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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXIII

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT VINGT-TROISIÈME.


Dans le vingt-troisième livre, je chante le passage de l'Hydaspe, le tumulte de ses eaux, et son incendie.


Ainsi, disait la naïade nymphe des eaux, ensanglantée maintenant ; et elle se replongea dans ses ondes héréditaires et parricides.

Cependant Éaque, assaillant sur le rivage, l'épée à la main, toutes ces bandes de barbares, les pousse vers l'embouchure du fleuve. Poursuivis par ses armes, ils meurent, et vont encombrer l'Hydaspe. Un grand nombre se jette dans les flots, arrondissant les bras et les pieds comme pour y nager, et tenter d'échapper ainsi à la destinée ; mais leur bras inexpérimenté ne peut dompter les courants qui les recouvrent bientôt. Alors, gonflés par les ondes, et entassés les uns sur les autres, ils n'ont d'autre tombe que l'humide élément.

Le héros, au sein d'une telle multitude d'Indiens expirants sur les bords du fleuve qui déjà charrie les boucliers, ne s'arrête pas encore; car à côté de loi, pour partager ses exploits, il a Bacchus l'exterminateur, brandissant ses thyrses aigus. C'est alors qu’Eaque anéantit un autre nombreux bataillon sous sa lance infatigable ; le compagnon et le frère de Bacchus à la riche cuirasse possède toute la fureur de Mars.

Le dieu lui-même s'associe à la guerre des eaux, et y porte la mort. Si un guerrier, à l'aide de son ingénieux bouclier, fend les flots il lui brise le dos pendant qu'il nage. Si un autre, visible à demi, combat en se raidissant sur la vase, il le frappe, sous l'eau, de son thyrse sur le cou, à la poitrine, et se met à la nage lui-même, car il connaît les sinuosités des vastes abîmes, depuis que, se dérobant à la colère inhumaine de Lycurgue, il a été admis dans les palais houleux du vieux Nérée. La foule, fuyant devant l'impétuosité du fils de Jupiter, est enfermée sur tous les points par les courants. Celui-ci s'arrête tout droit sur le limon où il s'affermit ; fixe et inébranlable, il ne laisse voir que la moitié du corps, de la tête aux reins. Puis, soulevant les replis de ses hanches, il montre dans les flots plus de bravoure que sur la terre, et brandit de ses deux mains un double javelot : l'un qu'il lance au loin vers le haut du rivage pour essayer d'y atteindre Éaque, l'autre qu'il secoue et darde contre l'invulnérable Bacchus. Celui-là demeure immobile et caché jusqu'à la moitié du ventre ; il n'a pu fuir, frappé qu'il est de la pointe du thyrse; et ses pieds enchaînés par la fange ne se peuvent détacher du sable. L'un se tient debout sur sa jambe blessée ; l'autre, quand une eau sanglante gagne son genou, sent redoubler sa souffrance. Enraciné dans la vase jusqu'au menton, un troisième se hausse sur le bout des pieds pour dégager ses épaules et éviter les terribles courants qui envahissent son visage. Celui-ci flotte tout entier dans les vagues, des pieds au milieu de la poitrine ; celui-là y enfonce aussi ses deux épaules, ne laisse plus voir que le haut de ses cheveux, et reçoit ainsi toute la violence des flots, tandis que son voisin, les dents serrées et les lèvres palpitantes, descend dans l'abîme homicide.

A la vue de ses compagnons immolés, les uns par la longue lance, les autres par l'épée, ceux-ci par les flèches meurtrières, ceux-là par un lierre entrelacé, un illustre Indien montre à Thourée cette multitude de mourants. Dans sa douleur, il arrache sa chevelure. Emporté par l'indignation et la haine, il mord ses lèvres frémissantes et muettes ; le barbare, nourri dans les coutumes barbares, à l'exemple d'Oronte qui s'est immolé lui-même, tire vivement son épée, dépouille les mailles de fer, rempart indestructible de Mars, abri contre tous les traits; puis, inaccessible à la crainte, il dirige son fer contre ses fiance, et fait entendre ces paroles suprêmes avant de trancher noblement sa courte destinée :

« O mes entrailles, recevez ce glaive bienfaiteur ; je ne veux pas qu'une main indigne de moi m'immole sans combat, et je presse moi-même sur vous un fer volontaire. Non, mon père ne reprochera pas à ma mémoire d'être tombé sous le thyrse d'une femme, et ne nommera pas mon vainqueur un Satyre ou Bacchus. »

Il dit; et dressant contre ses flancs noirs, son épée, comme s'il frappait un inconnu, il succombe sous ses mains intrépides, nouveau Ménécée (01), car, il a craint de revoir Dériade après la bataille. Il se soumet, sans verser une larme, au destin qu'il a souhaité ; on dirait le vaillant Ajax, moins la folie.

