et couchés dans une même chambre, le père ne s'éveille pas, tant le ridicule est sévèrement puni chez Pétrone, et le vice heureusement protégé. Jugez par là si la vertu n'a pas besoin d'un autre orateur pour être persuadée. Je pense qu'il était du sentiment de Bautru : « Qu'honnête homme et bonnes moeurs ne s'accordent pas ensemble. Si ergo Petronium adimus, adimus virum ingenio vere aulico, elegantia arbitrum, non sapientia (21). III. Pétrone et Néron. - « On ne saurait douter que Pétrone n'ait voulu décrire les débauches de Néron, et que ce prince ne soit le principal objet de son ridicule, mais de savoir si les personnes qu'il introduit sont véritables ou feintes ; s'il nous donne des caractères à sa fantaisie, ou le propre naturel de certaines gens, la chose est fort difficile, et on ne peut raisonnablement s'en assurer. Je pense, pour moi, qu'il n'y a aucun personnage dans Pétrone qui ne puisse convenir à Néron. Sous Trimalcion, il se moque apparemment de sa magnificence ridicule et de l'extravagance de ses plaisirs. Eumolpe nous représente la folle passion qu'il avait pour le théâtre : Sub nominibus exoletorum faeminarumque, et novitate eujusque stupri, flagitia Principis prescripsit ; et par une agréable disposition de différentes personnes imaginées, il touche diverses impertinences de l'Empereur et le désordre ordinaire de sa vie.« On pourra dire que Pétrone est bien contraire à soi-même, d'en blâmer les vices, la mollesse et les plaisirs, lui qui fut si ingénieux dans la recherche des voluptés : Dum nihil amaenum, et molle affluentia putat, nisi quod ei Petronius approbavisset. Car, à dire vrai, quoique le prince fût assez corrompu de son naturel, au jugement de Plutarque, la complaisance de ce courtisan a contribué beaucoup à le jeter dans toute sorte de luxe et de profusion. En cela, comme en la plupart des choses de l'histoire, il faut regarder la différence des temps. Avant que Néron se fût laissé aller à cet étrange abandonnement, personne ne lui était si agréable que Pétrone : jusque-là, qu'une chose passait pour grossière, quand elle n'avait pas son approbation.. Cette cour-là était comme une école de voluptés recherchées, où tout se rapportait à la délicatesse d'un goût si exquis. Je crois même que la politesse de notre auteur devint pernicieuse au public, et qu'il fut un des principaux à ruiner des gens considérables qui faisaient une profession particulière de sagesse et de vertu. Il ne prêchait que la libéralité à un empereur déjà prodigue, la mollesse à un voluptueux. Tout ce qui avait une apparence d'austérité avait pour lui un air ridicule. « Selon mes conjectures, Traséas eut son tour, Helvidius le sien ; et quiconque avait du mérite, sans l'art de plaire, n'était pas fâcheux impunément. Dans cette sorte de vie, Néron se corrompait de plus en plus ; et comme la délicatesse des plaisirs vint à céder au désordre de la débauche, il tomba dans l'extravagance de tous les goûts. Alors Tigellin, jaloux des agréments de Pétrone et des avantages qu'il avait sur lui dans la science des voluptés, entreprit de le ruiner, quasi adversus aemulum et scientia voluptatum poliorem. Ce ne lui fut pas une chose malaisée ; car l'Empereur, abandonné comme il était, ne pouvait plus souffrir un témoin si délicat de ses infamies. Il était moins gêné par les remords de ses crimes que par une honte secrète qu'il sentait de ses voluptés grossières, quand il se souvenait de la délicatesse des passées. Pétrone, de son côté, n'avait pas de moindres dégoûts ; et je pense que, dans le temps de ses mécontentements cachés, il composa cette satire ingénieuse, que nous n'avons malheureusement que défigurée. « Nous voyons dans Tacite l'éclat de sa disgrâce, et qu'en-suite de la conspiration de Pison, l'amitié de Scevinus fut le prétexte de sa perte. IV. La peinture des caractères, le style, la galanterie dans Pétrone. - « Pétrone est admirable partout, dans la pureté de son style, dans la délicatesse de ses sentiments ; mais ce qui me surprend davantage est cette grande facilité à nous donner ingénieusement toute sorte de caractères. Térence est peut-être l'auteur de l'antiquité qui entre le mieux dans la nature des personnes. J'y trouve cela à redire qu'il a peu d'étendue ; tout son talent est borné à faire bien parler des valets et des vieillards, un père avare, un fils débauché, une esclave, une espèce de Briguelle. Voilà où s'étend la capacité de Térence. N'attendez de lui ni galanterie, ni passion, ni les sentiments, ni les discours d'un honnête homme. Pétrone, d'un esprit universel, trouve le génie de toutes les professions et se forme comme il lui plaît à mille naturels différents. S'il introduit un déclamateur, il en prend si bien l'air et le style qu'on dirait qu'il a déclamé toute sa vie. Rien n'exprime plus naturellement le désordre d'une vie débauchée que les querelles d'Encolpe et d'Ascylte sur le sujet de Giton. « Quartilla ne représente-t-elle pas admirablement ces femmes prostituées quarum sic accensa libido, ut saepius peterent viros, quam peterentur ? Les noces du petit Giton et de l'innocente Pannychis ne nous donnent-elles pas l'image d'une impudicité accomplie ? « Tout ce que peut faire un sot ridiculement magnifique dans un repas, un faux délicat, un impertinent, vous l'avez sans doute au festin de Trimalcion. « Eumolpe nous fait voir la folie qu'avait Néron pour le théâtre, et sa vanité à réciter ses ouvrages ; et vous remarquerez en passant, par tant de beaux vers dont il fait un méchant usage, qu'un excellent poète peut être un malhonnête homme. Cependant comme Encolpe, pour représenter Eumolpe un faiseur de vers fantasque, ne laisse pas de trouver en sa physionomie quelque chose de grand, il observe judicieusement de ne pas ruiner les idées qu'il nous en donne. Cette maladie qu'il a de composer hors de propos, même in vicinia mortis (22) ; sa volubilité à dire ses compositions en tous lieux et en tous temps répond à son début ridicule : Et ego, inquit, poeta sum, et ut spero, non humillimi spiritus, si modo aliquid coronis credendum est, quas etiam ad imperitos gratia deferre solet. Sa connaissance assez générale, ses actions extraordinaires, ses expédients en de malheureuses rencontres, sa fermeté à soutenir ses compagnons dans le vaisseau de Licas, cette cour plaisante de chercheurs de successions qu'il attire dans Crotone, ont toujours du rapport avec les choses qu'Encolpe s'en était promises : Senex canus, exercitati vultus, et qui videbatur nescio quid magnum promittere. « Il n'y a rien de si naturel que le personnage de Crisis : toutes nos confidentes n'en approchent pas ; et sans parler de sa première conversation avec Polioenos, ce qu'elle lui dit de sa maîtresse sur l'affront qu'elle a reçu est d'une naïveté inimitable : Verum enim fatendum est, ex qua hora accepit injuriam, apud se non est. Quiconque a lu Juvénal connaît assez impotentiam matronarum (23), et leur méchante humeur, si quando vir aut famillaris infelicius cura ipsis rem habuerat (24). Mais il n'y a que Pétrone qui eût pu nous décrire Circé si belle, si voluptueuse et si galante. « Oenothea, la prêtresse de Priape, me ravit avec les miracles qu'elle promet, avec ses enchantements, ses sacrifices, sa désolation sur la mort de l'oie sacrée, et la manière dont elle s'apaise, quand Polioenos lui fait un présent dont elle peut acheter une oie et des dieux, si bon lui semble.
