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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXVIII.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES.

 

CHANT VINGT-HUITIÈME

 


Parcourez le vingt-huitième livre, et vous verrez se multiplier la brûlante attaque des Cyclopes.


Ainsi, cette armée si diverse se portait à la rencontre des Indiens qui marchaient en troupe. L’un monte sur les chars des panthères mouchetées et le dirige rapidement vers la mêlée à l’aide de l’aiguille de son thyrse; l’autre, attelant au joug montagnard les lions de l’Érythrée, qui frémissent sous le harnais, en guide un couple formidable. Celui-ci attaque hardiment les rangs des noirs Indiens, et s’amuse, immobile sur le dos d’un taureau sans frein, à le chasser sur eux; celui-là se lance sur les reins de l’ourse de Cybèle, fond sur l’ennemi, fait tournoyer le thyrse vineux, et met en fuite les conducteurs des éléphants aux larges jambes. Un satyre, hôte des collines, se sert d’une lionne comme d’un coursier, et s’y assoit en passant les jambes d’un côté et de l’autre de sa croupe. Enfin, un guerrier se présente en face de l’ennemi avec son lierre pourfendeur; il ne porte ni épée, ni bouclier arrondi, ni lance sanglante de bataille, il se contente de brandir des feuillue enroulées, et il immole un soldat chargé d’airain avec un mince rameau. Le roulement du tonnerre retentit et remplace la flûte; les silènes jettent de grands cris, et les bacchantes se préparent au combat en plaçant sur leur poitrine la nébride en guise de cuirasse.

Les Indiens répondent par leurs clameurs. Le fifre barbare de Bellone résonne, réunit et excite les guerriers. Les bandelettes heurtant les casques, la cuirasse les peaux de chèvre. Contre les lances se dresse le thyrse. Les cnémides s’opposent aux cothurnes et les balancent. Les boucliers des guerriers dont les rangs se touchent, s’appuient l’un sur l’astre, le fantassin sur le fantassin; et sur les têtes à la haute aigrette, le casque des Pélasgiens presse le casque de Mygdonie (01). Bellone s’anime des chants mystiques de Bromios. Les divines cymbales bruissent, rassemblent la troupe et la conduisent au combat; le clairon répond à la musette, mêle le sang aux libations et la mort à la danse.

La mêlée s’engage implacable; car Phaunos et Aristée dirigent ensemble le même assaut. Etaque les sa- compagne : il porte sur ses épaules un merveilleux bouclier d’airain dont le cercle est ciselé des plus riches ornements qu’ait jamais produits l’enclume de Lemnos; et ses exploits sont dignes de Jupiter son père.

La première ligne des combattants a des fortunes diverses: l’un s’élance en l’air dans les bonds de la ronde bachique; l’autre gémit en tombant; celui-ci bat la terre de ses pieds, comme un tambourin; celui-là palpite sous sa blessure; un troisième gambade en l’honneur de Lyéos (02). Un guerrier jette des cris belliqueux et célèbre la lance de Mars, un autre le festin de Bacchus.

Alors, bien avant les autres, appuyé légèrement sur un pied, Phalénée (03) lance son dard contre Dériade, et touche l’infrangible tunique de fer; la pointe mortelle n’atteint pas ce vaste corps, mais elle le dépasse et s’enfonce dans le sol. Le puissant Corymbase (04), dans sa fureur, se jette en avant, car il a vu l’attaque dirigée coutre Dériade; il frappe de son épée le guerrier tout courant, fend le milieu du gosier, lui tranche le cou; alors, baigné de sang et privé de son cimier, Phalénée tombe décapité sur la terre.

Autour de lui la lutte s’engage et varie, Dexioque (05) effleure de son fer le sourcil de Phlogios (06), et frappe le rebord du casque qu’il divise en deux parts. Celui-ci s’effraye, se retire à petits pas, et se cache sous le long bouclier de son frère; comme Ajax recevait sous le bouclier aux sept peaux de bœuf Teucer, né du même sang, l’archer destructeur des générations dardaniennes, et couvrait ainsi le frère qui combattait avec lui sous cet abri paternel. Aussitôt Corymbase tire du fourreau son épée, et du tranchant il fait tomber d’un seul coup la tête de Dexioque. Clytios (07), un chef de fantassins, se précipite furieux autour du cadavre palpitant; et dans son intrépide rapidité, il lance aussitôt contre Dériade un dard que Junon détourne, car elle hait Clytios et Bacchus, l’exterminateur des Indiens. Mais le fougueux capitaine n’a pas perdu ses efforts il a percé l’immense gorge de l’animal invincible, et tué le grand éléphant qui portait le roi. Le monstre, dans ses souffrances, ébranle tout entière la litière assujettie à sa noire encolure; il tourmente l’oblique mâchoire qui prolonge son visage, et met en pièces ses harnais ensanglantés; son conducteur insinue promptement un glaive sous le joug solidement affermi, coupe les courroies qui l’attachent à la croupe; et Célène (08) diligent cocher, amène de la vaste crèche un autre éléphant qu’il attèle, et sur lequel il remonte.