Le carnage fut immense. L'Hydaspe recouvrit malgré lui les morts sous ses courants, et devint leur tombe commune. C'est alors qu'un Indien lui adresse ainsi ses adieux du milieu des ondes :

« Père, d'où vient que vous engloutissez vos enfants ? J'ai souvent fait la guerre aux Bactriens, mais je n'y vis jamais l'Araxe de Médie (02) faire périr l'armée des Mèdes. L'Euphrate Persique (03) ne submerge pas le Perse, son voisin. J'ai maintes fois combattu sous le Taurus, mais jamais dans la bataille, le Cydnus n'a fait de son sein le tombeau des guerriers de la Cilicie ; le Tanaïs (04), dont les ondes se pétrifient sous les neiges, ne s'arme point contre les Sauromates de ses bords; bien au contraire, il porte fréquemment ses ravages dans la Colchide, leur ennemie, et souvent il l'écrase sous ses glaçons. L’Eridan fut plus heureux que vous, puisque ses flots, dans la personne de Phaéton, n'ont pas noyé un concitoyen, mais un étranger; il ne submerge pas le Galate ; il ne devient pas le tombeau du Celte, et du moins il roule pour ses chers riverains l'ambre des Héliades, dons brillants qui s'écoulent de leurs tiges opulentes. Le Rhin de l’Ibérie (05) est funeste aux enfants sans doute mais, dans ses arrêts, il ne condamne que le fruit de couches mystérieuses. Il ne perd que des générations illégitimes, tandis que vous engloutissez, non pas des bâtards, mais les rejetons des nobles Indiens. Comment pouvez-vous vous mêler aux fleuves, ou même à l'Océan votre père, et à Téthys, qui vous a donné le jour, quand vos eaux sanglantes regorgent de carnage. Respectez-les du moins, et cessez de souiller Neptune avec vos cadavres. Vos flots sont plus cruels que Bacchus, et ses thyrses ne me font pas autant de mal que vos courants. » Ainsi dit l'infortuné, et il reçoit l'onde fatale qui le prive de la vie.

Cependant, le cours du fleuve se remplit d'armes; elles se détachent des cadavres submergés. Le casque, dont le porteur est mort, avance en agitant son aigrette qui passe, paraît à moitié, et s'enfonce peu à peu. Les boucliers, emportés par les flots, traînent après eux par rangées çà et là leurs courroies, comme les cordages des vaisseaux flottent allongés sur les vagues ; et la cuirasse, que le fer alourdit, rencontre dans l'abîme son guerrier sous un humide vêtement.

Bacchus ne rappelle ses troupes que quand l'ennemi a péri tout entier sous le tranchant du thym. Il n'épargne qu'un homme pour être le témoin de sa victoire, c'est Thourée, qu'il réserve pour raconter seul le désastre universel.

Après ce premier triomphe sur les barbares de l'Orient, le chœur des bacchantes traverse les eaux tranquilles du fleuve à l'aide des prodiges divers de la navigation. Le dieu les guide ; il dirige des chars terrestres dans cette route nouvelle pour eux; et les pieds de ses panthères s'appuient sur l'Hydaspe sans s'y mouiller. Pan, le Parrhasien (06), court de ses pieds de chèvre à la surface du fleuve aplani ; Lycos, habitué à conduire le char à quatre chevaux de son père sans effleurer les mers, mène ses coursiers a travers les flots. Celmis, à côté de son frère Damnamène, chevauche sur les ondes calmées; Argos, sautant sar le dos d'un taureau aussi rapide que l'ouragan, le dirige vers le passage avec sa houlette, et grave les ongles d'un bœuf sur les eaux silencieuses. Les vieux silènes qui flottent sur la mer rament des pieds et des mains sur l'Hydaspe.

L'armée se présente ensuite pour passer le fleuve paisible encore. L'un fait mouvoir un radeau indien à mille attaches. L'autre s'empare de la nacelle qui contient les filets des pécheurs du pays, et s'en sert comme d'une barque de transport. Celui-ci, par une étrange invention, entrelace ingénieusement des javelots à un câble, et donne ainsi à un bois (07), qui est à lui seul sa proue et sa poupe, la forme d'un bateau ; il navigue sans gouvernail, sans voile, sans rames, et n'invoque pas Borée pour favoriser sa marche; mais il tient droite et enfoncée dans le sein des flots sa pique, et, encore armé de sa lance, il est le nautonier de Mars, devenu marin. Celui-là, à l'abri des eaux sur son bouclier, exécute son trajet par une manœuvre insolite sur cette nacelle factice- il se tient à la courroie en guise de corde, et agite le bouclier, même en naviguant.

Puis la cavalerie avance en ordre dans le courant. Les chevaux nagent des pieds avec leurs écuyers soulevés sur leur dos, et, dans cette carrière des eaux où le coursier agile emporte encore son maître attaché à ses flancs, sa tête seule domine les ondes sans en être atteinte.

Viennent ensuite les vaillants fantassins qui, n'ayant pu trouver de bateaux, gonflent des outres par une brise active, et passent l'Hydaspe sur ces peaux tendues, qui naviguent grosses des haleines intérieures du vent.

Cependant, dès que Junon a connu la défaite et la mort des Indiens, elle s'est élancée du ciel, effleurant de ses pieds rapides les routes élevées des airs ; elle a pris la figure d'Eole, engage avec perfidie à l'Hydaspe (08) à présenter une sanglante bataille à Bacchus.

