RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE NONNOS

Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XLII

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT QUARANTE-DEUXIÈME.

 


J'ai compilé le quarante-deuxième livre, et j'ai chanté le tendre amour de Bacchus et la passion de Neptune.


 

Ces paroles persuadent Éros: impétueux, invisible, d'un pied rapide qui repousse la terre, il s'élance, et, près des nues, il dessine dans les airs le passage de ses ailes; il a son arc brûlant, et le carquois même suspendu à ses épaules est rempli d'une douce flamme. Tel qu'une étoile en traversant légèrement un ciel sans nuage s'étend en ligne droite sous une longue étincelle, porte aux soldats ou aux matelots un présage de guerre, et sillonne après elle sous sa traînée la surface des airs; ainsi l'intrépide Éros, emporté par la vitesse de son élan, fait bruire au haut des cieux le vent de ses ailes qui sifflent en s'agitant. Près de la roche assyrienne, il réunit deux traits de feu sut une seule corde en faveur de Béroé, et allume la même passion chez les deux poursuivants d'un même hyménée, le dieu du raisin et le directeur des mers.

L'un a quitté les vagues profondes du port voisin, l'autre descend des cimes du Liban après avoir franchi la plaine de Tyr. Ils se rencontrent aux mimes lieux. Maron détache des harnais du char redoutable la panthère en sueur (01), la lave aux eaux de la fontaine (02), secoue sa poussière, et rafraîchit son cou brûlant qui en frissonne de plaisir. Alors Éros s’approche sans être vu de la source et frappe deux divinités de la double flèche : il excite Bacchus à offrir à la nymphe, pour gage de sa tendresse, la joie de la vie avec le fruit de son noir raisin ; tandis qu’il anime le dieu du trident du désir de présenter à sa jeune voisine, en double don d’amour, la chasse des mers, qui est aussi un combat, et les mets variés de la table. Il consume Bacchus d’une ardeur plus vive, car le vin passionne les jeunes hommes, excite l’esprit, et fait pencher leur âge vers les plaisirs immodérés. Éros enfonce son trait tout entier dans le cœur de Bacchus ; il le consume autant qu’il le charme et lui distille le miel de la persuasion. Après les avoir enflammés l’un et l’autre, Éros reprend le chemin des airs, donne à sa course toute la célérité des tempêtes, nage, oiseau inconnu, et en s’élevant sur ses ailes, il crie ces mots railleurs :

« Si le vin de Bacchus met le trouble chez les humains, ma flamme sait troubler Bacchus lui-même. »

Cependant le dieu de la vigne considère la nymphe à la riche chevelure, dont les douces beautés sont sous ses yeux. L’admiration le conduit à l’amour, ses regards en deviennent les avant-coureurs et les guides. Il erre au sein de la délicieuse forêt, dirige furtivement vers Béroé un œil attentif et marche derrière elle sur la route à pas timides ; il ne se lasse pas de l’observer, et plus il contemple la nymphe debout devant lui, plus il cherche à la contempler encore ; il ses souvient de l’amour de Clymène et supplie le roi des astres, le Soleil, de retenir en arrière son char aérien, d’arrêter ses coursiers en serrant leurs rênes, afin de prolonger sa douce lumière, d’accroître en ménageant son fouet, l’éclat renouvelé du jour, et d’arriver ainsi plus tard au couchant. Quelquefois, mesurant sa marche sur celle de Béroé, il passe autour d’elle comme s’il ne la connaissait pas, tandis que Neptune, dissimulant les humides traces de sa course, va et vient sur ses pieds indécis, imite la mer dans les agitations de son âme et roule des pensées et des soucis bouillonnants comme ses flots (03).

Sans cesse, au sein des bois du Liban, Bacchus reste seul  (04) auprès de la nymphe isolée. Il reste seul  et réfléchit. Dites le, divinités des forêts, cherchait-il ainsi autre chose que le plaisir de contempler la nymphe, seul et éloigné de son rival ? Il dissimule sa ruse sous un visage sérieux et interroge la vierge sur son père comme s’il était l’ami d’Adonis ou comme s’il poursuivait la même proie dans les montagnes ; elle est devant lui, et il étend un bras amoureux vers sa poitrine, presse comme par hasard le bout de sa ceinture, effleure son sein d’une main passionnée qui s’engourdit aussitôt (05) ; puis il se glisse à la dérobée et remplit d’innombrables baisers les traces de la vierge et de la poussière qu’elle a foulée et qui a relui sous son pas de rose. Quand elle s’avance, le dieu considère ses belles épaules, l’extrémité de ses pieds et tout l’éclat que lui donne la nature et que la nature sait inventer; car Béroé dédaigna toujours pour son visage vermeil ces parures aux brillantes nuances , et jamais une étincelle étrangère ne colora ses joues trompeuses. Jamais l'acier diaphane ne réfléchit son teint ; et jamais , pour juger de sa beauté, elle n'a souri devant son image inanimée; elle n'a point, par un bandeau, fixé au-dessus de ses sourcils, en les égalisant longtemps, les anneaux errants de sa mobile chevelure. Leurs boucles abandonnées sur sa tète sans ornement n'en sont que plus ravissantes, lorsque, sans se rouler en bandeaux , elles se rangent ou se dressent autour de son front de neige; car la simplicité d'un beau visage sans apprêt réveille chez les amants un trouble plus vif et une plus brûlante ardeur.

Un jour, tourmentée par la consumante vapeur de la canicule, elle approche ses lèvres altérées de la fontaine voisine, se courbe , se penche ; puis, baissant la tête, elle puise à longs traits dans ses mains arrondies l'onde de son pays, et ne quitte les eaux qu'après avoir assouvi sa soif. Ensuite elle s'éloigne; Bacchus alors fléchit le genou devant la délicieuse source, et dans le creux de sa main, pour imiter la gracieuse jeune fille, il boit une onde plus douce que le nectar son ouvrage. La nymphe échevelée de la fontaine au sein profond a reconnu son délire et lui crie :

« Bacchus , c'est en vain que tu bois cette eau glacée ; les courants de l'Océan tout entier ne sauraientamortir la soif de l'amour. Interroge ton père : l'époux d'Europe, pour avoir traversé tant de flots, n'a pas éteint la flamme du désir, et n'en a brûlé que de plus de feux. N'as-tu pas le témoignage du voyageur maritime , Alphée , l'adorateur d'Éros? Traînant ses ondes au milieu des ondes, il n'a pas perdu sous tant de vagues l'ardeur de l'amour, et pourtant c'était un humide époux (06). »

Ainsi dit la railleuse naïade ; et, sans voile, elle replonge dans la source où elle réside incorporée.

C'est alors que Bacchus porte envie à Neptune, Io dieu des courants humides; il tremble dans sa jalousie; car ce n'est pas le vin qu'a bu Béroé, c'est l'eau ; il jette alors à l'air, qui reste sourd, ces paroles, comme si elle avait pu les entendre et les croire :

« Jeune fille , accepte le nectar. Laisse là cette onde, boisson chérie des vierges. Crains de boire aux fontaines, et que le dieu des eaux ne porte atteinte à ta pureté. L'amour rend trompeur. Tu sais l'aventure de Tyro la Thessalienne (07) et son maritime hyménée. Garde-toi des flots perfides : un séducteur pourrait insulter à ta ceinture, comme l'adultère Énipée. Ah ! si, tel que Neptune, je roulais moi-même bruyamment des flots , j'aurais voulu, lorsque, mal gardée, elle étanche sa soif à la source, presser dans mes bras amoureux ma Tyro du Liban »

Il dit, et, changeant sa ferme, Bacchus, sous les traits d'un chasseur, s'enfonce dans l'épaisse forêt où est la jeune fille. Méconnaissable sous cette apparence, il s'attache à elle, semblable à un jeune adolescent à la molle chevelure, et il conserve, imperturbables sur sa figure, les trompeurs indices d'une chaste timidité. Il examine tantôt la cime d'un ravin solitaire, tantôt les penchants touffus de la forêt sombre ; puis il porte ses regards contraints vers un mélèze, un pin ou un orme ; et cependant son visage vigilant jette un coup d'œil furtif sur la nymphe qui est auprès de lui, de peur qu'elle ne le quitte et ne s’en retourne. Hélas! pour un amant, voir les traits et les yeux de la beauté à la dérobée, c'est une bien chétive consolation.

