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Lucrèce

 

Introduction - livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 5 - livre 6

Autre traduction

intro- livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 5 - livre 6 - Appendice - table des matières

 

 

 

 

LIVRE QUATRIÈME

 

ARGUMENT

Ce quatrième livre n'est qu'une continuation du troisième. Le poète tâche d'expliquer la manière dont les objets extérieurs agissent sur l'âme par le canal des sens. Nos sensations sont produites, suivant lui, par des corpuscules invisibles, répandus dans l'atmosphère, qui, en s'introduisant dans les divers conduits de nos corps, affectent diversement nos âmes : ces simulacres se divisent en différentes classes. Les uns sont envoyés par les corps mêmes, et sont des émanations ou de la surface, ou de l'intérieur des objets ; les autres se forment dans l'air ; d'autres ne sont qu'un mélange des uns et des autres, que le hasard réunit souvent dans l'atmosphère. Tous ces simulacres sont d'une finesse et d'une subtilité inconcevables, et doués par conséquent d'une très grande vitesse. D'après cette notion préliminaire des simulacres, le poète croit pouvoir expliquer d'une manière satisfaisante tout le mécanisme des sensations et des idées.

1° La vision est produite par des simulacres émanés de la surface même des corps, qui nous font juger non seulement de la couleur, de la grandeur et de la figure des objets, mais encore de leur distance, de leur mouvement, etc. Il est vrai que souvent les jugements que nous proférons à la suite de ces perceptions sont faux ; mais l'erreur ne vient jamais de l'organe, qui ne rapporte que la sensation précise qu'il éprouve, mais de la précipitation de l'esprit, qui se hâte toujours d'ajouter de son propre fonds quelque chose à leur rapport : d'où il conclut que les sens sont des guides infaillibles, les seuls juges de la vérité ;

2° La sensation du son est excitée par des corpuscules détachés des corps, qui viennent frapper l'organe de l'ouïe, quand ces éléments sont façonnés par la langue et le palais, ils forment des paroles ; quand ils sont répercutés par des corps solides, tels que les rochers, etc., ils forment des échos ;

3° La saveur est produite par les sucs que la trituration exprime des aliments, et qui s'introduisent dans les pores du palais : si les mêmes aliments ne produisent pas les mêmes sensations sur des animaux de différente espèce, ou sur les mêmes animaux placés dans des circonstances différentes, cette variété tient à la fois et à l'organisation même des animaux, et à la structure des molécules, de l'action desquelles résultent les saveurs ;

4°Les odeurs, qui sont des corpuscules émanés de l'intérieur des corps, et dont par conséquent la marche doit être lente et tardive, ne sont pas non plus également analogues à tous les organes : il faut dire la même chose des simulacres de la vue et des éléments du son.

Il n'y a que ces quatre espèces de sensations qui soient excitées par des émanations ; car, pour le toucher, il est produit par l'impression immédiate des objets.

Quant aux idées, Lucrèce les attribue aux simulacres dont l'atmosphère est sans cesse remplie ; simulacres dont le tissu est si délié, qu'ils s'insinuent dans tous les pores de nos corps, et dont la succession et la combinaison sont si rapides, qu'il croit pouvoir expliquer par leur moyen cette foule d'idées qui assiègent nos esprits à chaque instant, ces images chimériques de Centaures, de Scylles, etc., et les autres illusions de ce genre qui nous trompent la nuit comme le jour.

Après cette théorie des sensations et des idées, le poète entre dans quelques détails qui s'y rattachent :

1° il combat les causes finales, en s'efforçant de prouver que nos organes n'ont pas été faits en vue de nos besoins, mais que les hommes en ont usé parce qu'ils les ont trouvés faits ;

2° il explique pourquoi le besoin de boire et de manger est naturel à tous les animaux ;

3° comment l'âme, cette substance si déliée, peut mouvoir une masse aussi pesante que nos corps ;

4° par quel mécanisme le sommeil vient à bout d'engourdir toutes les facultés de l'âme et du corps, et d'où viennent les songes dont il est souvent accompagné. A l'occasion des songes, il traite de l'amour contre lequel il avertit les hommes de se mettre en garde, par les peintures qu'il fait du malheur des amants ; enfin il termine ce morceau et le livre entier par une espèce de traité anatomique et physique sur la génération.

LIVRE QUATRIÈME

1.

Au domaine des Piérides je parcours une région ignorée que nul mortel encore n'a foulée. J'aime puiser aux sources vierges, j'aime cueillir des fleurs inconnues et en tresser pour ma tête une couronne unique, dont les Muses n'ont encore ombragé le front d'aucun poète. C'est que, tout d'abord, grandes sont les leçons que je donne ; je travaille À dégager l'esprit humain des liens étroits de la superstition ; c'est aussi que sur un sujet obscur je compose des vers brillants de clarté qui le parent tout entier des grâces de la poésie. N'est-ce pas une méthode légitime ? Les médecins, quand ils veulent faire prendre aux enfants l'absinthe amère, commencent par dorer d'un miel blond et sucré les bords de la coupe ; ainsi le jeune âge imprévoyant, ses lèvres trompées par la douceur, avale en même temps l'amer breuvage et, dupé pour son bien, recouvre force et santé. Ainsi moi-même aujourd'hui, sachant que notre doctrine est trop amère à qui ne l'a point pratiquée et que le vulgaire recule d'horreur devant elle, j'ai voulu te l'exposer dans le doux langage des Muses et pour ainsi dire l'imprégner de leur miel : heureux si je pouvais, tenant ainsi ton esprit sous le charme de mes vers, te faire pénétrer tous les secrets de la nature et te convaincre de l'utilité de ces études.

26.

Je t'ai enseigné jusqu'ici la nature des atomes, la diversité de leurs formes, le mouvement éternel qui emporte dans l'espace, par une tendance qui leur est propre, ces éléments de toutes choses, et comment tous les êtres naissent de leurs unions ; je t'ai enseigné aussi la nature de l'âme et sa composition, comment elle se comporte liée au corps et comment, après leur séparation, elle retourne en ses premiers principes.

33.

Et maintenant je vais t'entretenir d'un sujet qui tient étroitement à ceux-là. Il existe pour toutes choses ce que nous appelons leurs simulacres, sortes de membranes légères, détachées de la surface des corps et qui voltigent en tous sens dans les airs. C'est eux qui le jour comme la nuit viennent effrayer nos esprits en nous faisant apparaître des figures étranges ou les ombres de ceux qui ne jouissent plus de la lumière ; et ces images nous ont souvent arrachés au sommeil, frissonnants et glacés d'effroi. Ne croyons pas que ce soient des âmes échappées de l'Achéron, des ombres qui viennent errer parmi nous ; ni d'ailleurs que rien de nous puisse subsister après la mort, lorsque le corps et l'âme, frappés d'un même coup, ont été rendus l'un et l'autre à leurs éléments.

46.

Ma thèse est donc que la surface des corps émet des figures et images subtiles, auxquelles nous pourrions donner le nom de membranes ou d'écorces, puisqu'elles ont la même forme et le même aspect que les corps, quels qu'ils soient, dont elles émanent pour errer dans l'espace. C'est ce que mon raisonnement pourra faire comprendre à l'esprit le moins pénétrant.

51.

Et d'abord il existe un grand nombre de corps qui mettent à la portée de nos sens leurs émanations : les unes se détachent pour s'évanouir en tous sens, comme la fumée du bois vert ou la chaleur du feu ; les autres sont d'une contexture plus serrée, comme les rondes tuniques que les cigales déposent à l'été, comme la membrane dont se débarrassent les veaux naissants ou la robe que le serpent abandonne en glissant au milieu des ronces : nous voyons souvent cette dépouille flottante suspendue aux buissons. Puisque de telles métamorphoses se produisent, il faut croire aussi à ces images impalpables qui se détachent de la surface des corps. Pourquoi en effet certaines émanations seraient-elles possibles et non pas d'autres plus subtiles ? On ne saurait répondre. Songeons surtout qu'une multitude de corpuscules imperceptibles, qui se trouvent à la surface des corps, peuvent s'évader sans perdre leur structure, sans changer leur figure première, et d'autant plus rapidement que peu d'entre eux ont des obstacles à redouter sur leur route, et qu'ils sont placés au premier plan.

70.

Il est certain que nous voyons nombre de particules se détacher non seulement du plus profond des corps, comme je l'ai dit auparavant, mais de leur surface même, comme il arrive pour les couleurs. Vois notamment l'effet produit par les voiles jaunes, rouges et verts tendus au-dessus de nos vastes théâtres et qui flottent et ondulent entre les mâts et les poutres. Le public assemblé, le décor de la scène, les rangs des sénateurs, des matrones et les statues des dieux, tout cela se colore des reflets qui flottent avec eux. Et plus le théâtre est étroit et élevé, plus aussi tous les objets s'égayent à ces couleurs dans la lumière raréfiée. Or si des éléments colorés se détachent de ces toiles, n'est-ce pas tout objet qui doit émettre de subtiles images, puisqu'il s'agit toujours d'émanations superficielles ? Voilà donc bien les simulacres qui voltigent dans l'air sous une forme si impalpable que l'œil ne saurait en distinguer les éléments.

88.

En outre, si toute odeur, fumée, chaleur et autres effluves semblables se dissipent en se répandant hors des corps, c'est que venant jusque des profondeurs, ils se divisent dans les sinuosités du parcours et ne trouvent pas d'issues directes pour faire une sortie d'ensemble. Au contraire, la membrane délicate des couleurs émises d'une surface, ne court aucun risque d'être déchirée, puisque sa place au premier plan lui assure un libre départ.