L’espoir d’une victoire si inattendue enfle le cœur de Clytios; il interpelle le meurtrier de Dexioque d’une voix enthousiaste, et lui adresse ce langage injurieux et fatal :

« Arrête-toi, misérable! Corymbase, cesse de fuir, et je t’apprendrai ce que valent les traits des serviteurs de Bacchus. Je vous emmènerai captifs en Phrygie. Cette lance dévastera les cités des Indes. Après ma sanglante victoire, je ferai de Dériade un esclave de Bacchus. Privée de dot et outragée, la jeune Indienne, unie aux satyres velus, verra son premier hymen s’accomplir sur les bords de l’Hermos de Mygdonie (09). »

Il dit; Corymbase s’irrita, et tranche la gorge du Clytios, trop tard avisé, comme il parle encore; la tête bondit dans les airs sous l’élan de la destinée et des gouttes de sang arrosent au loin la poussière.

Corymbase laisse le cadavre se rouler sur lui-même et met en fuite les Silènes; il surpasse tous les Indiens; il en est le plus vaillant après le roi et Morrhée. Il frappe Sébès (10) armé de javelots, au-dessus de la poitrine, et traverse le corps du fer de sa lance; puis il la retire sanglante, et le rejette sur la poudre. Il court sur OEnomane (11); celui-ci s’échappe, aussi prompt que les vents, et se retire d’un pas effrayé dans les rangs de l’armée. Corymbase le voit, le poursuit, et lui enfonce sa lance au milieu des reins. La pointe, violemment poussée, ressort du ventre qu’elle vient de fendre auprès du nombril. Le guerrier, transpercé d’un fer sanglant, se penche aussitôt sur le sol, tombe la tête en avant; et le nuage de la mort éteint ses paupières.

Le prodigieux capitaine ne s’arrête pas. Quatre nobles combattants succombent à la fois sous ses Tyndarios (12), Thoon (13), Antésion (14), et Opités. (15) La terre est jonchée de morts récents; mais ils ne se couchent point sur le visage, ils ne s’étendent point sur le dos; ils gardent en expirant sur le sol leur attitude guerrière. Celui-ci vibrant sa pique, celui-là tendant son arc rapide, comme s’il décochait encore une flèche vers le but. Un robuste cadavre, avide de combats même après la mort, défie du dard inutile les arrêts des Parques; percé de flèches de la tête à l’extrémité des pieds, par des milliers d’archers, il semble brandir encore sa pique; statue dressée de Mars: dans le soldat mourant, ses compagnons considèrent avec épouvante le cadavre du lancier qui tient encore sa lance, et le fantassin inanimé dont le bouclier ne tombe pas

Un Athénien, frappé au bout du bras par un fer impitoyable, voit trancher sa main droite; elle se retourne, danse sous les agiles palpitations de la mort, glisse à peine détachée de l’épaule, sa compagne, qui la soutenait, et humecte de traces brillantes la surface de la poussière; il retire alors de sa main perdue sa longue lance, recommence avec elle à menacer au loin; et sa main gauche qui la brandit allait combattre à la place de l’autre, quand un ennemi s’approche, l’attaque et coupe jusqu’à sa racine cette même main qui tombe à son tour sur le sol. Un jet de sang jaillit contre l’adversaire, et l’arrose au loin de sa rouge rosée. La malheureuse main pirouette dans sa fureur, rebondit sur la poussière dans ses élans; puis, toute sanglante, elle saisit la terre qu’elle pénètre de ses doigts recourbés, et s’y attache fortement par ses liens crochus, ainsi que par sa paume étroitement serrée, comme si elle retenait encore la courroie du bouclier.

Le guerrier s’écrie alors, en versant des larmes belliqueuses: « Ah ! que n’ai-je une troisième main (16) pour accomplir encore des exploits en l’honneur de Tritogénie ! Eh bien! même sans bras, je fondrai sur l’ennemi. Il reste encore cette ressource à ma valeur, et l’on vantera la glorieuse adresse des Athéniens, qui, à défaut des mains, savent briller par leurs pieds même. »

Il dit, se précipite comme la tempête sur les premiers rangs et dirige sur son adversaire un assaut désarmé. Les Indiens étonnés l’entourent; ils se groupent l’un après l’autre autour de cette moitié de soldat; et, seul, il reçoit les coups multipliés des épées qui se succèdent. Enfin, sous tant de traits, c’est à peine s’il tombe, image belliqueuse que devait reproduire Cynégire (17), son compatriote à venir.