Il s'approche de Béroé, veut lui parler, et dans sa bouche intimidée la parole errante expire sur le bout de sa langue, tout pris de ses lèvres ; elle s'élance de son cœur, et y revient lentement. Agité de douces et amères (08) inquiétudes, au moment de se faire entendre, il étouffe sa voix sous une réserve respectueuse; puis sa bouche, qui murmure à peine un dernier mot, secoue la chaîne de la honte, et se dégage des lenteurs du silence. Alors il adresse à Béroé ces questions mensongères :

« O Diane, où donc est ton arc ? qui t'a pris ton carquois ? où as-tu laissé cette tunique qui ne descend qu'à tes genoux (09) ? où sont ces brodequins plus rapides que l'air qui circule ? où sont le chœur des suivantes, les filets, les chiens agiles? Tu ne cours pas à la poursuite des cerfs? Refuserais-tu de chasser là où Vénus s'approche d'Adonis? »

Il dit, et feint l'étonnement. La nymphe sourit au fond du cœur; dans son innocente joie, elle lève fièrement la tête, s'applaudit de sa jeunesse, et, mortelle, de se voir comparée à une déesse pour la beauté; elle n'a pas deviné l'artifice de l'amoureux Bacchus, qui se désole de n'être pas compris de la vierge naïve; il eut voulu qu'elle connût la violence de sa passion, car, sitôt que son amour est su, l'amant ne perd jamais l'espoir d'une récompense, même lente à venir; mais c'est vainement qu'il aime quand son amour est ignoré. Chaque jour le dieu se glisse dans la forêt des pins (10). A l'aurore, à midi, le matin et le soir, il y reste auprès de la jeune fille, et voudrait y rester encore. Ah! les hommes se fatiguent de tout, du doux sommeil, du bruit harmonieux de la musique, les rondes de la danse épuisent les forces ; l'amant seul ne se lasse jamais d'aimer, et le livre d'Homère en a menti (11).

Dans sa souffrance, atteint du divin aiguillon, Bacchus frémit en silence, et nourrit au fond de son cœur la secrète blessure dont rien n'endort la douleur. Tel qu'un taureau qui s'égare sans être aperçu sur la plage, abandonne son troupeau habituel et les pâturages des bois, lorsqu'un taon persécuteur des bœufs (12) l'a tout à coup piqué de son de son dard aigu, et l'a chassé de la forêt ombreuse : harcelé par un si chétif insecte, le puissant animal dresse sa queue sur son dos, la retire, l'arrondit, et en frappe ses flancs ; puis il froisse les rochers de ca croupe recourbée, menace de la pointe de ses cornes, et bat l'air qu'il ne peut blesser. Tel ce Bacchus, qu'a si souvent couronné la victoire, succombe sous l'attrayante piqûre de l'enfant Éros.

Bientôt il cherche un doux remède à son délire, et, dans un récit plein de sa passion, il révèle à Pan, le dieu velu, les souffrances qu'il doit à Vénus, et qui chassent loin de lui le sommeil; il lui demande un conseil qui en guérisse. Pan sourit en apprenant les brûlantes angoisses de Bacchus; et, malheureux amant lui-même, il suspend son chagrin pour compatir aux malheurs de l'amour. Puis il lui donne son voluptueux avis, et trouve une ombre de soulagement à voir un rival de son infortune consumé sous l'étincelle du même carquois :

« Ami Bacchus, comme toi je souffre, et je plains les souffrances. D'où vient que le téméraire Eros t'a dompté aussi ? Il a, si j'ose le dire, vidé son carquois sur Bacchus et sur Pan. Mais quoi ? la crainte t'enchaîne ! Dieu du vin, où sont tes thyrses sanglants? où sont tes cornes formidables? où sont sur tes cheveux les verdâtres anneaux des serpents que nourrit la terre, et le profond mugissement de ta bouche? « O merveille ! ce Bacchus que redoute l'armée des géants, a peur d'une vierge ! L'exterminateur des Titans frémit devant Eros! Il a moissonné d'innombrables générations de belliqueux Indiens, et il tremble devant une faible et charmante fille! il tremble devant une vierge délicate. Dans nos collines, sa férule meurtrière a apprivoisé le terrible rugissement des lions, et il s'effraye d'une femme ! « Eh bien, il faut t’apprendre les ruses variées habituelles en amour. La femme aime avec plus d'ardeur que l'homme; mais, toute passionnée qu'elle est, elle cache timidement sa blessure, et n'en souffre que davantage, car les étincelles de l'amour deviennent plus brûlantes pour elle, à mesure qu'elle renferme plus profondément dans son âme le trait qui l'a frappée ; et quand les femmes se racontent l'une à l'autre la violence de leurs désirs, elles trompent leurs voluptueux soucis par ces entretiens qui les soulagent. Quant à toi, Bacchus, pour te guider en amour, emprunte le fard d'une artificieuse réserve : que ton visage soit respectueux et sévère ; ne viens auprès de Béroé que comme malgré toi, et portant les filets du chasseur. Tu verras la charmante nymphe rougir de ton admiration flatteuse, si tu mets son éclat au-dessus de celui de Junon. Dis-lui qu'elle a surpassé les Grâces; dédaigne auprès de la sienne la beauté de Diane et de Minerve, et prouve à Béroé qu'elle est plus éclatante que Vénus. En écoutant ces éloges menteurs, elle n'en triomphera que mieux, car ce qu'une fille préfère même à la richesse de l'or, c'est de s'entendre dire que ses traits de rose l'emportent sur toute la jeunesse de son âge. Quand tu seras en face d'elle, tes yeux mobiles la charmeront par leur éloquence muette ; puis, de ta main, frappe la largeur de son front sans le ménager, et témoigne par un habile silence ton admiration factice. Mais quoi? la peur te saisirait-elle auprès d'une fille sage? Dis-moi, que peut te faire une vierge toute seule ? Elle ne brandit pas la pique; sa main de rose ne sait pas vibrer le javelot. Elle n'a d'autres armes que ses yeux, les archers de l'Amour ; ses traits, ce sont ses joues de rose. Ne va pas, comme font les amants, montrer dans tes mains, pour rançon de tes désirs et pour offrande à ta belle, les perles ou les pierres des lades; ta tournure suffira. Ce n'est pas l'or qu'envient les femmes ; c'est une palpable beauté. En faut-il la preuve? Quels présents la Lune a-t elle reçus du charmant Endymion? Quel gage d'amour Adonis offrit-il à Cythérée et pour plaire à l'Aurore, Orion lui donna-t-il de l'argent, ou Céphale de l'or? Vulcain seul, boiteux et laid, offrit des dons merveilleux, et n'eut de Minerve que des refus. Sa hache génératrice n'y fit rien ; il aimait la déesse et il échoua. Mais veux-tu que je t'enseigne un charme plus attrayant pour la réduire au joug de l'hyménée ? Joue de la lyre, instrument consacré à ta Cybèle ; c'est, après le festin, le doux attribut de Vénus. Mêle les accents de ta bouche au bruit de ton archet ; chante Daphné d'abord, la course de la mobile Écho, et, quand elles ont fui devant l'amour des dieux, ce dernier son que fit entendra la babillarde déesse. Célèbre encore la chaste Pitys qui s'élance aussi vite qu'un souffle de la montagne pour échapper aux poursuites illégitimes de Pan ; raconte comment elle mourut sur le sol qui la vit naître, et fais-en le reproche à la terre. Bientôt la nymphe pleurera, dans sa pitié pour la destinée et les malheurs de Pitys la plaintive; et tu jouiras en silence des douces larmes que verse la jeune fille attendrie. Rien n'est plus réjouissant que de voir gémir les femmes; car la douleur les rend plus belles. Puis tu feras voir la tendresse de la Lune pour Endymion, l'union du gracieux Adonis. Tu peux dire encore le désordre des vêtements de Vénus, ses pieds sans chaussures, quand dans la montagne elle court éperdue à la recherche de son époux. En écoutant la douce aventure des amours de son père, crois-moi, Béroé ne te fuira plus. Voilà cher Bacchus, ce que, pour calmer tes maux, j'avais à te dire; apprends-moi donc, à ton tour, à charmer mon Echo (13). »