96.
Enfin dans les miroirs, dans l'eau, dans toute surface polie, nous apparaissent des simulacres qui ressemblent parfaitement aux objets reflétés et ne peuvent donc être formés que par des images émanées d'eux. Pourquoi admettre de telles émanations qui se produisent manifestement pour un grand nombre de corps, si l'on méconnaît d'autres émanations plus subtiles ? On ne saurait répondre.

103.

Il existe donc pour tous les corps des reproductions exactes et subtiles dont les éléments isolés échappent à la vue, mais dont l'ensemble continûment renvoyé par l'action du miroir, est capable de la frapper. Autrement nous ne verrions pas si bien conservée, pour nous être rendue à la perfection, la figure des objets.

109.

Apprends maintenant quelle est la subtilité de ces images. Elle résulte d'éléments premiers infiniment plus imperceptibles et menus que les objets dont nos yeux n'arrivent plus même à soupçonner l'existence. Mais pour t'en donner une nouvelle preuve, je veux te dire en peu de mots combien sont ténus les principes de toutes choses.

115.

Songe d'abord à certains animaux si petits que, coupés en trois, leurs fractions deviendraient invisibles. Chez de tels êtres, que penses-tu que soit l'intestin ou ce qui en tient lieu ? Et l'organe du cœur, et les yeux et les membres et les jointures ? quelle petitesse ! Alors, les éléments dont il faut bien que se composent leur esprit et leur âme, ne vois-tu pas combien le tissu doit en être subtil et menu ?

122.

Passons aux plantes, à celles qui exhalent d'âcres senteurs, la panacée, la noire absinthe, l'aurone fétide, l'amère centaurée ; prends-en une et presse-la ; tu reconnaîtras aussitôt l'existence de simulacres voletant en grand nombre et de mille matières, sans aucune énergie, imperceptibles à nos sens. Mais combien ces images sont petites, comparées aux corps dont elles émanent, c'est ce qu'il est impossible de dire, ce dont il est impossible de rendre compte.

130.

Mais ne va pas croire qu'il n'y ait dans l'atmosphère que des simulacres émanés des corps ; il en est d'autres qui se forment d'eux-mêmes, spontanément, dans la région du ciel que nous nommons l'air ; ceux-là constitués de mille façons s'élèvent très haut et font prendre indéfiniment à leur fluidité toutes sortes d'aspects : tels les nuages que nous voyons parfois se rassembler dans les hauteurs, voiler l'azur serein et caresser l'air de leurs glissements ; ce sont souvent des géants qui montrent leur face mouvante et répandent au loin leur ombre ; tantôt de hautes montagnes, avec une traîne de rochers détachés qui dans leur marche masquent le soleil ; tantôt enfin un monstre qui sans cesse attire à lui d'autres nuages et s'en fait un manteau.

144.

Avec quelle facilité, quelle promptitude légère, ces simulacres se forment et émanent sans arrêt des corps ! Car des surfaces de toutes choses rayonnent sans cesse des corpuscules qui à la rencontre d'autres objets traversent les uns, par exemple les étoffes, mais se déchirent aux autres, comme le bois ou les rochers, sans produire d'images. Mais si un corps dense et lisse, comme l'est un miroir, s'oppose à leur marche, rien de semblable n'arrive. Ils ne peuvent le traverser comme les étoffes, ni s'y déchirer. Le poli du corps assure leur salut. Voilà pourquoi de telles surfaces nous renvoient des simulacres. Aussi promptement que tu le veux, en n'importe quel temps, il n'y a qu'à présenter au miroir un objet quelconque, aussitôt l'image apparaît. Apprends par là que de la surface des choses émanent sans cesse de minces tissus, des figures impalpables. Un bref instant donne donc naissance à une foule de simulacres ; on a le droit de dire que leur formation est la rapidité même. Tout ainsi que le soleil doit mettre fort peu de temps à produire d'innombrables rayons pour en remplir sans arrêt tout l'espace, il faut pour la même raison que les corps émettent en un instant et de toutes parts une foule de simulacres, puisque partout où nous tournons le miroir, nous les voyons y refléter leur forme et leur couleur.

168.

Autre preuve. Dans le ciel le plus pur soudain éclate un affreux trouble ; on dirait que toutes les ténèbres ont quitté l'Achéron pour remplir l'immense voûte du ciel tant une lourde nuit tombe des nuages, tant nous menace au-dessus de nos têtes la face de la noire épouvante ; combien les images qui nous apparaissent là sont petites, comparées aux corps dont elles émanent, c'est ce qu'il est impossible de dire, ce dont il est impossible de rendre compte.

176.

Sache maintenant quelle est la vitesse de ces simulacres, avec quelle agilité ils traversent les airs, capables de franchir en un court instant de longues distances, quel que soit le but où les portent leurs tendances diverses. Harmonieux plutôt qu'abondants seront les vers de mon exposé ainsi le chant bref du cygne surpasse en beauté les cris jetés par les grues à travers les nuages éthérés que pousse le vent du sud.

184.

Tout d'abord les corps légers et composés d'atomes menus ont presque toujours la rapidité, comme il est aisé de le voir. Entre autres : la lumière du soleil et sa chaleur, puisqu'elles résultent d'éléments subtils qui se poussant les uns les autres n'hésitent pas à traverser les régions de l'air sous l'impulsion de chocs successifs. Car la lumière suit sans relâche la lumière et le rayon se précipite, aiguillonné pour ainsi dire par le rayon qui le suit. Les simulacres également doivent pouvoir parcourir en un instant des distances inouïes, d'abord parce qu'ils ont derrière eux une minuscule cause qui les pousse et les projette en avant, ensuite parce que leur tissu est de si faible densité qu'ils peuvent pénétrer sans peine tous les corps et s'infiltrer pour ainsi dire dans les vides de l'air.

199.

D'ailleurs si des corpuscules émanés du plus profond des corps, par exemple la lumière du soleil et sa chaleur, peuvent se répandre en un instant dans tout l'espace des terres, voler à travers la mer et les continents, inonder le ciel, se porter de toutes parts avec une promptitude légère, que dirons-nous de ceux qui effectuent leur départ au premier rang et dont aucun obstacle n'arrête l'essor ? Ne vois-tu pas combien plus vite et plus loin ils doivent s'élancer et qu'à temps égal ils franchiront des distances bien supérieures à celles que parcourent dans le ciel les rayons du soleil ?

210.

Et voici encore une preuve de la vitesse qui emporte les simulacres : expose à l'air de la nuit une onde transparente ; si le ciel a des étoiles, tout aussitôt les feux qui illuminent le monde viennent s'y refléter. Tu vois par là combien peu de temps il faut à l'image pour tomber des extrémités du ciel à la surface du globe.

217.

C'est pourquoi, je le répète, il faut reconnaître que des émanations des corps frappent nos yeux et provoquent la vue. Des odeurs aussi se dégagent de certains corps, comme la fraîcheur des fleuves, la chaleur du soleil, l'embrun qui mine les murs élevés sur le rivage. Et mille sons de toute espèce courent sans cesse dans l'air ; enfin une humidité salée se dépose sur nos lèvres quand nous marchons le long de la mer, et si nous voyons qu'on prépare devant nous une infusion d'absinthe, nous avons dans la bouche le goût de son amertume. Tant il est vrai que de tous les corps rayonnent sans cesse en tous sens des émanations variées. Ni trêve ni repos ne leur sont accordés, puisque nos sens ne cessent d'en être affectés et que nous avons en permanence la faculté de voir, de sentir et d'entendre.

231.

Au reste, quand nos mains prennent dans les ténèbres un certain objet, nous le reconnaissons pour le même que nous avons vu à la claire lumière du jour ; c'est donc qu'une même cause émeut le toucher et la vue. Et maintenant si c'est un carré, par exemple, que nous manions dans l'obscurité, qu'est-ce d'autre que son image carrée qu'il nous sera donné de voir dans le jour ? Il est donc évident que les images recèlent le principe de la vision et que sans elles nous ne pouvons voir aucun corps.

240.

Ces simulacres dont je parle se portent de tous cotés et s'élancent dans toutes les directions ; mais comme les yeux sont seuls à voir, c'est où nous portons nos regards que tous les objets les arrêtent de leur forme et de leur couleur. C'est l'image encore qui nous fait connaître et apprécier les distances, car l'image émise pousse et chasse en avant l'air interposé entre elle et les yeux ; et l'air ainsi chassé se répand dans nos yeux, baigne de son flot nos pupilles et s'en va. Voilà comment nous sommes instruits des distances ; et plus la colonne d'air agitée devant nous a de la longueur, plus le souille qui baigne nos yeux vient de loin, et plus l'objet paraît éloigné. Sans doute tout cela s'accomplit-il avec une rapidité prodigieuse ; et c'est pourquoi nous jugeons de l'éloignement des objets dans le temps même où nos yeux les rencontrent.

257.

Il n'est pas étonnant que les simulacres qui frappent nos yeux restent invisibles, alors qu'ils nous font voir les objets. Car lorsque le vent nous frappe à coups progressivement renforcés, quand l'âpre froid nous pique, nous ne sentons pas une à une chaque particule du vent et du froid, mais nous avons une sensation d'ensemble ; et notre corps se voit blessé comme si une force extérieure s'attaquait à lui. Frappe du doigt une pierre, c'est sa surface que tu touches, c'est sa couleur extérieure, et cependant ce n'est pas cela que le toucher nous fait sentir, mais la dureté qui réside dans les profondeurs de la pierre.

