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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXV.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

Le vingt-cinquième chant contient le parallèle de Persée, et la comparaison d'Hercule avec le vaillant Bacchus.


Ô Muses, livrez encore le combat du génie à l'aide du thyrse civilisateur. Une lutte de sept années n'a pas soumis les populations orientales; elles n'ont pas courbé leurs genoux asservis aux pieds du vainqueur ; dans leur stupeur devant le formidable Dragon, les jeunes passereaux crient encore sur le platane des Indes, et prophétisent les nouvelles épreuves de Bacchus. Je ne dirai pas les six premiers ans où les forces des barbares restèrent cachées derrière leurs tours. Fidèle à l'imitation d'Homère, je ne célébrerai que la dernière époque des batailles, et je retracerai les combats de l'année que désigne mon septième oiseau (01).

C'est pour Thèbes aux sept portes que je chante. C'est elle qui s'agite et se presse autour de moi, telle que la nymphe en deuil qui déchire les voiles de son sein au souvenir de Penthée. Le vieux Cithéron lui-même excite ma voix, et tend vers moi sa main affligée; il tremble que je ne proclame une union incestueuse, et le fils parricide qui partagea le lit de sa mère (02). Eh quoi ! j'entends le son d'une cithare d'Aonie. Muses, quel est donc le nouvel Amphion qui fait mouvoir des pierres insensibles? Ah ! je sais d'on vient ce bruit harmonieux. C'est l'écho dorien qui répète au sein de Thèbes enchantée un prélude de la lyre de Pindare (03).

Allons immoler de nouveau la race des enfants de l'Érythrée; jamais les siècles n'avaient vu de guerre semblable à la guerre orientale, et jamais, après les combats des Indes, Bellone ne devait allumer plus tard de tels combats. L'armée qui marcha contre llios et l'expédition du navire Argo ne purent l'égaler (04); je vais placer les nobles travaux de ma divinité en balance avec ceux des héros antiques et modernes, et peser la vaillance des fils de Jupiter, afin de jus si l'un d'eux subit jamais de si grandes luttes, et peut rivaliser avec Bacchus (05).

Le véloce Persée, se balançant sur ses ailes, a pris son vol vers les nuages, s'il est vrai qu'il ait jamais volé, et a franchi, voyageur pédestre, la route aérienne. Mais quoi! fit-il autre chose qu'agiter ses talonnières, nager et ramer rapidement d'un pied léger par une manoeuvre nouvelle, et échapper à l'oeil inquiet de la Phorcide vigilante (06), lorsqu'il marcha sur la points de ses pieds pour en ménager l'élan et le bruit, et moissonna enfin d'un coup violent de sa main appesantie, l'épi des vipères d'une seule Méduse (07)? elle portait encore, pressé dans ses flancs gonflés, Pégase; la faux qui trancha le gosier de la Gorgone, prémices de ces sillons qui allaient enfanter un coursier, fut l'Ilithye qui la délivra de son fardeau. Le léger Persée emporta dans les airs les témoignages inanimés d'une victoire si peu disputée. Il en eut les dépouilles, les serpents de la chevelure de Méduse, les restes de sa tête baignés de son sang, le sifflement imparfait et le faible murmure de sa gorge à peine séparée; mais ce ne fut point une lutte vigoureuse; il n'y est point là le bruit d'une bataille terrestre. Mars devenu marin n'a point armé contre Persée, sur l'étendue des abîmes, les voiles de ses vaisseaux et les haleines des vents belliqueux. Les flots de la Libye ne se teignent pas des couleurs du carnage; les eau profondes n'engloutissent pas le mourant qui s'y précipite ; mais, tremblant lui-même au sifflement de la chevelure des vipères et devant les fureurs de Sthéno, Persée s'envole au loin : protégé par le casque de Pluton, par la faux de Pallas, par l'aile de Mercure, bien qu'il ait pour père Jupiter, il fuit de toute la vitesse de ses talonnières, au seul bruit du mugissement d'Euryale et non de la trompette. Il dévasta sans doute en Libye une petite grotte ; mais il n'extermina pas une armée de guerriers, et ne réduisit pat une ville en cendres sous ses torches enflammées.

La victoire de Bacchus fut tout autre. Bacchus ne rampe point sur ses pieds pour surprendre son adversaire; il ne dresse point des embûches à un oeil unique sentinelle, que la Phorcide chargée de veiller, prête à ses soeurs, pour se livrer alternativement au sommeil. Il n'engage pas une lutte féminine contre une Méduse désarmée. Mais il taille en pièces les troupes indiennes dans un double triomphe : par ses batailles continentales, il inonde la terre de carnage; et par ses combats sur mer, il extermine des tribus entières de barbares, teint de sang les flots, et va rougir les Néréides jusqu'au sein de leurs abîmes. De nombreux bataillons de guerriers à la haute stature sont ensevelis, décapités dans les flancs du sol qui les vit naître, tandis qu'une multitude de cadavres, immolés à la pointe du thyrse, flottent d'eux-mêmes sur les ondes, entraînés par les courants des mers. Je laisse de côté le combat livré par Bacchus l'invincible à cette armée de vagues qu'un fleuve excita contre lui, alors que, sous son humide étincelle, sa torche brûlante a consumé des eaux barbares, et que l'Hydaspe, bouillonnant dans son cours échauffé, lançait des torrents de vapeur et de fumée.

Mais, allez-vous dire, c'est un monstre nourri dans les flots qu'immola Persée. — Oui, sans doute; aidé de l'oeil de la Gorgone, il a pétrifié un animal des mers ; et c'est ainsi que Polydecte (08), sous ce regard meurtrier de Méduse, a vu également ses membres humains perdre leur forme et devenir d'eux-mêmes un rocher. Les terribles exploits de Bacchus, le fléau des Indiens, ne se bornent pas à une Gorgone isolée, à une pierre dressée dans les airs où la mer brise, et a un Polydecte. C'est avec un faible mais indomptable thyrse, que Bacchus domine et fauche la moisson des géants à la chevelure de dragon, lorsqu'il lance à Porphyrion son lierre belliqueux, renverse Alcyonée et précipite Encelade sous les feuilles de ses traits. Ses thyrses brandis ont immolé les Titans et délivré l'Olympe; quand le fils de la terre agitait autour de la sphère ses deux cents bras et pesait sur elle de son corps à tant de têtes, c'est devant une épée de lierre, c'est devant les plus délicates guirlandes qu'il dut fléchir le genou, et ce formidable essaim succomba tout entier bien moins sous les feux de la foudre que sous le thyrse exterminateur.

Amis, jugeons et comparons. C'est le Soleil qui contemple en se levant sur la terre orientale les hauts faits de Bacchus, et c'est la Lune du soir qui voit aux limites du couchant Persée, à l'aide de ses ailes et de sa faux, achever une insignifiante épreuve. Pour moi, Bacchus l'emporte autant sur Persée que la Lune le cède à Phébus (09). Inachos a pu juger de leur commune valeur (10) quand les lances de Mycène dirigèrent leur pesant airain contre le lierre et les sanglantes férules ; Persée, le porteur de la faux, se retira alors devant le porteur du thyrse, et s'enfuit devant les satyres, ardents auxiliaires ; mais il lança un vaillant javelot, et au lieu du belliqueux Bacchus, il atteignit la timide Ariadne désarmée. Non, je ne puis louer l'assassin d'une femme revêtue de la robe nuptiale, et qui respire encore tout le charme des amours.

Persée veut-il s'enorgueillir de l'union dorée de Jupiter ? Vantera-t-il les flots amoureux d'une rosée féconde? Mais quoi ! le dieu des pluies, timide séducteur, ne transporta point Danaé dans l'Olympe, tandis que Sémélé y est montée, y partage la table du maître du monde et des immortels, et s'y assoit à côté de son fils, le dieu du raisin. Certes Danaé n'eut pas le ciel pour demeure, car cette épouse de Jupiter flotta longtemps, enclose dans une arche, accusant l'amoureuse supercherie de son hymen et la reine éphémère d'une pluie qui dura si peu.

Je connais Andromède. Je sais qu'elle a une place au milieu des astres; mais elle souffre encore, même au sein des airs, et plus d'une fois l'infortunée a dit d'une voix pleine de reproches :

« Pourquoi donc, ô mon époux Persée, m'avoir transportée dans les cieux ? C'est pour moi une belle dot que votre Olympe ! Voilà que la baleine de la sphère me poursuit encore, même ici, nouveau monstre pareil au premier qui m'a tant effrayée sur la terre et sur la mer. Je porte encore des chaînes même parmi les étoiles ; votre faux divine ne m'a pas sauvée; c'est en vain que dans l'Olympe l'oeil de la Méduse céleste s'adoucit en ma faveur; oui, la baleine me poursuit encore, et vous ne lui opposez plus la légèreté de vos ailes ; ma mère dans ses chagrins m'afflige et me presse de son côté. Ne faut-il pas que la triste Cassiopée (11) descende du ciel dans la mer, où elle redoute les Néréides, et qu'elle envie la carrière de l'Ourse, qui jamais ne se baigne dans cet océan dont les flots ne peuvent l'atteindre? Enfin le vieux Céphée, à l'aspect des terreurs d'Andromède et du monstre olympien qui la menace, après avoir tant pleuré sur la terre, pleure encore dans les cieux. »

— Ainsi gémit maintes fois l'épouse enchaînée ; elle invoque Persée, et son époux ne lui est d'aucun secours.