« Frère chéri, lui dit-elle, jusques à quand ton cours restera-t-il (09) muet ? Arme tes flots ; fonds sur Bacchus, et engloutissons ses fantassins dans tes ondes. C'est pour toi et pour moi une honte de voir ses guerriers fendre de tels courants à pied sec. Alors le vieil Hydaspe, versant à longs flots de son gosier à mille sources une voix tutélaire, fait entendre à son frère des abimes ces paroles pleines de menaces :

« Dis-moi, d'où vient qu'on marche sur mes flots? Pourquoi l'humide naïade entend-elle des hennissements à mon embouchure? Pourquoi des coursiers battent-ils de leurs pieds ma surface poissonneuse ? Je rougis de me montrer parmi les fleuves, quand des femmes nous foulent à sec sous leurs pieds. Jamais les Indiens les plus téméraires n'ont passé mes courants sur leurs chars élevés, et jamais Dériade n'a effleuré les ondes paternelles avec son vaste trône d'où il domine assis sur le dos de ses sublimes éléphants. Éole, accorde-moi à ton tour une faveur. Arme tes troupes, les vents tumultueux, contre ces satyres dont les bataillons marchent sur les eaux, et ont rendu l'Hydaspe accessible aux chars du continent, contre ces cochers qui se sont frayé une route si commode dans mes ondes. Déchaîne tes tempêtes contre ce Bacchus, mon nocher. Que cette flotte de satyres reste submergée ; que ton courant reçoive les chars entraînés par mes vagues, et engloutisse dans tes abîmes furibonds leurs conducteurs. Quant à moi, j'anéantirai ces lions aquatiques ; je ne laisserai pas sans vengeance de si insolentes tentatives, et ne souffrirai pas que mon lit devienne un sentier à sec pour les passants et les mulets. ·

Il dit, soulève les flots, et s'élance contre Bacchus, armé de ses vagues impétueuses. La trompette orageuse des eaux sonne la charge par ses mugissements redoublés. Le fleuve fait bruire ses ondes grossies qu'il dresse contre les satyres. Dans cette tumultueuse confusion, la Bassaride, mollement vêtue, laisse tomber ses cymbales, roule sur ses pieds, et les attaches dorées de ses cothurnes brodés se déchirent. L'onde qui assaillit violemment le front de la bacchante à la nage, vient briser sur les boucles de ses cheveux. L'une d'elles, appesantie par les flots, se dépouille de ses manteaux mouillés, et confie aux courants débordés sa nébride. Le fleuve, qui bat en courroux sa poitrine, mêle la masse noire des eaux aux roses de son sein. Le satyre se sert de ses mains comme d'une rame dans les vagues croissantes, et agite à leur surface sa queue toute droite, qu'elles imprègnent. Maron, dans sa démarche avinée, et sur ses pieds vieillis, est emporté çà et là par les ondes, et leur abandonne une outre pleine du vin le plus doux. Les chalumeaux des égipans flottent, vivement secoués, à côté de la double flûte et y tournent d'eux-mêmes à la surface, tandis que, sous l'attaque de ces torrents, la chevelure hérissée de Silène retombe amollie sur son cou.

Le fleuve retentit sous les amas et les débris qu'il roule. Il répand au loin sur la plaine ses ondes jaunies, et provoque Bacchus à un combat des eaux. Son courant belliqueux, qu'arrêtent des souffles contraires, s'amoncelle jusque vers les nues, fend les airs qu'il pénètre, et déchaîne à grand bruit contre le dieu ses flots bouillonnants. L'onde guerrière du Simois (10) ne sut pas mugir ainsi; le fougueux Scamandre (11) ne souleva pas contre Achille (12) des vagues aussi puissantes, que l'Hydaspe quand il lutte contre l'armée de Bacchus. Alors le dieu fait entendre au fleuve sa voix solennelle:

« Rejeton de Jupiter, pourquoi t'opposer à un fils de Jupiter? Je n'ai qu'à vouloir, et mon père, le dieu des pluies, mettra ton lit à sec. Tu es né des nuées du fils de Saturne, et tu poursuis celui qui fit naître le souverain des nuées. Crains cette foudre de mon père, qui présida à mon berceau; tremble qu'il ne vibre contre toi mon éclair natal ; et prends garde que, comme l'Asope, on n'en vienne à te surnommer le tardif; apaise ton cours, tandis que je suis encore maître de ma colère. Tes eaux s'insurgent contre le feu ; et pourtant tu ne saurais m’apporter une seule étincelle de la brûlante foudre. Si c'est Astérie (13), ton épouse, qui te rend si fier, parce qu'elle est de la race céleste d'Hypérion, mon père a consumé, dans sa course au milieu de cieux, le fils téméraire de ce soleil qui guide le char étincelant; Hypérion, le dispensateur du feu, a gémi sur les restes de son fils, et cependant il n'a pas pour Phaéton fait la guerre à mon père; bien qu'il promène le feu dans les airs, il n'a pas élevé le feu contre le feu (14). Est-ce de ton océan que tu t'enorgueillis? Vois l’Eridan, ton frère, embrasé et languissant sous les traits de Jupiter ; cet Océan lui-même, ton humide aïeul, qui comprime sous ses flancs le monde, qui ébranle la terre sous de si immenses flots, il a vu d'un œil consterné son fils réduit en cendres; il ne s'est pas révolté contre l'Olympe, et il n'a pas lutté contre la foudre aux traits brûlants. Ménage donc tes ondes et crains que je ne voie l'Hydaspe en feu rivaliser avec l’Éridan consumé. »

