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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXIV

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT VINGT-QUATRIÈME.


Le vingt-quatrième chant renferme l'immense deuil des Indiens, ainsi que la navette et la quenouille de la brodeuse Vénus.


 

Cependant le souverain des dieux détourne les effets du ressentiment de son fils, et fait éclater au sein des nues le bruit du tonnerre. Il suspend l'attaque incendiaire de Bacchus, et apaise le courroux de l'immense Océan. Junon, arrêtant la colère d'un dieu si paissant par ses flammes, prolonge au sein des airs un écho sans fin.

Alors l'Hydaspe tend sa main humide vers le compatissant Bacchus ; une parole suppliante jaillit de son gosier ; et il s'adresse ainsi au fils étincelant de Jupiter (01):

« O Bacchus, épargnez un fleuve né d'un dieu, par égard pour les eaux, mères des fruits. N'est-ce pas des eaux que votre beau raisin prend sa croissance? O vous que la flamme a nourri, j'avoue mon erreur. L'éclat de vos brandons manifestait votre céleste origine, et mon amour pour mes enfante m'a égaré. Car je n'ai soulevé mes flots et roulé mes torrents que pour être fidèle à Dériade mon fils, et secourir les Indiens dans leur infortune. C'est la cause, et la seule, de ma résistance à Bacchus. Je vous en conjure par votre père, le dieu, hospitalier et suppliant, contemplez l'Hydaspe embrasé, bouillonnant sous vos feux. Voilà que les naïades désertent mon cours. L'une va chercher son humide asile auprès des sources, l'autre va partager avec les dryades le séjour des bois, et quitte la mer pour un arbre. Celle-ci s'exile vers l'Indus ; et, s'échappant d'un pied poudreux, elle s'enfonce dans les roches arides du Caucase. Celle-là adopte le Choaspe, et abandonne les ondes paternelles pour des flots étrangers. Je n'ose me montrer à mon père, car je n'apporte plus à la mer que des courants troublés qui murmurent sous le sang, et je souille Neptune de mes vagues homicides.

« De grâce, ne détruisez pas les roseaux que je fais croître sur mes rives ; ils grandissent pour soutenir vos tiges et vos pampres. Les roseaux entrelacés ne supportent-ils pas votre riche vendange qui leur sied si bien ? (02) Ah! ne brûlez pas les roseaux, ils donnent les flûtes de Mygdonie. Votre harmonieuse Minerve vous le reprocherait un jour. C'est elle qui, la première, unit leurs doubles tuyaux, terrible imitation des têtes de la Gorgone, pour en tirer le son de la flûte de Libye (03). Ménagez les pipeaux de Pan et leur mélodie, qui, sur un seul ton, préside aux chants de vos fêtes. Cessez de dessécher les courants du fleuve par votre férule, quand ce fleuve fait croître vos férules par ces mêmes courants. Vous n'avez pas traversé des ondes étrangères à votre nom. J'ai purifié et baigné un autre Bacchus d'une nature différente, l'homonyme d'un Bromios plus jeune, quand le fils de Saturne confia l'enfance de Zagrée aux soins de mes nymphes (04) : et n'avez vous pas vous-même toute l'apparence de Zagrée ? Accordez donc ma grâce à votre origine, puisque vous êtes sorti du cœur de ce Bacchus tant célébré (05). Récompensez en moi l'onde du Lamos qui vous a nourri, et souvenez-vous de votre pays la Méonie.

« L'Hydaspe est le frère de votre Pactole aux flots dorés. Honorez d'une seule faveur à tant de fleuves nos alliés ; éteignez votre flamme et ne consumez plus les eaux ; les eaux ont allumé l'éclair, ce feu pluvieux de votre père. Calmez votre ressentiment ; je tombe à vos genoux. J'aplanis et apaise mes flots suppliants. Ah ! dans la chaleur du combat, le souverain des dieux qui vous fit naître aurait jeté loin de lui le fardeau redoublé de sa colère et suspendu les effets de sa foudre, si Typhée avait courbé sa tête orgueilleuse et se fût soumis. »

Il dit; Bacchus retire à lui sa torche vengeresse. Le vent de l'Ourse fond sur les flots, et, les fouettant des souffles glacés des hivers, il rafraîchit le courant du fleuve embrasé ; enfin, pour honorer Jupiter, le Soleil, et le premier Bacchus, il éteint le feu surnaturel et inextinguible des eaux.

