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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XL.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT QUARANTIÈME.


Le quarantième livre contient la mort du chef des Indiens, et le passage de Bacchus à Tyr, patrie de Cadmus.


Dériade n'évita pas Dieu qui voit tout, ni les inflexibles décrets de la Parque, la fileuse inexorable. Pallas l'a vu fuir. Assise sur une colline avancée vers la mer, elle considérait la déroute navale de l'année des Indes. Elle s'élance du promontoire et se mêle aux rangs des guerriers. Là elle abuse le roi des Indiens par des paroles qui déguisent la pensée, elle a pris l'apparence de Morrhée pour favoriser Bacchus, et elle arrête Dériade. Puis, comme si elle préparait encore la résistance, elle lui adresse d'une voix terrible ces vifs reproches :

« Tu fuis, Dériade ! A qui donc laisses-tu la lutte des mers? Comment oses-tu te montrer à nos concitoyens et te présenter à la belliqueuse Orsiboé, quand elle saura que Dériade a déserté et cédé à des femmes? Tremble que la vaillante Chérobie ne voie épouvanté devant l'attaque désarmée de Bacchus, tandis qu'avec sa robuste lance elle manie le bouclier et fond sur les Bassarides à la suite de son époux. Éloigne-toi, abandonne la guerre à Morrhée ; c'est moi qui triompherai, puisque tu le veux ; c'est moi qui immolerai le lâche Bacchus. Mais je renonce à un beau-père fuyard. Cherche un autre mari pour ta fille; je vais quitter tout honteux tes États et me retirer chez les Mèdes; j’irais jusqu'en Scythie pour fuir le nom de ton gendre. Mais quoi ! vas-tu dire, mon épouse savait s'armer elle-même et connaissait la guerre. Eh bien, il y a vers le Caucase, des Amazones dont les exploits l'emportent sur Chérobie Là je choisirai à mon gré une compagne que ma lance aura conquise, sans autre dot que sa valeur, et je ne recevrai plus dans mon lit la fille d'un père qui fuit le combat. »

Elle dit, et persuade le noble Dériade. Elle lui rend une seconde fois l'énergie pour le faire tomber le thyrse meurtrier de Bacchus. Son courage renaît; il ne reconnaît pas la présence trompeuse de Minerve et, à ces reproches d'un faux Morrhée, sa voix, qui cherche à s'excuser, et ses lèvres timides répondent :

« Ménage tes paroles ; pourquoi me blâmer, intrépide Morrhée? Ce n'est pas un soldat; non, ce n’est pas un soldat que ce subtil transformateur.  Je ne sais comment l'attaquer ou l'atteindre. Quand je cherche à le percer d'une flèche ailée, quand je porte mon épée à sa gorge, ou bien si je lui lance un javelot, je rencontre un léopard à la croupe tachetée qui fond sur moi. Si je veux le blesser dans le flanc, au lieu de Bacchus, c'est un lion furieux dont j'allais trancher la tête; bientôt, en place du lion, j'aperçois un serpent énorme et intrépide. Je marche contre ce dragon, je ne vois plus que le dos d'une ourse. Je brandis ma robuste lance contre cette crête bossue ; mais j'allonge en vain ma pique, ce n'est plus une ourse, c'est une flamme invulnérable qui s'élance au milieu des airs. Je vois un sanglier qui m'arrive, et tout à coup à sa place j'entends le mugissement d'un bœuf, et j'aperçois un taureau qui d'un front oblique tourne ses cornes menaçantes contre nos éléphants. Je dirige mon glaive contre une multitude d'animaux féroces, et n'en puis immoler un seul. J'ai vu un arbre, je tends mon trait ; il part , et je ne vois plus qu'une onde qui grossit et s'irrite. voilà comment, effrayé devant ces sorcelleries multipliées, je tente inutilement mes assauts l'un après l'autre. Mais je vais les recommencer jusqu'à ce que j'aie anéanti tous ces magiques et astucieux enchantements. »

Il dit , et , dans sa fureur habituelle, il s'arme une seconde fois. Le combat se rétablit dans la plaine , et c'est là qu'après la lutte maritime il s'oppose encore à l'armée de Bacchus ; il oublie que là même il a subi une première défaite , lorsque, la tète enchaînée sous les rameaux d'un arbuste , il dut adresser à Bromios de vives supplications. Le guerrier s'avance pour lutter encore contre un dieu dont il veut la vie ou l'esclavage. Trois fois il lance ses javelots et n'atteint que les airs; et comme il se précipite une quatrième fois sur Bacchus et vibre sans effet son glaive suspendu, le fier Dériade appelle auprès de lui son gendre pour l'aider dans cette attaque; mais Morrhée ne parait nulle part, et Minerve, qui a quitté son déguisement, se tient debout auprès du dieu de la vigne. Dériade l'aperçoit ; devant elle, ses genoux fléchissent d'épouvante ; il a reconnu la forme humaine qui l'abusa , et ce visage qui portait la ressemblance de Morrhée; il devine la ruse perfide de l'habile Minerve, et Bacchus s'applaudit au fond de son coeur d'avoir près de lui, sous ces traits simulés, un tel auxiliaire.

C'est alors que le dieu du raisin se livre aux accès de son courroux. Étendu vers les cieux, immense, semblable à la roche du Parnasse , il poursuit le véloce Dériade , qui dans sa fuite égale la vitesse des vents les plus légers. Arrivé là où le vieil Hydaspe roule les flots impétueux de son onde belliqueuse, le guerrier gigantesque s'arrête comme s'il avait son père pour défenseur , et un bruyant et liquide allié pour l'opposer à Bacchus. La divinité du pampre lance alors un thyrse aigu qui ne fait qu'effleurer Dériade. A peine touché du lierre exterminateur, il tombe la tète en avant dans les courants de son père; et soudain de ses vastes membres comme d'un pont il en recouvre les flots.

A ce terme de la longue guerre des Indes, les dieux remontent aussitôt dans l'Olympe avec le souverain de l'univers. Les bacchantes poussent de grands cris de joie à la victoire de l'invincible Bacchus, tandis que la foule grossit et blesse de coups d'épée le cadavre de Dériade.

Cependant, au haut des tours qui gémissent, Orsiboé regrette l'époux, gisant encore, qu'elle vient de perdre ; elle ensanglante son visage de ses ongles, en signe de deuil, arrache les boucles négligées de sa chevelure, et répand une cendre brûlante sur sa tète. Elle tord ses bras noirs, et déchire le voile blanc qui cache en entier son sein. Chérobie sanglote de la perte de l'auteur de ses jours. Protonoé, sans chaussure, a meurtri ses joues, et flétri sa figure sous la poussière. Elle pleure à la fois son époux, mon père, et, dans sa double douleur, elle crie d'une voix plaintive :

« O mon époux, tu mourus jeune, il y a longtemps et me laissas sans enfants et veuve dans nos palais (01). Je n'eus pas un fils pour me consoler, et je ne vis pas mon mari revenir du combat; il se frappa de son épée, donna son nom à un fleuve, périt sur la terre étrangère, et mon humide Oronte fut à la fois privé du retour, suicide, et sans postérité. Maintenant je gémis sur la destinée qui est commune à Dériade et à Oronte ; car une onde homicide a recouvert Dériade, et Oronte a été englouti par les flots. Ah ! je ne suis pas semblable à ma mère; elle a du moins par avance célébré l'hymen de ses filles: elle a vu les noces de Protonoé; elle a reçu son gendre Oronte. Elle a donné à Chérobie cet invincible époux dont Bacchus, tout grand qu'il est, s’épouvante. Et cet époux chéri, Chérobie le voit encore vivant auprès d'elle. Le thyrse et le fleuve l'ont épargné, quand je regrette ensemble mon mari absent et mon père disparu (02). O ma nourrice, cesse de consoler en vain ton enfant. Rends-moi mon époux, et je ne pleurerai pas l'auteur de mes jours; ou montre-moi un fils qui me console de son père ! Oh! qui m'emportera vers les larges courants de l'Hydapse pour y baiser les flots chéris de mon doux fleuve? Qui m'emportera vers les saintes vallées de Daphné (03) pour embrasser même dans son courant mon Oronte? Que ne suis-je un amoureux courant moi-même, et pourquoi, fondue en larmes, ne puis-je, liquide épouse, reparaître fontaine assise sur les bords où mon époux en mourant roula ses ondes limpides ? Je serais pareille à Cométho (04) qui, jadis éprise d'un fleuve délicieux, tient encore dans ses bras ravis son époux Cydnus, si j'en crois le récit répandu en Cilicie que m'en a fait mon beau-frère Morrhée. Ah! dans mon amour, je ne dépasserais pas le charmant Oronte comme la fugitive Péribée (05), et je ne ralentirai pas le cours de mes ondes sinueuses pour m'éloigner d'un humide époux. Mais du moins si les destins me refusent de mourir auprès de Daphné, que mon aïeul Hydaspe m'engloutisse avant que je repose dans les bras d'un satyre cornu ! Non je ne veux ni voir ces phrygiennes orgies, ni secouer les cymbales dans mes mains; je ne veux pas m'initier à ces folâtres mystères ; je ne veux connaître ni la Méonie, ni le Tmole (06), ni le palais de Lyéos, ni le joug pesant de l'esclavage. Non, on ne dira pas que la fille du roi Dériade, à la vaillante lance, captive après la guerre est l'esclave de Bacchus. «

Elle dit, et les femmes qui ont perdu un fils, un frère, un père, un époux jeune et mort avant l'âge, se lamentent et sanglotent avec elle. Chérobie arrache ses cheveux et meurtrit son visage; elle est en proie à un double chagrin, et pourtant elle ne regrette pas son père autant qu'elle s'indigne contre son époux. Elle a appris la violente passion de Morrhée et le rusé stratagème de la chaste Chalcomède ; elle déchire ses vêtements et parle ainsi :