Cependant l’infanterie n’est pas seule entamés. La lutte est aussi meurtrière aux cavaliers. L’un s’avance portant la mort à l’autre. L’écuyer s’engage avec l’écuyer, et, soit que d’un premier javelot il traverse le dos du fuyard, soit que de près il frappe la poitrine de son adversaire, il le renverse aussitôt du haut de son coursier sur le sable. Tantôt l’animal, atteint d’une flèche au-dessus du flanc, lance loin de lui dans la plaine son cavalier; tel le véloce Pégase, rival des haleines vagabondes, dans son vol aérien précipite Bellérophon. Tantôt, dans son effroi, un guerrier glisse des reins du cheval sur ses flancs, va toucher la terre tout étendu, s’y appuie en culbutant, et tandis que sa tête frappe et bondit sur le sol, ses pieds reposent encore sur la croupe.

C’est alors que les robustes Cyclopes auxiliaires de Jupiter, enveloppent l’ennemi. Argilipe (18) secoue en l’air, au-dessus des troupes entassées, une torche scintillante; il s’arme de sa foudre terrestre aux pointes de feu et combat avec un brandon. Les noirs Indiens en frémissent; ils tremblent devant cette image de l’éclair céleste et devant ce brûlant capitaine. L’étincelle de cette foudre née de la terre est dardée sur leurs têtes; le cyclope qui vibre des traits ardents et une pique incandescente, vient à bout des javelots et des glaives les plus nombreux. Sa torche est son arc, et l’un après l’autre, de cette flèche embrasée, il consume incessamment les guerriers indiens. Mais de ces mêmes foudres illégitimes, ce n’est pas un seul Salmonée (19) qu’il châtie; il immole plus d’un ennemi des dieux; et à la vue d’un Capanée (20) foudroyé plus d’une Evadné (21) gémit.

Stérope (22) s’est emparé d’un éclair qu’il brandit, pareil â ces éclairs qui reluisent au sein des cieux et dont la lueur, née des ardeurs du soir, s’éteint aussitôt; c’est un produit de l’ardente forge qu’alimente le feu sicilien; il a pour enveloppe une sorte de nuage qui le recèle; il paraît et disparaît sous un double essor, semblable à une lumière aérienne, car le véritable éclair, quand il se montre, éteint sa propre lueur et la rallume tour à tour.

Brontès (23) vient au combat avec ses roulements sonores qui répondent aux coups du tonnerre; à l’aide de quelques gouttes empruntées aux eaux de la terre, il crée dans les airs une humidité factice, éphémère, et, Jupiter illégitime, il produit sans nuage un semblant de pluie.

Le père des dieux sourit au haut des airs en voyait le cyclope l’imiter; car la terre inondée recevait alors sur ses vastes flancs l’étrange pluie, produit de ces vapeurs terrestres, et l’air altéré ne reçoit plus de sa surface dégagée et aride aucune rosée. Puis, quand Brontès l’imitateur abandonne le grondement artificiel du tonnerre, il prépare le trépas des Indiens avec son acier de Sicile; il balance sur ses épaules un marteau qu’il promène en l’air, et dont il brise les têtes pressées des ennemis; frappe leurs rangs noirs de coups cadencée, de même qu’il bat sans cesse et fait résonner la solide enclume de l’Etna.

Bientôt il saisit une roche qui fait la pointe d’un large écueil, et court sur Dériade avec ce glaive de pierre; il lance d’une main vigoureuse le bloc immense contre le roi des noirs qui s’avance vers lui, atteint de cette arme du torrent sa poitrine velue, et la fait fléchir tout entière sous l’énorme rocher qui égale la forme et le poids d’une meule. L’Hydaspe arrache à la mort son fils tout meurtri; ce fier Dériade, languissant sous sa blessure, jette loin de ses mains infatigables sa vaillante lance d’airain, longue de vingt coudées; ses bras tremblants laissent échapper son bouclier; frappé sur le cœur de la pointe du marbre, il respire d’un souffle affaibli, et tombe de toute la hauteur de son char, la tête en avant, comme un grand sapin, dominateur de la colline, tombe et recouvre un large espace de la vaste plaine. Autour de lui accourent en foule les Indiens; ils craignent que le hideux cyclope ne détache encore un autre sommet escarpé de la montagne, et par un second effort n’écrase leur roi sous un trait raboteux, immense, tout pareil à celui du gigantesque Polyphème (24). Au milieu du front du redoutable combattant reluit et éclate la rondeur de son œil unique; à cet aspect du terrible guerrier, les noirs Indiens, saisis d’étonnement et d’épouvante, s’imaginent voir au milieu des cieux la lune olympienne surgir du visage du cyclope fils de la Terre, et briller en son plein, auxiliaire de Bacchus.

Le rude Trachios (25), le colossal Élatrée (26), qui secoue au haut des airs un bouclier semblable à un roc, marche avec son frère, et fait vibrer près des nuages un sapin effilé, glaive de bois avec lequel il tranche les têtes des ennemis.

