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Lucrèce

 

Introduction - livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 6

 

Autre traduction

intro- livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 5 - livre 6 - Appendice - table des matières

 

 

LIVRE V

 

ARGUMENT

Après l'apothéose d'Épicure, le poète énonce le sujet de ce chant, qu'il consacre à expliquer la formation de notre monde par le concours fortuit des atomes. Mais, avant d'entrer en matière, il est obligé d'établir, contre certains philosophes, que le monde a eu un commencement, et qu'il aura une fin. Pour prouver cette vérité, il combat trois opinions contraires à sa doctrine : la première, que les corps célestes et la terre elle-même sont autant de divinités ; la seconde, que notre monde étant la demeure des dieux, doit être indestructible ; la troisième, que ce même monde doit subsister éternellement, parce qu'il est l'ouvrage de la Divinité même. Notre monde a eu un commencement et aura une fin d'abord, parce que la terre, l'eau, le feu et l'air, qu'on appelle communément du nom d'éléments, sont sujets à des altérations et des vicissitudes continuelles ; secondement, parce que les corps mêmes qui nous paraissent les plus solides s'épuisent à la longue, et tombent en ruine ; troisièmement, parce qu'il y a un grand nombre de causes, soit intérieures, soit extérieures, qui travaillent sans cesse à la destruction du monde ; quatrièmement, parce que l'origine des arts et des sciences ne date pas de fort loin ; cinquièmement enfin, parce que la discorde qui règne entre les éléments ennemis, tels que le feu et l'eau, ne peut finir que par la ruine totale du monde : les embrasements, les inondations, les déluges, les tremblements de terre, sont des espèces de maladies du globe qui nous avertissent de sa mortalité.

Ces préliminaires ainsi établis, le poète explique la formation du monde par le concours fortuit des atomes. Au commencement, les principes de tous les corps étaient confondus en une seule masse. Le chaos se débrouilla insensiblement : les molécules hétérogènes se dégagèrent les unes des autres ; les molécules homogènes se rapprochèrent, se réunirent, s'élevèrent ou s'abaissèrent selon leurs différentes pesanteurs. La terre se plaça au centre de notre système, l'air au-dessus de la terre, et la matière éthérée, avec ses feux, déploya sa vaste enceinte autour du monde : la formation de la mer, des montagnes et des fleuves, suivit de près ce premier développement. Les astres commencèrent à se mouvoir, et Lucrèce donne plusieurs causes à leurs mouvements, selon la méthode d'Épicure, son maître, qui n'adopte et ne rejette aucun système : mais il se prononce plus hardiment sur la cause qui tient la terre suspendue au milieu des airs, et sur la grandeur réelle du soleil, de la lune et des étoiles, qu'il prétend être la même que leur grandeur apparente, quoique cette petitesse n'empêche point, selon lui, le soleil d'éclairer et d'échauffer le monde. Il reprend ensuite sa marche sceptique, et expose historiquement toutes les opinions des anciens philosophes sur les révolutions annuelle et journalière du soleil, sur l'accroissement et le décroissement successif et périodique des jours et des nuits, sur les différentes phases de la lune, et sur les éclipses de soleil et de lune.

Revenant à la terre, il suit ses diverses productions dés le premier instant de son origine : elle fit croître d'abord les plantes, les fleurs et les arbres ; ensuite elle enfanta les animaux et les hommes eux-mêmes. Il y eut dans ces premiers temps des animaux monstrueux qui périrent, il y eut des races entières qui s'éteignirent aussi, parce qu'elles n'avaient pas les qualités nécessaires pour vivre indépendantes ni pour mériter notre protection. Mais jamais la terre n'a produit de Centaures, ni d'animaux pareils, composés de deux natures incompatibles : après avoir enfanté les premières générations de chaque espèce, et avoir pourvu les animaux d'organes propres à la propagation, la terre, épuisée, se reposa, et abandonna aux individus le soin de se reproduire eux-mêmes, et de suivre la premières impulsion donnée.

Cependant les hommes, enfants de la terre, habitants des forêts, se nourrissaient de glands et d'autres fruits sauvages, se désaltéraient au bord des fontaines et des fleuves, faisaient la guerre aux bûtes féroces, et, quoique souvent ils leur servissent de pâture, ils ne mouraient pas en plus grand nombre qu'aujourd’hui. Les mariages s'introduisirent bientôt : il se forma de petites sociétés particulières, dont l'union fut encore resserrée par la naissance du langage, que Lucrèce prétend être dû à la nature et au besoin, et non pas au caprice d'un législateur qui de son propre feu, qui fut ou apporté sur la terre par la foudre, ou allumé dans les forêts par le frottement des arbres que les vents agitaient, acheva de dissiper la barbarie. Les besoins naturels satisfaits, les besoins factices s'introduisirent : il y eut des ambitieux qui se firent rois, et partagèrent les champs. Mais les hommes, qui se rappelaient être tous frères, tous enfants de la même mère, tuèrent leurs tyrans, et vécurent longtemps dans l'anarchie, dont ils sentirent enfin les désavantages : on créa donc alors des magistrats, on fit des lois auxquelles on convint de se soumettre.

Bientôt la religion vint prêter un nouvel appui à l'autorité : l'idée des dieux est due, selon Lucrèce, à des simulacres illusoires qui se présentaient la nuit, et que la peur réalisa. Le bruit du tonnerre, les effets de la foudre, les tremblements de terre, les inondations, glacèrent d'effroi tous les cœurs, on éleva des autels, on se prosterna contre terre ; on institua ces cérémonies religieuses qui subsistent encore aujourd'hui, et qui subsisteront toujours.

Cependant les arts s'enrichissaient tous les jours par de nouvelles découvertes. De grands incendies, excités dans les forêts, occasionnèrent la fonte des métaux, que l'homme trouva dans le sein de la terre, et dont il se fit des instruments et des armes : les guerres devinrent alors plus sanglantes, et, pour surcroît d'horreur, on fit combattre dans les armées les animaux les plus féroces.

L'homme se perfectionnait dans les arts utiles comme dans les arts destructeurs. Les étoffes succédèrent à la dépouille des bêtes ; l'agriculture devint une science, enfin la musique, l'astronomie, la navigation, l'architecture, la jurisprudence, la poésie, la peinture, la sculpture, furent les fruits d'un travail opiniâtre suggéré par le besoin et dirigé par l'expérience.

LIVRE CINQUIÈME

1.

Quel génie serait assez puissant pour chanter dignement la majesté du monde et nos découvertes ? Quelle voix serait assez éloquente pour célébrer selon ses mérites le sage dont l'esprit créateur a pu acquérir et nous transmettre un si beau patrimoine ? Personne, je pense, de tous ceux qui sont nés de mortels. Car s'il faut en parler comme le demande la majesté enfin connue de la nature, celui-là fut un dieu, oui un dieu, glorieux Memmius, qui le premier trouva cette doctrine à laquelle nous donnons aujourd'hui le nom de Sagesse et qui sut délivrer notre vie de terribles tempêtes et de profondes ténèbres pour lui assurer le port le plus tranquille dans la plus claire lumière.

13.

Compare en effet les découvertes antiques des autres divinités. On dit que Cérès fit connaître le blé aux mortels et Bacchus le jus de la vigne. Ces deux présents n'étaient pas essentiels à la vie et restent encore ignorés, paraît-il, de plusieurs nations. Mais on ne pouvait vivre heureux sans un cœur purifié. Aussi avons-nous raison d'honorer comme un dieu l'homme dont la doctrine répandue dans toutes les grandes nations apaise les cœurs en leur apportant les douces consolations de la vie.

22.

Hercule avec ses travaux aurait-il ta préférence ? Tu ne l'accorderais pas sans t'égarer infiniment loin de la vérité. Qu'aurions-nous à craindre aujourd'hui de la gueule béante du lion de Némée ? ou des soies hérissées du sanglier d'Arcadie ? Que pourraient contre nous le taureau de Crète et le fléau de Lerne, cette hydre fortifiée d'un rempart de serpents venimeux ? Et les trois corps du gigantesque Géryon, et les chevaux de Diomède aux naseaux qui soufflaient le feu en Thrace, aux champs Bistoniens, à l'ombre de l'Ismare, ou la griffe recourbée des redoutables hôtes du lac Stymphale, quel mal nous feraient-ils ? Et le gardien des Hespérides aux pommes d'or, ce dragon furieux au regard menaçant, qui de son énorme corps aux amples replis embrassait le tronc de l'arbre, de quel danger nous menacerait-il aux rives atlantiques d'un océan inaccessible, et que n'ose jamais affronter ni Romain ni Barbare ? Tous les autres monstres de même sorte dont nous sommes délivrés, s'ils n'avaient pas été vaincus, en quoi pourraient-ils nous nuire ? En rien je pense ; la terre abonde jusqu'à satiété de bêtes sauvages ; la terreur et l'effroi remplissent les taillis, les montagnes et la profondeur des forêts : lieux terribles, mais qu'il est presque toujours en notre pouvoir d'éviter.

44.

Mais si notre cœur n'est purgé, à quels combats, à quels périls ne faut-il pas nous préparer ! Combien alors d'âcres désirs déchirent l'homme, et combien de craintes ! Et que dire de l'orgueil, de la luxure et de la colère ? Quelles pestes n'apportent-ils pas ! Et le faste, et la paresse ? Celui donc qui a dompté tous ces ennemis et qui les a chassés de nos cœurs par la vertu de sa parole et sans armes, un tel homme ne sera-t-il pas jugé digne d'être mis au nombre des dieux ? Sans compter qu'il a souvent et divinement parlé des dieux immortels eux-mêmes et développé dans ses traités l'ordre entier de la nature.

56.

C'est donc sur ses traces que je marche pour saisir les raisons des choses et pour enseigner après lui le pacte selon lequel chaque être a été créé et auquel il lui faut demeurer fidèle, car il y a des lois du temps que rien ne peut rompre. Ainsi tout d'abord nous est apparue la nature de l'âme, formée d'un assemblage corporel et qui ne peut perpétuer éternellement une existence intacte : car ce sont de simples simulacres qui trompent l'esprit dans les songes, lorsque l'on croit voir un être que la vie a quitté. Maintenant l'ordre de mon traité m'amène à expliquer comment le monde lui-même est de substance mortelle et soumis à la nécessité de la naissance ; de quelles façons les combinaisons de la matière ont formé la terre, le ciel, la mer, les astres, le soleil et le globe de la lune ; quels êtres vivants ont pu naître de la terre et quels autres n'ont jamais pu obtenir l'existence ; comment les hommes, usant d'un système de sons, ont commencé à s'entretenir entre eux par le moyen des noms qu'ils ont donnés aux choses ; et comment s'est glissée dans les cœurs cette crainte des dieux qui sur toute la surface de la terre protège les temples, les bois sacrés, les autels et les images des dieux. Je dirai encore comment le soleil dans son cours et la lune dans ses phases sont gouvernés par la puissance de la nature, car ne croyons pas qu'entre le ciel et la terre ces astres fournissent une libre carrière sans fin pour faire croître les moissons et les êtres vivants, ou encore qu'ils roulent dans l'espace par la volonté des dieux. Ceux-là mêmes en effet qui savent bien que les dieux mènent une vie sans soucis s'interrogent quelquefois, étonnés, sur l'accomplissement des phénomènes naturels, surtout sur ce qu'ils contemplent au-dessus de leurs têtes, dans les régions éthérées ; alors ils retombent aux antiques superstitions, ils reprennent le joug des durs maîtres auxquels leur misère leur fait attribuer un pouvoir souverain, car ils ignorent ce qui peut être et ce qui ne le peut pas, l'énergie départie à chaque existence, enfin le terme inflexible qui la borne.