Il dit, et renvoie le fils de Thyone tout joyeux; or comme un jour Béroé, car c'est la coutume des filles naïves, demande au fils de Jupiter quel il est, et quel est son père, Bacchus à l'esprit inventif a trouvé là tout aussitôt un prétexte. Sous ces vestibules de Vénus, il regarde le verger chargé de vignes, riches moissons des champs, les humides prairies, les arbres divers ; puis, tel qu'un ouvrier du sol, d'une voix libertine, il prononce quelques mots d'union :

 « Je suis un laboureur de votre Liban. Si vous le voulez, je cultiverai vos propriétés et soignerai vos récoltes. Je connais la marche des quatre saisons. Quand je vois finir l'automne, je dis : Le Scorpion bienfaisant se lève ; il veut qu'on prépare la glèbe pour le grain, lions les bœufs à la charrue. Les Pléiades se couchent : quand sèmerons-nous les champs? Les sillons se fécondent lorsque la rosée de Phaéthon tombe sur la terre et la baigne. Si, pendant les torrents de l'hiver, je vois Arcture tout pris du char d'Arcas (14), je dis : C'est maintenant que la terre altérée se marie à la pluie de Jupiter. Dès le début du printemps, je crierai de grand matin : Voilà vos fleurs épanouies : vous faut-il des roses ou des lis? Voyez comme l'hyacinthe court vers le myrte son voisin, comme le narcisse sourit penché sur l'anémone (15). Vos épis sont-ils mûrs et demandent-ils le moissonneur? les gerbes tomberont sous ma faucille, et, au lieu de Cérès, c'est à votre mère Cypris que j'en offrirai les prémices. Lorsque l'été s'en va, je visiterai la vigne, et dirai : la grappe grossit, rougit, et n'a plus besoin de la serpe. Jeune fille, vos plaisirs approchent ; quand donc cueillerons-nous le raisin? Oui, acceptez-moi pour travailler vos terres et cultiver vos vergers. Donnez- moi pour jardinier à votre Vénus, afin que je multiplie l'arbuste vivifiant; car je sais connaître à la main la maturité des jeunes grappes. Je sais ce qui fait grossir la pomme; je sais planter l'orme dont les larges rameaux s'appuient sur le cyprès ; j'unis le palmier mâle tout joyeux au palmier femelle, ou, si vous l'aimez mieux, je marie à merveille le liseron à la rose. Je ne demande pas d'or pour ma peine. Que m'importe la richesse? Pour me payer, deux pommes ou le fruit d'une seule tige suffiront. »

Il parle en vain, la jeune fille ne peut lui répondre; car elle n'a pas compris le sens de ces paroles passionnées Alors le dieu Eraphiotès (16) trame un second stratagème après le premier : il prend dans les mains de Béroé les filets de chasse, comme pour en admirer la perfection ; il les déploie, les manie longtemps, et demande plus d'une fois à la nymphe :

« Quel dieu, quel art céleste a pu produire de tels chefs-d’œuvre? Qui les a faits? Ah ! j'ai peine à croire que le jaloux Vulcain ait fabriqué ces armes pour la chasse d'Adonis? »

C'est ainsi qu'il cherchait à séduire l'incorruptible Béroé; puis, quand un doux sommeil le gagnait étendu sur les feuilles de l'anémone, il voyait en songe la jeune fille parée des vêtements d'une épousée ; car on a pendant la nuit le reflet des préoccupations du jour. Le pasteur, en dormant, mène ses génisses au pâturage; le chasseur pense à ses filets. Les cultivateurs, dans leur sommeil, labourent les champs, et sèment les sillons qui doivent porter l'épi. Lorsque, sous le soleil de midi, un homme est saisi d'une soif brûlante, un rêve trompeur le conduit à un fleuve ou à un fossé (17). C'est ainsi que, sous l'aile d'un songe, fidèle image de ses désirs, Bacchus triomphe dans la joie d'une vaporeuse union ; et quand, à son réveil, il ne voit pas la nymphe, il veut dormir encore. Puis il rejette cette vaine et trop rapide jouissance sur les feuilles de l'éphémère anémone qui forment son lit. Il s'indigne contre des fleurs muettes; et, dans son chagrin, il supplie le Sommeil, l'Amour et la Vénus du soir de recommencer le rêve, avide qu'il est même de cette ombre de plaisir. Il s'assoit alors auprès du myrte ; mais le sommeil el ses illusions se sont envolés, il ne lui reste que sa douleur; et ce Bacchus, qui délasse de tant de fatigues, demeure accablé lui-même sous ses amoureuses inquiétudes.

Parfois il se livre à la chasse en compagnie du père de Béroé, le fils de Myrrha, et tandis qu'il dépouille de leurs peaux tachetées les bons que vient d'immoler le thyrse, son javelot, il jette sur elle des regards dérobés. La jeune fille, qui voit les yeux de Bacchus constamment fixés sur elle, cache sous son voile l'éclat de ses joues ; le dieu brûle d'un feu plus vif; car les partisans d'Eros poursuivent surtout de leurs regards les femmes craintives, et s'attachent avec plus d'ardeur au visage qu'on leur a dérobé.

Enfin, un jour qu'il a vu seule la pudique fille d'Adonis, il s'approche, quitte sa forme humaine, et, auprès d'elle, il se montre tel qu'un dieu. Il lui dit sa race, son nom, sa victoire des Indes, comment il inventa en faveur des hommes l'arbuste de la vigne et le doux breuvage du vin. Dans ses soucis amoureux, il mêle à l'audace une confiance qui chasse sa timidité, el il cherche à flatter la nymphe par la variété de ses discours :

« Jeune fille, c'est pour ton amour que je n'habite pas encore le ciel ; je préfère tes grottes antiques à l'Olympe. Ta patrie m'est plus chère que les airs, et je souhaite le sceptre de Jupiter mon père moins ardemment que l'hymen de Béroé. Ta beauté l'emporte sur l'ambroisie, tes vêtements jettent un plus doux parfum que le nectar des dieux. Jeune fille, en apprenant que Cypris est ta mère, je m'étonne que sa ceinture t'ait laissée insensible, et que toi, qui as seule Éros pour frère, tu ne connaisses pas le charme de l'amour. Cependant ce n'est ni Diane ni Minerve qui t'ont fait naître. Fille de Vénus, pourquoi donc crains-tu ses mystères? On l'a dit que Minerve avait fui l'hyménée ; mais elle est née en dehors du mariage, et le mariage ne peut lui être connu. Tu sais pour avoir méprisé la brûlante Cythérée, quelle a eu de sa fierté la rigoureuse Syrinx (18). Tu sais qu'après avoir fui Pan et l'Amour, arbuste aujourd'hui, sous la forme empruntée d'un roseau, elle célèbre encore les amours de Pan. La fille de Ladon (19), le fleuve tant vanté, dans sa frayeur de l'hyménée, se vit changer en arbre ; nymphe animée, elle soupire encore, et ses guirlandes fatidiques, après avoir fui Phébus, en ornent pourtant la chevelure. Crains une terrible destinée, et que le courroux d Éros ne s'appesantisse sur toi. Oublie ta ceinture, et sois à la fois la compagne et l'épouse de Bacchus. Je porterai moi-même les filets de ton père Adonis ; moi-même je dresserai la couche de ta sœur Venus. Quels présents dignes de toi pourrait t'offrir le dieu des eaux ? Te donnera-t-il pour gage d'hymen son onde salée? Préparerait-il pour toi les peaux de ses phoques, ces manteaux de Neptune qui portent avec eux l'odeur infecte des mers? Oh ! rejette au loin les peaux des phoques. Tu auras pour servir ton appartement nuptial, les bacchantes  et les satyres. Fuis, chère amie, le fougueux retentissement d'une mer qui ne sait se taire, fuis la fureur déplaisante des amours de Neptune : il a séduit une autre Ainymone (20) ; et, après leur union, ton homonyme est maintenant une fontaine ; il aima Délos, et en fit une roche de la mer; il a poursuivi Astérie, et ce n'est plus qu'une île déserte. La vierge Eubée, il l'enracina dans les flots, et il ne recherche Amymone que pour la pétrifier après son triomphe. Il donne en gage de sa couche une onde chétive, la mousse des eaux , quelques coquillages de ses abimes. Et moi , qu'offrirai-je à ta beauté? Oui , j'hésite , et ne sais que t'offrir. Fille de la Vénus dorée, l'or ne t'est rien. Si je veux t'apporter en don  l'argent , le métal d'Alybe, qu'en ferais-tu , vierge aux bras d'argent? Si j'emprunte au brillant tridan ses gouttes éclatantes i ta beauté , ta blancheur vermeille, font pâlir tous les trésors des Héliades; et, quand l'aurore le frappe de ses rayons, le cou de Béroé brille autant que l'ambre. Les perles précieuses de ton teint éclipsent les pierres les plus étincelantes. Te donnerai-je le lychnis , semblable aux lustres allumés? mais tes yeux jettent plus d'éclat encore. Je ne puis t'offrir ces roses dont le bouton sort à peine de leur calice, tes joues sont plus roses qu'elles. Reçois de moi en don d'amour le fruit de ma vigne. Si tu souhaites, en vraie fille d'Adonis, un vaillant javelot, prends le thyrse, c'est ma lance, et laisse là les pointes du trident. Ah ! ne fais pas tort au sang de ta mère; et s'il est vrai que tu sois issue du charmant Adonis, apprends de ton père que l'union est douce à accomplir ; crois-en l'écharpe de Vénus, et le ceste né avec elle; garde-toi surtout de la malencontreuse colère des Amours. Ils savent , quand il le faut, devenir barbares , s'ils ont à venger sur les femmes une passion dédaignée. »

