ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE LUCRÈCE Lucrèce
Introduction - livre 1 - livre 2 - livre 4 - livre 5 - livre 6 - Autre traduction intro- livre 1 - livre 2 - livre 3 - livre 4 - livre 5 - livre 6 - Appendice - table des matières
LIVRE TROISIÈME ARGUMENT Ce livre est employé tout entier à traiter de l'âme humaine : c'était l'objet essentiel de la philosophie d'Épicure. Après une invocation à Épicure, il fait sentir l'importance du sujet qu'il va traiter, en ce que l'ignorance où sont les hommes sur la nature de leur âme leur inspire cette crainte de la mort, qu'il regarde comme l'unique source de tous les maux et de tous les crimes. Il entre ensuite en matière, et s'efforce de prouver : 1° que l'âme est une partie réelle de nous-mêmes, et non pas une affection générale de la machine, une harmonie, comme l'ont voulu quelques philosophes ; 2° que l'âme ne forme qu'une même substance conjointement avec l'esprit, qui réside au centre de la poitrine, tandis que l'âme est répandue dans tout le corps ; 3° qu'ils sont l'un et l'autre corporels, quoique formés des atomes les plus subtils de la nature ; 4° que, bien loin d'être simples, ils résultent au contraire de quatre principes, le souffle, l'air, la chaleur, et un quatrième (qui paraît n'être autre chose que les esprits animaux), auquel le poète ne donne pas de nom, et qu'il regarde comme l'âme de notre âme ; 5° que ces quatre principes sont mélangés et combinés, sans pouvoir jamais agir à part, n'étant, pour ainsi dire, que différentes propriétés d'une même substance, mais qu'ils peuvent dominer plus ou moins, et que de là naît la différence des caractères ; 6° que l'âme et le corps sont tellement unis, qu'ils ne peuvent subsister l'un sans l'autre, mais qu'il ne faut pas croire pourtant, comme l'a prétendu Démocrite, qu'à chaque élément du corps réponde un élément de l'âme. Après tous ces détails, il tâche de prouver que l'âme naît et meurt en même temps que le corps, d'où il conclut que la mort n'est pas à craindre, et que les hommes ont tort de se désespérer d'un état qui les rend ce qu'ils étaient avant que de naître. LIVRE TROISIÈME Toi qui le premier au fond d'affreuses ténèbres as brandi un si lumineux flambeau pour nous révéler les vrais biens de la vie, je te suis, ô gloire de la Grèce, et j'ose aujourd'hui poser mes pas dans tes pas, non que je veuille devenir ton rival, mais plutôt parce que ton amour me guide et m'exhorte à t'imiter. L'hirondelle ose-t-elle défier les cygnes, les chevreaux aux membres tremblants pourraient-ils lutter à la course avec le cheval fougueux ? Toi, père, qui es l'initiateur, tu prodigues à tes enfants de sages leçons ; c'est dans tes traités, maître glorieux, que semblables aux abeilles butinant çà et là parmi les fleurs des prés, nous allons cueillir nous aussi, pour nous en repaître, des paroles d'or, oui, d'or vraiment, et telles qu'il n'en fut jamais de plus dignes d'une vie éternelle. A peine ta sagesse a-t-elle commencé à proclamer avec puissance un système de la nature né de ton divin génie, aussitôt s'évanouissent les terreurs de l'esprit, s'écartent les murailles du monde ; je vois à travers le vide immense les choses s'accomplir ; je vois les dieux puissants dans leurs tranquilles demeures que n'ébranlent pas les vents, que les nuages ne battent pas de leur pluie, que la blanche neige glacée n'outrage pas dans sa chute, car un éther toujours serein leur sert de voûte et leur verse à larges flots sa lumière en riant. Tous leurs besoins, la nature y pourvoit et rien en aucun temps n'altère la paix de leurs âmes. Mais par contre, nulle part je n'aperçois les régions de l'Achéron et la terre ne m'empêche point de contempler sous mes pieds tout ce qui s'accomplit dans le vide. Devant de telles visions, une joie divine, un saint frémissement me saisissent à la pensée que ton génie contraignit la nature à se dévoiler tout entière. Ma doctrine enseigne les principes de l'univers : j'ai dit leur nature, la variété de leurs formes, le mouvement éternel dont ils s'envolent spontanément dans l'espace et comment ils sont capables de créer toutes choses. Mon objet est maintenant, je crois, la nature de l'esprit, et c'est l'âme, le principe vital, qu'il me faut éclairer dans mes vers. Je dois chasser et renverser cette peur de l'Achéron qui