« Morrhée, en ménageant sa lance, a fait périr mon père, et n'a pas vengé sa mort! Épris de l'odieuse Chalcomède, il n'a pas voulu engager le combat contre des femmes, et maintenant il favorise les Bassarides. O Parques ! dites, quel destin jaloux est tombé sur l'État indien? Oui, quel destin a fondu tout à coup sur les deux filles de Dériade ! Oronte meurt dans le combat, et laisse sa veuve dans le deuil et l'abandon ; tandis que Morrhée répudie Chérobie vivante. Ah! je souffre plus cruellement que ma sœur : Protonoé avait un époux protecteur du pays qui le vit naître ; Chérobie a un époux destructeur de sa patrie, guerrier inutile, valeureux poursuivant de Cypris et partisan volage de Bacchus. Mon mariage même s'arme contre moi. Morrhée se passionne, et l'État indien succombe. Je perds mon père à cause de mon époux. J'étais noble, fille de roi, princesse des Indes, et je vivrai confondue parmi des esclaves : infortunée! bientôt je nommerai ma maîtresse la suivante Chalchomède. Imposteur Morrhée, tu as aujourd'hui les Indes pour séjour; demain tu iras de toi-même en Lydie servir Bacchus pour la beauté de Chalcomède. Eh bien! Morrhée, mon époux, unis-toi publiquement à Chalcomède : tu n'as plus à craindre les sanglants reproches de Dériade. Va donc, le serpent qui t'a chassé, gardien d'une pudeur virginale, siffle encore et t'appelle (07). »

Ainsi l'épouse éplorée exhale sa douleur. Protonoé gémit de nouveau près d'elle ; leur mère, dans son abattement, appuie ses bras sur toutes les deux, et s'écrie :

« Il n'est plus d'espoir pour notre pays. Je ne voie plus ni mon époux Dériade ni mon gendre Oronte. Dériade est mort. L'empire des Indes a pris fin. L'indestructible rempart de ma patrie est tombé. Pourquoi Bacchus ne m'immole-t-il pas avec mon époux immolé? Pourquoi ne me jette-t-il pas dans les courants rapides de l'Hydaspe, quand je ne veux plus de la terre ! Ah ! que les flots de mon beau-père me reçoivent : je serais semblable aux naïades! et Neptune accueillit dans son sein Leucothée vivante ; on l'implora parmi les Néréides. Au lieu de la blanche Ino, je deviendrais, dans les ondes, l'Ino de la plaine noire (08). Oui, je suivrai même dans les eaux Dériade; je ne veux pas voir Protonoé traînée à la suite de Bacchus. Je ne veux pas un jour entendre gémir encore Chérobie, contrainte de subir l'amour d'un captif hyménée ; et moi-même, après Dériade, pourrais-je avoir un autre époux (09)? »

Ainsi se lamentaient les femmes sous leurs longs manteaux, et rangées au haut des tours retentissantes.

Cependant les troupes de Bacchus font résonne! les cymbales en terminant le combat, et crient d'une voix unanime : « Nous avons obtenu une grande gloire : nous avons immolé le chef des Indiens (10). »

Bacchus, en souriant, applaudit à son triomphe. Il respire après tant de labeurs et après une si sanglante guerre. Il rend d'abord les honneurs à la foule des morts restés sans sépulture; il dresse un monument immense, large de cent pieds, tombe universelle après le bûcher. Le roseau de Mygdonie aux sons variés fait entendre autour des cadavres le chant du deuil, et les Phrygiens redisent sur leur flûte l'air lugubre et mâle des regrets. Les bacchantes dansent à la voix inspirée du mélodieux Ganyctor (11); et sous la bouche de Cléoque (12), les doubles flûtes de Bérécynte font mugir l'effrayante lamentation libyque, que jadis Sthéno et Euryale réunies crièrent du bruit de tous leurs gosiers, lorsque, dans les douleurs de leur sœur récemment décapitée, les dragons de leurs deux cents têtes et le sifflement funèbre de leur tortueuse chevelure entonnèrent ensemble la complainte de Méduse (13).

Le dieu se délasse de ses fatigues et se purifie dans les eaux. Puis il donne aux Indiens, pour adoucir leurs peines, la divinité qu'annonçaient les oracles (14) et leur verse son délicieux breuvage ; il les réunit autour d'une seule table; auprès de la coupe commune où ils puisent l'onde rougie du fleure qui roule le vin, un chœur sans fin commence; la foule des Bassarides bondit en délire et bat le sol de ses pieds. Le satyre, dans ses gambades et ses pirouettes fait retentir la terre sous l'élan de ses jarrets, et appuie ses bras sur le cou de la frénétique bacchante. Les fantassins sautillent avec leurs boucliers imitant dans leurs rondes armées la danse cadencée des corybantes ; les cavaliers se rangent dans un chœur belliqueux pour célébrer la victoire du dieu dominateur universel; rien n'est muet, et l'écho inspiré porte jusqu'au pôle aux sept zones les clameurs d'une joie unanime.

Après ces plaisirs d'une fête qui repose des travaux, Bacchus réunit tout le butin que lui a laissé la victoire des Indes : il désorganise l'appareil de cette guerre qui a duré sept ans, et se souvient de son antique patrie. Le dieu distribue en entier à son armée les trésors de l'ennemi. L'un a le jaspe des Indes, l'autre l'émail de l'hyacinthe aimé de Phébus et la verte surface de l'émeraude ; un autre hâte la marche raidie des éléphants qu'il a conquis sur les riches penchants de l'Imaüs (15). Celui-ci amène glorieusement des collines de l'Emodus (16) aux grottes profondes un couple de lions indiens qu'il en exile. Celui-là s'empresse de jeter une chaîne au cou d'une panthère qu'il veut conduire aux rivages mygdoniens. Un satyre s'emporte, et, dans son délire, fouette devant soi de ses pampres un tigre moucheté. Un autre veut rapporter à sa fiancée auprès de Cybèle les feuilles parfumées des roseaux que nourrissent les ondes (17), et la pierre brillante que donne la mer Érythrée. La bacchante enthousiaste revient les mains chargées d'or vers les hauteurs du Tmole pour y célébrer la fête du retour de Bacchus. Plus d'une jeune mariée à la peau noire est traînée par les cheveux, loin de son asile, avec l'époux à qui elle vient de s'unir, et son cou asservi s'attelle au joug de l'esclavage.

Après avoir ainsi réparti à son armée le butin des batailles, fruit de la guerre, Bacchus renvoie toutes les troupes auxiliaires dans leurs foyers : les bataillons se mettent en marche, chargés des dons éclatants de la mer orientale et d'oiseaux à la forme variée (18). Tous, dans ce retour, ils célèbrent la gloire de l'invincible Bacchus, se livrent à la joie ; et, partout où ils passent, ils laissent, volant aussi vite qu'un souffle de Borée, le souvenir de ces combats auxquels tant de guerriers ont pris part (19) : chacun remporte tardivement chez lui, par le même chemin qui l'amena, les gages de la victoire; Astérios (20) seul, au lieu de sa patrie, s'établit dans la froide contrée voisine du Phase, non loin des ourses dont les pieds ne se baignent jamais dans la mer. Auprès du golfe des Massagètes, il habite au-dessous des genoux neigeux du Taureau céleste, l'auteur de sa race; c'est là qu'il a fui la citadelle de Gnosse, car il hait la postérité masculine de Minos, Pasiphaé, son père, Minos lui-même ; et il préfère à son pays la Scythie.

Après la bataille du Caucase, sur les bords du fleuve des Amazones, Bacchus a revu l'Arabie, suivi seulement de ses satyres (21) et des bacchantes exterminatrices des Indiens; là, dans ses courses répétées, il a enseigné au peuple arabe les mystiques férules, et, des grappes de son raisin, il a couronné les fertiles sommets des forêts de Nysa.

Bientôt il quitte ces forêts touffues au penchant de l'Arabie, parcourt, pédestre voyageur, la route assyrienne, et veut visiter la terre des Tyriens, patrie de Cadmus : il y dirige ses pas ; il considère d'abord ces tissus innombrables qui étalent à ses yeux surpris les couleurs variées de l'industrie assyrienne et les blancs produits des métiers de Babylone. Puis il admire les étoffes empreintes du coquillage de Tyr (22), qui lancent au loin les étincelles pourprées de la mer. Sur ce rivage, le chien pécheur, broyant sous ses dents voraces le poisson enclos dans la divine coquille, empourpra de ce sang ses blanches joues, comme s'il les avait rougies dans un feu liquide; feu réserve pour donner au manteau des rois, que la mer habille seuls, le brillant éclat de la pourpre (23).

Il s'applaudit de voir cette ville, qui n'a pas reçu en entier de Neptune l'humide écharpe de la mer, mais qui représente aussi la forme olympienne de la Lune, quand, pour arrondir son disque, une seule part lui manque encore. En contemplant le continent uni à la mer qui l'environne, un double étonnement le saisit; car Tyr, reposant sur les flots, divisée par la terre et reliée par les mers, attache sur ses trois flancs une seule ceinture. Dans son immobilité, elle est semblable à une vierge qui flotte, livrant aux ondes sa tète, son cou, ses épaules, et qui, étendant ses mains sur deux mers dont elle voit blanchir autour d'elle l’écume, appuie ses deux pieds sur la terre qui la fit naître; tandis que Neptune, l'humide époux, nage autour d'elle, étreint sa cité d'une chaîne indissoluble, et enlace au cou de la nymphe ses bras tumultueux (24).