Il dit, et la jeune fille appuie ses plains sur ses deux oreilles, et les ferme pour ne pas entendre la suite de ces discours enflammés; elle hait le mariage, et accumule chagrin sur chagrin dans l'âme blessée de Bacchus. Quand l'accès furieux du désir ronge le coeur, y a-t-il rien de plus cruel en amour que de se voir repoussé, d'une femme? Les plus chastes vous brûlent de plus de feux ; et, l'amour redouble au fond du cœur quand c'est une vierge qui vous fuit.

Ainsi souffrait Bacchus dans son délire. II se sépare de la jeune fille; mais, agité de peines douces et amères à la fois, il envoie ses pensées inquiètes errer avec cette nymphe chasseresse, si jalouse de sa ceinture (21).

Neptune de son côté, sorti des mers, porte ses pieds humides vers l'aride montagne; il cherche la nymphe, et arrose en passant de ses ondes la terre desséchée : pendant qu'il se hâte vers la forêt aux riches pâturages, sous ses élans les plus hautes cimes de la montagne s'ébranlent ; il surveille Béroé; il parcourt des pieds jusqu'à la tête la divine beauté de la nymphe qui est devant lui ; ses yeux , qui ne la quittent pas, considèrent toutes ses formes à travers leur légère enveloppe, comme dans un miroir ; il jette un regard détourné vers le bord de ce sein éclatant, comme si elle en avait écarté le voile; il s'indigne de cette ceinture envieuse, dont les replis multiples cachent tant d'attraits. Ses yeux épris tournent autour du visage de la nymphe, et il ne peut se lasser de contempler sa personne tout entière. Alors, éperdu, Neptune, le roi des mers, implore dans ses angoisses la maritime Cythérée, et adresse ces tendres paroles à la vierge debout auprès d'un troupeau des champs:

« Une seule famine efface toute la Grèce aux belles femmes. On ne célébrera plus Paphos ni Lesbos. On ne préconisera plus Chypre et ses beautés (22). Je ne veux plus vanter Naxos, si renommée par ses vierges superbes ; Lacédémone elle-même n'a rien enfanté d'aussi éclatant (23). Non, plus de Paphos, plus de Lesbos. L'Orient, qui nous donne Amymone, a dépassé toute la gloire d'Orchomène, et ne nous offre pourtant qu'une seule Grâce. Plus jeune que les trois Grâces, Béroé devient la quatrième. Crois-moi, jeune tille, quitte la terre ; et c'est juste, car ce n'est pas de la terre qu'est née ta mère; Vénus est fille des mers. Mon Océan infini t'est réservé, et il est plus vaste que le continent. Hâte-toi de rivaliser avec l'épouse du fils de Saturne, et l'on dira que les compagnes de Jupiter et de Neptune règnent en tous lieux, car Junon porte le sceptre du neigeux Olympe, et Béroé tient l'empire des mers. Je ne te livrerai pas de folles Bassarides, ni le satyre gambadeur, ni le silène. C'est Protée et Glaucos (24) qui viendront servir dans ton palais et dresser la couche où s'accomplira ton hyménée, reçois aussi Nérée, et, si tu le veux, Mélicerte. Le large et bruyant Océan lui-même qu'entoure l’éternelle ceinture du monde, je l’appellerai pour t'obéir. Par mes ordres, tous les fleuves viendront à ta suite : et si tu souhaites des compagnes, je t’amènerai les filles de Nérée; mais qu'Ino seule reste éloignée de l'asile de notre hymen : n'est-elle pas la nourrice de Bacchus? »

Il dit, quitte la nymphe indocile et courroucée, puis, de sa voix des tempêtes, il jette ces parole dans les airs :

« Heureux fils de Myrrha, par une si noble famille, acquiers à la fois deux honneurs, puisque seul il te nomme l'époux de Cypris et le père de Béroé. ! »

C'est ainsi que Neptune gémissait sous les coups du ceste. Il offre de nombreux présents à Adonis et à Cythérée pour gagner l'amour de leur fille, et son rival apporte de son coté toutes les richesses qu’enfantent les mines d'or des rives du Gange; mais c’est en vain qu'il implore la maritime Vénus.

Cependant Cypris s'inquiète; elle redoute parmi tant d'autres ces deux amants de sa fille. Car elle remarque chez eux une jalousie pareille et une égale ardeur. Elle publie alors le concours des noces de Béroé, le combat du mariage, la bataille de l'amour. Cypris revêt sa fille tout entière d'une sorte  de parure toute féminine, et place au haut de la citadelle de sa patrie cette vierge si disputée, douce récompense des amours. Puis elle adresse aux deux divinités un même langage :

« J'aurais souhaité sans doute avoir deux filles pour donner l'une à Neptune , l'autre à Bacchus. Mais, puisque je n'ai eu que Béroé, comme les saintes lois du mariage ne veulent pas qu'une même épouse appartienne alternativement à deux époux, cette guerre nuptiale ne va s'allumer que pour une seule union. La couche de Béroé ne peut s'obtenir sans effort. Combattez tous les deux dans la lice qui doit y conduire , et le vainqueur aura pour compagne Béroé. Mais prononcez l'un et l'autre un serment amical ; car je crains pour la ville sa voisine, moi qui en suis la protectrice (25) , et ne veux pas que la beauté de Béroé nuise à sa patrie : arrêtez ensemble un traité préliminaire, afin qu'après le débat le dieu des mers , dans son courroux, n'extermine pua la terre de la pointe de son trident, ou que Bacchus, irrité s'il n'obtient pas Amymone , n'aille pas anéantir les vignes et les vergers de Béroé. Soyez amis après la querelle, et tous les deux rivalisez dans la commune pensée d'embellir de plus de charmes la patrie de votre épouse. «

Elle dit. Les prétendants applaudissent ; tous deux ils prêtent le terrible serment. Ils attestent Jupiter , la terre, l'air et les flots du Styx. Les Parques confirment le traité. La lutte avant-courrière des amours est proclamée ; et, dans le tumulte, Pitho,l'assistante du mariage, arme les deux antagonistes.

Aussitôt un grand présage (26) se manifeste à l'amoureux Bacchus. Un impétueux épervier s'abat d'une aile qu'arrondissent les vents sur une colombe cherchant sa nourriture. Mais tout à coup un aigle de nier enlève celle-ci du sol, et, ménageant de ses serres. l'oiseau exilé , il l'emporte et s'envole vers les lointains abîmes. A cette vue, Bacchus perd tout espoir de la victoire; il se présente néanmoins à la lutte. Le père des immortels du haut des cieux prend plaisir au débat, et regarde d'un ail saunant le défi ,de son dl» et de son frère. Les dieux , aussi nombreux qu'ils habitent l'Olympe , sont auprès de Jupiter; et, descendus du ciel pour regarder le combat , ils y assistent du haut de la roche du Liban.