pénétrant l'homme jusqu'au cœur, trouble sa vie, la teint tout entière de la couleur de la mort et ne laisse subsister aucun plaisir limpide et pur. Tant d'hommes prétendent que les maladies et la honte sont plus à craindre que les abîmes de la mort ! Ils savent bien, proclament-ils, que le principe de la vie relève du sang, sinon même du vent, si jusque-là se porte leur fantaisie, et qu'auraient-ils donc besoin de nos leçons ? Mais tu vas voir comme c'est là propos vides de fanfarons, non conviction réelle. Car ces mêmes hommes, chassés de leur patrie, proscrits loin de leurs semblables, flétris d'accusations infamantes, accablés enfin de tous les maux, ces hommes vivent ; où qu'ils soient venus traîner leur misère, ils célèbrent des funérailles, ils immolent des brebis noires, ils sacrifient aux mânes, et plus l'adversité leur est rude, plus leurs esprits se tournent vers la religion. Ah ! c'est dans les dangers qu'il faut observer l'homme, c'est dans l'adversité qu'il se révèle : alors seulement la vérité jaillit de son cœur ; le masque tombe, le visage réel apparaît. Enfin l'avidité, le désir aveugle des honneurs, poussent les hommes misérables hors des bornes du droit et parfois même les font complices ou même agents du crime ; ils les assujettissent jour et nuit à un labeur sans égal pour s'élever au faîte de la fortune : or de ces plaies de la vie, la plus grande part revient à la crainte de la mort, leur vraie cause. Vivre dans le mépris infamant et l'âpre pauvreté semble en effet aux hommes incompatible avec des jours doux et posés : ces maux paraissent les mettre dés cette terre aux portes même de la mort ; c'est pourquoi les hommes en proie à ces vaines alarmes voudraient fuir au loin et, pour y échapper, grossissent leurs biens au prix du sang de leurs concitoyens ; ces avides doublent leurs richesses, multiplient leurs meurtres ; ces cruels suivent avec joie les funérailles d'un frère, la table de leurs proches leur inspire haine et effroi. C'est la même crainte de la mort qui met au cœur des hommes l'envie qui le ronge : ils voient celui-ci qui est puissant, celui-là qui attire tous les regards et qui marche dans l'éclat des honneurs, tandis qu'eux-mêmes se traînent dans l'obscurité et la fange : autant de sujets de plainte. Il y en a qui périssent pour avoir leur statue, pour illustrer leur nom. Souvent même la peur de la mort inspire aux humains un tel dégoût de la vie et de la lumière qu'ils vont dans leur désespoir jusqu'à s'assurer de leurs mains le trépas, sans se souvenir que la source de leur souffrance était cette peur elle-même, elle qui persécute la vertu, qui rompt les liens de l'amitié et qui en somme par ses conseils détruit la piété. N'a-t-on pas déjà vu souvent des hommes trahir leur patrie et leurs chers parents, dans le but d'échapper aux sombres demeures de l'Achéron ? Car pareils aux enfants qui tremblent et s'effraient de tout dans les ténèbres aveugles, c'est en pleine lumière que nous-mêmes, parfois, nous craignons des périls aussi peu redoutables que ceux dont s'épouvantent les enfants dans les ténèbres et qu'ils imaginent tout près d'eux. Ces terreurs, ces ténèbres de l'esprit, il faut donc pour les dissiper, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l'étude rationnelle de la nature. Ce que je dirai tout d'abord, c'est que l'esprit ou, comme nous l'appelons souvent, la pensée, conseil et gouvernement de notre vie, est une partie de l'homme non moins réellement que la main, le pied et les yeux sont des parties de tout l'être vivant. En vain une foule de philosophes assurent que le sentiment et la pensée n'ont pas dans l'homme un siège particulier ; mais, disent-ils, c'est une disposition vitale du corps, appelée harmonie par les Grecs, quelque chose qui nous fait vivre et sentir : nulle résidence assignée à l'esprit ; c'est ainsi qu'on parle souvent de la santé du corps, bien que la santé ne constitue pas un organe du corps bien portant. Le sentiment et l'esprit n'auraient pas davantage un siège particulier, et voilà ce qui me paraît se perdre fort loin de la vérité. Il arrive souvent qu'une partie visible de notre corps soit malade, tandis que la joie règne dans une autre partie cachée ; et d'ailleurs le contraire se produit à son tour un homme souffrant dans son esprit quand se réjouit tout son corps, de