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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XLIII

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES

CHANT QUARANTE-TROISIÈME


Recherchez encore le quarante-troisième chant, car c'est là que je célèbre la bataille des flots contre les vignes,



Aussitôt le belliqueux Mars, avant-coureur des Amours, fait retentir l'écho du cri d'un combat nuptial, et Bellone fonde à la fois une bataille et un mariage. Le vaillant Hyménée anime la querelle de Bacchus et de Neptune; il y marche brandissant la lance de Vénus d'Amyclée (01), et il fait mugir sur sa flûte phrygienne une martiale harmonie. La vierge est le prix que vont se disputer le dieu des satyres et le roi de la mer ; Béroé se tait, mais elle redoute la couche inconstante de son maritime amant ; elle préfère Bacchus, et voudrait refuser cet asile des amours sous-marins qui l'effraye; elle ressemble à Déjanire, qui dans la bruyante lice ouverte pour elle favorisait Hercule, et craignait l'hymen du fleuve mobile à la corne de taureau (02).

Un ciel sans nuage résonne du chant des combats, et en prolonge spontanément les sons sous ses voûtes arrondies. Neptune fait vibrer la pique marine, son trident assyrien, et jette au loin un horrible mugissement de son gosier furibond; Bacchus s'avance contre la mer, paré de son thyrse vineux, et assis sur le char montagnard de Rhéa sa mère. Une vigne née d'elle-même enveloppe les contours du char de Mygdonie, couvre le dieu tout entier, et l'entoure de ses raisins, mêlés au lierre fidèle. Le lion attaché au joug secoue sa crinière, fait entendre l'effrayant ronflement de sa gueule béante, et bat la surface de la terre de ses griffes aiguës ; l'éléphant s'avance lentement, s'approche d'une fontaine, enfonce droit dans le sol ses pieds raidis et inflexibles ; puis il aspire de ses lèvres brûlantes toute l'eau des torrents, tarit les flots, et force la nymphe de la source à s'enfuir nue et altérée loin de son lit poudreux.

Cependant le dieu des eaux se prépare au combat. Les Néréides se troublent. Les divinités de la mer se rangent en bataille à sa surface. Le palais de Neptune, le domaine des ondes, est envahi par les pampres aux longues tiges ; et tandis que les antres profonds du Liban s'ébranlent avec ses cimes, ses vignes glissent sous l'effort du trident (03). Un troupeau à la peau noire paissait pour Neptune le long du rivage; les Thyades se précipitent sur lui en courant. L'une s'attache au buffle aux longues prunelles et déchire sa croupe; une autre brise sur son front la double pointe de ses cornes inébranlables ; celle:-ci lui fend le ventre d'un thyrse meurtrier; perce les flancs d'une génisse, qui tombe expirant et se renverse d'elle-même, le dos étendu sur le sol. Une Ménade saisit les pieds de derrière de la génisse qui se roule dans la poussière sous ses blessures tandis qu'une autre s'empare des pieds de devant ; elles la lancent tout droit et la font tourbillonner dans les airs, où pirouettent ses doubles jambes.

Bacchus divise son attaque contre les eaux en phalanges; il leur donne cinq commandants, la première est sous les ordres du Cilicien Oenée (04), qu'Éreuthalion (05) a vu naître, auprès du Taurus, de son union avec la champêtre Phyllis (06). Hélicaon à la noire chevelure (07) conduit la seconde. Ses joues de roses éclatent; et autour de sa tête voltigent les boucles arrondies de ses beaux cheveux. OEnopion (08) est le chef de la troisième phalange ; Staphyle (09), de la quatrième : tous les deux fils d'OEnomane (10), le hardi buveur. Enfin à la tête de la cinquième parait Hélanthios (11), le chef des Indiens, fils d'OEnone de Cissa (12) : sa mère avait tressé autour de l'enfant l'extrémité des tiges de l'arbuste divin, arrondi des pampres vineux en forme de langes, et choisi le creux d'un pressoir pour son berceau. Telle est la troupe armée de javelots de lierre qui accompagne le dieu de la vigne. Il en forme les rangs, et l'anime par ces paroles :

« Bassarides, combattez; et que la corne de la flûte de Bacchus réponde par les accents de sa belliqueuse harmonie aux mugissements de la trompe marine. Que le roulement des tambourins, que leur double airain résonnent du bruit de la guerre ; et que Maron, dans sa danse martiale, s'élance contre Glaucos avec son thyrse exterminateur. Enchaînez les cheveux de Protée sous un lierre qu'il ne connaît pas. Qu'il abandonne les eaux égyptiennes de son phare maritime ; qu'au lieu des peaux de phoques, il prenne la nébride mouchetée, et courbe devant moi sa tête audacieuse ; Mélicerte résistera, s'il le peut, à l'ivresse de Silène; apprenez au vieux Phorcys à quitter le séjour des algues pour brandir le thyrse et habiter le Tmole (13); que le bouillant satyre, à l'aide de sa férule, chasse de la mer Nérée : faites-en un vieux vigneron, et que sa main champêtre cultive le continent. Ceignez les cheveux de Palémon d'un bandeau de raisin pris dans les jardins que nous venons de planter, et conduisez-le vers Rhéa pour la servir; ce guide maritime passera des profondeurs des flots de l'isthme au char de ma mère, dont il pressera les lions de son fouet maritime. Non, je ne laisserai pas mon cousin languir dans les ondes, et je réunirai toute une phalange de captifs des mers pour leur donner la nébride. Portez les cymbales aux Néréides, qui n'en savent pas l'usage; mêlez les hydriades aux bacchantes ; épargnez seulement, toute marine qu'elle est, le palais hospitalier de Thétis. Prêtez vos cothurnes aux pieds sans chaussure de Leucothée ; que Doris (14) se montre sur le rivage à côté de la bacchante en délire ; qu'elle élève dans les airs la torche sacrée; que Panope (15), en secouant la mousse des abîmes, couronne ses cheveux de la guirlande de vipères. Qu'Idothée (16) soit contrainte d'accepter les roptres bruyants, Et pourquoi Galatée, aussi éprise que Bacchus lui-même, en devenant esclave, ne tisserait-elle pas de ses mains laborieuses un manteau, présent de mariage, pour sa maîtresse Amymone?