 NOTES DU QUARANTE-DEUXIÈME CHANT.


Note préliminaire. — Le cortége de Bacchus au retour des Indes, tel qu'il va se déployer, est représenté dans les vers où Sidoine Apollinaire décrit un point de la rive de mon fleuve paternel que j'ai récemment abordée. C'est la petite ville de Bourg, où naît la Gironde, et là, certes bien mieux encore qu'à Béryte, dont j'ai visité aussi les coteaux, le dieu de la vigne semble avoir établi pour jamais sa florissante résidence.

« C'est là, » dit le poète, « que la Garonne, dans ses retours vers le pays qu'elle quitte, soumet au voyageur les flots de la mer dans le sein d'un fleuve. » (Poésies, § XXII.)

« Sur un char attelé de tigres dont les pampres sont les harnais, Bacchus est assis languissamment. Sa tête qu'il relève distille la rosée du vin. Ses cornes d'or se redressent et lancent le feu de la foudre qui les vit naître : ce feu, il l'apporta jadis du sein maternel quand il passa dans la cuisse de son père. Il a sur son front les trésors du printemps, et la vigne y rattache des fleurs épanouies. La coupe et le thyrse parent ses deux mains. Son manteau repose, sans les cacher, sur ses bras étendus. Ses yeux nagent dans une si tendre mollesse qu'un seul de ses regards enivre les Indiens stupéfaits. A chaque mouvement du char, la douce liqueur tombe en pluie et vient arroser les roues. Silène, plein de ce dieu qu'il a nourri, enseigne ses jeux aux Bassarides, aux satyres, aux égipans et aux faunes. Sa tête nue est chargée de feuillage, car il cherche à dissimuler ainsi les cheveux qu'il a perdus. Le Gange cornu est l'honneur de cet étrange triomphe. On remarque son visage négligé et ruisselant, et ses ondes desséchées, auxquelles viennent en aide ses larmes de cristal. Le pampre serre derrière son dos ses bras retenus par des chaînes. Le cep, appuyé sur ses membres humides, et insensiblement rafraîchi par ses eaux asservies, y reverdit de lui-même, tandis que l'Aurore, son épouse, partageant ses entraves et son esclavage, tient baissées des joues de pourpre, et rougit en même temps que les rayons du soleil qu'elle ne peut plus devancer. Le phénix est là, tremblant, à la perte de ses parfums, de ne plus retrouver après sa mort une seconde existence. Puis les captifs s'avancent, portant les richesses qui leur sont ravies, l'ivoire, l'ébène, l'or et la blancheur des perles arrachées a de noires poitrines. Ceux qui ne portent rien sont chargés de liens odorants ; car ici les châtiments même savent plaire et les chaînes sont embaumées par la verte violette. Les bruns éléphants ferment la marelle, troupe informe; leur enveloppe, que le fer entame à peine, se hérisse rudement sur leur croupe, et les traits les plus acérés rie peuvent percer cette cuirasse que leur donne la nature... Ainsi revenait vers Thèbes le vainqueur. »

(01) La panthère à la fontaine de Béroé.— Dans l'opinion des anciens, les panthères passaient pour aimer beaucoup le vin. Les mythologues, et d'après eux les poètes, prétendaient que ces animaux avaient été originairement des femmes trop friandes de la liqueur de Bacchus, lesquelles, en châtiment de ce défaut, avaient subi la cruelle métamorphose. Les naturalistes et les chasseurs (Oppien, Cynég., liv. IV, v. 231 ) affirmaient que, pour prendre les panthères, le plus sûr moyen était de placer auprès de leurs retraites une jatte pleine de vin, et qu'elles ne manqueraient pas de venir s'y abreuver. C'est à de telles traditions qu'il faut rapporter l'usage adopté dans les monuments de la sculpture ou de la numismatique anciennes de représenter Bacchus monté sur une panthère ou lui versant à boire. Scyphum versus adjacentem ad pedes pantheriscum effundens. (Spanheim, de Usu num., t. 1, p. 166.)

(02) La fontaine de Béroé. — Cette fontaine, dont la naïade va rire aux dépens de Bacchus, et dont les eaux servent à rafraîchir la panthère divine, justifie la correction étymologique que j'ai hasardée pour le vers 367 du livre précédent. Ber, c'est la fontaine en syriaque, le puits en hébreu. Ces deux choses se confondent presque toujours dans la Galilée et dans la Palestine, où l'on n'a guère d'autres fontaines que des puits. Là les puits sont ces citernes des patriarches, où venaient s'abreuver leurs troupeaux, comme j'en ai vu dans les plaines de Nazareth, au milieu des déserts qui remplacent aujourd'hui les villes bibliques d'Endor et de Naïm.

(03) Les doubles acceptions. — Il a fallu, dans ce livre et le précédent, une attention bien longuement soutenue de la part du poète pour mener constamment de front chez ses personnages le sens allégorique et le sens naturel. Il a dû choisir avec une recherche toute particulière des verbes et des épithètes amphibologiques, appropriés à la fois à Béroé, nymphe et vile, à Neptune, dieu et mer, enfin à Bacchus, vigne et dieu. Je ne sais si ce tour de force, digne d'une meilleure fortune auprès de ses lecteurs, a coûté beaucoup de peine à Nonnos, mais il ne pouvait guère deviner toutes les tortures qu'il préparait ainsi à son interprète.

(04) Bacchus reste seul. — Nonnos, si prodigue d'épithètes composées, est beaucoup plus réservé pour les verbes, au point même que je n'ai pas cru devoir tenir une note séparée de ceux-ci, comme je l'ai fait pour mon propre usage des adjectifs improvisés. J'ai dû néanmoins remarquer le terme οἰώθη (vers 61 et 62), répété avec une certaine intention, et peu ou pas du tout connu. L'adverbe οἷοθεν avait seul paru dans l'Iliade joint à οἷος, qui l'expliquait en le redoublant (Il., liv. VII, 39); il s'était montré ensuite chez Apollonius de Rhodes, non sans y être contesté, οἴοθί (liv. ΙΙ, v. 709). Le poète de Panopolis, le premier, et fort à propos, en a fait un verbe ; je le signale en cette qualité aux lexicographes futurs.

(05) La main qui s'engourdit. - Voici une ex-pression et une image tirée en entier de l'Iliade : mais autant elle est remarquable dans ce vers énergique:

Ῥῆξε δὲ οἱ νευρήν· νάκρησε δὲ χεὶρ ἐπὶ καρπῷ,
(Il. VIII, v. 328.)

quand c'est la main de Teucer qui est frappée d'une énorme pierre lancée par Hector, autant elle est outrée et ridicule quand elle passe, comme ici, d'un combat de héros au service de l'Amour.

(06) L'Alphée et le Ladon. — L'Alphée et le Ladon, que Nonnos n'offre jamais que sous de gracieuses images, Claudien les convertit en sanglants témoins des guerres. Et à propos de l'irruption des Goths dans le Péloponnèse, il les rapproche comme le poète de Panopolis, mais pour représenter leurs flots encombrés par les cadavres des envahisseurs :

Plurima Parrhasius tunc inter corpora Ladon
Haesit, et Alpheus geticis angustus acervs
Tardior ad siculos etiamnum pergit amores.
(De Laud. Stil. I, v. 185.)

(07) Tyro. — Ulysse nous a appris lui-même toute l'aventure de Tyro, qu'il a rencontrée aux enfers. Je n'en dirai pas autre chose, si ce n'est qu'elle était la grand'mère paternelle de Nestor. Certes, si l'histoire est telle que l'Odyssée la raconte, ce n'est pas de cette aïeule que le plus âgé des Grecs tenait sa sagesse.