Euryale (27) fend la presse et poursuit jusqu’au bord de la mer une nombreuse troupe d’Indiens qui s’échappaient; il les accule vers le golfe poissonneux. Là, faisant tournoyer dans les eaux son épée de vingt coudées toute droite, il détruit l’ennemi sur des ondes qui ne connaissent que l’aviron; puis il détache de sa longue hache une roche de la rive, et la lance sur ses adversaires. Leur foule succombe sans sépulture, sous la double destinée d’un trépas maritime, l’attaque des flots et les rochers de la montagne.

Avec eux se distingue un autre cyclope, leur frère le monstrueux Halimède (28); ses membres, qui, avec fureur au haut des airs, mettent en fuite l’ennemi. Pour préserver le cercle de son œil, il porte devant lui un bouclier circulaire. A son aspect, Phlogios cherche à venger la mort des Indiens; il courbe son arc, y tend une flèche rapide, et il allait atteindre d’un trait ailé le centre de ce corps gigantesque, quand le Cyclope, qui a observé la visée de son antagoniste, se courbe tout grand qu’il est pour éviter le coup qui le menace; puis il saisit une roche, et lance contre Phlogios cette arme raboteuse. Celui-ci s’enfuit, et se tient derrière les chars du terrible Dériade. C’est à peine si la pierre qui traverse les airs l’épargne sous cet abri. Irrité de voir Phlogios lui échapper, Halimède ouvre son gosier, pousse au loin le cri pernicieux de sa rage meurtrière, et tue douze hommes d’un seul mugissement de sa voix (29). Les épouvantables clameurs des cyclopes retentissent sous la voûte des cieux (30), et les danseurs des batailles, les corybantes de Dicté, s’avancent au combat.

Damnée (31) l’indomptable poursuit des bataillons de fuyards dans la plaine. Prymnée (32) secourt les bacchantes effrayées, comme le vent favorable dont il porte le nom délivre le nautonier luttant contre l’orage. Les bataillons l’implorent, et il vient à eux tel que Pollux lorsqu’il amène le calme aux vaisseaux fatigués, et endort les vagues des mers qu’agite la tempête.

Ocythoos (33) épouvante les guerriers par la légèreté de sa course, et en immole plusieurs en un clin d’œil; tout près, et de pied ferme, il frappe celui-ci de sa lance, celui-là au loin de son javelot, cet autre de son impitoyable épée; un dernier qui s’enfuit avec la rapidité de l’air, il le devance, agile comme les vents, et, furieux, le saisit pendant qu’il court encore. Tel Iphiclos (34), sous sa vitesse, effleurait la surface des mers inaccessibles, et volait en l’air au- dessus des épis, sans courber sous ses pieds l’extrémité des rangs droits et pressés de leurs tiges barbues. Ocythoos montre la même vélocité pendant que Mimas (35) s’exerce dans la mêlée à des assauts flexibles et cadencés. Il terrifie l’armée quand il brandit son glaive, en frappe la terre, et multiplie sérieusement les habiles évolutions de ses danses offensives. Comme jadis pour étourdir les oreilles de Saturne, Pyrrhique (36) frappait bruyamment sur l’Ida son bouclier de son épée, et, trompant l’écho par ses clameurs belliqueuses, y cachait l’enfance furtive de Jupiter grandissant. A son exemple, et dansant tout armé comme lui, Mimas à la cuirasse d’airain fait rapidement tournoyer sa lance, et tranche les têtes des ennemis; puis, de cette moisson de fer de la guerre, de ces haches indiennes, de ces glaives à deux tranchants il dresse des prémices à Bacchus, et verse en présence et en l’honneur du dieu, des libations de sang à la place des sacrifices habituels des taureaux et du vin.

Auprès d’Ocythoos, Acmon (37), orné d’un casque brillant, boite adroitement sur la base d’un pied mobile; il est invincible comme la plus dure enclume, et il porte le bouclier des corybantes dans lequel s’endormit maintes fois, au sein des forêts, Jupiter enfant; car le dieu n’avait alors pour demeure qu’une grotte chétive ou la chèvre devenue satire le nourrissait d’une mamelle illégitime, et lui versait ingénieusement un lait étranger. Le son des boucliers frappés à leur centre par le fer des danseurs fit retentir l’écho, et c’est aux corybantes que Rhéaa dut de pouvoir habiller une pierre trompeuse, et l’offrir au repas de Saturne, à la place de son fils.

Opsiphane (38) l’Idéen, danseur de la guerre, tourne en tout sens sur ses pieds, et, incessamment emporté par le délire de la bataille si fatale aux Indiens, il se livre à l’orgie de Bellone.

Mélissée (39) jette l’épouvante dans tous les rangs ennemis par son inébranlable intrépidité; fidèle à son étymologie, il imite la fureur et les cruelles piqûres de l’abeille.

