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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XLI.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT QUARANTE ET UNIÈME.


Le quarante et unième livre est consacré à l'Amour ;  Vénus donne au fils de Myrrha une autre Cypris dans Amymone, dont elle est mère.


Déjà Bacchus a enraciné dans le sol l'arbuste de sa vendange (01), et enivré de son noble fruit la contrée tout entière, jusqu'aux derniers replis des plaines fertiles (02) que domine le Liban sourcilleux. A la vue de la demeure nuptiale de Vénus, il fait naître de ses rejetons un bois touffu, et il offre à Adonis et à Cythérée (03) l'hommage des pampres qu'il vient de créer. Les Grâces y établissent leur danse, et ceignent de l'écharpe envahissante des vignes la forêt où croissent les grands arbres ; le lierre, au sein des airs, va s'unir au cyprès.

Muses du Liban, dans cette plaine si voisine de Béroé, la reine des lois, chantez-nous l'hymne d'Amymone (04) ; dites-nous le combat des flots, la bataille de la vigne ainsi que la lutte de Neptune, le roi des abîmes, et de Bacchus si digne de nos accents sacrés.

Béroé est le charme de la vie, la fille de la mer, le port des amours, la ville aux îles superbes et à la riche verdure. Elle n'a pas cette croupe d'un isthme rétréci dont la tête effilée est battue des deux cotés par les vagues de deux mers, et où le vieux pâtre des bœufs partage sa prairie avec le pécheur ; mais elle se prolonge du coté du brûlant Euros, sur les penchants ombreux du Liban assyrien : de là, pour ses habitants fortunés, accourent sans arrêt, et en murmurant au travers des cyprès qu'elles agitent, les vivifiantes haleines des vents embaumés. Là est le séjour des cultivateurs, où souvent, auprès des bois, Cérès et sa faucille se rencontrent avec la flûte de Pan ; où l'ouvrier de la charrue, quand, la tête baissée, il a fait pleuvoir dans le sillon qu'il vient de creuser son grain lancé en arrière, et que, détournant le couple de ses taureaux, il recommence son labour, converse, fatigué, avec le berger des brebis au bord des pâturages de la forêt. La ville règne sur la plage où elle presse Neptune de ses contours, et où l'humide époux, jetant autour du cou de la nymphe féconde ses bras onduleux, rapproche des lèvres de son épouse les baisers de ses vagues.

Vers la ligne de l'Ourse, là où la plaine septentrionale allonge ses flancs jusque sur le promontoire aux flots profonds, l'heureuse compagne reçoit dans son sein, de la main du dieu des abîmes, en gages accoutumés de leur union, les troupeaux bondissants sous les ondes que nourrit le maritime Nérée, ces poissons à mille nuances, tribut que la mer paye à nos festins.

Auprès des délicieuses collines de la plaine méridionale, sur les pentes du sud, où règnent la chemins de sable qui mènent à Sidon, brillent les arbres variés et la vigne des jardins, et ils recouvrent sous leurs larges rameaux la roule ombragée où ne peut s'égarer le voyageur.

La vaste mer, brisant sur la rive, arrondit ses espaces dans le lointain azuré, où Zéphyr agite ses ailes rapides et bruyantes au sein de ses domaines du soir. Rafraîchie par ces humides haleines, la vallée du Liban lui ouvre tous ses replis. Là tout fleurit ; là, dans le voisinage des flots, verdit une végétation splendide, et les arbres au riche feuillage de la forêt animée y chantent sans cesse sous des souffles retentissants.

Voilà la demeure des hommes contemporains de l'aurore, qu'une nature spontanée fit naître par une loi inconnue, mais chaste et primitive, sans mère, sans fécondation, sans générateur ; lorsque la matière sans germe elle-même, réunissant sous la quadruple chaîne des éléments les atomes entrelacés, accomplit une image parfaite, et de la vapeur combinée des eaux, du feu et de l'air, donna une âme à cette race que venait d'enfanter le limon (05). La Nature leur donna une forme accomplie. Ils n'avaient pas l'apparence de cet antique Cécrops (06), qui, rasant le sol de son pied venimeux, rampait sur ses anneaux de serpent, dragon dans ses membres inférieurs, tandis que de ses flancs à son front se montrait un homme imparfait et double : ils n'étaient pas semblable à cet Érechthée (07) que Vulcain offrit à la terre lorsqu’il féconda ses sillons d'une rosée conjugale. Ils étaient à l'image d'une nature divine; l'épi d'or des hommes primitifs grandi sur sa racine autochtone. Ils habitèrent la ville de Béroé, cité primordiale que Saturne construisit lui-même, lorsque, par les volontés de la prudente Rhéa, une pierre fut le repas de son gosier vorace, et que, cette pierre devenant, dans les entrailles comprimées sous ce poids, l'Ilithye d'une nombreuse génération, il engloutit dans ses flancs appesantis, à grands flots et par nuées, tous les courants des fleuves, et fit jaillir de son sein bouillonnant ces eaux douloureusement enfantées; puis, chassant ces produits d'une double essence, sa tête féconde vomit tout ce qui avait pris pour asile son gosier générateur. Jupiter venait de naître alors, et suçait encore la mamelle. L'éclair n'avait pas déchiré les nues brûlantes sous les élans redoublés de sa vagabonde lumière; la foudre, auxiliaire du souverain des dieux n'avait pas lancé ses traits dans la bataille des Titans, et le bruit de la pluie et du tonnerre ne roulait pas encore en mugissant sous les nuages amoncelés.

La ville de Béroé fut la première que le Temps, créé avec elle, ait vu paraître avec la terre sa contemporaine. La délicieuse Tarse n'existait pas, ni Thèbes, ni Sardes, où sur la rive du Pactole qui regorge d'or étincelle une vase opulente. Sardes (08), née avec le Soleil (09). La mère des guerriers, n'était pas encore ni aucune autre ville grecque, ni même l'Arcadie antélunaire (10). Car Béroé seule est née avant toute terre et plutôt que Phaéthon, dont la Lune emprunte sa lueur. Elle attira dans son sein, générateur universel, tout l'éclat nouveau-né du soleil, et la lumière plus récente de la Lune qui ne dort jamais ; la première elle secoua le fardeau des nuées obscures et repoussa la ténébreuse enveloppe du chaos. Elle précéda Chypre et la citadelle isthmique de Corinthe. C'est elle qui la première reçut dans son sein hospitalier Cypris que la mer venait de produire, lorsque l'onde fécondée dans un divin sillon mit au jour l'Aphrodite des abîmes, et que, loin de toute union génératrice, un germe né de lui-même, semant sur les flots sa mâle liqueur, créa la fille de l'écume. La nature aida seule à sa naissance ; l’écharpe émaillée parut avec elle, et, n'arrondissant en couronne autour de ses flancs, entoura sa maîtresse d'une instinctive ceinture. La déesse marcha sans bruit à la surface des eaux vers la rive; elle ne courut alors ni à Paphos ni à Byblos, elle ne mit pas son pied sur les brisants des écueils de Coliade (11); elle laissa même derrière elle, dans un élan plus rapide, la ville de Cythère ; et, caressé par les guirlandes des algues, son corps n'en eut que plus d'éclat. Elle tendit ses mains sur une plaine sans vagues, elle fendit à la nage (12) l'eau qui venait de produire une divinité, et, déployant sa poitrine sur les flots, elle frappa de ses pieds l'onde effleurée et silencieuse. Puis elle souleva la tête, repoussa par des élans alternatifs le calme qui se divisait après elle, monta sur le rivage de Béroé ; et c'est à l'aide d'un mensonge que l'habitant de Chypre montre la place où se posèrent les pieds de la déesse quand elle quitta la mer (13).