(08) L'épithète douce-amère. — Cette charmante épithète vient en droite ligne de Sapho ; elle figure dans un fragment que le grammairien Héphestion nous en a conservé mais, pour arriver à Nonnos, elle a traversé les oeuvres de Platon et celles de Plutarque. Musée, à son tour, l'a prise chez Nonnos avec tout son cortége, quand il a répété ce vers des Dionysiaques presque en entier (v. 166). N'avons-nous pas dépoétisé cette image antique, nous, traducteurs modernes, quand nous en avons créé la douce-amère, dulcamara, cette plante officinale que la botanique a empruntée à l'amour? variété de morelle, dont les tiges sarmenteuses étranglent les arbres qu'elles entortillent, et qui n'ont pas plus guéri la goutte par leur saveur amère que par leur arrière-goût sucré.

(09) La légère tunique de Diane. — La légère tunique qui ne va que jusqu'aux genoux de Diane, quand elle poursuit les hôtes sauvages des forêts :

Καὶ ἐς γόνυ μέχρι χιτῶνα
Ζώννυσθαι λεγωντὸν, ἵν' ἄγρια θηριὰ καίνω. (Callimaque, in Dian., v. 11.)

est ce même vêtement de la Diane chasseresse de notre musée du Louvre, que les haleines des vents enflent et rejettent derrière la déesse, et qui donnent tant de mouvement et de grâce à sa course.

(10) La forêt de pins. — La forêt de pins (πιτυώδεος ὕλης), que Bacchus a tant de peine à quitter, étend encore sous ses rameaux élevés le plus épais ombrage (τανυπτόρθοιο, βαθύσκιον) ; et l'on peut encore en jouir à Béryte ou dans ces belles pages que mon voisin Lamartine me fit lire un jour à Saint-Point, à son retour du Liban, en souvenir de nos communs voyages :

« La forêt est devenue superbe. Les troncs des arbres ont soixante et quatre-vingts pieds de haut d'un seul jet, et ils étendent de l'un à l'autre leurs larges têtes immobiles, qui couvrent d'ombre un espace immense : des sentiers de sable glissent sous les troncs des pins, et présentent le sol le plus doux aux pieds des chevaux. Le reste du terrain est couvert d'un léger duvet de gazon semé de fleurs du rouge le plus éclatant. Les oignons de jacinthes sauvages sont si gros qu'ils ne s'écrasent pas sous le fer des chevaux. A travers les colonnades de ces sapins, on voit d'un côté les dunes blanches et rougeâtres de sable qui cachent la mer ; de l'autre, la p!aine de Bagdad, et le cours du fleuve dans cette plaine et au coin du golfe, semblable à un petit lac, tant il est encadré par l'horizon des terres et les douze ou quinze villages arabes jetés sur les dernières pentes du Liban, et enfin les groupes du Liban même, qui font le rideau de cette scène. La lumière est si nette et l'air si pur qu'on distingue à plusieurs lieues d'élévation les formes des cèdres ou des caroubiers sur les montagnes, ou les grands aigles qui nagent sans remuer leurs ailes dans l'océan de l'éther. Ce bois de pins est certainement le plus magnifique de tous les sites que j'ai vus dans ma vie. »

(11) Le mensonge d'Homère. — Le mensonge d'Homère est une allusion aux vers si connus de l'Iliade (XIII, 636), qui ont fourni à Aristophane cette plaisanterie de sa comédie de Plutus :

« Chrémyle. On se lasse de tout : d'amour. — Carion. De pain. — Chrémyle.. De poésie. —  Car. De friandises. — Chrém. De gloire. — Car.  De gâteaux. — Chr. De bravoure. — Car. De figues. - Chr. D'ambition. » Mais Pindare doit être aussi pour moitié dans le démenti que Nonnos donne ici au divin aveugle ; car il a dit dans ses Néméennes (Od. VII) : « Le miel a aussi son dégoût, ainsi que les plus douces fleurs de Vénus.  »

(12) Le taon, bourreau des boeufs. — Le taon est une des similitudes favorites d'Apollonios de Rhodes. (Voyez liv. I, v. 91, et liv. IV, v. 468.)
Ce bourreau des boeufs, βουτύπος, devient une comparaison en règle, longuement développée chez Nonnos, qui se maintient bravement ici au niveau de son prédécesseur. Tous les deux me semblent laissés bien loin par la Fontaine; et la merveilleuse fable est dans la mémoire de tous les marmots dont la mouche inquiète encore la sieste enfantine :

Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle.

Théocrite a donné à Vénus le titre figuré de oestrophore, et Philostrate a dit :  τὸν δὲ οἴστρον προσβακχεῦσαι ταῖς γυναιξίν. « Bacchus espoinçonne les femmes d'un violent aiguillon. Cela ne se peut bonnement rendre en notre langue, et servit de mot à mot : les mettant en fureur avec un taon bachique. » (Vigenère, Philost. Penthée.) Pour faire trêve à ces minuties grammaticales, relisons les beaux vers de Virgile :

Est lucos Silari circa, etc.
(Géorg., liv. Ill, v. 156.)

(13) Les préceptes de Pan. - Pan, on va le voir, est très heureusement choisi par Naos pour officier instructeur en manoeuvres amoureuses; car il était un tacticien merveilleux. « Pan, » dit Polyen, « était un général de Bacchus, il inventa le détachement dans les armées, et les nomma phalanges ; puis il créa l'aile droite et l'aile gauche (κέρας), et c'est pourquoi on le peint avec deux cornes. Il fut le premier à employer la ruse et l'habileté pour mettre l'ennemi en déroute. Se trouvant avec Bacchus dans une profonde forêt, comme les vedettes annonçaient qu'une troupe innombrable d'ennemis était campée tout auprès, Bacchus eut peur, mais non Pan. Il ordonna à l'armée de Bacchus de jeter de grands cris pendant la nuit. Ces cris, répétés par les roches et prolongés dans les profondeurs de la forêt, firent croire à de bien plus grandes forces, et l'ennemi, frappé de terreur, s'enfuit. C'est pourquoi nous honorons ce stratagème de Pan, en célébrant son amour pour Écho ; et c'est à lui que nous attribuons ces frayeurs nocturnes et vaines des armées, que nous appelons paniques. » (Stratag., liv. I., ch. 2.)

Les préceptes de Pan, fruit de son expérience, et l'art dont il donne des leçons à Bacchus, sont d'un effet très gracieux. Le caractère du professeur, railleur par nature, et aussi intrépide que malheureux en amour, s'y montre et s'y soutient. Il serait trop long de prouver par des rapprochements faciles que Nonnos avait lu avec profit celui des poèmes d'Ovide qui fut pour quelque chose dans l'exil du chantre des Amours. Mais certes l'Égyptien a calqué sur la nature, en même temps que sur Théocrite, l'allocution de l'agriculteur postiche. C'est un petit chef-d'oeuvre pastoral, un véritable lityerse, chanson didactique des antiques moissonneurs; et je le louerais jusqu'au bout, si Nonnos n'avait beaucoup trop fidèlement reproduit, vers la fin, le ton des plaisanteries campagnardes, grossières dans leurs allusions, et libres jusqu'à la crudité; il a mérité ainsi le nom de libidinosus poeta que lui inflige M. Neeke. (Opusc..II, p. 69.) La première idée du Bacchus jardinier ne viendrait-elle pas de ce vers de Tibulle ?

Et tu, Bacche tener, jucundae conditor uvae (El. II, l. II, v. 63.)

(14) Arcture et Arcas. — Arcture est la grande étoile qui brille à la ceinture de l'Arctophylax ou Bouvier, et Arcas est le Bouvier lui-même.

A tergo nitet Arctophylax, idemque Bootes,
Arcturumque capit medio sub pectore secum. (Manilius, l.I, v. 326.)

Arcture est connu des cultivateurs par son éclat, mais sous divers noms. Il amène pour les troupeaux, avec ses pluies, le temps de quitter la montagne. Ainsi l'explique le berger révélateur des crimes involontaires d'Oedipe : « Je gardais les brebis sur le Cithéron, a dit-il, a depuis le printemps jusqu'à l'arcture. ».  Ἐξ ἦρος εἰς ἀρκτοῦρον : (Sophocle, OEdipe roi, v. 1137.) Arcture, dans les traditions antiques, apportait la mort aux hirondelles attardées ; et n'est-ce pas un crime aussi ?