Tous ensemble, ils marchent en dansant et d’un seul élan la terrible mêlée; ils investissent le char de Dériade d’une ceinture de boucliers qu’ils frappent en même temps que leurs armes; dans leurs rosées bruyantes et cadencées, ils forment un cercle étroit autour du roi. L’écho, au travers des airs, en arme au séjour divin, et les Heures légères ont tremblé de ce double retentissement.


 

NOTES DU VINGT-HUITIÈME CHANT.

(01) Le conflit des deux armées. — M. de Fontanes, dans la Grèce sauvée, a rendu ainsi une pensée à peu près semblable:

Le guerrier dans la foule a choisi le guerrier,

Le bouclier d’airain choque le bouclier,

De sueur et de sang la cuirasse est trempée,

Et l’épée à grand bruit se brise sur l’épée.

(Ch. II)

(02) Lyéos. — Je francise encore pour les nécessités de ma traduction, comme Horace l’avait latinisé au profit de sa philosophie, cet autre surnom de Bacchus, Lyéos, le Libérateur, le dieu qui affranchit les mortels de tout souci, et même des craintes de la politique:

Curam metumqne Caesaris rerum juvat

Dulci Lyaeo solvere.

(Epod. IX.)

Bien que je me sois rarement servi de ce synonyme très peu usité en français, où l’on ne connaît guère que Bacchus (ce que j’allègue, par parenthèse, comme une excuse pour avoir tant répété ce dernier nom), je ne renonce pas à donner son étymologie, que va me prêter Plutarque:

« Au soir préside le bon Bacchus, qui est surs nommé Lysios ou Lyéos, parce qu’il dissout tous ennuis, et met fin à tous travaux et avec lui les Muses... Lysios, deslieur de toutes choses, et principalement de la langue à qui il oste le mors et la bride, et donne toute liberté à la voix et à la parole. » (Propos de table, liv. I, ch. 1, et liv. III, ch. 4.)

(03) Phalénée. — Avec le vingt-huitième chant, nous entrons en plein dans la mêlée; il répond aux cinquième et huitième livres de l’Iliade. Ici les noms des guerriers ont tous leur signification. Phalénée, qui vient de Phalos, aigrette, pourrait s’intituler, le crété.

(04) Corymbase. — Corymbase, on pourrait dire à la houppe, si on ne craignait de se rapprocher trop sensiblement d’un conte de Perrault; mettons le branchu. Le mot κύων, chien, que Clytios jette à la tête de Corymbase, et qu’Homère écrivait primitivement κύον, au vocatif, n’en est pas plus poli pour cela. C’est aussi l’apostrophe de Diomède à Hector. (Il., XI, 862.)

(05) Dexioque, l’Adroit.

(06) Phlogios, le Brûlant.

(07) Clytios, le Renommé: il y a dans l’Iliade un Troyen de ce nom, frère du roi Priam.

(08) Célène, —le Noir.

(09) L’Hermos mygdonien.L’Hermos de Mygdonie, qui termine les injures de Clytios, interrompt aussi mon aride nomenclature, et me ramène par la pensée vers la délicieuse soirée de mes voyages orientaux, où je vis pour la première fois le beau fleuve étinceler comme une ligne d’argent dans les plaines de Magnésie. Je descendais lentement le Sipyle. Le soleil venait de se coucher derrière la chaine de l’Ida. Au nord, ses derniers rayons jetaient encore une teinte rose sur les neiges de l’Olympe, que j’avais foulées. Ah ! ces plaisirs de mes yeux et de ma jeunesse ne se sont pas évanouis tout entiers avec le jour qui finissait, puisqu’il m’en reste encore, après tant d’années, l’image et le souvenir.

Je reprends le catalogue.

(10) Sébès, le Pieux.

(11) OEnomane. — Ce n’est pas ici l’homonyme de l’inhumain roi de Pise, père d’Hippodamie; c’est un satyre passionné pour le vin, que nous retrouverons au XLIIIe chant, v. 61.

(12) Tyndaros, — descendant de Tyndare, roi de Lacédémone, père d’Hélène, ou citoyen d’une des deux villes du nom de Tyndare, connues en Colchique comme en Sicile.

(13) Thoon, le Coureur. Dans l’Iliade, un Troyen de ce nom est immolé par Ulysse dans son expédition nocturne, en compagnie de Diomède. (XI, 422.)

(14) Antésion, —l’Opposant. Trois vers plus bas on voit le soldat qui reste debout et tient encore sa lance, tout mort qu’il est: tableau dont le poète Christodore, copiste des procédés métriques de Nonnos, a emprunté l’expression pour retracer la statue de Déiphobe. (Descr. du Gym., v. 12.) Et, après tout, cette image, trop hyperbolique au premier abord, n’est pas plus ridicule que ce guerrier du Tasse:

Tralitto é l’altro insin la dovè il riso

Ha suo principio, e ‘l cor dilata e spande:

Talchè (strano spettacolo, ed orrendo!)

Ridea sforzato, e si moria ridendo.