Tandis que Bacchus traversait encore les ondes de l'Hydaspe, l'intrépide Dériade, animé de l’impétuosité de Mars, excite les Indiens à la bataille, car il en porte le nom (06). Il range les troupes sur les rives pour les opposer à l'armée du dieu dès sa sortie du fleuve. Mais cette manœuvre n'échappe point à l'œil universel de Jupiter, et aussitôt il quitte rapidement les cieux pour venir en aide à Bacchus. Avec lui s'élancent tous les dieux de l'Olympe ; ils volent au secours de leurs enfants. Le grand Jupiter, pour l'amour d'Egine, s'élève une seconde fois après les flots de l'Asope sous la forme d'un aigle; et emporte dans ses serres complaisantes Eaque, qu'il dépose à travers les hauteurs des airs, dans la plaine des Indes, pour y combattre Dériade. L'éclatant Apollon, en souvenir de son alliance avec l'ennemie des lions, Cyrène, fait passer à son fils Aristée le large golfe, sur le char traîné par ses cygnes libérateurs; le puissant Mercure enlève sur ses ailes étendues le fils de Pénélope, Pan, chef d'une nombreuse race, qui mêle des cornes à sa chevelure; Uranie (07) sauve de la mort Hyménée en faveur du nom qu'il partage avec son fils le générateur; et pour favoriser le dieu du raisin, son frère ; elle fend les sentiers de l'air, semblable à la traînée lumineuse d'une étoile. Calliope charge Œagre sur ses épaules. Vulcain n'oublie pas ses Cabires ; et, pareil à une vive étincelle, il les ravit tous les deux ; Pallas sauve le noble Erechthée, le fléau des Indiens, citoyen d'Athènes qu'elle a fondée. Les autres habitants de l'Olympe, à qui les beaux chênes sont chers, préservent les Dryades. Avant tous, l'amant de Daphné protège les nymphes du laurier par sa présence. Et Latone s'unit à son fils pour honorer les arbres qui ont prêté leur appui à ses couches. Les phalanges des Bassarides et les femmes qui portent les guirlandes sont garanties des tumultueuses atteinte des abîmes par les filles du Cydnus, le fleuve ami du Zéphyre; elles savaient l'art de passer les flots à la nage, et Jupiter les avait envoyées à son fils pour assurer sa victoire sur les Indiens; car ces nymphes connaissaient aussi la guerre, qu'elles avaient apprise de Typhée de Cilicie, quand il luttait contre le rejeton de Saturne.

L'armée s'avance à leur suite. Bacchus précède ses troupes ; et, de l'essieu de son char montagnard, il effleure les flots qui le respectent Les satyres l’entourent. Avec ceux-ci passent les bacchantes et les égipans. Les Telchines, plus prompts encore, qui savent atteler au char marin de leur père des coursiers nourris par la mer, accompagnent dans sa marche, les pas rapides du dieu. D'autres sont restés en arrière, car ils ont cherché un second passage en s'engageant dans une route inaperçue. Un dieu les conduit aussi. Jupiter sous la forme de l'aigle, ralentissant son vol au sein des airs, les guide, emporte son fils Eaque dans ses serres qui le ménagent, et lui fait traverser les routes du ciel.

Alors, ces effrayantes montagnes ardues, dont l'oiseau le plus intrépide n'ose dépasser les sommets sur les doubles ailes qui le font voyager si légèrement dans l'espace, les égipans, errants dans les ravins escarpés, en franchissent les précipices de leurs pieds grêles et fourchus. Puis ils dansent en bondissant sur les roches des Indes, s'installent sur les pics, et s'établissent dans le fond des bois en dressant des tentes sous ces forêts touffues et désertes. L'un tend une flèche sur la corde de son arc circulaire, et frappe un tilleul. L'autre prend un olivier pour son but. Celui-ci blesse un pin ; et les traits nombreux lancés contre les mélèzes du voisinage sifflent au milieu des airs. Aidés de leurs chiens, ils se livrent également, à la chasse des cerfs aux bois rameux. Les dryades de Bacchus, ami des belles tiges, se mêlent aux hamadryades, et la troupe des Bassarides nourrit les petits de la lionne des montagnes dans les solitudes de l'Erythrée (08) ; leurs mamelles lui versent abondamment un lait qui naît de lui-même. L'une, qu'entraîne son goût pour les guirlandes de vipère, cherche sur les collines les retraites des dragons venimeux, et montre encore ses talents de chasseresse. L'autre immole un faon qui bondit en lui lançant son thyrse, Celle-ci se cache, et tout à coup s'élance furieuse à l'encontre d'une ourse furieuse aussi : celle-là, saisit la queue des bêtes à la trompe noire, et saute sur le cou des sauvages éléphants. Toutes leurs joies retentissent dans la montagne.