Bacchus admire encore dans Tyr, l'unique ville ou, quand le pasteur des bœufs joue de sa flûte sur la rive, il se mêle au nautonier rapproché de lui, et le berger des chèvres au pêcheur qui retire son filet des flots; où la charrue trace son sillon en allant au-devant des rames qui fendent les ondes; où, réunis au sein d'un bois maritime, les matelots s'entretiennent avec les bûcherons; où résonnent aux mêmes lieux le bruit des eaux, le mugissement des génisses, le murmure des feuilles, le cordage et l'arbre, la navigation et la forêt, le ruisseau et les navires, la barque et la charrue, les brebis, les roseaux, la faucille, l'aviron, les filets, les voiles et la cuirasse. A cette vue, son admiration éclate :

 « Vit-on jamais une île sur le continent? Non, s’il faut le dire, je ne contemplai jamais de telles beautés. Les plus grands arbres murmurent au sein des flots, et l'hamadryade entend près d'elle les paroles de la néréide des mers. Les douces haleines qui soufflent du Liban (25) sur les plages tyriennes et sur les campagnes de la rive, y versent, au milieu du jour, des brises qui fertilisent la terre et emmènent les vaisseaux, rafraîchissent le cultivateur et poussent les nefs sur les ondes. Là, Cérès entrelace la faux des sillons au trident des abîmes. Là, du sein des moissons mûries, elle prie le dieu des eaux de parcourir avec elle une commune carrière ; et la vénérable déesse fouette la croupe de ses dragons aériens à coté du char émule qui rase sans bruit la surface des ondes paisibles. O ville chérie du monde, image de la terre, type du ciel, tu tiens les triples rênes de la mer qui s'unit à toi! »

Il dit, et parcourt la ville d'un œil curieux. A ses regards s'offrent des rues dont les pierres alignées renvoient l'éclat alternatif des métaux. Il considère la maison d'Agénor son ancêtre, le palais et les appartements de Cadmus. Il pénètre dans le gynécée mal gardé d'Europe, l'épouse jadis enlevée, et se souvient de son Jupiter sous les cornes du Taureau; il admire surtout les sources primitives où une eau profonde, après avoir coulé dans les flancs de la terre, revient à chaque heure à la lumière, et fait jaillir les flots tournoyants nés d'elle-même. Il observe le courant fécond d'Abarbarée, la charmante fontaine qui s'épanche sous le nom de Callirrhoé, et les ondes abondantes et virginales de la douce Drosère.

Lorsqu'il a tout observé dans son esprit, ami de ces jouissances, il se rend pour le sacrifice dans le temple d'Astrochiton ; et là, d'une voix mystique, il invoque ainsi le chef des astres :

« Roi du feu, principe du monde, Hercule Astrochiton, Soleil, éternel régulateur de la vie des hommes, toi qui parcours de ton disque brûlant tous les pôles, tu ramènes par cercle les douze mois de l'année, fille du Temps. C'est de ton char que l'âge descend et se forme pour la jeunesse et la vieillesse à la fois ; aide d'un sublime enfantement, tu produis la triple image de la bienfaisante Lune, qui n'a pas eu de mère. C'est à tes feux féconds qu'elle rallume ses feux reflétés quand elle réunit en globe les cornes recourbées d'un taureau. Œil de l'air que tu illumines, tu portes, dans ton char aux quatre coursiers, l'hiver après l'automne et l'été à la suite du printemps. La Nuit, poursuivie par tes traits, s'enfuit détrônée dès que paraît ton joug argenté, et que la tête de tes chevaux qui se cabrent sous ton fouet montre le bord de ta lumière. Obscure avant tes flammes, la vaste prairie du ciel s'émaille, sous ton éclat, d'étoiles plus brillantes. Baigné dans les flots de l'Océan oriental, tu secoues la tiède rosée de ta féconde chevelure, tu promènes une pluie bienfaisante ; tu répands sur la terre fertile le breuvage éthéré de la rosée matinale; et, versant dans les sillons générateurs les dons de Gérés, tu fais croître et gonfler les épis sous ton disque. On te nomme Bélus sur l'Euphrate, Ammon en Libye, Apis sur le Nil, Cronos dans l'Arabie, en Assyrie Jupiter. Sur ton autel parfumé, l'oiseau qui présage sa fin, le phénix, après mille ans, apporte dans ses serres recourbées des rameaux odoriférants. A la fin de 6a vie, il en renouvelle par lui-même le début ; il s'enfante seul, image du temps qui recommence et se perpétue ; il se dégage de sa vieillesse, et reçoit des flammes une jeunesse nouvelle. Que tu sois Scrapis, le Jupiter sans nuage de l'Égypte, ou le Temps, ou Phaéton sous tant de noms divers; que tu sois Mithra, le soleil de Babylone, ou l'Apollon delphique de la Grèce ; que tu sois colin le dieu Gamos (26), né des songes nocturnes où l'Amour accomplit les vœux illusoires d'une union imaginaire, lorsque, pendant le sommeil de Jupiter, la terre entr'ouverte par la pointe du glaive générateur en reçut les germes humides que les collines firent éclore sous les rosées envoyées des cieux; que tu sois le Péon qui apaise la douleur, ou l'éther émaillé que l'on nomme Astrochiton, car tes tuniques constellées illuminent le ciel pendant la nuit : écoute d'une oreille favorable et exauce ma prière (27). »

Tel fut l'hymne que fit entendre Bacchus. El aussitôt, revêtant une forme divine dans le temple où il l'accueille, Astrochiton resplendit. Les yeux de son visage aux brûlantes pupilles jettent au loin l'éclat d'une lumière de rosé; le dieu étincelant tend la main à Bacchus ; il porte un vêtement émaillé, type de la sphère, image du monde; ses joues d'or et sa barbe constellée reluisent. Il reçoit Bacchus avec joie, elle fait asseoir à sa table hospitalière (28). Le dieu, dans un festin où ne paraît aucun autre aliment, se repaît et se délecte d'ambroisie et de nectar. Et pourquoi n'eût-il pas bu le doux nectar, lui qui avait sucé le lait incorruptible de Junon?

Bientôt, d'une voix qui cherche à s'instruire, il interroge Astrochiton ainsi :

« O Astrochiton, dites-moi qui donc, sous la forme d'un continent et sous l'image d'une île, a croisé l'île et le continent sous le joug de la mer qui la enfanta ? Quel dieu construisit cette cité? Quelle main divine l'a dessinée? Qui nivela ses écueils et l'enracina dans les flots? Quel est l'auteur de ces merveilles? Enfin d'où vient à ces fontaines leur nom.

Il dit, et Hercule le satisfait en ces termes :

« Bacchus, écoutes-en l'histoire, et je vais tout t’apprendre. Les hommes qui habitent ici, et que le Temps, né d'un même élément, a vus jadis seuls contemporains d'un monde éternel, sont la race sacrée de cette terre immaculée dont un jour le limon sans semence et sans germe créa spontanément leur forme et leur beauté. Par un art régulier et autochtone comme leur sol, ils élevèrent uns ville inébranlable sur les rochers qui la fondent ; et quand, auprès des fontaines limpides que verse la terre, à l'heure où la vapeur d'un soleil brûlant la consume, ils s'endormirent ensemble sous l'aile enchanteresse d'un profond sommeil, moi qui nourrissais dans mon cœur un tendre amour pour leur ville, j'arrêtai un moment mes pas au-dessus de la tête des fils de la terre ; j'empruntai l'image vaporeuse d'un visage humain, et leur fis entendre ainsi l'oracle de ma voix prophétique :

« Enfants du sol, secouez l'oisiveté du sommeil, créez-moi ce char étranger à une mer qu'il rend inaccessible ; coupez-moi, de vos haches tranchantes le dos de cette forêt de pins. Créez-moi une œuvre merveilleuse. Sur des madriers rapprochés, clouez symétriquement de nombreuses solives ; liez par des chaînes redoublées, que leur entrelacement rend inébranlables, ce siège des mers, ce navigateur primitif qui va vous soulever sur les ondes. Que la poutre fondamentale reçoive toutes les longueurs des bois courbés d'une pointe à l'autre. Unissez par des cercles qui les relient les solives aux madriers : serrez-les en forme d'un rempart de bois. Qu'une tige allongée, s'appuyant sur les câbles, se dresse au milieu. Attachez à son centre une large toile de lin; serrez-la des deux côtés de cordes qui la compriment, jusqu'à ce que, dégagée de ses liens, elle se déploie au souffle des airs, et que, gonflée par le vent, elle entraîne le vaisseau. Fermez par des chevilles amincies les interstices des planches que vous venez d'assembler ; tapissez d'épaisses claies d'osier les parois associées, de peur qu'un flot clandestin ne pénètre par quelque fente entr'ouverte au sein des bois enlacés ; et le timon du navire, le directeur de la marche, le guide mobile dans l'humide sentier, tournez-le partout où votre esprit vous entraîne. Fendez alors la surface des mers de ces flancs de bois, jusqu'à ce que vous ayez atteint le pays que les destins vous indiquent, là où deux roches errantes nagent incertaines sur les flots. La nature les rendit célèbres sous le nom d’Ambrosies (29). Là fleurit, au centre de la roche voyageuse, la souche enracinée d'un olivier son contemporain. Vous verrez à son plus haut sommet un aigle arrêté et une coupe élégante. Une flamme aux merveilleuses étincelles y jaillit; d'elle-même de l'arbuste embrasé ; son éclat nourrit l'olivier incombustible ; et un serpent, qui balance ses anneaux autour des plus hauts branchages, accroît la surprise des yeux et des oreilles à la fois : car le dragon ne rampe pas sans bruit vers l'aigle aérien : il ne cherche pas à l'envelopper de ses obliques anneaux ; il ne vomit pas le mortel venin de ses dents, et ne broie pas l'oiseau dans sa gueule. L'aigle de son côté ne saisit pas des ongles de ses serres les anneaux du reptile, ne s'envole pas avec lui au sein des airs, et ne le meurtrit pas de son bec acéré. La flamme qui voltige autour des larges rameaux de l'arbuste ne consume pas l'invulnérable olivier, mais elle jette sa vapeur au centre des tiges comme un astre bienveillant; elle ne flétrit pas les replis des écailles du dragon qui vit auprès d'elle, et ne s'attache pas aux ailes de l'oiseau qu'elle enlace de ses jets vagabonds. Enfin la coupe suspendue demeure immobile, et ne tombe jamais sous l'effort des vents qui secouent les rameaux (30). Emparez-vous du sublime oiseau contemporain de l'olivier, et sacrifiez l'aigle qui vole au plus haut des airs au dieu Neptune. Faites de son sang des libations à ces collines voyageuses de la mer, à Jupiter et aux dieux. La roche mobile cessera d'errer sur les ondes; et, s'arrêtant d'elle-même, s'unira, par d'inébranlables fondements, à la roche qu'elle a quittée. Construisez alors sur ces deux collines une ville qui des deux côtés verra le rivage des deux mers. »