Oui, Béroé reçut Cypris la première, auprès et au-dessus de son port : la prairie, multipliant d'elle-même la mousse de ses gazons, fleurit de toutes parts; sur le sable entassé de son golfe, la rive rougit des guirlandes de la rosé; une blanche fontaine de lait murmura; et une roche écumeuse, grosse d'un vin odoriférant, fit couler de son sein pierreux un produit de pourpre, pluie jaillissante de la rosée de Bacchus; un encens naturel, enroulant sa vapeur dans les airs, enivra de son parfum les routes célestes. La nouvelle née mit alors au jour, sous les écueils du port voisin, le vaillant Éros, le chef primitif de la génération, le guide vivifiant de l'harmonie du monde. L'enfant impétueux, brillant même avant de naître, fit rendre à ses pieds un son mâle, fendit les entrailles fermées d'une mère qui n'avait pas eu d'époux, et devança l'heure où elle devait le livrer sans effort au monde; puis, dans ses bonds multipliés, agitant des ailes légères, il enfonça les portes de l'enfantement. Aussitôt il accourt dans les bras éblouissants de sa mère ; étendu sur une poitrine chérie, il y tressaille incessamment sans la faire fléchir, apprend du Désir à se nourrir lui-même, mord le bout de cette chaste mamelle gonflée sous une rosée féconde, et ne se lasse pas d'exprimer le lait d'un inépuisable sein.

Béroé, racine de la vie, nourrice des cités (14), honneur des rois ; Béroé, reine primitive du monde, sœur du temps, demeure préférée de Mercure, domaine de la Justice, rempart des législateurs, séjour de la joie, palais de Vénus, temple de l'Amour, délicieux asile de Bacchus, retraite de Diane, présent des Néréides, don de Jupiter, cour de Mars, Orchomène des Grâces, étoile du Liban, toi qui égales les années de Téthys et de l'Océan son époux, qui te créèrent dans le lit à mille sources où s'accomplit leur humide hyménée ; on te nomma Amymone du jour où, sur sa couche des abîmes, ta mère mit au monde ce gage de ses maritimes amours.

Cependant une légende plus récente veut que la directrice des générations humaines, la même Cythérée, ait donné cette éclatante fille à l'Assyrien Adonis; qu'au moment où elle allait en déposer le fardeau, après le cours circulaire de neuf lunes, Mercure, empressé d'arriver auprès d'elle, tenant encore, présage de l'avenir, une table des arrêts de la Justice, accourut à son assistance, et que Thémis fut son Ilithye. En effet, quand, pour adoucir les douleurs aiguës de l'enfantement, Thémis pénétrait ces flans grossis pour en élargir les voies devant un produit comprimé, elle portait avec elle les lois de Solon : à cet instant du pénible travail, le dos pesamment appuyé sur la déesse qui la secourt et va la délivrer, Cypris mit au jour sur le livre de l'Attique (15) son éloquente fille, comme les femmes de Sparte enfantent les fils sur les rondeurs du bouclier. Enfin, pour l'aider à faire échapper de son sein ce produit à peine détaché, elle eut aussi un mâle assistant, le fils de Maïa, le jurisconsulte suprême.

Ainsi naquit l'enfant. Les quatre vents qui soufflent sur tous les pays bercent la nymphe pour remplir la terre entière des sentences de Béroé. L'Océan, dont les eaux forment une éternelle ceinture, premier messager des lois qu'elle enfante encore de nos jours, en porte le flot bienfaisant jusqu'aux limites du monde ; le Temps son contemporain, de ses mains desséchées, n'étend autour de l'enfant nouveau-né d'autres langes que les manteaux de la Justice; vrai prophète de l'avenir, puisque dans sa pesante vieillesse, comme le serpent se dépouille de l'inutile enveloppe de ses écailles, le Temps doit trouver une jeunesse nouvelle dans les ondes purifiantes de la législation. Enfin, à la naissance de la merveilleuse fille de Vénus, les quatre Saisons firent retentir l'Olympe de leurs chants simultanés.

La nouvelle d'un si parfait rejeton de Vénus gagne les forêts, dont les hôtes exultent. Le lion, dans des jeux folâtres, presse d'une lèvre adoucit la croupe du taureau, et du bout de son gosier murmure un tendre rugissement. Le coursier frappe le sol qui retentit sous sa corne arrondie, pour célébrer l'heureuse naissance; la panthère mouchetée, qui s’élance en bondissant dans les airs, cabriole devant le lièvre; le loup dans les profondeurs de sa gueule hurle gaiement, et baise la brebis de ses mâchoires inoffensives. Le chien abandonne la chasse du cerf dans les halliers, s'éprend d'une autre passion, et saute dans la danse, émule du sanglier qui gambade auprès de lui. L'ourse se dresse sur ses pieds, se jette autour du cou de la vache qu'elle serre d'une innocente étreinte; la génisse, dans ses sauts multipliés, recourbant une tête caressante, va lécher la lionne, et de son jeune gosier pousse un mugissement imparfait. Le dragon touche l'éléphant de ses dents amies, et les chênes parlent; Vénus, heureuse de ces jeux qui célèbrent sa délivrance, montre sur son visage serein son sourire accoutumé, el promène sur tous un regard satisfait ; mais ses yeux évitent les joies des seuls sangliers, comme si elle prévoyait que sous leur forme le barbare Mars, à la dent aiguë, lançant le venin de la mort, doit dans sa jalousie trancher la destinée d'Adonis.

La vierge Astrée, la nourrice du monde, l'éducatrice de l'âge d'or, reçoit de sa mère, sur ses bras entrelacés, Béroé, qui sourit dès sa naissance, et elle la nourrit de sa mamelle sensée quand elle balbutie déjà la justice. Elle lui ouvre les sources virginales du lait de ses arrêts, en mouille les lèvres de l'enfant, les fait pénétrer dans sa bouche, et, pétrissant le doux miel de l'Attique, merveilleux produit des ruches d'une abeille féconde, elle mêle dans une coupe savante le suc des rayons éloquents ; elle enlace aux guirlandes l'épi constellé sur le cou de la jeune fille, comme si elle y plaçait un collier d'or, et, si Béroé altérée sollicite un breuvage, elle lui tend l'eau pythique réservée pour les oracles d'Apollon, ou les flots de l'Ilissus qu'anime la muse athénienne quand les souffles inspirés du mont Piéros viennent en agiter la rive (16). Puis les danseuses d'Orchomène, les suivantes de Vénus, préparent pour ses bains délicieux l'onde hippique de la fontaine intelligente si chère aux neuf Sœurs.

Béroé grandit; compagne de Diane, elle portait les filets du chasseur son père ; elle eut toute la beauté de sa mère Venus, et ses pieds éblouissants ; Thétis, en s'élevant au-dessus de la mer pour y danser de ses pieds de neige, crut voir une autre Thétis aux pieds d'argent (17), et se cacha toute confuse, craignant encore les railleries de Cassiopée. A la vue de cette seconde vierge d'Assyrie, Jupiter s'émeut de nouveau ; il songe à changer de forme ; et certes il aurait une fois encore, subissant le fardeau de l'amour sous l'apparence d'un taureau, emporté Béroé sur les ondes, effleuré leur surface et enlevé une femme sur sa croupe au-dessus des flots qui ne peuvent l'atteindre, si le souvenir de son hymen de Sidon ne l'eût retenu, et si le taureau de l'Olympe, l'époux d'Europe, n'eût fait entendre un mugissement céleste de son gosier jaloux ; car il a tremblé que le dieu ne plaçât dans la sphère une autre constellation sous sa même image, et n'y établit un second astre plus jeune, destiné à guider les maritimes amours. Alors Jupiter abandonne à son frère Béroé, promise à son humide hymen, et ne veut pas pour une épouse mortelle soulever contre Neptune une querelle nuptiale.