« Philumène, cette honnête dame, n'est
pas moins bonne, qui, après avoir escroqué plusieurs héritages dans
la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, devenue vieille, et par
conséquent inutile à tout plaisir, tâchait de continuer ce bel art
par le moyen de ses enfants, qu'avec mille beaux discours elle
introduisait auprès des vieillards qui n'en avaient point. Enfin, il
n'y a profession dont Pétrone ne suive admirablement le génie. Il
est poète, il est orateur, il est philosophe, quand il lui plaît. « Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Lucrèce n'a pas traité si agréablement la matière des songes que Pétrone.
Somnia, quae mentes ludunt,
volitantibus umbris. « Et que peut-on comparer à cette nuit voluptueuse, dont l'image remplit l'âme de telle sorte qu'on a besoin d'un peu de vertu pour s'en tenir aux simples impressions qu'elle fait sur l'esprit ?
Qualis nos fuit illa, Dii, Deaeque
! « Quelle nuit ; ô bons dieux ! quelle chaleur ! quels baisers ! quelle haleine ! quel mélange d'âmes en chaudes et amoureuses respirations ! « Quoique le style de déclamation semble ridicule à Pétrone, il ne laisse pas de montrer beaucoup d'éloquence en ses déclamations ; et pour faire voir que les plus débauchés ne sont pas incapables de méditation et de retour, la morale n'a rien de plus sérieux ni de mieux touché que les réflexions d'Encolpe sur l'inconstance des choses humaines et sur l'incertitude de la mort. « Quelque sujet qui se présente, on ne peut ni penser plus délicatement, ni s'exprimer avec plus de netteté. Souvent, en ses narrations, il se laisse aller au simple naturel, et se contente des grâces de la naïveté ; quelquefois il met la dernière main à son ouvrage et il n'y a rien de si poli. Catulle et Martial traitent les mêmes choses grossièrement ; et si quelqu'un pouvait trouver le secret d'envelopper les ordures avec un langage pareil au sien, je réponds pour les dames qu'elles donneraient des louanges à sa discrétion. « Mais ce que Pétrone a de plus particulier, c'est qu'à la réserve d'Horace en quelques odes, il est peut-être le seul de l'antiquité qui ait su parler de galanterie. Virgile est touchant dans les passions : les amours de Didon, les amours d'Orphée et d'Euridice ont du charme et de la tendresse, toutefois il n'y a rien de galant ; et la pauvre Didon, tant elle avait l'âme pitoyable, devint amoureuse du pieux Énée au récit de ses malheurs. Ovide est spirituel et facile, Tibulle délicat ; cependant il fallait que leurs maîtresses fussent plus savantes que Mlle de Scudéry. Comme ils allèguent les dieux, les fables et des exemples tirés de l'antiquité la plus reculée, ils promettent toujours des sacrifices ; et je pense que M. Chapelain a pris d'eux la manière de brûler les coeurs en holocauste. Lucien, tout ingénieux qu'il est, devient grossier sitôt qu'il parle d'amour. Ses courtisanes ont plutôt le langage des lieux publics que les discours des ruelles. Pour moi, qui suis grand admirateur des anciens, je ne laisse pas de rendre justice à notre nation, et de croire que nous avons sur eux en ce point un grand avantage. Et sans mentir, après avoir bien examiné cette matière, je ne sache aucun de ces grands génies qui eût pu faire parler d'amour Massinisse et Sophonisbe, César et Cléopâtre, aussi galamment que nous les avons ouï parler en notre langue. Autant que les autres nous le cèdent, autant Pétrone l'emporte sur nous. Nous n'avons point de roman qui nous fournisse une histoire aussi agréable que la Matrone d'Ephèse. Rien de si galant que les poulets de Circé et de Polioenos. Toute leur aventure, soit dans l'entretien, soit dans les descriptions, a un caractère fort au-dessus de la politesse de notre siècle. Jugez cependant s'il eût traité délicatement une belle passion, puisque c'était ici une affaire de deux per-sonnes qui, à leur première vue, devaient goûter le dernier plaisir. «Voltaire n'admet au contraire ni que l'arbitre des élégances ait pu écrire le Satyricon, ni que Trimalcion soit une satire de Néron. Son goût exigeant le rend sévère et pour Pétrone et, par ricochet, pour Saint-Evremond, auquel il n'a cessé de penser tandis qu'il écrivait ces lignes; de même que Saint-Evremond, grand seigneur libertin et épicurien élégant, n'avait cessé de penser à lui-même en écrivant son Essai sur Pétrone (26). « Tout ce qu'on a débité sur Néron m'a fait examiner de plus près la satire attribuée au consul Caius Petronius, que Néron avait sacrifié à la jalousie de Tigellin. Les nouveaux compilateurs de l'histoire romaine n'ont pas manqué de prendre les fragments d'un jeune écolier (27), nommé Titus Petronius, pour ceux de ce consul, qui, dit-on, envoya à Néron, avant de mourir, cette peinture de sa cour sous des noms empruntés. « Si on retrouvait, en effet, un portrait fidèle des débauches de Néron dans le Pétrone qui nous reste, ce livre serait un des morceaux les plus curieux de l'auteur. « Nodot a rempli les lacunes de ces fragments, et a cru tromper le public. Il veut le tromper encore en assurant que la satire de Titus Petronius, jeune et obscur libertin, d'un esprit très peu réglé, est de Caius Petronius, consul de Rome. Il veut qu'on voie toute la vie de Néron dans des aventures des plus bas coquins de l'Italie, gens qui sortent de l'école pour courir du cabaret au b..., qui volent des manteaux, et qui sont trop heureux d'aller dîner chez un vieux sous-fermier, marchand de vin enrichi par des usures, qu'on nomme Trimalcion. « Les commentateurs ne doutent pas que ce vieux financier absurde et impertinent ne soit le jeune empereur Néron, qui, après tout, avait de l'esprit et des talents. Mais, en vérité, comment reconnaître cet empereur dans un sot qui fait continuellement les plus insipides jeux de mots avec son cuisinier ; qui se lève de table pour aller à la garde-robe ; qui revient à table pour dire qu'il est tourmenté de vents ; qui conseille à la compagnie de ne point se retenir ; qui assure que plusieurs personnes sont mortes pour n'avoir pas su se donner à propos la liberté du derrière, et qui confie à ses convives que sa grosse femme Fortunata fait si bien son devoir là-dessus qu'elle l'empêche de dormir la nuit ? « Cette maussade et dégoûtante Fortunata est, dit-on, la belle et jeune Acté, maîtresse de l'empereur. Il faut être bien impitoyablement commentateur pour trouver de pareilles ressemblances. Les convives sont, dit-on, les favoris de Néron. Voici quelle est la conversation de ces hommes de cour : « L'un d'eux dit à l'autre : « De quoi ris-tu, visage de brebis ? Fais-tu meilleure chère chez toi ? Si j'étais plus près de ce causeur, je lui aurais déjà donné un soufflet. Si je pissais seulement sur lui, il ne saurait où se cacher. Il rit : de quoi rit-il ? Je suis un homme libre comme les autres ; j'ai vingt bouches à nourrir par jour, sans compter mes chiens, et j'espère mourir de façon à ne rougir de rien quand je serai mort. Tu n'es qu'un morveux ; tu ne sais dire ni a ni b ; tu ressembles à un pot de terre, à un cuir mouillé, qui n'en est pas meilleur pour être plus souple. Es-tu plus riche que moi, dîne deux fois. » « Tout ce qui se dit dans ce fameux repas de Trimalcion est à peu près de ce goût. Les plus bas gredins tiennent parmi nous des discours plus honnêtes dans leurs tavernes (28). C'est là pourtant ce qu'on a pris pour la galanterie de la cour des César. Il n'y a pas d'exemple d'un préjugé si grossier. Il vaudrait autant dire que le Portier des Chartreux est un portrait délicat de la cour de Louis XIV. « Il y a des vers très heureux dans cette satire, et quelques contes très bien faits, surtout celui de la Matrone d'Ephèse. La satire de Pétrone est un mélange de bon et de mauvais, de moralités et d'ordures ; elle annonce la décadence du siècle qui suivit celui d'Auguste. On voit un jeune homme échappé des écoles pour fréquenter le barreau, - et qui veut donner des règles d'éloquence et et des exemples de poésie ; « Il propose pour modèle le commencement d'un poème ampoulé de sa façon. Voici quelques-uns de ses vers :
Crassum Parthus habet ; « Crassus a péri chez les Parthes ; Pompée, sur les rivages de la Lybie ; le sang de César a coulé dans Rome ; et, comme si la terre n'avait pas pu porter tant de tombeaux, elle a divisé leurs cendres. » « Peut-on voir une pensée plus fausse et plus extravagante ? Quoi ! la même terre ne pouvait porter trois sépulcres ou trois urnes ? Et c'est pour cela que Crassus, Pompée et César sont morts dans des lieux différents ? Est-ce ainsi que s'exprimait Virgile ? On admire, on cite ces vers libertins :
Qualis nox fuit illa, di deaeque ! « Les quatre premiers vers sont heureux, et surtout par le sujet, car les vers sur l'amour et sur le vin plaisent toujours quand ils ne sont pas absolument mauvais. En voici une traduction libre. Je ne sais si elle est du président Bouhier :
Quelle nuit ! Ô transports ! ô
voluptés touchantes !
« Le dernier vers, traduit mot à mot,
est plat, incohérent, ridicule ; il ternit toutes les grâces des
précédents ; il présente l'idée funeste d'une mort véritable.