« Tel fut mon oracle. Les fils de la terre réveillés s'émurent. Le récit inspiré de ce songe véridique résonnait sans cesse à leurs oreilles. Après ces rêves rapides, je manifestai à leurs esprits inquiets un second prodige ; car, protecteur futur de la cité, je sentais grandir mon amour pour elle. Penché sur les eaux, le poisson Nautile, parfaite image d'une nef toute pareille, exécutait alors un trajet qu'il doit à son seul instinct; ils le virent; et, instruits sans péril de son habile manœuvre semblable au vaisseau des mers, ils construisirent un navire sur le modèle du poisson de l'Océan, et le reproduisirent sur les flots. Dès lors la navigation exista. Sous le poids égal de quatre pierres, ils confièrent aux ondes leurs trajets équilibrés, et copièrent ainsi la marche imperturbable des grues qui, pour aider à leurs voyages, chargent leur bec d'un pesant caillou, afin que, dans leur vol, la tempête ne puisse égarer la légèreté de leurs ailes (31). Enfin ils ont vu ce pays où les collines nagent d'elles-mêmes au gré des tempêtes; ils arrêtent alors leur navire près d'une île que couronne la mer, et montent sur les écueils où est l'arbuste de Minerve. Dans leurs recherches empressées de l'oiseau compagnon de l'olivier, l'aigle habitant des airs s'offre à son trépas volontaire. Les fils de la terre saisissent aussitôt cette proie divine aux superbes ailes; puis, détournant sa tête et dégageant sa gorge dépouillée de ses plumes, ils immolent l'aigle sans résistance sous leurs couteaux, en l'honneur de Jupiter et de Neptune. Tout à coup, du gosier de l'oiseau fatidique que le fer vient de déchirer, jaillit le sang des oracles. Sous ces libations sacrées, les collines errantes prennent racine dans les flots de la mer auprès de Tyr; et sur leurs rochers inébranlables, la fils de la terre élèvent la cité au large sein qui les nourrit.

« Roi Bacchus, je t'ai raconté l'origine terrestre de cette race homonyme des géants née d'elle-même, et nourrie par son propre sol, afin que tu saches que la race autochtone de tes ancêtres vient de Tyr. Je vais maintenant te parler des sources. Elles furent à l'origine de chastes vierges; mais le brûlant Éros se courrouça de leur pureté : il lança une flèche amoureuse, et adressa une même parole à ces nymphes ennemies du mariage :

« — Naïade Abarbarée (32), qui chéris ta virginité, reçois ce trait que rien ne refuse dans la nature; je veux aussi tendre la couche nuptiale de Callirhoé (33), et célébrer l'hymen de Drosère (34). Mais quoi ! diras-tu, je persécute ma propre race. Ne suis-je pas né des eaux moi-même, et ma nourrice ne fut-elle pas une fontaine (35) ? Oui, sans doute, Clymène était Néréide et petite-fille de l'Océan ; mais elle cédait à l'amour. Elle accepta un époux quand elle vit le puissant Neptune se soumettre à Éros et s'abandonner au délire de Cypris. L'antique Océan, qui commande aux fleuves comme à toutes les eaux, a éprouvé le charme de Téthys et d'un maritime hyménée. Soumets-toi donc à ce joug que Téthys a porté. Galatée, qui appartient à une mer si vaste, et qui n'est pas issue d'une onde méprisable, a aimé les chants de Polyphème. Nymphe des abîmes, elle a un époux sur le rivage; et attirée par sa musette, elle quitte les flots pour la terre. Les fontaines connaissent aussi mes traits. Faut-il t'apprendre que le désir règne sous les eaux? Tu sais l'humide penchant de la source amoureuse, la syracusaine Aréthuse ! On t'a parlé d’Alphée, qui, dans sa couche liquide, jette les bras de ses ondes autour de sa nymphe chérie. Toi qui est née d'une source, pourquoi faire tes délices de Diane ? Ce n'est pas elle qui naquit des eaux, mais Vénus. Dis-le à Callirhoé, apprends-le aussi à Drosère. C'est à Cypris que tu devrais ton obéissance, et, toute nourrice des Amours qu'elle est, elle reconnaît le pouvoir d'Éros. Éprouve donc à ton tour l'aiguillon du désir, et je verrai en toi par la naissance une fille des eaux, et par ton amour une sœur de Vénus. — »

« Il dit, tend son arc en arrière, lance trois flèches dans l'asile de leurs belles ondes, livre à l'amour des naïades les fils de la terre, et crée la race divine des citoyens de Tyr. »

Ainsi, dans de charmants entretiens, Hercule, le chef des airs, parlait à Bacchus, et le dieu se plaisait à l'écouter. Il donne ensuite à Hercule une coupe d’un or étincelant, œuvre d'un art céleste; et Hercule se revêt à son tour d'un manteau constellé (36).

Bacchus se sépare alors du dieu Astrochiton, fondateur de Tyr, et se dirige vers la seconde région de la plaine d'Assyrie.


NOTES DU QUARANTIÈME CHANT.

(01) La complainte de Protonoé. — Sans mettre en ligne de compte tous les hémistiches tirés d'Homère dont ce livre abonde, et surtout les termes d'architecture maritime qui ont été fournis par Ulysse et son radeau, je remarque ici et signale le vers entier qui commence la complainte ou le myriologue de Protonoé, comme diraient les Grecs modernes. Il sort de la bouche d'Andromaque après la mort d'Hector. (Il, XXIV, v. 725.)

Tu péris, dans sa fleur ta vie est moissonnée;
Tu laisses sans appui ta veuve infortunée. (Aignan.)

(02) Regrets de Protonoé. — Certes je rends justice au mouvement passionné qui emporte en souvenir Protonoé (la première pensée) vers les rives de l'Orante; mais je ne puis croire, avec M. Ouvaroff que Racine, l'apprenti des Grecs (Lehrling der Griechen). comme il l'intitule, ait puisé à cette source le délire de Phèdre :

Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre der forêts !

Racine n'avait probablement jamais lu Nonnos ; et si ses tragédies n'étaient menacées de retomber dans la défaveur d'où Rachel, qui les abandonne, les a tirées depuis vingt ans, j'aurais tout lieu de craindre que nos jeunes poètes n'en vinssent à s'autoriser de cet exemple pour imiter Racine au moins une fois. L'auteur de Phèdre a trouvé chez Euripide ces souhaits brûlants dont il a abrégé avec tant de goût l'expression, et fait un chef-d'oeuvre de poésie et de sentiment. Nonnos aura dû, dans nul doute, ici comme en mainte occasion, recourir aux tragiques grecs; mais il a pu imiter aussi les beaux vers des Géorgiques :

...O qui me gelidis in vallibus Haemi
Sistat !

En aucun cas je ne puis croire, quelque envie que j'en aie, que Racine soit ici le plagiaire de Nonnos. Nos jugements, le docte président de l'Académie de Saint-Pétersbourg me permettra de le lui rappeler, sont comme nos montres : elles ne vont jamais parfaitement l'une comme l'autre, mais on ne s'en rapporte jamais qu'à la sienne.

Tis with our judgments as one watches, none
Go just alike, yet each believes his own.
(Pope. Ess. on Crit. )

(03) Daphné. — Nous avons vu déjà, dans le texte et dans les notes précédentes, figurer Daphné, faubourg d'Antioche, célèbre par le temple d'Apollon, par ses bocages et ses beaux cyprès :

Quales non divite ripa
Lambit Apollinei nemoris nutritor Orontes,

(Claudien, Eut. de Pros., liv. v. 372.)

(04) Cométho. — Cométho, la nymphe-fontaine de Cilicie et ses incestueux amours; ainsi que

(05) Péribée. — Péribée, qui se précipite dans la mer pour échapper aux poursuites du fleuve Oronte, nous ont déjà occupés; et je les ramène brièvement ici, dans la crainte que le souvenir n'en soit trop éloigné pour l'intelligence du poème.

(06) Le Tmole.— De tout temps, on le voit, l'Asie Mineure a eu besoin de bras étrangers pour cultiver ses fertiles campagnes. Si Bacchus amena la population des Indes pour planter la vigne sur les penchants du Tmole, de nos jours aussi un grand poète a voulu transporter les vignerons du Mâconnais sur ces mêmes coteaux, et peupler de nouveaux laboureurs les plaines de Bourgas-Ova. Vains efforts ! les progrès de la civilisation, qu'ils viennent de leurs ennemis ou de leurs auxiliaires, échouent centre l'impénétrable rempart que les fils d'Otlhman et la religion de Mahomet opposent à l'esprit d'innovation.