même qu'on peut souffrir du pied sans éprouver cependant aucune douleur à la tête. Est-ce que dans le doux sommeil auquel nos membres s'abandonnent, lorsque allongé, privé de sentiment, notre corps repose appesanti, quelque chose en même temps ne s'agite pas en nous de mille manières ? et c'est le centre de tous les mouvements de joie comme des vaines inquiétudes du cœur. L'âme aussi, tu vas le savoir, demeure dans nos membres et ce n'est pas l'harmonie qui donne au corps la faculté de sentir. Tout d'abord il arrive qu'après la perte d'une grande partie du corps la vie cependant se maintienne dans nos membres ; et en revanche, quelques atomes de chaleur abandonnant le corps, quelques parcelles d'air sorties par la bouche suffisent pour que la vie déserte aussitôt nos veines et fuie nos os ; à cela se reconnaît que tous les éléments du corps n'y ont pas un rôle égal et n'assurent pas également notre conservation ; mais ce sont plutôt les principes du vent et ceux de la chaleur qui veillent à maintenir la vie dans nos membres. Donc il existe une chaleur vitale, un souffle vital dans le corps même : au moment de la mort, ils se retirent de nous. Et puisque nous avons découvert que l'esprit et l'âme sont une partie du corps, rends aux Grecs ce nom d'harmonie descendu pour les musiciens du haut de l'Hélicon ou qu'ils ont tiré je ne sais d'où pour l'appliquer à un objet qui n'avait pas encore de nom à lui. Qu'ils le gardent en tout cas ! Et toi, suis le fil de mon discours. Je dis maintenant que l'esprit et l'âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu'une même substance ; toutefois ce qui est la tête et comme le dominateur de tout le corps, c'est ce conseil que nous appelons esprit et pensée ; lui, il se tient au centre de la poitrine. C'est là en effet que bondissent l'effroi et la peur, c'est là que la joie palpite doucement, c'est donc là le siège de l'esprit et de la pensée. L'autre partie, l'âme, répandue par tout le corps, obéit à la volonté de l'esprit et se meut sous son impulsion. L'esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi, dans le moment où l'âme et le corps n'éprouvent aucune impression. Et de même que la tête ou l'œil peuvent éprouver une douleur particulière sans que le corps entier s'en trouve affecté, de même l'esprit peut être seul à souffrir ou à s'animer de joie pendant que le reste de l'âme disséminé à travers nos membres ne ressent plus aucune émotion. Mais une crainte particulièrement violente vient-elle à s'abattre sur l'esprit, nous voyons l'âme entière y prendre part dans nos membres : la sueur alors et la pâleur se répandent sur tout le corps, la langue bégaye, la voix s'éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, les membres défaillent, au point qu'à cette terreur de l'esprit nous voyons souvent des hommes succomber. En faut-il plus pour montrer que l'âme est unie intimement à l'esprit ? Une fois que l'esprit l'a violemment heurtée, elle frappe à son tour le corps et l'ébranle. Les mêmes raisons avertissent que l'esprit et l'âme sont de nature corporelle : car s'ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s'effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l'esprit et de l'âme ? Au reste l'esprit souffre avec le corps et en partage les sensations, tu le sais. La pointe d'un trait pénètre-t-elle en nous sans détruire tout à fait la vie, mais en déchirant les os et les nerfs ? Une défaillance se produit, nous nous affaissons doucement à terre ; là un trouble s'empare de l'esprit ; nous avons par instants une vague velléité de nous relever. Donc, que de substance corporelle soit formé notre esprit, il le faut, puisque les atteintes corporelles d'un trait le font souffrir. Mais cet esprit, quels en sont les éléments ? comment est-il constitué ? C'est ce que je vais maintenant t'exposer. Je dis tout d'abord qu'il est d'une extrême subtilité et composé de corps très déliés. Si tu veux t'en convaincre, réfléchis à ceci : que rien évidemment ne s'accomplit aussi rapidement qu'un dessein de l'esprit et un début d'action. L'esprit est donc plus prompt à se mouvoir qu'aucun des corps placés sous nos yeux et accessible à nos sens. Or, une si grande mobilité nécessite des atomes à la fois très ronds et très menus, qui puissent rendre les corps sensibles à l'impulsion du moindre choc. Car