« Mais laissons là les Néréides : je ne veux pas, avec ces belles captives, voyageuses des mers, alarmer la jalousie de Béroé. Que mon Pan montagnard, fier de la corne acérée de son front rameux, saisisse Neptune d'une main désarmée, le frappe de cette corne aiguë, l'atteigne au milieu de la poitrine de ses pointes élégantes, ou d'un quartier de roche ; qu'il brise sous ses ongles crochus l'épine du dos où Triton marie ses deux natures. Que Glaucos, compagnon de Neptune quand il voyage sur les flots, porte désormais pour Bacchus, suspendus à son cou par une courroie, les tambourins de Rhéa qu'il frappera de ses mains. Je ne combats pas seulement pour Béroé, mais encore pour la patrie de notre nymphe. Il ne faut pas que le maître des eaux, quand elle est debout et inébranlable, l'anéantisse, toute marine qu'elle est, de son trident, dans un courroux de me voir lutter pour elle ; car, si de deux cotés elle a la mer pour voisine, elle porte aussi par millions sur ses rives les ceps de Bacchus, c’est un présage de notre victoire. Qu'un nouveau Cécrops soit l'arbitre de Bacchus, comme il le fut de Pallas, et qu'on célèbre la vigne, honneur des cités aussi bien que l'olive ! Triomphant de cette lutte des flots et en possession de ma nymphe du Liban, j'accorderai néanmoins une récompense à l'amour de Neptune; il pourra chanter à son gré mon hyménée, pourvu qu'il ne jette pas un regard de travers sur ma Béroé. Mais je ne la laisserai plus sur la plage, je formerai une enceinte sacrée; ma férule détachera les blocs raboteux des collines. Je comblerai l’abîme qui environne Béryte ; je repousserai les ondes de la mer devant les rochers du continent; cette pierreuse avenue aura la forme aiguë de mon thyrse (17). O Mimallones, combattez de nouveau, ayez confiance en vos victoires accoutumées : ma nébride est noire du sang tout chaud des géants que je viens d'immoler. L'Orient me redoute, Mars l'Indien a humilié sa tête sur le champ de bataille, et le vieil Hydaspe, roulant des larmes suppliantes, toutes les larmes de ses flots, a tremblé. »

Il dit, Neptune répond par des railleries à ses menaces:

« O Bacchus, j'ai quelque honte à me présenter au combat, quand tu viens braver le trident après avoir fui devant la hache de Lycurgue, Fils de la foudre, je n'ai pu t'admirer en cela, mais tu es né d'un feu qui consuma ta mère; et tes actions sont dignes de ton origine. Venez, Thétis, et voyez quel prix reçoit la mer de votre hospitalité envers ce Bacchus que vous avez sauvé. Je n'ai pas besoin des satyres, je ne veux pas chez moi les Ménades. Les Néréides valent mieux. Que ces Mimallones altérées plongent dans mes abîmes, et qu'à la place du vin qui les enivre, elles boivent mes ondes amères! Chassée devant les armes humides de Protée, la Bassaride tombera d'elle-même dans les flots, et dansera la ronde de la mort en l'honneur de Bacchus (18). Que les phalanges des Éthiopiens et les bataillons des Indes demeurent le butin des Néréides ! Et tous ces enfants de Cassiopée, la nymphe médisante, amenez-les, par une tardive expiation, à Doris. Que l'Océan baigne de ses flots irrésistibles l'astre brillant de la Canicule, avant-coureur des danses et des insomnies de Bacchus, et qu'il chasse de l'Olympe la Canicule favorable aux raisins ! Pour toi, Lydien Bacchus laisse là ce mauvais thyrse, cherche une autre arme ; mets de côté ces peaux tachetées de cerf, chétif vêtement qui te cache si mal : si l'étincelle conjugale du céleste Jupiter t'a fait naître, fils du feu, combats donc avec le feu ; c'est avec la foudre paternelle qu'il faut lutter cotre le maître du trident : prends l'éclair, secoue l'égide de ton père. Ce n'est pas ici le chef Dériade qui t'attend, ou la querelle de Lycurgue, faible escarmouche des Arabes. C'est la mer immense tout entière. Le ciel a appris à connaître l'attaque et l'énergie de nos abîmes, et il en tremble encore.

« Phaéton a éprouvé dans sa route céleste la vigueur de mon trident, lorsqu'une rude querelle s'alluma dans le champ des étoiles au sujet de Corinthe (19): la mer monta jusque dans les airs. Le chariot altéré fut baigné de l'Océan ; le chien de Méra, plongé dans les eaux voisines, vit alors se refroidir l'ardeur de sa gorge; les solitudes des demeures profondes amoncelèrent leurs vagues, et, dans ce conflit des ondes, le dauphin des mers rencontra les dauphins célestes (20). A moi, chers tritons : enchaînez ces bacchantes; faites-en des voyageuses de la mer. Que les tambourins du montagnard silène s'enfoncent submergés sous les vagues ! que la flûte bachique du satyre, qui nagera dans nos courants grossis, s'égare dans sa navigation tournoyante. Enfin que, sous nos grottes et nos eaux limpides, les bassarides préparent ma couche, au, lieu du lit de Bacchus.

Il dit, et secoue de son trident le fond des gouffres : sous ses vagues bruyantes; sous ses courants gonflés, les jets de ses ondes retentissent en fouettant les airs. Les bataillons des eaux. s'arment de boucliers liquides; auprès de la crèche des abîmes du fils de Saturne, Mélicerte vibre la lance, attelle son char isthmique, et place sur le siége aux roues maritimes l'arme du roi des mers; puis il effleure la surface des eaux de la triple pointe, et s'élance dans l'humide carrière : il part; le pied des coursiers divins rase sans y pénétrer la superficie des ondes. Triton à la large barbe répond aux cris animés de la bataille; il a sa double forme imparfaite, comme sa verdâtre et étrange nature; do la tète aux flancs il est homme, et, attachée à ses hanches, sa queue à deux nageoires de poisson se recourbe sous les eaux. Glaucos, auprès de la crèche des mers, attelle un char aussi, et, d'un fouet humide frappant l'encolure de ses insubmersibles coursiers, il les précipite aussi prompts que le plus impétueux orage, et poursuit les satyres; Pan le cornu, dans le tumulte des flots, léger voyageur d'une plaine qui n'a pas de sentiers, bat la mer de ses pieds de chèvre, et n'y enfonce pas ; il bondit incessamment, frappe l'Océan de sa houlette, puis, de sa musette, il joue l'air du combat ; et comme il entend sur les flots une ombre de voix fugitive que les vents emportent, il court de ses pieds montagnards sur les vagues pour y chercher un dernier son, et même sur la mer il poursuit l'écho aérien que sa flûte a fait naître.