Telle était Béroé, rejeton des grâces; quand la nymphe faisait entendre une voix plus douce qu’un rayon de miel, la séduisante Pitho résidait incessamment sur ses lèvres ; ses yeux souriants, armes des amours, attiraient vers elle les esprits éclairés des hommes les plus rebelles; elle éclipsait de l’éclat de ses charmes toute la jeunesse de son âge rassemblée en Assyrie, autant que la lune en son plein fait pâlir les étoiles quand elle jette ses rayons dans un ciel sans nuages. A l'extrémité de ses pieds, ses blancs vêtements rougissaient, dans leur transparence, d'une teinte de rose; et comment s'étonner de cet éclat et de cette splendeur si supérieure aux beautés de son âge, quand sur sa figure elle reproduisait les traits éclatants des deux auteurs de ses jours?

Cypris, à son aspect, préoccupée d'un divin oracle, agite d'un plus pressant souci son indécise pensée: elle fait voyager son esprit vagabond sur la terre entière, et parcourt les superbes fondations des villes les plus antiques. Elle voit que Mycènes, entourée d’une couronne de remparts par l'art des cyclopes, porte le nom de la nymphe Mycène aux grands yeux (18). Elle voit une autre Thèbes prendre le nom de la Thèbes primitive, voisine du Nil méridional ; et comme, dans son jaloux enthousiasme, elle veut égaler la ville qu'elle chérit à ses rivales, elle cherche à fonder une cité sous le nom de Béroé. Alors, au souvenir des lois bienfaisantes de Solon, elle tourne ses regards vers Athènes aux larges rues, car elle est envieuse de sa sœur, l'arbitre de la justice. D'un pas rapide, elle traverse la voûte des airs et se rend auprès d’Harmonie, la mère universelle, dont le palais naturel reproduit les quatre régions du monde. Quatre portes du solide édifice sont ouvertes aux quatre vents, qui ne peuvent les ébranler. Les suivantes d'Harmonie maintiennent partout un ordre, circulaire image du globe, et se partagent le soin des portiques. L'esclave Antolie (19) s'empresse à la porte d'Euros ; Dysis (20) la nourrice de la Lune, ouvre au zéphyre; Mésembrie (21) tient le brûlant verrou de Notos, et Arctos (22), qui obéit à Borée, commande à la barrière où s'épaississent les nuées et où la grêle se condense.

La Grâce qui accompagne toujours Vénus la précède en ce moment, et frappe à la porte orientale d'Euros : au bruit qui retentit sous l'éclatant portique d'Antolie, Astynomie (23), la gardienne intérieure, accourt; elle a vu Vénus debout sous le péristyle du palais, et elle revient sur ses pas l'annoncer à sa maîtresse. Harmonie en ce moment travaillait attentivement aux broderies de Minerve, et tissait de sa navette un manteau. Elle avait d'abord retracé au centre de l'ouvrage la terre. Autour de la terre, elle avait arrondi le ciel émaillé du chœur des astres, et marié la mer entrelacée au continent son compagnon ; puis elle marquetait les fleuves; sous un front humain, une forme de taureau cornu les désignait par une verte nuance, et, sur les bords du merveilleux tissu, l’Océan faisait courir autour du globe sa ronde ceinture (24).

La suivante approche du métier; elle annonce que Cypris est debout devant le palais : la déesse aussitôt jette les pelotons que retenait sa robe, éloigne de ses mains laborieuses la divine navette, s'enveloppe rapidement d'un manteau blanc comme la neige, et s'assoit plus belle sur son siège d'or accoutumé, pour recevoir Cythérée. Dès qu'elle approche, Harmonie se lève de ce siège pour honorer la déesse qu'elle voit venir de loin (25). Eurynome aux longs vêtements place Vénus sur un trône auprès de sa maîtresse. Harmonie a remarqué le visage inquiet de Cypris, ses traits qui portent l'empreinte de son trouble, et la nourrice universelle l'accueille par de bienveillantes paroles. Cypris l'interroge alors :

« O toi qui élèves les générations que tu fais naître, car les Parques inflexibles obéissent à ta volonté quand elles tissent et entremêlent leur fil : réponds à mes questions, et, puisque tu alimentes la vie et nourris les immortels, contemporaine du monde, dis-moi à quelle cité sont réservées les organes de la voix souveraine, et les freins inébranlables des meilleures lois. Lorsque, après un amour de trois siècles, Jupiter languissait sous la peine prolongée des désirs, qu'il aspirait à posséder Junon par un fraternel hyménée, c'est moi qui les ai unis; et, en souvenir de cette union, pour digne prix de mon ouvrage, il décréta dans sa sagesse qu'il donnerait à l'une des villes qui sont mon partage les lois de la Justice. Je brûle d'apprendre si c'est à Chypre ou à Paphos que ce bienfait est destiné, à Corinthe, à Sparte, où est né Lycurgue, ou bien à la noble patrie de ma fille Béroé. Harmonie, toi qui protèges l'existence, rends aussi la justice et accorde l'harmonie au monde ; c'est vers toi que dirige mes pas empressés la Vierge constellée (26), la nourrice des jurisconsultes ; et, ce qui est plus encore, c'est à moi seule que le législateur Mercure a accordé le privilège de sauver de sa rigueur ces mêmes humains que j'ai fait naître en les enchaînant de mes liens (27). »

Après ces paroles de Vénus, la déesse la rassure, et lui répond :

« Prenez courage, mère des Amours, vous n'avez « rien à redouter. J'ai là sur sept tables les destinées du monde : elles portent le nom des sept planètes. La première est l'homonyme de la lune au superbe disque ; la seconde est la table de Mercure : elle brille sous l'or, et contient tous les mystères des lois; la troisième a votre nom et vos couleurs de rose, car elle est l'image de votre astre matinal ; la quatrième, c'est le soleil qui tient le centre des sept astres ; la cinquième est rouge, et on la nomme Mars le brûlant ; la sixième, on l'appelle le Phaéthon de Jupiter, et la septième porte le nom de Saturne, qui se montre dans les hauteurs du pôle. C'est là que le vieillard Ophion a réuni et tracé en lettres de carmin les destinées diverses et tous les oracles du monde. Mais, puisque vous m'interrogez sur les lois régulatrices, les honneurs en sont réservés au plus ancien des États. Je ne sais, quant à moi, si c'est l'Arcadie, ou la cité de Junon (28), ou Sardes, ou Tarse qui passe pour la plus antique des villes, ou tout autre ; mais la table de Saturne va tout nous apprendre, et quelle cité parut avant les autres, et quelle fut la contemporaine de l'Aurore. »

Elle dit, et conduit Vénus vers les brillants oracles de la muraille. Là, à peine elle a considéré l'endroit où l'art d'Ophion (29) a consigné les décrets à venir de la patrie de Béroé et les a marqués d'un vermillon foncé sur les tables de Saturne, que Béroé, la contemporaine du monde, s'y montre la première ; Béroé, qui donna son nom à la nymphe née plus tard, et qu'en venant l'habiter, les fils de l'Ausonie, les flambeaux de Rome impériale, appelèrent Béryte, parce qu'elle est la voisine de Ber (30).

Tel est l'arrêt divin qui se révèle à Vénus; mais, en parcourant le début divin de la septième table, elle s'arrête encore à l'endroit où sont retracés sur le mur, sous de prophétiques paroles, les chefs-d'œuvre variés de tous les arts. Elle y voit le berger Pan inventer le chalumeau; l'Héliconien Mercure (31), la lyre; le tendre Hyagnis (32), la mélodie de la double flûte; Orphée, le charme religieux d'une harmonie mystique; Linus, le fils d'Apollon, la poésie ; le voyageur Arcas (33), la mesure des douze mois et la marche du Soleil, mère des années qu'enfante la char des quatre coursiers. Le savant Endymion (34), en variant la courbure de ses doigts, calculera les cercles mobiles et triplés des retours de la lune. Cadmus, unissant les consonnes aux voyelles, créera les signes mystérieux du beau langage; Solon, la sainteté des lois; et le législateur Cécrops, à la lueur de la torche d'Athènes, le couple sacré de l'indissoluble mariage.