l'eau ne s'agite et s'écoule sous le plus léger choc que parce que ses atomes sont petits et roulent facilement. Le miel au contraire est de nature plus épaisse, c'est une liqueur plus paresseuse, d'écoulement plus lent, du fait que la cohésion est plus grande dans la masse d'une matière formée d'atomes moins lisses, moins déliés et moins ronds. La graine du pavot, un souffle léger qui passe suffit pour la dissiper et la répandre en quantité : au lieu que sur un tas de pierres ou sur un faisceau d'épis, il ne peut rien. C'est donc que les corps les plus petits et les plus lisses sont ceux aussi qui sont doués de la plus grande mobilité. Au contraire, les plus lourds, les plus rugueux, demeurent les plus stables. Ainsi donc, puisque l'esprit se révèle d'une singulière mobilité, il faut qu'il se compose d'atomes tout petits, lisses et ronds : vérité dont tu trouveras en bien des cas, mon cher Memmius, la possession utile et opportune. Autre preuve encore, qui fait voir de quel tissu léger est cette substance : le peu d'espace qu'elle occuperait si l'on pouvait la condenser ; quand le sommeil de la mort s'est emparé de l'homme et lui a apporté le repos, quand l'esprit et l'âme se sont retirés de lui, aucune perte ne se constate dans tout son corps, ni dans sa forme extérieure ni dans son poids : la mort laisse tout en place, sauf la sensibilité et la chaleur vitale. Cela prouve que des éléments minuscules composent l'âme entière, partout répandue en nous, étroitement liée à nos veines, à notre chair, à nos nerfs ; sinon l'on ne verrait point, après que l'âme a fait sa retraite complète, le corps garder les contours de ses membres et ne pas perdre un grain de son poids. C'est ainsi que se comportent un vin dont le bouquet s'est évaporé, un parfum dont la douce haleine s'est dissipée dans les airs, un mets dont la saveur s'est perdue ; à nos yeux, l'objet n'est privé de rien dans sa forme, de rien dans son poids, et précisément parce que saveur et odeur naissent d'un grand nombre de germes minuscules épars dans toute la substance des corps. C'est pourquoi, je le répète, l'esprit et l'âme ne peuvent être composés que d'atomes aussi petits que possible, puisque leur fuite n'enlève rien au poids du corps humain. Ne croyons pas cependant que leur substance soit simple. Un léger souffle en effet, mêlé de chaleur, s'exhale des mourants ; or la chaleur entraîne l'air avec elle ; pas de chaleur sans de l'air qui l'accompagne. La chaleur n'étant pas de nature rigoureusement cohérente, comment ne se glisseraient pas en elle de nombreux atomes d'air ? Voilà déjà trois éléments découverts dans la substance de l'esprit. Et pourtant ce n'est pas assez pour créer le sentiment : car la raison n'admet pas qu'aucun d'eux soit capable de produire des mouvements de sensibilité qui provoquent à leur tour des mouvements de pensée. Une quatrième substance doit leur être adjointe, qui n'a pas encore reçu de nom : rien de plus mobile qu'elle et rien de plus ténu ; rien qui soit composé de corpuscules plus petits et plus lisses ; les mouvements sensitifs, c'est elle la première qui les répartit dans les membres. La première, en effet, elle s'émeut, grâce à la petitesse de ses éléments ; aussitôt le mouvement se communique à la chaleur, puis au pouvoir invisible du souffle, ensuite à l'air ; alors tout l'organisme est en action, le sang fait battre nos veines, la sensation pénètre alors dans les chairs, jusqu'à ce que les os et la moelle éprouvent l'impression du plaisir ou de la douleur. Ce n'est pas impunément que la douleur pénètre jusque-là et que la souffrance aiguë se glisse aussi profond ; une perturbation générale se déclenche, au point qu'enfin la place manque à la vie et que les éléments de l'âme s'échappent par toutes les issues du corps. Mais, le plus souvent c'est à la surface que s'arrêtent les mouvements douloureux et, dans ce cas, la vie nous est conservée. Il s'agit maintenant de savoir comment les quatre éléments se mélangent et constituent une vivante unité. Je voudrais te l'expliquer, mais la pauvreté de notre langue est une gêne. J'en toucherai pourtant un mot et, comme je pourrai, j'effleurerai le sujet. Les atomes dans leurs mouvements s'entrecroisent à ce point qu'il est impossible d'en isoler un seul ni de localiser chacune de leurs facultés, lesquelles