(07) Complainte de Chérobie. — Les plaintes de Chérobie, l'épouse outragée, ont un caractère plus énergique que celles de sa soeur, veuve depuis longtemps, et rappellent de loin la scène des Horaces, où Sabine et Camille comparent leurs douleurs. Il y a là, il faut en convenir, même chez Corneille, plutôt un jeu d'esprit qu'un véritable élan de l'âme. Pourquoi ne pas plutôt se souvenir d'Eschyle, et de ce cri des Thébains?

« Il faut pleurer sur ces vierges qui connaissent la violence avant un légitime hyménée, et qu'on entraîne par des chemins odieux loin de leur demeure. Ah! pour elles, sans doute, il vaut mieux mourir!  »  (Les Sept contre Thèbes, v. 340.) Chérobie signifie, en grec, la femme qui rit du travail de ses mains.

(08) La noire Ino. — Cette image est encore moins naturelle; et pourtant Orsiboé, qui parait ici comme Hécube après Andromaque à la fin de l'Iliade, a débuté par quelques paroles solennelles et bien placées sur la chute de l'empire indien. Il me faut, pour l'intelligence de ce passage, revenir à l'explication du nom de Leucothée. La poussière blanche qui s'attachait aux pieds d'Ino, quand elle fuyait devant les fureurs d'Athamas, à travers les plaines argileuses d'Orchomène, l'avait fait surnommer la blanche déesse, Leucothée. (Liv. X, v. 77.) Orsiboé, négresse, ne peut être qu'une noire Ino; et il y aurait lieu de s'étonner de la profonde science mythologique de la veuve de Dériade, si elle n'avait le poète de Panopolis pour souffleur. Mais ici Boîtet a dépassé de beaucoup son auteur, quand il fait dire à la pleurante Orsiboé (qui élève la voix, mot à mot étymologique), comme une dernière réflexion sur son veuvage :

« Au lieu de la belle et de la blanche Ino, j'en serai une autre un peu brunette.  »

Sérieusement, les lamentations funèbres ont toujours prévalu en Orient.

« Haec dicit Dominos exercituum, Deus Israel : Contemplamini, et orate lamentatrices, et veniant.  »  

(Jérémie, ch. IX, v 17.)

Et je n'ai pas encore oublié les cris et les tendres allocutions que, debout auprès d'un turban de marbre, une femme turque jetait aux mânes de son époux, quand je passais auprès d'elle sous les grands cyprès du champ des morts de Scutari.

« Quel Français, » s'écrie M. de Chateaubriand,  « ignore aujourd'hui les cantiques funèbres? Qui de nous n'a mené le deuil autour d'un tombeau, et n'a fait retentir le cri des funérailles?  »  (Martyrs, liv. XXIV.)

(09) Les lamentations. — Avant de quitter ces complaintes qui me reportent au chapitre digne d'une certaine curiosité, ce me semble, que j'ai consacré, dans mes Chants populaires, aux Myriologues de la Grèce moderne, je demande à faire remarquer l'art de Nonnos à varier les regrets des trois princesses. Protonoé, c'est la veule désolée ; Chérobie, l'épouse et l'amante jalouse; Orsiboé, la grande reine des Indes : enfin, à ces lamentations sur la chute des empires, comment ne pas reconnaître les réflexions philosophiques qu'inspire an poète égyptien le temps si troublé où il a vécu? Peu d'heures après les avoir traduites, je lisais, dans un célèbre historien à l'esprit positif et sérieux, ces nobles paroles, qu'il applique aux événements dont nous avons été comme lui les témoins :

« Ainsi va la fortune, à la guerre comme dans la politique, comme partout en ce monde; monde agité, théâtre changeant, où le bonheur et le malheur s'enchaînent, se succèdent, s'effacent, et ne laissent, après une longue suite de sensations, que néant et misère !  »  (Thiers, His du Cons. et de l'Emp., t. IX, liv. 31, p. 162.)

(10) Chant de victoire. - Ce cri des bataillons, Nonnos l'a emprunté dans tout son laconisme à l'Iliade. C'est le péan qu'Achille demande aux jeunes Grecs après la mort d'Hector :

Qu'un péan solennel chante notre victoire! (Bignan.)

(11) Ganyctor. — Pourrait signifier le Jovial. Ce nom figure dans les obscurités qui enveloppent la mort du poète Hésiode. Clymène et Antiphos, fils de Ganyctor suivant Pausanias (liv. IX, ch. 31), s'enfuirent de Naupacte en raison du meurtre d'Hésiode. Voilà tout ce qu'on sait et des fils et du père.

(12) Cléoque. - Cléoque, le joueur de la flûte de Bérécynthe, c'est le Bruyant; et les exploits de Bacchus deviennent aussi l'entretien favori des festins.

Nullisque deest sua fabula mensis,
Ceu modo gemmiferum thyrso populatus Hydaspen,
Eoasque domos, nigri vexilla triumphi
Liber, et ignotos populis ostenderet Indos.

(Stace, Théb., liv. VIII, v. 238.)

(13) La complainte de Méduse. — La complainte de Méduse s'exécutait sur la flûte libyque, sorte d'instrument guerrier dont Pindare nous raconte ainsi l'origine : « Après avoir fait surmonter de tels dangers au héros qu'elle chérit (Persée), la vierge inventa l'harmonie des flûtes réunies, pour imiter avec les instruments les bruyants sanglots d'Euryale et de ses terribles gosiers.  La déesse créa le mode, et, pour le livrer aux  mortels, elle unit des roseaux à un airain aminci ; puis elle le nomma le chant des mille cités ; et c'est le son glorieux qui appelle les peuples au combat. » (Pind., Pyth., XII.)

(14) Le roi Molée. - Ici (vers 236) se trouvait dans la première édition de Nonnos un certain roi Molée qui a donné quelque distraction à WincheImann, dans la description d'un bas-relief du Capitole : et pourtant l'impitoyable Cunaeus avait depuis longtemps déjà, dans son commentaire, détrôné fort à propos ce roi usurpateur. Forse, dit l'archéologue allemand qui écrit si bien l'italien, il prigionere aggraziato rappredenta quel Modeo che Nonno lice da Baccho instituto re degli Indiani. (Monum. ined. Mus. Cap., T. IV, p. 183.) Maintenant que l'édition de Graëfe a rétabli le texte grec sur ce point imporant, Molée a disparu.

Mais, puisqu'il s'agit de sculptures, c'est au titre même des Dionysiaques qui nous occupe et au vers 76, que se rattachent un autre bas-relief appartenant à madame la comtesse de Laval à étersbourg, quand Graëfe le dessinait, et une pierre précieuse de la collection des antiques de Vienne. Tous les deux font voir Dériade armé de son bouclier et de sa lance, s'affaissant sous la vigne que lui présente Bacchus.

(15) L'Imaüs. — La différence que Nonnos établit entre ces deux chaînes de montagnes est à remarquer, et pourrait aider à éclaircir les obscurités de la géographie antique sur ce point. L'Imaüs de Strabon, contesté par Pline, est une prolongation du Taurus vers la mer Orientale. L'Imaiüs de Ptolémée va jusqu'à la mer Glaciale, et coupe la Scythie en deux parts.

(16) L'Émodus. — L' Emodus est encore un embranchement, ou plutôt un surnom antique de ce même Taurus, la plus haute montagne du monde, suivant Denys le Périégète, ce qui désigne suffisamment l'Himalaya. « Qui pourrait dire tous ses noms ! » s'écrie le poste géographe ; « il n'a pas reçu une désignation unique; il a une appellation pour chacun de ses versants.  »

Τίς ἂν πάντ' οὐνόματ' εἴποι;
Οὐ μὲν ἐπωνυμίαν μίαν ἔλλαχεν, ἀλλ' ἐν ἐκάστῃ
Οὔνομ' ἔχει στροφάλιγγι
. (Dion. Per., v. 847.)

Le Périégète, pour le remarquer en passant, a résolu le problème difficile d'encadrer d'hexamètres harmonieux les noms et les notions géographiques. C'est de lui et de Nonnos que Politien a dit:

Pingit et exiguis totθm Dionysius orbem
Terrarum in tabulis, sed non et proelia Bacchi
Nonnus in exigua potuit contexere tela.

(Polit., Ambr. Sylva.)

Quoi qu'il en soit, l'Imaüs, chez Nonnos, se couvre des forêts qui nourrissent les éléphants, et l'Émodus est la colline pierreuse dont les grottes naturelles cachent les lions.

(17) Les roseaux embaumés. — Ces roseaux odoriférants que l'armée de Bacchus rapporte en Grèce, voici comment M. de Chateaubriand en a parlé :

« Tels se montrent aux yeux du voyageur les champs superbes de l'Indus, les riches vallées de Delhi et de Cachemire, rivages couverts de perles et parfumés d'ambre, où les flots tranquilles viennent expirer aux pieds des canneliers en fleurs. »  (Les Martyrs, liv. III.)

(18) Les oiseaux aux formes variées .— Par ces oiseaux aux formes variées, Nonnos entend sans doute les perroquets, et mieux encore le paon.

« Ce sont les Indes orientales, » dit Buffon, « c'est le climat qui produit le saphir, le rubis, la topaze, qui doit être regardé comme son pays natal.  »  

C'est à peu près ce que je lisais en sixième dans deux jolis vers de Phèdre, poète qu'on a si grand tort de ne pas relire quand on a cessé d'être écolier :

Nitor smaragdi collo praefulget tuo,
Pictisque plumis gemmeam caudam explicita. (Liv. III, ch. 18.)