Il dit, l'Hydaspe redouble sa colère et ses épouvantables bruissements; il soulève plus haut encore les montagnes d'une onde plus irritée, et sans doute il eut envahi tous les rangs des bacchantes dont les jeux ont cessé, si Bacchus n'y eût mis obstacle. Le dieu cueille dans un bois voisin la férule, mère du feu ; il l'échauffe au soleil en la tournant vers l'aurore. La tige ardente se charge d'une étincelle qu'elle-même a produite. Alors il la lance dans les flots. Soudain sous cette torche ennemie, le fleuve s'embrase ; les courants bouillonnent contre les rives. Une épaisse et vagabonde fumée s'arrondit dans les airs. Le lotus se dessèche, le jonc pétille ; la flamme met les algues en cendre; des torrents d'une vapeur rougeâtre jaillissent en tourbillonnant et vont enivrer les voûtes des deux, tandis que, fouettée par les vents, toute la forêt des roseaux odorants noircit.

Un prodige se manifeste au fond des abîmes. Les poissons incandescents se cachent dans la vase, mais la vase elle-même, poursuivie jusque dans ses profondeurs par l'étincelle qui la pénètre, bout dans sa brûlante humidité. Une vapeur fuligineuse s'échappe des solitudes sous-marines, et va rejoindre dans les airs la fumée des eaux. Les phalanges des Hydriades s'enfuient d'un pied rapide et toutes nues de leurs demeures orageuses. Une naïade sans voile qui renonçait aux eaux paternelles, cherche un refuge inaccoutumé dans le Gange (15); celle-ci court sur ses pieds amaigris habiter le bruyant Acésine des Indes (16); et le Choaspe, voisin de la Perse (17), donne asile à une jeune fille sans chaussure, naïade échevelée qui s'égare comme une nymphe dans les montagnes.

C'est alors que l'Océan éclate en menaces contre Bacchus. Il mugit de son gosier à mille sources; étend comme un torrent le bruit de ses bouches éternelles, et inonde les confins du globe du flot de sa parole.

« Contemporaine du monde, vous qui partagez la couche de l'Océan, vous qui avez son âge, souveraine universelle des eaux, Téthys, née de vous-même, antique Téthys, si tendre mère, qu'allons-nous devenir? Le dieu des pluies n'est plus pour vos enfants et pour moi que le dieu du feu. Cet oiseau mensonger et ravisseur, cet assassin que l'Asope a trouvé en Jupiter le père, l'Hydaspe le trouve dans Bacchus le fils. Eh bien ! je vais soulever mes ondes contre les éclairs et éteindre les ardeurs du soleil. Je submergerai les étoiles; le fils de Saturne me verra ensevelir la Lune sous mes vagues bruyantes. Je baignerai sur la route de l'Ourse les pointes de l'axe et les roues du chariot que les eaux n'atteignirent jamais; je rendrai au dauphin constellé, ancien habitant de mes abîmes, son vieux domaine en le cachant encore sous les mers, et je ramènerai des cieux l’Eridan foudroyé, pour habiter encore le sol des Celtes, après avoir figuré parmi les astres. L'air se fondra en eau quand je l'aurai dégagé de ses feux humides. J'entraînerai de nouveau dans la mer mes poissons dont on a fait des étoiles, et ils nageront chez moi après avoir brillé dans l'Olympe. Levez-vous, Téthys; attaquons les astres du ciel avec nos ondes. Je veux voir de près ce taureau qui jadis a traversé ma surface paisible, et qui s'est promené sur mes flots les plus doux pour l'amour d'Europe. A la vue des cornes que l'image du taureau ajoute à ma forme, la Lune se révoltera comme moi ; la Lune qui dirige aussi des bœufs sous l'apparence du taureau et sous des cornes. Je marcherai directement vers les deux pour y retrouver le pluvieux Céphée et le bouvier à la moite enveloppe; comme autrefois Neptune, quand la terrible bataille éclata autour de Corinthe, et retentit jusque dans la sphère (18). Je noierai toute vivante la chèvre, nourrice de Jupiter; et je ferai un don agréable à l'aquatique verseau en lui offrant toute l'abondance de mes vagues. Armez-vous donc aussi, Téthys, vous qui êtes la mer. Jupiter n'a créé ce fils bâtard à la forme de taureau, que pour perdre à la fois les fleuves et les plus innocents des humains. Car son thyrse a exterminé les Indiens; et sa torche vient de consumer l'Hydaspe

Il dit, et le son de sa voix a fait bouillonner les eaux jusque dans leurs profondeurs.


 

NOTES DU CHANT VINGT-TROISIÈME.


 

(01) Ménécée. — Ménécée, fils de Créon. « Menecœus vero non prætermittitur, qui. oraculo edito, largitus est patria: suum sanguinent. » (Cicéron, Tusc, liv. I, ch. 48.)

Euripide, dans les Phéniciennes, nous a fait entendre en beaux vers ce jeune Ménécée quand il donne sa vie pour sauver Thèbes. 