(Gerus. liber., c. XX, st. 39.)

(15) Opitès. —Opitès, le Secourable; car je ne puis me résoudre à conserver l’Onitès du texte primitif, et y voir cette espèce de marjolaine montagnarde dont Nicandre recommande l’emploi pour combattre les venins. ὀωίτιδος αῦον ὀρείης (Nic. Alex., v. 52.)

Opitès n’est-il pas d’ailleurs le nom d’un Grec immolé par Hector? Chiade, XI, 301.)

(16) La troisième main. — Jeu de mots ou de chiffres, sur le nombre trois, rapproché du nom de Minerve Tritogénie, ainsi nommée, selon quelques mythologues, parce qu’elle fut portée trois mois dans la tête de Jupiter, ou qu’elle naquit le troisième jour de la lune, ou enfin le troisième produit du maître des dieux, après Apollon et Diane. Voilà le mauvais goût qu’a su éviter Molière. Il n’a pas parlé d’une troisième main, quand il a fait dire à Harpagon: « Montre-moi tes mains. — La flèche. Les voilà. — Harp. les autres. — Lafl. Les autres? — Harp. Oui. — Lafl. Les voilà. (Avare, act. I, sc. 3.) Ici c’est la nature mais au quatrième siècle, c’était l’esprit et l’antithèse mimant même les paroles suprêmes d’un guerrier mutilé qui va mourir.

(17) Cynégire. —En nommant Cynégire, Nonnos a expliqué lui-même qu’il empruntait le fou de cet épisode à Hérodote, et il en fait également honneur à un Athénien. Le père de l’histoire dit seulement « Cynégire, fils d’Euphorbon, ayant saisi un vaisseau par les rebords de la poupe, eut la main tranchée d’un coup de hache, et tomba. (Liv. VI, ch. 114.) Telle était la simplicité des premiers récits des annales des peuples! Justin raconte le trait moins poétiquement que le chantre de Bacchus, mais d’un style plus précis. « La gloire de Cynégire. le soldat athénien, dit-il, été célébrée par les écrivains avec de grandes louanges. Après d’innombrables exploits, repoussant les ennemis jusqu’à leurs vaisseaux, il retint un navire de transport de la main droite, et ne le lâcha qu’en la perdant; cette main coupée, il saisit le vaisseau de la gauche, et comme il la perdit aussi, il arrêta en le mordant, le navire. Son courage fut tel, sans être ni fatigué par tant de carnage, vaincu par la perte de ses deux mains, mutilé une dernière fois, il combattit, comme un animal enragé, même avec les dents. » (Justin, liv. II, ch 9.)

(18) Argilipe, le Brillant. C’est sans doute le même cyclope qu’Hésiode nomme Argès au grand cœur; καὶ ργην ὀβριμόθυμον (Théog., v. 140.)

(19) Salmonée, — le fils impie d’Eole:

……………………Dantem Salmonea pœnas,

Dum flammas Jovis et sonitus imitatur olympi.

(Virgile, En, l. VI, v. 585)

(20) Evadné.La vertueuse Εvadné, qui avait préféré Capanée à Apollon, suivit cet époux jusque dans les flammes où il périt:

Conjugis Evadne miseros elata per ignes

Occidit, Argivae fama pudicitiae.

(Properce, l. I, él. 15, v. 21.)

(21) Capanée. —Capanée d’Argos déclara qu’il prendrait Thèbes en dépit de Jupiter. « Capanée menace, dit Eschyle, et, prêt à tout oser, insulteur des dieux déchaîne sa bouche; d’une « voix insensée, il lance des paroles bouillonnantes contre Jupiter, qui l’entend. » (Les Sept chefs, v. 440.)

(22) (23) Stérope, Brontès, = cyclopes virgiliens.

(24) Polyphème. — Polyphème, dont Homère a immortalisé la barbarie et Théocrite les amours infortunés. Je crois voir encore aux pieds de l’Etna les écueils de Polyphème, ces roches noires et poreuses suspendues sur la mer, comme si le cyclope venait de les détacher de la montagne pour en menacer Ulysse ou en écraser Acis. Où donc l’évêque de Ptolémaïde, le noble Synèse, a-t-il pris cette singulière conversation d’Ulysse et du cyclope, qu’Homère et Euripide ne connaissaient pas, et qu’il nous donne dans un style si pur et si élégant? Ulysse tâchait de persuader à Polyphème de le faire sortir de sa grotte. — Je suis sorcier, lui disait-il; et c’est fort à propos que je me trouve près de vous pour vous aider dans votre malheureux amour marin je sais les enchantements, les philtres et les contraintes amoureuses, telles que Galatée ne pourrait sans doute y résister longtemps. Vous n’avez pour cela qu’à ouvrir la porte, ou plutôt ce couvercle qui m’a tout l’air d’un promontoire. Je vous reviendrai plus vite que la parole avec la jeune fille persuadée. Que dis-.je, persuadée? vous verrez qu’elle approchera d’elle-même, appelée par tant de charmes; elle va vous désirer et vous prier; feignez à votre tour de n’en faire aucun cas. Mais voilà qu’une chose m’inquiète ; je crains que l’odeur de ce cuir ne déplaise à une nymphe délicate, qui se baigne bien des fois par jour. Il serait bon de mettre quelque ordre et quelque propreté dans votre appartement, de le nettoyer et de le parfumer. Il serait mieux encore de préparer des couronnes de lierre et de liseron pour vous et votre belle: que tardez-vous? allons, ouvrez donc la porte! Polyphème rit à gorge déployée, bat des mains, et prenant Ulysse par le menton : O Personne, lui dit-il, tu es bien l’homme le plus astucieux et le plus habitué aux affaires! mais crois-moi, cherche une autre ruse celle-ci ne peut réussir. (Synèse, Epist. 121.)