Mais, si Persée vient à se vanter d'avoir placé parmi les astres son Andromède, jetez les regards vers ce côté du ciel où le brillant Serpentaire soutient le serpent qui l'enroule; vous y verrez la couronne arrondie d'Ariadne; Ariadne, compagne du Soleil, se lève en même temps que la Lune, et c'est la charmante avant-courrière de l'ami des couronnes, Bacchus.
Je n'ignore pas les triomphes de Minos qu'arma la déesse Bellone, quand elle maniait le ceste au lieu de la courroie du bouclier. C'est alors que Cypris brillait sous un casque de guerre, que Pitho vibrait une lance d'airain, et qu'elle était devenue Pallas-Minerve pour soutenir Minos dans ses épreuves. En même temps l'essaim ravisseur des Amours efféminés lançait ses traits dans la mêlée, et le tendre Désir (12) s'emparait des citadelles. C'est ainsi que le peuple niséen de la Mégaride (13) entendit retentir la trompette de Cydonie. A la vue de Phobos et de Dimos, auxiliaires des Amours, Mars, tout chargé de ses armes, se retira d'un pied timide quand il aperçut Vénus portant le bouclier et le Désir vibrant la lance. L'Amour aux moelleux vêtements livra à un guerrier paré d'une riche cuirasse la victoire à la belle chevelure. Car Scylla, pendant que dormait son père aux cheveux intacts, trancha sur le front du vieillard la boucle née avec lui, et perdit la ville tout entière d'un seul coup de ce fer acéré qui fit tomber la mèche pourprée de la tête protectrice (14).

Ainsi Minos, le destructeur des remparts, doit à sa seule beauté l'issue de la lutte. C'est l'Amour et le Désir qui le font triompher, ce n'est pas l'épée. Ah ! le Désir n'a pas émoussé le courage et les traits des guerriers indiens. Cythérée en armes n'est pas venue combattre auprès de Bacchus, et sa beauté n'a point remporté la victoire. Il n'a eu pour lui ni la passion d'une jeune fille éperdue, ni une ruse amoureuse, ni un cheveu de Dériade, mais les mille combats des Indes sans cesse renaissants dans leur diversité.

C'est ainsi qu'il l'emporte une seconde fois ; or, si vous vantez l'Inachus d'Hercule, je vais à mon tour attaquer tous ses travaux (15). Que fit-il donc, ce vaillant Hercule, si ce n'est de délivrer à grande peine je ne sais quelle chétive fontaine de Lerne occupée par un serpent ? Il tranche dans son antre les épis de cette hydre qui se multiplient d'eux-mêmes, et font croître une épaisse moisson de reptiles. Et cet exploit, il est loin de l'accomplir à lui seul ; il appelle à son aide Iolas (16), qui, brandissant dans les airs une torche étincelante, consume les têtes à mesure qu'elles paraissent, jusqu'à ce qu'à eux deux, ils soient venus à bout d'un serpent femelle. Je ne puis, je l'avoue, admirer cette victoire de deux héros sur une ignoble vipère. Et ici d'ailleurs l'honneur se partage, quand, au contraire, le dieu du thyrse anéantit à lui seul les fils de la terre et leurs dragons : soldat de Jupiter, il fond sur tous ; et cependant des hydres bien autrement formidables que l'hydre inachienne (17) glissaient à l'envi des deux côtés de ses épaules; au lieu de ramper comme à Lerne, elles s'élançaient en sifflant dans les airs, et se rapprochaient des astres. Oui, on te fait tort, Iolas ; c'est toi qui as mis l'hydre en cendres, et c'est Hercule, le seul Hercule qui en a la gloire et le surnom.

Je sais qu'Hercule, enfonçant obliquement son bras dans la gueule d'un lion, dont il étreint la gorge sous son autre poignet (18), l'a immolé sans le secours du glaive, en rétrécissant le passage du gosier où l'air donne la vie. Quoi de surprenant? Cyrène au fond des bois ombragés, la vierge Cyrène, exterminatrice des lions, accomplit de ses mains de semblables exploits; et, toute femme qu'elle est, elle enchaîne sous des liens indestructibles les plus males habitants des forêts. C'est en se jouant que Bacchus, adolescent à peine, a saisi d'une seule main par les poils de la gorge un lion tout sanglant, et tirant par sa crinière la gueule toute béante, l'a offert à Rhéa la mère des dieux. Il l'amena vivant, le comprima sous un harnais, le serra du frein qui devait le diriger, attela au joug son menton assujetti; puis, assis sur le haut du char, il fouetta le dos sauvage du lion épouvanté.

Non, ce n'est pas l'humble Némée, ou une Lerne inconnue que Bacchus a sauvées de ces mille gosiers, en tranchant les rejets toujours renaissants d'une forêt de reptiles. Mais, fertilisant le Midi, les confins de Borée, les contrées de l'Euros, et les penchants du Zéphire, il a par cette quadruple victoire rempli de ses hauts faits le ciel et la mer à la fois. Si un dragon, si des hydres caverneuses suffisent à la gloire de quelques humains, ils ne sont pour Bacchus que les formidables bandeaux de ses cheveux, et ils ont formé ses couronnes ou orné son berceau, dès qu'il a quitté l'abri de la cuisse où son père acheva sa maturité.

Je connais aussi le sanglier errant dans les montagnes de l'Arcadie; mais les sangliers et les troupes de lions sont pour Bacchus les jouets de son adolescence. Les races des panthères et des ours vorace se sont soumis à ses mains enfantines.

Je ne dis rien de la biche et de son bois doré, Je rougirais de voir dans le grand Hercule le meurtrier d'une biche. Oublions ces faons timides : leur chasse et celle des cerfs n'offre aux bacchantes qu'un bien faible plaisir.

Laissez encore de côté l'aventure de la Crète. Je ne puis admirer je ne sais quel taureau fougueux dont Hercule, armé d'une telle massue, abattit une corne si courte. Souvent une femme y suffit. Souvent une bacchante, la moindre des servantes du dieu au front de taureau, met en pièces sous son coutelas un immense troupeau de boeufs aux belles cornes; souvent aussi, quand une de ses victimes la menace du front, elle saisit les pointes crochues et acérées du taureau, et fait tomber sur ses genoux ce provocateur des lions.

Passez sous silence les trois têtes de Géryon (19).  De la pointe de son lierre, mon Bacchus a fendu Alpos, le fils de la terre, l'antagoniste des dieu, et l'a broyé. Alpos, dont les cent têtes se couvrent de monstres ; Alpos (20) enfin qui touche le soleil, qui détourne la lune, et dont la chevelure interrompt la marche des astres.

Cet Hercule que l'immortel Jupiter a fait naître en arrêtant trois fois en faveur d'Alcmène le cours de la lune, n'eut qu'un combat de peu de valeur contre les lions des montagnes. Les exploits de Bacchus, c'est un géant aux mille bras, c'est le capitaine des Indiens à la haute stature. Ce n'est pas une biche, des troupeaux de boeufs, un sanglier velu, un chien, un taureau, des fruits d'or avec leurs racines, le fumier d'une étable, l'oiseau incessamment mobile, qui n'a pour toute défense que son bec et ses ailes, des chevaux qui dévorent les hôtes, ou une vaine ceinture enlevée à Hippolyte (21). Les trophées de Bacchus ce sont l'immense Dériade et Oronte aux cent coudées (22).

Ô vous, fils du Mélès, illuminateur universel, chantre immortel de la Grèce, votre livre qui doit vivre autant que l'aurore, me le pardonnera, je me tais sur la guerre de Troie; car je ne saurais comparer  Bacchus à Éacide, ou Dériade à Hector.  Certes, c'est  votre muse qui aurait dû glorifier de tels combats  et Bacchus, l'adversaire des géants. Que ne laissiez-vous à d'autres poètes les exploits d'Achille, et Thétis leur eût permis cet honneur ! Chantez encore et inspirez-moi de votre souffle divin. Oui, j'ai eu soin de toute votre éloquence pour célébrer une telle guerre, et pour ne pas affaiblir les exploits de Bacchus, l'exterminateur des Indiens.
Ô déesse, portez-moi une seconde fois au milieu des guerriers. Armé de la lance enthousiaste et du bouclier d'Homère notre père, j'y combattrai avec Jupiter et Bacchus contre Morrhée et l'insensé Dériade. Au son de la flûte, qui excite les Bacchantes à la bataille, au bruit harmonieux qui s'échappe sans relâche de la trompette homérique, je vais, devant  les traits de mon génie, faire disparaître ce qui reste encore des Indiens.

C'est ainsi qu'aux fertiles penchants de la forêt des Indes, l'armée de Bacchus, concitoyenne des roches solitaires, se reposait dans l'attente du combat. Le Gange frémissait de terreur et plaignait ses enfants,  la ville entière pleurait les récentes victimes; et les rues retentissaient de tous les regrets bruyants des femmes amies des lamentations.

Mais ce n'est pas de terreur seulement que frémissait Dériade. C'était aussi de stupeur et de honte. Il a tout appris; et il se désespère surtout quand ses regards confus tombent sur cet Hydaspe qui a perdu sa forme divine, et qui murmure aujourd'hui noyé sous des flots de vin. En effet, le vieillard à la longue barbe, traînant son pied paresseux, aveuglé par l'épaisse fumée, les yeux éteints et fermés, avait repoussé d'abord cette liqueur étrangère qui dissipe les douleurs ; mais, bientôt quand il reçut sur son visage les gouttes vermeilles, ses yeux s'ouvrirent. Alors il dansa sur ses pieds, et dans ses transports il chanta le rouge breuvage du dieu bienfaisant. Ensuite, puisant ses flots par torrents, de ses mains vieillies il remplit des outres embaumées du liquide pourpré ; et plus tard, en revoyant ce soleil qui depuis longtemps ne  l'éclairait plus, il dressa un autel à Jupiter et au dieu de la vigne. Un chasseur, compagnon adolescent de la Diane des montagnes, vit alors ses chiens enivrés sur le rivage, après s'être abreuvés avidement dans les eaux attrayantes du fleuve rougi; et, il se dirigea vers la ville, il annonça à l'incrédule Dériade, que le fleuve, ivre lui-même, roulait les flots les plus doux.