270.

Et maintenant pourquoi l'image apparaît-elle au delà du miroir, apprends-le : car il est certain que nous la voyons dans un fond reculé. C'est pour la même raison que nous apercevons réellement les objets placés hors de chez nous, lorsqu'une porte ouverte laisse à la vue un champ libre et nous fait distinguer du dedans les choses du dehors. C'est qu'alors aussi il y a double colonne d'air pour produire la vision : la première colonne entre l'œil et la porte ; puis les montants de la porte à droite et à gauche ; ensuite la lumière extérieure qui vient baigner nos yeux ; enfin la seconde colonne d'air, suivie des objets qui s'aperçoivent réellement au dehors. Ainsi en est-il du miroir; l'image une fois projetée chasse et pousse devant elle dans la direction de notre vue la colonne d'air interposée entre elle et nos yeux, et nous en donne l'impression avant celle du miroir. Mais dès que nous percevons le miroir même, immédiatement une image venue de nous court à lui et revient en reflet à nos yeux ; or sa marche déplace une autre colonne d'air qu'elle nous fait voir tout d'abord, c'est ainsi qu'elle nous semble reculer au-delà du miroir à sa distance exacte. Aussi je le répète, n'est-il pas étonnant que l'image nous apparaisse avec son recul dans le miroir, puisque dans ce cas comme dans le précédent, le phénomène résulte d'une double colonne d'air.

293.

Et si le côté droit de notre corps apparaît à gauche dans le miroir, c'est que l'image après avoir frappé la surface plane ne nous revient pas telle quelle ; mais en rebondissant elle se retourne, comme un masque de plâtre appliqué tout humide encore contre un pilier ou une poutre : s'il pouvait garder sa forme primitive et qu'il rebondît en arrière après le choc, il arriverait que l'œil droit deviendrait le gauche et que l'œil gauche passerait à droite.

303.

Parfois l'image renvoyée de miroir en miroir présente d'un même objet cinq ou six simulacres. Ainsi les objets cachés derrière un miroir et dans les recoins d'une pièce qui leur font une retraite détournée et profonde, en seront néanmoins tirés grâce à ces réflexions répétées ; c'est le jeu des miroirs qui nous les aura révélés. Tant il est vrai que l'image se reflète de miroir en miroir : à gauche dans le premier, elle passe à droite dans le second, puis le troisième reflet lui rend sa première position.

312.

Il existe des miroirs à facettes dont la forme reproduit celle de nos flancs ; ceux-là renvoient les simulacres sans les retourner, soit que l'image transmise de miroir en miroir ne nous revienne qu'après double réflexion, soit qu'en chemin elle fasse un tour sur elle-même, ainsi docile à l'impulsion que lui donne la courbure des facettes.

319.

Les simulacres, croirait-on, entrent avec nous, posent le pied en même temps que nous, imitent nos gestes. C'est que la partie du miroir dont tu disparais ne peut plus te renvoyer de simulacre, la nature ayant voulu que l'angle de réflexion fût toujours égal à l'angle d'incidence.

325.

Il est certain que les yeux se détournent d'un éclat trop vif et le fuient. Le soleil aveugle, si l'on veut le regarder en face, car outre que sa violence propre est grande, ses simulacres, projetés du haut du ciel à travers l'air pur, blessent nos yeux et en troublent les organes. D'ailleurs un éclat trop vif brûle souvent les yeux, parce qu'il comporte une foule d'éléments de feu dont l'irruption provoque la douleur. Tout paraît jaune à ceux qui ont la jaunisse, parce que leur corps rayonne de nombreux éléments de cette couleur ; ces éléments s'élancent à la rencontre des simulacres et enfin les yeux sont remplis de particules qui déteignent sur toutes choses.

337.

D'un endroit obscur, nous apercevons ce qui est à la lumière, parce que la colonne d'air obscur, plus voisine des yeux, s'introduisant la première et s'emparant des conduits restés ouverts, est aussitôt suivie de l'air embrasé et lumineux, qui nettoie pour ainsi dire nos regards et dissipe ces ombres, ayant plus de rapidité qu'elles, plus de subtilité et de puissance. Quand les conduits comblés auparavant par les ténèbres se trouvent ainsi remplis de lumière, les simulacres des corps en pleine clarté s'y introduisent aussitôt pour solliciter notre vue. Au contraire, d'un lieu éclairé, nous ne pouvons voir dans les ténèbres, parce que l'air obscur, arrivant le second, bouche toutes les ouvertures, obstrue toutes les voies et ne laisse aucun simulacre mettre la vue en action.

354.

Si les tours carrées des villes, vues de loin, semblent rondes, c'est que tout angle dans l'éloignement apparaît obtus ; ou plutôt même on ne le voit pas : son action s'éteint, ses chocs ne peuvent arriver jusqu'à l'œil, parce que les simulacres dans leur long trajet, à force d'être repoussés par la résistance de l'air, perdent peu à peu leur vigueur. A cette distance donc, tout angle échappe à nos sens et l'édifice de pierre semble passé au tour : non pas comme les corps vraiment ronds que nous avons à notre portée, mais avec des contours imprécis et comme noyés.

365.

Au soleil notre ombre semble se mouvoir avec nous, s'attacher à nos traces, imiter nos gestes. Mais peut-on se persuader qu'un air privé de lumière ait la faculté de marcher, de reproduire des mouvements humains et d'imiter des gestes ? Car ce que nous appelons une ombre, qu'est-ce-que cela peut être, sinon de l'air dépourvu de lumière ? Certains endroits du sol se trouvent successivement privés de la lumière du soleil par notre marche qui l'intercepte, puis ils la retrouvent à mesure que nous passons ; cela explique que l'ombre projetée par notre corps paraisse nous suivre. En effet, les rayons lumineux ne cessent de se renouveler et de s'évanouir tour à tour, comme de la laine qu'on déviderait dans le feu. C'est avec la même facilité que la terre se voit sans cesse alternativement dépouillée et revêtue de lumière, emplie et purgée d'ombres.

380.

Ce n'est pas une raison pour croire que nos yeux se trompent ; car voir de l'ombre et de la lumière où il y en a, c'est leur fonction. Mais la lumière est-elle toujours la même ou non ? Est-ce la même ombre qui passe d'un endroit à un autre ? ou bien tout arrive-t-il comme nous venons de le dire ? C'est à la raison de répondre et les yeux n'ont pas le pouvoir de connaître les lois de la nature. Aussi ne faut-il pas mettre à leur compte une erreur de l'esprit.

387.

Le navire qui nous porte avance et paraît immobile, le navire immobile dans la rade paraît se déplacer ; campagnes et collines ont l'air de fuir le long de la poupe, quand toutes voiles dehors le navire les dépasse de son vol. Tous les astres semblent être attachés à la voûte céleste ; or leurs mouvements n'arrêtent pas ; de leur orient à leur couchant, c'est l'immensité du ciel qu'ils parcourent en l'illuminant. Le soleil et la lune ont la même apparence d'immobilité, eux dont le mouvement est une évidence. Des montagnes dressées au milieu des flots, entre lesquelles des flottes trouveraient libre et large passage, composent l'image d'une grande île unique. L'atrium semble tourner et les colonnes danser une ronde aux yeux des enfants, au moment qu'ils s'arrêtent de tourbillonner, et c'est tout juste s'ils ne vont pas croire que la maison tout entière menace de s'écrouler sur eux.

405.

Au lever du jour, quand la nature élève dans les airs les feux tremblants du soleil, les montagnes que le soleil semble gravir et qu'il possède bientôt de sa flamme ardente ont l'air à peine éloignées de deux mille portées de flèche ou même de cinq cents portées de traits : entre elles et lui pourtant des mers étendent leur immensité sous le ciel et par delà s'interposent encore des milliers de terres que peuplent une multitude d'hommes et d'animaux.

415.

Une simple flaque d'eau au contraire qui ne s'enfonce pas plus que d'un pouce entre deux pavés de nos routes paraît creuser dans le sol des profondeurs égales à l'abîme qui sépare au-dessus de nous le ciel et la terre ; au point qu'on croirait voir sous ses pieds les nuages aériens et, enfoncés sous la terre comme par miracle, les corps mystérieux du ciel.

421.

Notre cheval ardent s'arrête-t-il au milieu d'un fleuve si nous regardons fixement les ondes rapides, le corps du cheval quoique immobile paraît entraîné par une force qui lui fait remonter irrésistiblement le courant ; et de quelque côté que nous promenions les yeux, nous voyons toutes choses entraînées de la même manière et voguant dans le même sens.

427.

Regarde un portique soutenu par des colonnes parallèles et toutes de même hauteur ; s'il est long et que d'une extrémité nous le regardions jusqu'à l'autre, il se resserre peu à peu et prend la forme d'un cône allongé ; le toit rejoint le sol, le côté droit touche au gauche, jusqu'à ce que l'œil confonde tout dans la pointe obscure du cône.

434.

Sur l'horizon de la mer, les matelots croient voir le soleil sortir des eaux puis plonger dans les eaux et y engloutir sa lumière ; c'est qu'ils ne voient rien que l'eau et le ciel ; mais ne va pas croire étourdiment que nos sens soient partout sujets à l'erreur. Pour ceux qui ne connaissent point la mer, les navires au port semblent, poupe brisée, s'affaisser par derrière dans l'eau ; toute la partie des rames qui reste au-dessus des vagues est droite ; droite aussi, la partie supérieure du gouvernail ; tandis que ce qui plonge dans l'élément liquide semble par la réfraction se courber, remonter horizontalement et venir presque flotter à la surface.