Les paons, dit Élien, furent apportés en Grèce par les Barbares; Alexandre les admira dans les Indes, et défendit sous des peines sévères de les tuer; et, à Rome, Hortensius (serait-ce le grand orateur ?) fut déclaré coupable pour en avoir mangé le premier. (Éli, Hist. des anim., liv. V, c. 24.)

Au moment où nous allons, avec notre poste, prendre congé des Indiens, et au sujet de leurs oiseaux aux formes diverses, nous remarquerons que l'Inde était le pays le plus approprié au génie de Bacchus et le mieux indiqué à ses conquêtes, s'il est vrai, comme l'affirme un certain Palladius, Galate suivant les uns, Gaulois suivant les autres (on ne dit pas de quelle province), « que la vigne y portait en même temps des fruits à peine formés et d'autres parfaitement mûrs, de manière à y créer des vendanges perpétuelles.  »  Mais peut-on ajouter foi à ces récits d'un auteur crédule ou enthousiaste qui, un peu plus loin, dit : L'eau dans les Indes est tellement chaude qu'à peine sortie de la source elle bout dans les vases où on la contient ? Puis viennent les dragons longs de soixante et dix coudées, et enfin l'animal Odonto, roi ou tyran du fleuve, lequel avale tout entier, et sans le mâcher, un éléphant, ἐλέφαντα ὁλόκληρον καὶ ἀκέραιον καταποεῖν δύναμενον. (Palladius, de Pop. Ind. et Bragm.)

(19) Récits de la campagne guerrière. — Les troupes de Bacchus, qui oublient les fatigues de leurs campagnes en allant les raconter chez eux, me font souvenir de ces deux jolis vers de Claudien :

Miratur sua quemque domus, cladesque renarrant
Ordine, tum grata referunt miracula belli.

(Cl., de Bell. Get., v. 621.)

(20) Astérios. — Astérios est ce fils de Minos et d'Androgénie, que le dénombrement du treizième livre (vers 245) destine déjà à porter les lumières de la Crète chez les Barbares de la Colchide. C'est aussi ce parent de Bacchus que désigne le vers 385 du trente-cinquieme chant; car Minos, étant fils d'Europe, soeur de Cadmus, Astérios et Bacchus, fils de Sémélé, étaient cousins issus de germaine. C'est ce qui appert quant au point généalogique. Ici Astérios fuit devant la seconde femme de son père, Pasiphaé, et ses nombreux enfants mâles, Deucalion, Glaucos, Catrée, frères d'Hécale, Adriadne, Xénodice, Phèdre, etc., dynastie royale de la Crète primitive. Il va s'établir aux bords du Phase, situés sous la partie de la sphère correspondante à la constellation du Taureau, autre nom de son père Minos, le Minotaure.

« Il y a, » dit Etienne de Byzance, « auprès du Caucase une ville indienne, nommée Astérousie, d'une colonie de Crétois qui y fut envoyée. » Ἰνδικὴ Ἀστερουσία κέκληται.

Voilà tout ce qu'on sait sur la légende que Nonnos a mise en oeuvre, et dont on ne trouve de traces que chez lui.

(21) La bataille des Amazones. — Deux fois Nonnos a effleuré le sujet de la guerre des Amazones (ch. (XXVI, v. 330, et ici); mais il ne semble en avoir fait mention qu'afin qu'on ne puisse pas lui reprocher d'avoir omis l'un des triomphes de son héros ; et le vers qu'il lui consacre, le même en ces deux occasions, il l'emprunte, à peu de chose près, à l'hymne à Bacchus que nous lisons dans la Thébaïde :

Aeternis potius me, Bacche, pruinis
Trans et Amazoniis ululatum Caucasou armis
Siste ferens.

(Stace, Théb., l. IV, v. 394.)

(22) La pourpre de Tyr. -  « Il ne sera pas hors de propos, » dit Politien, « d'expliquer ici

« comment fut inventée la pourpre, soit pour l'intelligence d'un passage du poète grec, Nonnos, soit pour en faire connaître la charmante fable que n'ont pas racontée les Latins.  »  (Miscell., ch. 12.)

Ici je quitte Politien pour le récit que Pollux adresse à l'empereur Commode :

« Comme je ne veux pas vous fatiguer sans cesse d'enseignements d'une seule nature, je vais vous dire l'origine de la pourpre. Les Tyriens prétendent qu'Hercule s'éprit chez eux d'une nymphe indigène, qui se nommait Tyro. Un chien, comme c'était l'antique usage, suivait Hercule; car vous savez que les chiens accompagnaient les héros jusque dans les assemblées. Le chien d'Hercule, ayant aperçu une pourpre ramper sur un rocher et s'avancer hors de sa coquille, en saisit la chair avec les dents; puis la mangea. Le sang couvrit les lèvres du chien de rouge le plus vif. Quand la nymphe, à l'arrivée du héros auprès d'elle, vit le chien dont les lèvres se teignaient de cette nuance inaccoutumée, elle déclara à Hercule qu'elle lui refuserait son amour, s'il ne lui donnait des vêtements plus éclatants encore que les lèvres de ce chien. Hercule retrouva le coquillage, en recueillit le sang, donna à la jeune fille le présent qu'elle souhaitait ; et il passa à Tyr pour être l'inventeur de la pourpre.  »  — « La pourpre,  » ajoute Pollux, et il semble revenir ainsi à Hercule Astrochiton, « aime surtout à se mêler au soleil ; quand ses rayons la pénètrent, la couleur jette un éclat plus ardent, et semble s'illuminer d'un feu venu d'en haut.   » ( Pollux, Onom., liv. I, c. 4.)

Avant la pourpre de Tyr, Nonnos vient de citer la toile de Babylone, l'art d'Arachné. « Ne voyez-vous pas,  »  dit saint Jean Chrysostome, « que l'abeille nous est si chère et si honorée, non pas sans doute parce qu'elle est laborieuse, mais parce qu'elle travaille pour les autres. L'araignée, au contraire, prend de la peine et use sa vie à tendre sur nos murs des fils qui surpassent toute l'habileté des femmes; et cependant c'est un insecte méprisé, parce que son oeuvre ne nous est bonne à rien. Tels sont les hommes qui ne se fatiguent et ne s'occupent que pour eux-mêmes.  »  (Homélie XII ).

Quel charme dans cette morale, et que de grâces dans ces paroles ! Mais quoi ! tout se trouve dans saint Jean Chrysostome. Et ne voilà-t-il pas que l'autre soir, comme je revenais du Cirque des Champs-Élysées, les yeux tout étonnés encore de ces deux frères dont l'un joue au bout d'une longue perche que l'autre porte à sa ceinture, je lisais ceci :

« Quelques-uns placent sur leur tête une perche qui s'y tient comme un arbre enraciné en terre; mais ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'au haut de la perche on voit s'ébattre de petits enfants. Celui qui porte la perche sur son front ne se sert ni de ses mains ni d'aucune autre partie de son corps pour la soutenir ; et pourtant elle demeure inébranlable.  »

Le saint archevêque de Constantinople a tout connu : les tours de force du corps, les abus de la pensée humaine, les spectacles de son siècle, les méditations de la solitude, les dangers du monde, les merveilles de la nature, comme les faiblesses du coeur; et son éloquence a su tirer parti de ses observations physiques autant que de son intuition spirituelle et de sa perspicacité.

(23) Le coquillage de la pourpre. — « Ce coquillage est le murex brandaris; il contient dans une poche particulière une liqueur blanche et laiteuse, qui s'oxyde au contact de l'air et de la lumière, et passe par toutes les nuances du vert pour se fixer définitivement au rouge chatoyant, plus ou moins foncé, suivant les espèces de murex.  » ( Docteur T. D. L Revue scientifique. )

La pourpre, sous l'émail d'un faible coquillage.
A vainement caché sa brillante couleur ;
De l'écaille brisée elle sort en liqueur,
Et son sang répandu sur une laine obscure
Des rois de l'Orient va former la parure.

(Esménard, Navig., ch. I.)

Enfin un poète latin du douzième siècle, qui sous le règne de Henri II, en Angleterre, a chanté la guerre de Troie, fait remonter jusqu'à elle la merveille du murex, dans ces singuliers vers :

Tunc primum bellis rubuit mare. Sanguinis illas
Murex hausit opes, quas nondum oblitus in annos
Praesentes meminit, regumque expendit in usum.

(Iscanus. De Bell. Troy., lib. I, v. 368.)

(24) Tyr semblable à une jeune fille. — Certes c'est là une élégante image rendue en beaux vers. On y reconnaît bien encore la nymphe Tyro; mais cette fois elle s'associe à Neptune. Tyr, a dit un poëte arabe, est une sultane couchée sur la rive parmi les fleurs, et dont les pieds jouent sur les flots.

Je ne puis me refuser le plaisir de répéter ce que notre célèbre critique, M. Sainte-Beuve, si passionné et pourtant si juste appréciateur de la poésie grecque, a pensé de ce tableau : « Dans un autre poème ancien,  »  dit-il  «  les Dionysiaques ou Gestes de Bacchus, par Nonnos, au livre 40e), on possède, en effet, une description de Tyr, de cette île rattachée au continent, toute pareille à une jeune fille qui nage, offrant au flot qui la baigne sa tête, sa poitrine, ses bras étendus, et appuyant ses pieds à la terre. Là seulement, est-il dit, le bouvier est voisin du nocher, et le chevrier s'entretient avec le pêcheur : l'un joue de la flûte au bord du rivage, tandis que l'autre retire ses filets. La charrue sillonne les flancs tout à côté de la rame qui sillonne les flots : La foret côtoie la mer, et l'on entend au méme lieu le retentissement des vagues, le mugissement des boeufs, et le gazouillis des feuilles. C'est le voisinage du Liban qui amène ce concours, cette harmonie parfaite des diverses scènes de la marine et du paysage.  »  (Sainte-Beuve, Méléagre. 1845.)