Déjà le parfum de la vigne se répand dans la ville entière, et, porté sur les tièdes haleines des vents, embaume toutes les rues, symbole avant-coureur du triomphe de Bacchus. Les citoyens effrayés s'établissent dans les tours élevées ; et les gardiens de la haute citadelle garnissent les remparts de leurs boucliers. Combien de fois, au milieu des collines, Bacchus attristé n'a-t-il pas maudit Junon, qui, dans  les accès renouvelés de sa haine, enchaîne la bataille et fait évanouir pour lui tout espoir d'une prompte victoire! La déesse avait en effet reculé le combat de l'intervalle de trente aurores  et voulu que la Lune eût auparavant accompli dix fois son cours. Bacchus, à la vue des lions oisifs auprès de leurs crèches, rugit comme eux ; et, au fond des bois, il pleure de ses yeux qui ne connaissent pas les larmes. Enfin, sa milieu de son chagrin, à travers les montagnes des Scythes, arrive auprès de lui Attis à la longue robe: le stérile Attis (23), qui dirige le char voyageur de la divine Rhéa : il est son rapide messager. C'est lui qui, mutilant d'un fer ensanglanté l'épi fécond de sa jeunesse, renonça aux charmes de l'amour, et rejeta loin de lui, comme les prémices d'une moisson, le fardeau de sa virilité. Sa main arrosa les replis de son corps fertile encore des gouttes de son sang, et un homicide acier refroidit et émoussa ses ardeurs. Maintenant, directeur du char de la déesse Cybèle, il vient :consoler la tristesse de Bacchus; le dieu es l'apercevant court à lui, pour l'empêcher d'approcha et d'amener à la guerre des Indes la mère immortelle, Rhéa. Attis arrête son char sauvage, attache les rênes as siége; et montrant des joues de rose qua ne brunit aucun duvet, d'une voix aiguë il parle ainsi à Bacchus:

« Dieu de la vigne, fils de Jupiter, rejeton de Rhéa, répondez à ma question : Quand donc reviendrez-vous en Lydie, après avoir anéanti tous ces Indiens aux cheveux crépus? Rhéa n'a pas encore vu de captives à la peau noire. Je n'ai pas encore, près des ondes du Pactole, après la mêlée, essuyé la sueur de vos lions de Mygdonie, dans leurs crèches montagnardes. Et voilà que vous prolongez éternellement le cours silencieux des années? Vous n'avez pas encore, à la mère d'un dieu (24), à la nourrice des hôtes des forêts, amené, en témoignage de vos victoires, la race orientale des lion indiens. Recevez donc ces armes que vous envoient votre immortelle Rhéa et Vulcain. C'est l'oeuvre de l'enclume de Lemnos : elle y a retracé tout à la lois la terre, la mer, l'air et les astres. »

A peine il finissait, que le noble Bacchus s'écria :

« Malheureux sont les dieux que tourmente l'envie! Je puis, dans une bataille d'un seul jour, anéantir la ville des Indiens sous mon épée de lierre; et voilà que la jalousie de Junon, ma marâtre, détourne de moi la victoire ! Le féroce Mars lutte contre les satyres, et il est devenu l'auxiliaire avoué de Dériade. J'ai voulu plus d'une fois le frapper de mon thyrse. Et toujours les menaces de Jupiter et son tonnerre grondant ont arrêté mon courage. Mais qu'aujourd'hui le dieu du ciel apaise le bruit de ses nuées retentissantes; et demain j'enchaînerai Mars jusqu'à ce que j'aie taillé en pièces ces Indiens et leurs grands casques. »

Le Lydien Attis répond ainsi à Bacchus :

« Ami, avec ce bouclier invulnérable qui représente la céleste Sphère, ne craignez ni la colère de Mars, ni la haine de Junon, ni la troupe entière des dieux. Avec l'appui de Rhéa, ne redoutes pas même une armée tout entière d'archers. Pourraient-ils frapper le soleil de leurs traits ou blesser la lune? Quel glaive ne s'émousserait contre le glaive d'Orion? Quelle flèche mortelle pourrait atteindre le divin Bouvier? Parleriez-vous du fleuve cornu, père de Dériade ? Mais quand vous traversez l'Océan, que peut vous faire l'Hydaspe? Recommencez vos vaillants combats. Ma déesse vous prédit une issue tardive, mais favorable. La lutte ne peut prendre fin avant que les quatre Saisons n'aient accompli la septième année de la guerre. C'est là ce que le tout-puissant Jupiter et le fil de l'inexorable Parque ont accordé aux désirs de Junon. Mais, au déclin de cette septième année, vous allez pénétrer dans la capitale des Indiens. »

Il dit, et donne le bouclier à Bacchus; puis il prend part à un joyeux festin, et boit à longs traits le vin qui' dissipe la tristesse et satisfait son appétit ; ensuite, après les plaisirs de la table, il remonte sur son char, fouette le dos des lions, et reprend la route des collines de Phrygie. Il dépasse les cimes désertes du Caucase, franchit les hauteurs de l'Assyrie, les montagnes des Bactriens, d'un si difficile accès, les penchants du Liban, les pieds du Taurus, et descend vers la Mygdonie. C'est que là, victime volontaire, il rentre dans le palais divin de Rhéa, mère d'augustes enfants, enlève les harnais des lions voraces, les attache auprès de leur crèche, et leur donne pour pâture l'ambroisie.

Instruit du divin oracle que lui fait annoncer sa mère, le dieu du thyrse se mêle aux bacchantes des montagnes, jette aux vents le poids de ses chagrins, et agite le prodigieux bouclier, arme de l'Olympe, savant ouvrage de Vulcain. La foule se rassemble pour considérer les merveilles divines et variées de l'art, merveilles éclatantes sous les mille nuances. dont une main céleste a émaillé le bouclier.

Et d'abord au centre, Vulcain représente et fait courir la terre; autour d'elle il arrondit le ciel avec le choeur des astres : il lie le continent à la mer ; il figure en or le soleil traversant les airs sur l'essieu de son char enflammé; et il blanchit d'argent tout le disque tournoyant de la lune. Puis vient la multitude des étoiles que l'éther dont elles sont environnées comme d'une couronne, fait reluire autour des sept zones dans l'ordre le plus éclatant. Ensuite paraît auprès de l'axe circulaire le double essieu du chariot céleste qui domine éternellement la mer. Ces deux ourses, en effet, au-dessus de la ligne que l'Océan ne peut atteindre, tournent en s'appuyant naturellement sur leurs reins; et autant s'incline la tète de l'ourse qui descend la dernière, d'autant se relève la tête de l'ourse qui remonte. Entre les deux, on voit aussi le dragon, pressant l'une et l'autre d'une égale moitié de ses membres (25). Son ventre céleste se creuse et se courbe ; il redresse et ramène en arrière son corps moucheté, tel que le sinueux Méandre qui roule bruyamment des courants tortueux, et promène en serpentant sur la terre les replis de ses ondes. Puis, vis-à-vis d'elles, il tend son oeil sur la tète d'Hélice, entoure les deux ourses de ses écailles étoilées, les comprime et les étreint. Sur la pointe de sa langue brille un astre qui projette au loin une rapide lumière, et qui, rapproché de ses lèvres, darde une vive étincelle du milieu de ses dents.

Voilà ce que le génie de l'orfèvre a représenté au centre du bouclier si artistement élaboré. Ensuite, pour plaire à Bacchus, il a reproduit les remparts de Thèbes, édifiés par la lyre, et désignés par la génisse (26) ; puis, l'une après l'autre, les sept grandes portes correspondantes. On y voyait Zéthos (27), souffrant pour son pays, courber ses épaules meurtries sous le poids des pierres. Amphion chantait, et, au son de sa lyre, la colonne se mettait en marche roulant sur elle-même, et semblait attirée même sur le bouclier. Vous eussiez dit que l'immobile roche des montagnes, bien que fictive, oscillait et bondissait dans un élan joyeux et léger. Vous auriez cru que cet homme, qui ne frappe pourtant qu'une lyre muette, faisait résonner ces cordes factices sous une vive harmonie ; et l'on se hâte d'approcher pour tendre l'oreille et pour écouter cette mélodie des sept tons qui fait mouvoir les pierres, et cette cithare qui bâtit des tours en en enchantant l'esprit.

Le bouclier, merveilleux dans tous ses couleurs, représente, au sein de la sphère éthérée, un astre chef-d'oeuvre digne de l'art divin. C'est l'échanson de Troie à la cour de Jupiter, porté sur les ailes d'un aigle majestueux : on l'aperçoit d'abord tout tremblant entraîné par son ravisseur, tel qu'il est figuré dans les tableaux, quand le dieu prend son vol à travers les airs ; mais en enlevant dans ses serres qui le ménagent l'enfant terrifié, il ralentit le mouvement de ses ailes dans l'espace, car il redoute lui-même que Ganymède ne glisse et ne tombe du ciel, la tête en avant, dans les flots de la mer prête a le submerger. Il craint surtout le courroux des Parques, si le charmant adolescent venait à donner ainsi le premier son nom aux ondes du détroit, quand elels ont réservé cet honneur à Hellé. L'enfant paraît ensuite auprès de la table des dieux, puisant le nectar, remplissant jusqu'aux bords une coupe de la généreuse liqueur, et l'offrant à Jupiter pendant le festin. Junon y a pris place; elle est jalouse au fond du coeur, même sur le bouclier, de l'éclatante beauté de Ganymède. Ses traits expriment la colère, et la déesse montre à Pallas, assise auprès d'elle, ce berger enfant qui est venu dans l'Olympe pour y verser le doux nectar detpour ravir à la vierge Hébé la prérogative de la coupe.