445.

Lorsque dans le ciel nocturne les vents portent quelques nuages épars, on a l'impression que les astres courent à l'encontre des nuées qu'ils dominent, dans un sens tout différent de celui que leur impose la nature.

448.

S'il arrive que nous pressions de la main la partie inférieure d'un de nos yeux, toutes choses nous apparaissent dédoublées : double flamme dresse sa fleur au sommet des flambeaux, double mobilier garnit l'appartement, double visage ont les gens ainsi que double corps.

454.

Enfin quand le sommeil prend nos membres dans ses douces chaînes et que notre corps est étendu dans le plus profond repos, nous croyons quelquefois être éveillés et remuer ; nous croyons dans les ténèbres aveugles de la nuit voir le soleil et la lumière du jour ; nous croyons dans notre chambre fermée changer de ciel, de mer, de fleuve, de montagne et franchir des plaines à pied, entendre des bruits, alors que règne le grave silence de la nuit sur toutes choses, et enfin parler à notre tour, nous qui n'ouvrons pas la bouche.

463.

Bien d'autres faits de même genre causent notre étonnement ; ils semblent se liguer pour ruiner le crédit de nos sens ; mais en vain, car la plupart de telles erreurs sont imputables aux jugements de notre esprit, qui nous donne l'illusion de voir ce que nos sens n'ont pas vu. Rien n'est plus difficile en effet que de faire le départ entre la vérité des choses et les conjectures que l'esprit y ajoute de son propre fonds.

470.

Certains penseurs estiment que toute science est impossible ; or ceux-là ignorent également si toute science est possible, puisqu'ils proclament ne rien savoir. Je n'accepte point de débat avec quiconque prétend marcher la tête en bas. Et quand bien même j'accorderais à ces gens qu'assurément l'on ne sait rien, je leur demanderais comment, n'ayant jamais trouvé la vérité, ils savent ce qu'est savoir et ne pas savoir, d'où ils tirent la notion du vrai et du faux et par quelle méthode ils distinguent le certain de l'incertain.

480.

Tu verras que les sens sont les premiers à nous avoir donné la notion du vrai et qu'ils ne peuvent être convaincus d'erreur. Car le plus haut degré de confiance doit aller à ce qui a le pouvoir de faire triompher le vrai du faux. Or quel témoignage a plus de valeur que celui des sens ? Dira-t-on que s'ils nous trompent, c'est la raison qui aura mission de les contredire, elle qui est sortie d'eux tout entière ? Nous trompent-ils, alors la raison tout entière est mensonge. Dira-t-on que les oreilles peuvent corriger les yeux, et être corrigées elles-mêmes par le toucher ? et le toucher, sera-t-il sous le contrôle du goût ? Est-ce l'odorat qui confondra les autres sens ? Est-ce la vue ? Rien de tout cela selon moi, car chaque sens a son pouvoir propre et ses fonctions à part. Que la mollesse ou la dureté, le froid ou le chaud intéressent un sens spécial, ainsi que les couleurs et les qualités relatives aux couleurs ; qu'à des sens spéciaux correspondent aussi les saveurs, les odeurs et les sons : voilà qui est nécessaire. Par conséquent les sens n'ont pas le moyen de se contrôler mutuellement. Ils ne peuvent davantage se corriger eux-mêmes, puisqu'ils réclameront toujours le même degré de confiance. J'en conclus que leurs témoignages en tout temps sont vrais.

502.

La raison ne peut-elle expliquer pourquoi des objets carrés de près semblent ronds de loin ? Il vaut mieux, dans cette carence de la raison, donner une explication fausse de la double apparence, que laisser échapper des vérités manifestes, rejeter la première des certitudes et ruiner les bases mêmes sur lesquelles reposent notre vie et notre salut. Car ce n'est pas seulement la raison qui risquerait de s'écrouler tout entière, mais la vie elle-même périrait, si perdant confiance en nos sens nous renoncions à éviter les précipices et tous les autres périls, ou à suivre ce qu'il est bon de suivre. Ainsi donc, il n'y a qu'un flot de vaines paroles dans tout ce qu'on reproche aux sens.

515.

Enfin si dans une construction le plan fondamental est faux, si l'équerre trompe en s'écartant de la verticale, si le niveau a des malfaçons, il sera fatal que tout le bâtiment n'ait que vices : difforme, affaissé, penchant en avant ou en arrière, sans aplomb ni proportions, il menacera de tomber, et tombera en effet par parties ; or toute la faute sera aux premiers calculs. De même le jugement des faits ne peut qu'être vicieux et faux, du moment qu'il s'appuie sur des sens trompeurs.

525.

Maintenant, de quelle manière chacun des autres sens est-il affecté par les objets qui le concernent ? Il n'est plus difficile de te répondre. Tout d'abord le son et la voix s'entendent quand leurs éléments, en se glissant dans l'oreille, ont frappé l'organe ; car la voix et le son ont une nature corporelle, il faut le reconnaître, puisqu'ils agissent sur nos sens. La voix souvent blesse la gorge et les cris irritent les canaux qu'ils parcourent. C'est qu'alors les atomes des sons, pressés trop nombreux dans un canal trop étroit, ne se ruent pas à l'extérieur sans déchirer l'orifice et sans endommager le conduit par où la voix gagne l'air. Il est donc impossible de douter que la voix et les paroles ne soient faites d'éléments corporels, puisqu'elles sont capables de blesser.

536.

Tu n'ignores pas d'ailleurs quelles forces nous perdons et à quel point nos nerfs défaillent, lorsqu'il a fallu soutenir une conversation depuis la brillante naissance de l'aurore jusqu'aux ombres de la nuit noire, surtout si l'on s'est répandu en éclats de voix. La voix est donc nécessairement de nature corporelle, puisque parler beaucoup nous cause une perte de substance.

545.

La rudesse de la voix vient de la rudesse des éléments et sa douceur vient de leur douceur. Car ce ne sont pas des atomes de même forme qui pénètrent dans les oreilles quand la trompette barbare fait entendre son grave et profond appel et que l'écho en renvoie le rauque gémissement, ou quand les cygnes nés dans les fraîches vallées de l'Hélicon jettent leur cri perçant et mélancolique.

553.

Lorsque les sons tirés du fond de la poitrine arrivent au palais, la langue, agile ouvrière, les articule et avec l'aide des lèvres en fait des mots. Alors, si le son n'a pas une longue distance à franchir pour parvenir au but, clairement s'entendent tous les mots et se distinguent les articulations ; car la voix conserve ses inflexions et sa forme.  Mais si la distance à franchir est trop grande, les mots se confondent et la voix se trouble en volant dans les airs. C'est alors qu'on entend des sons sans distinguer le sens des mots, tant la voix nous parvient confuse et embarrassée.

566.

Il arrive souvent qu'un mot lancé par la bouche du crieur public frappe les oreilles de tout un peuple. En ce cas, une seule voix se divise sur-le-champ en une multitude de voix, puisqu'elle se répand dans un grand nombre d'oreilles et imprime à chacune la forme et le son distincts de chaque mot.

571.

Une partie des voix qui ne frappent point nos oreilles va au delà et se dissipe dans les airs ; une autre partie, qui se heurte à des corps durs qui la rejettent, revient sur nous et nous pouvons être trompés par ce phénomène de l'écho. Grâce aux vérités que je t'enseigne, tu pourras t'expliquer à toi-même comme à autrui ce qui se passe dans les lieux déserts lorsque les rochers nous renvoient les mots exactement dans leur ordre, tandis que nous cherchons des compagnons égarés dans les ténèbres de la montagne et que nous appelons à grands cris leur bande éparse.

580.

J'ai même entendu jusqu'à six ou sept échos redire une seule parole ; car la voix, réfléchie de colline en colline, était fidèlement renvoyée. Cela se passe aux régions qui sont, au dire du voisinage, la demeure des satyres aux pieds de chèvre, des nymphes et des faunes ; par leurs courses et leurs bruyants ébats nocturnes, ces dieux troublent le silence profond de ces déserts ; ils font entendre le son des harpes et les douces plaintes que répand la flûte sous les doigts des joueurs. Les villageois entendent de loin venir le dieu Pan, lorsque secouant sa tète bestiale couronnée de branches de pin, il promène ses lèvres recourbées sur les roseaux de sa flûte et ne cesse de faire briller toutes les grâces de la muse champêtre. Bien d'autres prodiges de cette sorte alimentent les propos des campagnards, car ils ne veulent pas que leurs solitudes aient l'air désertées par les dieux. De là ces miracles dont ils nous rabattent les oreilles ; mais peut-être aussi un autre motif les guide-t-il, car le genre humain est avide de fables captivantes.

598.

Il n'y a pas à s'étonner que des obstacles qui dissimulent les objets à nos yeux laissent cependant les sons passer et frapper nos oreilles. Il est possible d'avoir une conversation à travers des portes fermées, nous le constatons tous les jours. C'est que la voix peut sans risque traverser les canaux les plus sinueux des corps, au lieu que les simulacres s'y refusent et se déchirent, si les conduits ne sont pas rectilignes, comme le sont ceux du verre, à travers lequel vole toute image.

606.