Protée a quitté les gouffres de la presqu'île de Pallène (21); il porte, pour cuirasse maritime, une peau de phoque. Bacchus détache contre lui un cercle de noirs Indiens; et des bataillons de guerriers crépus serrent dans leurs bras le pasteur des phoques aux mille formes. Le vieillard saisi multiplie ses métamorphoses. Tantôt tissant sur ses membres une enveloppe imitative, il couvre sa forme de taches, et devient une panthère mouchetée; tantôt c'est un arbre qui dresse de lui-même sa tige sur le sol, et dont le feuillage touffu, agité par les souffles de Borée, rend un murmure mensonger. Puis il se revêt d'écailles brillantes et nuancées; il est dragon, il rampe, développe ses replis sous les anneaux comprimés de ses flancs, bondit, sautille sur le bout de sa queue en cercle qu'il allonge, raidit sa tête, et de sa gueule béante vomit, en sifflant, le venin de ses mâchoires. Ensuite il redouble ses transformations successives: c'est un lion qui se hérisse, un sanglier qui s’irrite, une eau qui coule ; et la troupe des Indiens, qu’il a enchaînée sous son humide courant, saisit une onde qui échappe à leurs mains trompées. Le rusé vieillard, dans sa merveilleuse versatilité, épuise toutes les formes qu'emprunta Périclymène (22) immolé par Hercule au moment où, de ses deux doigts, Alcide a étouffé l'image trompeuse d'une abeille factice. Les troupeaux monstrueux de la mer accompagnent en foule le vieux Protée dans sa marche sur la rive ; et l'onde retentit et bouillonne dans les gorges entr'ouvertes des phoques amis des sables.

Le vieux Nérée dirige contre les bacchantes la phalange de ses filles, qu'il range sous sa lance onduleuse, et il oppose le trident des mers aux éléphants. Effrayant spectacle ! Les rives de la plage voisine se courbent sous la pointe de l'arme maritime de Nérée ; les tribus des Néréides jettent toutes ensemble autour de leur père le hurlement du combat. La troupe marine qui, sans montrer ses pieds, parait à demi, fait rage à la surface des flots. Une Néréide dirige au rebours de ses sœurs sa course insensée : montée sur un dauphin, elle y galope sur le dos du poisson dans la plaine liquide, la tête allongée sur les flots, et elle ressemble à ce dauphin, voyageur étourdi des mers qui, au milieu des dauphins ses compagnons, trouble leurs rangs et contrarie leur marche. Ino, qui s’élance sans armes contre les satyres, court, retrouve son antique fureur, et vomit encore une blanche écume de son menton frénétique. La redoutable Panope, pour franchir le calme, fouette le dos verdâtre de la lionne marine; la maritime Galatée, qui a pris la massue de Polyphème, son malheureux amant, fait face à la bacchante en délire, et un thon porte, immobile sur son dos poissonneux, Hippothée (23) qu’il élève au dessus des ondes.

Tel qu'un écuyer exercé à la course du cirque fait tourner son cheval gauche autour de la borne en le retenant, et lance le cheval qui est à droite en lui lâchant les rênes, l'anime de l'aiguillon, lui parle d'une voix menaçante, se penche, l'affermit des genoux contre le char, se courbe sur ses flancs; puis précipite l'attelage impatient, le caresse habilement du fouet, tend son regard en arrière, et ne perd jamais de vue le char du compétiteur qui le suit : telles les Néréides excitent vers la borne humide du combat les poissons pareils à de rapides coursiers.

Déjà les fleuves ont roulé leurs courants (24) vers la bataille au secours de leur roi contre Bacchus. L’Océan mugit de toutes les ondes éternelles de son gosier béant; il est la trompette de Neptune, qui donne le signal de la mêlée. Les mers s'enflent, soulevées par le trident. Les flots de Myrto se rencontrent avec les flots icariens ; les eaux sardes avec les eaux de l'Hespérie : la mer Ibérienne grossit auprès de la mer Celtique. L'inébranlable Bosphore mêle les vagues tortueuses de ses deux mers familières. Des profondeurs de la mer Ionienne s'élèvent les flots qui vont s'unir, excités par les tempêtes, aux courants de la mer Égée. Aux bords de la mer furibonde de Sicile, l'Adriatique entasse ses vagues en montagne, et retentit auprès des nues ; le Nérée de la Libye prend sa conque (25), et fait mugir la trompe maritime dans les animes de Syrtis. Un fleuve s'élance sur la rive, appuie son pied gauche sur un écueil, place le pied droit sur les cimes de la montagne, et en détache le sommet contre une ménade qu'il ne peut atteindre. Un autre, balançant la cime d'une île aux larges bases, la fait tomber sur les hydriades. La roche s'égare sans toucher les Néréides, et va ébranler la cour mousseuse de Palémon. Mélicerte, avec tous les flots de sa mère, se précipite contre Bacchus, armé en trident des abîmes ; il conduit le char isthmique, et les lions indiens répondent en rugissant aux hennissements de ses coursiers.

Les phalanges des Bassarides se mêlent à la bataille : l'une, abandonnant au vent les boucles de sa chevelure, se prépare à opposer aux flots son délire, et l'agile fureur des élans de la danse ; l'autre, nourrie dans les antres des Cabires de Samothrace, gambade sur les roches escarpées du Liban, et entonne le chant sauvage des Corybantes. Celle-ci arrive du Tmole, sur le cou d'une lionne qui vient de mettre bas, et ceint sa tête intrépide d'un bandeau de serpents : Mimallone énergumène et échevelée, elle rugit, se montre affermie sur ses pieds au sommet d'un pic, et, de sa bouche imitative, reproduit l'écume de la mer (26). Les silènes, enivrés du vin de Cilicie, conduisent au combat les lions mygdoniens : ils bondissent bruyamment dans le tumulte des flots, et tiennent élevé dans leurs mains le pampre, leur pique belliqueuse; puis ils étendent leurs bras sur le cou des lions marins, les tirent par leurs poils, et dirigent hardiment ces invincibles monstres à l'aide du frein de leur crinière. Silène s'empare de la roche qui fait la voûte d'une caverne, et s'avance sur Palémon ; puis de sa lance de lierre, il poursuit sur les eaux Ino épouvantée.