La Méonie (28) figure ensuite, car elle est la nourrice de Bacchus, et là sont Morie, le serpent tacheté, l'herbe divine, l'immense Damasène, fils de la terre, meurtrier du dragon ; enfin, Tylos (29), habitant éphémère de la Méonie, expirant sous le venin foudroyant du monstre.

Un jour, comme il marchait sur la rive escarpée et voisine de l'Hermos, qui arrose la Mygdonie, sa main toucha un dragon. Aussitôt, tendant son large cou, levant la tête, et la bouche béante, le reptile se dresse contre lui, fait tourbillonner le fouet de sa queue, en bat les membres de l'infortuné, et, s'enroulant autour du corps, il s'allonge en guirlande jusqu'au menton ombragé à peine. Puis il sillonne la joue de mille morsures, et y vomit le poison de sa langue. Ensuite, dominant les épaules qu'il écrase, il étreint la gorge sous les anneaux. de sa queue ; et sous ce collier qui amène la fin de sa destinée, Tylos tombe mort sur le sol comme un arbre déraciné.

Une Naïade sans voile eut pitié d'un si jeune homme quand elle le vit près d'elle succomber à un tel destin. Et ce n'était pas un seul voyageur, un seul pare, pas même un seul Tylos, qu'il avait prématurément immolé. Il ne se contentait pas de se nourrir des bêtes fauves au fond des bois et près de sa retraite. Souvent, arrachant avec les tenailles de ses dents l'arbre le plus solide sur ses racines, il l'absorbait, en redoublant les horribles aspirations de son vaste gosier. Souvent aussi, étourdissant et attirant vers lui par ses souffles intestins, le voyageur éloigné, il le roulait sous ses cruelles haleines et l'engloutissait enfin tout entier dans sa gueule béante.

Cependant Morie avait aperçu de loin le meurtrier de son frère ; tremblante de frayeur, elle avait vu les morsures multipliées des dents venimeuses, et cette gorge serrée sous le collier de la mort. Sanglotant amèrement dans la forêt dépeuplée par le monstre, elle rencontra Damasène, l'un de ces fils que jadis la Terre enfanta seule, et qui a reçu de sa mère la barbe épaisse et ronde de son menton. Né à peine, Éris (30) fut sa nourrice, le glaive fut pour lui la mamelle, le carnage ses langes, la cuirasse son maillot. Chargé du fardeau des membres les plus longs et les plus larges, l'enfant, vaillant nourrisson, lançait déjà des traits dans les airs, y vibrait une lance issue de la terre comme lui, et Ilithye ne l'avait pas plutôt amené au jour qu'elle l'avait revêtu d'un bouclier.

Morie voit Damasène dans les hauts et abondants pâturages de la forêt ; elle s'incline, le supplie, lui montre en pleurant l'horrible reptile, assassin de son frère, qui palpite encore sur la poudre sous sa récente blessure, et lui demande la mort du monstre. Le guerrier monstrueux aussi ne rejette pas la prière; il saisit un arbre qu'il arrache du sein de la terre, tout enraciné; et il se courbe pour faire face à l'homicide dragon. De son côté, le tortueux adversaire s'arme de tous ses anneaux. Le sifflement de son gosier est la trompette du combat; son corps, long de cinquante arpents, s'enroule sur lui-même, il s'attache d'abord aux pieds de Damasène, qu'il comprime d'un double lien ; il le fouette de ses sinueuses écailles ; il ouvre dans un bâillement effroyable les portes de ses dents, allume ses yeux sanglants, avides de meurtre, lance de l'arc de ses lèvres des flèches humides, et vomit en torrent de ses mâchoires des sources de poison contre la face du géant. Il l'inonde des jets d'une écume verdâtre; puis, d'un élan qui fait trembler la terre, il se dresse sur lui-même aussi haut que la tète, et bondit sur le front élevé de sa adversaire.

A son tour, le terrible géant, secouant ses membres pareils aux roches des montagnes, se dégage de ce fardeau du dragon; puis il soulève la longue tige doit il a fait son arme, et il dirige tout droit le chêne son javelot. Il enfonce l'arbre tel qu'il l'a extirpé, dans le corps du reptile, là où, vers les rondeurs de la gorge, l'épine du dos se rattache à la pointe de cou. Le chêne prend racine une seconde fois, et cloue au sol le dragon immobile et inanimé. Mais tout à coup la femelle du reptile, effleurant le sol dans sa marche sinueuse, cherche à entourer de ses noeuds déroulés les noeuds obliques du mâle compagnon de sa couche, comme une épouse regrettant un époux qui n'est plus. Puis elle hâte, au milieu des ravins, les mouvements de son corps allongé, pénètre dans la montagne où sont les plantes ; là, au fond d'un bois, elle cueille de sa bouche de serpent la fleur de Jupiter (31), la prépare, en la pétrissant, sous ces brûlantes mâchoires qui lancent le venin ; ensuite, avec la pointe de son dard, elle approche du bout des lèvre du reptile, tout cadavre qu'il est, l'herbe qui bit cesser la douleur et qui chasse la mort.

Aussitôt ce cadavre tressaille de lui-même. Une part reste insensible, l'autre rampe. La mort ne règne qu'à demi. Il agite sa crête que la queue suit d'elle-même; il tend d'un souffle ressuscité (32) la gorge déjà froide, ouvre peu à peu son gosier, qui s'enfle comme autrefois, laisse échapper un sifflement régénéré, et retourne lentement vers le creux qui fut sa primitive retraite.

Morie cueille à son tour la fleur de Jupiter; elle prépare, en la broyant sous ses dents, l'herbe qui va donner la vie au cadavre ; et la plante salutaire dont les feuilles guérissent les douleurs vivifie le mort ranimé. L'âme rentre au corps ; ce corps refroidi se réchauffe intérieurement d'un feu libérateur. Tylos recommence l'existence qui lui est rendue ; mais le nerf du pied droit lui manque; quand il se tient debout ou qu'il marche, il s'appuie tout entier sur le pied gauche, semblable à un homme engourdi dans son lit, qui secoue avec peine le sommeil loin de ses yeux entr'ouverts par l'aurore. Le sang bout de nouveau, la respiration renaît, les mains s'agitent, l'harmonie des formes a reparu ; la marche est revenue aux pieds, la lumière aux yeux, aux lèvres la parole.

Enfin se montre Cybèle, récente mère ; on croirait la voir porter sur ses bras fictifs un enfant imité à qui elle n'a pas donné le jour : l'astucieuse déesse présente un produit de pierre à son époux inhumain, lourd et raboteux aliment. Le père, sous cette forme arrondie, engloutit dans son gosier vorace ce fils de marbre, et se repaît ainsi d'un autre faux Jupiter. La pierre féconde engendre bientôt une nombreuse postérité qui se presse dans les flancs du dieu, et son gosier élargi en rejette le fardeau.

Telles étaient les merveilles diverses que l'art avait réunies pour Bacchus sur le bouclier préservateur dans les luttes de Mars. A sa vue, l'admiration passait d'un objet à l'autre, on se pressait autour du possesseur de ce bouclier arrondi, et chacun faisait l'éloge de l'ouvre de la forge divine.

Pendant ces plaisirs, l'Aurore parcourt et illumine l'occident de l'éclat de son front aux paupières de feu. La Nuit silencieuse verse ses ténèbres sur la terre entière; et, couchées à terre çà et là, les troupes s'étendent sur ces lits de la montagne, après le repas du soir.


NOTES DU CHANT VINGT-CINQUIÈME.

Réflexion rétrospective. — Me voici à la moitié de l'oeuvre ; et c'est le cas, en la poursuivant, de répondre à certaines objections que j'entends s'élever contre mon entreprise, lorsque je fais confidence de ma témérité.

Mais, me dit-on d'abord, pourquoi traduire? Créez, inventez vous-même... — Ah! créer! c'est du génie ! Inventer? rien de si rare et de si difficile. Commenter et traduire, à la bonne heure, c'est plus aisé. Il y a peut-être moins de mérite, mais très certainement beaucoup plus de profit à aiguiser son esprit sur l'esprit des autres, surtout quand ils en ont beaucoup. N'a-t- on rien à la maison, on va quêter ailleurs; si l'un n'est pas riche de son propre fonds, on a recours aux bourses voisines: la chose est commune, et le siècle ne regorge pas de ces Crésus littéraires qui n'empruntent jamais. — Imitez alors. Mais pourquoi le grec antique, langue morte ? N'avez-nous donc rien de plus moderne sous la main dans toutes nos langues si vivantes, et faut-il, pour vous contenter, remonter plus haut que la source si féconde du moyen âge ? — Ah! je l'avoue, je crains bien moi-même parfois de m'être laissé entraîner trop loin par ce penchant et cette vénération héréditaires que, depuis mes classes, je porte instinctivement à tout ce qui est tracé en caractères helléniques, et surtout aligné en vers grecs. Ce goût décidé m'est venu sans doute en vue des bienfaits sans nombre que la belle langue primitive a versés sur toutes les sociétés et toutes les littératures de l'Europe, et peut-être aussi en mémoire de mon initiation à ses mystères, commencée avec quelques épines au sein des Gaules, et achevée avec tant de roses en Orient.