La voix d'ailleurs se disperse en tous sens, car les sons s'engendrent les uns les autres ; un son se multiplie amplement, comme l'étincelle éclate en gerbe de feu. Aussi les sons s'emparent-ils des espaces les plus cachés et tous les lieux d'alentour les renvoient en échos. Les simulacres au contraires se meuvent en droite ligne, tels qu'ils sont émis : c'est pourquoi l'on ne peut voir à l'intérieur, par-dessus une clôture, tandis qu'on entend au delà. Et cependant la voix s'émousse en traversant les murs des maisons, arrive confuse aux oreilles et laisse alors percevoir des sons plutôt qu'entendre des mots.

618.

La manière dont nous goûtons les saveurs, par la langue et le palais, n'est pas d'une explication moins aisée. Tout d'abord, les saveurs se font sentir à la bouche, quand nous mastiquons les aliments pour en exprimer le suc, comme une éponge se vide d'eau en la pressant de la main. Les sucs ainsi exprimés pénètrent dans les canaux du palais et dans les conduits compliqués du tissu poreux de la langue. Si leurs éléments sont lisses, si leur contact est agréable, ils chatouillent agréablement l'organe et répandent le plaisir dans l'humide séjour de la bouche. Au contraire, ils piquent et déchirent d'autant plus âprement que leurs atomes ont plus d'aspérités.

630.

Le plaisir du goût s'arrête au palais : une fois que les sucs sont tombés dans le gosier, ils ne procurent plus nul plaisir en se distribuant dans l'organisme ; peu importe dès lors la qualité des mets, pourvu que tu puisses par la digestion les répandre dans le corps et entretenir l'humidité de l'estomac.

636.

Maintenant, pourquoi n'est-ce pas les mêmes aliments qui conviennent aux uns et aux autres ? Pourquoi ce qui est déplaisant et amer aux uns fait-il les délices des autres ? Il y a tant de variétés et de différences dans les régimes que celui qui convient aux uns est pour les autres violent poison. Le serpent, par exemple, au contact de la salive humaine, meurt en se déchirant de ses propres morsures. L'ellébore, poison pour l'homme, engraisse chèvres et cailles.

645.

Pour connaître les raisons de ces faits, rappelle-toi tout d'abord ce que nous avons dit plus haut de la diversité des atomes qui se combinent dans tous les corps. Tous les êtres qui se nourrissent diffèrent d'aspect, ont des formes et contours qui varient avec les espèces, parce que des atomes de formes diverses les constituent. Et puisque les atomes diffèrent, une différence s'ensuit nécessairement dans les interstices et conduits appelés pores, qui existent dans tout le corps mais notamment dans la bouche et le palais. Ils doivent être plus petits dans l'un et plus grands dans l'autre, triangulaires ici et là carrés, souvent ronds, quelquefois polygones. Car la forme et le mouvement des atomes l'exige, pores et conduits doivent présenter des formes qui varient avec la nature du tissu qui les contient. Dès lors, si tel aliment est doux aux uns et amer aux autres, c'est que des atomes extrêmement lisses s'insinuent en douceur dans le palais des premiers, tandis que des éléments rugueux et piquants forcent le gosier des autres.

666.

Mes principes d'explication te livrent maintenant tout le reste. Ainsi, quand une fièvre se déclare, provoquée par un excès de bile ou par toute autre cause, l'harmonie de tout le corps se trouble profondément et l'ordre des atomes se trouve bouleversé ; il en résulte que les substances accordées jusque-là à nos sens perdent alors leur convenance, tandis que s'adaptent parfaitement celles qui d'ordinaire provoquaient un désagrément. Les deux effets se trouvent réunis dans la saveur du miel, comme je te l'ai déjà fait voir bien des fois.

676.

Aux odeurs maintenant ; voici comment elles viennent frapper nos narines. Tout d'abord il faut qu'il y ait une foule de corps d'où s'échappe en tourbillon le flot des odeurs variées. Évidemment, cela s'écoule, s'émet et se répand de tous côtés, mais telle odeur convient mieux à telle créature, et telle à telle autre, suivant leur différence d'espèce : ainsi les abeilles sont attirées à de grandes distances par l'odeur de miel, les vautours par celle de cadavre ; là ou une bête fauve a laissé sa trace, les chiens lâchés vous y conduisent ; et l'odeur humaine excite de loin le flair de l'oiseau qui sauva la citadelle des fils de Romulus, l'oie au blanc plumage. C'est ainsi que les effluves propres à chaque être guident l'animal à sa pâture ; c'est ainsi encore que le noir poison est évité et que les espèces assurent leur conservation.

690.

De ces odeurs qui frappent nos narines, certaines portent plus loin que d'autres. Mais cependant aucune ne va aussi loin que le son, la voix, ou surtout, ai-je besoin de le dire, les images qui frappent les yeux et provoquent la vue. L'odeur chemine lentement en vagabonde, elle meurt en route peu à peu, se dissipant dans l'air qui l'absorbe ; car c'est avec peine qu'elle sort des profondeurs du corps où elle s'est formée. Toute émanation de cette sorte vient en effet de l'intérieur des substances, comme on en a la certitude en voyant les corps brisés, broyés ou consumés dans le feu, exhaler un parfum plus fort. Ensuite les odeurs, il est aisé de s'en rendre compte, sont formées de principes plus grands que ceux de la voix, puisque des murailles les arrêtent, qui laissent passer sans peine la voix et le son. Voilà pourquoi d'ailleurs, quand un objet odorant est à rechercher, on ne découvre pas aisément sa place. En effet, les émanations se refroidissent en s'attardant dans les airs, elles ne courent pas toutes chaudes faire leur rapport à l'odorat. Aussi arrive-t-il souvent que les chiens se trompent et doivent chercher la piste.

710.

Ce ne sont pas seulement les odeurs et les saveurs qui manifestent de tels effets, les images aussi et les couleurs impressionnent différemment, et certaines sont douloureuses à certains yeux. Ainsi le coq qui applaudit de ses ailes au départ de la nuit et qui appelle l'aurore de sa voix éclatante, est le cauchemar des lions dont la rage abdique et qui ne songent plus qu'à s'enfuir. Sans doute le coq a-t-il en lui des éléments qui, lorsqu'ils frappent les yeux du lion, en blessent les pupilles et lui causent une si vive douleur qu'en dépit de son courage il ne peut résister. Or les mêmes éléments sont incapables de blesser les yeux de l'homme, soit qu'ils n'y pénètrent pas, soit qu'y ayant pénétré ils trouvent une libre issue qui ne leur laisse pas le temps de provoquer la moindre plaie.

725.

Maintenant quels sont les objets qui émeuvent l'âme et d'où l'esprit tire-t-il ses idées ? Apprends-le en peu de mots. Tout d'abord il existe une foule errante de simulacres de toute espèce qui voltigent dans l'air, subtils, et qui, se rencontrant, forment sans peine les uns avec les autres des tissus comparables à des toiles d'araignée ou à des feuilles d'or. Ils sont en effet plus déliés encore que les atomes qui frappent nos yeux et provoquent la vue, puisqu'ils pénètrent par tous nos pores et vont jusqu'aux profondeurs de l'âme subtile éveiller la sensibilité.

735.

C'est pourquoi nous croyons voir des Centaures, des monstres marins, des Cerbères et les fantômes des morts dont la terre tient les os embrassés ; c'est que l'espace contient des simulacres de toute sorte, les uns formés d'eux-mêmes au milieu des airs, les autres émanés de corps variés, d'autres enfin produits par ces deux espèces. Un Centaure, ce n'est certes pas l'image d'un être vivant, puisqu'un tel animal n'est jamais né de la nature ; mais un hasard a rapproché l'image d'un cheval de celle d'un homme, aussitôt les deux images ont fait corps avec facilité, comme je l'ai dit plus haut, grâce à leur nature subtile et à la ténuité de leur tissu. Et toute image de ce genre a semblable origine. Mobile et légère à l'extrême, je l'ai déjà montré, une telle image, dés le premier choc, émeut facilement notre âme, car l'esprit est lui-même une merveille de ténuité mobile.

752.

Ce qui me confirme dans mon explication, c'est que la vision de l'esprit coïncidant avec celle des yeux, il faut bien que tout se passe de la même façon pour les deux visions. Puisque donc j'ai exposé que je vois un lion par le moyen des simulacres qui viennent frapper mes yeux, il s'ensuit que la même cause émeut l'esprit et que s'il voit cet animal ou quelque autre, c'est, comme les yeux, grâce aux simulacres ; mais la vision de l'esprit est toutefois plus aiguë. De même, si le sommeil qui détend notre corps laisse notre esprit éveillé, c'est que les simulacres en action pendant la veille le poursuivent encore au point que nous croyons réellement voir les êtres que la vie a quittés, et celui-là que la mort et la terre tiennent en leur pouvoir. La nature veut ces apparitions, parce que tous les sens, alors plongés dans le sommeil, se trouvent alanguis et incapables d'assurer la victoire de la vérité sur l'erreur ; sans compter que la mémoire assoupie et inerte ne peut donner son démenti en rappelant à l'esprit que la mort s'est emparée depuis longtemps de celui qu'il imagine vivant.

771.

Au surplus, il n'est pas étonnant que les simulacres se meuvent, agitent en cadence leurs bras et les autres membres : ce sont en effet là des gestes que le sommeil prête aux apparitions. Car à peine une image s'est-elle évanouie qu'une autre est déjà née dans une autre attitude, mais semble n'être que la première avec un geste modifié. Cette substitution, tu le penses bien, se fait avec rapidité.