(25) Trachios, le Raboteux.

(26) Élatrée, le Sapin, vrais fils de la montagne, que nous retrouvons aussi exactement énumérés ici que dans le catalogue du treizième livre. Ce dernier porte dans l’Odyssée un nom emprunté à la marine, comme celui de tous les nobles Phéaciens ses compagnons. Chez Nonnos, le jeu de mots qui le rapproche du sapin dont il se sert comme d’une lance, exige qu’on lui donne une autre signification; et ce devrait être le porteur de sapin. Au reste, le sapin dont Élatrée fait son arme et tire son nom figure brillamment dans l’une des fables de Babrias retrouvées au mont Athos, et publiées en 1844. Celle-ci aurait pu donner à la Fontaine l’idée-mère de l’un de ses chefs-d’œuvre, le Chêne et le Roseau, si le génie de notre divin fabuliste n’avait pris les devants. C’est une tige de sapin qui parle: « Je suis belle, d’une haute taille, concitoyenne des nuées. Je crois toute droite. Je suis la poutre des palais, la quille des vaisseaux, et je l’emporte sur tous les plus grands arbres. »

Καλὴ μὲν εἰμὶ, καὶ τὸ μέτρον εὐμήκης,

Καὶ, τῶν νεφῶν σύνοικος, ὀρθιη φύω.

Στέγη τε μελάθρων εἰμί καὶ τρόπις πλοίων,

Δένδρων τοσούτων ἐκπρεπεστάτη πάντων

(Babrias, tab. 55.)

(27) Euryale. —Euryale, ami des larges mers, que Nonnos lance au milieu des ondes pour y poursuivre les Indiens, figure également, sous cet attribut, parmi les navigateurs phéaciens. (Odyss., VIII, I 18.)

(28) Haltmède, le Surveillant de la mer.

(29) Douze guerriers tués par Halimède, Les douze guerriers que le cyclope Halimède tue d’un seul mugissement me paraissent passer un peu les bornes que nous mettons aux licences de la poésie épique. Ils copient sans doute les douze Troyens qu’Ajax frappe, lui seul, en défendant les vaisseaux des Grecs, au dernier vers du quinzième chant de l’Iliade, comme si Homère voulait, avant de prendre haleine, arrêter l’esprit du lecteur sur une grande image.

Δώδεκα δὲ προπάροιθε νεῶν αὐτοσχεδὸν οὔτα.

Mais d’abord il les blesse, et ne les tue pas; ensuite ce guerrier est Ajax, le plus vaillant des Grecs après Achille, comme on chantait à Athènes, dans les scolies des festins. Cunaeus blâme avec raison cette exagération, plus digne de la comédie que de l’épopée. « On peut, dit-il, mentir parfois, et raconter des choses incroyables, quand on pare hardiment les faits de riches ornements; mais on est impardonnable si le mensonge n’existe évidemment que pour tromper. Il faut combiner avant tout jusqu’où il est permis de pousser l’invraisemblable; c’est là une des premières conditions de l’art et le secret de l’éloquence. »

(30) Les Cyclopes. — Les cyclopes célébrés ou créés par Homère et Hésiode habitaient la Sicile; et cependant Homère et Euripide nomment Mycènes la ville des cyclopes sans doute parce que la première race titanique des cyclopes, géants forgerons et maçons, en avaient construit les énormes murailles! A la vue de ces vastes décombres et du tombeau des Atrides, devenu un parc à chèvres, je me suis écrié avec l’Anthologie:

« Les demeures des héros ont disparu, et ce qui reste de leurs patries dépasse à peine le niveau du sol. C’est ainsi que je l’ai vue, en passant près de toi, ô Mycènes, plus abandonnée que la cabane d’un pâtre. Tu n’es plus qu’un signal pour les bergers; et un vieillard disait: C’est ici l’opulente cité, ci-git la ville des cyclopes ».

(Antipater de Thessalie, Anth,, liv. IX, ép. 101.)