On insiste. — Mais comment votre maturité va-t-elle s'accroupir sur les triomphes de Bacchus et les minuties des vers grecs? On la croyait plus grave. - Assurément je ne veux point réveiller ici la querelle à peine assoupie entre les auteurs sacrés et les auteurs profanes qui se disputent l'enseignement du dix-neuvième siècle; car, si j'y entrais une fois, je ne saurais guère comment en sortir. Je ne veux point demander, à mon tour, si le père Pomey a tout à fait perdu ses veilles, quand il les a mises au service des divinités du paganisme, et quand il a, sur des bases si érudites, édifié son Panthéon mythologique, réimprimé sept fois aux frais de la savante compagnie de Jésus. Je ne suis point frappé, je l'avoue, de cette incompatibilité prétendue entre les études poétiques ou l'admiration de l'antiquité, et les occupations ou les devoirs du chrétien et du citoyen, tels que ce siècle les a compris. Quoi ? faudra-t-il, par un respect mal entendu de sa propre dignité, se dépouiller en vieillissant des affections les plus innocentes de l'enfance? Les convenances, plus exigeantes pour le déclin de la vie que pour son début, m'imposeraient-elles un si pénible sacrifice?  La poésie hellénique, qui fit le charme de ma mémoire, qui jeta sa lumière sur mon beau voyage en terres orientales, ne devrait plus exercer son empire sur mes derniers goûts ! Et l'on me demanderait de me séparer ainsi à l'avance de mes si constants amis? Ah! ce serait retrancher d'une existence déjà bien décolorée le plus doux de mes plaisirs. Mon commerce avec les poètes grecs, pris de loin, a pu se refroidir d'abord, interrompu par des devoirs publics, mais il s'est renoué bientôt; et nos relations sont devenues tellement journalières, que quelques-uns de ces favoris de ma jeunesse, après m'avoir initié à leurs secrets, ne dédaigneront pas, je l'espère, de me faire encore certaines confidences. Non, je ne voudrais à aucun prix, dussé-je même passer pour éternellement frivole, renoncer à ce bénéfice de ma persévérance, ou, si l'on veut, de mon obstination.

Et encore un coup, ce n'est pas être tout à fait inutile que d'apporter sa petite pierre pour étayer l'édifice croulant de l'ancienne littérature, et de ces études antiques si justement nommées libérales, puisqu'elles délivrent l'intelligence et dégagent efficacement la pensée de tant d'autres souvenirs. Si, comme le dit Sénèque, « une bonne part de la vie se passe à ne rien faire, quelquefois à mal faire, souvent à faire autre chose que ce qu'il faut, » certes donner son temps aux lettres  ce n'est pas le perdre; et je me persuade que les lecteurs, déterminés à me sacrifier une petite part de leurs loisirs, trouveront quelque jouissance à suivre mon poète dans le cours de ces inspirations restaurées, et retireront en même temps quelque instruction de ces chroniques et de leurs commentaires.

(01) Les Jeunes passereaux. — On a déjà reconnu le dragon, le platane, les huit passereaux et leur mère, qui désignent, au second chant de l'Iliade les neuf années de la guerre de Troie. Ici l'expédition des Indes dure sept ans; c'est une allégorie orientale et biblique toute pareille aux sept vaches maigres de Pharaon dévorant les sept vaches grasses, ou plutôt l'abondance absorbée par la stérilité. Toujours à l'exemple d'Homère, nous commençons par la dernière année, c'est l'ordre chronologique renversé par le chantre d'Achille et d'Ulysse. « Je vais vous répondre à la façon d'Homère, » dit Cicéron à Atticus. (Liv. I, ep. 16.) : Ὕστερον πρότερον Ὁμηρικῶς. Et à propos du vainqueur de Catilina, il serait amusant de retrouver les neuf passereaux dans les oeuvres de Cicéron et d'Ovide, et de comparer leurs traductions respectives de l'épisode homérique, si l'on ne savait d'avance combien les vers du chantre des Métamorphoses ( liv. XII, v. 15) l'emportent sur les tentatives poétiques du philosophe romain. (De Div., liv. II, c. 30. )

On remarquera que Nonnos prolonge l'allusion et se fait poursuivre par les instances de Thèbes personnifiée, qui s'empresse autour de lui  περιτρέχει, comme la mère des passereaux voltige inquiète autour du dragon : ἀμφεποτᾶτο, XII. 315). N'est-ce pas aussi une réminiscence de ce début de Pindare? « O Thèbes au bouclier d'or, « ma mère, je mets ta louange au premier rang de mes travaux. »

Μᾶτερ ἐμὰ, τὸ τεὸν, χρύσασπι Θήβα
Πρᾶγμα καὶ ἀχολιὰς ὑπέρτερον
Θάσομαι.

(Isth., Ode I.)

(02) Oedipe et Jocaste. — Ce n'est pas vainement que Nonnos a recours à Homère et à Pindare. L'un et l'autre fournissent ici à son imitation, le premier ce vers sur Jocaste, qu'il a presque copié :

Γημαμένη ᾧ υἱεῖ· ὁ δ' ὃν πατέρ' ἐξεναρίξας (Odyss., l. XI, v. 272.)

le second, cette sublime sentence à propos d'OEdipe :

Οὕτω δὲ Μοῖρ', ἅ τε πατρώιον 65
τῶνδ' ἔχει τὸν εὔφρονα πότμον,
θεόρτῳ σὺν ὄλβῳ
ἐπί τι καὶ πῆμ' ἄγει
παλιντράπελον ἄλλῳ χρόνῳ·
ἐξ οὗπερ ἔκτεινε Λᾷον μόριμος υἱὸς 71
συναντόμενος.
(Olympiques, II, v.64.)

« Ainsi la destinée, quand elle accorde à un mortel, avec la richesse qui vient des dieux, une douce existence, sait y mêler bientôt quelque douleur amenée d'un autre temps : du jour où le fatal enfant de Laïus, rencontrant son père, l'immola, etc. »

(03) Pindare — Cette invocation subsidiaire de Nonnos à Pindare m'a encouragé à multiplier dans mes notes les citations du divin lyrique. Je me persuade ainsi qu'après Homère, Pindare est le poète chez lequel le Panopolitain a puisé le plus de légendes et d'allusions ; et si, comme j'en ai eu un moment l'espoir au début de l'année 1855, de nouveaux fragments recueillis ou inopinément retrouvés non loin de Thèbes, devaient nous rendre quelque parcelle de ces nombreuses et éclatantes poésies dont je lis les titres chez Suidas avec tant de soupirs et de regrets, on jugerait mieux encore de tout le secours que la bibliothèque d'Alexandrie, où elles reposaient, porta jadis à l'épopée de Nonnos.

(04) La guerre de Troie. — Ici Nonnos sort des généralités, et désigne comme objets de comparaison avec la conquête des Indes, la guerre de Troie et l'expédition des Argonautes, qu'il place chronologiquement après les triomphes de Bacchus. Il est d'accord en cela avec l'histoire des temps fabuleux, qui met la guerre des Indes dans le quinzième siècle avant notre ère, les Argonautes vers 1260, et Achille et Hector vers 1190.

Dans ces mêmes annales, autant que des dates positives se peuvent appliquer à des héros imaginaires à demi, Persée et Minos appartiennent à la même époque que Bacchus, dont ils sont à peu près les contemporains : Hercule seul, qui a pris part à l'entreprise des Argonautes, est plus jeune de deux ou trois cents ans. Ces supputations m'ont donné la hardiesse de corriger les vers 22 et 26 de ce début, en leur donnant un sens plus élégant et plus naturel. J'ai pourtant hésité, je l'avoue, car je crains parfois d'être atteint moi-même de la manie des corrections, et d'être accusé de rejeter trop souvent sur les copistes les négligences du poète. Mais quoi ! Nonnos était si peu négligent, et ses copistes ont été tellement maladroits qu'il n'eût pas désavoué, je me le figure, mes efforts pour lui rendre sa véritable physionomie, et que, si sur ce point je deviens trop hardi, ses mânes indulgents me le pardonnent en faveur de l'intention.

(05) Dissertation sur le mérite de Bacchus. — Ici le ton de l'épopée, qui est rarement très élevé chez Nonnos, me paraît s'abaisser sensiblement. L'inspiration poétique cède tout à fait la place à la dissertation de l'école ; ce n'est plus repos acer d'Horace; c'est bien plutôt une oraison du genre démonstratif, une sorte de gymnastique intellectuelle. Nous voilà au niveau d'un parallèle de Plutarque, ou, pour mieux dire, d'une amplification de rhéteur. Tel était le goût de l'époque, si l'on veut : mais, en tout cas, le poète égyptien n'a sur ce point ni Homère ni Pindare pour excuse ou pour précédent. Son plaidoyer, grossi de tant de comparaisons, ressemble à celui que l'empereur Julien met dans la bouche de César, et auquel Alexandre répond : « Vous le voyez, il ne met point de fin aux éloges qu'il se donne et aux outrages qu'il me fait. » (Satire des Césars.)

Et c'est encore là un des traits caractéristiques de la décadence grecque, comme de la nôtre : la confusion des genres. Le poète décrit comme un voyageur; l'histoire emprunte les couleurs et l'inspiration de l'ode;

Tacite, en revenant, nous ferait du Pindare,

dit M. Viennet dans une satyre encore inédite; enfin les mémoires biographiques ne sont que des dialogues, des scènes de comédie, des diatribes ou des plaidoyers.

(06) Les Phorcydes. - Phorcos ou Phorcys, fils de la Terre et de Pontos, l'abîme des mers personnifié, eut pour filles les Gorgones, qui chez Nonnos, comme chez Hésiode, sont au nombre de trois.

Σθεινώ τ', Εὐφυάλη τε, Μέδουσά τε λυγρὰ παθοῦσι,

« Sthéno, Euryale et l'infortunée Méduse. »

Pηorcyde est leur nom paternel. Elles n'avaient à elle trois qu'un oeil :

Phorcydas, unius partitas Iuminis usum. (Ovide, Mét, l. IV, v. 774.)