(25) Les brises du Liban. — Les brises du Liban font le charme du séjour des villes qui se sont couchées à ses pieds sur la rive occidentale, bien plus pour profiter de ses bienfaits que pour en défendre les abords. — Voici comme j'en jouissais à Sidon, en Phénicie :

« Le soir, quand la brise commençait à souffler, je venais m'établir avec le consul français sur le toit aplati du couvent de Terre-Sainte. On y étendait quelques tapis : et, couchés sur ces divans portatifs, nous passions des heures entières à considérer les barques des pécheurs, la rade, l'écueil de Fakhr-el-din, les chitines de la grande montagne qui se prolonge vers Antioche et Ptolémaïde, enfin, la vaste plaine des  mers et les voiles rares qui blanchissaient au loin. La nuit même ne pouvait nous arracher à notre contemplation ; sous ce beau ciel de Syrie, l'air est si pur, le vent si frais, les étoiles si brillantes !  » (Souvenirs de l'Orient, t. I, p. 390.)

(26) Le dieu Garros. — Cette invocation de Bacchus à Hercule Astrochiton fait du Soleil le symbole unique de toutes les religions de l'antiquité; c'est un des passages les plus curieux des Dionysiaques. Il est fort supérieur à l'Hymne au Soleil d'Orphée ; et en le comparant avec l'hymne de Proclus, tout rempli d'idées et de prières chrétiennes sous une forme mythologique, il prouve que ce dernier hymne est fort postérieur au poème de Nonnos : ce que, du reste, le fameux philologue God. Hermann affirme formellement. Il faut remarquer ici le mot Gamos, devenu pour la première fois dieu allégorique. C'est l'union imaginaire, née des songes de l'amoureux Jupiter.

« C'est cet entrelacement indivisible, cette fusion des éléments que ceux qui écrivent sur les choses divines nomment communément Gamos; Timée appelle la Terre, la première épouse ; et le prenier Gamos ou le premier de tous les mariages, son union avec le Ciel, Uranus.  »  (Proclus, in Tim., liv. II, p. 293 ).

C'est ainsi que Proclus explique le mot Gamos dans ses commentaires sur le Timée ; et quoique ce terme se répète assez fréquemment chez les poètes grecs, on ne le rencontre nulle part ailleurs, sous sa divine acception.

« Cet hymne est un morceau précieux sur le Soleil,  a dit Dupuis, et il est bon de le consulter en original. On y remarque la multiplicité des noms donnés à cet astre, tels que ceux de Bélus, d'Esculape, d'éther différemment nuancé.  » 

(Dupuis aurait mieux fait de traduire par éther constellé) ; « enfin d'Astrochiton ou de dieu vêtu du manteau étoilé de la nuit.  »  -

« Cet hymne, » ajoute Nic. Show, savant archéologue danois, dans un discours prononcé en 1807 à l'université de Copenhague, « nous le croyons tiré des Mystères dionysiaques, et il est bien digne d'attention par le jour qu'il répand sur les oeuvres les plus élégantes de l'art antique. II explique merveilleusement un grand nombre de bas-reliefs où l'on voit ou Hercule seul avec Bacchus, ou Bacchus avec sa suite; car Hercule y est l'Hercule de Tyr ou l'Hercule phénicien, symbole du soleil : et l'on peut observer que tous les bas-reliefs et les monuments de cette nature qui nous sont parvenus appartiennent à une époque de sculpture plus récente. » (Nic. Schow, Disc. Anniv., 1807.)

J'ajoute que le nom d'Hercule, que Nonnos appelle ici roi du feu, ἅναξ πυρός, se retrouve dans le mot hébreux harac, qui signifie brûler.

On remarquera encore la Lune qui pompe les rayons du Soleil pour en créer ses rosées. N'est-ce pas le beau passage de Milton, où l'archange Raphaël explique à Adam le système de la nature?

Of elements
The grosser feeds the purer; earth the sea :
 Earth and sea feed air, the air those fires.

(Par. per., liv. V, v. 417.)

(27) Hymne au soleil. — Rien de plus curieux que de confronter cette belle apostrophe de Nonnos à Hercule avec l'hymne que Martianus Capella, dans un latin déjà corrompu, quand le grec conservait encore sa pureté, adresse au Soleil par la bouche de la Philologie. Le voici :

« Sublime puissance d'un père inconnu, ou son principe, ardeur qui rends sensible, source de l'âme, origine de la lumière, règne de la nature, dieu et preuve de la divinité, oeil du monde, splendeur de l'éclatant Olympe; toi à qui seul il est permis de voir ton père par delà les cieux, et de contempler l'Être suprême. Le cercle de l'air t'obéit ; et dans ton immense mouvement, tu règles la marche des globes; car, dans la voie intermédiaire que tu parcours, tu donnes aux immortels la température qu'ils aiment, puisque tu rassembles et rapproches pour eux les constellations consacrées aux dieux, et que tu imposes tes lois à leur carrière. A toi seul appartient de te mouvoir dans un cercle quadruple, et dans un nombre et un ordre parfaits, puisque tu fais nature et ramènes les quatre saisons. Le Latium te nomme soleil, parce que seul, après ton père, tu atteins  le faite de la lumière; il veut que ta tête sacrée se pare de douze rayons d'or, parce que tu crées a autant de mois et autant d'heures. Il dit que tu guides quatre coursiers ailés, parce que seul tu sais diriger l'attelage que te livrent les quatre éléments ; comme tu dissipes les ténèbres et fais reluire ce qui est dans l'azur des cieux, on t'appelle Phébus, toi qui révèles les secrets de l'avenir et trahis les crimes de la nuit. Le Nil te vénère sous le nom du libéral Sérapis; Memphis voit Osiris en toi ; les tribus barbares Mithra, Pluton, ou le cruel Typhée. Tu es le bel Attis, et le divin enfant de la charrue recourbée, Ammon pour les sables de la Libye, Adonis pour Byblos. C'est ainsi que l'univers entier t'invoque sous des noms divers. Salut, véritable image des dieux, et de la figure de ton Père, toi dont trois lettres, formant les nombres huit et sis cents sont à la fois le nom sacré et l'emblème; accorde à nos âmes, ô notre père, de monter vers les choeurs éthérés, et de connaître ce ciel des astres, revêtus nous-mêmes d'une sainte appellation. » ( Mart. Capella, de Nupt. Mer. et Phil., liv. II.)

On le voit, dans ce trophée dressé en l'honneur du Soleil, qui s'enrichit des inspirations d'Orphée et de Nonnos, tous les cultes figurent à la fois ; c'est comme un tableau d'attributs mythologiques. C'est d'abord le regard éternel de la religion orphique (αἰώνιαον ὄμμα) ; puis l'idée néo-platonicienne, et l'étymologie latine du soleil, consacrée par Varron et Cicéron. Les mathématiques, si avancées alors dans le goût du siècle, y fournissent leurs traits : les mythes du monde éclairé on barbare y sont rappelés. La sublime Trinité y pi-rait en vers concis, couronnée de cette syllabe ineffable, symbole de Jéhovah, que le poéte cache sous une périphrase chiffrée, et que nous voyons encore rayonner sous des caractères hébraiques dans le fond de nos églises, au centre d'une auréole d'or, Enfin le chant hymnique meurt sur une aspiration toute chrétienne vers la récompense d'une vie sainte, les splendeurs du ciel.

(28) Accueil d'Hercule. - Alexandre, comme Bacchus, voulut sacrifier au dieu protecteur de Tyr qu'il croyait aussi le chef de sa race. Herculi, quem præcipui Tyrii colerent, sacrificari velle se dixit. Macedonum reges credere ab illa deo ipsos genus ducere. Plus bas, Astrochiton tend sa main hospitalière à Bacchus (v. 415); et ce geste, plus anglais qu'oriental, est aussi dans Quinte-Curce : At ille, haudquaquam rudis tractandi militares animos speciem sibi Herculis is somno oblatam esse pronuntiat, dextram porrigentis. (Quint. Cur., l. IV, c. 1.)

(29) Les roches Ambrosies. — Voici, sur les roches Ambrosies ou immortelles, une curieuse glose, extraite d'un auteur peu connu :

« Les Phéniciens fondèrent Cadix, et y laissèrent les marques de l'antique culte d'Hercule Tyrien, et même des colomnes Herculiennes, lesquelles j'estime avoir esté dressées (si c'estoient colomnes en effet, ou nommées colonnes, si c'estoient deux montagnes) en mémoire des colomnes ou roches Ambrosiennes, qu'ils y avaient laissées en leur pays, dignes d'une singulière vénération pour avoir été affermies par le dieu des Tyriens Astrochiton, qui n'eut autre qu'Hercule, de flottantes qu'elles estoient. Nous devons la description de cette merveille à Nonnos (liv. XL), qui est le seul autheur que je sache qui en ait parlé, et l'authorité à une médaille de l'empereur Gordien le jeune, que je  vous faits voir icy, et laquelle j'estime estre la plus rare qui se voye dans le cabinet plus curieux du sieur Hautain, duquel j'ay ci-devant parlé. » ( Suit la gravure des cieux faces de la médaille.) « On voit l'olivier de Nonnos, l'autel en forme de calyce avec du feu dessus. Au-dessous la conque de la pourpre, ou celle du Nautilus, vu que Nonnos parle de ces deux petits poissons conchylieux. Que si cette médaille n'eut point esté rencontrée, ce poëte courait fortune d'estre pris pour avoir teint de luy-mesme, tout ee qu'il en rapporte; car il est taxé par les critiques pour dire beaucoup de choses nullement vray semblables, ou peu judicieusement controuvées; néantmoins, la vérité est qu'il est fort docte, relevé et très-ingénieux, plein de fougues poétiques et curieux, bien que non fort judicieux. Du reste, il nous apprend beaucoup de choses que luy seul se trouve avoir dites et remarquées.  »  (Jean Tristan, gentilhomme ordinaire du roi, Comm. hist., t. I, p. 491.)