Pétrone ne sait presque jamais s'arrêter. C'est le défaut d'un jeune
homme dont le goût est encore égaré. C'est dommage que ces vers ne
soient pas faits pour une femme ; mais enfin il est évident qu'ils
ne sont pas une satire de Néron. Ce sont les vers d'un jeune homme
dissolu qui célèbre ses plaisirs infâmes. Relevons, en terminant, dans le siècle de Louis XIV, ce verdict bref et incisif : « Quel homme sensé, en lisant cet ouvrage licencieux, ne jugera pas qu'il est d'un homme effréné, qui a de l'esprit, mais dont le goût n'est pas encore formé ; qui fait tantôt des vers très agréables, et tantôt de très mauvais ; qui mêle les plus basses plaisanteries aux plus délicates, et qui est lui-même un exemple de la décadence du goût dont il se plaint (31). » Empressons-nous de corriger ce qu'il y a malgré tout d'un peu bien sévère dans le jugement de Voltaire en transcrivant la page enthousiaste où un romancier moderne, lui-même grand artiste en style, J. K. Huysmans, définit la manière de Pétrone : « Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste, un merveilleux peintre ; tranquillement, sans parti pris, sans haine, il décrivait la vie journalière de Rome, racontait, dans les alertes petits chapitres du Satyricon, les moeurs de son époque. « Notant à mesure les faits, les constatant dans une forme définitive, il déroulait la menue existence du peuple, ses épisodes, ses bestialités... « Et cela raconté dans un style d'une verdeur étrange, d'une couleur précise, dans un style puisant à tous les dialectes, empruntant des expressions à toutes les langues charriées dans Rome, reculant toutes les limites, toutes les entraves du soi-disant grand siècle, faisant parler à chacun son idiome : aux affranchis sans éducation, le latin populaire, l'argot de la rue ; aux étrangers, leur patois barbare, mâtiné d'africain, de syrien et de grec ; aux pédants imbéciles comme l'Agamemnon du livre, une rhétorique de mots postiches. Ces gens sont dessinés d'un trait, vautrés autour d'une table, échangeant d'insipides propos d'ivrognes, débitant de séniles maximes, d'ineptes dictons, le mufle tourné vers le Trimalcion qui se cure les dents, offre des pots de chambre à la société, l'entretient de la santé de ses entrailles, et vente, en invitant ses convives à se mettre à l'aise. « Ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de la vie romaine, sans préoccupation, quoi qu'on en puisse dire, de réforme et de satire, sans besoin de fin apprêtée et de morale ; cette histoire, sans intrigue, sans action, mettant en scène les aventures de gibier de Sodome ; analysant avec une placide finesse les joies et les douleurs de ces amours et de ces couples ; dépeignant, en une langue splendidement orfévrée, sans que l'auteur se montre une seule fois, sans qu'il se livre à aucun commentaire, sans qu'il approuve ou maudisse les actes et les pensées de ses personnages, les vices d'une civilisation décrépite, d'un empire qui se fêle, poignait des Essentes, et il entrevoyait dans le raffinement du style, dans l'acuité de l'observation, dans la fermeté de la méthode, de singuliers rapprochements, de curieuses analogies avec les quelques romans français modernes qu'il supportait (32). » Citons, pour conclure, une page de Sainte-Beuve, qui, tout en faisant les réserves nécessaires, explique excellemment pourquoi Pétrone, comme Rabelais, au dire de La Bruyère, où il est bon va jusqu'à l'exquis et à l'excellent, et peut être le mets des plus délicats (33). Pétrone (34), livre charmant et terrible par tout ce qu'il soulève de pensées et de doutes dans une âme saine ! Ce Satyricon est bien l'oeuvre d'un démon. Que la composition y soit absente, que l'intention générale reste énigmatique, eh ! qu'importe ? Chaque morceau en est exquis, chaque détail suffit pour engager. Je ne me flatte pas d'avoir rompu toute l'enveloppe, et je n'y ai pas visé le moins du monde ; j'ai lu, j'ai glissé, et il m'a suffi de cet à peu près facile pour apprécier du moins, au milieu de tout ce qui m'échappait, la façon de dire vite et bien, la touche légère, l'élégante familiarité, cette nouveauté qui n'est pas tirée de trop loin et qui rencontre aisément ce qu'elle cherche, curiosa felicitas, comme Pétrone a dit lui-même d'Horace ; en un mot, ce cachet qui a caractérisé de tout temps les écrivains maîtres en l'art de plaire. Quelques narrations, parmi lesquelles se détache le conte de cette Matrone tant célébrée, sont des pièces accomplies, et les vers que l'auteur s'est passé la fantaisie d'insérer à travers sa prose, à la différence de ce qu'offrent en français ces sortes de mélanges, ont une solidité et un brillant qui en font de vraies perles enchâssées (35). » V. Pétrone devant la critique moderne. - De tout ce qui précède, le lecteur se croirait peut-être en droit de conclure que nous ne savons rien de certain sur Pétrone et son oeuvre. La science contemporaine, avec ses méthodes patientes et prudentes, est pourtant arrivée à certaines conclusions qui, pour modestes qu'elles soient, n'en ont pas moins l'avantage d'être certaines. Le texte très altéré de Pétrone a été rétabli et minutieusement commenté par MM. Bücheler et Friedlander, dont nous avons généralement adopté les conclusions dans cette traduction. Sur plusieurs points même, les progrès récents de la critique et de l'histoire ont éclairé la physionomie de Pétrone d'un jour inattendu : à mesure que l'état des mœurs et des lettres sous l'Empire nous devenait mieux connu, en le replaçant dans son temps et dans son milieu on a mieux compris et ce qu'il était et ce qu'il a voulu. Pétrone était un épicurien, mais sans doute un épicurien à la manière d'Horace : profondément imbu de la doctrine philosophique du maître qui transparaît dans plusieurs passages du Satyricon, il s'inspire de Lucrèce dans divers fragments qui nous sont parvenus. Mais il n'y a pas d'apparence qu'il allât jusqu'à admettre ni surtout jusqu'à appliquer l'austère morale du philosophe. C'était un sceptique élégant qui ne voulait être dupe de rien, ni des dieux, ni des hommes. Le paganisme officiel apparaît dans son oeuvre en pleine décadence : ses personnages n'invoquent plus Jupiter ou Neptune, mais Cybèle, Isis, Priape ou les astres, et surtout ce dieu de ceux qui n'en ont plus : Sors, Fortuna, Fatum. Chacun, en revanche, a son génie, qu'il faut bien se garder d'offusquer ; enfin ce ne sont plus que cérémonies magiques, pratiques puériles, histoires terrifiantes de sorcières et de loups-garous. Pétrone n'a que des sarcasmes et pour la religion qui s'en va et pour la superstition qui monte. La mythologie riante de l'antiquité n'est plus pour lui que matière à petits vers érudits, les croyances nouvelles qu'un thème à discrètes railleries et qu'une mine d'horrifiques narrations. Quant au christianisme, il ne semble même pas en soupçonner l'existence. La divinité lubrique des jardins occupe la place d'honneur clans le roman de Pétrone. Un érudit allemand, M. Ehmar Klebs, en prend texte, dans une savante et ingénieuse dissertation, pour soutenir que le véritable sujet du Satyricon c'est la colère de Priape, comme la colère d'Achille est celui de l'Iliade, la colère de Neptune celui de l'Odyssée, la colère de Junon celui de l'Énéide. Il semble bien qu'Encolpe, jadis, a offensé le dieu paillard. Où et comment ? C'est ce qu'expliquait sans doute la partie perdue du roman. Quoi qu'il en soit, le dieu n'oublie pas sa vengeance. C'est lui qui livre Encolpe aux obsessions de sa prêtresse Quartilla, la femme crampon ; c'est lui qui, par un songe révélateur sur le vaisseau, le fait tomber entre les mains de ses ennemis, Lychas et Tryphène, d'abord furieux, puis par trop aimables avec lui ; c'est lui qui le rend lamentablement insuffisant dans ses conversations amoureuses avec Circé, et c'est à lui enfin que s'adressent les prières et les cérémonies expiatoires auxquelles sa victime croit devoir recourir. Le Satyricon ne serait donc d'un bout à l'autre qu'une parodie des vénérables épopées classiques où la verve bouffonne de l'auteur et son impiété frondeuse trouvaient également l'occasion de s'exercer. L'hypothèse est séduisante, bien qu'un plan rigoureux et un dessein suivi ne soient pas indispensables aux ouvrages de ce genre : Rabelais, Le Sage et Voltaire ont su s'en passer... Pourquoi faut-il que tant de passages consacrés à Priape ne soient ni très intéressants, ni très bien écrits, ni même très gais, et, pour tout dire, fassent un peu longueur ? Nous ne serions pas éloignés d'admettre, pour notre part, que Priape et sa colère tenaient moins de place dans l'oeuvre primitive, mais qu'à l'époque où la curiosité publique se passionna pour tous les mystères, un éditeur industrieux introduisit les passages qui n'ont guère d'autre intérêt que de prétendre révéler les secrets de ceux de Priape. Ainsi les ironies de Pétrone auraient servi d'amorce à tous les cauchemars mystico-lubriques de la décadence dont la platitude malsaine et lugubre, sans esprit ni style, nous paraît indigne de notre auteur. Sceptique en religion, Pétrone l'est aussi en morale. Il n'a pas le culte de l'humanité : trop clairvoyant pour ne pas voir ses travers et ses vices, trop délicat pour ne pas en être choqué, trop peu sensible pour l'en plaindre, mais trop dédaigneux pour lui en vouloir, il a pris le parti de se cantonner dans « une ironie calme, hautaine, amusée (36) ».