777.

Combien d'autres questions nous aurions à examiner si nous voulions aller au fond du sujet ! Mais ce qu'on demande surtout c'est de savoir pourquoi, dès qu'un objet suscite notre caprice, l'esprit aussitôt en réalise l'idée. Est-ce que les simulacres épient notre volonté ? l'image accourt-elle à notre désir ? Si la mer, la terre, enfin le ciel nous occupent le cœur, ou s'il s'agit d'assemblées, de cortèges, de festins, de combats, est-ce au signal d'un mot que la nature en crée les effigies pour nous les présenter ? Il est merveilleux surtout qu'un même lieu puisse rassembler des hommes, tandis que les objets les plus différents occupent l'esprit d'un chacun.

788.

Mais quoi ! lorsqu'en songe nous voyons les simulacres s'avancer en cadence et faire des gestes souples, d'une souplesse qui donne à leurs bras tant d'inflexions, et puis dessiner à nos yeux des pas harmonieux, est-ce donc que les simulacres connaissent l'art de la danse et qu'images errantes ils ont pris des leçons pour nous offrir ces jeux nocturnes ? Ou bien n'est-il pas vrai plutôt que dans notre perception apparemment unique, qui prend le temps d'une émission de voix, de nombreux temps se succèdent secrètement, que la raison découvre ? Ainsi s'expliquerait qu'à tout moment, en tout lieu, une foule de simulacres variés nous attendent. Tant ils ont de mobilité, tant leur nombre est grand ! Et comme ils sont ténus, l'esprit doit tendre son attention pour les voir clairement ; aussi tous passent et se perdent, sauf précisément ceux que l'esprit a voulu se réserver. C'est donc lui-même qui les distingue, dans le désir et l'espérance que les choses se passeront de manière à lui faire voir l'objet qu'il poursuit : ce qui lui réussit.

805.

Ne remarques-tu pas que nos yeux, lorsqu'ils se portent sur des objets minuscules, se fixent avec effort et attention, sans quoi ils ne pourraient assez les saisir ? Et même les corps les plus manifestes, si l'esprit ne s'y applique, restent pour lui comme dans un recul fort lointain. Faut-il donc s'étonner que l'esprit laisse échapper tous les simulacres auxquels son attention ne s'est pas donnée tout entière ?

813.

Il nous arrive d'avoir sur de faibles indices les visions les plus vastes et c'est nous-mêmes qui nous induisons en erreur. Il arrive aussi que des images différentes se succèdent ; par exemple une femme apparaît, nous la prenons dans nos bras et ne voyons plus qu'un homme ; ou bien c'est une métamorphose continue de visages jeunes et vieux : mais le sommeil et ses oublis nous dispensent d'étonnement.

820.

Il existe en ces matières un grave vice de pensée, une erreur qu'il faut absolument éviter. Le pouvoir des yeux ne nous a pas été donné, comme nous pourrions croire, pour nous permettre de voir au loin, de même ce n'est pas pour la marche à grands pas que jambes et cuisses s'appuient à leur extrémité sur la base des pieds et savent fléchir leurs articulations ; les bras n'ont pas été attachés à de solides épaules, les mains ne sont pas de dociles servantes à nos côtés, pour que nous en fassions usage dans les besoins de la vie.

829.

Toute explication de ce genre est à contresens et prend le contre-pied de la vérité. Rien en effet ne s'est formé dans le corps pour notre usage ; mais ce qui s'est formé, on en use. Aucune faculté de voir n'exista avant la constitution des yeux, aucune parole avant la création de la langue : c'est au contraire la langue qui a précédé de beaucoup la parole, et les oreilles ont existé bien avant l'audition des sons ; enfin tous nos organes existaient, à mon sens, avant qu'on en fît usage, ce n'est donc pas en vue de nos besoins qu'ils ont été créés.

840.

Mais, par contre, on en est venu aux mains, on s'est déchiré mutuellement les chairs, on s'est souillé de sang avant que ne volât dans l'air le fer brillant des flèches. On savait se garder des blessures avant d'avoir appris à se mettre du bras gauche à l'abri d'un bouclier. Et reposer son corps las est une habitude bien antérieure aux lits moelleux, apaiser sa soif un plaisir beaucoup plus ancien que les coupes. Toutes ces découvertes, conséquence du besoin et fruit de l'expérience, peuvent avoir l'air destinées à nous servir. Mais il faut faire une distinction pour tout ce qui fut de création spontanée et ne nous a donné qu'ensuite l'idée de l'utiliser : dans cet ordre s'inscrivent en première ligne les sens et les membres. Il s'en faut donc beaucoup, je le répète, qu'ils aient été créés pour notre usage.

855.

Qu'on ne s'étonne pas non plus que tout être vivant soit porté par la nature à chercher de quoi se nourrir. J'ai enseigné que de tous les corps émanent et se détachent maints éléments divers ; mais c'est les animaux qui en fournissent le plus, agités d'un mouvement incessant ; beaucoup de ces éléments venus des profondeurs, la sueur les exprime ; beaucoup s'exhalent par la bouche, quand les animaux halètent de fatigue : en ce cas, leur substance se raréfie, tout l'être se ruine et il y a douleur. C'est pourquoi l'animal prend nourriture ; il s'agit de remonter la machine, de réparer les forces et par une distribution générale à travers les veines, de satisfaire la passion de manger.

867.

Les liquides de la même manière pénètrent dans toutes les parties du corps qui les réclament ; des éléments de chaleur s'amassent dans l'estomac et y allument un incendie : c'est eux que le liquide dissipe et éteint comme du feu ; il apaise les brûlures de la sécheresse qui nous consumait. Voilà de quelle manière s'étanche la soif ardente, comment l'avidité de la faim s'assouvit.

874.

Maintenant d'où recevons-nous la faculté de faire des pas à notre volonté et d'effectuer tous les mouvements qu'il nous plaît ? Quelle force peut déplacer la masse énorme de notre corps ? C'est ce que je vais expliquer, écoute. Souviens-toi de ce que j'ai dit antérieurement les simulacres de mouvement viennent nous frapper l'esprit. De là naît une volonté ; car on ne commence à agir que lorsque l'esprit a fixé un but et ce but n'apparaît que lorsque l'image de l'acte se présente. Quand donc l'esprit éprouve l'intention d'un mouvement de marche, il heurte aussitôt la substance de l'âme éparse dans tout le corps à travers membres et organes : rien de plus aisé, grâce à l'union intime des deux substances. L'âme à son tour heurte le corps et toute la masse ainsi gagnée par degrés se met en mouvement. Et puis le corps relâche ses tissus et l'air, substance éternellement mobile, arrive aux pores, y pénétrer à grands flots pour se communiquer de toutes parts jusqu'aux plus infimes parties de l'organisme. Ainsi l'âme et l'air mettent le corps en mouvement, ce sont les voiles et le vent du navire. Il n'y a pas à s'étonner que de si menus corpuscules puissent faire avancer et manier une masse aussi pesante que notre corps. Car le vent, fluide subtil, pousse le grand corps d'un grand navire, et c'est une seule main qui dirige, si rapide que soit l'élan ; c'est un seul gouvernail qui manœuvre ; et n'est-ce pas à l'aide de poulies et de grues qu'une machine soulève presque sans effort les plus lourds fardeaux ?

904.

Maintenant comment le sommeil verse-t-il le repos dans le corps en allégeant le cœur des soucis qui troublent l'esprit ? C'est ce qu'en vers plus harmonieux qu'abondants je vais t'apprendre : ainsi le bref chant du cygne est plus beau que les cris lancés par les grues à travers les nuages éthérés que pousse le vent du sud. Et toi, prête-moi une oreille attentive et la sagesse de ton esprit ; ne va pas nier la vraisemblance de mes thèses, ne te refuse pas à la vérité, ne chasse pas de ton cœur ce que tu serais alors seul coupable de n'avoir pas su voir.

913.

Tout d'abord le sommeil vient quand l'âme se relâche en nous et qu'une partie de ses éléments a été chassée au dehors, tandis que l'autre épuisée se ramasse au plus profond de l'organisme. Alors le corps s'amollit, éprouve la sensation de s'écrouler. Car il est certain que le sentiment est l'œuvre de l'âme ; si le sommeil le paralyse, c'est que l'âme a souffert trouble et exil ; mais non pas tout entière, car le corps serait alors gisant et pour toujours la proie de la mort glacée. En effet, s'il ne restait aucune partie de l'âme cachée dans l'organisme, pareille à un feu qui couve sous la cendre, à quoi le sentiment pourrait-il se rallumer soudain, comme la flamme surgit du feu invisible ?

926.

Mais comment se produit cet état nouveau ? D'où proviennent le bouleversement de l'âme et la langueur du corps ? Je vais t'expliquer ; toi, ne laisse pas mes paroles se perdre dans le vent.

929.

En premier lieu, la surface du corps, toujours en contact immédiat avec l'air, se trouve fatalement frappée de ses coups. C'est pourquoi la plupart des êtres ont une enveloppe de cuir, de coquilles, de membranes calleuses ou d'écorce. Quant à l'intérieur des corps, l'air le frappe de mime, lorsque, notre respiration l'aspire et l'expire tour à tour. Ainsi le corps se trouve frappé de deux côtés, et les chocs se communiquent à travers les petits vaisseaux jusqu'aux éléments premiers et aux premiers atomes et c'est ainsi comme une lente ruine en nous. En effet, le désordre se met dans les principes du corps et de l'esprit ; une partie de l'âme est expulsée, une autre se cache à l'intérieur, une troisième éparse dans les membres ne peut maintenir sa cohésion, ni recevoir ou transmettre les mouvements de la vie, car la nature empêche les contacts et intercepte les voies. En conséquence, le sentiment se retire dans les profondeurs de l'être ; et comme alors il ne reste plus rien pour soutenir l'organisme, le corps se débilite, tous les membres sont frappés de langueur, bras et paumières tombent et, même si l'on est couché, les jambes se dérobent sans forces.