Le combat s'anime : la bacchante, toute femme qu'elle est, ne craint pas d'affronter le trident, sans autre javelot que le thyrse. Nérée sort des flots pour protéger la mer, et oppose ses bras écumants à Pan, l'ami des rochers ; une nymphe des montagnes chasse le dieu de Pallène devant son lierre sanglant, mais elle ne l'a point abattu; Maron détourne, par les traits de son thyrse, Glaucos qui s'avance contre Bacchus. Les satyres, qui ont la forme du taureau, confiants dans leurs cornes, se battent en plongeant sous les eaux, et leur queue dressée, en surnageant, se modifie et s'amollit. Les phalanges des silènes se précipitent ; l'un d'eux, assis sur le dos d'un taureau qu'embrassent ses deux jambes, fait entendre les doubles sons des flûtes entrelacées. L'éléphant, dont la marche trembler la terre, et qui porte son corps immense près des nues, balance son pas solide sur ses inflexibles genoux, et attaque avec sa lèvre allongée le phoque étendu sur la rive. La bacchante de Mygdonie abandonne ses cheveux aux souffles des tempêtes, frappe le double airain de ses cymbales, et flagelle la tête d'une ourse furieuse pour la précipiter sur l'ourse des mers ; la panthère sauvage des montagnes est excitée par l'aiguillon du thyrse ; et, dans les accès de sa rage, elle bondit à l'aide de ses jarrets ennemis des ondes, comme si elle s'élançait sur tête de Neptune ; mais ses pieds ne creusent que les flots. La Bassaride, qui sait traverser les courants, s’indigne de ces mers silencieuses, et fouette les eaux sourdes de son thyrse : sur les boucles de sa chevelure ô merveille ! brille une flamme spontanée qui ne brûle pas son front; et c'est alors que la malheureuse Psamathe (27), à l'aspect de la rude guerre que fait à la mer l'armée de Bacchus, gémit sur la plage qui touche à l'Océan, et crie d'une voix effrayée et plaintive :

« Grand Jupiter, si tu le souviens de Thétis, des bras puissants de Briarée ; si tu n'as pas oublié Aegéon qui fit respecter tes lois, éloigne le furieux Bacchus. Fais que je ne voie pas à la fois la mort de Phocos (28) et la captivité de Nérée. Prends pitié de la plaintive Leucothée, dont l'époux égorgea ce fils, haché par la lame homicide du couteau d’un père inhumain (29). Que Thétis, après tant de larmes, ne soit pas soumise à Bacchus ! que jamais je ne l'aperçoive, esclave du dieu du vin, contrainte d'habiter après l'Océan la Lydie, et de confondre dans une seule douleur son fils, son petit-fils et son époux : Achille, Pelée et Pyrrhus. » Elle dit ; Jupiter l'entend du haut des airs, accorde à Neptune l'hymen de Béroé, et apaise le tumulte de cette lutte conjugale. Les foudres lancées des cieux interrompent le combat nuptial inachevé, et enveloppent Bacchus en le menaçant. Le dieu de la vigne, que le poison du désir égare, brûlait encore pour la vierge; mais son père, le souverain des airs, l'arrête par les roulements de son tonnerre, et le bruit de la trompette du ciel, sa patrie, enchaîne son ardeur pour le combat. Attristé, il se retire à pas lents, jette en arrière un long regard sur Béroé, et ne veut pas entendre de ses jalouses oreilles retentir sur les flots les chants du l'hymen d'Amymone. Cependant la flûte des mers publie déjà cette union accomplie à demi. Nérée, allumant sur les flots la flamme d'un éternel hyménée, prépare la couche d'Amymone. Phorcys chante ; Glaucos marche à côté de lui et bondit. Mélicerte a tout le délire de la joie. Galatée se balance incessamment sur ses pieds mobiles, et danse la ronde du mariage ; puis elle entonne l'hymne nuptial, car elle a appris de la flûte pastorale de Polyphème l'art des chants mélodieux.

Neptune, uni à Béroé dans un maritime hyménée, se prend d'amour pour la patrie de son épouse, et accorde à ses habitants, en faveur de son alliance, la gloire de triompher dans les combats des mers. Et cet hymen fut heureux, puisque, dans son palais des abimes, le Nérée de l'Arabie apporta à l'épousée en digne gage de sa tendresse tous les chefs-d'œuvre perfectionnés par la main de Vulcain; tout cet or, ces coupes et ces anneaux que, par l'ordre de Vénus, créa pour les Néréides l'inimitable orfèvre de Lemnos. Lui-même il inventa pour elle une enclume brûlante au sein des mers, des tenailles sous-marines, et le creuset qu'il entoura de soufflets animés par des vents factices : alors un feu intérieur pétilla incessamment dans cette forge toujours allumée au milieu des flots (30). Tels furent les présents variés que Béroé reçut de Nérée. L'Euphrate persique lui donna les produits ingénieux de ses métiers. Le Rhin lui apporta l'or. Le Pactole vint lui offrir des présents tout pareils de ses mines opulentes, mais il les offrit en les cachant, car il redoutait Bacchus son roi, maître des Lydiens, et sa voisine Rhéa, protectrice de la Mygdonie sa patrie. L'Éridan fournit l'ambre brillant que distillent les héliades de leurs riches rameaux ; et Neptune prodigua lui-même tous ces métaux de la montagne argentée que le Strymon et le Geudis en détachent pour parer Amymone.