92.

Mais pour ne pas t'arrêter plus longtemps par de simples promesses, commence par considérer la mer, et les terres et le ciel : cette triple substance, ces trois corps, Memmius, cette trinité de si dissemblables mais solides tissus, un seul jour les livrera à la ruine et, après tant d'années, soudain s'écroulera la masse et la machine du monde.

98.

Je ne me dissimule pas de quelle surprise c'est frapper ton esprit que de t'annoncer la destruction fatale du ciel et de la terre : qu'il me sera difficile de t'en convaincre par mes discours ! Il en est ainsi dés qu'on fait entendre aux oreilles une vérité inconnue jusque-là qui ne peut être éprouvée par les yeux ni par les mains, moyens les plus sûrs et les plus rapides de faire pénétrer l'évidence dans le cœur de l'homme et dans le sanctuaire de son esprit. Je parlerai cependant, et peut-être l'événement confirmera-t-il mes paroles ; peut-être verras-tu, en peu de temps, de terribles tremblements de terre faire écrouler l'univers. Puisse cette catastrophe être détournée loin de nous par la fortune, souveraine du monde, et le raisonnement plutôt que l'événement apporter la preuve que le monde vaincu peut tomber dans l'abîme avec un horrible fracas.

111.

Mais avant de révéler les arrêts du destin, plus saints et plus sûrs que les oracles rendus par la Pythie du haut du trépied et sous le laurier de Phébus, mon savant discours t'apportera bien des consolations ; car il ne faut pas que tu croies, intimidé par la superstition, que la terre et le soleil, le ciel et la mer, les astres, la lune, soient promis par une origine divine à une durée éternelle, et qu'ainsi il soit juste de punir, comme furent punis les Géants, ceux qui commettent l'effroyable crime de vouloir par leur doctrine ébranler les remparts du monde, éteindre dans le ciel l'éclat du soleil, flétrir d'un langage mortel des êtres immortels.

123.

Les êtres dont j'ai parlé se trouvent si éloignés de la puissance divine et si indignes d'être comptés au nombre des dieux qu'ils semblent bien plus propres à donner l'idée de ce qui est étranger au mouvement et au sentiment de la vie. En effet il n'y a pas lieu de croire que n'importe quel corps puisse posséder âme et pensée. Il ne peut y avoir d'arbres dans l'éther, de nuages dans les flots salés, de poissons dans les champs, de sang dans le bois ni de sève dans la roche. Un ordre fixe a désigné le lieu où doit naître et demeurer chaque être. De même l'esprit ne saurait avoir de naissance isolée hors d'un corps, ni vivre séparé des nerfs et du sang. Car s'il en était ainsi, l'esprit pourrait se tenir dans la tête, dans les épaules, dans les talons, dans n'importe quel membre, puisque enfin il resterait toujours dans le même homme et dans la même enveloppe. Mais puisque dans notre corps même un ordre naturel a fixé le lieu spécial de résidence et de croissance pour l'âme et l'esprit, on n'en est que plus fondé à nier qu'ils puissent subsister hors d'un corps, sans une forme animale, et durer dans la glèbe friable, dans le feu du soleil, dans l'eau, dans les hautes régions éthérées . . . Impossible par conséquent d'attribuer une essence divine à ce qui ne peut même être animé du mouvement de la vie.

147.

Tu n'as pas lieu de croire non plus que les dieux aient leur sainte demeure dans quelque partie du monde : leur nature est subtile, inaccessible à nos sens, à peine concevable à l'esprit ; et comme elle se dérobe au contact et à la prise de nos mains, elle ne peut toucher rien de ce qui nous est tangible, car le toucher est interdit à tout ce qui est intangible de nature. C'est pourquoi les demeures des dieux doivent différer des nôtres ; elles ont nécessairement même subtilité que leur corps. Plus tard je te le démontrerai amplement.

157.

Dire que pour le bien des hommes les dieux ont voulu préparer les merveilles du monde et qu'il convient donc de louer leur oeuvre si digne de louange, de la regarder comme éternelle et vouée à l'immortalité ; prétendre qu'en présence d'un édifice offert aux races humaines pour toujours et par l'antique sagesse des dieux, il est sacrilège de travailler à l'ébranler par des discours téméraires pour le ruiner dans ses fondements ; cette thèse et d'autres de même sorte, Memmius, c'est pure folie ! Car ces êtres immortellement bienheureux, quels si grands avantages pourraient-ils espérer de notre reconnaissance qu'ils en prennent envie de tenter quoi que ce soit en notre faveur ? Quel attrait nouveau a pu, après tant d'années de repos, leur inspirer le désir de changer leur vie ? Il faut, semble-t-il, pour se plaire au changement, souffrir de son état. Mais pour qui n'a pas eu de malheurs, pour qui le passé n'a été qu'un courant de beaux jours, quelle raison de s'enflammer d'amour pour la nouveauté ? Croirons-nous donc que la vie se traînait dans la nuit et dans la tristesse, avant qu'ait lui l'aurore des choses ? Et pour nous, quel si grand mal était-ce de n'avoir pas été créés ? Quiconque est né peut vouloir demeurer dans la vie tant que l'y retiendra la douce volupté ; mais celui qui n'a jamais goûté l'amour de la vie et qui jamais n'a figuré au nombre des êtres, celui-là, en quoi serait-il lésé de n'être pas venu au monde ?

182.

Et le modèle des choses à créer, et l'idée même de l'homme, où l'esprit des dieux les a-t-il trouvés ? D'où est venue à leur esprit la vision distincte de ce qu'ils voulaient faire ? Comment ont-ils pu connaître la vertu des atomes et les résultats possibles de leurs combinaisons, si la nature elle-même ne leur a pas fourni l'exemple de la création ? Comme les atomes sont innombrables et que soumis de toute éternité à des chocs variés, emportés avec rapidité par leur poids, ils se meuvent et s'unissent de toutes façons en essayant sans cesse toutes les créations que de multiples combinaisons permettent, il n'est pas étonnant qu'ils aient enfin abouti à des unions et mouvements capables de donner au grand tout l'existence par le renouvellement perpétuel.

196.

Et quand j'ignorerais la nature des atomes, j'oserais encore, après l'examen des phénomènes célestes et bien d'autres d'ailleurs, affirmer que la nature n'a pas été faite pour nous et qu'elle n'est pas l'œuvre des dieux : tant l'ouvrage laisse à désirer !

201.

Tout d'abord, de tout ce que domine l'immense mouvement du ciel, les montagnes et les forêts qu'habitent les bûtes sauvages ont conquis leur part avec avidité ; elles la partagent avec les rochers et les vastes marécages, avec la mer qui fait large séparation entre les rivages des divers continents. En outre, deux tiers à peu prés du globe sont ravis aux mortels par des chaleurs torrides et par des glaces sans fin. Le reste du sol, la nature, par sa force propre, le remplirait de broussailles, si la force humaine ne luttait pour vivre, et gémissant sans relâche sous le poids du hoyau, pesant sur la charrue, ne déchirait le sein de la terre. C'est parce que nous retournons avec le soc la glèbe féconde, c'est parce que nous domptons le sol et appelons ses germes à la naissance, que tout peut de soi-même éclore et s'élever dans les airs limpides. Hélas, trop souvent ces fruits de tant de travaux, quand déjà sur terre tout verdit, tout fleurit, voilà que le soleil, du haut des airs, les brûle de ses ardeurs excessives, ou bien des orages subits, des gelées, les font périr, des vents impétueux les ravagent de leurs tourbillons. Et ces espèces sauvages et cruelles, ennemies de la race humaine, pourquoi la nature sur la terre et dans la mer veut-elle les nourrir et les multiplier ? Pourquoi chaque saison apporte-t-elle ses maladies ? Pourquoi rude la mort prématurée ?

224.

L'enfant ressemble au matelot qu'ont rejeté des flots cruels ; il gît à terre, nu, incapable de parole, dépourvu de tout ce qui aide à la vie, depuis le moment où la nature l'a jeté sur les rivages de la lumière, après l'avoir péniblement arraché au ventre de sa mère. Il remplit l'espace de ses vagissements plaintifs, comme il est naturel à l'être qui a encore tant de maux à traverser. Pendant ce temps croissent heureusement les troupeaux de gros et petit bétail et les animaux sauvages, qui n'ont besoin ni du jeu de hochet ni d'entendre le doux et chuchotant babil d'une tendre nourrice ; il ne leur faut point de vêtements qui changent avec les saisons, point d'armes pour protéger leurs biens, points de hauts remparts, puisque à tous fournissent toutes choses abondamment la terre féconde et l'industrieuse nature.

236.

Puisque la masse terrestre, l'eau, les souffles légers des vents et les brûlantes vapeurs du feu, dont se compose l'ensemble des choses, puisque tous ces corps connaissent la nécessité de naître et de mourir, pensons qu'il en est de même pour le monde entier. Car les êtres dont nous voyons les membres formés d'une substance née et d'un corps mortel, ces êtres-là apparaissent contraints à naître et à mourir. C'est pourquoi voyant les vastes membres, les parties gigantesques du monde se consumer et ensuite renaître, je conclus que pour le ciel et la terre pareillement il y a eu un premier instant et il y aura une ruine fatale.

248.

Et ne m'accuse pas, Memmius, d'avoir adopté au hasard l'opinion que la terre et le feu sont de nature mortelle, quand je n'ai pas douté que l'eau et l'air ne périssent pour renaître et s'accroître à nouveau. D'abord, une certaine portion de la terre brûlée par d'éternels soleils ou sans relâche foulée par les pieds de la multitude, s'évade en nuées de poussière, en nuages légers que la violence des vents disperse dans toute l'étendue de l'air ; une autre portion de la glèbe est liquéfiée par les pluies, et les fleuves rongent sans fin les rives de leurs cours. En outre, tout corps que la terre nourrit et fait croître lui est restitué pour la part qu'il a reçue ; et puisque la terre est sans aucun doute la mère de toutes choses et leur commun tombeau, il est certain qu'elle s'épuise et puis que, recevant à son tour, elle se refait.

262.

Ajoute que dans la mer, dans les fleuves, dans les sources, des ondes toujours nouvelles ne cessent d'affluer et se répandent sans fin. Point n'est besoin de l'exposer, le concours universel des eaux en fait une évidence. Mais une perte constante les garde d'un excès d'abondance. D'une part, leur masse diminue, balayée par le souffle des vents, dissoute du haut du ciel par les rayons du soleil ; d'autre part, elles s'écoulent souterraines à travers le sol qui les divise : elles s'y filtrent, s'y dépouillent de leur sel, puis elles se replient sur elles-mêmes et remontent vers les sources où elles se rassemblent pour couler ensuite à la surface de la terre en douces eaux, partout où la terre creusée les invite à courir.

274.

Je parlerai maintenant de l'air, qui subit des changements innombrables dans toute sa masse à tout moment ; toujours, en effet, ce qui émane des corps se rend dans cette vaste mer aérienne ; et si elle ne leur restituait à son tour ce qu'elle a reçu d'eux et ne réparait ainsi leur épuisement, tous se trouveraient déjà dissous et convertis en air. L'air donc ne cesse de se former aux dépens des corps, et puis de leur faire retour, puisque toutes choses, nous le savons, sont dans un perpétuel écoulement.

282.

De même encore, cette riche source de fluide lumineux, le soleil éthéré, baigne le ciel d'un éclat toujours frais, ne s'arrêtant point de remplacer la lumière par la lumière. Chacun de ses rayons ne périt-il pas, quelque objet qu'il ait été frapper ? Tu le peux bien voir par les effets d'un nuage, quand il passe sous le soleil et semble briser ses rayons, aussitôt leur partie inférieure s'efface tout entière et l'ombre court sur la terre partout où le nuage s'avance à quoi l'on peut reconnaître que les objets ont besoin d'une lumière toujours nouvelle, que chaque jet lumineux s'évanouit aussitôt né et que rien ne pourrait s'apercevoir à la clarté du soleil, si cette clarté cessait de se renouveler par sa source même.