« Ah! dit le héros en allant à la mort, si chaque citoyen accomplissait tout ce qui est en son pouvoir d'utile pour sa patrie, mettant ainsi tout en commun, les Etats auraient moins d'épreuves à supporter et seraient plus florissants. » (Eurip., Phén., v. 1030.)

(02) L'Araxe de Médie. — L'Araxe se nommât d'abord le Bacire, si l'on en croit le Traité des fleuves attribué à Plutarque. Dans la Vie d'Antoine, œuvre incontestée du même historien, l’Araxe sépare la Médie de l'Arménie; et Hérodote, sans trop croire ce qu'il dit, répète comme bruit accrédité qu'il y a sur ce fleuve un grand nombre d’îles, dont l'étendue se rapproche de celle de Lesbos. Νήσους δ' ἐν αὐτ Λεσβῳ μεγάθεα παραπλησίας συχνς φασιν εναι. (Liv. I, ch. 303.)

(03) L'Euphrate persique. — Le poème de la Religion fait figurer aussi les deux fleuves, dans ce passage imité de Virgile :

L'Araxe, mugissant sous un pont qui l’outrage.
De son
antique orgueil reçoit le châtiment;
Et l'Euphrate soumit coule plus mollement,

On voit que Racine le fils a fait aussi de beau vers en l'honneur de ce même fleuve de Babylone, dont Racine le père a tant répété le nom dans sa tragédie de Mithridate.

(04) Le Tanaïs des Sauromates. — Le Tanaïs est le Don, qui abreuve les Sauromates, ces Cosaques de nos jours, chez lesquels voulait se réfugier Juvénal pour fuir les hypocrites de son temps.

Je ne puis m'empêcher de remarquer que, s'il a combattu sur les bords de tous les fleuves qu'il a cités, cet Indien n'atteint pas encore à la hauteur des soldats français de notre époque dernière des grandes batailles, et que ceux-ci, pour remplacer l'Euphrate, l'Araxe et le Tanaïs restés en dehors de leurs exploite, ont à nous offrir le Nil, le Tage et le Danube.

(05) Le Rhin-Ibère. —Ici ce même Indien qui a fait tant de choses, a d'abord tout l'air de commettre une grosse erreur géographique : et en effet, le Rhin, qui coule en Ibérie, a embarrassé plus d'un glossateur. Je crois cependant approcher de la solution du problème, quand je dis qu'aux yeux des Indiens, et même de Nonnos, les Ibères, les Galates et les Celtes se trouvaient confondus sous l'appellation générique de barbares de l'Occident. On verra plus tard une preuve subsidiaire de cette confusion, lorsque le poète fait couler l'Éridan chez les Celtes : auprès des habitants de l'Asie ou de l'Egypte, tous ces pays de l'Europe passaient pour des déserts reculés, froids, presque inhabitables. Le délicieux climat de la Thrace ne leur semblait-il pas une sorte d'avant-goût de la Scythie, et comme le vestibule glacé des régions hyperboréennes ? En tout cas, je ne puis faire grâce au lecteur d'une singulière interprétation de l'épithète Iber, donnée deux fois au Rhin dans les Dionysiaques :

« Comme je réfléchissais à cette difficulté, dit Falkenburg, il me vint dans la pensée de consulter Jean Goropius Bécan, avec lequel j'entretiens des rapports intimes et presque de famille : il me les rend agréables par ses excellentes qualités, autant que par le fruit que je retire de son érudition, supérieure en tout genre. Il me répondit, en véritable oracle (ὡς ἐκ τρίποδος), que le Rhin avait été autrefois surnommé le fleuve Jaloux par les habitants de ses rives (Ποταμ ζελήμονιἑνῷ, Anthologie, liv. I), parce qu'il était le plus terrible vengeur des relations illicites, et que Nonnos avait emprunté le mot allemand Iber à quelque érudit en langue allemande. Car les Allemands expriment même encore la jalousie par le mot Iber, vieux terme qu'on a changé de nos jours en Eifer. Le Rhin-Iber est donc une épithète du plus noble fleuve de la Germanie, qui ne signifie pas autre chose que le Rhin-Jaloux. J'ai pensé que cette sentence d'un homme à qui personne ne refuse une grande science serait adoptée par tous ceux qui sont initiés aux mystères de notre idiome moderne. »

En vérité, je ne sais ce qu'il faut le plus admirer ici de la bonhomie de Falkenburg ou de la subtile sentence de Jean Goropius Bécan ; car je me refuse à croire qu'entre si bons amis, l'un ait voulu mystifier l'autre.

Quoi qu'il en soit, l'empereur Julien a raconté lui-même cette coutume des Germains, destinée à venger les outrages d'un lit déréglé (ἀκολάστου λέχου; τιμωρὸς πρέπων), et saint Grégoire de Nazianze a dit aussi :

Κελτοὶ μὲν κρίνουσι γόνονήνοιο ῥεέθροις,

ce que Claudien semble avoir traduit dans ce vers (in Ruf. 11-113) :

Et quos nascentes explorat gurgite Rhenus.

Je m'arrête; car on me trouverait aussi bavard que ce malheureux Indien de Nonnos qui va se noyer et fait de si savants adieux à la vie.