Cependant l'affligé Thourée arrivait, triste messager, auprès du roi Dériade. Ses larmes silencieuses annoncent la mort des Indiens, et à peine une voix douloureuse peut-elle sortir de sa bouche :

« Roi Dériade, divin rejeton de Bellone, nous avons, selon vos ordres, passé sur le bord opposé; nous avons découvert dans les vallons rapprochés une forêt solitaire. Là, dressant nos embûches, nous avons attendu le frénétique porteur du thyrse. La flûte a annoncé sa marche ; tout à coup le bruit d'airain d'une peau de bœuf brute et frappée des deux côtés, unie au cri des chalumeaux se fait entendre. Alors, toute la forêt s'émeut : les chênes parlent, les collines dansent, les naïades hurlent. J'arme mes guerriers, et les mène au combat, paresseux, indociles, tremblants; et celui qu'on nomme un dieu, qui vibre des thyrses effilés, lançant contre la race; des Indiens ses ignobles rameaux, en immole dans la plaine une multitude innombrable à l'aide de son lierre aigu. Le reste périt dans les flots.

« Consultons les sages brachmanes (09), et sachons si c'est en effet un dieu qui nous arrive, ou bien un guerrier mortel. N'engagez pas inutilement le combat pendant la nuit, et ne compromettez pas l'armée dans une attaque ténébreuse ; déjà une noire obscurité s'étend; déjà l'étoile du soir brille près de nous, et suspend l'action : si le désir d'une rude bataille vous tient encore, retenez vos troupes, aujourd'hui ; demain vous les porterez en avant. »

Ces paroles entraînent Dériade malgré lui. Il ne cède point par faiblesse devant Bacchus, mais devant le soleil qui disparaît, et qu'il accuse. Il éloigne ses troupes des bords du fleuve, et, dans sa rage et ses regrets, il se retire en armes, assis sur le cou de ses éléphants, qu'il fait rétrograder. Les Indiens, à la suite de leur roi qui les domine, s'enfuient çà et là épouvantés vers la cité, et à l'abri des tours, quand ils apprennent la victoire du belliqueux Bacchus.

Mais déjà la Renommée retentissante a volé au sein de la ville, et a fait connaître aux Indiens la récente extermination de leurs frères. Le deuil est immense. Les femmes, amies des lamentations, déchirent leur visage de leurs ongles, en signe de douleur. Elles mettent en pièces les voiles qui cachent leur poitrine, et leur sein découvert rougit de sang sous leurs coups redoublés. Un vieillard au déclin de la vie, dans son affliction, fait tomber sous le fer ses cheveux blancs, à la nouvelle de ses quatre fils pleins de jeunesse qu'Éaque, lui seul, de sa terrible épée, a cruellement égorgés. Parmi ces femmes si éprouvées, l'une gémit sur son frère, l'autre sur l'auteur de ses jours; cette épouse verse des larmes abondantes pour cet époux à qui elle vient de s'unir à peine, nouveau Protésilas d'une autre Laodamie (10). Les jeunes fiancées arrachent leur chevelure déroulée et privée de bandeaux.

L'une d'elles, compagne d'un Indien immolé, va subir, dans sa misère, les douleurs de l'enfantement. Elle a vu s'accomplir le cercle que la dixième lune fixe à sa délivrance (11). Ses larmes l'inondent; et, irritée contre le fleuve qui lui a ravi son époux, elle prononce ces paroles plaintives :

« Non, je ne boirai plus jamais ces ondes amères de l'Hydaspe de mon pays. Je n'entrerai plus dans ses flots. Malheureuse ! Je ne toucherai plus à ce fleuve qui me dérobe ce qui reste de toi. C'est par toi que j'en jure, et par ce fardeau que mon sein porte encore, et qui t'appartient; c'est par toi que j'en jure, et par notre amour que le temps ne peut flétrir. Oh ! qui m'emportera vers les lieux où est tombé mon époux chérir que je serre dans mes bras son cadavre tout humide encore, ou que, comme lui, le fleuve m'engloutisse à ses côtés ! Ah! que n'ai-je déjà donné le jour à cet enfant ! que ne l'ai-je déjà nourri ! Misérable ! voilà que le poids de mes entrailles m'annonce leur maturité ! Et ton fils que j'aurai fait naître, s'il me demande un jour son père, comment pourrai-je le lui montrer quand il balbutiera ton nom (12)? ·

Elle parlait ainsi, en sanglotant, à son époux qui ne pouvait l'entendre. Une autre pleurait sur son hymen inachevé, sur la mort de son fiancé que l'heureux jour du mariage n'a pu couronner de la guirlande nuptiale, et sur sa couche attristée, qui n'a pas retenti de la flûte vivifiante et mélodieuse des amours.