295.

Nos lumières nocturnes, ces flambeaux terrestres, ces lustres suspendus, ces torches lumineuses, qui mêlent à leurs éclats des tourbillons de fumée, se hâtent aussi de produire, avec les ressources de leur flamme, une lumière toujours nouvelle : leurs feux tremblants, comme ils se pressent ! Aussi malgré leur intermittence, la lumière ne cesse de se répandre alentour, si rapides sont tous les feux à remplacer la vieille flamme morte par une autre qui naît ! Il en est ainsi du soleil, de la lune, des étoiles, croyons-le la lumière que ces astres nous envoient, ils la produisent par des émissions sans cesse renouvelées et ils perdent leurs flammes à mesure qu'elles se produisent. Ne va donc pas les regarder comme doués d'une indestructible vigueur.

307.

Enfin, ne vois-tu pas que les pierres elles-mêmes subissent le triomphe du temps ? Les hautes tours s'écroulent, les rochers volent en poussière ; les temples, les statues des dieux, s'affaissent trahis par l'âge ; ils se dégradent sans que la divinité puisse reculer l'instant fatal de la destruction et faire obstacle aux lois de la nature. Ne voyons-nous pas les monuments élevés aux héros se délabrer, tomber à terre minés par la vieillesse et des quartiers de roche se détacher du sommet des monts et rouler sans avoir pu résister plus longtemps à l'effort des temps même limités ? En effet ils ne se détachent pas pour tomber soudainement, s'ils avaient pu soutenir indéfiniment, sans en être ébranlés, tous les assauts de l’âge.

318.

Contemple maintenant la vaste enceinte qui nous entoure, qui nous domine, qui tient la terre embrassée ; si, comme le disent certains sages, c'est de là que sortent tous les êtres pour y rentrer une fois dissous, il faut bien que ce tout soit tout entier d'une matière contrainte à la naissance et à la mort. Car toute substance qui nourrit et accroît d'autres corps éprouve nécessairement des pertes, qu'elle répare à mesure que les corps lui font retour

325.

En outre, s'il n'y a pas eu de commencement pour la terre et le ciel, s'ils ont existé de toute éternité, d'où vient qu'au delà de la guerre des Sept Chefs contre Thèbes et de la mort de Troie on ne connaisse point d'autres événements chantés par d'autres poètes ? Où se sont donc engloutis tant de fois les exploits de tant de héros, et pourquoi les monuments éternels de la renommée n'ont-ils pas recueilli et fait fleurir leur gloire ? Mais, je le pense, l'ensemble du monde est dans sa fraîche nouveauté, il ne fait guère que de naître. C'est pourquoi certains arts se polissent encore aujourd'hui, vont encore progressant que n'a-t-on pas, de nos jours, ajouté à la navigation ! que de nouveaux accords ont inventés les musiciens ! Enfin ce système de la nature que j'expose, c'est aussi une découverte récente, et personne avant moi ne s'était rencontré pour le faire passer dans la langue de notre patrie

339.

Peut-être penses-tu que les âges antérieurs ont connu toutes ces mêmes choses, mais que des générations humaines ont péri consumées par des feux dévorants, que des villes tombèrent renversées par quelque gigantesque ébranlement du monde, ou bien qu'à la suite de pluies continuelles les fleuves déchaînés à travers les terres ont submergé les cités. Ce serait une raison de plus pour que tu avoues ta défaite et reconnaisses que la terre et le ciel sont eux-mêmes destinés à périr. En effet, quand le monde souffrait de tant de maux et supportait l'épreuve de si graves périls, il n'eût fallu que l'invasion d'un fléau plus funeste encore pour lui infliger un désastre décisif et n'y laisser que ruines. Nous-mêmes, comment nous reconnaissons-nous tous mortels, si ce n'est parce que nous sommes sujets aux mêmes maladies qui ont retranché nos semblables du nombre des vivants ?

352.

Poursuivons : tout corps qui dure éternellement doit posséder le pouvoir de repousser par la plénitude d'une solide substance les chocs extérieurs, sans se laisser entamer par d'autres corps qui risqueraient de rompre l'étroite cohésion de ses parties (tels sont les éléments premiers de la matière dont j'ai précédemment exposé la nature) ; ou bien il est capable de se perpétuer dans l'infini des âges parce qu'il se rit des coups (tel le vide intangible et qui ne redoute aucun choc) ou encore parce qu'il n'a autour de lui aucun espace où les choses puissent en quelque sorte aller s'égarer et se dissoudre : tel cet éternel ensemble des ensembles hors duquel il n'y a ni lieu ouvert à la dissipation des parties ni corps pour les heurter et les briser par violence. Mais, comme je l'ai enseigné, le monde n'est point un corps d'une solide plénitude, puisque le vide se mêle aux choses ; le monde n'est pas non plus comme le vide, et il ne manque pas de corps qui puissent, arrivant en masse des profondeurs de l'infini, renverser dans leur violent tourbillon son assemblage ou lui infliger quelque autre destruction ; et pas davantage ne manque un espace, une immensité où les remparts du monde puissent s'abîmer, ou quelque force les faire tomber sous ses coups. La porte de la mort n'est donc fermée ni au ciel, ni au soleil, ni à la terre, ni aux profondes eaux de la mer ; elle s'ouvre toute grande sur le gouffre immense et béant qui doit les engloutir. C'est pourquoi le monde a eu lui aussi sa naissance, avouons-le : car étant de substance mortelle, il n'eût pu, pendant des siècles et jusqu'à ce jour, braver les redoutables assauts d'une durée sans fin.

381.

Enfin, puisque les membres de ce grand corps qu'est le monde se livrent sans relâche une guerre impie, ne vois-tu pas que leur longue lutte pourra un jour avoir son terme ? Ce sera par exemple quand le soleil et les autres feux, ayant bu toutes les eaux, seront vainqueurs, comme ils s'y efforcent sans avoir pu encore y réussir ; car les fleuves leur opposent des forces égales, eux qui, venus du fond de l'océan, menacent même de tout engloutir. Menace vaine ! la masse des eaux sans cesse diminue, balayée à sa surface par le souffle des vents, dissoute par les rayons du soleil éthéré : les deux forces se flattent d'avoir tout desséché, avant que le liquide élément ait accompli son entreprise. Ainsi l'esprit de guerre anime les éléments, qui luttent pour la possession du monde, sans que la victoire se fixe jamais. Et cependant il y eut un jour où le feu l'emporta, un autre jour où, selon la légende, l'eau régna sur les terres.

397.

Le feu fut victorieux, en effet, et consuma une partie du monde dans ses flammes, lorsque les ardents chevaux du soleil, détournant Phaéton de la bonne route, l'emportèrent à travers toute l'étendue aérienne et terrestre. Mais le père tout-puissant, saisi d'une violente colère, frappa soudain de sa foudre l'orgueilleux Phaéton et, de son char, le précipita sur la terre. Le soleil, qui vint le recueillir dans sa chute, reprit l'éternel flambeau du monde, ramena les chevaux épars, les attela de nouveau encore tout frémissants, puis leur faisant reprendre la route accoutumée, rétablit l'ordre universel. Voilà ce qu'ont chanté les anciens poètes de la Grèce, mais une telle fable s'égare trop loin de la raison. Le feu peut triompher sans doute, mais c'est quand l'infini en a fourni une trop grande masse de principes. Puis sa force tombe, si quelque autre cause la surmonte ; ou bien tout périt, consumé par le souffle brûlant. Le liquide élément, massé un jour lui aussi, menaça de l'emporter, dit la fable, quand il submergea une multitude de villes des hommes. Puis, quand une autre cause eut fait céder cette force dont l'infini avait assemblé tant de principes, alors s'arrêtèrent les pluies et se calma la violence des fleuves.

417.

Mais comment l'immense concours de matière a-t-il assuré les fondements de la terre et du ciel, creusé les abîmes de la mer, réglé les révolutions du soleil et de la lune : c'est ce que je vais exposer. Car ce n'est certes point par réflexion, ni sous l'empire d'une pensée intelligente, que les atomes ont su occuper leur place ; ils n'ont pas concerté entre eux leurs mouvements. Mais comme ils sont innombrables et mus de mille manières, soumis pendant l'éternité à des impulsions étrangères, et qu'emportés par leur propre poids ils s'abordent et s'unissent de toutes façons, pour faire incessamment l'essai de tout ce que peuvent engendrer leurs combinaisons, il est arrivé qu'après avoir erré durant des siècles, tenté unions et mouvements à l'infini, ils ont abouti enfin aux soudaines formations massives d'où tirèrent leur origine ces grands aspects de la vie : la terre, la mer, le ciel, les espèces animales.

433.

Un temps fut où ne se voyaient encore ici-bas ni le char du soleil dans son vol sublime, haute source de lumière, ni les astres du vaste monde, ni la mer, ni le ciel, ni même la terre, ni l'air, rien enfin de pareil aux spectacles d'aujourd'hui, mais une sorte d'assemblage tumultueux d'éléments confondus. Puis commencèrent à se dégager quelques parties, les semblables s'associèrent aux semblables, l'univers prit ses contours et forma ses membres, de vastes ensembles s'ordonnèrent. Jusque-là, en effet, la discorde des éléments avait tout mêlé : distances, directions, liens, pesanteurs, forces de choc, rencontres et mouvements ; ce n'était entre eux qu'une mêlée générale, à cause de la dissemblance de leurs formes et de la variété de leurs figures ; car s'ils se joignaient, tous ne pouvaient rester unis ou bien accomplir ensemble les mouvements convenables. Mais alors de la terre se distingua la voûte du ciel ; à part, la mer s'étendit dans son lit ; à part aussi brillèrent les feux purs de l'éther.

450.

D'abord, tous les éléments de la terre, en vertu de leur poids et de leur enchevêtrement, se rassemblaient au centre et occupaient les régions inférieures ; et plus ils se resserraient et s'enchevêtraient, plus fort ils libéraient les principes dont se devaient composer la mer, les astres, le soleil, la lune et l'enceinte du vaste monde. Tous ces corps en effet sont formés d'atomes plus lisses et plus ronds, d'éléments beaucoup plus petits que ceux de la terre. S'échappant donc par les pores d'une terre encore peu dense, le premier s'éleva l'éther constellé, entraînant avec lui dans son vol un grand nombre de feux. C'est à peu près ce que nous voyons souvent aux premiers moments du matin, quand sur l'herbe des prairies, toute perlée de rosée, le soleil levant jette la pourpre de ses rayons : une vapeur s'exhale des lacs et des fleuves inépuisables, la terre elle-même quelquefois semble fumante ; et tout cela qui s'élève et s'assemble dans l'air supérieur forme en se condensant le tissu des nuages qui voilent le ciel. De même, aux premiers temps du monde, le fluide léger de l'éther se rassembla de toutes parts pour former la voûte de notre univers et, répandu par delà dans toutes les directions, embrassa le reste des choses dans son avide étreinte et leur servit de rempart

472.

A sa suite naquirent le soleil et la lune ; leurs globes roulent entre le ciel et la terre dans les airs : ni la terre ne se les adjoignit, ni l'immense éther ; ils n'avaient ni assez de poids pour se fixer au fond de l'univers, ni assez de légèreté pour monter dans les régions supérieures. Ils ont leur place dans l'intervalle ; là, ils tournent, corps pleins de vie, pièces de la machine mondiale. C'est ainsi qu'en nous certains membres demeurent en repos pendant que d'autres sont en mouvement.