En toute affaire. Il ne fait que songer
Au moyen d'exercer sa langue.
(La Fontaine.)

(06) Pan de Parrhasie. — Par une suite de cette répugnance que Nonnos a toujours témoignée pour les épithètes d'autrui, n'ayant voulu donner pour patrie à Pan, ni le Coryce, comme Oppien, ni le Ménale, comme l'Anthologie, il a cherché l'adjectif parrhasien, qu'il emploie pour désigner l'habitant de l'Arcadie. Pan, Deus Arcadiæ. (Virgile, Égl., X.)

(07) Le navire. — Il est assez curieux de trou· ver ici le mot ξύλον si rapproché du mot bateau ou navire, όλκάδι; c'est tout un aujourd'hui dans la langue vulgaire, où τὸ ξύλον et τὰ ξύλα, signifient le vaisseau et les vaisseaux. On le voit, ce terme au quatrième siècle avait déjà, comme plusieurs autres, pris l'acception moderne, et maintenant il a perdu dans l'idiome hellénique plusieurs des nombreuses significations qu'il avait dans l'antiquité. Qui sait si ce vers de Nonnos n'a pas aidé lui-même à la transformation ?

L'invention du bouclier-nacelle que nous allons trouver plus loin pourrait bien être d'origine gauloise. Attale, gaulois d'un noble sang, s'échappe de chez le barbare dont il était l'esclave, en passant la Moselle sur un bouclier. Et deux savants prussiens, avec lesquels je remontais la rivière en 1846, ont cherché à signaler auprès de Trêves le point de la rive témoin de ce fait qu'ils avaient lu dans Grégoire de Tours. (Liv. III.)

(08) L'Hydaspe. — Hydaspe est, mythologiquement, fils de Thaumas et d'Electre, comme on va le voir au livre XXVII, v. 360.

(09) Eole. — Comment Eole est-il frère d'Hydaspe? c'est ce qui reste à deviner. Jusqu'ici Éole n'avait eu pour père que Neptune dans les deux et sur la Terre Ménalippe ou Hippotas. Peut être Thaumas, divinité marine, née de Pontos et de Gé, la Terre et l'Océan, aura-t-il donné le jour au dieu de tous tes vents qui sont les Merveilles (Θαύματα) de son domaine ? ou mieux encore, Pontos, le grand Océan, l'aïeul paternel d'Hydaspe, ne serait-il pas ici le même personnage que Neptune ? Alors le mot γνωτὲ ne serait pas pris dans un sens absolu, et signifierait parent, kinsman, comme diraient les Anglais.

(10) Le Simoïs. — Ce n'est certes pas moi qui passerai jamais devant le Simoïs et le Scamandre sans m'y arrêter. J'ai trop compati à tous les regrets que m'exprimait M. de Chateaubriand de n'avoir pu que les saluer de loin.

.....Assaraci tellus, quam frigida parvi
Findunt Scamandri flumina, lubricus et Simoïs
.
(Horace,
Epod. 13.)

Fleuve des héros, dont le plus grand des poètes grava les traits ineffaçables dans ma jeune mémoire! mon cœur palpite encore au souvenir de ses ondes que je regardais rouler vers la tombe d'Achille, sous l'ignoble pont de bois qui voit passer si peu de voyageurs.

Si l'on rapproche les trois courtes allocutions du Xanthe dans le xxie livre de l’Iliade, de la longue supplication de l'Hydaspe, on sera frappé du contraste entre la noble simplicité de la poésie primitive et la recherche abondante d'un rhéteur du quatrième siècle, entre le langage de la nature et les ressources de l'érudition. Cette froideur compassée de Nonnos s'explique plus qu'elle ne s'excuse par l'absence de toute foi mythologique; il semble qu'il ne croit pas plus à la divinité de l'Hydaspe qu'a la puissance de Bacchus. Il redit encore les récits mystiques des premiers siècles, mais il a l'air de surcharger à plaisir leurs absurdités d'allusions prises dans toutes les légendes. En un mot, il ne montre pas le cœur d'un païen enthousiaste, mais bien l'esprit d'un sceptique tout près de renoncer à un culte décrédité.

(11) Le Scamandre. — « Quant est des fleures de Simoïs et Xanthus, tant célébrés par les poètes qui célébraient les rivières qui arrosaient les prairies de Troie, n'en rapportons d'autre nouvelle, sinon que ce sont si petits ruisselets, où à peine se peut nourrir, ne loche, ne véron. Car ils sont en été à sec, et en hiver une oye a grand-peine y pourrait-elle nager dedans. » (Belon, Singularités, liv. II, p. 182.)

Si l'exagération outrée était une des singularités du voyageur Belon, on ne peut l'accuser ici que du défaut contraire, la dépréciation injuste. Il avait donc oublié que la célèbre Julie, nièce d'Auguste, avait manqué de se noyer dans le Scamandre, le plus petit des deux ruisselets ? (Nicolas Damasc., Fragments.)

(12) Achille. — A propos d'Achille, que l'impératrice Eudoxie érige en cinquième mari de la belle Hélène, il me prend fantaisie de donner à mes lecteurs, en guise de digression, une idée de la façon dont est composé le Violier, amas confus et indigeste, que d'Ansse de Villoison nous a fait connaître. Voici ce que la souveraine de l'empire d'Orient ou son souffleur nous y ont dit d'Hélène.