Simonide ajoute qu'elles n'avaient aussi qu'une seule dent pour leur triple usage, ce qui n'est pas beaucoup plus commode. Ajoutons, pour tout dire sur les Gorgones, que Méduse mortelle et ses deux immortelles soeurs avaient dans l'antiquité dao réputations bien distinctes. Elles étaient, disent les uns (je commence par le pire), laides, féroces, débauchées, et méritèrent à tous ces titres d'être métamorphosées en juments. Elles furent, disent les autres, belles, sages, économes et amies de l'agriculture, d'où leur venait leur nom rapproché de Géorgique, si l'on en croit leurs partisans. Boccace lui-même, si peu jaloux de la réputation du sexe, donne à Méduse une place parmi ses femmes illustres : et quant à cet oeil unique qu'elles mettaient en commun, Paléphate, dans une de ses plus curieuses histoires, affirme que ces trois filles, fort belles, n'avaient qu'un seul administrateur de leurs vastes propriétés, mais éclairé et fidèle. Ἦν δὲ αὐτοῖς καὶ ἀγαθὸς ἀνὴρ, καὶ αὐτῷ ἐν παντὶ πράγματι ἐχρῶντο ὥσπερ ὀφθαλμῷ. De là, la fable. De tant de controverses, je veux au moins tirer une conclusion agricole, et presque morale, c'est qu'un seul surveillant suffit en agriculture, pourvu qu'il soit honnête, et qu'il ait l'oeil toujours ouvert.

(07) Méduse. — Tout ceci n'est qu'une similitude et une image trop prolongée qui provient d'un vers de Lycophron : il qualifie Persée de Moissonneur de Méduse, en raison de la faucille que lui a prêtée Mercure, si ce n'est Pallas.

Πεφήσεται δὲ τοῦ Θερηστῆρος ξυρῷ. (Alexandra, v. 840.)

Il semble qu'ici les vers de Nonnos ont contracté à un assez haut point l'obscurité de leur énigmatique inspirateur.

(08) Polydecte. - Polydecte était roi de l'île de Sériphe, où aborda le coffre de Danaé, et où la tête de Méduse exerça plus tard ses ravages; elle devait créer tous ces rochers et ces écueils dont, en les effleurant de la proue de mon vaisseau, j'ai admiré de si près les formes anguleuses et pittoresques; ce Polydecte, dis-je, d'abord protecteur de Persée, puis épris de sa mère, comme le Polyphonte de la tragédie de Mérope, devait succomber sous le regard de la Gorgone, et devenir un des mille rochers de son propre royaume.

Osque regis
Ore Medusaeo silicem sine sanguine fecit. (Ovide. Mét, l V, v. 274.)

(09) Imitation de Paul le Silentiaire. - Paul M Silentiaire avait très certainement en vue ces deux vers de Nonnos son modèle, lorsqu'il a dit : « Mon roi surpasse ces merveilles d'autant que le Dieu suprême est au-dessus d'une idole. »

Τόσσον ἐμὸς βασιλεὺς ὑπερήλατο θάμβος ἐκεῖνο
Ὁππόσον ἐδώλοιο Θεὸς μέγας ἐστὶν ἀρείων
.
(Paul. Sil, Descr. de Sainte-Sophie, v. 152.)

Or, cette description de Sainte-Sophie, où l'éloge de Justinien se trouve enchâssé, je l'ai lue, au retour de ma première visite à la noble église que souillent aujourd'hui les symboles de l'islamisme, mes yeux encore tout éblouis de sa pompeuse architecure, de la vaste enceinte du temple, mais  le coeur serré de voir sur ces voûtes qu'a surmontée la croix de Constantin, régner le croissant et l'étendard du prophète de la Mecque.

(10) Persée. — Persée fonda Mycènes après avoir été roi d'Argos, deux villes très voisines et très proches encore de l'Inachus, qui coule à distance à peu près égale de chacune. Quelques auteurs prétendent que Persée triompha de Bacchus, qui alla mourir à Delphes de ses blessures après la bataille dont l'Inachus fut témoin. Mais Nonnos, jaloux de l'honneur de son héros ou de son dieu, lui substitue Ariadne dans ce combat si promptement interrompu par un baiser d'amour fraternelle, comme dit la Fontaine, et c'est ainsi que le poète a déjà éludé, non sans quelque atteinte à la réputation de Bacchus, le châtiment infligé au dieu de la vigne par le barbare Lycurgue.

(11) Cassiopée. — On peut remarquer ici avec quelle scrupuleuse exactitude Nonnos décrit la position des personnages de la sphère. Aratus lui-même n'est pas plus précis.

« La grande Baleine, » dit l'auteur des Phénomènes, « se presse sur Andromède. »

Ἀνδρομέδην μέγα κῆτος ἐπερχόμενον κατεπείγει. (v. 654.)

« La malheureuse Cassiopée, » ajoute t-il, « est aussi pressée par sa fille... et ne devait pas impunément se comparer à Doris et à Panope. »

Ἡ δὲ καὶ αὐτὴ παιδὸς ἐπείγεται εἰδώλοιο
Δειλὴ Κασσιέπεια· οὐκ ἆρ' ἔμελλεν ἐκείνη
Δόριδι καὶ Πανόπῃ μεγάλων ἄτερ ἰσώσασθαι
.
(V. 656.)

On le voit, si Nonnos n'est pas le plus imaginatif des poètes, il est au moins le plus précis et le plus didactique des astronomes.

(12) Le Désir. —Dans la religion des Cabires, comme dans les romans de la Calprenède et de Scudéry, Pothos, le Désir, était un dieu, frère d'Himéros, l'Attrait, et d'Éros, l'Amour. Ou plutôt c'était le même dieu, considéré sous plus d'une de ses faces, causes ou effets. Tous les trois furent sculptés dans leurs expressions diverses par Scopas. Ils étaient fils de Chronos, le Temps, d'après Sanchoniaton, collecteur des mémoires du culte des Cabires. Le dieu Pothos, en outre, a mérité d'Eschyle l'épithète φιλάνορι, l'ami des nobles coeurs. (Esch., Perses, v. 114.)

(13) La Mégaride. — Nous avons déjà vu figurer Cydonie parmi les villes crétoises du dénombrement (liv. XIII); je retrouve Mégare fondée par le roi Nisos, comme l'hémistiche de Nonnos qui la désigne dans la douzième idylle de Théocrite (vers 27), et bien mieux encore dans ma mémoire, lorsque, au soir d'un jour brûlant, je traversai la plaine de Nisée toute coupée de champs d'orge et de petits bois d'oliviers, pour atteindre les bords de la mer et le port presque abandonné qui porte encore ce nom. De là, je revins dans la ville, à peu près aussi déserte que Mégare, à la faible lueur du crépuscule; et je vois encore se dresser devant moi comme de grandes ombres vers lesquelles je marchais, ces monts Géraniens que je devais franchir à l'aurore, et dont les hautes cimes se dessinaient sur les dernières clartés du couchant.

(14) Le cheveu de Nisos. — Chez Ovide, comme chez Nonnos, le fatal cheveu que coupe l'impie Scylla est de pourpre.

Splendides ostro
Inter honoratos medio de vertice canos
Crinis inbaerebat.
(Ovide, Mét, t. VIII, v. 8.)

Il est couleur de rose dans le poème de Ciris, attribué à Virgile :

At roseus medlo fulgebat de vertice crinis. (Ciris, v. 122.)

Enfin il est d'or chez un scholiaste d'Euripide, l'archevêque Arsénios, détenteur primitif du manuscrit de Nonnos, que Jean Sambucus, avant de le publier à Anvers, avait acheté pour la somme de quarante-cinq écus d'or, à Tarente. Καὶ ἣν ὁ Νίσος, ὡς εἶχε χρυσὸν πλόκαμον ἐπὶ τῆς κεφαλῆς αὐτοῦ. (Arsén. sur le vers 1200 d'Hipp.) Choisissez : Tua sit optio, dirait encore Cicéron.

Mais, puisque j'ai nommé encore une fois l'archevêque Arsénios, disons que, s'il n'avait pas transcrit lui-même les Dionysiaques, il les avait du moins lues fort attentivement. Je n'en veux d'autre preuve que ces paroles de son épître au pape Paul III, en lui adressant ses scholies des sept tragédies d'Euripide : « En voyant, » dit-il, « la protection que Votre Sainteté accorde aux Grecs infortunés, qui donc ne bondirait pas de joie, qui ne danserait sagement et n'entonnerait le plus grand Iacchos ? Τίς οὖν τοιαῦτα θεώμενος, οὐ σκιρτήσει; τίς οὐ χαιρήσει, καὶ οὐ σωφρόνως χορεύσει καὶ μέγιστον τὸν Ἴακχον ᾄσεται; »  Et ces expressions, évidemment empruntées à Nonnos, l'archevêque exilé les prononçait de loin ; « car, » ajoutait-il à la fin de sa lettre, « si je ne puis porter moi-même aux pieds de Votre Sainteté l'ouvrage que j'ai compilé sur les livres antiques, dans la patrie de Minos et de Rhadamanthe, à Florence et à Venise, c'est que deux monstres dévorants m'en empêchent, la goutte et la pauvreté. »

(15) Comparaison d'Hercule et de Bacchus. — L'Anthologie nous fait lire une comparaison ou plutôt une assimilation complète entre Hercule et Bacchus; et elle a du moins le mérite de la concision. La voici (Ἀμφότεροι Θήβησδε, κ. τ. λ.) :

« Tous deux Thébains, tous deux guerriers, tous deux fils de Jupiter : l'un redoutable par son thyrse, l'autre par sa massue. Les Colonnes sont leurs communes limites; leurs attributs sont pareils. A celui-ci une peau de cerf, à celui-là une peau de lion : les cymbales, la crécelle. Junon est pour tous deux une divinité ennemie; et tous les deux, échappant au feu, ont passé de la terre au sein des immortels. »

Enfin ce parallèle entre le dieu dont les cymbales s font fuir les Indiens et le héros dont la crécelle effraye les oiseaux du Stymphale, pourrait être une imitation de l'épigramme adulatrice où Martial rapproche en les détaillant les hauts faits de Domitien des travaux d'Hercule analysés ; mais ici du moins la comparaison est un passe-temps de rhéteur et non de courtisan, et elle ne donne pas, comme l'autre, un croc en jambe à l'histoire.