Ici tout était deuil et affliction. Mais là, dans le fond de la forêt, Bacchus dresse pour ses satyres et pour les vainqueurs des Indiens un banquet somptueux. On égorge les taureaux ; on dépèce sous le coutelas les génisses que la massue frappe l'une après l'autre ; et les troupeaux de l'Erythrée, conquis par les armes, fournissent de nombreuses brebis aux sacrifices. Assis en troupe autour de la table arrondie, le silène, le satyre et le dieu du thyrse n'eurent tous pour des convives si divers que le même aliment ; le vin se boit tour à tour à grands flots ; et les échansons mettent à sec d'innombrables amphores parfumées de ce nectar que donne le meilleur raisin de la vendange.

Au milieu de leurs plaisirs, le Lesbien Leucos (13) chante pendant que la coupe circule. Il n'a rien appris que de lui-même : il raconte dans ses chants la guerre que les premiers Titans ont déclarée à l'Olympe; puis la victoire légitime du souverain des dieux ; enfin, Saturne à la large barbe pliant sous la foudre, vainement armé des intempéries de l'air, des frimas, et emprisonné dans le fond du ténébreux Tartare.

Lapèthe, citoyen de Chypre, l'île ennemie des armes, est assis à côté de l'habile joueur de la lyre ; il lui offre une part succulente du festin, et le prie de chanter la fable qui occupe et charme l'immortelle Athènes, Cypris émule des travaux de Minerve.

Alors Leucos prélude sur la lyre, et commence à célébrer Vénus. Il dit comment un jour, tourmentée du souci que donne la passion de la quenouille, la déesse a pris dans ses mains inexpérimentées la toile de Minerve, et la navette au lieu du ceste des amours. Elle tendit d'abord un fil épais comme cette longue ficelle d'un osier fortement tressé que le vieux constructeur prépare pour remplir les intervalles des vaisseaux dont il achève d'ajuster les bois. Tout le jour et toute la nuit, assise au métier, elle bâtit l'élégant ouvrage de Pallas, et fatigue ses mains rebelles à ce labeur inaccoutumé. Tantôt elle livre la toile aux mille dents du peigne ; tantôt elle suspend à la poutre la pierre du balancier, tisse l'étoffe avec la navette, et de Vénus devient Minerve. C'était un travail sérieux. La toile s'élargissait, s'amassait autour du métier, et les fils qui servent de chaîne s'écartaient d'eux-mêmes sous le tissu grossi. Vénus a pour témoin de ses occupations redoublées le Soleil, et pour lampe la Lune qui veille avec elle. Les divinités d'Orchomène, les Grâces, suivantes de Cypris, ne forment plus les chœurs de leur danse. Pasithée file et fait tourner le fuseau, Pitho dispose la laine, et Aglaé fait passer le fil à la nouvelle Minerve.

Cependant la vie humaine s'en allait vieillissant. Le Temps, le guide de l'existence, le propagateur du mariage, pleurait l'inutile harmonie de ces unions où manquait Vénus. L'amour sans récompense détendit la corde brûlante de son arc, à l'aspect des sillons du monde restés sans germe et sans culture. Ni le son de la lyre amoureuse, ni les chalumeaux, ni la mélodieuse flûte, ne faisaient alors répéter le cri d'Hymen ! ô Hymenée! mais la vie abrégée et la génération languissante relâchaient les liens de l'indissoluble mariage.

En voyant Vénus éprise du travail, la laborieuse Minerve, mêla un sourire à sa colère quand elle aperçut les raboteuses et longues ficelles de son inhabile rivale. Aussitôt elle en donne avis aux immortels, et, dans ses jaloux ressentiments, elle adresse ces reproches à Cypris et à son père.