Pour ce dilettante dédaigneux et
distant, pour « ce Mérimée sceptique au ton froid et exquis (37)
», rien de plus antipathique sans doute que les petites gens avec
leur exubérance naïve, leur vulgarité qui s'étale, leurs ridicules
qui s'ignorent, leur familiarité de mauvais ton. Pourtant, malgré
l'éloignement qu'ils auraient dû, semble-t-il, lui inspirer, il les
connaît parfaitement jusque dans leurs habitudes, leurs gestes
coutumiers, leurs banales pensées, leur langage tour à tour
pittoresque et plat. Il aime à les observer, il aime à les peindre,
sans sympathie, il est vrai, comme sans indulgence. Pour eux, cet
aristocrate de tempérament néglige l'étude de la haute société
romaine, si féconde alors en ridicules éclatants, en vices
déchaînés, en folies de toutes sortes, et qu'il devait également
bien connaître.
Pétrone a-t-il donc voulu, de propos
délibéré, peindre, suivant l'expression de M. E. Thomas, l'envers de
ta société romaine, ou plutôt la vie grecque des villes du sud,
singeant mesquinement la vie romaine, en ce qu'elle avait de plus
vulgaire et de plus crapuleux, et tirée par surcroît à la caricature
? « La maison de Trimalcion, dit de son côté M. E. Thomas, offre comme un décalque grossier de la société romaine au premier siècle. Les esclaves jouent au citoyen, tandis que l'amphitryon, sévir de bicoque, joue lui-même au sénateur... » C'est « une imitation ridicule du grand monde par le petit. » Quelques déclassés « sans argent, sans orgueil, sans scrupules », mais pourvus d'esprit et de malice, servent de « témoins » et marquent les coups tout en vivant aux dépens des dupes. Les intentions parodiques qui sont surtout sensibles et fréquentes dans le Banquet ne sont sans doute pas absolument étrangères aux Aventures d'Encolpe, mais il nous semble que dans l'un et l'autre cas, et surtout dans le second, on lui attribue un trop grand rôle. Des personnages si naturels, si vivants, si vrais sont peints par l'auteur pour eux-mêmes, comme ils plaisent au lecteur par eux-mêmes. Si l'auteur a parfois quelque velléité de satire, pris par son sujet, il l'oublie bien vite pour s'intéresser et nous intéresser à ses originaux, pour s'en amuser et nous en amuser. On ne nous fera pas croire qu'en peignant ses pittoresques lazzaroni et ses sinistres et joyeux aventuriers, Pétrone ait eu l'oeil invariablement fixé sur la cour de l'empereur et la société élégance de Rome. Il n'est pas si rare que les gens du monde blasés sur toutes les jouissances que donne le luxe, dégoûtés de leurs pareils qu'ils méprisent, dégoûtés d'eux-mêmes et du vide de leur existence, se plongent dans la crapule dans l'espoir d'y trouver la vie, le naturel, l'imprévu, tout ce qui leur manque. Il n'est pas si rare non plus qu'un délicat, qu'un raffiné, qu'un artiste aille demander à la vie populaire des impressions plus suaves, plus franches, plus naïves que celles que peuvent lui fournir une société raffinée mais artificielle, une vie élégante mais conventionnelle. Quel est donc au juste le rôle de la parodie dans Pétrone : où commence-t-elle ? où s'arrête-t-elle ? Question délicate, sans doute même insoluble, question pourtant dont la solution préalable serait, plus que toute autre, indispensable à l'intelligence de son oeuvre. Sans doute un auteur qui, comme le Régent, ne voyait guère dans le monde que deux sortes d'hommes : les sots et les fripons, qui s'interdisait l'indignation comme inélégante, peut-être même comme peu intelligente, qui par surcroît était plus choqué par les ridicules et par la bêtise des hommes que par leurs vices et dont toute la morale semble se réduire au bon goût, sans doute un tel auteur n'avait guère d'autre refuge que l'ironie, une ironie douce et souriante, et d'autre moyen de la traduire sans méchanceté que par la parodie : la parodie comme la caricature est la revanche inoffensive des délicatesses offusquées. Pétrone parodie certainement les choses de la religion et quand il semble parler sérieusement des mystères de Priape, d'expiations, de revenants et de sorcières, il faut d'abord se demander s'il n'y a pas eu interpolation. Il est probable que bien des passages dont l'intérêt nous paraît un peu languissant étaient pour les contemporains la spirituelle parodie de romans grecs dors en vogue et aujourd'hui perdus. Le Satyricon, « poème enjoué des amours infâmes », met perpétuellement, c'est plus que probable, les beaux sentiments, les alarmes, les délicates pensées des héros de roman dans la bouche d'un pédéraste et de son mignon : il est d'un bout à l'autre une caricature obscène de l'amour romanesque, de ses lieux communs et de ses invraisemblances.