Mais à peine le dieu des eaux a-t-il célébré dans ses retraites sous-marines son joyeux hymen, qu'Éros adresse ces paroles à Bacchus pour consoler sa tristesse et sa jalousie :

« Bacchus, pourquoi remporter contre le ceste qui forme les mariages? L'union de Béroé n'était pas faite pour Bacchus et convenait à la mer, puisque j'ai lié ainsi à un époux marin la fille de la maritime Vénus. Je garde pour toi Ariadne, plus charmante encore, ton alliée, la fille de Hinos. Laisse à l’Océan cette chétive Amymone, puisqu'elle appartient à la race océanique. Quitte la cime du Liban et les ondes de l'Adonis. Tu vas arriver dans la Phrygie aux belles vierges; là t'attend le lit d'Aura la Titanide, que l'Océan ne saurait atteindre. La Thrace prépare pour toi la palme des combats et la couche nuptiale d'une de ses nymphes; c'est là que t'appelle elle-même la belliqueuse Pallène ; c'est en son honneur que je te couronnerai de mes guirlandes conjugales, et que je te verrai vainqueur dans la douce lutte des amoureux combats. »

Ainsi parle au passionné Bacchus son frère, l’impétueux Eros. Puis, oiseau trompeur, il fait siffler dans les airs le bruit de ses ailes brûlantes, et s'élève rapidement dans les cieux pour retourner dans le palais de Jupiter.

Bacchus, mollement vêtu, quitte la terre amyrienne pour aborder chez les Lydiens, vers la plaine du Pactole ; près de ces ondes brunies où reluit le doré d'un sable opulent, il s'avance en Méonie, et se rend auprès de sa mère Rhéa pour lui offrir les dons de la mer Indienne. Il abandonne ensuite les rives du fleuve aux profonds trésors, les plaines de Phrygie et ces générations d'hommes voluptueux; enfin il plante sa vigne vers la région de l'Ourse, et, après les villes (31) de l'Asie, il monte vers l'Europe et ses cités (32).


NOTES DU QUARANTE-TROISIÈME CHANT.


(01) La Vénus d'Amyclée. — Amyclée, faubourg ou ville voisine de Sparte, est là pour Sparte elle-même; quant à cette Vénus armée dont il est souvent question, je charge mon compatriote Ausone, à qui elle a inspiré deux épigrammes, de nous expliquer sa beauté. Tout son talent ne suffirait pas à nous raconter convenablement, même en latin, son étrange origine.

Armatam vidit Venerem Lacedaemone Pallas,
Nunc certemus, ait, judice vel Paride.
Cui Venus : Armatam tu me, temeraria, temnis
Qum, quo te vici tempore, nuda fui.

(02) Le fleuve de Déjanire. — Le fleuve que Déjanire suit en regrettant Hercule, c'est Achéloüs sous sa forme de taureau; et c'est une allusion à ces vers de Sophocle.

« Le fleuve Achéloüs se présente sous ses trois formes et me demande à mon père. Tantôt il se a montre tel qu'un taureau, tantôt sous les anneaux tachetés d'un dragon ; puis c'est un homme à la tête de boeuf. Et toujours de sa  barbe touffue s'échappaient les larges flots des fontaines. Infortunée, en acceptant un tel prétendant, je demandais aux dieux de ne partager jamais son lit. » (Sophocle, Trach., v. 12.)

(03) Les vignes du Liban. — Les vignes du Liban qui vont combattre, jusque dans les flots de la mer, le trident de Neptune, me rappellent les vers du poète Apollinaire dans sa paraphrase du psaume 79 :

« C'est toi, Seigneur, qui nous apportas d'Egypte la vigne fleurie : c'est toi qui en as multiplié les rejets chez les nobles nations de la terre; tu as aplani le sol devant ses pas, planté ses racines ; et elles ont rempli l'univers. D'innombrables collines se sont cachées alors sous l'ombre des pampres : l'arbuste du Tout Puissant s'est élevé jusqu'aux sommets où domine le cèdre ; les rameaux terrestres ont gagné la mer infertile, et les tiges croissantes ont envahi la  rive neéme des fleuves. »

Καὶ ποταμῶν ὅρπακες ὑπερτέλλοντες ἔβαινον. (Apollin., Psaum. LXXII, v. 23)

La vie d'Apollinaire présente certaines circonstances qui ne sont pas sans analogie avec la grande querelle des auteurs sacrés et profanes, surgie de nos jours pour égarer les études et pour troubler les esprits plus que pour les édifier. Ail moment où une loi de Julien l'Apostat prohibait chez les chrétiens l'enseignement grec, Apollinaire voulut faire profiter son siècle de son érudition
et de ses talents naturels, Εἰς παιρὸν τῇ πολυμαθίᾳ καὶ τῇ φύσει χρησάμενος. (Sozomène, Hist. ecclés.) Il écrivit alors en vers héroïques, à l'instar d'Homère, l'histoire des Hébreux jusqu'au règne de Saül ; puis des comédies sur le plan de celles de Ménandre; enfin il imita les tragédies d'Euripide et les odes de Pindare : comme s'il prenait à tâche d'éluder le décret impérial, et de perpétuer chez ses frères de religion ces belles formes de l'art hellénique, quand la haine d'un monarque impie cherchait à éteindre chez eux le flambeau civilisateur.

« Je crois,  dit saint Grégoire de Nazianze, que tous les hommes s'accordent à donner le premier rang parmi les biens de la vie à l'instruction; non pas seulement à cette science, la plus noble, la nôtre, laquelle, dédaignant les ornements et les charmes de la parole, s'occupe uniquement de la beauté des pensées qui mènent au salut; mais encore à la science extérieure que beaucoup de chrétiens, la connaissant mal, méprisent, comme si elle était pleine d'embûches et de périls (ἐπίβουλον καὶ σφαλερήν), et comme si elle éloignait de Dieu. » (Panégyrique de saint Basile.)

Quel argument pour les défenseurs des classiques contre leurs adversaires !

(04) Oenée. — Voici ce que signifient les noms des cinq capitaines des phalanges bachiques et de leur généalogie.

1° Oenée, -- le l'ineux, fils de

(05) Éreuthalion, — le Cep rouge, et de

(06) Phyllis, — la Tige feuillue.

(07) 2° Hélicaon, — l'Entortillé.

(08) 3° OEnopion, —le Buveur.

(09) 4° Staphyle, — le Raisin, tous les deux fils de

(10) Oenomane, — l'Ivrogne.

(11) 5° Mëlanthina, — la Fleur noire, que Bacchus a placée en cette qualité à la tête des nègres indiens qu'il ramène, est fils de

(12) Oenone, — la Pineuse, ta nymphe de Cissa, pays du lierre, ou bien, si l'on veut, fontaine entre Thèbes et Haliarte, où l'on prétend que naquit Bacchus. (Plutarque, Vie de Lysandre.)