481.

Cette disjonction accomplie, tout à coup la terre, là où maintenant s'étend le vaste azur de la mer, s'affaissa, creusant des abîmes à l'élément salé. Et de jour en jour, à mesure que l'ardeur de l'éther et que les rayons du soleil à coups répétés resserraient la masse terrestre, réduite à la surface et condensée au centre, plus de ce corps pressé s'exprimait une abondante sueur salée, dont l'écoulement allait accroître la mer et ses plaines flottantes, plus aussi s'échappaient, s'envolaient des particules sans nombre de feu et d'air, qui allaient peupler dans les hauteurs du ciel, loin de la terre, les temples de la lumière. Les plaines s'abaissaient, les montagnes s'élevaient, car les rochers ne pouvaient s'affaisser, ni le sol terrestre s'aplanir en surface égale.

496.

C'est ainsi que se constitua la terre en un corps compact et pesant ; tout le limon du monde, pour ainsi parler, se précipita dans les profondeurs et s'y déposa. Au-dessus se formèrent la mer, puis l'air, enfin l'éther et ses feux. Tous ces corps se composèrent d'atomes fluides, et sont restés purs de tout mélange, d'ailleurs inégaux en légèreté ; le plus fluide et tout ensemble le plus léger, l'éther, surmonta les régions aériennes et il ne saurait héler son impalpable substance aux orages de l'espace ; il laisse les autres éléments s'emporter en violents tourbillons, subir l'inconstance des tempêtes ; et lui, il entraîne ses feux d'un essor égal et sûr. Qu'en effet il soit capable de couler avec mesure et continuité, c'est ce que montre la mer, dont les ondes ont une marche immuable et soumise à des lois constantes.

510.

La cause du mouvement des astres, c'est ce que je vais maintenant chanter. D'abord, si c'est la grande voûte du ciel qui tourne, il faut supposer qu'elle reçoit à ses deux pôles une double pression de l'air qui la maintient et l'enferme de chaque côté, qu'ensuite un courant supérieur l'entraîne dans le sens où roulent les astres éclatants de l'éternel univers ; ou encore qu'un courant inférieur, soufflant en sens contraire, meut la sphère à la manière de ces roues à auges que font tourner les fleuves.

518.

Il se peut encore que le ciel entier demeure immobile, tandis que les astres lumineux poursuivent leur course ; en ce cas, ce sont les vapeurs brûlantes de l'éther qui, trop à l'étroit dans l'enceinte céleste et cherchant tout à l'entour une issue, déterminent l'orbite des constellations dans le ciel nocturne ; ou bien un fleuve d'air venu de l'extérieur s'empare des astres et les fait tourner ; ou encore ils glissent d'eux-mêmes, allant là où les appelle l'aliment qui oriente leur marche et cherchant çà et là dans les champs du ciel la matière de feu dont ils se repaissent. Les causes exactes de ce qui se passe en ce monde sont difficiles à établir avec certitude. Mais ce qui est possible, et ce que nous montre le grand Tout, dans la diversité de ses mondes diversement constitués, voilà ce que j'enseigne. Je propose pour expliquer la genèse du mouvement astral plusieurs causes capables d'agir à travers le grand Tout . Une seule cependant doit régler le mouvement des étoiles : mais laquelle ? En décider n'est pas permis à celui dont la pensée ne progresse que pas à pas.

535.

Pour que la terre reste en repos au centre du monde, il faut que peu à peu décroisse et s'annihile sa pesanteur, et qu'elle ait pris dans sa partie inférieure une nouvelle nature fondue originellement dans une étroite unité avec les parties aériennes du monde auxquelles elle est incorporée. C'est pourquoi elle n'est pas pour l'air un fardeau trop pesant : ainsi à l'homme ses propres membres ne pèsent nullement, la tête n'est pas une charge pour le cou, le poids de tout le corps n'est pas sensible aux pieds. Au contraire, le moindre fardeau qui nous vient de l'extérieur nous est d'un poids incommode, quoique souvent beaucoup moins lourd : tant importe ce qui est possible dans chaque cas. La terre n'est pas une étrangère adjointe soudainement à une atmosphère étrangère ; elle a été conçue en mémé temps que l'air, dès la première origine du monde, dont elle apparaît partie bien distincte, comme nos membres dans notre personne.

551.

La terre, quand un violent coup de tonnerre l'ébranle tout à coup, communique la secousse à tout ce qui est à sa surface. Elle ne le pourrait en aucune façon si des liens ne la rattachaient aux parties aériennes du monde et à la matière céleste. Elle y tient par des racines communes, elle leur est unie dès le commencement des âges, les trois substances enlacées n'en font qu'une. En nous-mêmes, malgré le grand poids du corps, ne vois-tu pas l'âme, la tant subtile âme, le soutenir, parce qu'elle lui est unie intimement et ne fait qu'un avec lui ? Enfin quelle force pourrait le soulever dans ses bonds agiles, sinon celle de l'âme, par qui nos membres sont gouvernés ? Tu dois concevoir maintenant quelle puissance acquiert une substance, si légère soit-elle, dès qu'elle est unie à une substance pesante, comme l'air à la terre et comme, en nous, l'âme au corps.

565.

Le disque ardent du soleil ne peut être ni plus grand ni moindre qu'il n'apparaît à nos sens. Car de quelque distance qu'un feu nous envoie sa lumière et fasse sentir à nos membres sa chaleur, l'intervalle n'enlève rien à sa masse enflammée et n'en réduit aucunement l'apparence. Or la chaleur du soleil et la lumière qu'il répand arrivent jusqu'à nos sens et caressent notre séjour ; il faut donc bien que sa forme et ses couleurs nous apparaissent tels que rien ne puisse y être ajouté ou en être retranché, dans leur juste réalité.

575.

Et la lune, soit que dans sa course elle éclaire ce globe d'une lumière empruntée, soit qu'elle la tire d'elle-même, n'a pas en tout cas plus de volume que ne lui en voient nos yeux. Tout objet aperçu de loin par delà une épaisse couche d'air prend un aspect confus avant de nous paraître diminué ; ou puisque la lune présente une face claire et de contour net, il faut que d'ici-bas nous la voyions avec sa forme réelle et sa véritable grandeur, telle qu'elle est dans le ciel

585.

Enfin il en est ainsi de tous les feux de l'éther que l'homme voit briller. Ceux qu'il allume sur la terre, tant que l'œil en distingue le scintillement et en perçoit l'éclat, ne semblent pas sensiblement changer soit en moins soit en plus, quelle que soit la distance. Il en faut conclure que les feux de l'éther eux-mêmes ne sont que très légèrement plus petits ou plus grands que leur apparence.

592.

On ne doit pas s'étonner davantage que le soleil, si petit qu'il soit, émette assez de lumière pour en inonder les mers, les terres et tout le ciel, pour envelopper toutes choses de sa chaude vapeur. Il se peut que notre univers n'ait que cette source d'où puisse jaillir abondamment la lumière, parce que c'est le foyer où les atomes de chaleur viennent de partout se rassembler dans un élan unanime, pour se répandre ensuite de là dans l'univers entier. Ne vois-tu pas de même qu'un simple filet d'eau est capable d'irriguer les prairies, quelquefois d'inonder les champs ? Il se peut aussi que le soleil, sans avoir des feux très abondants, échauffe l'air voisin et l'enflamme, en supposant l'air milieu favorable et enflammable à la moindre ardeur ; ainsi parfois les moissons et le chaume s'embrasent au contact d'une seule étincelle. Peut-être encore le soleil est-il un rouge flambeau qu'environnent dans les hauteurs du ciel une multitude de feux invisibles, dépourvus de tout éclat et dont la chaleur est destinée à accroître la force de ses rayons.

613.

Mais la marche du soleil, comment en donner une explication simple et nette ? Comment, sorti de ses quartiers d'été, prolonge-t-il sa courbe vers l'hivernal Capricorne et revient-il ensuite dans la direction du solstice d'été qui est son terme ? Et comment la lune peut-elle sembler franchir en un mois l'espace que le soleil met une année à parcourir ? Une seule cause, dis-je, ne peut rendre compte de ces phénomènes. Il se peut tout d'abord que le divin Démocrite ait raison, lui qui prétend que plus les astres approchent de la terre, moins vite les emporte le tourbillon du ciel. La vitesse et la force du tourbillon faiblissent en effet à mesure qu'il s'abaisse et pour cette raison le soleil, placé au-dessous des constellations ardentes, se trouve distancé peu à peu avec les feux qui le suivent. Et la lune mieux encore : elle reste bien plus en arrière, étant plus éloignée du ciel et plus voisine de la terre ; elle n'en a que plus de peine à suivre la marche des étoiles. Plus le tourbillon qui l'emporte le cède en vitesse à celui du soleil, plus les astres ont d'aisance à l'atteindre et à la dépasser. Voilà pourquoi elle paraît revenir si rapidement à chacun d'eux : c'est eux en réalité qui reviennent à elle.

636.

Il se peut aussi que des deux extrémités du monde s'élancent avec une alternance régulière deux courants d'air : l'un pousserait le soleil des signes de l'été jusqu'au tropique et aux glaces de l'hiver ; l'autre le rejetterait des ombres glacées jusqu'à ses quartiers d'été parmi les signes ardents. On peut de même penser que la lune et les étoiles, dont les grandes révolutions s'accomplissent en de grandes années, sont poussées elles aussi par un souffle alterné dans leur double course. Ne vois-tu pas les nuages, sous le souffle de vents opposés, aller dans des directions contraires, ceux d'en bas croisant ceux d'en haut ? Pourquoi les astres ne décriraient-ils pas dans l'éther leurs immenses cercles sous l'action de courants opposés ?

649.

La nuit enveloppe la terre d'épaisses ténèbres parce que le soleil au terme de sa longue course, à l'extrémité du ciel, y exhale ses derniers feux épuisés par le voyage, affaiblis par les couches d'air traversées ; ou bien la même force qui a conduit sa course au-dessus des terres l'oblige à rouler son disque sous nos pieds.

655.

Il y a une heure marquée où la déesse de l'Aube introduit dans les airs l'Aurore aux doigts de rose et ouvre les portes à la lumière : c'est que le même soleil revenant de dessous la terre annonce son retour par les rayons qu'il lance en avant pour enflammer le ciel ; ou bien, à cette heure précise, des feux se rassemblent, des atomes ignés affluent pour donner chaque jour naissance à un soleil nouveau. C'est ainsi, dit-on, qu'on voit des sommets de l'Ida, au lever du jour, des feux épars qui se réunissent en un seul globe et composent un disque parfait.

665.

Et qu'on n'aille pas ici s'étonner que les atomes du feu puissent se rassembler à des heures marquées pour réparer l'éclat du soleil. Que de phénomènes ne voyons-nous pas dans la nature se produire à date fixe ! C'est à date fixe que les arbres prennent leurs fleurs, à date fixe qu'ils les laissent tomber. Ce n'est pas en des temps moins certains que l'exigence de l’âge fait tomber les dents des vieillards et donne un tendre duvet au corps des adolescents, auxquels elle fait descendre le long de chaque joue une barbe naissante. Enfin la foudre, la neige, les pluies, les nuages, les vents, rien de tout cela n'arrive à des saisons imprécises. C'est que les causes premières mises en branle lors de la constitution du monde produisent toujours les mêmes effets dans un ordre invariable

679.