Il est certain que Pétrone se plaît au
contraste des vers nobles avec les incidents grotesques et
vulgaires, que ses personnages font étalage d'éloquence et de grands
sentiments précisément quand ils sont dans une situation ridicule et
qu'alors, puisant dans ses souvenirs classiques, il emprunte aux
poètes épiques et tragiques, aux orateurs, aux écrivains classiques,
en général, des expressions et même des développements entiers, mais
bien moins dans le but de se moquer d'eux que de se moquer de son
sujet ou de ses héros. « Nous relevons partout dans son livre, dit
M. Thomas, le contraste, certainement voulu, de formes solennelles
couvrant des choses triviales et même basses ; le souvenir de
formules, de vers célèbres appliqués aux situations où on les attend
le moins. »
« Tantôt, dit M. Collignon, il se
contente de nuancer son style de la couleur de tel ou tel écrivain ;
tantôt il parodie spirituellement un auteur célèbre et s'amuse à
accommoder à une situation comique les réminiscences de quelque
passage épique ou tragique. » De même, il est bien évident que telle joute oratoire, telle délibération trop complaisamment développées à notre goût ne sont que des charges d'exercices de réthoique alors en vogue (38). Mais ceux qui tiennent à tout admirer clans Pétrone vont beaucoup plus loin. Posant en principe qu'il est un écrivain parfait, toutes les fois qu'ils relèvent chez lui quelque trace de déclamation, quelque faute de goût, quelque défaillance de style, ils prétendent qu'il parodie quelque ouvrage perdu comme si Pétrone, avec tant d'autres à son époque, n'avait pu pécher par trop de subtilité dans la pensée, trop de recherche dans l'expression, comme s'il n'avait pu avoir un faible pour les faux brillants, les expressions trop cherchées, les idées trop ingénieuses, les sentiments forcés. Admettons plutôt que cet infatigable railleur qui s'est tant moqué des autres se moquait aussi un peu de lui-même et cédait aux entraînements d'une plume trop experte, d'un esprit trop meublé, trop subtil et trop cultivé, sans pour cela en être dupe. Car, et c'est à notre sens la clef de bien des mystères, Pétrone fut avant tout, fut presque exclusivement un homme de lettres, avec tous les défauts qui, en tout temps, caractérisèrent cette espèce, et avec, en plus, ceux de son époque. Cet homme, qui ne croyait à rien, croyait à la littérature, tout en la considérant, non sans motifs, comme en pleine décadence à son époque. « Sceptique en morale, dit M. Collignon, Pétrone est en littérature un homme de foi et de tradition », un classique aux idées claires, à la doctrine arrêtée. Il voit fort bien que si l'éloquence est en décadence, c'est qu'elle perd de vue les réalités de la vie pour s'intéresser à de vaines autant qu'ingénieuses subtilités, et il semble que, dans sa prose au moins, il s'efforce, pour sa part, de revenir à la vérité, à la simplicité, au naturel. Sa théorie de la poésie est déjà plus discutable. Il y faut, croit-il, des mots éloignés de l'usage vulgaire, ce qui conduit facilement à un style conventionnel, à une noblesse soutenue, à une élégance dont la monotonie n'est corrigée que par des alliances de mots inattendues, des traits imprévus et recherchés. Il y faut aussi ce libre essor, ce délire, qui distingue le poète épique du simple historien. Mais il faut entendre que ce délire n'est pas dans l'âme du poète, savant ouvrier bien trop occupé de son métier pour avoir le temps d'être ému. Il suffit qu'il soit dans l'œuvre. N'est-il pas à craindre, dès lors, qu'il n'engendre que désordre et qu'obscurité, que malgré de beaux mouvements d'une spontanéité si bien calculée, l'oeuvre, manquant d'élan, ne languisse et ne se traîne et que la déclamation n'intervienne pour donner une apparence de vie à ces froides combinaisons ? Enfin les vers, et c'est encore ce qui distingue l'épopée de l'histoire, ne peuvent se passer des ornements de la fable. Cette mythologie à laquelle il ne croit plus et dont il se moque, qui n'est guère plus de son temps que matière d'érudition, cette mythologie desséchée et morte, il en fait la substance de la poésie : ce qu'il reproche à Lucain ce ne sont pas ses défauts littéraires, c'est de l'avoir bannie de sa Pharsale. Et comme, exploitée depuis des siècles par les écrivains grecs et latins, elle n'offre plus que des thèmes rebattus, que tout le public lettré est supposé connaître, le poète procédera volontiers par voie d'allusions ou de périphrases, et son oeuvre sera inintelligible pour le vulgaire. Ce serait à peine forcer la pensée de notre auteur que de lui faire dire que, si l'éloquence doit être simple et naturelle, la poésie doit être recherchée, raffinée, savante et, pour tout dire, artificielle. Avec de tels principes on réussira sans doute dans les petits poèmes, très à la mode depuis Auguste, où il suffit d'avoir de l'esprit, de la patte, un vocabulaire abondant et choisi ; mais on échouera dans les oeuvres plus considérables qui ont besoin d'être soutenues par une inspiration sincère et forte. Il est vrai que Pétrone prémunit le poète contre les traits brillants, les sentences éclatantes qui, faisant saillie sur la trame du poème, nuisent à l'ensemble, comme si avec la méthode qu'il prône il était possible de trouver autre chose que des vers à effet !
Son idéal littéraire, ses conceptions
sur l'éducation de l'écrivain et sur les procédés de travail de
l'homme de lettres ne sont pas moins significatifs. Toutes ses préoccupations sont pour la forme : on l'acquiert par la lecture assidue des grands écrivains dont on doit s'assimiler les tours et les expressions pour en tirer des combinaisons nouvelles, inattendues. Pour bien écrire, il faut et il suffit d'être très fort en littérature. Qu'il s'agisse de poésie ou d'éloquence, l'art est une imitation ingénieuse des bons modèles, et c'est dans l'élocution que réside la véritable originalité de l'écrivain. Ces procédés de patiente marqueterie littéraire, qui rappellent un peu ceux par lesquels on enseignait jadis dans l'Université à faire des vers ou des discours latins, étaient bien propres, il faut l'avouer, à étouffer d'abord l'originalité de l'écrivain, à le pousser plus tard à chercher à tout prix l'originalité en renouvelant des procédés, des tours et des expressions trop usées.