(13) Le Tmole. — Le Tmole où Bacchus veut transporter Phorcys, l'une des divinités de la mer, pour y cultiver la vigne, présente dans ses fertiles collines les sites les plus favorables à cette culture. J'y ai rencontré. à longs intervalles, quelques plantations de muscat blanc; et le vin que j'y ai bu, bien inférieur au nectar de Santorin et de Samos blanc aussi, malgré sa douceur un peu fade, désaltérait agréablement le voyageur. Or, comme j'étai: seul avec mon guide et mon janissaire, et que je n'avais personne à qui parler de la gracieuse montagne, j'interrogeais Euripide.

Bacchus. « Avez-vous jamais entendu parler du Tmole fleuri ? — Penthée. Oui ; je sais qu'il entoure de son cercle la ville de Sardes. » (Bacch.. v. 463.)

Le Tmole, Sardes, Magnésie, grands noms retentissants dans ma mémoire, qui me faisaient oublier les privations du voyage; d'autres Français s'en étaient plaints :

Quatorze jours au lieu de Magnésie,
Nous chevauchons par la mineure Asie,
Tant qu'arrivons à la grande cité.
Mats si voulez que vous soit récité
Du tralctement, de la façon de vivre
Qu'il nous faillolt durant la voye suivre,
Vous jugerez que de France opulente
Nui ne congnoist la richesse excellente,
Les grands trésors, les délectations,
Qui n'a point veu estranges nations.
Durant vingt jours, tout ainsi qu'à la guerre,
Toujours vertu je couchois sur la terre.
Etc., etc.

(Le seigneur de Borderie, Discours du voyage de Constantinople, envoyé dudit lieu à une damoiselle françoise, en 1542. -- Lyon.)

Après les insultes de Bacchus à Neptune et à son armée, viennent les injures de Neptune à Bacchus et à son cortége guerrier ; cela est dans l'ordre. Le dieu des mers fait une dernière allusion à l'asile que Thétis offrit à la timidité de Bacchus, Θέτις δ' ὑπεδέξατο κόλπῳ δειδιότα. (Iliade, VI, 136.)

« Quelques personnes, dit Héraclide de Pont, concluent de ce vers qu'Homère n'a pas considéré Bacchus comme un dieu, mais ici c'est une allégorie en faveur des ouvriers qui soignent le vin : οἴνου συγκομιδῆς ξεωργοῖς ἀλληγορία. Car bien des des vignerons, pour conserver à la récolte sa pureté s et sa durée, la mêlent à l'eau de la mer. On voit  par là qu'Homère ne consacre pas seulement ses allégories à la philosophie, mais encore qu'il en a fait profiter l'agriculture. »

Je suis assurément bien disposé à renforcer l'admiration d'Héraclide pour Homère de toute la mienne, mais je ne sais trop que penser de la recette de ce philosophe commentateur. (Sic credidit alta vetustas.)

(14) Doris. -- Doris, fille de l'Océan et de Thétis, épousa Nérée et fut la mère des cinquante Néréides d'Hésiode. On la prend tantôt pour la mer elle-même,

Doris amara suam non intermisceat undam... (Virg., écl. X.)

tantôt pour une de ses filles,

Δωρὶς καὶ Πανόπη, καὶ εὐειδὴς Γαλάτεια,
Ἱπποθόη τ' ἐρόεσσα.
(Hésiode, Théog., v. 251.)

Et je dirai tout de suite que ces trois inséparables hémistiches d'Hésiode m'ont aidé à rétablir un passage sur lequel les éditeurs et les critiques ont bataillé sans en diminuer la confusion. Ἄβροχον Ἰνὼ, dit Graëfe (vers 569). quand noua avons Ino déjà huit vers plus haut. C'est Hippothoé qu'il faut lire, non pas seulement parce qu'elle se présente dans la Théogonie immédiatement après Doris, Panope et Galatée, ses soeurs, mais encore parce que son nom envahie avec lui l'image de la course du cheval (ἵππος, θέειν), et amène naturellement la comparaison des vers qui suivent.

(15) Panope.— La Néréide qui voit tout ou qui porte partout son secours. Telle est la double étymologie de son nom.

 Excipit illaesos Panope.

(Ovide, Fastes, liv. VI, v. 499.)

(16) Idothée. — Idothée, l'Égyptienne, fille de Protée, nous est révélée déjà par le premier chant des Dionysiaques.

(17) La jetée en forme de thyrse. -- Par cette digue en forme de thyrse, Nonoos désigne les jetées effilées et minces, semblables à la ligne droite d'un bèton sur l'eau, qui forment les ports des grandes et même des petites villes du littoral de la Méditerranée, sur les côtes ouvertes. J'ai admiré ces oeuvres de la main des hommes destinées à arrêter les efforts des flots, dans le môle de Naples, dans le; remparts de Ptolémaïde où le limon fertile descendu du Carmel se mêle au sable d'une plage uniforme. Séide a son écueil qui en fait une rade bien imparfaite. Mais Tyr, comme l'a dit notre poète, est protégée par la nature, car les ondulations de la grande chaîne du Liban viennent mourir à ses pieds, et les roches de ses dernières collines repoussent les vagues qui la baignent profondément.

(18) La danse de la mort. — Nonnos a recueilli cette lugubre image dans les infortunes de l'âne de Lucien. Les voleurs lancent dans un précipice un camarade, qui, en tombant, danse la mort; ex-pression d'une .rare énergie. Je pourrais très bien y retrouver aussi l'idée première de la vache que deux bacchantes font pirouetter dans les airs (vers 61).

(19) Dispute de Neptune et du Soleil pour Corinthe. — La guerre de Neptune contre le Soleil ou la querelle de la possession et protection de Corinthe, est rappelée ici fort à propos par le dieu des mers pour encourager ses bataillons marins à soutenir une cause toute semblable. Voici la légende de Pausanias que j'ai déjà signalée dans la note (18) du XXllle chant :

« Les Corinthiens n'ont pas été les premiers à imaginer ces débats pour honorer leur pays; et il me semble qu'avant eux, les Athéniens en firent autant pour l'Attique. Les Corinthiens disent donc que Neptune et le Soleil vinrent en différend pour leur territoire ; Briarée fut le juge de la querelle ; l'isthme et tout ce qu'il contient furent adjugés à Neptune, et la pointe au-dessus de la ville fut attribuée au Soleil. » (Pausanias, liv. II, ch. I.)