951.

Les repas sont suivis de sommeil, parce que les aliments produisent les mêmes effets que l'air, quand ils se répandent dans les veines ; et l'assoupissement est beaucoup plus profond quand il s'empare de l'estomac rassasié ou du corps très las, parce qu'alors le trouble a gagné plus d'atomes meurtris par le travail. En même temps une partie de l'âme est plus profondément renfoncée, les éléments sont expulsés en plus grand nombre, et ceux de l'intérieur plus divisés et en état plus grave de dispersion.

959.

Et quels que soient nos goûts et nos occupations habituelles, ceux qui nous ont retenus le plus longtemps ou ceux qui ont exigé de notre esprit le plus d'efforts, voilà qu'ils nous présentent leurs objets dans les songes ; avocats, nous rêvons de plaidoiries et de procès ; généraux, nous livrons des batailles et affrontons le combat ; marins, nous soutenons la lutte accoutumée contre les vents ; et moi-même je poursuis toujours mon ouvrage, je cherche toujours les secrets de la nature et ce que j'ai découvert je l'expose dans la langue de mes pères. C'est ainsi que tous les goûts et tous les sujets d'étude remplissent de leurs vaines images les rêves de l'homme.

970.

Ceux qui pendant de longs jours ont assisté assidûment aux jeux du cirque, lors même qu'ils ont cessé d'en jouir par les sens, conservent le plus souvent dans l'esprit des voies ouvertes par où peuvent encore s'introduire les simulacres de ce qu'ils ont vu ; et les mûmes images plusieurs jours durant hantent leurs yeux ; ils voient, même éveillés, les danseurs et leurs gracieux mouvements, ils entendent les purs accents de la cithare et le doux langage des instruments à corde, ils ont sous les yeux le même public et les diverses merveilles de la décoration scénique. Tant ont de pouvoir le penchant, le goût et l'habitude, non seulement sur les hommes mais sur les animaux eux-mêmes.

984.

Tu verras en effet des chevaux ardents, même étendus et endormis, suer pendant un rêve, souffler sans arrêt, tendre tous leurs muscles, comme s'il s'agissait de vaincre et comme s'ils s'élançaient déjà par les barrières ouvertes.

988.

Souvent les chiens de chasse, dans le repos du sommeil, jettent tout à coup leurs pattes en avant, poussent de brusques jappements et respirent avec précipitation, comme s'ils avaient découvert une piste et suivaient déjà la trace de la proie. Souvent même ils s'éveillent et continuent de poursuivre les vains simulacres des cerfs qu'ils voient en fuite, jusqu'à ce que leur illusion se dissipe et les rende à eux-mêmes.

995.

Et l'espèce caressante des petits chiens de maison en fait autant ; ils secouent en un instant leur sommeil léger, se dressent hâtivement sur leurs pattes, comme à l'apparition de visages inconnus. Mais plus l'espèce est sauvage, plus les mouvements du sommeil doivent avoir d'emportement.

1001.

Les oiseaux de toute espèce au contraire s'enfuient et agitent de leur bruit d'ailes le silence nocturne des bois sacrés, si dans la douceur du sommeil ils ont cru voir des éperviers les menacer de combat et précipiter le vol à leur poursuite.

1005.

Et les hommes aussi, de quels mouvements ne sont-ils pas agités dans le sommeil ! Que de vastes projets formés et exécutés dans les rêves ! Ils s'emparent des rois ou deviennent leurs prisonniers, ils se jettent dans la mêlée, crient comme des gens qu'on égorge. Beaucoup se débattent, gémissent de douleur et comme sous les dents cruelles d'une panthère ou d'un lion, ils emplissent l'air de leurs cris. D'autres s'entretiennent en songe d'importantes affaires et dénoncent souvent leurs propres crimes. Il en est qui marchent à la mort, certains croient, épouvantés, tomber du haut des montagnes et, de tout leur poids, s'écraser à terre ; tirés du sommeil, ils reprennent avec peine leurs esprits, tant l'émotion les a bouleversés. Tel s'imagine pris de soif, arrêté au bord d'une rivière ou d'une source délicieuse : il se sent capable d'engloutir un fleuve.

1020.

Les enfants endormis, se croyant devant un bassin ou un vase, relèvent leur vêtement, répandent le liquide filtré par les reins et inondent les riches tapis de Babylone.

1024.

L'adolescent à qui le fluide fécond de la jeunesse se fait sentir, dés que la semence créatrice a mûri dans son organisme, voit s'avancer vers lui les simulacres qui lui annoncent un beau visage et de brillantes couleurs ; cette apparition sollicite les parties gonflées de liquide générateur ; et soudain, dans l'illusion de consommer l'acte, il répand un flot qui souille sa tunique.

1031.

Elle est sollicitée, cette semence, dés que l'adolescence met en nous sa première vigueur. Et comme il existe pour chaque être une cause particulière d'émotion, l'influence de l'être humain est seule à émouvoir dans l'être humain la semence humaine. Or celle-ci, sortie de ses retraites, traverse le corps et, se rassemblant dans les régions nerveuses spéciales, éveille aussitôt l'organe de la reproduction, lequel s'irrite, se gonfle ; et alors la volonté surgit de répandre la semence là où tend la violence du désir ; ainsi la passion vise l'objet qui a fait la blessure d'amour. Car c'est une loi que le blessé tombe du côté de sa plaie ; le sang jaillit dans la direction de qui a frappé et l'ennemi, s'il s'offre, est couvert de sang.

1045.

Ainsi en est-il de celui que les traits de Vénus ont blessé, soit que les lui lance un jeune garçon aux membres féminins, ou bien une femme dont tout le corps darde l'amour ; il court à qui l'a frappé, impatient de posséder et de laisser dans le corps convoité la liqueur jaillie du sien, car son muet désir lui présage la volupté. Telle est pour nous Vénus, telle est la réalité qui se nomme amour ; voilà la source de la douce rosée qui s'insinue goutte à goutte dans nos cœurs et qui plus tard nous glace de souci. Car si l'être aimé est absent, toujours son image est prés de nous et la douceur de son nom assiège nos oreilles.

1056.

Ces simulacres d'amour sont à fuir, il faut repousser tout ce qui peut nourrir la passion ; il faut distraire notre esprit, il vaut mieux jeter la sève amassée en nous dans les premiers corps venus, que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments. L'amour est un abcès qui, à le nourrir, s'avive et s'envenime ; c'est une frénésie que chaque jour accroît, et le mal s'aggrave si de nouvelles blessures ne font pas diversion à la première, si tu ne te confies pas encore sanglant aux soins de la Vénus vagabonde et n'imprimes pas un nouveau cours aux transports de ta passion.

1066.

En se gardant de l'amour, on ne se prive pas des plaisirs de Vénus ; au contraire, on les prend sans risquer d'en payer la rançon. La volupté véritable et pure est le privilège des âmes raisonnables plutôt que des malheureux égarés. Car dans l'ivresse même de la possession l'ardeur amoureuse flotte incertaine et se trompe ; les amants ne savent de quoi jouir d'abord, par les yeux, par les mains. Ils étreignent à lui faire mal l'objet de leur désir, ils le blessent, ils impriment leurs dents sur des lèvres qu'ils meurtrissent de baisers. C'est que leur plaisir n'est pas pur ; des aiguillons secrets les animent contre l'être, quel qu'il soit, qui a mis en eux cette frénésie. Mais Vénus tempère la souffrance au sein de la passion et la douce volupté apaise la fureur de mordre.

1079.

Car l'amour espère que l'ardeur peut être éteinte par le corps qui l'a allumée : il n'en est rien, la nature s'y oppose. Voilà en effet le seul cas où plus nous possédons, plus notre cœur brûle de désirs furieux. Nourriture, boisson, s'incorporent à notre organisme, ils y prennent leur place déterminée, ils satisfont aisément le désir de boire et de manger. Mais un beau visage, un teint éclatant, ne livrent aux joies du corps que de vains simulacres, et le vent emporte bientôt l'espoir des malheureux. Ainsi pendant le sommeil un homme que la soif dévore mais qui n'a pas d'eau pour en éteindre l'ardeur, s'élance vers des simulacres de sources, peine en vain et demeure altéré au milieu même du torrent où il s'imagine boire. En amour aussi, Vénus fait de ses amants les jouets des simulacres ils ne peuvent rassasier leurs yeux du corps qu'ils contemplent, leurs mains n'ont pas le pouvoir de détacher une parcelle des membres délicats et elles errent incertaines sur tout le corps.

1099.