« Dieu du ciel, vos présents passent donc ainsi d'une déesse à l'autre, et je perds les attributs que m'ont destinés les Parques ! Votre fille Vénus empiète sur mon apanage, que Junon avait respecté, Junon, sœur et épouse de mon Jupiter! La molle divinité qui préside aux mariages l'emporte sur Agélie (14), qui s'arme de l'égide de son père. Cette peureuse Cythérée a-t-elle donc jamais combattu pour votre Olympe? Quels Titans ont péri sous son ceste efféminé, pour venir ainsi m'outrager après ses victoires ? Dites-le vous-même, Diane, avez-vous vu jamais· au sein de vos forêts Minerve chasser et lancer des flèches ? et quelle femme, dans les douleurs de l'enfantement, a jamais invoqué Pallas? ·

Elle dit; et les dieux qui habitent l'Olympe se rassemblent, curieux de voir Vénus travailler la toile. Pour mieux considérer l'œuvre de Cythérée novice à la peine, ils l'entourent et s'étonnent de cet étrange produit. Alors Mercure, une seconde fois railleur (15), l'interpelle en riant :

« Eh ! quoi, Vénus, vous tenez le métier? Donnez donc votre ceste à Minerve, puisque vous maniez le fil et agitez la navette. Prenez-lui aussi sa forte lance et son égide. Ah! reine de Cythère, je sais bien pourquoi vous tissez cette toile si variée. Votre ruse ne m'a point échappé. C’est Mars, votre futur époux, qui vous demande ces merveilleux ornements pour son mariage. Tissez donc pour Mars un manteau tout neuf; mais gardez-vous d'y retracer un bouclier. Qu'y a-t-il de commun entre les boucliers et Vénus? Peignez-y le soleil, éclatant témoin de vos amours, et délateur du ravisseur furtif de votre couche. Placez-y, si vous le voulez, vos antiques filets, et que votre main pudique y représente le dieu, votre illégitime époux. Brodez en or Mars auprès de sa Vénus dorée ; Mars qui tient la navette et n'agite plus son bouclier, mais qui nuance les couleurs de la trame pour la laborieuse Vénus ! Et toi, Eros, laisse là ton arc, tourne le fuseau; prépare les écheveaux pour la quenouille ébène de ta mère. Je ne t'appellerai plus l'amour ailé, ou bien l'amour tisserand ; et je verrai le dieu qui consume, au lieu de la corde et des flèches qui exercent tant de violences, serrer le fil sur le métier. Mais non, déesse de Cythère, jetez au vent tous ces fils de la quenouille, votre nouvelle favorite. Reprenez le ceste ; présidez encore à l'hymen. Pendant que vous ourdissez votre toile, le monde perd son principe et s'égare. »

Tous les habitants de l'Olympe sourient à ces paroles. Vénus redoute la colère de Minerve et abandonne sa toile inachevée : redevenue la propagation du genre humain, elle descend dans son île de Chypre. Eros embellit encore de ses attraits cette existence aux phases si diverses, et répand de nouveau son germe producteur dans les sillons fertilisés du monde.

Telle fut la gracieuse mélodie que chanta Leucos. C'était la chanson de Vénus novice défiant au grand combat de la quenouille la laborieuse Minerve (16).

Bientôt rassasiée des plaisirs de la table et de la coupe, l'armée, pleine de vin encore, tombe sur sa couche des déserts ; les uns étendus sur leur riche nébride, les autres sur des lits de feuilles. Plusieurs doublent des peaux de chèvre sur l'épaisse poussière. Dans leur sommeil belliqueux, ils se revêtent de fer, à la faveur des songes. Celui-ci abat un Indien monté sur son coursier ; celui-là, comme s'il frappait un fantassin à la gorge, heurte et déchire la terre de son glaive; l'autre blesse Dériade; un dernier lance ses traits par les airs et va y atteindre les immenses éléphants d'une flèche imaginaire.

La race des panthères, les tribus sauvages des lions, et les chiens de chasse, compagnons de Bacchus quand il habite les solitudes, font tour à tour une garde diligente. De veillent toute la nuit dans les forêts de la montagne pour n'être pas surpris par une attaque des noirs Indiens. Et les rangées des torches, flambeaux des danses des bacchantes qui ne connaissent pas le sommeil, envoient leurs reflets jusque sur l'Olympe.

 


 

NOTES DU CHANT VINGT-QUATRIÈME.


 

(01) Soumission de (Hydaspe. — L'Hydaspe qui se soumet, et l'Océan indien que Jupiter apaise, rappellent le vers d'Horace :

Tu flectis amnes, tu mare barbarum.
(liv.
II, Od. XIX, v. 17.)