Vénus, au milieu de ces inventions si variées du génie, ramène ses regards vers les œuvres des différentes villes; et, sur la table qui correspond au centre du monde, elle reconnaît le sublime oracle que la muse grecque a tant célébré : sous le sceptre qu'Auguste étendra sur l'univers entier, le dieu de l'Ausonie donnera à Rome l'empire, et à Béroé le frein des lois; lorsque, armant ses vaisseaux guerriers, elle apaisera la révolte maritime de Cléopâtre (35): et la discorde, en ravageant les États, ne cessera de troubler la paix qui fait leur salut, que quand Béryte, protectrice du repos de l'existence, jugera la terre comme les mers, fortifiera les villes par l'indestructible boulevard des lois, enfin lorsque cette cité seule régira toutes les cités du monde.

Instruite de tous les oracles d'Ophion, la déesse retourne dans sa demeure et approche son siège d'or du siège où son fils s'assoit. Son visage est calme; elle prend l'enfant sur son sein, l'enferme tout étendu dans ses bras réjouis, et balance sur ses genoux ce doux fardeau ; puis elle baise la bouche et les yeux de son fils, touche son arc enchanteur, caresse son carquois, feint l'inquiétude, et lui adresse ces paroles trompeuses :

« Espoir du monde, toi, la consolation de Vénus, hélas! l'impitoyable fils de Saturne n'est cruel que pour mes enfants : après neuf retours de la lune accomplis dans une pénible grossesse, soumise aux cruelles angoisses d'un enfantement douloureux, j'ai donné au monde Harmonie (36), et voilà qu'elle subit mille maux divers; tandis que Latone a mis au jour la jeune fille qui préside à l'enfantement, Diane Ilithye, la protectrice des femmes. O toi, mon fils, sorti du même sein qu'Amymone (37), je ne t'apprendrai pas que je dois ma naissance à la mer et au ciel ! Eh bien, je veux accomplir une œuvre digne de moi, en faveur de cette mer qui m'a fait naître ; et, puisque je viens des cieux, fixer aussi les cieux sur la terre. Arme ton arc de toute la beauté de ta sœur; charme l'Olympe, et lance à la fois un trait égal à Neptune et à Bacchus, le dieu de la vigne, immortels tous les deux. Pour ta peine et pour prix de ton adresse, je te prépare une récompense qui doit te plaire : je te donnerai la nuptiale lyre d'or que Phébus offrit à Harmonie le jour de son union : ce sera pour toi un souvenir de la ville qui va naître; et, après avoir lancé des flèches comme Apollon, tu joueras encore comme lui de la lyre. »


 

NOTES DU QUARANTE ET UNIÈME CHANT.


Note préliminaire. — S'il n'était trop téméraire de tirer des oeuvres d'un poète, et d'un poète épique surtout, des inductions en faveur de sa biographie, à cet épisode de Béroé amené si heureusement et de si loin parmi les faits et gestes de Bacchus, j'aurais voulu deviner que Nonnos avait étudié la jurisprudence à Béryte; comme aussi de son penchant pour Athènes, et pour le noble Érechthée qu'il place au premier rang des chantres inspirés, des guerriers et des athlètes à la fois, j'aimerais à conclure que le Parthénon avait eu grandir son mérite poétique. En effet, ces deux métropoles des lois et des arts dirigeaient, à divers degrés, le mouvement littéraire imprimé à l'Orient par la grande révolution politique que venait d'inaugurer Constantin. Quelques autres cités rivales appelaient aussi dans leur sein la jeunesse studieuse : c'était Antioche, qu'avait tant aimée Julien, au plus fort de sa réaction païenne; Nicomédie, que Libanius a surnommée l'Athènes de Bithynie; Constantinople, où une religion et une cour nouvelles attiraient les esprits avides de changent; enfin Alexandrie, « où, » comme dit Bossuet, « l'on guérissait de l'ignorance, la plus dangereuse des maladies de l'âme, et la source de toutes les autres. » Là, sans doute, Nonnos, parti de Panopolis, avait primitivement appris ou enseigné peut-être l'astronomie, plus en honneur sous le ciel plus pur et l'air plus transparent qui favorisaient mieux l'observation : car il peut compter aussi parmi les nombreux poètes égyptiens qui ont chanté les astres ; et, s'il a marché sur les traces d'Aratus, il a cédé à Manéthon et à Maxime le philosophe plus d'un de leurs hémistiches sidéraux. Je partagerais donc la vie profane de Nonnos entre Alexandrie, Béryte et Athènes ; et je rattacherais son incontestable talent à cette régénération éphémère du quatrième siècle qui accueille encore dans la Grèce les nymphes du Parnasse, les Muses chassées, par l'approche des Barbares, de l'Occident, où ne brillait plus qu'un seul poète, grec à demi, Claudien, né lui-même et élevé à Alexandrie.

Ces écoles orientales, multipliées sous l'influence et la domination de la belle langue qui vivifiait les stades, se peuplaient d'Égyptiens. Et, sans doute, quand Nonnos revint à Panopolis, centre de la Thébaïde, pour y pratiquer, et y professer peut-être le christianisme, il y porta avec une expérience acquise aux grands foyers de l'érudition et de la littérature, ce goût, en quelque sorte encyclopédique, qui l'a conduit à unir dans ses vers, sans croire déroger à l'épopée, les notions de tactique guerrière, navale, de géographie et d'astronomie à la poésie lyrique, pastorale, didactique. C'était une suite de l'esprit universel qui distinguait alors les Égyptiens. Et certes Nonnos, sous ce rapport, ne fera pas perdre aux eaux du Nil leur proverbiale renommée.

(01) La vigne est plantée. — Avec le quarantième chant finit l'action principale. L'expédition de Bacchus dans les Indes a réussi. La vigne est plantée sur les rives de l'Hydaspe. Le génie grec a illuminé les bords du Gange, l but est atteint; et le récit épique, lequel, à  bien dire, n'a commencé qu'avec le treizième livre, semble terminé. Les huit chants qui nous restent à lire offrent une série d'épisodes plus ou moins heureusement reliés entre eux, qui tous néanmoins se rattachent à Bacchus, et dont il est le héros. Le lieu de la scène redevient purement grec.

C'est ici plus particulièrement que se dessine l'analogie des Dionysiaques avec les contes arabes, ou mieux encore avec les chroniques de la chevalerie, dont l'Arioste est le poétique modèle. II semble donc qu'on pourrait, sans nuire à l'unité du poème, en détacher les douze premiers chants et les huit derniers. Les vingt-huit livres intermédiaires comprendraient alors les dénombrements des deux armées, leurs marches, leurs combats, et pourraient à juste titre emprunter à Arrien, l'historien d'Alexandre, le titre de l'un de ses ouvrages, les Indiques ; tandis que les vingt autres chants pris au commencement et à la fin s'intituleraient ensemble les Dionysiaques, soit les légendes helléniques de Bacchus.

(02) Le Liban dominateur. Après les muses d'Homère, Nonnos vient de recourir aux muses du Liban : les Muses, déesses universelles du génie, que Proclus invoque en si beaux vers !

« Ô Muses, retirez mon âme des nombreuses erreurs et du tumulte de mon siècle : guidez-la dans ses doutes et ses inquiétudes, vers la pure lumière; et que, toute chargée de vos livres qui nourrissent l'esprit, elle possède à jamais la glorieuse éloquence qui charme les coeurs ! » (Hym. Il, v. 17).

Le Liban dominateur me remet en mémoire le verset du psaume 36, Vidi impium, etc... Et si pour le traduire dans sa sublimité, il était permis à un Français d'adopter une autre version que les beaux vers de Racine, j'aimerais à citer ce passage d'Apollinaire :

« J'ai vu dans les montagnes le méchant se dresser plus haut que les cèdres du Liban parfumé. L'insensé ! je ne l'ai pas revu à mon retour, et quand je l'ai cherché, sa demeure même n'était plus. »

Οὐδέ μοι αὐτὸ οἱ οὐδας ἐφαίνετο μαρτεύοντι. (Apollin., Psalm. XXXV 1, v. 79.)