Nous voyons s'allonger les jours et les nuits raccourcir, nous voyons les jours diminuer tandis que les nuits deviennent plus longues ; c'est peut-être que le soleil, toujours le même dans l'éther, fournit au-dessus et au-dessous de la terre des carrières de longueur différente et partage ainsi son orbite en arcs inégaux ; ce qu'il retranche à un hémisphère, il le restitue à l'autre, dans lequel la courbe décrite sera d'autant plus grande, jusqu'à ce qu'il rencontre ce signe céleste sous lequel le nœud de l'année met à égalité de durée la lumière du jour et les ombres de la nuit. Car là où se joignent le souffle de l'Aquilon et celui de l'Auster, la partie du ciel que le soleil décrit se trouve à une égale distance de ses bornes tropicales, par suite de la position du cercle des douze signes dans lequel il accomplit sa révolution annuelle en frappant de sa lumière oblique la terre et le ciel : tel est l'enseignement de ces sages qui ont reproduit les régions célestes en des cartes décorées de l'image des constellations.

695.

Peut-être encore un air plus épais par endroits retarde-t-il sous la terre les feux tremblants qui ont alors peine à le traverser pour émerger à l'orient. De là viendrait la lenteur paresseuse des nuits d'hiver, pendant lesquelles on languit après le brillant diadème du jour. Il se peut aussi que selon l'alternance des saisons, plus lentement ou plus vite se rassemblent les feux dont le concours fait lever le soleil à des points fixes de l'horizon.

703.

La lune, frappée peut-être des rayons du soleil dont elle tire sa clarté, découvre à nos regards un disque plus grand de jour en jour à mesure qu'elle s'éloigne du disque solaire, jusqu'à ce que, lui faisant face, elle brille enfin dans son plein et en regarde la chute quand elle se lève sur l'horizon. Puis elle doit insensiblement cacher, pour ainsi dire, sa lumière sur l'autre face de son globe, à mesure qu'elle se rapproche du soleil en parcourant l'autre moitié du Zodiaque. Telle est l'interprétation de ceux qui se la figurent comme une boule dont la course se déroule au-dessous du soleil, en quoi ils semblent dire vrai.

714.

Mais on est aussi fondé à croire la lune douée d'une lumière propre et déroulant dans le ciel les différentes figures de son éclat. Il se peut alors qu'un autre corps emporté avec elle parallèlement dans l'espace s'interpose entre elle et nous de diverses manières, lui-même invisible parce qu'il glisse sans lumière. Peut-être encore la lune tourne-t-elle sur elle-même, comme un globe dont une moitié serait teinte de lumière blanche, et présente-t-elle ainsi ses différentes phases, tantôt tournant entièrement vers nous sa partie éclairée et montrant toute sa face à nos yeux, tantôt ramenant en arrière par degrés cette moitié lumineuse, et puis nous la dérobant tout à fait. Telle est la doctrine babylonienne des Chaldéens, qu'ils opposent aux astronomes grecs et s'efforcent de faire prévaloir contre eux, comme si les deux systèmes en lutte n'étaient pas tous deux admissibles, comme s'il y avait une raison pour embrasser l'un plutôt que l'autre.

730.

Enfin, pourquoi n'y aurait-il pas une succession de lunes toujours nouvelles, produisant régulièrement dans un ordre fixe des figures déterminées et dont chacune née un jour s'évanouirait le lendemain, faisant place à une autre ? Il serait difficile de démontrer victorieusement le contraire, quand on voit tant de productions diverses se succéder dans un ordre aussi régulier. Le Printemps vient et Vénus avec lui ; en avant le héraut ailé de la déesse, Zéphyr ; sur les pas de Zéphyr, Flore sa mère leur prépare une route fleurie de couleurs et de parfums. A leur suite, voici l'été aride avec sa compagne, la poudreuse Cérès, et le souffle des vents étésiens. Puis c'est l'Automne ; avec lui marche Bacchus et son cortège. C'est ensuite le tour d'autres temps : les vents soufflent, le Vulturne gronde, l'Auster menace de sa foudre. Enfin la saison froide amène les neiges et l'engourdissement, c'est l'Hiver qui frissonne et qui claque des dents. S'étonnera-t-on maintenant qu'à date fixe la lune naisse et qu'à date fixe elle soit détruite, alors que tant de choses se manifestent à époques si marquées ?

750.

Aux éclipses du soleil et de la lune on peut de même attribuer plusieurs causes. Pourquoi prétendre que la lune intercepte à nos yeux la lumière du soleil et, s'interposant entre la terre et lui dans les hauteurs du ciel, dresse l'obstacle de son disque opaque devant les ardents rayons ? Pourquoi dans ce phénomène l'effet ne serait-il pas mis au compte d'un autre corps dont aucune lumière ne révélerait la course ? Mais le soleil lui-même ne pourrait-il à un certain moment défaillir, laisser tomber ses feux et puis les ranimer, une fois franchies les régions hostiles à ses flammes et dans lesquelles ses feux s'éteignent et périssent ? Et si la terre à son tour peut priver la lune de lumière et, placée au-dessous du soleil, tenir ses rayons captifs, tandis que l'astre mensuel traverserait l'épaisseur du cône d'ombre, pourquoi aussi, dans le même temps, un autre corps ne passerait-il pas sous la lune ou ne glisserait-il pas devant le disque solaire, interceptant ainsi ses rayons et la diffusion de sa lumière ? Mais d'ailleurs, si la lune brillait d'un éclat propre, pourquoi ne pourrait-elle pas s'alanguir dans une région déterminée du monde, en traversant des zones ennemies de ses feux ?

770.

J'ai donc expliqué comment à travers l'azur du vaste monde chaque phénomène peut s'accomplir ; j'ai donné les moyens de connaître les révolutions du soleil et de la lune, et quelle force en est la cause ; nous savons également pour quelle raison de lumière interceptée ces astres paraissent s'éteindre et semblables à de grands yeux qui se ferment et se rouvrent tour à tour, répandent sur la terre une nuit inattendue ou la parcourent d'un éclat qui l'illumine. Maintenant je reviens au monde dans sa nouveauté, quand la terre était encore molle, et je dirai quelles productions elle hasarda pour la première fois aux rivages de la lumière en les abandonnant aux caprices des vents.

781.

D'abord ce furent toutes sortes d'herbes et un éclat verdoyant ; la terre les donna aux collines ainsi qu'à toutes les plaines ; des fleurs brillèrent parmi l'herbe des vertes prairies, puis toute une variété d'arbres s'éleva dans les airs, à l'envi et sans limite de croissance. De même que la plume, le poil, les crins et les soies sont les premiers à se former sur les membres des quadrupèdes et sur le corps des oiseaux, ainsi la jeune terre commença par produire les herbes et les arbrisseaux et ne créa qu'ensuite les êtres vivants, mais en grand nombre et par espèces diverses. Les animaux en effet ne sont pas tombés du ciel et les êtres terrestres n'ont pas surgi de l'onde salée. Il faut donc reconnaître qu'à juste titre la terre a reçu le nom de mère, puisque c'est de la terre que toutes créatures sont nées. Combien d'êtres vivants aujourd'hui encore se forment au sein de la terre, engendrés par l'eau des pluies unie à la chaleur du soleil ! Il n'est donc pas étonnant qu'il en soit né de plus nombreux et de plus grands alors qu'ils pouvaient se développer dans toute la nouveauté de la terre et de l'air.

799.

Les espèces ailées les premières, toutes les variétés des oiseaux quittèrent leurs oeufs d'où les faisait éclore la saison du printemps ; c'est ainsi que de nos jours l'été voit les cigales abandonner d'elles-mêmes leur ronde tunique pour chercher nourriture et vie. C'est en ces temps, sache-le, que la terre fit naître la première génération des hommes. Chaleur et humidité abondaient dans les campagnes. Aussi, partout où la disposition des lieux s'y prêtait, des matrices croissaient-elles enracinées dans le sol, et le terme venu, l’âge libérait les nouveau-nés fuyant l'humidité et aspirant à l'air libre : la nature alors dirigeait vers eux les pores de la terre qu'elle obligeait à leur verser un suc semblable au lait : ainsi maintenant toute femme qui a enfanté se remplit d'un doux lait, parce qu'un élan porte tous les aliments aux mamelles. La terre alors donnait leur nourriture aux enfants, la chaleur leur tenait lieu de vêtement, l'herbe leur offrait pour berceau son épaisse et molle toison.

816.

L'enfance du monde ne produisait ni durs froids, ni chaleurs excessives, ni violences de vent : car toutes choses croissent d'un cours égal et prennent force. Aussi le répéterai-je, le nom de mère appartient à la terre qui le mérite, puisqu'elle a créé la race humaine et produit pour ainsi dire au temps marqué toutes les espèces animales, celles qui errent en s'ébattant sur les hautes montagnes et celles qui volent dans les airs sous les formes les plus variées.

824.

Mais il y a un terme à la fécondité, et la terre cessa d'enfanter, telle une femme épuisée par l’âge. L'évolution du monde entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d'un état à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s'en va, tout change, tout se métamorphose par la volonté de la nature. Telle existence tombe en poussière ou languit de vieillesse, tandis qu'une autre croît à sa place, sortie de la fange. C'est donc ainsi que le monde entier évolue dans le temps et que d'état en état passe la terre : ce dont elle était capable, elle ne l'est plus, mais elle peut ce qui lui fut impossible

835.

Que de monstres la terre en travail s'efforça de créer, étranges de traits et de structure ! On vit l'androgyne, qui tient des deux sexes mais n'appartient à aucun, et n'est ni l'un ni l'autre ; on vit des êtres sans pieds et sans mains, ou muets et sans bouche, ou sans regard, aveugles, ou bien dont les membres adhéraient tous au tronc et qui ne pouvaient ni agir, ni marcher, ni éviter un péril, ni pourvoir à leurs besoins. Tous ces monstres et combien d'autres de même sorte furent créés en vain, la nature paralysa leur croissance et ils ne purent toucher à la fleur tant désirée de l’âge, ni trouver de nourriture, ni s'unir par les liens de Vénus. Il faut en effet, nous le voyons, tout un concours de circonstances pour que les espèces puissent durer en se reproduisant : des aliments d'abord, puis des germes féconds distribués dans l'organisme avec une issue par où ils puissent s'écouler hors du corps alangui, et enfin, pour que la femelle puisse se joindre au mâle, des organes qui leur permettent d'échanger des joies partagées.

853.

Beaucoup d'espèces durent périr sans avoir pu se reproduire et laisser une descendance. Toutes celles que tu vois respirer l'air vivifiant, c'est la ruse ou la force, ou enfin la vitesse qui dès l'origine les a défendues et conservées. Il en est un bon nombre en outre qui se sont recommandées à nous par leur utilité et remises à notre garde. L'espèce cruelle des lions et autres bêtes féroces, c'est dans la force et le courage qu'elle a trouvé sa sûreté ; les renards ont trouvé la leur dans la ruse, les cerfs dans la fuite. Mais les chiens au sommeil léger et au cœur fidèle, les bêtes de somme et de trait, les troupeaux porte-laine et les animaux à cornes, toutes ces espèces se trouvent confiées à la garde de l'homme, Memmius. Portées à fuir les bêtes sauvages, à chercher la paix et une abondante pâture acquise sans péril, elles ont reçu de nous ces biens pour prix de leurs services. Quant aux animaux qui ne furent doués ni pour vivre indépendants par leurs propres moyens, ni pour gagner en bons serviteurs nourriture et sécurité sous notre protection, tous ceux-là furent pour les autres proie et butin et restèrent enchaînés au malheur de leur destin jusqu'au jour où leur espèce fut complètement détruite par la nature.

876.

Les Centaures n'ont jamais existé ; en aucun temps n'a pu vivre un être à double nature, combinaison de deux corps, fait de membres hétérogènes, sans harmonie possible dans les facultés. L'esprit le plus obtus en sera convaincu aisément.