A ce régime et avec ces idées, Pétrone
risquait fort de devenir un écrivain correct, élégant, ingénieux,
plein de ressources, mais sans personnalité, suppléant à
l'inspiration absente par le tour de force et faisant consister
l'originalité dans la recherche de l'effet. Et c'est bien ainsi
qu'il se montre dans ses vers. Ils ont à peu près tous les défauts
qui, nous venons de le montrer, sont la conséquence de sa méthode
littéraire : enflés, alambiqués, froids, souvent obscurs, surchargés
d'une nomenclature mythologique sèche, encombrante et difficile, au
moins pour nous modernes, sentant la déclaration et le lieu commun
et surtout fourmillant de réminiscences gênantes. Ni imaginations
neuves, ni pensées fortes, ni même sentiment sincère, rien en un mot
de ce qui fait le poète. En revanche, beaucoup d'esprit,
d'ingéniosité, de métier, de virtuosité, des trouvailles
d'expressions, des antithèses à effet, des pensées brillantes, des
vers bien frappés. Mais tous ces oripeaux, toute cette habileté
n'empêchent pas de voir combien le souffle, la vie, la spontanéité,
la sincérité font défaut à cette poésie artificielle et savante. Sans cloute, à notre goût, le littérateur de profession montre encore trop souvent le bout de l'oreille. Victime lui-même de l'école, bien que s'étant élevé contre l'éducation qui s'y donne, il conserve un faible pour les subtiles discussions académiques et le goût de la déclamation : on a beau nous dire que c'est raillerie, simple, caricature des romans sentimentaux, nous ne pouvons nous empêcher de trouver que les trois sacripants qui sont les héros de l'histoire expriment souvent leur douleur un peu bien longuement, d'une manière par trop théâtrale et abusent décidément du droit d'être sensibles. Vraiment, pour des coquins, ils pleurent trop, et tout cet étalage de sensiblerie emphatique ennuie et répugne. Passons aussi sur les imitations dont notre auteur abuse un peu, soit qu'il incorpore à sa prose la substance des classiques, soit qu'il parodie les mauvais écrivains, soit que par jeu, par dilettantisme, il s'essaye à développer des thèmes déjà rebattus. Nous avons hâte d'arriver au style de Pétrone qui, sans être parfait, car il n'est pas toujours exempt de préciosité et d'affectation, reste néanmoins excellent dans sa « latinité si classique encore malgré son modernisme (40) ». Servi sur ce point par ses doctrines et par ses études, il a su, quand il l'a voulu, écrire dans une langue pure qui reste naturelle dans sa savante simplicité et qui a la solidité classique. Rapin dit bien que Pétrone n'a pas lui-même cette manière aisée et naturelle qu'il recommande tant aux autres ; il donne, dit-il, les plus belles règles du monde contre l'affectation, qu'il n'observe pas, car il affecte jusqu'à la simplicité du style, où il n'est pas toujours naturel. Mais s'il y a encore trop de pages où Pétrone donne raison à Rapin, il y en a heureusement beaucoup plus où, à force d'art, il revient au naturel. Il a aussi de la tenue sinon dans le choix des sujets, du moins dans la manière de les traiter, et c'est à peine si les Bénédictins exagèrent quand ils disent dans leur Histoire littéraire de la France : « Dans les plus vives descriptions qu'il fait des débauches de l'empereur et de ses favoris, il en adoucit toujours les images par des termes dont l'honnêteté et la modestie ne pourront être blessées. » Il appelait, il est vrai, les choses par leur nom, comme le lecteur s'en apercevra parfois, mais c'est l'usage constant du latin qui ignorait nos pudibonderies, et Martial ou Juvénal lui-même sont, quand ils s'y mettent, plus grossiers que lui. Enfin, et fort heureusement, son sujet lui interdisant l'emploi continu d'une langue trop littéraire, il a dû recourir à la langue courante, à la langue légère, allante, vive, élégante, et pourtant naturelle qu'il parlait lui-même quand il n'était pas auteur. La trame de son récit est « d'un latin fin et précieux, qui est celui de la meilleure société (41) ».
Celui qu'emploient ses personnages est
naturellement moins relevé, mais n'est pas moins vivant, original,
pris sur le fait. Il vit à une époque où « tout devient populaire.
Le vocabulaire, dit M. E. Thomas, est envahi par des termes
nouveaux. La syntaxe est si particulière que l'idiome en prend un
air presque étranger. Les phrases s'émaillent de réflexions
prudhommesques, de grécisme, de solécismes, sans compter plus d'un
emprunt à la langue verte de Rome. » Cette langue populaire, déjà
corrompue, est du reste bien plus celle du Banquet que des Aventures
d'Encolpe, mais qu'il faille ou non l'attribuer à Pétrone, combien
n'est-elle pas plus intéressante pour nous avec sa verdeur
pittoresque et savoureuse que cette écriture tendue et morbide,.ces
oppositions de mots, ces scintillements d'expression, toute cette
froide et savante cuisine de style dont Pétrone n'a pas toujours su
s'affranchir même dans sa prose, parce qu'il était homme de lettres.