(20) Les dauphins. — Les combats des dauphins des mers contre le dauphin des cieux me rappellent cette épigramme du poète Archias :

« O dauphin, tu n'effrayeras plus les troupeaux des mers en faisant bouillonner les flots de l'abîme. Tu ne danseras plus aux sons des chalumeaux, en bondissant autour des nacelles; tu ne porteras plus, comme autrefois, sur ton dos les Néréides, dans les domaines de Thétis; car voilà que, gonflé comme un promontoire du Malée, la vague qui remue les plages vient de te délaisser sur le sable. »

(Archias, Anthologie, Jac. Del., liv. X, ép. 55.)

Oppien nous dit que le dauphin, quand il se sent mourir, cherche le rivage, comme s'il espérait y trouver une main amie pour l'ensevelir. (Halieut, ch. II, v. 630.)

Enfin, pour rapprocher de l'épigramme oubliée du client de Cicéron, Archias, des vers tout aussi peu connus, et pour mettre en regard des dauphins enrôlés ici par Neptune, un de leurs antagonistes, voici l'image de Silène retracée par Némésien :

« Silène lui-même, dans son respect pour son jeune élève, le réchauffe sur son sein, ou, couché sur le dos, il le soulève dans ses bras. Tantôt de son doigt il l'excite à rire; tantôt il le berce pour l'endormir, ou agite les hochets qu'il fait trembler en ses mains. Bacchus sourit, tire les poils hérissés de la poitrine de Silène, pince ses oreilles dressées, frappe de la main sa tête bossue, son court menton, et aplatit son nez camus sous son pouce débile. »

(Idylle, III, 28.)

(21) Le dieu de Pallène. — La divinité de Pallène est Protée, que nous avons vu quitter l'isthme de Pallène (vers 225) ; et si Bacchus, qui était sans doute bien informé de ses faits et gestes, engage les Bassarides à l'aller chercher en Égypte près du Phare (vers 77), c'est en souvenir d'Homère et de Ménélas qui, dans l'Odyssée, le rencontre dans ces parages lointains. Pallène est une presqu'île de Thrace, que Strabon signale ainsi :  Ἡ Παλλήνη χερρόνησος, ἧς ἐν τῷ ἰσθμῷ κεῖται ἡ πρὶν μὲν Ποτίδαια, νῦν δὲ Κασσάνδρεια, Φλέγα τοπρὶν ἐκαλεῖτο. (Strabon, p. 330.)

Le lac Triton, qui s'y trouve, était sans doute cher à Protée, non seulement parce qu'il était né sur ses bords et y avait épousé Psamathe, mais encore parce que ces eaux possédaient la vertu transformatrice.

Esse viros fama est in Hyperborea Pallene
Qui soleant levibus velari corpora plumis,
Quum Tritoniacam novies subiere paludem.

(Ovide, Mét., L XV, v. 356.)

Le savant philologue allemand Moltzer, qui couvrit ses poésies latines du nom de Micyllus, prétend que cette légende vient de ce qu'il tombe tant de neige à Pallène que la ressemblance des ailes avec les flocons lui avait fait donner le nom de Ptérophoros. J'ai vécu longtemps bien au nord de Pallène. et je n'ai pas vu dans la Thrace même au bord de la mer Noire, ces frimas rigoureux que s'exagéraient les Hellènes, accoutumés à une merveilleuse température.

(22) Pérlclymène. - Périelymène, l'un des Argonautes, était frère de Nestor. Il avait reçu de Neptune, son aïeul, la faculté des métamorphoses. D'après ce passage de Nonnos, il fut tué par Hers cule sous la forme d'une abeille ; mais comme il s'était fait aigle, ainsi que l'atteste ce fragment d'Hésiode : Ἄλλο τε μὲν γὰρ ἐν ὀρνίθεσσι φάνεσκεν Αἰετός, ce fut, suivant Ovide, la dernière de ses transformations.

Tendit In hunc nimiam certos Tirynthius arcus,
Atque inter nubes sublimia membra ferentem,
Pendentemque ferit.

(Ovide, Métam., l. XII, v. 665.)

(23) Hippotliée.— La Néréide Hippothée figure. dans le catalogue d'Apollodore (liv. 1, p. 6), entre Protoniéduse et Lysianasse.

(24) L'Océan - fleuve. — Le mot ποταμοί, du vers 286, ne désigne pas seulement ici les fleuves, mais bien plutôt les grands courants des mers. Il se rapporte aux notions primitives de la géographie, et dérive du vers d'Homère où l'Océan lui-même est nommé Fleuve, expression répétée par Hésiode. Ὠκεανοῖο, τελήεντος ποταμοῖο. On peut lire à ce sujet la dissertation de Strabon, liv. 1, p. 5.

(25) La conque de Nérée. — C'est la trompe marine de Triton qui a inspiré à Camoëns ces beaux vers :

Na mâo a grande coucha retorcida
Que trazia, com forza jâ tocava;
A voz grande canota foi ouvida
Por todo o mar, que longe retumbava.

(Os Lus., ch. VI, st. 19.)

Et Syrtis, dont le Nérée lybien fait résonner les ondes, ce sont les bas-fonds et les rochers sous-marins qui, dans l'Énéide, retiennent ou brisent les vaisseaux d'Énée, et l'amènent à Didon. Irnportuosus atque atrox sinus, dit Pomponius Mela. qui faisait l'effroi . des anciens navigateurs, mais dont les marins modernes ont su réduire et braver le péril,

(26) La Mimallone pittoresque. -- Cette Mimallone pittoresque et les Bassarides que nous avons vues balancer dans les airs une génisse, semblable à Sancho berné par la malice de Maritorne, ne signifient pas que les bacchantes étaient des fil-les folles de leur corps, comme le dit M. Ponsard, dans la préface de son poème intitulé Homère. Nous avons vu déjà dans Euripide combien les ménades mêmes étaient jalouses de leur chasteté. Théocrite n'en parle qu'en les vénérant (ldyll. 26). et leur réputation de sagesse se maintint dans les temps héroïques, jusques aux bacchanales romaines.

Quum vinum animos et nox, et mixti feminis mares, aetatis tenerae majoribus, discrimen omne pudoris exstitixissent.

( Tite-Live, liv. XXXIX, c. 8.)

C'est donc quinze siècles seulement après leur institution que les bacchantes italiennes dégénérées méritèrent les traits énergiques de la plume de Juvénal.