Convenons-en, les poésies légères renfermées dans l’Anthologie des quatrième et cinquième siècles, car ce titre les désigne mieux que le nom d’épigrammes, ne sont pas sans valeur. Leurs auteurs, effrayés sans doute des longs poèmes laissés par leurs devanciers, n’ont retracé que de courtes réflexions, descriptions ou maximes, des inspirations éphémères, de petits sentiments, etc. Les épigrammes de Callimaque et de Théocrite sont assurément d’un goût plus antique et plus parfait; mais nous donnent une idée moins exacte du genre, peut-être parce qu’ils ont eux-mêmes élaboré des compositions plus considérables, tandis que leurs successeurs n’ont écrit que des épigrammes. En tout cas, ce n’est pas perdre son temps que de feuilleter ces vers de l’Anthologie qui ont mérité d’être choisis, recueillis et conservés par des poètes dignes eux-mêmes d’admiration, tels que Méléagre et Agathias.

(31) Damnée, le Dompteur,

(32) Prymnée, le vent favorable. Ainsi donc, dit Néoptolème à Philoctète, quand le vent nous viendra de la proue, nous serons prêts; maintenant il nous est contraire. — Ah! répond le héros,

Tout vent est favorable à qui fuit le malheur.

εὶ καλὸς πλοῦς ἔσθ, ὅταν φεύγς κακά.

(Sophocle, Philoct.. v. 642.)

(33) Ocythoos, —le Véloce; c’est aussi un noble Phéacien.

(34) Iphiclos, aux pieds légers,

(35) Mimas, l’Imitateur,

(36) Acmon, l’Enclume,

(37) Pyrrhique, le Danseur,

(38) Opsiphane, qui se montre tard,

(39) Mélissée, l’Abeille.

Nous avons déjà vu la plupart de ces noms dans le dénombrement (ch. XIII).

J’en détache: 1° Opsiphane. Il paraît ici pour la première fois. C’est ainsi qu’il se présente dans le courant de l’Iliade plusieurs noms de guerriers grecs et troyens, chefs ou soldats, qui n’ont pas figuré dans le dénombrement. Opsiphane se trouve l’avant-dernier parmi les Curètes ce qui pourrait bien entrer pour quelque chose dans son étymologie. Je m’en suis servi, en tout cas, pour rétablir le nom de ce serviteur de Bacchus, que le texte grec avait défiguré.

2° Prymnée, désignation maritime de l’un des convives d’Alcinoüs, Ce mot signifie: le vent qui vient de la poupe; et je ferai remarquer l’harmonie imitative des cinq beaux vers où Nonnos le compare à Pollux, l’une des divinités qui calment les mers. Théocrite n’a pas un style plus doux ni de plus gracieuses images, quand il vante la douce influence des Dioscures sur la navigation.

3° Et enfin, Iphiclos aux robustes chevilles, père de Podarcès, Vigueur du pied; Iphiclos, ce Brave coureur, que Nestor se vante d’avoir dépassé

φικλον δὲ πόδεσσι παρέδραμον, ἐσθλὸν ἐόντα.

(Homère, Il., XXIII, 536.)

Delille, dans les vers suivants, a bien plutôt, ce me semble, imité l’Iphiclos des Dionysiaques, avec lesquels d’ailleurs ses poèmes originaux ou traduits ont tant d’affinité, qu’il n’a retracé l’élégante Camille de l’Enéide:

Elle eût, des jeunes blés rasant les verts tapis,

Sana plier leurs sommets couru sur les épis,

Ou, d’un pas suspendu sur les vagues profondes,

De la mer, en glissant, eût effleuré les ondes.

En résumé, ces désignations tirées des facultés physiques, natives ou acquises, des hommes primitifs, pour devenir leurs noms propres, se retrouvent dans presque tous les poèmes de l’enfance des nations; il est aisé de les signaler dans les vers d’Homère, même en dehors de l’île d Phéaciens, où il les accumule; elles abondent aussi dans les descriptions du chantre des Natchez, et surtout dans les légendes des Indiens de nouveau monde, célébrées par Cooper, le romancier des origines américaines.

Et, à propos de M. de Chateaubriand, qu’on me pardonne si, malgré tout mon respect pour mon maître, je n’ai pas cherché à appliquer à mon œuvre ce même système de fidélité rigoureuse et constamment littérale avec laquelle il a interprété Milton. J’ai craint les tournures violentes, les termes forcés, les épithètes composées, que notre langue ne saurait admettre sans voir fausser son esprit et obscurcir sa clarté, moi qui lui reconnais le droit et même le devoir d’être plus sévère à mesure qu’elle vieillit. Et puisque j’étais condamné à laisser à mon épopée le mauvais goût et l’enflure de son époque, j’ai désiré lui conserver de même tout ce que je pouvais de l’élégance, de la diction héroïque et de la richesse d’un style si près de déchoir.