Au sujet de ce poète de Laodicée, prédécesseur de Nonnos, on peut remarquer tout le progrès que l'Égyptien a fait faire à la prosodie. Les compositions d'Apollinaire, comme celles de saint Grégoire de Nazianze son contemporain, laissent voir encore, ainsi qu'on le reconnaîtra dans le vers ci-dessus, l'hiatus fréquent, et surtout le spondée au cinquième pied de l'hexamètre, négligence tolérée d'abord, mais devenue plus tard une imperfection rythmique que Nonnos ne s'est pas permise une seule fois. Ce n'est pas qu'il ait fait du dactyle au quatrième pied une règle obligée, mais il a exigé rigoureusement au cinquième la suppression du spondée, et son siècle l'a suivi dans cette méthode; de telle sorte que, si le vers spondaïque se montre de temps en temps chez Apollonius de Rhodes, il demeure tout à fait banni des Dionysiaques comme des poésies qui ont pris pour modèle cette épopée.

(03) Adonis et Cythérée. — On retrouve ici Adonis et Cythérée presque toujours unis chez Nonnos dans un hémistiche, comme on a pu le remarquer déjà. C'est dans les Dionysiaques probablement que Musée aura puisé cette mime image (Hér. et Léand., v. 63), et par suite signalé un temple à Sestos, commun aux deux divinités. Orphée les réunit aussi sous le même édifice, dans l'île de Chypre, à Amathonte ou à Paphos sans doute ; car mes yeux avides de ruines en ont cherché vainement une seule trace dans le désert de la triste Idalie.

« Reine du monde, » s'écrie Orphée dans un style bien digne de la pureté du poète, et comme pour réhabiliter vénus, « reine du monde, c'est en Chypre, ta nourrice, tue de belles nymphes, toujours vierges, t'invoquant pendant tout le cours de l'année, célèbrent et toi, bienheureuse et l'immortel et chaste Adonis. » (Hymne à Vénus, LIV, v. 24.)

(04) Amymone. — Surnom de Béroé, l'Accomplie, homonyme de la plus jeune des Danaïdes, cette Amymone qu'a immortalisée une cantate de Rousseau. C'est en vain que j'ai parcouru la plage altérée d'Argos, δίψον Ἄργος, à la recherche de quelques gouttes d'une eau, douce avant de se mêler à l'onde amère : elles m'auraient rendu l'illusion mythologique de la timide nymphe et de son ravisseur, le dieu des mers. Mais le Temps en Grèce a tout détruit, même les fontaines.

Amynone l'Accomplie est aussi le surnom et l'épithète que l'ombre d'Agamemnon, payé pour apprécier les bonnes épouses, applique à Pénélope, dans le dernier chant de l'Odyssée (v. 193) :

« Si vous comparez Pénélope et Andromaque, » dit Maxime de Tyr, « ne sont-elles pas chastes l'une et l'autre? n'aiment-elles pas également leurs époux? et cependant vous préférez Pénélope, a non sans doute parce qu'elle est Grecque, et l'autre Barbare; mais parce que vous jugez qu'elle l'emporte en vertu. Ἀλλὰ τῷ περιόντι κατὰ τὴν ἀρετὴν ὁ πλεῖον νέμων. » (Dissert. XXIV. )

Béroé était, comme le veut Ovide (Mét., λ.ΙΙΙ, v. 278), le nom de la nourrice de Sémélé, dont Junon emprunta les traits, et que Nonnos, en la réservant à devenir l'honneur de son quarante et unième livre, n'a pas voulu nommer dans le huitième. C'est encore une Béroé, toujours ambassadrice de Junon, qui incendie la flotte troyenne dans le cinquième chant de l'Énéide. Le Dictionnaire mythologique universel de Jacobi fait mention de notre Béroé, pour la donner à Bacchus au détriment de Neptune, sur la foi de Nonnos. Espérons que les Dionysiaques, mieux lues, épargneront désormais aux philologues d'outre-Rhin de semblables contre-sens.

(05) Description de Béroé. - Pourquoi le poète de Panopolis ne s'en est-il pas tenu à cette description de la ville de Béroé, si remarquable par la vérité du tableau comme par la richesse et l'harmonie du rythme ! Il est difficile de mieux peindre Béryte ; et le voyageur moderne qui a prodigué au Liban les plus brillantes couleurs de son inépuisable palette, Lamartine n'a pas mieux dit.
Après ces beaux vers, que, voyageur moi-même aux plages assyriennes, j'avais tant de plaisir à traduire, c'est avec un véritable chagrin que j'ai dû me résigner à mettre en français le burlesque paragraphe de la réconciliation et des réjouissances des animaux des bois et des prairies à la naissance de Béroé; jamais, dans les Dionysiaques, l'excès du mauvais goût ne s'est trouvé si près de la grande et noble poésie; c'est le cas de dire avec Terentianus Maurus :

Hexametron dicunt, sed non HeroÎcon omnes.

Et cependant ce même morceau se termine par un trait que Politien a loué :

« Nonnos, » dit-il, « merveilleux poète, poeta mirificus, remarque que Vénus ne se plaisait pas aux jeux des sangliers, parce qu'elle prévoyait que, dans sa jalousie, Mars emprunterait leur forme pour immoler Adonis. »( Politien, Miscell., c. XI.)

(06) Cécrops. - Les plus vieilles légendes de la Fable représentent Cécrops sous les traits d'un dragon. C'est le geminus Cécrops d'Ovide (Métam., l, V. 555). Quem, ut omnis antiquitas fabulosa est, biformem tradidere, quia primas marem feminæ matrimonio conjunxit (Justin., liv. II, ch. VI). On trouvera plus bas (vers 337) une allusion de Nonnos à cette allégation de Justin. Démosthène attribue le titre royal de Cécrops, δίχροος ἀνήρ (vers 62), à la prudence ale l'homme et à la force du dragon. — ᾘδεσαν Κεκροπίδαι τὸν ἑαυτῶν ἀρχηγὸν, τὰ μὲν ὥς ἐστι δράκων, τάδ' ὥς ἐστιν ἀνθρωπὸς, λεγόμενον οὐκ ἄλλοθεν ποθὲν ἢ τῷ τὴν σύνεσιν αὐτοῦ προσομοιοῦν ἀνυρώπῳ, τὴν ἀλκὴν δὲ δράκοντι (Démosth., Or. fun., p. 156. Ed. in-fol.).

(07) Érechthée. — Le primitif Érechthée, mot à mot le Briseur (de ἐρέχθειν), en raison sans doute de ses travaux agricoles, était fils de la Terre et fut nourri par Minerve.

Δῆμον Ἐρεχθῆος μεγαλήτορος, ὅν ποτ' Ἀθήνη
θρέψε, Διὸς θυγάτηρ, τέκε δὲ ζείδωρος Ἄρουσα

(Homère, Il., Il, 47.)

Je suis obligé de revenir ainsi plus d'une fois au même nom, dans le cours de mon long voyage à côté du texte, pour aider à son intelligence. Je ne puis exiger, je le sens bien, de mon lecteur une attention qui ne se soutient pas toujours suffisamment chez moi-même, et je ne pourrais me formaliser s'il venait à oublier parfois à la fin du livre ce qu'il a lu au commencement. Une note abrégée peut le remettre sur la voie, s'il se donne le souci ou la distraction de la consulter; et alors il me pardonnera mes répétitions obligées.
En forme d'excuse, je vais lui raconter la fable d'Érechthée, ou d'Érychthon, en beaux vers :

J'apprends, pour disputer un prix si glorieux,
Le bel art d'Érychthon, mortel prodigieux,

Qui sur l'herbe glissante, en longs anneaux mobiles,
Jadis homme et serpent, tramait ses pieds agiles.
Élevé sur un axe, Érychthon le premier
Aux liens du timon attacha le coursier;

Et, vainqueur près des mers, sur les sables arides
Fit voler à grand bruit les quadriges rapides.