881.

Tout d'abord le cheval après trois ans révolus est dans le meilleur de son âge, l'enfant en reste loin, car souvent encore après trois ans il cherchera en songe le sein qui lui a donné le lait ; plus tard, quand le cheval vieillissant perd ses forces et que de ses membres languissants la vie s'apprête à s'enfuir, c'est le moment où l'enfant s'épanouit dans la jeunesse florissante, qui revêt ses joues d'un tendre duvet. Ne va donc pas croire que du croisement de l'homme avec la race des bêtes de somme, puissent se former et vivre des centaures, non plus que ces monstres à ceinture de chiens furieux, les Scylles au corps demi-marin, ni enfin tous ces monstrueux assemblages de membres discordants qui n'atteignent pas en même temps dans toutes leurs parties la fleur de l'âge, l'épanouissement des forces, le déclin de la vieillesse, et qui tout entiers ne peuvent brûler du même feu d'amour, ni s'accorder dans leurs mœurs ni se plaire aux mêmes aliments. Ne voit-on pas en effet l'animal porte-barbe, la chèvre, s'engraisser avec la ciguë, qui est pour l'homme violent poison ?

899.

La flamme brûle et consume le corps fauve des lions ainsi que toute chair et tout sang d'animal existant sur terre. Comment donc un être à triple forme, lion par la tête, dragon par la queue et par le corps Chimère, - tel est le nom de cet être fabuleux - aurait-il pu souffler par la gueule une ardente flamme issue de sa poitrine ?

905.

S'imaginer que dans la nouveauté naissante de la terre et du ciel aient pu naître semblables êtres et ne soutenir cette croyance que du vain mot de nouveauté, c'est s'entraîner à débiter mainte fable de même valeur : on dira qu'en ces temps des fleuves d'or traversaient les terres, qu'aux arbres les fleurs étaient des pierres précieuses ou qu'il y eut un homme à taille de géant, capable d'enjamber un océan et de faire tourner de ses mains autour de lui la voûte entière du ciel. Certes, la terre contenait un grand nombre de germes différents à l'époque où elle produisit les premiers êtres animés, mais ce n'est pas une raison pour qu'elle ait pu créer des espèces hybrides, des corps aux membres disparates. Tant de productions maintenant encore jaillies du sol, herbes multiples, céréales, arbres vigoureux, n'ont pas possibilité de naître pèle-mêle ; mais chacune a son développement, toutes conservent leurs différences que la nature a décrétées.

923.

Une race d'hommes vécut alors, race des plus dures, et digne de la dure terre qui l'avait créée. Des os plus grands et plus forts que les nôtres formaient la charpente de ces premiers hommes, leur chair avait une armature de muscles puissants, ils résistaient aisément aux atteintes du froid et du chaud, aux changements de nourriture, aux attaques de la maladie. Que de révolutions le soleil accomplit à travers le ciel, tandis qu'ils menaient leur vie errante de bêtes sauvages ! Nul ne mettait sa force à conduire la charrue recourbée, nul ne savait retourner la terre avec le fer, ni planter de tendres rejetons, ni couper aux grands arbres, avec la faux, leurs rameaux vieillis. Ce que le soleil et la pluie donnaient, ce que la terre offrait d'elle-même, voilà les présents qui contentaient leurs cœurs. C'est parmi les chênes, avec leurs glands, qu'ils se nourrissaient le plus souvent ; et ces fruits que tu vois de nos jours à la saison d'hiver annoncer leur maturité en se colorant de pourpre, les arbouses, la terre les portait alors plus nombreux et plus gros. Enfin, dans sa fleur, la nouveauté du monde abondait en grossières pâtures qui suffisaient aux misérables mortels.

943.

Pour apaiser leur soif, les cours d'eau et les sources les appelaient, comme aujourd'hui la voix claire des torrents qui tombent du haut des montagnes invite de loin les fauves altérés. Enfin leurs courses nocturnes les entraînaient aux demeures sylvestres des nymphes, certains d'y voir sourdre des eaux vives qui lavaient de leurs ondes abondantes les humides rochers, humides rochers couverts d'une verte mousse à travers laquelle elles perlaient, ou bien qui, jaillissant en ruisseaux, s'élançaient dans la plaine.

951.

Ils ne savaient encore quel instrument est le feu, ni se servir de la peau des bêtes sauvages, ni se vêtir de leurs dépouilles. Les bois, les cavernes des montagnes, les forêts étaient leur demeure ; c'est dans les broussailles qu'ils cherchaient pour leur corps malpropre un abri contre le fouet des vents et des pluies. Le bien commun ne pouvait les préoccuper, ni coutumes ni lois ne réglaient leurs rapports. La proie offerte par le hasard, chacun s'en emparait ; être fort, vivre à sa guise et pour soi, c'était la seule science. Et Vénus dans les bois accouplait les amants. Ce qui donnait la femme à l'homme, c'était soit un mutuel désir, soit la violence du mâle ou bien sa passion effrénée, ou encore l'appât d'une récompense, glands, arbouses ou poires choisies.

964.

Confiants dans l'étonnante vigueur de leurs mains et de leurs pieds, ils poursuivaient les bêtes des forêts en leur lançant des pierres à la fronde, en les écrasant de leurs massues ; ils triomphaient de la plupart, quelques-unes seulement les faisaient regagner leurs retraites ; et pareils aux sangliers couverts de soies, ils étendaient nus sur la terre leurs membres sauvages, quand la nuit les surprenait, se faisant une couverture de feuilles et de broussailles. Le jour, le soleil disparus, ils n'allaient pas par les campagnes les chercher à grands cris, errant pleins d'épouvante à travers les ombres de la nuit ; mais silencieux ils attendaient, ensevelis dans le sommeil, que le soleil de sa torche rouge rendit au ciel la lumière. Dès l'enfance accoutumés à voir les ténèbres et le jour renaître alternativement, il ne pouvait leur arriver de s'en étonner, ni de redouter pour la terre une nuit éternelle qui leur dérobât à jamais la lumière du soleil.

980.

Mais leur plus grande inquiétude, c'était l'attaque des bêtes sauvages qui souvent faisaient du sommeil un péril pour ces malheureux ; chassés de leur gîte, ils fuyaient leur abri de pierre à l'approche d'un sanglier écumant ou d'un lion puissant, et en pleine nuit, glacés d'effroi, ils cédaient à ces hôtes cruels leur couche de feuillage.

986.

Ne crois pas qu'à cette époque plus qu'aujourd'hui la race des mortels avait à quitter dans les gémissements la douce lumière de la vie. Il arrivait sans doute plus souvent que l'un d'eux, surpris par les bêtes, leur offrait une proie vivante pour leurs dents cruelles et remplissait de ses cris les bois, les monts et les forêts en voyant sa chair ensevelie vivante dans un tombeau vivant. Certains, sauvés par la fuite mais le corps mutilé, tenant leurs mains tremblantes appliquées sur d'horribles plaies, appelaient par de terribles cris Orcus, puis mouraient dans ses d'affreuses convulsions, sans le moindre secours, ignorant quels soins réclamaient leurs blessures. Mais en revanche, il n'y avait pas des milliers d'hommes à périr sous les drapeaux en un jour de bataille, la mer démontée ne broyait pas sur les rochers des navires avec leur équipage. C'est pour rien, vainement et en pure perte que les flots soulevés déchaînaient leur colère, et sans plus de raison qu'ils laissaient tomber leur menace inutile. Et la mer apaisée avait beau multiplier ses sourires, les hommes ne se laissaient pas prendre au piège. L'art funeste de la navigation appartenait encore au néant. Alors c'était la disette qui livrait le corps épuisé à la mort, tandis que maintenant c'est l'abondance qui nous y plonge. Souvent par ignorance les hommes s'administraient eux-mêmes le poison, aujourd'hui à force d'art nous le donnons aux autres.

1009.

Dans la suite, les hommes connurent les huttes, les peaux de bêtes et le feu ; la femme unie à l'homme devint le bien d'un seul, les plaisirs de Vénus furent restreints aux chastes douceurs de la vie conjugale, les parents virent autour d'eux une famille née de leur sang : alors le genre humain commença à perdre peu à peu sa rudesse. En effet le feu rendit les corps plus délicats et moins capables d'endurer le froid sous le seul abri du ciel ; et Vénus énerva leur vigueur, et les enfants par leurs caresses n'eurent pas de peine à fléchir le caractère farouche des parents. Alors aussi l'amitié unit pour la première fois des voisins, qui cessèrent de s'insulter et de se battre ; et ils se recommandèrent mutuellement les enfants ainsi que les femmes, faisant entendre confusément de la voix et du geste qu'il était juste d'avoir pitié des faibles. Assurément la concorde ne pouvait pas s'établir entre tous, mais les plus nombreux et les meilleurs restaient fidèles aux pactes ; autrement le genre humain eût dès lors péri tout entier et n'aurait pu conduire jusqu'à nous ses générations.

1027.

Ce sont ensuite les sons variés du langage que la nature poussa les hommes à émettre, et le besoin assigna un nom à chaque chose ; c'est à peu près ainsi que l'enfant est conduit au geste par l'impuissance à s'exprimer avec des mots : il montre du doigt tout ce qui s'offre à ses yeux. Car chaque être a le sentiment des facultés dont il peut user ; avant même que la corne commence à poindre sur sa tête, le veau irrité en menace et en frappe déjà. Les petits de la panthère et de la lionne se défendent de leurs griffes, de leurs pattes et de leurs crocs à peine dents et griffes leur sont-elles poussées. Et les oiseaux de toute espèce se confient tous à leurs ailes, et demandent à leurs plumes un appui tremblant.

1040.

Ainsi donc penser qu'un homme ait pu alors distribuer des noms aux choses et que de lui tous les autres aient appris les premiers mots du langage, c'est folie ; car s'il a pu désigner toutes choses par un terme et émettre les sons variés du langage, comment à la même époque d'autres que lui n'ont-ils pu le faire ?

1045.

De plus, si les autres hommes ne s'étaient pas encore servis de la parole, d'où a pu lui venir l'idée de son utilité ? Où a-t-il pris le pouvoir de faire le premier comprendre et voir aux autres ce qu'il voulait faire ? Au reste, un seul homme ne pouvait en contraindre beaucoup, et domptant leur résistance, les obliger à recevoir de lui les noms des choses. Pouvait-il davantage enseigner, persuader à des sourds ce qu'il y avait à faire ? Ils ne l'auraient pas supporté, ils n'auraient pas souffert d'avoir les oreilles fatiguées en vain de sons inconnus.

1055.

Enfin, est-il si surprenant que le genre humain doué d'une voix et d'une langue ait suivi la variété de ses impressions pour désigner de sa voix la variété des objets ? Les troupeaux muets, les bêtes sauvages elles-mêmes, ont des cris différents et divers accents, selon que la crainte, la douleur ou la joie les possède. L'expérience nous l'apprend.

1062.

Quand la grande chienne des Molosses, dans le premier accès de sa fureur, gronde en retroussant ses molles babines sur ses dents dures, elle nous menace de sa rage qui lui fronce le mufle avec des sons tout autres que ceux dont elle fait retentir l'espace quand elle aboie. Et quand d'une langue caressante elle lèche ses petits ou les caresse de ses pattes, ou que les agaçant de morsures inoffensives elle feint de vouloir les dévorer, le tendre accent de sa voix ne ressemble ni à ses hurlements quand on l'a laissée seule à la maison, ni à ses plaintes quand elle fuit en rampant les coups qui vont la frapper.

1072.