sont au contraire comme des propriétés multiples d'un seul corps. C'est ce qu'on peut voir chez tout être animé : sa chair a odeur, couleur, saveur, et cependant de toutes ces qualités réunies se forme un seul corps complet. C'est ainsi que la chaleur, l'air et le pouvoir invisible du souffle composent par leur mélange une seule substance, et aussi cette force mobile, initiatrice du mouvement distribué par lequel s'engendrent dans nos organes les mouvements sensitifs. Cette quatrième substance se trouve dissimulée, cachée, enfouie en nous ; rien n'est enfoncé plus intimement dans notre corps ; elle constitue vraiment l'âme de notre âme. De même qu'à travers nos membres et dans tout notre corps se mêlent et se dissimulent les forces de l'esprit et de l'âme, grâce à la petitesse et à la rareté de leurs particules, de même cette force sans nom, composée d'éléments infimes, se cache aussi ; elle est, pour ainsi dire, l'âme de toute l'âme et règne sur le corps entier. Il faut pareillement que souffle, air et chaleur existent entremêlés dans nos membres, mais que l'un de ces éléments prédomine aux dépens des autres, pour que de l'ensemble se dégage une certaine unité : car il ne faut pas que la chaleur et le souffle agissant d'un c«té, la puissance de l'air agissant d'un autre, détruisent la sensibilité et rompent le faisceau de la vie. Il y a dans l'esprit une chaleur qu'il rassemble quand, enflammé de colère, il fait briller les yeux d'un éclat plus ardent. L'esprit possède aussi ce souffle froid, compagnon de la crainte, qui met le frisson dans les membres et les fait trembler. Il possède encore la paix de l'air qui fait les cœurs tranquilles et les visages sereins. Mais c'est la chaleur qui domine chez les êtres dont les cœurs sont violents, dont l'esprit s'abandonne facilement aux échauffements de la colère. En cette espèce, la première place revient à la sauvagerie des lions, qui de leurs rugissements parfois rompent leur poitrine et ne peuvent y contenir les flots de leur fureur. Il y a plus de souffle dans l'âme froide des cerfs ; aussi les courants glacés passent-ils plus promptement dans leur chair pour provoquer le tremblement de tous leurs membres. Le bœuf a une nature où domine l'air paisible ; jamais la torche de la colore, allumée en lui, ne l'excite et ne répand de fumées qui l'aveuglent de leurs ombres noires ; jamais non plus, les traits glacés de la peur ne le traversent pour le paralyser ; il tient le milieu entre les cerfs et les lions cruels. Ainsi en est-il de la race humaine. L'éducation peut former certains hommes et les polir uniformément ; le caractère de chacun n'en garde pas moins son empreinte première. Nos défauts, croyons-le, ne peuvent être si bien extirpés, que l'un ne reste toujours sur la pente qui fait glisser à la colère, que l'autre ne se tourmente trop vite de crainte, qu'un troisième n'ait trop de facilité à s'accommoder des choses. En bien d'autres points, des différences distinguent fatalement les divers tempéraments, avec les mœurs qu'ils engendrent ; je ne puis en exposer maintenant les raisons secrètes, ni trouver des noms pour tant d'éléments et de figures, principes de cette diversité. Il est une évidence que je puis cependant proclamer, c'est que les traces du naturel premier, que la raison est incapable d'effacer, s'atténuent cependant au point que rien ne peut nous empêcher de mener une vie digne des dieux. L'âme ainsi faite est enveloppée dans le corps tout entier, elle en est la gardienne, elle en assure le salut, car tous deux tiennent à des racines qui les unissent et l'on ne peut les séparer sans les détruire. Aux grains d'encens arracherait-on leur parfum sans que la substance n'en périsse ? La substance de l'esprit et de l'âme ne saurait être soustraite au corps sans que l'ensemble se dissolve. Leurs principes se trouvent dés l'origine si enchevêtrés entre eux qu'ils leur font un destin commun. Il ne semble pas que chacun puisse se passer du secours de l'autre, corps et âme n'ont pas le pouvoir de sentir isolément ; c'est leur réunion et la communauté de leurs mouvements qui allument en nous et entretiennent en tous nos organes la flamme de sensibilité. Le corps ne peut par sa vertu propre naître ni grandir, ni durer au delà de la mort. L'eau peut bien perdre la chaleur qu'elle a reçue, sans que