(André Chénier, Frag,. d'Id., VI.)

(08) Sardes. — Sardes, que Béroé prétend éclipser ici, jouissait d'une grande célébrité même du temps de Justinien, s'il faut en croire le consul Macédonios.

Je suis Sardes, la plus célèbre ville des Lydiens sur le Tmole fleuri, près des courants de l'Hermos de Méonie. La première j'ai connu Jupiter, et n'ai pas voulu trahir la retraite de ma maîtresse Rhéa ; je suis aussi la nourrice de Bacchus, que j'ai vu briller au loin sous la foudre. C'est autour de moi que la vendange a laissé pour la première fois s'échapper de la blessure de son raisin sa blonde liqueur. Tout a concouru à m'embellir, et plus d'un siècle m'a vue enviée par les plus riches cités  (Anthol., lat. p. 511.)

Par ménagement pour la réputation d'helléniste que je cherche à acquérir au prix de tant d'efforts, j'ai besoin de dire ici que, si je traduis ξάνθος par le mot blond, ce n'est pas que j'ignore qu'il peut, appliqué au vin, signifier aussi rouge ; mais c'est que  j'ai visité les environs de Sardes; et j'ai vu et mangé sur les bords de l'Hermos, presque sans mélange, les plus blondes grappes du plus doux muscat qui ait jamais désaltéré le voyageur dans ces plaines brûlantes et poussiéreuses.

(09) Sparte. — C'est ainsi qu'il faut entendre  γένος ἀνδρῶν(v. 88), la Mère des guerriers, et cet attrribur signifiait suffisamment Sparte.

(10) l'Arcadie anté-lunaire. -- Cette tradition d'une Arcadie anté-lunaire, προσέληνος, nous vient d'Αristote. Ovide la rapporte ainsi :

Ante Jovem genitum terras habuisse feruntur
Arcades, et luna gens prior illa fuit.

(Ovide, Fastes, l. II, v. 290.)

(11) Les brisants de Coliade. — Vénus avait à Coliade, promontoire de l'Attique, un temple très célèbre :

« Ah! » s'écrie Lysistrata au début de la comédie d'Aristophane, « si on les avait convoquées aux mystères de Bacchus, ou de Pan, de Coliale, ou de Génétyllide, il y aurait ici une telle multitude de tambourins qu'on ne pourrait se retourner. »

— J'ai vu au levant de la rade de Phalère, comme j'allais de Sunium au Pirée en côtoyant l'Attique, ce promontoire ou pour mieux dire cet  écueil ; et j'y ai cherché inutilement les ruines des temples de Cérès ou de Vénus  : j'y,trouvai en revanche quelques débris récents de naufrages. C'en était assez pour me rappeler les rames énigmatiques qui devaient servir aux femmes de Collas pour leurs fritures (c'est le sens étymologique du mot φρύξουσι, Hérodote, liv, VIII, § 96). Le triomphe naval de Salamine qui est en vue de ces brisants, et tant de vaisseaux perses échoués, devaient expliquer l'oracle.

(12) Vers empruntés. — Ce vers et l'un des précédents χεῖρας ἐρετμώσασα, ont été transportés des Dyonisaques dans la Paraphrase de l'Évangile.  je crois l'avoir dit déjà, Nonnos n'a jamais emprunté qu'à Homère très rarement ou à soi-même un vers tout entier et l'image de Vénus Anadyomène, qui fend l'onde native, se reflète dans Simon de Tibériade se jetant dans les flots de son lac pour aider à la pèche miraculeuse.

(13) L'Échelle de Vénus - J'ai déjà dit aussi qu'on n'avait pas encore reconnu à Baffo (Paphos), en Chypre, l'endroit appelé Échelle de Vénus, c'est-à-dire l'emplacement où Anadyomène (ἐ§ ἁλὸς ἐρχομένης, v. 118) mit pour la première fois le pied sur la terre. C'est proprement ici la signification du terme ἐπιβάθρα, que n'ont compris, quand il est répété dans le même sens par Callimaque (Hym. à Dél., v. 22), ni madame Dacier, ni Vulcanius, ni même Spanheim, ses commentateurs. Sans doute cette échelle se confond avec le lieu même où le roi Cinyras bâtit le temple de Vénus, comme le dit Tacite, narrateur peu crédule de cette légende, et en ce point d'accord avec Nonnos.

« A Cihyra sacratum templum, deamque ipsam, conceptam mari huc adpulsam, »

Le ton de ce paragraphe des Histoires est à remarquer (liv. II, § 3). Tacite le finit par des doutes, comme j'ai moi-même commencé cette note, et ratio in obscuro.

(14) Remarque grammaticale. — J'aurais aimé à rétablir le mot πτολίων de l'édition primitive, car il me semblerait ici mieux placé que l'autre. Si je m'en abstiens, c'est uniquement pour ne pas contrarier le travail de Graëfe en si frivole matière; car il a, dans la longue suite des Dionysiaques, constamment substitué πόλις à πτόλις, sept fois, entre autres dans le livre précédent, et πόλεμος à πτόλεμος.

(15) Le livre de l'attique. — Ici tous nies prédécesseurs ont maintenu dans le texte le mot latinida, qui, s'il est grec, n'en est que plus burlesque en cette occasion. Un livre latin à la naissance de Béroé? proh pudor ! Ce serait le seul mot pris par Nonnos à la langue latine; car, même pour désigner les Romains, il se sert d'un terme grec Αὐσονιῆες, dans la Paraphrase de l'Évangile (ch. XI, V, 205), quand le texte de saint Jean dit, οἱ Ῥωμαῖοι; et si Horace, en réponse aux partisans de Lucilius qui mêlait le grec au latin, a proscrit le mélange d'une langue étrangère avec la langue naturelle : « patriis intermiscere petita verba foris » (Satyr., liv. I, 10, v. 29), Nonnos n'a pas été moins sévère et réservé. Quant à moi, j'ai été tout d'abord tellement scandalisé de ce latinida que j'ai failli proposer sibyllida, mot grec contracté, que Plutarque a adopté dans la même acception (Vie de Fabius). Je me suis rabattu sur une table d'arrêts δίκης τινὰ δέλτον, et je m'y tiens. Ma leçon aura du moins l'avantage de supprimer un barbarisme et un anachronisme à la fois. Non, Rome figurait rarement, et sa langue jamais dans les vers de Nonnos, trop pénétré de la précellence de son harmonieux idiome. Rome d'ailleurs va perdre à jamais son empire. « Cette nouvelle Babylone, imitatrice de l'ancienne, comme elle enflée de ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souillée de ses idolâtries, et persécutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d'une grande chute... » ( Disc. sur l'hist. univ., IIIe partie, ch. 1.) Qui n'a reconnu à ces traits le ma¬gnifique langage de Bossuet ?

Et à propos de Béroé, mère de la jurisprudence, si l'on veut savoir comment l'entendaient ces Indiens, ennemis de la justice, car c'est de cette sévère épithète que Nonnos les stigmatise en plus d'un lieu, Strabon s'est chargé de nous l'apprendre :

« Les Indiens, » dit-il, « n'ont recours à la justice que pour réprimer le meurtre ou l'insulte ; car on n'est pas maître de s'en préserver. Quant aux autres démêlés sociaux, il dépend de chacun de s'en garantir ou de souffrir patiemment le tort qu'on en éprouve. Ils prétendent que l'on doit a prendre garde à qui se donne la confiance, et ne pas a remplir la ville de procès. » Ἀλλὰ καὶ προσέχειν, ὅτῳ πιστευτέον καὶ μὴ δικῶν πληροῦν τὴν πόλιν. ( Liv. XV, p. 702.)

Ces ennemis de la justice ne seraient donc plus que les ennemis des litiges. Que pense notre siècle en pleine civilisation d'une telle barbarie ?

(16) La Muse athénienne. — Nouvel hommage rendu à Athènes, que sa gloire antique, son climat, l'air, les eaux, les montagnes et sa langue sonore plaçaient, même au seizième siècle, au-dessus de tous les séjours de l'Orient.