Est-ce le même hennissement que pousse le jeune cheval lorsque au milieu des juments il bondit dans la fleur de son âge, étalon fougueux qu'éperonne l'amour, ce cavalier ailé, ou bien lorsque ses larges naseaux frémissent au bruit des armes ou que toute autre émotion l'agite et le fait hennir ?

1077.
La gent ailée, les oiseaux de toute espèce, éperviers, orfraies, plongeons, qui dans les flots salés vont chercher nourriture et vie jettent des cris tout différents selon les circonstances : ils en ont de tout à fait particuliers lorsqu'ils luttent pour leur subsistance et que leurs proies se défendent.

1082.

Il y en a dont la voix rauque varie avec les saisons telles sont les corneilles vivaces et les bandes de corbeaux, selon qu'elles semblent réclamer la pluie ou qu'elles appellent les vents et la tempête. Si donc des émotions différentes amènent les animaux, tout muets qu'ils sont, à émettre des sons différents, combien n'est-il pas plus naturel encore que les hommes aient conformé leur voix à la diversité des choses ?

1090.

Ici je veux prévenir une question que tu me fais peut-être intérieurement ; et je dirai que c'est la foudre qui a fait descendre sur la terre pour les mortels la première flamme, foyer de toutes les autres. Combien de corps voyons-nous embrasés par les flammes célestes, quand un coup de foudre a répandu ses feux ! Mais cependant il arrive que sous l'effort des vents un arbre penche ses épais rameaux sur ceux d'un autre arbre et s'échauffe au contact : la violence du frottement fait jaillir le feu qu'ils contiennent et parfois brille une flamme éclatante dans l'entrechoquement des ranches. De ces deux causes, l'une et l'autre ont pu donner le feu aux mortels.

1101.

Puis les hommes apprirent du soleil à cuire les aliments, à les amollir à la chaleur de la flamme, car ils voyaient les fruits de la terre s'adoucir à ses rayons, s'attendrir à son feu dans les champs. Et de jour en jour ils modifièrent leur nourriture et la vie d'antan par un nouvel emploi du feu qu'enseignaient les plus inventifs et les plus sages.

1007.

Bientôt les rois se mirent à fonder des villes et à construire des citadelles pour leur être défense et refuge ; ils distribuèrent les troupeaux et les terres, en tenant compte de la beauté et de la force du corps ainsi que des qualités de l'esprit : car la beauté eut alors grande valeur, la force grande vertu. C'est plus tard que fut inventée la richesse et découvert l'or ; il n'eut pas de peine à ravir leur prestige à la force et à la beauté. La cour du riche en effet, les hommes courent d'ordinaire la grossir, même s'ils sont forts, même s'ils sont beaux.

1116.

Si l'on se conduisait par les conseils de la sagesse, l'homme trouverait la suprême richesse à vivre content de peu : car de ce peu jamais il n'y a disette. Mais les hommes ont voulu se rendre illustres et puissants pour donner une base solide à leur destinée et mener une vie paisible au sein de l'opulence : vaine ambition, car pour arriver au faîte des honneurs ils soutiennent des luttes qui en font la route périlleuse. Y arrivent-ils pourtant ? Une véritable foudre, l'envie, les frappe et les précipite honteusement dans l'horrible Tartare. Qu'il vaut mieux vivre dans l'obéissance et la paix que de vouloir régenter le monde et être roi ! Que les hommes donc suent le sang et s'épuisent en vains combats sur le chemin étroit de l'ambition. Tant pis pour eux s'ils ne voient pas que l'envie comme la foudre concentre ses feux sur les hauteurs, sur tout ce qui dépasse le commun niveau ! tant pis s'ils ne jugent que sur autorité d'autrui, s'ils règlent leurs goûts sur les opinions reçues plutôt que sur leur sentiment personnel. Hélas, ce que les hommes sont aujourd'hui, ce qu'ils seront demain, ils l'ont toujours été.

1135.

Donc quand les rois furent égorgés, il ne resta plus rien de l'antique majesté des trônes ni de l'orgueil des sceptres, et le superbe diadème d'une tête souveraine, tout sanglant sous les pieds du vulgaire, pleura ses anciens honneurs ; car ce que l'on a craint, on se passionne à le briser. Aussi les affaires publiques, tombées dans la plus basse lie, retournaient-elles au désordre de la multitude ; chacun voulait le pouvoir et le premier rang. Alors quelques hommes apprirent aux autres à créer des magistrats et à fonder la justice, en vue d'un régime légal. Car le genre humain, fatigué de vivre dans l'anarchie, épuisé par la discorde, se plia d'autant mieux à l'autorité des lois et de la stricte justice. Comme chacun dans sa colère était disposé à pousser la vengeance plus loin que ne le permettent aujourd'hui les justes lois, on comprend que les hommes en soient venus à se lasser d'un régime de désordre. Désormais la crainte du châtiment trouble les douceurs coupables de l'existence ; le violent, l'injuste, se prend dans ses propres filets et c'est sur son auteur que l'iniquité presque toujours retombe ; il n'est pas facile de couler des jours paisibles à qui viole par ses actes le pacte de paix publique. En vain les a-t-il dérobés aux regards des dieux et des hommes, il vit sans cesse dans l'angoisse de les voir découverts : ne dit-on pas que beaucoup, par des paroles échappées dans le sommeil ou le délire de la maladie, ont révélé des fautes longtemps cachées ?

1160.

Maintenant quelle cause a répandu parmi les peuples la croyance aux dieux, a rempli les villes d'autels, a institué ces solennités religieuses qu'on voit se déployer aujourd'hui en tant de grandes occasions, en tant de sanctuaires ? Comment les mortels restent-ils pénétrés de la sombre terreur qui leur fait élever de nouveaux temples par toute la terre et les y pousse en foule dans les jours de fête ? Il n'est pas difficile d'en donner la raison dans mes vers.

1168.

En ces temps primitifs, les mortels voyaient en imagination, même tout éveillés, d'incomparables figures de dieux, qui prenaient pendant leur sommeil une grandeur plus étonnante. Ils attribuaient à ces apparitions le sentiment, parce qu'elles semblaient se mouvoir et faire entendre un langage superbe en rapport avec leur beauté éclatante et leur force de géants ; ils leur accordaient une vie éternelle, parce que leur visage était sans cesse renouvelé, leur forme toujours intacte, et surtout parce qu'ils ne croyaient pas que de leur vigueur prodigieuse aucune puissance fût capable de venir à bout. Ils imaginaient aussi ces êtres les plus heureux de tous, parce que la crainte de la mort ne tourmentait aucun d'eux et aussi parce qu'ils les voyaient en songe exécuter beaucoup de merveilles qui ne leur coûtaient aucune peine.

1182.

Et puis, ils observaient le système céleste, son ordre immuable et le retour périodique des saisons, mais sans pouvoir en pénétrer les causes. Leur seul recours était donc de tout abandonner aux dieux et d'admettre que tout est suspendu à un signe de leur tète.

1186.
C'est dans le ciel qu'ils situèrent les demeures, les palais des dieux, parce que dans le ciel on voit le soleil et la lune accomplir leur révolution, parce que là sont la lune, le jour et la nuit et les graves astres nocturnes et les feux errants du ciel et les flammes volantes, les nuages, la rosée, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle et les grondements soudains et les menaçants murmures du tonnerre. O race malheureuse des hommes, qui attribuèrent aux dieux ces phénomènes et qui leur prêtaient des colères cruelles ! Que de gémissements il leur en a coûté, que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants !

1196.

La piété, ce n'est pas se montrer à tout instant la tête voilée devant une pierre, ce n'est pas s'approcher de tous les autels, ce n'est pas se prosterner sur le sol la paume ouverte en face des statues divines, ce n'est pas arroser les autels du sang des animaux, ni ajouter les prières aux prières ; mais c'est bien plutôt regarder toutes choses de ce monde avec sérénité. Car lorsque nous élevons les yeux pour contempler la voûte céleste, cette voûte de l'éther où scintillent les étoiles, et qu'il nous vient à l'esprit de penser aux cours du soleil et de la lune, alors parmi les maux qui nous oppressent, il est une inquiétude qui s'éveille et se dresse dans notre âme : ne seraient-ce pas les dieux qui dans leur infinie puissance entraîneraient en courbes variées les astres à la blanche lumière ? L'ignorance des causes livre l'esprit au doute, on se demande si le monde a eu un commencement et par suite s'il doit avoir une fin et combien de temps encore ses remparts pourront supporter la fatigue de son mouvement ; ou bien si le monde, doué de durée éternelle par les dieux, pourra braver pendant l'infinité des âges leurs redoutables assauts.

1217.

Au reste, quel est l'homme à qui la crainte des dieux n'étreint pas le cœur ? dont le corps ne se contracte d'effroi quand sous les terribles traits de la foudre, la terre embrasée se met à trembler et que d'épouvantables grondements courent à travers le ciel ? Peuples et nations ne sont-ils pas alors consternés ? Les rois superbes ne se pelotonnent-ils pas, frappés par la crainte des dieux, à la pensée que pour quelque action coupable, pour quelque tyrannique décret, l'heure lourde du châtiment a peut-être sonné ? Et quand la suprême fureur du vent déchaînée sur la mer balaye à travers les flots le chef de la flotte avec ses puissantes légions et ses éléphants, ne tente-t-il pas d'apaiser la divinité par ses vœux, n'implore-t-il pas dans son effroi la pitié des vents et des souffles favorables ? Mais c'est en vain, puisque souvent un violent tourbillon l'enveloppe et que ses prières ne l'empêchent pas d'être emporté aux abîmes de la mort : tant il est vrai qu'on ne sait quelle puissance secrète semble broyer les destinées humaines et fouler aux pieds les glorieux faisceaux des haches redoutables, dont on dirait qu'ils sont ses jouets. Enfin quand la terre entière chancelle sous nos pas, quels les villes ébranlées s'écroulent ou nous menacent de leur chute, est-il étonnant que les mortels s'humilient en acceptant l'idée de puissances supérieures, forces surnaturelles mêlées à la nature et qui gouverneraient toutes choses ?

1240.

Poursuivons : l'airain et l'or et le fer furent découverts ainsi que l'argent en masse et les propriétés du plomb, quand l'incendie eut consumé de grandes forêts sur les hautes montagnes, soit que le feu du ciel fût tombé, soit que les hommes se faisant la guerre dans les bois se fussent armés de la flamme pour jeter la terreur parmi leurs ennemis, soit encore qu'invités par la bonté du sort ils voulussent défricher pour avoir champs fertiles et pâturages, ou bien pour faire périr les bêtes sauvages et s'enrichir de leurs dépouilles : car c'est de fosses et de feux que se servit d'abord la chasse, avant d'investir les bois de filets et de les battre avec une meute. Quoi qu'il en soit, par quelque cause qu'aient éclaté ces incendies, leur ardeur avec un horrible fracas avait dévoré les forêts jusqu'au plus profond des racines et calciné les entrailles mêmes de la terre ; alors coulèrent dans ses veines brûlantes et se rassemblèrent dans ses cavités des ruisseaux d'argent et d'or, d'autres d'airain et de plomb ; or ces métaux bientôt durcis, les hommes les voyaient répandre sur la terre l'éclat de leurs vives couleurs ; ils les recueillirent, séduits par leur aspect brillant et poli ; ils remarquèrent en outre qu'ils avaient pris la forme et conservaient l'empreinte des cavités où ils les avaient trouvés. Alors l'idée leur vint que ces métaux liquéfiés au feu pourraient prendre toutes sortes de figures et de formes, qu'il y aurait moyen en les forgeant de les effiler en lames aussi minces et aiguës que l'on voudrait, qu'on se ferait ainsi des armes et des instruments à couper les arbres des forêts, à équarrir et polir le bois, à raboter, ainsi qu'à percer, creuser, perforer. Et tout d'abord ils pensèrent employer à ces usages l'argent et l'or non moins que la dureté puissante de l'airain : mais en vain, car la force de ces deux métaux pliait, bientôt vaincue, incapable de résister comme l'autre aux durs travaux. L'airain dès lors fut le métal le plus apprécié et l'on négligea l'or comme inutile, on jugea que sa faible pointe était trop prompte à s'émousser. Maintenant c'est l'airain qui se voit dédaigné, l'or est monté au comble des honneurs. Ainsi le temps dans son cours change la vogue des choses : celle qu'on estima est abandonnée sans honneur. Une autre lui succède, qu'on avait méprisée et qu'on recherche chaque jour davantage, dont la découverte est toute fleurie de louanges et qui jouit d'un culte surprenant parmi les mortels.