(15) Le printemps. — Le jardinier imposteur parle ici comme un véritable observateur de la campagne. Las quatre vers de ce calendrier poétique, que Nonnos a consacrés à la saison des roses, sont de la plus bucolique simplicité. C'est un abrégé de l'Ode au printemps d'Anacréon. Voici une imitation inédite de la délicieuse chanson d'Athènes, qui me paraît avoir quelque grâce ; elle est pour moi un souvenir de famille; c'est le dernier hymne d'une belle âme, amie de la nature, des chaumières pauvres et des vers, qui allait passer de l'admiration des champs à la contemplation de leur Créateur.

Imitation de l'ode trente-septième d'Anacréon.

Vois. comme, au souffle du printemps,
Les Grâces font pleuvoir les roses;
Vois les douces métamorphoses
Qui changent l'aspect de nos champs.
La Nuit, sur la terre embrasée,
Épanche l'ombre et la rosée ;
La mer bleue et calme se tait ;
Des torrents de miel et de lait
Tombent du sommet des montagnes,
Et, dans nos fertiles campagnes
Qu'embaume le parfum des fleurs,
Qu'émaillent leurs riches couleurs,
On entend au milieu des nues
Le cri des voyageuses grues.
Les feux du soleil le plus pur
Du ciel font resplendir l'azur.
Les bols, les vallons et les plaines,
Résonnent du chant des oiseaux ;
Partout étincellent les flots,
Des ruisseaux, des lacs, des fontaines;
Le vent attiédit ses haleines,
Le cygne joue au sein des eaux.
Déjà la prodigue nature,
Entr'ouvrant ses heureuses mains,
Se charge d'épis, de verdure,
Et rit aux travaux des humains.
Le rossignol charme la rive,
Et la tourterelle plaintive
Fait gémir l'écho du désert.
Sous son feuillage toujours vert
On voit poindre et briller l'olive.
La vigne, étalant les bourgeons
D'où naîtra la grappe vermeille,
De son pampre et de ses festons
Ombrage et couronne la treille.
Ainsi, de merveille en merveille,
La terre a préparé ses dons ;
Simple et modeste en apparence,
Elle tempère son essor,
Mais sa noble magnificence,
Pour le temps de la jouissance
Nous réserve la pourpre et l'or;
Chaque fleur est une espérance,
Chaque feuille cache un trésor.

(Le comte de Marcellus, 1840.)

(16) Bacchus Eraphiotès. — Ici le jeu de mots roule sur Eraphiotès, le dieu cousu, c'est-à-dire, le dieu né de la cuisse de Jupiter. C'est un surnom de Bacchus, lequel recoud d'un autre fil une seconde ruse amoureuse à la première :

(17) Le rêve de Bacchus. — Le rêve de Bacchus quand il se couche sur les anémones, et l'illusion nocturne, reflet des préoccupations du jour, sont autant de réminiscences de Claudien, dans la préface du Sixième consulat d'Honorlus. Elle commence ainsi :

Omnia quae sensu volvuntur vola diurno
Pectore sopito reddlt amica quies.

Mais je ne puis m'empêcher de voir dans le mot  ἁμάρην (v. 332), où le songe conduit le voyageur altéré, un souvenir du lacum ac dolia curta du poème de la Nature ; et comme je n'ose expliquer ma pensée, ou plutôt celle de Lucrèce, j'en laisse le soin à M. de Pongerville :

D'un vil besoin l'enfant pressé dans son repos,
Au vase accoutumé qu'un songe lui présente,
S'avance, croit lever sa tunique brillante,
Et d'un fluide impur il souille à son insu
Le tapis qu'à grands frais Babylone a tissu.

(Lucrèce, l. IV. v. 1021.)

Ici, pour me relever de si bas bien haut, je rappellerai la grande image de saint Basile : — « Plusieurs de ceux qui poussent jusqu'à la fureur la manie des chevaux » (je n'ai pas trouvé d'autre circonlocution pour exprimer le terme énergique de saint Basile (τῶν ἱππομανούντων) « luttent encore pour eux en songe, attellent leurs chars, déplacent et replacent leurs cochers ; enfin ils conservent dans les illusions de leurs rêves nocturnes leur folie du jour ; et nous, que le Seigneur, le grand artisan, le créateur des miracles appelle à montrer et à louer ses oeuvres, pourrions-nous jamais nous ralentir ou nous lasser dans leur contemplation ? »

(18) Syrinx. — L'exemple de la rebelle Syrirx devait se présenter le premier à l'esprit de Bacchus, dont la mémoire est toute pleine encore des savants préceptes de Pan; et Pan, mieux qu'un autre, en savait l'histoire.

(19) La fille du Ladon.— La fille du Ladon m'a d'abord un peu déconcerté, parce que j'avais toujours voulu croire, avec Ovide, que Daphné était fille du Pénée, fleuve de Thessalie. Il me semblait voir la nymphe d'Apollon confondue avec la nymphe de Pan, qui la touche de si près ici. En effet, Syrinx ne changea de forme que sur les bords du Ladon :

Donec arenosi placidum Ladonis ad amnem
Venerii.
(Ovide, Métam, l. I, v. 702)

Et c'était un endroit merveilleusement choisi pour la métamorphose, car le Ladon se distingue par l'abondance et la beauté de ses roseaux :

Εὐκάλαμον ποταμὸν, καὶ εὐστέφανον Λαδῶνα.

Denys le Périég., v. 417.

Mais je me suis rappelé à temps que le Pénée n'avait pas moins de lauriers; que Strabon en a fait aussi un fleuve de l'Élide (Strab., liv. VII, p. 337), et enfin que Daphné, de son côté, a passé plus d'une fois pour la fille du Ladon. Cela étant, je n'irai pas plus loin à la recherche de la vérité dans ces ténébreuses et allégoriques aventures.

(20) Une autre Amymone.— Morel, imprimeur du roi en 1581, à qui les typographes donnent le nom de Frédéric II, l'un des plus savants hellénistes de tous les temps, infatigable traducteur de vers grecs, avait corrigé, deux siècles avant l'édition de Leipsick, la version fautive que le texte de Graëfe y a maintenue.

« Lego πηγῇ, » dit-il,  « et interpretor :

« Fertur Amymoni rex concubuisse tridentis,
Virginis at lassas manserunt nomina fonti.
»

Dans le catalogue des victimes de ce Neptune don Juan, dressé par son rival, on voit figurer aussi Eubée, fille de l'Asope, laquelle laissa sen nom antique au moderne Négrepont, et Astérie, qui n'est autre que Délos : elle s'appelle ainsi, dit Callimaque, parce qu'elle se précipita du ciel, telle qu'un astre, pour fuir les poursuites de Jupiter. (Hym. à Dél., v. 38.)

(21) La tunique sans ceinture. — Le bizarre adjectif ἀμιτροχίτωνη ( vers 439), dans l'acception que lui donne Nonnos, pourrait servir à expliquer un passage de l'Iliade qui a gardé jusqu'ici une certaine confusion. C'est une épithète qu'Homère donne aux Lyciens (Il., XVI, 419); on l'expliquait jusqu'à présent, tantôt avec l'a privatif, sans ceinture par-dessus leur cotte de mailles, tantôt avec l'a copulatif, avec la ceinture par-dessus leurs armes ; et c'est évidemment ce dernier sens, distinctif en effet des Lyciens dans la généralité des guerriers grecs, qu'implique le terme ἀμιτροχίτωνη, tel qu'on le voit dans ce passage des Dionysiaques, où il est appliqué par métaphore à Béroé.

Il faut noter encore ici, dans la double passion de Bacchus et de Neptune pour la fille de Vénus, que chez Nonnos, comme chez les anciens poètes grecs, il est très rare de trouver l'Amour, Éros, personnifié sous le nom du Désir, Pothos en latin Cupido). Éros, c'est ce sentiment que Platon a nommé presque le regret dans ce passage du Cratyle : « Quand est présent, » dit-il,  « l'objet auquel il s'attache, c'est Iméros, l'Attrait; quand l'objet n'est plus là, c'est le Désir, Pothos.»

Mais, dans l'époque galante de notre littérature, comme chez les Grecs modernes, Cupidon a prévalu. « Nuit et jour, » dit Erotocrite, vieux roman grec versifié qu'on lit encore à Athènes,   « Arété (c'est l'héroïne) exprimait en écrivant son immense désir. »

Πόθον μεγὰλον ἤβανε τὸ γράμμα νύκτα ἡμέρα (Erot. Ière part., v. 69.)