« Hélène, suivant la Fable, est fille par le fait (ἔργφ μὲν) de Jupiter et de Léda, fille elle-même de Pleuronie, fille de Thestius, et par le droit (λόγῳ δὲ) de Tyndare de Lacédémone, ainsi que Pollux et Castor. Selon Douris de Samos, elle eut cinq maris. Le premier fut Thésée, qui l'enleva à l'âge de sept ans, et qui, battu par ses frères Castor et Pollux, l'emmena à Aphidne, bourg de l'Attique, et en eut Iphigénie, qu'on donna pour fille supposée à Clytemnestre. Le second mari d'Hélène fut Ménélas, à qui elle échut par le sort légitimement (νομίμως). Le troisième, Alexandre (Pâris), qui l'enleva. Après la mort de celui-ci, Déiphobe, son frère, l'étant distingué dans une rencontre, reçut Hélène pour femme en récompense de son courage. Euripide prétend qu'il lui fit violence. Le cinquième est Achille (ne vaudrait-il pas mieux dire Pyrrhus, fils d'Achille?) qui l'avait épousée en songe avant Déiphobe (ὁνείρῳ ταύτη μιγεὶς), comme on le dit sottement. Lycophron lui-même l'appelle la Ménade aux cinq maris, ou un « véritable Bacchus. » (Disons Bacchante au moins.)

« On la nommait Hélène, parce qu'elle captivait bien du monde par sa beauté. Παρὰ τὸ πολλοῦς ἐλλεῖν τῷ κάλλει. (Eudoxie, Ionia.)

Voilà un spécimen de cette compilation indigeste dont la docte impératrice n'a point indiqué les autorités. M. Creuzer, dans une édition toute récente que, d'après un manuscrit de la Palatine, il a donnée de vingt des narrations du moine Nonnos, démontre qu'Eudoxie a souvent puisé à cette source.

C'est de ce même Nonnos que Bentley a dit :

« Nonnus commentator Gregorii oratiooum in Julianum, non est Nonnus pœta qui Dionysiaca fecit, et carmine reddidit Evangelium sancti Joannis. »

Cette assertion, je l'ai répétée dans mon Introduction; mais depuis elle a pesé sur ma conscience de glossateur, et, pour lever mes scrupules, j'ai eu recours à notre plus habile casuiste.

« Peut-être, m'a répondu M. Boissonade, Nonnos, se préparant à sa grande œuvre, n'était il pas ce qu'il fut plus tard. Il faisait probablement de nombreuses lectures : sa curiosité érudite cherchait les Pères chrétiens aussi bien que les poètes du paganisme. Les fréquentes allusions mythologiques de Grégoire de Nazianze ont dû le frapper : pour son instruction, et pour les mieux fixer dans sa mémoire, il les aura écrites et détaillées ; peut-être aussi a-t-il pu les composer pour une recension particulière, sur la demande de quelques lecteurs que l'érudition du savant Père embarrassait. Le moyen de deviner aujourd'hui de telles énigmes! Ensuite ces carnets de remarques, trouvés dans sa défroque littéraire, auront été conservés, ornés de son nom, et employés plus tard comme illustrations par quelque éditeur du saint. Parthénius a fait une pareille compilation d'aventures érotiques pour l'usage particulier de Gallus, le grand poète latin, et pour lui faire comme un fonds de notions élégiaques. Les récits de Nonnos, scoliaste de saint Grégoire, expliquent aussi les allusions mythologiques du Père contre l’empereur Julien, et sont au nombre de quatre-vingt douze pour la première invective, et de trente-cinq pour la seconde. »

De ces ingénieuses conjectures il peut résulter sans doute que l'auteur des vingt Narrations explicatives du Panégyrique est aussi l'auteur des cent vingt-sept remarques sur les deux Invectiva; mais elles ne démontrent pas contre Bentley, ce me semble, que le Nonnos de ces Narrations et le Nonnos des Dionysiaques ne font qu'un.

(13) Astérie. — Astérie, épouse d'Hydaspe, est fille du Soleil ou d'Hypérion (celui qui marche au-dessus de nous) ; car c'est presque toujours ainsi que Nonnos le nomme, quand il lui donne un rôle dans les Indes.

(14) Jeux de mots. — Il y a dans ce vingt-troisième chant, parmi bien des expressions recherchées, mais moins choquantes, deux vers tout près l'un de l'autre, entièrement atteints ou gangrenés de la maladie des jeux de mots.

C'est le vers 242 :

Οὐ πυρὶ πῦρ ἀνάειρε, καὶ εἰ πυρὸς ἡγεμονεύει.

Mot à mot : il n'élève pas feu contre feu, bien qu'il mène le feu. Et le vers 254 :

.....Ἀβακχεύτων στίχα Βάκχων
εἰ μὴ Βάκχος ἀμυνεν
.