Il faut en convenir, ces gentilshommes, quand ils se mêlaient d'archéologie, savaient approfondir la science aussi bien que des antiquaires de profession.

(30) Prodiges des îles Ambrosies. — Ici le poète s'égare à plaisir dans les détails du prodige, et il ne lui a pas fallu moins de vingt vers hexamètres pour expliquer que l'aigle et le serpent vivent en bonne intelligence, et que l'olivier, le feu et la poupe ne se nuisent en rien.

Tout ce pompeux amas d'expressions frivoles
Sont d'un déclamateur amoureux de paroles.

Et cependant, même en ceci, Nonnos marche appuyé sur une légende. Un ancien oracle que rapporte Achille Tatius désignait Tyr par ce vers :

Ἔνυ' Ἥφαιστος ἔχειν χαίρει γλαυκῶσιν Ἀθήνην.

 « Là Vulcain aime à s'unir à Minerve aux yeux bleux. » — Et le romancier grec fait expliquer ainsi l'énigme par un de ses personnages tyriens. -  « Minerve et Vulcain signifient l'olivier et le feu, qui, chez nous, vivent ensemble. Car nous avons un endroit dont l'enceinte est sacrée, où un olivier produit les plus beaux rameaux : le feu y grandit avec lui, multiplie au milieu des branches une sorte de flamme, et favorise de sa cendre la croissance de l'arbuste. De là l'amitié du feu et de l'arbre : ἔνθα πυρὸς φιλία καὶ φυτοῦ,  Amours de Clit. et de Leuc.., liv. II.)

(31) Le lest des abeilles. — « Quand le vent est grand,  » dit Aristote, « les abeilles portent avec elles un caillou pour se lester contre ses souffles. Ὅταν δ' ἄνεμος ᾖ μέγας, φέρουσι λίθον ἐφ' ἑαυταῖς ἕρμα πρὸς τὸ πνεῦμα (Aristote, Histoire des animaux, v. IX, ch. 4.)

Et saepe lapillos
Ut cymbae instabiles fluctu jactante suburram.

(Virgile, Géorg., l. IV, v. 196.)

Et souvent dans son vol, tel qu'un nocher prudent,
Lesté d'un grain de sable, il affronte le vent. (Delille.)

(32) Abarbarée.— Je m'imagine avoir retrouvé, dans les trois fontaines signalées par Nonnos, les trois rivières que j'ai vues s'échapper ensemble du puits du Liban, arroser à côté l'une de l'autre les campagnes désertes de Tyr, puis se perdre dans la mer. Abarbarée, homonyme de la Naïade phrygiennne, mère du fleuve OEsèpe. (Homère, Il., VI, 22.)

(33) Callirhoé. — Callirhoé, aux beaux courants.

(34) Drosère. — Drosère, la Rosée.

Qu'on me pardonne de citer encore la page de mes Souvenirs de l'Orient, qui en renferme la description :  

« Je visitai scrupuleusement ces merveilleuses fontaines qu'on appelait autrefois et qu'on appelle encore de tous les noms anciens et modernes qui indiquent l'abondance des eaux. Callirhoé, Mégalobrisi, etc.; c'est aussi ce puits d'eaux vivantes qui accourent des sommets du Liban, dont m'avait parlé l'archevêque de Tyr. Un grand bassin, entouré jadis de portiques, aujourd'hui entièrement dégagé de constructions, contient cette eau pure et profonde; les bords en sont fort élevés au-dessus du sol, et on y monte par des degrés pratiqués de trois côtés. Ce bassin présente ainsi une coupe de forme octogone, large de plus de soixante pieds, construite de gros quartiers de pierre, qu'unit et  recouvre un indestructible ciment. Les eaux qui arrivent invisiblement du fond de cette coupe sont tellement abondantes, que ce qui s'en échappe par trois canaux différents donne naissance à trois rivières, dont deux portent bateau dès leur ori:;ine. Elles se rendent toutes à la mer, éloignée d'une lieue environ, et elles fertilisent dans leur cours les plus vertes prairies. Ce grand réservoir des ondes du Liban appartenait, suivant la tradition, à un palais de Salomon, situé sur cette éminence; on le nomme encore le puits de Salomon, mais on le connaît plus particulièrement dans le pays sous le nom arabe de Ras-et-Ayn, la tête de la source.  » (Souv. de l'Orient, t. 1, p. 407.)

(35) L'Amour, né de l'onde. — L'Amour, issu des eaux, n'est pas ici le fils de Vénus, fille de la Mer. pros nous livre une généalogie qu'il a puisée dans les systèmes mythologiques rudimentaires. II se donne pour fils de Thalassa, la Mer, et d'Ouranos, le Ciel, ou, si l'on veut se rapprocher de l'hellénisme, pour fils de Vénus, l'écume des ondes, et de Jupiter, le maître des airs.   

« L'Amour,» dit Platon,  « est, parmi les dieux, le plus ancien et digne de tout honneur. La preuve, c'est qu'aucun poète ou aucun autre écrivain n'explique son origine.  »  Platon..Symp., p. 178.)

Rien n'est plus obscur en effet :

« Quant à la famille et généalogie d'Amour, elle n'est pas constante ni accordée entre les autheurs. Sapphon dit qu'il est fils de Vénus. Hésiode tire son origine du Chaos et de la Terre. Orphée dit qu'il apparut et s'éclouit hors le Chaos, et pour cet effect, il l'appelle Phanète. Simonidle lui donne pour père et mère Mars et Vénus. Les autres le font enfant de l'Air et de la Nuict; et quelques-uns du vent Zéphyr et du Discord.  »  (Richelet, Commentaire sur les sonnets de Ronsard.)

— « Non, ce n'est pas pour nous seuls, comme nous l'avions cru jusqu'ici, ô Nicias, qu'est né cet enfant, quel que fat jadis le dieu son père. »

Οὐχ ἁμῖν τὸν Ἔρωτα μόνοις ἔτεχ', ὡς ἐδοκεῦμεσ,
Νικία, ᾧ τινι τιοῦτο θεῶν ποκα τέκνον ἔγενετο
. (Théocrite, Id. XIIΙ, v. 1.)

Et pour clore toutes ces généalogies embrouillées, par une gracieuse image, voici comment s'exprime André Chénier :

L'Amour aime les champs, et les champs l'ont vu naître :
La fille d'un pasteur, une vierge champêtre,
Dans le fond d'une rose, un matin de printemps,
Le trouva nouveau-né !
(Élégie X.)

Je le répète, à propos de tant de doctrines allégoriques sur Éros, je n'ai point poussé assez avant dans ses mystères de la mythologie comparée, soit pour opposer à la création homérique de Wolf les origines historiques d'Évhémère, soutenues par Fréret, pour faire battre ensemble le symbolisme oriental de Creuzer, toujours un peu confus, malgré les savants efforts de M. Guigniaut, soit le culte grec indigène d'Off. Müller; je ne sais de la Fable que ce qu'il m'en faut pour la compréhension de mon auteur; et il m'a semblé que de profondes dissertations religieuses ou philosophiques seraient mal placées à la suite d'un poème où dominent la fantaisie de l'imagination et l'art du langage.

Éros, on vient de le voir, nomme au premier rang de ses victimes Clymène, la Célèbre, et ce n'est pas ici la mère de Phaéthon, mais bien l'amante de Neptune. Ce nom s'applique dans l'Iliade à trois personnages distincts, ainsi qu'à beaucoup d'autres dans la mythologie, où jamais Clymène n'a été Naïade, mais bien Néréide ou Océanide.

(36) Le manteau étoilé. - Je ne quitte pas encore le gentilhomme ordinaire de Louis XIII, Tristan, sieur de Saint-Amant et du Puy-d'Amour, escuyer ; il va me prêter une de ses réflexions pour égayer la fin de ce chant, qui me paraît un peu sérieux :  

« Le poète dit qu'Astrochiton donna une ceinture d'estoiles à Bacchus; ce qui me fournit une gaillarde imagination, qui est, qu'il me semble que, donnant à ce dieu des ivrognes cette ceinture pleine de tant de feux, il alluma sa substance de cette vertu ignée et bouillante que nous voyons à présent remplir d'ardeur les reins de ses favoris et suivantes, et leurs yeux de feux et d'estoiles.  »

Encore un mot sur ma traduction, à la fin de ce chant qui a particulièrement exercé ma patience. J'y ai surtout cherché à naviguer entre deux grands écueils : l'interprétation trop exclusivement littérale, qui est une sorte de culte superstitieux du fond, au mépris de la forme; et l'imitation lointaine, ou la périphrase. Je n'ai pas cru pouvoir prendre sur moi, en cette occasion, les conseils d'Antiphane le comique :

« Approuverais-tu qu'on dise la transpiration des fontaines de Bacchus?  — Non, sois plus court, et dis du vin. — Ou bien l'humide rosée des sources ? — Non, dis de l'eau tout bonnement.  »

A. Βρομιάδος δ' ἰδρῶτα πηγῆς; B. οἶνον εἰπὲ συντεμών.
A. Λιβάδα νυμφαίαν δροσώδη; B. παραλιπὼν ὕδωρ φάθι. (Antiph., Fragm d'Arcas.)

En d'autres termes, j'ai voulu, sans m'assujettir constamment au mot à mot, mais sans jamais ajouter à la pensée du poète ou en retrancher, lui laisser toute sa manière, et son coloris même quand il est exagéré.