Avec son goût si sûr et si fin, il connaissait fort bien les écueils
qu'il fallait éviter, mais il a subi les conséquences d'une
éducation première solide sans doute, mais étroitement technique, et
l'influence du milieu, les entraînements de la mode. Sans doute
enfin ce désir de briller, de plaire, fût-ce par des défauts, qui a
gâté tant de bons écrivains, l'a-t-il incité à abuser de sa
dangereuse virtuosité. LOUIS DE LANGLE. (01) Tout le Satyricon me parait semé pour nous de chausse-trapes , dit un savant interprète de Pétrone, M. E. Thomas : L'Envers de la Société romaine : Pétrone. Paris, Fontemoing, 1902. Préface, p, VII. (02) Les romanciers qui ont mis en scène Pétrone ont adopté cette hypothèse : nous ne citerons que Sienckiewicz dans Quo Vadis et Prosper Castanier dans l'Orgie romaine. Mais M. Collignon en signale bien d'autres dans une intéressante brochure : Pétrone et le Roman des temps néroniens. (03) Nous avons suivi la célèbre traduction de Burnouf, mais il vaut peut-être mieux traduire : « en ajoutant les noms à l'appui ». On ne comprend pas en effet pourquoi un homme qui n'a plus rien à perdre écrirait une satire sous des noms supposés. Celui qui va mourir ne prend pas tant de précautions. (04) Cet anneau, servant à la fois de cachet et de signature, aurait pu servir à authentiquer de fausses lettres de Pétrone compromettantes pour tel ou tel de ses amis. (05) Soit 60.000 francs : Pline, Hist. nat., lib. XXXVII, cap. II. (06) Lecoultre, Notes sur Pétrone, page 326. (07) Le Festin faisait partie du texte que Jean de Salisbury (1120-1180) avait sous les yeux, puisque celui-ci en mentionne un incident. (08) Un bon juge, La Porte du Theil, déclare que les aventures d'Encolpe sont la seule partie du roman « qui lui paraisse pouvoir être lue avec un peu d'intérêt du moins sans trop d'ennui » et qu'au demeurant « c'est la seule portion de l'ouvrage attribué à Pétrone qui soit intelligible pour lui et qu'il ait cru pouvoir interpréter ». (09) Du Theil fait remarquer en outre que le Festin de Trimalcion, tel qu'il a paru pour la première fois en 1575, ou, tel que le présentent les éditions données depuis 1664, est à peine rattaché au reste de l'ouvrage : « Il ne contient, dit-il, aucun fait dont la connaissance préalable soit nécessaire pour l'intelligence de la dernière partie du roman. » (10) Au moment de publier son savant ouvrage, pris de scrupules de conscience, il n'hésita pas à priver ses contemporains et du fruit de ses travaux et d'un plaisir qu'il s'était permis à lui-même. Il donna l'ordre d'arrêter l'impression, mais, heureusement, épargna quelques exemplaires des épreuves et ses notes qui sont à la Bibliothèque nationale. Les épreuves portent la date de 1793. (11) Les noms des principaux personnages ont une signification en grec. Ascylte, c'est l'infatigable à cause de sa valeur amoureuse. Encolpe veut dire celui qui est tenu dans le sein, dans les bras. Entendez : le chéri. Giton signifie voisin, Eumolpe, harmonieux. Trimalcion, comme le Trissotin de Molière, veut dire probablement triple brute. Tryphène vient de truf®, vie de délices, et indique une détraquée qui court indifféremment après tout plaisir ; Aenothea vient de oänow, vin ; et la vieille sorcière, en effet, ne déteste pas la dive bouteille. (12) Lavaur intitule sa traduction : Histoire secrette de Néron ! (13) Les manuscrits portent les uns Satyricon, les autres Satiricon. (14) Comparez à nos expressions françaises : Œuvres mêlées, Mélanges. (15) Chez Ennius la satire était également caractérisée par le mélange de différents mètres. (16) Elle admet aussi, comme le fait remarquer M. Collignon, « le mélange des termes nobles et du langage populaire », et « autorise l'imitation de beaucoup de styles divers ». (17) La grande originalité de Pétrone, dit M. Collignon, nous paraît consister... à avoir emprunté le cadre de l'ancienne Ménippée pour y l'aire entrer un genre nouveau (le roman de moeurs). (Collignon, Étude sur Pétrone, Paris, 1892, p. 20.) (18) Il faudrait comprendre : Satyricon avec liber, livre, sous-entendu, comme on a le Poimenicon de Longus, l'Ephesiacon de Xénophon d'Éphèse, l'Aethiopicon d'Héliodore. (19) Bucheler intitule simplement l'ouvrage : Satirae, d'après plusieurs manuscrits. D'autres portent Satirici ou Satyri liber. (20) Les citations latines qui étayent cette dissertation sont presque toutes empruntées soit au texte du Satyricon, soit au passage de Tacite traduit plus haut. Nous n'avons pas cru pouvoir les supprimer ; nous n'avons pas cru devoir en donner une traduction qui eût fait double emploi. (21) En abordant Pétrone, nous abordons un auteur plein d'urbanité, un arbitre de l'élégance, non de la sagesse. (22) A l'article de la mort. (23) L'impatience des dames. (24) Quand par hasard un homme ou un ami n'a pas réussi avec elles. (25) Que jusqu'à trois cents volumes des vers pharsaliens de cet homme de Cordoue (c'est-à-dire de Lucain). (26) Ailleurs Voltaire attaque directement Saint-Evremond : « Des hommes qui se sont donnés pour des maîtres de goût et de volupté estiment tout dans Pétrone..., Oeuvres complètes, Garnier, 1879, t, XXIII, p. 107. (27) Cf. Voltaire : Discours de réception à l'Académie française : ... La satire de Pétrone, quoique semée de traits charmants, n'est que le caprice d'un jeune homme obscur qui n'eut de frein ni dans ses moeurs ni dans son style. (28) « Cette satire plus infâme qu'ingénieuse... », dit ailleurs Voltaire. (Édition citée, t. XXIII, p. 442.) (29) Perire, dans les vers de Pétrone, n'a que le sens de mourir d'amour, d'aimer éperdument. (30) Voltaire : « Le Pyrrhonisme de l'histoire », chap. XIV. Éd. cit., t. XXVII, pp. 261-264. (31) Éd. cit., t. XIV, p. 112. (32) J.-K. Huysmans : A rebours (Charpentier, 1884, Paris), pp. 40 et suiv. (33) La Bruyère, Caractères, chap. I : Des ouvrages de l'esprit. (34) Sainte-Beuve, Portraits litt., tome III, p. 107. (35) « Ce style incomparable dans sa gracieuse négligence et dans son allure tranquille au milieu des plus scabreux défilés », a dit de son côté Prévost-Pardol. (36) Collignon, Pétrone en France, p. 130. (37) Renan, L'Antéchrist, p. 139. (38) « C'est quand ses personnages moralisent ou déclament qu'il s'amuse surtout à faire du Sénèque. » (Collignon, op. cit., p. 357.) (39) Collignon, op. cit., p. 93. (40) Collignon. op. cit., p. 190. (41) Collignon, ouvr. cit., p. 330.
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