« La fable de Bacchus représente le vin et ses conséquences : cette cuisse gonflée et boiteuse de Jupiter, c'est l'ivrogne qui ne boite pas seulement, mais qui chancelle comme un insensé. Les couches de Sémélé parmi les foudres et le tonnerre, c'est le vin ne sortant de la tonne qu'aux cris des buveurs et au bruit des querelles : les naïades sont les nourrices du dieu, pour nous apprendre à nourrir d'eau notre vin ; Bacchus est éternellement enfant, car son breuvage ôte le jugement aux vieillards et les ramène à l'enfance : il est gai (j'allais l'oublier), et il est parfois aussi triste et morose ; c'est le cœur de l'homme! Il est le sépulcre de la sagesse, puisque, si elle navigue trop souvent au milieu des verres, l'âme finit par se noyer dans la mer rouge des tonneaux... »

J'abrège cette boutade du P. Pomey, et je termine comme lui :

« Que fais-je? Mon rôle ici n'est pas de dire des vérités, mais de raconter des fables. — At quid ago ? Meæ, hoc loco, non sunt partes afferre vera, sed narrare fabulas. » (Panthéon myth., p. 62.)

(02) Les roseaux. — Cet emploi du roseau ne serait compris ni en Bourgogne, où la vigne s'appuie sur des bâtons de chêne, ni dans le Bordelais, où elle prend pour soutiens l'osier qui croît sur les bords du fleuve et le pin des landes sablonneuses. Mais le passage de Nonnos me fait souvenir de ces vastes plantations de roseaux ménagées à Rome dans la plaine du Tibre, et encloses de fossés comme de précieuses récoltes. Les bécasses et les renards se cachent dans ces fourrés dont il est si difficile de percer l'épaisseur. Là poussent chaque année tous les longs échalas des vignes romaines. Ils sont ensuite dressés en palissades légères (δόνακες π' ἀλλήλοισι δεθέντες), auxquelles se suspendent les grosses grappes d'un raisin succulent qui vont donner le mauvais vin de Vellétri. Et ils ne se présentent pas en effet sans grâce (εὔι̣̣δρον ὀπώρην) sur les bords des larges voies romaines.

(03) La flûte libyque. — Est-ce en raison des annelures serpentines des Gorgones, que la double flûte de Minerve ressemble à leurs cheveux, ou bien le son de la flûte libyque imite-t-elle les sifflements de la tête de Méduse? Toujours est-il que les mythologues ne s'accordent pas à attribuer l'invention de la double flûte à Minerve. Plusieurs graves autorités affirment qu'après avoir rencontré sur la rive du lac voisin de la ville de Célènes en Phrygie, des roseaux fortuitement réunis, quand la déesse vit dans le miroir des eaux ses joues enflées de son souffle (type originel des grimaces obligées de nos flûtistes modernes), elle se trouva si laide dans cette première expérience, qu'elle jeta les roseaux de dépit. « Loin de moi, dit-elle, vils instruments. » (Athénée, liv. XIV, ch. 3.) Je supprime le reste en faveur du célèbre Tulou, dont j'ai tant admiré le talent, et de ses disciples. Or, ces roseaux maudits, Marsyas les recueillit, le malheureux Marsyas qui en créa la double flûte, et y excella. (Plutarque, de la Musique.) Au reste, cette origine, qui chez Nonnos rapproche la flûte libyque de la tête de Méduse, et nouvelle, et appartient à la tradition égyptienne peut-être. Jusqu'ici on avait cru la flûte de Libye ainsi nommée, parce que Siritès, qui la fit entendre le premier dans les fêtes de Cérès, était un libyen nomade. Elle est du reste citée par Euripide dans un honorable voisinage de la lyre aux sept tons.

Παρά τε χέλυος ἑπτατόνου
Μολπὰν καὶ λίβυν αὐλόν
.
(Herc. fur., v. 785.)

« Je chanterai l'air triomphal d'Hercule, comme je chante l'air des vendanges de Bacchus, avec la lyre aux sept cordes et la flûte libyque.

(04) Le Bacchus indien. — Nonnos fait allusion ici à la tradition indienne. Ces nymphes, chargées de l'éducation de Bacchus, bien que disséminées dans toutes les contrées de l'Orient où fleurit la vigne, se retrouvent aussi dans les légendes du Gange et de l'Hydaspe. Les eaux du fleuve qui ont baigné l'homonyme du plus jeune Bacchus, Zagrée, ce sont les mêmes flots qui purifièrent Siva, le rénovateur, la troisième personne de la trinité hindoue : et le nom de Deva-Nicha, donné à la face rayonnante de cette divinité, n'est pas sans analogie avec le nom du dieu de Nyse.