« Les bacchantes qui sans Bacchus eussent été « débacchisées. »

Cela ressemble à l'école de Dubartas :

Ton flair flairait les fleurs flairantes sur leur fleur,

ou mieux encore à ces faux jeux de l'esprit dont l’Anthologie du même siècle foisonne, et dont Palladas, un peu moins que ses contemporains cependant, nous a laissé quelques exemples :

Καὶ σὺ Τύχη δέσποινα, τύχην ἀτυχῆ πόθεν ἔσχες;

« Reine Fortune, d'où vous vient votre fortune infortunée? » (Voir mes Episodes littéraires, t II, p. 351.)

(15) Le Gange. — C’est ici la première fois qu'il est question du Gange dans les Dionysiaques, et il y reparaîtra rarement, éclipsé qu'il y est toujours par son frère l'Indus.

Aut tumidum Gangem, aut claustra novissima rubræ
Thelidos, Eoasque domos flagrante triumpho
Perfuris.
(Stace, Théb., I. IV, V- 388.)

(16) L’Acisine. — Le bruyant Acésine est un affluent de l'Hydaspe, ou plutôt un vaste torrent qui se précipite du haut des rochers.

... Λοξὸν ἀπὸ σποπέλωνκεσίνην
Συρόμενον δέχεται πλωτὸς νήεσσιν
δάσπης.
(Denys le Périégète, v. 1138.)

Strabon dit que l'Acésine déborde en été; et il répète, après Néarque, que l'armée d'Alexandre, campée sur ses rives, fut obligée de prendre une position plus élevée, parce que le fleuve grossit régulièrement à la hauteur approximative de trente pieds au-dessus de son cours habituel, quand il suffit de quinze pieds pour remplir son lit jusqu'au bord. Les quinze pieds surabondants se répandent alors dans les plaines ; et, pendant la crue, les villes entourées d'eau ressemblent à des îles, même en Ethiopie et en Egypte.

(17) Le Choaspe. —

……………………………Χόασπι;
λκωννδὸν ὕδωρ, παρ τε ῥείων χθόνα Σούσων.
(Ibid., v. 1073.)

« Le Choaspe, qui arrose de ses flots indiens la ville de Suse », y portait une eau si excellente qu'elle devint l'eau royale, et que les monarques persans n'en buvaient pas d autre. Témoin Hérodote, quand il raconte que des chariots nombreux à quatre roues, traînés par des mulets, suivaient Xerxès pour lui porter dans des tonnes d'argent l'eau du Choaspe. Y a-t-il un conquérant de nos jours qui en fit autant pour le meilleur vin de Bordeaux ? C'est néanmoins une licence poétique chez Denys le Périégète : le fleuve qui passe à Suse n'y roule pas des ondes indiennes ; il naît sur le revers occidental des montagnes qui séparent les Indes de la Perse. Il faut reconnaître chez Nonnos le Choaspe de Strabon (liv. XV), qui sort du penchant oriental des Paropamises, et se réunit à son frère, le Cophès, pour se perdre ensemble dans l'Hydaspe. (Aristote, Météor., liv. I, ch. 17.) Ce même bruyant Choaspe, qui est lui-même voisin de la Perse et voit mûrir sur ses rives les pistaches.

σσα θ' ὑπ' Ἱνδὸν χεύμα πολυφλοίσβοιο Χοάσπου
Πίστακ
' ἀκρεμόνεσσιν ἀμυγδαλόεντα περάνται.
(Nicandre, Thr., v. 900.)

(18) Corinthe. — Je pense que ce passage assez obscur contient une allusion à la légende de Pausanias qui concerne l'isthme de Corinthe. Il raconte que la possession de ces beaux rivages, si dignes d'une grande querelle, étant en litige entre Neptune et le Soleil, Briarée, dont ils firent leur arbitre, adjugea au Soleil l'Acro-Corinthe, que ses derniers rayons visitent encore le soir, et l'isthme au dieu des mers, qui la presse toujours de deux côtés.

Il faut noter, dans la confidence conjugale de l'Océan à Téthys, une autre allusion très peu claire encore : ce sont les traits du taureau, symbole de Bacchus et de la Lune, ou les cornes qui ornent le front du père des ondes, attribut commun à toutes les divinités mâles des eaux. Euripide a dit aussi : L'Océan à la tête de taureau :

……………………………..Ὠκεανὸς ὃν
Ταυρόκρανος ἀγκάλαις ἑλίσσων κυκλοῖ χθόνα
.
(Oreste, v. 1341.)

Ce chant, on l'aura remarqué sans doute, est particulièrement consacré à l'Hydaspe, dieu, roi ou père des rois pour les Indiens, et fleuve bienfaiteur comme l'Indus. L'eau, chez tous les peuples de l'antiquité, exerçait une influence divine. Minutius Félix a dit :

« Britannia sole deficitur, sed circumfluentis maris tepore recreatur : Ægypti siccitatem temperat Nilus; colit Euphrates Mesopotamiam ; pro imbribus pensat Indus flumen, et serere Orientem dicitur et rigare. »

—Or, comme je ne me lasse pas de traduire, je dis après l'élégant auteur de l’Octavius :

« Les Bretons manquent de soleil, mais la tiédeur de la mer qui les entoure y supplée, — et je ne puis que les plaindre d'une si triste compensation. — Le Nil tempère la sécheresse de l'Egypte; l'Euphrate cultive la Mésopotamie ; l'Indus tient lieu des pluies, et il passe pour semer et arroser à la fois l'Orient. »