(22) La Grèce aux belles femmes. — La revue que passe Neptune des belles femmes de la Grèce amène tout naturellement ici la révélation d'un petit travail auquel je me suis livré dans ma jeunesse. Je le donne sans développement et sans épisodes, tel que je le trouve dans mes notes de voyageur. On verra, par ce raccourci, que sur point je n'ai pas poussé mes études bien avant.

LES FEMMES DE L'ORIENT.

A Scio. Naïves, gaies, libres et pourtant modestes. Deux grosses touffes de cheveux sur les deux côtés de la figure, des fleurs sur le front. Leur taille se dessine sous une sorte de veste, nommée libadé. C'est un peu le costume paysan endimanché du midi de la France. Elles ont retranché en partie le matelas qu'elles portaient sur leurs dos, au temps du voyageur Tournefort.

A Milo. Teint éclatant, coiffure élégante; un voile de mousseline blanche couvre le front et retombe sur les épaules. Elles portent des espèces de paniers qui enflent leurs jupes, et font ressortir leurs petits pieds C'est ainsi que j'ai vol Maritsa, sous les habits de fiancée.

A Rhodes. Comme les femmes de l'île de Cimi, elles ont une coiffure de carton, longue et pointue, dans le genre de nos Cauchoises, et trois rangs de petites médailles ou d'oripeaux sur la poitrine. C'est la mode asiatique qui commence.

En Chypre. Les femmes des champs, brûlées par le soleil, y paraissent sous une longue chemise blanche, leur seul vêlement, qui leur donne l'air de fantômes. Dans les rues, c'est encore une espèce de sac blanc qui chemine. A Cythère, quelques fleurs sur la tête; leurs cheveux tombent en tresses jusqu'à leurs pieds. A Idalie, je n'ai vu que la triste ménagère de la pauvre cabane où mon guide m'a conduit. Elle grelottait sous le frisson de la fièvre, et m'a donné quelques oranges, que je suis allé manger sous son palmier.

En Syrie et en Palestine. Le front garni de pièces d'or, calotte de laine assez disgracieuse sur la tète; grandes tresses de cheveux garnies de monnaies. Quand elles sortent, elles s'enveloppent d'un voile de soie noire, assez semblable au domino de Venise. Leur figure est cachée sous un manteau d'indienne peinte; on y pratique des trous pour le nez ou les yeux. Dans l'intérieur des maisons, le manteau et l'indienne tombent et laissent voir de beaux yeux, une blancheur éclatante, et des sourcils peints. Telle était à Ptolémaïde la superbe Nedjimé, épouse du renégat Ibrahim. Les filles de Jéricho et de Nazareth, à la contenance fière, portent aux bras et aux jambes des anneaux de verre ou d'argent; elles ne cachent pas leurs visages ; une toile bleue et commune, serrée autour de leurs reins par une large ceinture de cuir, n'ôte rien à la richesse de leur taille, longue et souple.

En Égypte. Les femmes indigènes sont grandes pour la plupart. Manteau bleu, teint cuivré, droites, élancées, peu d'embonpoint. Les bergères des buffles nagent dans le Nil au milieu de leurs troupeaux, noires comme eux ; leurs cheveux crépus et courts; elles sont Abyssiniennes et esclaves: mais les plus belles n'habitent pas les champs, et sont vendues au marché du Caire. Un pagne les couvre à peine. Leurs yeux sont vifs, et grande leur horreur des Européens.

A Paros. C'est passer du noir au blanc. Tailles élégantes trop dissimulées par la toilette; vêtement blanc d'une seule pièce, qui se relève en capuchon sur la tête et qui se termine aux genoux. Là commencent de gros bas de laine, qui défigureraient la jambe même de Vénus : fines et spirituelles.

A Naxos. Blondes et nonchalantes ; de grands yeux bleus. Elles s'habillent en blanc; et se promènent, ou plutôt se traînent seules.

A Athènes. Nobles figures, teints merveilleux, grands yeux noirs; pieds nus, ce qui a toujours été une coquetterie attique, ἀνθποδησίας, ᾗ μάλιστα δὴ οἱ Ἀττικοὶ κοσμοῦνται (Philostrate, Icon. Pasiphaé) ; voix glapissante; démarche lourde; pieds nus; Albanaises aux bas rouges. De même à Mégare, Corinthe et Argos.

C'est là que je termine ces esquisses juvéniles, que je traçais en courant. J'y ai suivi l'ordre de mon voyage. Smyrne et Constantinople, sur lesquelles il r avait tant à dire, sont restées en dehors de mes observations écrites.

(23) La beauté des Lacédémoniennes. — La beauté des femmes de Sparte était devenue proverbiale, soit qu'il fallût l'attribuer à la pureté et à la chasteté des racés, soit qu'elle vînt de l'éducation gymnastique que leur donnait Lycurgue. Les oracles eux-mêmes proclamaient leur Supériorité : « Ce qu'il y a de plus beau dans la Grèce entière, » dit la Pythie de Delphes en un distique que nous a conservé le scoliaste de Théocrite, « c'est l'Argos de Pélasge, les cavales de Thrace et les femmes de Lacédémone. »

Γραίης μὲν πάσης τὸ Πελασγισκὸν Ἄργος ἄμεινον,
Ἵπποι Θρηίκιαι, Λακεδαιμόνιαι δὲ γυναῖκες.

L. I, v. 1310.)

(24) Glaucos. — C'est toujours ici la divinité marine qu'Apollonius de Rhodes nomme le sage interprète du divin Nérée :

Νηρῆος θείοιο πολυφράδμων ὑποφήτης,

et dont le savant Ronsard a dit :

Se trouve point quelque herbe en ce rivage lcy
Qui ayt le goust si fort, qu'elle me puisse ainsi
Muer comme fut Glauque, en aquatique monstre,
Qui homme ne poisson, homme et poisson se monstre.

(Ronsard, Voyage de Tours.)

(25) Vénus protectrice des cités. — Vénus aime à rappeler ici que la protection des cités ligure parmi ses attributs, sans doute parce qu'elle se charge d'en accroître la population. Elle se glorifie de l'épithète de  πολιοῦχος, qu'elle partage avec Minerve : Ὦ πολιάοχε Παλλὰς ( Pindare, Ol, V, v. 24); mais c'est d'une statue de la chaste déesse seulement que M. de Fontanes a dit :

Et l'artiste exalté
Cacha dans les sourcils de la divinité
Et dans bon front rêveur, et dans ses yeux tranquilles,
Tous ces prudents conseils qui protégent les villes.

(La Gr. sauv., fragments.)

(26) Le présage. Ici ce n'est plus Homère seul que Nonnos a imité. Le présage de l'aigle se trouve bien, il est vrai, dans l'Iliade (XII, 200), et Virgile a su le transporter dans l'Énéide (liv. XII, v. 244); mais l'épervier, la colombe, et le roi des airs qui met un terme à la lutte inégale, et qui devient dans les Dionysiaques un aigle de mer (car il s'agit de Neptune), ces trois personnages épiques, dis–je, se voient réunis aussi dans ces vers de Silius italicus :

Accipiter medio tendens a limite solis,
... Urgebat trepidam jam caede priorurn.
Incertumque fugae, pluma labente columbam.
Donec Phœbeo veniens Jovis ales ab ortu
In tenues tandem nubes dare terga coegit.

(Punic., liv. IV, v. 106.)

Ces nobles images sont proprement du domaine de l'épopée depuis qu'Homère les a mises en oeuvre : Homère, le grand inventeur, qui n'imita personne, et que tous imitent sans l'atteindre, si j'ose altérer ainsi la célèbre remarque de Velléius Paterculus, neque ante ilium, etc., etc. ! Mais ce n'est pas seulement la Fable tout entière qu'il force à se plier à sa sublime imagination, c'est aussi tout ce que la nature lui présente de plus étonnant et de plus magnifique « L'Iliade, »  disait Pope, « est un paradis (Paradise) ; et, si nous ne pouvons en distinguer toutes les beautés, comme dans un jardin symétrique, c'est uniquement parce qu'elles s'offrent en beaucoup plus grand nombre. »  (Pope, Iliad's preface.)