(05) Bacchus sorti du cœur de Zagrée. Cette croyance indienne, ou égyptienne tout au moins, on la retrouve dans un passage de Tzetzès : Διόνυσον γὰρ, τὸν καὶ Ζαγρέα καλούμενον, κ. τ. λ. (Tzetzès, Comment. sur Hésiode.)

« Les Titans ayant coupé en morceaux le Bacchus qu'on nomme Zagrée, fils de Jupiter et de Proserpine, pendant la bataille des airs, Pallas en apporta à Jupiter le cœur tout palpitant encore, etc. »

(06) Dériade. — Nous avons déjà nommé plus d'une fois Dériade, sans avoir encore joué sur l'étymologie de son nom. Voici que son tour est venu. Δῆρις est la bataille : Ἄριστοιχαιῶν δηριόωντο. (Hom, Od., VIII, 78.) En sanscrit, me dit-on, c'est Dour-Iodana, Difficile à vaincre. Dériade par conséquent signifie le Batailleur; et l'allusion pourrait paraître assez déplacée du reste au moment où le roi des Indes va battre en retraite. Mais de ces étymologies indiennes je n'ai rien à dire : « Sur ce que je ne sais pas j'aime à me taire. »

'Ἐγὼ δ'ος μὴ φρονῶ, σιγᾶν φιλῶ.
(Sophocle.)

(07) Uranie. — Uranie, à titre de Muse, est fille de Jupiter; elle passait pour la mère d'Hyménée, qu'elle aurait eu de Bacchus. Mais ici elle ne figure ostensiblement que comme sœur du dieu du vin. J'avais pensé d'abord que le mot Ριήτης des premières éditions cachait la déesse Rhéa, en le rectifiant ainsi, Ρείη δὲ, mais j'ai dû me ranger à la correction de Falkenburg, et adopter Οὐρανὶη, ne fut-ce que pour faire raison à l'image de l'étoile filante qu'elle tire de son nom, et pour amener, dans l'ordre de l’énumération familier à Nonnos, une première Muse à coté de la seconde, Calliope, qui vient tout de suite après Uranie.

(08) L'Erythrée. L'Erythrée est prise ici par extension des bords de la mer Rouge, la mer Erythréenne des temps antiques.

Mare certe quo alluitur (India) ne colore quidem abhorret a ceteris : ab Erythra rege inditum est nomen, propter quod ignari rubere aquas credunt. (Quinte-Curce, liv. VIII, ch. 9.)

Sans adopter définitivement l'étymologie de Quinte-Curce, il faut lire avec admiration la description dont il fait précéder l'entrée d'Alexandre dans les Indes; véritable modèle d'exposition par son élégance et par son éclat, j'ajoute par sa concision, ce qui n'est pas la qualité favorite de l'écrivain.

(09) Les Brahmanes. — Quinte-Curce établit deux classes de brahmanes distinctes au temps d'Alexandre : il y en avait trois à l'époque de Strabon; et on en compte aujourd'hui une infinité. Le monde asiatique, comme le monde européen, s'est, en vieillissant, divisé en mille sectes. Est-ce pour devenir meilleur ?

Unum agreste et horridum genus est, quos tapientes vocant. Voilà bien les antiques gymnosophistes des campagnes. Illi, qui in urbibus publicis moribus degunt, siderum motus scite spectare dicuntur, et futura prædicere. (Id., loc. cit.) Ce sont ces derniers brahmanes citadins que Thourée veut consulter. « Nous ne sommes pas, disait Tertullien, des brahmanes, pour nous exiler de la vie et habiter les bois. » Neque enim brachmanœ, aut Indorum gymnosophistæ sumus, sylvicolæ et exsules vitæ. (Tertull., in Apologet.)

(10) Protésilas et Laodamie. La triste aventure de Protésilas et les regrets passionnés de Laodamie sont trop connus pour que j'aie à expliquer cette allusion de Nonnos ; et je me serais abstenu de toute remarque sur ce sujet, si, pour faire diversion à tant de citations antiques, je n'avais voulu nommer à son tour un poète moderne. Je le prends en Angleterre; et je rappellerai seulement les beaux vers de Wordsworth sur Laodamie à tous ceux qui les auraient lus, bien sur d'avance qu'ils ne les auront pas oubliés :

Know virtue were not virtue, if the joy of senses,
Were able to return as fast
And surely as they vanish, etc.