Herculeum tantis numen non sufficit actis. (Mart., l. 1X, ep. 102.)

(16) Iolas. - Iolas, ami et, selon Apollodore, neveu d'Hercule, l'accompagne à Lerne, comme dans son entreprise contre Géryon. Il est son auxiliaire, et pour ainsi dire sa doublure. Quand il devient vieux, il rajeunit. Il est le symbole de l'indissoluble amitié Les habitants d'Argyre en Sicile lui vouaient leur chevelure. Diodore, leur concitoyen, l'atteste ; et dans la Béotie et la Phocide, les amants, selon Plutarque, viennent encore sur sa tombe se jurer une éternelle fidélité. Μέχρι νῦν σέβονται καὶ τιμῶσιν, Ἔρωτος ὅρκους τε καὶ πίστεις ἐπὶ τοῦ τάφου τῶν ἐρωμένων λαμβάνοντες. (Plut., Erot. )

« Les philosophes païens,» dit Balzac, « outre les dieux et les démons dont ils ont accompagné leurs héros, leur ont encore donné des hommes pour les assister dans leurs entreprises, ou d'autres héros pour entreprendre et pour agir avec eux : à mesure qu'Hercule coupe les testes de l'Hydre, Iolas y applique le feu, afin de les empescher de renaître. » (Balzac, Aristippe, disc. 1.)

(17) L'hydre inachienne. — Ici la métonymie me parait outrée : l'Inachus n'a rien de commun avec l'hydre de Lerne, ce chien aux mille têtes, comme l'appelle Euripide, Μυριόκρανον Κῦνα Λέρνας (Herc. fur., v. 393.) Il en est même passablement éloigné, si l'on tient compte de la distance en raison des difficultés du trajet : et je me souviens que quand, du haut du tertre qui fut l'Acropole d'Argos, je contemplais ses plaines et son merveilleux golfe, j'avais à ma gauche, à plusieurs milles de la côte, les cailloux mouillés à peine du lit de l'Inachus, quand j'apercevais à ma droite, confondus dans l'ombre du lointain, le rivage de la mer et les marais de Lerne, où commence la Laconie.

(18) Hercule et le lion. — Je retrouve ici la description en quelque sorte anatomique de la lutte d'Hercule et du lion de Némée, telle que la perpétue une pierre gravée sur cornaline, que j'ai rapportée d'Égypte : ce camée n'est pas rare, et la scène a été reproduite ou étudiée par tous les Pyrgotèles modernes. Au reste, ce vers, dont le premier hémistiche est répété de l'Hymne à Délos de Callimaque (v. 324), semble avoir été traduit par la Fontaine ; et pourtant il ne connaissait Nonnos. Car le chantre d'Adonis aurait peut-être quitté Baruch, sa lecture favorite, pour les Dionysiaques.

Le gibier du lion, ce ne sont point moineaux,
Mais beaux et bons sangliers, daims et cerfs bons et beaux. (Fables, II, 10.)

(19) Géryon. — Géryon, Τρικάρηνον, chez Hésiode; Τριλόφοιο, chez Nonnos, et dans l'un et l'autre cas géant à trois têtes, était roi d'Érythie (Cadix), ou bien maître des îles Baléares, Majorque et Minorque. Fils de Chrysaor, Géryon était ainsi frère du cheval Pégase, et se trouvait aussi petit-neveu de la tête de Méduse, s'il fallait accepter toutes les absurdités généalogiques qu'Hésiode a mises en si beaux vers.

(20) Alpos. — Alpos, que je crois un géant créé par Nonnos, me semble, en tout cas, assez heureusement amené dans nos longs parallèles. Il personnifie les Alpes, et je revois en lui quelques traits signalés par Silius Italicus dans la description de ces montagnes « Surgenti obvia Phoebo.... coelum intercipit umbra. » (L. III, v. 486.)  Nous le retrouverons au quarante-cinquième chant dans les légendes que le vieux Tirésias raconte à Pentbée, pour le dissuader de son opposition à Bacchus.

(21) Le baudrier d'Hippolyte. — Hippolyte, reine des Amazones, avait reçu ce baudrier de Mars, en signe de royauté. Quand Hercule arriva à Thémiscyre, la reine l'accueillit et lui promit cette écharpe, objet du neuvième travail imposé au héros par Eurysthée. Mais Junon excita contre lui les Amazones, et, dans le combat, Hercule immola Hippolyte et lui ravit le baudrier. Telle est la légende que Diodore et Apollodore ont racontée avec quelques variantes. Apollonius de Rhodes prétend qu'Hippolyte ne mourut pas dans la mêlée, mais bien qu'elle échangea son écharpe contre sa soeur Ménalippe, prisonnière d'Alcide.

... Καί οἱ ἄποινα
Ἱππολῦτη ζωστρῆρα παναίολον ἐγγυάλιξεν
Ἀμφὶ κασιγνήτης. (Argon, l. II, v. 968.)

Et j'avoue que si j'osais étendre jusqu'à Apollonius ma méthode de correction, j'aimerais à lire ainsi ce dernier hémistiche : ἀντὶ κασιγνήτης; Je me fonderais alors sur cette belle pensée de l'Odyssée (VIII, 546) : « L'hôte tient lieu de frère;  » ἀντὶ κασιγνήτης ξεῖνος, ou sur ces mots sublimes d'Eschyle, cités par Racine dans Andromaque : « Au lieu d'hommes, de la cendre; » ἀντὶ φωτῶν σποδός (Agam, v. 394.)

(22) Les travaux d'Hercule. — Voilà bien les onze travaux d'Hercule tels qu'ils sont alignés ans les douze vers hexamètres de Coïntos de Smyrne, numérotés chacun par un distique, suivant la méthode pratiquée précédemment par Nonnos pour signaler les douze principaux amours de Jupiter Cette nomenclature, plus profitable à l'arithmétique qu'a la poésie, est une invention de la décadence. Les douze exploits d'Hercule sont plus brièvement pressés encore dans quatre, vers d'une épigramme de l'Anthologie, que l'auteur a privée de son propre nom :

Γηρυόνην, κλυτὰ μῆλα, μέγαν πόνον Αὐγείαο,
Πώλους, Ἱππολύτην, πυλυκάρήνον ὄριν,
Κάρπον θωϋκτῆρα, Χάους κύνα, Θῆρα Νεμέης,
Οἰωνοὺς, Υαῦρον, Μαιναλὶην ἔλαφον.

On peut la traduire ainsi :

« 1° Géryon; 2° les Pommes d'or; 3° les grands Travaux d'Augias ; 4° les Chevaux de Diomède; 5° l'Amazone Hippolyte ; 6° l'Hydre à mille têtes ; 7° le Hurlant sanglier ; 8° le Chien des enfers; 9° le Lion de Némée ; 10° les Oiseaux de Stymphale; 11l° le Taureau, et la Biche du Ménale : total, 12. »

Réfugions-nous, pour échapper à tout ce catalogue, sous le bouclier du père Homère, selon impression de Nonnos. Homère, le chantre immortel des héros, dont les récits ne lassent jamais ! C'est surtout, on l'a sans doute remarqué déjà, l'Iliade, épopée des combats, que les Dionysiaques cherchent à imiter. Oserai- je moi-même, si près de mon auteur, avouer ma partialité pour l'Odyssée? Soit que les malheurs d'Ulysse se rapprochent davantage de la vie et des vicissitudes humaines, soit que ses voyages aient guidé et charmé les miens aux mêmes lieux qu'a si bien retracés le divin aveugle, j'ai conçu pour ce merveilleux poète une passion qui s'accroît avec l'âge. Il est, si l'on veut, le fruit de la vieillesse d'Homère. « C'est alors, dit Longin, qu'on pourrait le comparer au soleil couchant, qui garde sa grandeur en perdant sa véhémence.» Παρεικάσαι τις ἂν καταδυομένῳ τὸν Ὅμηρον ἡλίῳ, οὗ, δίχα τῆς σφοδρότητος, παραμένει τὸ μέγεθος. (Du Sublime, § VII.) Mais moi! ce soleil qui se couche et termine les labeurs des hommes, ne préside-t-il pas à la plus douce des heures du jour ?

(23) Attis. — Le Panopolitain en dit tant sur Attis, au moyen de ses transparentes périphrases, qu'il nous dispense heureusement d'en parler beaucoup. Si Catulle, que notre poète avait certainement consulté, on le devine à plus d'une expression, si Lucien, dans son traité de la déesse Syrienne, n'avaient pas donné toutes les explications qu'on peut raisonnablement désirer sur cet étrange hiérophante, le livre d'Origène ou de saint Hippolyte, comme le veut M. Bunsen, retrouvé par M. Miller, sous le titre de Philosophoumena, ne laisserait rien à ajouter sur cette question d'archéologie. Nous signalerons surtout l'hymne ou le dithyrambe dans lequel Attis, Adonis, Osiris et Chronos se trouvent rapprochés et identifiés, et nous n'en dirons pas même autant sur ce sujet que cet hymne du poète Prudence :

Ast hic metenda dedit genitalia
Numen reciso mitigans ab inguine;
Offert pudendum semivir donum deae.