(27) Psarnathe — Psamathe, la Néréide des sables, doit habiter principalement les plages qui bordent le Liban; là, du mont Carmel jusqu'à Beyrouth, règne sur un espace de près de quarante lieues, non pas un labyrinthe de dunes comme à Sélinonte en Sicile, mais une frange continue de sable aux cailloux et aux coquillages étincelants. Psamathe, qui n'est pas ici l'épouse de Protée, mais bien d'Éaque, est célébrée, comme son fils, par Pindare.

Καὶ βία Φώνου κρέοντος
Ὁ τᾶς Θεοῦ ὃν Ψαμάθεια
Τίκτ' ἐπὶ ῥήγμινι πόντου.

(Ném. V, v. 23.)

(28) Phocos (Hésiode, Théog., v. 1003), que ses frères, Télamon et Pélée, tuèrent en jouant au disque avec lui. J'ai vu ou cru voir son tumulus à Égine, dont son père laque était roi. Pausanias ne le fait pas précisément fils de Psamathe, mais d'une soeur de Thétis, si les Grecs disent vrai, ajoute-t-il, εἰ δὴ τὰ ὄντα λέγουσιν Ἕλληνες (liv. II, ch. XXIX.)

(29) Athamas et Léarque. -- On aura sans doute, au travers des obscurités du langage de Psamathe, trouvé dans ce père insensé, bourreau de son fils, le furieux Athamas, et le malheureux Léarque du chant X, v. 60.

Toutes ces luttes des divinités aquatiques, tous ces désordres des mers, j'en traduis les prodiges dans ma demeure de l'Aquitaine, le jour même où la terrible Garonne en reproduit sous mes yeux l'effrayant tableau, au milieu de nos digues rompues et de nos plus riches campagnes inondées. Et pourtant nous l'aimons encore, ce fleuve qui nous vit naître et doit nous voir mourir I Je me souviens d'avoir autrefois, en l'honneur de ses flots qui ne sont plus si plaisants, chargé ma jeune mémoire de ces vers où j'aimais à me retrouver, et qui ne sont pas sans grâce :

Que mon sort estoit doux s'il eût coulé mes ans
Où les bords de Garonne ont des flots si plaisants !
Tenant mes jours cachez dans ce lieu solitaire,
Nul que moi ne m'eust fait ny parler ny me taire :
A ma commodité j'aurois eu le sommeil,
A mon gré j'aurois pris et l'ombre et le soleil.
Dans ces valons obscurs, où la mère nature
A pourveu nos troupeaux d'éternelle pâture,
J'aurais eu le plaisir de boire à petits traits
D'un vin clair, pétillant, et délicat et frais,
Qu'un terrain assez maigre et tout coupé de roches
Produit heureusement sur les montagnes proches;
Là mes frères et rnoy pouvoient joyeusement,
Sans seigneur ni vassal vivre assez doucement;
Là tous ces médisans, à qui je suis en proye,
N'eussent point envié ny censuré ma joye.
J'aurois sulvy par tout l'objet de mes désirs ;
J'aurois pu consacrer ma plume à mes plaisirs.

Ainsi chantait dans sa prison le poète Théophile Viaud de Clérac, mort si jeune!

(30) La forge de Béryte.— La forge que Vulcain vient établir sous la mer jusque dans Béryte, est une allégorie louangeuse. Le génie des arts, représenté par le dieu du feu, passe avec ses matériaux, ses instruments et son atelier à Béryte; c'est cette image que Boitet a enjambée avec tant d'autres, et dont on ne se douterait guère, quand il parle ainsi des présents de Nérée :

« Nérée d'A« rabie lui donna pour estreine un carquan de grand prix, ouvrage très excellent de Vulcain, et ce que ce dieu avait faict pour les Néréides. L'Euphrate de Perse lui fit présent d'Arachne, élabourée en perfection. »

Et voilà tout ce qu'il dit de la forge emblématique de Béroé.

(31) Les villes d'Asie.— Cet itinéraire, tel qu'il est tracé par Nonnos, est dicté par Bacchus luimëme dans le prologue du grand drame des Bacchantes, et on ne saurait encore de nos jours désigner mieux qu'Euripide ces populations de l'Asie Mineure qui s'étendent de la Palestine à la mer Noire.

Ἀσίαν τε πᾶσαν, ἥ παρ' ἁλμυρὰν ἅλα
Κεῖται, μιγάσιν Ἕλλησι βαρβάροις θ' ὁμοῦ
Πλήρεις ἔχουσα καλλιπυργώτους πόλεις.etc.

(Bacch., v. 19.)

« Après avoir parcouru toute cette Asie qui se couche aux bords de l'onde amère, et qui, habitée par des Barbares et des Grecs mêlés ensemble, possède un grand nombre de villes aux belles tours, je suis venu ici. »

(32) Réflexion sur le quarante-troisième chant.

— Cette mêlée des deux armées des dieux de l'eau et du vin arrive comme la petite pièce, après le drame, et comme une escarmouche après la grande bataille. Nonnos néanmoins y soutient la voix, non pas sans doute sur un ton bien épique, mais sans trop déchoir. On comprendra qu'ici, plus,encore qu'ailleurs, j'aie traduit très scrupuleusement; et que, si je n'ai pas cherché à enluminer un texte qui n'est déjà que trop chargé de parures, je n'aie pas non plus supprimé l'antithèse dans sa surabondance :

« L'antithèse, dit Hermogène, la forme de style la plus puissante et la plus essentielle à l'éloquence qui se puisse trouver chez les anciens. Ἰσχυροτέρον καὶ ἀναξκαίοστερον σχῆμα. » (De l'Invention, liv. III, ch. 2.)

J'aurais voulu préserver mon auteur et moi-même da cette affectation du sublime et du naïf, parfois très rapprochés l'un de l'autre; et de cette fausse grandeur, qui chez Nonnos dégénère fréquemment en exercice de rhéteur ou même de grammairien. L'ingénuité d'Homère, qui n'est autre que la simplicité et la vérité d'une nature primitive, auraient dd saris doute séduire le talent imitateur du poète égyptien. Mais, au quatrième siècle de notre ère, la naïveté sublime avait tout à fait disparu de l'épopée pour faire place à l'élégance érudite et aux jeux de l'esprit.