« Il en résulte que les Athéniens, depuis qu'ils sont devenus barbares, ont par nature la mémoire et l'harmonie en partage ; la mélodie variée de leur langage charme comme les chants des Sirènes ; si Orphée qui attirait, dit-on, les bêtes féroces et les rochers, ou Terpandre de Méthymne, ou Marsyas qui défia Apollon, les avaient entendus surpasser ainsi l'art par l'instinct, ils en seraient restés stupéfaits, et ils auraient jeté leurs flûtes ou brisé leurs chalumeaux. » Ἐψεπλάγησαν καὶ τοὺς αὐλοὺς ἔρριψαν ἂν καὶ καλάμους συνέτριψαν (Zygomalas, Crus. Turco-graec, liv. VIII, ép. 10).

(17) Vénus aux pieds d'argent .— Nonnos joue sur l'épithète qu'Homère a consacrée à Thétis aux pieds d'argent, comme s'il s'était chargé de justifier l'emprunt qu'en a fait Pindare à l'Iliade, en l'attribuant à Vénus.

Ὑπέδεκετο δ' ἀργυπόδεζ' Ἀφροδίτα.

(Pind., Pyth., IX, v. 16.)

(18) La nymphe Mycène. — Que la nymphe Mycène soit l'épouse d'Arestor, ou, selon sa mugissante étymologie, la soeur d'Io, comme semblerait l'indiquer l'épithète de Nonnos, aux yeux roulants (ἑλικώπιδος, v. 267), sa ville n'appartient plus, comme elle, qu'à une mythologie effacée du sol.

Je me souviens encore de tout le plaisir que j'éprouvai à lire, sur la colline de Mycènes, les vers qui ouvrent si magnifiquement les terribles scènes d'Electre. Sophocle, mieux que tous les guides, m'y expliquait les antiquités de l'Argolide :

«  Fils d'Agamemnon, vous voyez enfin l'antique Argos et le bois sacré de la fille furieuse d'lnachus. Puis, sur la montagne, la place du dieu vainqueur des loups, le Lycée; à gauche, le célèbre temple de Junon ; et nous vous nommons maintenant l'opulente Mycène, ce séjour des Pélopides qui vit couler tant de sang. »

(19) Antolie. - Antolie, qui porte le nom figuratif du Levant,

(20) Dysis, — du Couchant, et

(21) Mésembrie, — du Midi, se retrouvent chez Hygin parmi les Heures (Fab. 183).

(22) Arctos. - Arctos seul n'y est pas daigné. Nonnos aura tout naturellement choisi l'Ourse, de lui-même et sans précédent, pour représenter le nord.

(23) Astynomle. — Est un nom tiré de la magistrature athénienne, et fort heureusement appliqué aux fonctions de concierge dans le palais d'Harmonie. L'astynome, à Athènes, était chargé de la police et avait la surveillance des rues et des bâtiments publics.

(24) Le manteau d'Harmonie. Nonnos, toujours si abondant dans ses descriptions, perdus sobre, si on compare le manteau que brode Harmonie avec le tissu où l'aiguille de Proserpine mêle, chez Claudien l'éther, la nature, les éléments; et certes il n'a rien produit d'aussi recherché que a vers :

Filaque mentitos jamjam caelantia fluctus
Arte tument.

(Claudien, Proserp., l. I, v. 254.)

(25) Eurynome. - Eurynome, dans l'Odyssée, remplit auprès de Pénélope la mime charge que son homonyme auprès d'Harmonie. Elle est, dans les deux poèmes, l'introductrice des étrangers.

(26) La vierge constellée. — La vierge constellée, c'est Astrée, fille de Jupiter et de Thémis.

Paulatim deinde ad superos Astrales recenssit.

Et dans ce vers Juvénal a resserré tout un catastérisme d'Ératosthène, abrégeant lui-même 38 vers d'Aratus.

« Aratus, » nous dit le savant astronome de Cyrène, « assure qu'Astrée était d'abord immortelle, et qu'elle voulut habiter parmi les hommes, où elle reçut le nom de Dicé, la justice: ces mêmes hommes, cessant d'être justes, elle se retira dans les montagnes; puis comme les séditions et les guerres accroissaient partout l'improbité, elle quitta pour toujours la terre et monta dans les cieux : ἀπομισήσασαν εἰς τὸν οὐρανὸν ἀνελθεῖν. (Erat., Catast., § 9.)

(27) Le célibat. - Je me persuade que Nonnos, par la bouche de Vénus, fait allusion ici aux peines portées à Rome contre les célibataires. « Voyez, » dit Montesquieu, « les fragments d'Ulpien, aux titres 14, 15, 16, 17 et 18, qui sont un des beaux morceaux de l'ancienne jurisprudence romaine. » (Esprit des lois, liv. XXIII, ch. 21.)

(28) La cité de Junon. - Ce n'est pas la cité de l'Aurore (Ἠοῦς), comme le veulent les premiers éditeurs, et Graëfe lui-même, désignation vague qui n'aurait aucun sens; c'est la cité de Junon. (Ἥρης), Argos, soeur de Mycènes.

« Ce sont ces villes que jadis admira si justement l'antiquité; vous voyez en elles les grandes tombes des grandes choses. »

Hae sunt, quas merito quondam est mirata vetustas,
Magnarum rerum magna sepulcra vides. (Anthologie latine, l. Ill, ép. I.)

(29) Ophion. - Ophion n'est pas ici le géant du combat des Titans du deuxième livre ; c'est le roi Ophion du douzième (v. 44), le primitif Ophion qui accomplit les décrets de l'éternelle sagesse. Il est vrai que Nonnos nous a fait voir déjà dans le palais du Soleil les inscriptions d'Harmonie, κύρβιες Ἁρμονίης; mais ces inscriptions étaient de la main de Phanès en quatre colonnes; et les tables d'Ophion (πίνακες;) sont au nombre de sept.

(30) Béryte. — L'étymologie de Béryte est fort connue, bien qu'Helladius et Histiée, géographes peu renommés, l'aient enveloppée de ténèbres ; mais celle que donne ici Nonnos amène naturellement une rectification du texte. Au lieu de Λιβάνῳ πέσε, qui est une énigme, je propose de lire Βήρος πέλε, ce pourrait être alors Βέρ, « ce puits des eaux vivantes, etc.: - Puteus aquarum viventium quae fluunt impetu de Libano » ( Cant. des cant., ch. IV, v. 15), si nous ne les avions déjà vues couler à Tyr, sous le nom des Trois Fontaines. Mais Étienne de Byzance dit que Béryte tire, son nom de l'abondance de ses eaux ; et qu'on l'appelait Ber, le puits par excellence ; le mot Ber signifiant puits en phénicien et en hébreu, et c'est évidemment ce que Nonnos a voulu dire.

(31) Mercure l'Héliconien. — Le surnom d'Héliconien, donné ici à Mercure, est probablement une allusion à ce passage de Pausanias : « On voit sur l'Hélicon les statues en bronze d'Apollon et de Mercure » καὶ Ἀπόλλων χαλκοῦς ἐστιν ἐν Ἑλικῶνι καὶ Ἑρμῆς, μαχόμενοι περὶ τῆς λύρας, Baeot., liv. IX, c. 30).

(32) Hyagnis. — Hyagnis, qui a été nommé déjà au dixième chant, père δε Marsyas, passait en Phrygie pour avoir inventé la double flûte. — Ὕαγνιν δὲ πρῶτον αὐλῆσαι, εἶτα τὸν τούτου υἱὸν Μαρσύαν (Plutarque, de la Mus., § Il).