(11) Les dix lunes de la grossesse. —

Matri longa decem tulerunt fastidia menses.
(Virgile,
Egl. IV, v. 60.)

(12) La veuve indienne. — Les traits de sentiment ne sont pas outrés chez Nonnos autant que ses descriptions. Je signale du doigt, en passant, la complainte de la jeune veuve. J'ai cité ailleurs le vers qui la termine, en le rapprochant de quelques distiques de l'Archipel, qu'il semble avoir inspirée. (Voir Chants du peuple en Grèce, t. II, p. 471.)

Quant à moi, l'enfant qui va balbutier un nom cher à sa mère me rappelle ce charmant passage de l’Octavius de Minutius Félix : « Y a-t-il rien de plus aimable dans les enfants que l'âge innocent encore où ils essayent des mots formés à demi, et ce parler plus doux à mesure que leur langage est plus brisé et plus incorrect? » Loquela ipso offensantis lingua fragmine dulciore. J'y reconnais encore la touchante prière d'Iphigénie:

……………….........C’est moi qui la première.
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père.

(13) Leucos. — Leucos, le blanc; le Lesbien Leucos. La patrie de Sapho et d'Alcée est toujours célèbre par ses poètes et ses chansonniers ; et c'est de Lesbos que, de mon temps, le fameux Pétraki faisait courir d'île en île dans l'Archipel les distiques amoureux ou marins qu'il improvisait au son du téorbe.

(14) Minerve-Agélie. — Agélie est l'un des surnoms de Minerve. Mais ici le sens de la phrase semble ne pas permettre de lui laisser sa première étymologie de Ἄγω λαόν, conductrice des peuples. Il faudrait dire Άγω λείαν, conductrice du butin ; car la déesse guerrière et armée, κορυσσομένην, est là par opposition avec la délicate divinité des boudoirs, ταμίη θαλάμων.

(15) Mercure railleur. — A ce Mercure, railleur pour la seconde fois, on a reconnu le type des goguenards, le rival de Momus, ce fin moqueur qu'Homère a fait si plaisamment intervenir une première fois dans l'aventure de Vénus et de Mars.

(16) Vénus, émule de Minerve. — Certes un poète d'une élégance si soutenue méritait d'être traduit; et ce style et ces images témoignent peu de la décadence en tout genre dont on a voulu stigmatiser l'époque qui vit le règne de Théodose et de Constantin. Quand on sait gré, et justement, à tant d'écrivains de nos jours d'avoir appelé l'attention sur le moyen âge méconnu, n'y a-t-il rien donc à alléguer en faveur de ce quatrième siècle trop oublié? les générations, épuisées par les excès du vice, se réfugiant dans la vertu et dans la vie contemplative : saint Augustin, le plus savant des hommes; saint Chrysostome, foudre d'éloquence; saint Grégoire, modèle encore du bien dire. Or, si un écrivain a participé à ces deux natures de son siècle, l'art grec par la forme devenu chrétien par la pensée, ce doit être Nonnos, dont l'esprit est si riche de couleurs, d'érudition, et qui chanta les profanes merveilles du paganisme, avant de célébrer la divine morale de l'Évangile.

C'est là, il faut le remarquer, cette révolution de l'idiome hellénique que M. Saint-Marc Girardin a indiquée avec une sagacité donnée seulement aux critiques les plus méditatifs, lorsqu'il a dit de saint Grégoire de Nazianze :

« Il a dû être un poète vraiment chrétien, soit qu'ayant du génie, il ait su approprier la phrase grecque à l'esprit nouveau, soit que la langue grecque elle-même, plus féconde et plus vivace que la langue latine, se soit renouvelée pour se prêter à des pensées nouvelles, qu'elle se soit rajeunie aux sources qui s'ouvraient, et qu'elle ait pu être à la fois chrétienne et élégante. » (Débats du 19 avril 1853.)

De tels épisodes, convenons-en, valent bien que l'on tente de les sauver de l'oubli. Sans doute une traduction n'y suffirait pas; il faut les lire sous le prisme des couleurs originelles que Nonnos y a prodiguées. Aussi, dans ce charmant tableau que les éditions primitives avaient particulièrement dénaturé, j'ai redoublé de soins pour rendre toute sa pureté au texte grec. C'est une réminiscence homérique sans doute, ou plutôt c'est une inspiration de Démodocus et des filets de Vulcain. Mais imiter ainsi, c'est presque créer. Et ces images si gracieuses exprimées en vers harmonieux méritent d'attirer les yeux des amis de la belle poésie dans toutes les langues et dans tous les temps.