Enfin voilà deux jeunes corps enlacés qui jouissent de leur jeunesse en fleur ; déjà ils pressentent les joies de la volupté et Vénus va ensemencer le champ de la jeune femme. Les amants se pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en entrechoquant leurs dents. Vains efforts, puisque aucun des deux ne peut rien détacher du corps de l'autre, non plus qu'y pénétrer et s'y fondre tout entier. Car tel est quelquefois le but de leur lutte, on le voit à la passion qu'ils mettent à serrer étroitement les liens de Vénus, quand tout l'être se pâme de volupté. Enfin quand le désir concentré dans les veines a fait irruption, un court moment d'apaisement succède à l'ardeur violente ; puis c'est un nouvel accès de rage, une nouvelle frénésie. Car savent-ils ce qu'ils désirent, ces insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils souffrent d'une blessure secrète et inconnaissable.

1114.

Ce n'est pas tout : les forces s'épuisent et succombent à la peine. Ce n'est pas tout encore : la vie de l'amant est vouée à l'esclavage. Il voit son bien se fondre, s'en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s'altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d'une maîtresse, pour d'énormes émeraudes dont la transparence s'enchâsse dans l'or ; pour de la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L'héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d'Alindes et de Céos. Tout s'en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes . . . mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l'angoisse à l'amant jusque dans les fleurs. Tantôt c'est la conscience qui inspire le remords d'une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c'est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s'enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c'est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c'est sur le visage aimé une trace de sourire.

1134.

Encore est-ce là le triste spectacle d'un amour heureux ; mais les maux d'un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient aux yeux fermés ; ils sont innombrables.  La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l'ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l'amour est plus aisé que d'en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie.

1142.

Et cependant, même prisonnier de ce piège et embarrassé dans ses liens, on peut encore échapper au malheur si l'on ne se perd soi-même en s'aveuglant sur les défauts moraux et physiques de celle que l'on désire et que l'on veut. La passion trop souvent ferme les yeux aux hommes et ils attribuent à la femme aimée des mérites qu'elle n'a pas. En est-il assez de contrefaites et de laides, dont on les voit faire leurs délices et dont ils ont le culte ! Les jeunes gens se raillent les uns les autres et se donnent mutuellement le conseil d'apaiser Vénus pour qu'elle les délivre d'une passion honteuse et affligeante : ils ne se voient pas eux-mêmes, les malheureux, victimes souvent d'une plus grande misère. La noire a la couleur du miel, la malpropre qui sent mauvais est une beauté négligée. Des yeux verts font une Pallas ; la sèche et nerveuse devient une gazelle ; la naine, la pygmée, l'une des grâces, un pur grain de sel ; la géante est une merveille, un être plein de majesté ; la bègue, capable de parler, gazouille ; la muette est pudique. Mais la furie échauffée, insupportable, bavarde, a un tempérament de feu ; c'est une frêle mignonne que la malheureuse qui dépérit ; elle est délicate, quand elle se meurt de tousser ; quant à la grosse matrone enflée, toute en mamelles, c'est Cérés en personne qui vient d'enfanter Bacchus. Un nez camus fait une tête de Siléne, de Satyre ; de grosses lèvres appellent le baiser ; mais en cette matière, il serait trop long de tout dire.

1164.

J'accorde cependant que l'objet aimé ait toutes les beautés du visage et que tout son corps rayonne du charme de Vénus : mais il y a d'autres maîtresses possibles, nous avons vécu naguère sans celle-là ; elle est sujette, nous le savons, aux mêmes incommodités que les plus laides ; la malheureuse s'empoisonne elle-même d'odeurs repoussantes qui mettent en fuite ses servantes et les font rire en cachette.

1170.

Et cependant souvent l'amant en larmes à qui elle a fermé sa porte couvre son seuil de fleurs et de guirlandes, parfume de marjolaine le portail altier et dans sa douleur en couvre les panneaux de baisers. S'il était reçu, sans doute quelque relent l'indisposerait, il chercherait alors un prétexte pour s'en aller, il oublierait des plaintes longuement méditées, il s'accuserait de sottise en comprenant qu'il a fait de sa belle quelque chose de plus qu'une mortelle. C'est ce que n'ignorent pas nos Vénus, aussi mettent-elles grand soin à cacher ces arrière-scènes de leur vie aux amants qu'elles veulent retenir dans leurs chaînes. A quoi bon, si l'esprit sait dévoiler de tels mystères et percer tous ces ridicules ? Et d'ailleurs si la maîtresse a belle âme et aimable commerce, on peut en retour passer outre et faire une concession à l'humaine imperfection.

1185.

Ce n'est pas toujours un amour menteur qui fait soupirer la femme, quand elle tient son amant embrassé corps à corps et que ses lèvres humides goûtent et distillent la volupté. Souvent elle est sincère, et recherchant des plaisirs partagés, elle provoque son amant à la course d'amour. Pareillement chez les oiseaux, dans les troupeaux, chez les bêtes sauvages et dans le bétail, la femelle ne céderait point au mêle si l'ardeur de la nature ne mettait en elle cette plénitude qui la rend joyeusement docile aux assauts de l'amour.

1194.

Et ne connais-tu pas des couples qu'une chaîne de volupté fait vivre dans la torture ? Aux carrefours souvent deux chiens impatients de se séparer tirent de toutes leurs forces en sens contraire sans pouvoir briser les liens trop solides de Vénus. Jamais ils n'affronteraient ce supplice sans l'appât de joies communes capables de les attirer au piège et de les y enchaîner. Ah, oui ! je le redis, il existe une volupté partagée.

1202.

Lorsque dans la commune volupté la femme avec une violence soudaine a su arracher à l'homme sa semence, elle conçoit des enfants qui lui ressembleront ; ils ressembleront dans le cas contraire à leur père. Il en est que tu vois tenir du père et de la mère dont ils ont fondu les traits ; ceux-là sont formés à la fois de la substance du père et du sang de la mère ; les germes excités par les aiguillons de Vénus se sont rencontrés et mêlés avec une égale ardeur ; il n'y a eu ni vainqueur ni vaincu. Parfois aussi les enfants ressemblent à un aïeul, ou même font revivre les traits d'un bisaïeul, parce que le corps de chacun des deux époux renfermait un grand nombre de principes divers remontant de père en père à la souche primitive. C'est ainsi que Vénus varie la production des visages en imitant les traits des ancêtres, avec leur voix et leurs cheveux ; car voix et cheveux proviennent de semences déterminées comme les traits du visage et les membres du corps. Au reste, une fille peut naître de la semence paternelle, un fils de la substance de sa mère. Toujours en effet l'enfant naît d'un double germe ; mais celui des deux époux auquel il ressemble le plus est celui qui a fourni le plus grand nombre de principes. C'est ce qu'il est aisé d'observer pour les garçons comme pour les filles.

1225.

Ce ne sont pas les puissances divines qui refusent à un être humain la semence créatrice, le privent de ce qu'il y a de douceur dans le nom de père et le condamnent à passer tout son âge en amours stériles. C'est pourtant ce qu'on croit trop souvent, et c'est pourquoi des malheureux arrosent de sang les autels et les couronnent de la fumée de leurs sacrifices pour obtenir des dieux l'abondance virile qui féconde les épouses. Mais ils fatiguent en vain les dieux et les oracles, car s'ils sont stériles, c'est que leur semence est trop épaisse ou bien trop fluide et trop claire. Trop fluide, elle ne se fixe pas à ses places assignées et s'écoule aussitôt sans avoir fécondé ; trop épaisse, son jet alourdi ne la porte pas assez vite ni assez loin, partout où il faudrait pénétrer, ou bien si elle y arrive, c'est pour se mêler dans de mauvaises conditions à la semence de la femme.

1241.

Les accords formés par Vénus offrent une grande diversité ; tel homme est fait pour féconder telle femme ; de tel autre, c'est telle autre femme qui recevra le mieux le fardeau de la grossesse. Maintes femmes restées stériles au cours de plusieurs hyménées ont fini par trouver un homme capable de les rendre mères et de les enrichir d'une douce famille. Et des hommes dont plusieurs épouses quoique fécondes avaient laissé la maison sans enfant, ont rencontré une compagne assez bien accordée à eux pour assurer à leur vieillesse des soutiens. Tant il importe, pour les époux, que leurs semences s'accordent en un mélange fécond, l'épaisse avec la fluide, la fluide avec l'épaisse.

1253.

Et ce qui importe encore, c'est le choix du régime. Car il y a des aliments qui épaississent la semence et il y en a d'autres qui l'appauvrissent et la raréfient. Il ne faut pas non plus négliger le mode même du doux acte de la volupté : c'est dans la position des femelles quadrupèdes, semble-t-il bien, que la femme conçoit le plus sûrement, car les germes atteignent mieux leur but dans cette position qui abaisse la poitrine et élève les reins.

1261.

Nul besoin n'est aux épouses de mouvements lascifs. Au contraire la femme se gêne elle-même et contrarie la conception, si par des déhanchements voluptueux elle stimule le désir de l'homme et sollicite un épanchement immodéré et épuisant. C'est rejeter le soc du sillon, c'est détourner le jet de la semence. Bonne pour les courtisanes, cette agitation ! Elles évitent ainsi l'embarras des grossesses fréquentes tout en donnant à leurs amants un raffinement de plaisir. Mais nos épouses n'ont pas besoin de cet artifice.

1271.

Et parfois, sans influence divine, sans atteinte des flèches de Vénus, une femmelette sans beauté sait se faire aimer. Elle-même, par sa conduite, ses aimables manières, par le soin de sa personne, elle accoutume un homme à partager son existence ; et puis l'habitude fait naître l'amour. Car de légers coups fréquemment répétés finissent par venir à bout de toutes choses : ne vois-tu pas que de pauvres gouttes d'eau, à force de tomber sur une roche, la percent à la longue ?