« Hyagnis, » dit le Grec Apulée dans un style qu'il a grand'peine à plier à la gravité et surtout à l'élégance de la langue latine, « Hyagnis rudibus adhuc musicæ seculis, solus ante alios cantus capere. Nondum quidem tam infixo animni sono, nec tam pluriformi modo, tam multiforatili  tibia (Florid., lib. I). »

Je supprime des mots plus étranges encore, que je me dispense même de traduire ; pourrais-je jamais, en humble prose, parler d'Hyagnis, mieux que le maître français des vers antiques :

... Non loin de Bérécynte,
Certain satyre on jour trouva la flûte sainte
Dont Hyagnis calmait ou rendait furieux

Le cortège énervé de la mère des dieux.

(André Chénier. Frag. d'Id., XIV.)

(33) Arcas. — Arcas est l'observateur primitif des étoiles dans ses courses errantes, ἀλήτης, au milieu de l'Arcadie. C'est un sage, un civilisateur et l'un des inventeurs de l'astronomie.

(34) Le savant Endymion. — Le sommeil d'Endymion n'est pas seulement l'un des chefs-d'oeuvre du pinceau moderne, il est encore une locution proverbiale antique qui s'est perpétuée dans l'idiome vulgaire et dont j'ai vu les élégantes cocconitsais se servir aux rives du Bosphore pour gourmander l'apathie de leurs frères ou de leurs voisins : — Ils dorment toujours comme Endymion, » - disaient-elles; et elles oubliaient que la somnolence d'Endymion fut un don de Jupiter, et que, si l'on peut y voir une vengeance de l'époux de Junon, on y a vu aussi une récompense des vertus du berger du Latmos. Le scholiaste anonyme d'Apollonius de Rhodes, que pour ce seul fait je qualifierais d'Égyptien, reconnaît dans Endymion un philosophe astronome (car sur les bords du Nil c'était tout un), lequel calcula le premier les phases lunaires et dormait le jour, après avoir consacré la nuit entière à ses observations : ὃ καὶ νύκτωρ σχολάζοντα τούτοις, ὕπνῳ μὴ χρῆσθαι, κοιμᾶσθαι δὲ μεθ' ἡμέραν (Schol. d'Appoll, liv. IV, v. 57). — Et c'est la version que confirme précisément ce témoignage de Nonnos. Héraclite, dans son recueil de choses incroyables, y ajoute une conjecture que j'abandonne à la sagacité de mes lecteurs :

« Il se peut faire, » dit-il, « que le berger Endymion fût fort innocent (ἄπειρος γυναικός), et qu'une femme s'en étant éprise, comme on lui demandait quel était son amant, ait répondu : c'est la Lune. »

(35) Cléopâtre. — C'est après la guerre civile et la bataille d'Actium que les Romains firent de Béroé une colonie qui prit pour eux le nom de Felix Julia. Elle devint célèbre par son école de jurisprudence :

Φοινίκης κλυτὸν ἀστὺ, νόμων ἔδος Αὐσονϊήω

dit saint Grégoire de Nazianze, qui lui-même quitta le collège d'Athènes pour venir étudier les lois à Béryte (Socrate, Hist. eccl., liv. IV, ch. 27).

(36) Harmonie. — Nous ne confondrons pas cette Harmonie avec l'épouse de Cadmus, bien que vénus, dans les Dionysiaques, soit la mère de toutes les deux. Celle-ci est une déesse. C'est la beauté harmonieuse, l'ordre universel; c'est pour le monde ce que l'âme est pour le corps.

Harmoniam Graii quam dicunt, quod faciat nos
Vivere cum sensu, nulla quum in parte siet mens.

(Lucrèce, l.III, v. 101.)

Enfin l'heureux concert des ressorts de la vie,
Que la Grèce honora du doux nom d'Harmonie.

(De Pongerville.)

(37) Amymone Béryte. — Eunape, dans la Vie du philosophe Proérésios, appelle Béryte la parfaite école de la jurisprudence : τῆς νομικῆς τελουμένης παιδίας ; et Justinien, dans le Digeste, la nomme aussi la nourrice des lois. Agathias raconte, dans le second livre de la Guerre des Goths, qu'un tremblement de terre la renversa de fond en comble, el que ceux de ses habitants qui survécurent se trans. portèrent dans la ville de Sidon. On essaya de relever ses ruines, mais un incendie la détruisit encore; et c'est à ces deux événements que fait allusion la première des quatre épigrammes que le poète espagnol . Jean Barboucallos, contemporain de Synèse, a consacrées à ce triste sujet. C'est Béryte qui parle, et qui termine sa lamentation dam les mêmes termes que la Jérusalem de Jérémie :

« Misérable ville qui ne suis plus ville! La plus a infortunée de toutes, deux fois en neuf ans les cadavres m'ont encombrée. Vulcain me consuma après le courroux de Neptune. Hélas! j'étais si belle et je ne suis plus que cendre ! Vous qui  passez près d'elle, gémissez sur sa destinée, et pleurez Béryte qui n'est plus. » (Anthol., liv. I.)

Or, si j'octroie à cet Ibérien Barboucallos la terminaison hellénique, c'est d'abord parce qu'il a écrit en grec, et ensuite parce que je n'ai pas tout dit sur un point de controverse qui m'a déjà occupé trop longtemps peut-être au début de mon oeuvre : je veux parler de la cause des noms grecs que j'ai essayé de défendre contre les désinences latines. Certes je n'irai point, par induction, dans mon humble prose française, masquer Jupiter en Zeus, Junon en Hêré, ou même Bacchus, mon héros, en Bacchos, bien que l'auteur soumis à ma traduction leur ait donné ces dénominations helléniques; je laisse cette hardiesse, déjà tentée assez heureusement sur quelques points par André Chénier, aux jeunes poètes qui de nos,jours s'élancent à sa suite pour reproduire la simplicité des vers héroïques et primitifs. S'ils savent faire pardonner ces licences et quelques autres à leurs études antiques, je conviens sans peine que la coutume est contre eux. Rien de si difficile en ce genre que de s'arrêter à de justes limites. Il ne faut pas dire, il est vrai, Phébos et Héraclès au lieu de Phébus et d'Hercule; peut-être même est-il trop hardi (bien que l'exemple en ait été donné récemment) de nommer Sperchios le Sperchius que les beaux vers de Virgile ont immortalisé sous sa transformation romaine; mais, on le voit de reste, il ne s'agit pas chez moi d'arracher de la tête des dieux et déesses leur diadème du Latium, pour y substituer une coiffure grecque. Ici il a été question, en premier lieu, de rendre à un citoyen de Panopolis son nom de famille. Je ne pouvais, en suivant la mode française pour les noms latins, dire Nonne pour Nonnus, comme Pétrone pour Pétronius, sans donner lieu à de puériles équivoques que de trop subtils commentateurs ont déjà soulevées; car, de cette façon, le terme de nonne, qui dès lors en Égypte s'appliquait aux solitaires et aux ascètes du sexe féminin, selon saint Jérôme, serait devenu, chez nous, dans son application masculine, le plus étrange sobriquet du chantre de Bacchus ; en faire, avec d'autres glossateurs, le neuvième enfant d'une nombreuse famille Nonus, me semblait absurde; et si j'ai refusé de répéter cent fois, pour le besoin de ma prose, Nonne de Panople, j'ai pu encore moins me résoudre à introduire dans la dénomination de mon poète une voyelle étrangère à la langue grecque, lorsqu'elle rend en français un mon profane et sourd qu'aucun dialecte hellénique n'a jamais balbutié. Or, quand Lubinus Eishartus, je le cite encore, s jadis étendu le travestissement de l'ouvrage jusqu'à la personne de l'auteur, ne devra-t-on point absoudre l'interprète moderne pour avoir rendu à Nonnos le nom qui a constamment résonné à sa oreilles, qu'il a porté uniquement et sans atteinte durant son siècle et dix siècles encore après; enfin, pour l'avoir réintégré dans l'appellation légitime qu'il tient de son père comme de ses contemporains?

« Le nom de Nonnos doit rester, vient de m'écrire M. Boissonade. Votre préférence est appuyée sur d'excellentes raisons, et quelques faibles chicanes ne vous doivent pas arrêter. »