(24) La mère d'un dieu — (théométor). Après ces détails si profanes du culte de Cybèle et d'Attis, voici un terme presque évangélique qui vient de se glisser dans la langue grecque avec le christianisme. Le surnom de Théométor y est devenu synonyme de la vierge Marie. Et c'est ce contraste entre la mythologie mourante et notre sainte religion qui grandit parmi les idées vieillies et les idées nouvelles, enfin ce sont ces images transportées de l'une à l'autre, qui me paraissent d'un véritable attrait pour les méditations des érudits. Quant à moi, leur étude journalière m'a encouragé, et parfois distrait dans la poursuite d'un labeur aussi long que difficile.

(25) Les Ourses et le Dragon. — Toute cette description astronomique commence par une paraphrase des six premiers vers qu'Homère consacre au bouclier d'Achille. Certains hémistiches même en sont textuellement reproduits ; il en est d'autres qu'il ne faut pas oublier pour l'intelligence des positions et des mouvements de la sphère antique, toujours assez embrouillés. L'Ourse, dit Homère, qu'on surnomme aussi le Chariot :

Ἄρκτον θ', ἣν καὶ ἅμαξαν ἐπίκλησιν καλέουσιν, (Iliade, XV1I, 487.)

Et cette Ourse, la grande, immunemque aequoris Arcton (Ovide, Mét.,liv. XIII, v. 293), ne possédait pas encore la soeur que Thalès de Milet, l'un des sept sages, lui donna plus tard; cette Hélice, la petite Ourse, qui fait le pendant de l'autre dans les replis du Dragon, comme dans les vers techniques de Nonnos.

Arctos Oceani metuentes aequore tingi.
(Virg., Géorg., l. I, v. 244.)

(26) La génisse fatidique. — Cet adjectif (βοόκτιτα), qui exige toute une périphrase pour expliquer comment les murs de Thèbes furent élevés à l'endroit signalé par la vache fatidique, est lui-même abrégé d'une épithète de l'Alexandra (βουπλανοκτίσιων). C'est ainsi que Lycophron (vers 29) désigne Até, l'un des tertres de la citadelle d'Ilion, que j'ai gravis dans ma jeunesse, en faisant répéter les beaux vers d'Homère aux échos de Pergame. Até fut bâtie par Ilus, qu'une génisse errante y avait conduit aussi.

Du haut d'Até, qui domine le cours encaissé du Simoïs, s'échappant des gorges de l'Ida, à l'ombre des plus hauts platanes, le regard s'étend sur la plaine de Troie, jusqu'à l'Hellespont, dont on voit reluire les ondes vers le tombeau d'Achille. Et cet aspect lointain des champs où allaient lutter les deux peuples ennemis, était certes de nature à échauffer l'enthousiasme de Cassandre et à lui inspirer autre chose que des plaintes énigmatiques ou de tristes prophéties.

(27) Zéthos. - Zéthos, qu'il faut distinguer de Zéthès fils de Borée et d'Orithyie, était frère d'Amphion. Le bon accord, soit dit sans allusion au plus célèbre des musiciens mythologiques, ne régnait pas entre eux, même lorsqu'ils bâtissaient chacun à sa manière, comme on le voit ici, les remparts de Thèbes, leur commun héritage. Zéthos n'aimait pas la musique; et la lyre de son frère dut se taire devant sa sévérité.

Gratis sic fratrum geminorum, Amphionis atque Z
Zethi, dissiluit, donec suspecta severo
Conticuit lyra.
(Horace, l. I, Épit. XVIII, v. 42 )

(28) La Méonie. — La Méonie, qui prend son nom de l'une des nourrices de Bacchus (et le catalogue du quatorzième chant n'en fait pas mention) est souvent confondue avec la Mygdonie (est-ce la faute du manuscrit? ) dans les vers de Nonnos, comme chez les poètes grecs plus anciens. J'ai passé sur le territoire litigieux de ces deux provinces, et je m'imagine que l'on peut, en simple prose, établir entre elles une distinction que les chantres de l'antiquité ont négligée. La Méonie était, si je ne me trompe, cette partie de la Lydie qui touche à la mer et remonte vers les sources du Méandre, région de plaines et de petites collines qu'interrompent seulement les chaînes du Tmole et du Sipyle. J'appellerais Mygdonie la contrée supérieure qui, de l'Ida phrygien, s'étend loin de la mer jusqu'aux penchants méridionaux du mont Olympe : et je me sens confirmé dans mon appréciation par cet Hermos que mon auteur qualifie de fleuve Mygdonien. Or, à Magnésie, quand il roulait sous mes yeux des flots si jaunes, il était un fleuve essentiellement méonien : mais, lorsqu'il prend sa source ou remonte par un de ses affluents jusqu'aux versants de l'Olympe, il justifie parfaitement le titre de Mygdonien, qu'il porte seul ici.

(29) Tylos, Morie et Damasène. — L'épisode de Tylos a pour origine unique ce texte de Pline le naturaliste : « Xanthus historiarum auctor, in prima earum tradit, occisum draconis catulum revocatum ad vitam a parente, herba quam balin nominat; eademque Thylonem, quem Draco occiderat, restitutum saluti. » (Liv. XXV, ch. 5.)

Je ne perdrai pas mon temps à chercher si la plante balin ou balis de l'historien Xanthos, aussi peu connus l'un que l'autre, a des rapports avec la fleur de Jupiter, quoique j'aie à leur sujet, il faut bien en convenir, feuilleté Dioscoride et Théophraste; je répète seulement que sur ce thème assez court Nonnos a bâti sa fable : et elle n'est pas, si je ne m'abuse, dépourvue de tout mérite d'exécution.

(30) Eris. - Éris, la Discorde, est plutôt ici la Dispute. Dans tous les cas, c'est une fille de la Nuit, selon Hésiode, qui en fait, je ne sais trop pourquoi, une soeur de la Vieillesse :

Γῆρας τ' οὐλόμενον, καὶ Ἔριν τέκε καρτερόθυμον. (Théogonie, V. 237.)

On remarquera plus loin l'épithète πεντηκοντοπέλεθρος, créée par Nonnos pour ne pas répéter πεντηκοντόγυος de l'Iliade (XI, 575); mais, chez Ho mère, ces cinquante arpents sont le présent tout naturel dont les vieillards et les prêtres de Calydon veulent acheter l'assistance de Méléagre, en sauvant leur territoire : tandis que dans les Dionysiaques, c'est une exagération qui outrepasse peut-être les licences de l'épopée. Voilà comment l'emphase des époques de décadence corrompt l'image et la simplicité primitives.

(31) La fleur de Jupiter. — Cette fleur de Jupiter, Dios anthos, serait-elle le dianthus, nom générique de l'oeillet? Je serais assez disposé à le croire : non sans doute pour l'avoir vu ressusciter les morts, comme dans les Dionysiaques; mais parce que l'oeillet m'a toujours semblé une fleur divine, soit que, grandissant de lui-même aux ardeurs du soleil, il embaume de son merveilleux parfum nos plus humbles jardins, soit que, hâté par la culture sous un palais de verre, il multiplie ses nuances et devienne, dans une seule année, l'ornement de deux saisons; soit enfin que, parmi les roches et autour des bois, comme le veut Nonnos (εἰς σκοπέλους, ἀμφὶ δὲ λόχμην), son calice à franges roses, simple, mais toujours odorant, s'entr'ouvre au bord des forêts de sapins des Pyrénées, et sur les débris granitiques de la brèche de Roland.

(32) Le souffle ressuscité. — Cette épithète, παλινσόου, est nouvelle en effet, mais elle n'en est qat plus expressive; elle n'a besoin ni d'équivalent ni de substitut, et mérite de figurer dans les dictionnaires grecs, d'où elle est encore exclue.

A ce propos, il me faut revenir une fois de plus sur ces termes composés qui colorent si vivement la poésie grecque de toutes les époques, et dont l'excès surcharge les vers de la décadence. Aucun poète n'en présente un aussi prodigieux amas qui Nonnos, et je serais tenté de croire qu'il a vois par ce brillant néologisme arrêter la langue sur le penchant de la vulgarité et de la barbarie où le voisinage et le mélange des idiomes envahissant allaient la précipiter. J'ai dressé, peur m'aider dans le cours de ma traduction, un tableau de ces adjectifs nonniques que le Panopolitain a transmis à l'Anthologie, et aux poètes ses disciples; ils se groupent sur mes colonnes au nombre de plus de deux mille. Je n'ai pas jugé à propos, et cela est tout simple, de grossir mon ouvrage, déjà si volumineux, de cet index grammatical ; mais je ne puis m'empêcher d'espérer que toutes ces épithètes si embarrassantes pour le traducteur, qui exigent souvent un effort de son esprit pour choisir entre la périphrase ou le mot à mot trivial, et qui presque toujours font languir la phrase française, tiendront à l'avenir plus de place dans les dictionnaires de la langue grecque ; car enfin Nonnos leur a donné le droit de bourgeoisie hellénique, je n'ose pas dire attique, au moment où Athènes allait s'éclipser tout à fait. Je voudrais, d'un autre côté, avoir réussi à ôter aux lexicographes tout prétexte d'ignorance envers un poème dont les abords ont été jusqu'ici pleins de ronces et même d'abîmes, si rarement franchis; mais je crois qu'il faudra désormais faire état dans les vocabulaires de ces nouveaux venus; car, s'appuyant sur deux expressions antiques comme sur deux nobles auxiliaires, ils ont fait leur entrée dans la langue grecque du quatrième siècle pour la fondre en un dialecte universel, et pour l'enrichir.