1280.

Maintenant, de quelle façon on découvrit le fer, il t'est facile de t'en rendre compte, Memmius. Les antiques armes des hommes furent leurs mains, leurs ongles et leurs dents, ce furent aussi les pierres et encore les branches arrachées aux arbres des forêts, puis la flamme et le feu dès qu'ils furent connus. Plus tard ils découvrirent le fer et l'airain : mais ils connurent l'usage de l'airain avant celui du fer, parce qu'il est plus facile à travailler et qu'il existe en plus grande abondance. C'est avec l'airain qu'on labourait la terre, avec l'airain qu'on se jetait dans la mêlée et qu'on semait largement les blessures, qu'on s'emparait des troupeaux et des champs : car à des armés, cédait rapidement tout ce qui était nu et sans armes. Puis insensiblement le fer devint l'épée, l'opprobre se jeta sur la faux d'airain ; ce fut avec le fer qu'on se mit à déchirer le sol et que les chances s'égalisèrent dans les hasards de la guerre.

1296.

On sut monter tout armé un cheval et le conduire des rênes tout en combattant de la main droite, avant que de savoir, sur un char à deux chevaux, affronter les périls du combat ; et l'on attela deux chevaux au char avant d'y atteler deux couples et de monter en armes sur des chars garnis de faux. Plus tard les bœufs de Lucanie au dos garni de tours, monstrueux quadrupèdes dont la trompe est une main qui a la souplesse du serpent, furent dressés par les Carthaginois à supporter les blessures de la guerre et à jeter le désordre dans les gros bataillons de Mars. C'est ainsi que la triste discorde inventa l'un après l'autre de nouveaux moyens de rendre la guerre plus effrayante aux hommes ; chaque jour elle ajouta quelque chose aux terreurs des armes. On essaya même d'employer les taureaux, on voulut lancer des sangliers furieux sur l'ennemi ; il y en eut qui firent précéder leurs rangs de lions vigoureux avec un dompteur armé, maître sévère qui devait modérer leur ardeur et les tenir dans les chaînes. Mais en vain : échauffés par le carnage, les bêtes furieuses troublaient indistinctement tous les escadrons, agitant de tous côtés leur terrifiante crinière ; les cavaliers ne pouvaient plus rassurer leurs chevaux épouvantés par les rugissements ni des rênes les ramener sur l'ennemi. Les lionnes irritées bondissaient de toutes parts, couraient aux soldats pour les mordre au visage, ou bien surprenant leur proie par derrière, s'y accrochaient et la jetant à terre vaincue par la blessure, enfonçaient en elle leurs crocs puissants et leurs griffes. Quant aux taureaux, ils enlevaient leurs propres guides, les foulaient aux pieds, plongeaient leurs cornes dans les flancs et dans le ventre des chevaux et, l'âme menaçante, faisaient voler la terre autour d'eux. Les sangliers de leurs défenses robustes déchiraient leurs propres alliés, teignant de leur sang les traits brisés dans leur corps et confondaient sous les coups de leur rage cavaliers et fantassins. Les chevaux, pour échapper à leurs dents cruelles, faisaient de violents écarts ou se cabraient dans le vent : mais en vain, car on les voyait bientôt, les jarrets tranchés, s'abattre et d'une lourde chute couvrir le sol de leur corps. Ainsi ces animaux que l'on croyait avoir domptés et domestiqués, s'échauffaient dans l'action par l'effet des blessures, des cris, de la fuite, de la terreur, du tumulte, et l'on ne pouvait en ramener aucun ; car ils se dispersaient en tous sens et chaque espèce de son côté ; c'est ainsi qu'encore de nos jours les bœufs de Lucanie blessés par le fer s'enfuient de toutes parts après avoir porté les coups les plus furieux à leurs maîtres. Certes les choses ont pu se passer ainsi : mais j'ai peine à croire que les hommes n'aient pas su prévoir tant de maux avant d'en avoir été les victimes. Et je crois plus juste d'attribuer de tels usages à tout l'univers, aux divers mondes créés diversement par la nature, que d'en accuser un seul monde particulier, quel qu'il soit. Mais l'espoir de vaincre les inspira aux hommes moins que le désir de faire gémir l'ennemi même au prix de leur propre vie, quand ils se défiaient de leur nombre et qu'ils manquaient d'armes.

1348.

Des peaux cousues servirent de vêtement avant l'étoffe tissée : et celle-ci ne vint qu'après la découverte du fer, parce que c'est à l'aide du fer que la toile est faite : sans lui, comment fabriquer des outils aussi délicats que baguettes et fuseaux, navettes et ensouples chantantes ?

1352.

C'est aux hommes d'abord que la nature imposa le travail de la laine avant de le livrer aux femmes ; car le sexe mâle est de beaucoup le plus habile et le plus industrieux. Mais un jour vint où les rudes laboureurs ayant fait de cette occupation un crime, les hommes durent l'abandonner aux mains des femmes, prendre leur part du pénible travail de la terre, y endurcir leur corps et leurs mains.

1359.

La première idée de l'ensemencement et le principe de la greffe, c'est la nature elle-même qui les donna, elle, la créatrice de toutes choses. En effet, les baies et les glands tombés des arbres produisaient à leur pied, dans la saison, un essaim de jeunes pousses. De là vint l'idée de confier aux branches des rejetons et de faire des boutures dans les champs ; puis chacun alla d'essai en essai dans son petit domaine ; on vit les fruits sauvages s'adoucir par la vertu d'une terre bien soignée et cultivée avec tendresse. De jour en jour les hommes forçaient les forêts à se retirer sur les montagnes et à céder les plaines à la culture. Prés, lacs, ruisseaux, moissons, riants vignobles, s'étagèrent sur les collines et les plaines, et tout à travers coururent les lignes vert pâle des oliviers qui se multipliaient sur les tertres, le long des vallons et dans les champs : c'est un agrément du même genre qu'offre aujourd'hui la variété des campagnes où les hommes disposent tant d'arbres aux doux fruits, ornement des champs, tant d'arbres féconds qui leur servent de clôture

1377.

Le ramage facile des oiseaux fut imité avec la bouche bien avant qu'on sût unir à l'harmonie des vers celle des chants, et par leur accord charmer les oreilles. Et le sifflement du zéphyr dans les tiges des roseaux apprit aux hommes des champs à enfler un chalumeau. Puis insensiblement s'exprimèrent les douces plaintes que fait entendre la flûte animée par les doigts des joueurs, cette flûte découverte dans la profondeur des bois et des forêts, dans les pâturages, parmi les solitudes chères aux pâtres, pendant les loisirs de la vie au grand air. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes, qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Tels étaient les plaisirs qui charmaient les âmes quand la faim était apaisée : car c'est alors que tout plaît à l'homme. C'est pourquoi nos lointains aïeux, souvent étendus en groupes sur un tendre gazon au bord d'un ruisseau, à l'ombre d'un grand arbre, prenaient à peu de frais leur plaisir, surtout quand la saison souriait et que le printemps émaillait de fleurs les herbes verdoyantes. C'était le temps des jeux, des causeries, des doux éclats de joie : alors la muse agreste s'éveillait. La tête et les épaules enguirlandées de fleurs et de feuillage entrelacé, inspirés d'une riante gaieté, ils s'avançaient sans mesure et avec de gauches mouvements et frappaient d'un pied lourd la terre maternelle : de là des rires et de doux éclats de joie, parce que tout était nouveau, tout était donc merveille. Et ceux qui ne pouvaient dormir s'en consolaient en pliant leur voix aux modulations multiples du chant ou en promenant leur lèvre froncée sur les roseaux de la flûte. Ce sont les mêmes distractions encore que nous conservons dans nos veillées ; mais on a depuis lors appris les règles de la cadence. Hélas ! ce surcroît de ressources ne nous fait pas goûter plus de plaisir que n'en prit alors dans les forêts la race des fils de la terre.

1410.

C'est que le bien que nous avons sous la main, tant que nous n'en connaissons pas de plus doux, nous l'aimons entre tous, il est roi ; mais une nouvelle et meilleure découverte détrône les anciennes et renverse nos sentiments. Ainsi l'homme méprisa le gland, de même il renonça aux couches d'herbe garnies de feuillage. Les vêtements faits de peaux de bêtes un jour n'eurent plus de valeur : et pourtant leur découverte avait excité tant d'envie qu'un guet-apens mortel avait attiré, j'en suis sûr le premier qui les porta ; et cette dépouille disputée entre les meurtriers, toute sanglante, fut déchirée, et aucun d'eux ne put en jouir.

1421.

Alors, c'étaient donc les peaux de bêtes, aujourd'hui c'est l'or et la pourpre qui préoccupent les hommes et les fait se battre entre eux : ah ! c'est bien sur nous, je le pense, que retombe la faute. Car le froid torturait ces hommes nus, ces enfants de la terre, quand les peaux leur manquaient : mais pour nous, quelle souffrance est-ce donc de n'avoir pas un vêtement de pourpre et d'or rehaussé de riches broderies ? Une étoffe plébéienne ne suffit-elle pas à nous protéger ? Ainsi donc le genre humain se donne de la peine sans profit et toujours consume ses jours en vains soucis. Faut-il s'en étonner ? il ne connaît pas la borne légitime du désir, il ne sait les limites où s'arrête le véritable plaisir. Voilà ce qui peu à peu a jeté la vie humaine en pleine mer orageuse et déchaîné les pires orages de la guerre.

1434.

Cependant ces astres vigilants, le soleil et la lune, dont la lumière parcourt la vaste et tournante voûte du ciel, enseignèrent aux hommes la révolution annuelle des saisons et quel ordre immuable, selon quelles lois immuables, gouverne la nature

1438.

Déjà l'homme avait mis son existence à l'abri de tours solides, et déjà il cultivait une terre divisée et mise en partage. La mer était fleurie de navires dont le vent gonflait les voiles ; des secours et des alliances déjà étaient assurés par traités, quand les poètes confièrent pour la première fois à leurs chants le souvenir des exploits humains : et l'on ne peut faire remonter guère plus haut l'invention de l'écriture. C'est pourquoi les anciens temps échappent aujourd'hui à nos regards, et la raison ne nous en fait entrevoir que quelques vestiges.

1446.

Navigation, culture des champs, architecture, lois, armes, routes, vêtements et toutes les autres inventions de ce genre, et celles mêmes qui donnent à la vie du prix et des plaisirs délicats, poèmes, peintures, statues parfaites, tout cela a été le fruit du besoin, de l'effort et de l'expérience ; l'esprit l'a peu à peu enseigné aux hommes dans une lente marche du progrès. C'est ainsi que le temps donne naissance pas à pas aux différentes découvertes qu'ensuite l'industrie humaine porte en pleine lumière. Les hommes voyaient en effet les arts éclairés d'âge en âge par des génies nouveaux, puis atteindre un jour leur plus haute perfection.