cet accident la détruise ; elle reste intacte ; tandis que le retrait de l'âme est fatal aux membres qu'elle abandonne : privés d'elle, leur bouleversement est total, ils périssent et tombent pourris. Dès le commencement de leur âge, exercés à former ensemble les mouvements de la vie, corps et âme vivent si étroitement unis que dans le corps même et le ventre de la mère, les deux substances ne se peuvent séparer sans périr. Tu le vois donc, deux existences aussi intimement liées pour leur conservation le sont aussi dans leur nature. Refuser au corps la faculté de sentir et croire que l'âme répandue dans tout le corps entre seule dans ce mouvement que nous appelons sensibilité, c'est vouloir lutter contre l'évidence de la vérité. Qui expliquera la sensibilité du corps, sinon les faits eux-mêmes qui nous en donnent de claires raisons ? Mais privé de l'âme, dira-t-on, le corps n'a plus aucun sentiment : sans doute ; il a perdu au cours de la vie maintes choses qui ne lui appartenaient pas en propre, il en perd bien d'autres lorsqu'il est chassé d'entre les vivants. Et prétendre que les yeux n'ont le pouvoir de rien voir, mais qu'ils sont comme une porte par laquelle l'esprit regarde, il est difficile de le soutenir, et le sens même de la vue fait penser le contraire ; il nous contraint en effet de rapporter la vue à l'organe même, surtout si nous réfléchissons que souvent nous ne pouvons voir une lumière trop vive et que son éclat blesse nos yeux. Rien de pareil avec une porte, n'est-ce pas ? Jamais celle par laquelle nous regardons n'éprouve la moindre douleur à être ouverte. Au reste, si nos yeux étaient des portes pour notre âme, qu'on les enlève, et l'esprit, débarrassé de ces montants, n'en devrait voir que mieux. Ici, ne va pas suivre le sage Démocrite qui accouple les principes du corps et de l'âme en les faisant alterner et en entrelaçant le tissu qui les compose. Tout d'abord, les éléments de l'âme sont beaucoup plus petits que ceux de notre corps, ils sont aussi moins nombreux, dispersés à travers tous les membres. Tout ce qu'on peut donc avancer, c'est cette proposition : aussi petits que sont les corpuscules dont le choc peut exciter en nous les mouvements de la sensibilité, aussi grands sont les intervalles qui séparent les corps premiers de l'âme. Nous ne sentons point en effet la poussière qui s'attache à notre corps, ni le fard appliqué sur notre peau, ni le brouillard de la nuit, ni la toile d'araignée quand son fin réseau nous prend dans notre marche, ni encore la dépouille flétrie que l'insecte laisse tomber sur notre tête, ni les plumes des oiseaux, ni les flocons aériens du chardon dont l'extrême légèreté suspend la chute, ni les bestioles qui courent sur notre peau, ni enfin l'empreinte distincte des pattes que promènent sur nous moucherons et autres petites bêtes. Il faut exciter en nous bien des éléments corporels avant qu'atteints par l'agitation, les éléments de l'âme mêlés au corps dans tous nos membres soient capables, malgré leurs intervalles, de se rencontrer et heurter, pour tour à tour s'unir et se repousser. Et c'est l'esprit surtout qui tient fermées les portes de la vie ; il est, plus que l'âme, notre maître. Sans l'esprit, en effet, et sans la pensée, aucune parcelle de l'âme ne peut s'arrêter un moment dans nos membres ; elle les suit, compagne fidèle, dans leur fuite, et se dissipe avec eux dans les airs, en abandonnant le corps à la glace de la mort. L'homme au contraire demeure en vie, à qui l'esprit reste, quand bien même son corps mutilé perdrait ses membres ; l'âme a beau lui être enlevée de ses membres, il vit encore, il respire les souffles éthérés qui entretiennent la vie. Privé sinon de l'âme tout entière, au moins d'une bonne part, il s'attarde pourtant dans la vie, il ne parvient pas à s'en détacher. Imaginons un oeil déchiré tout autour, mais la pupille intacte : la faculté de voir garde toute sa vigueur, du moment que le globe de l'œil n'a pas été endommagé et que la pupille ne se trouve pas isolée par la blessure ; car alors la perte serait totale. Au contraire, que la minuscule partie centrale de l'œil soit mise à mal, le reste du globe gardât-il son intégrité et son éclat, aussitôt la lumière s'éteint et fait place aux ténèbres. Telles sont les lois par lesquelles âme et esprit sont tenus pour toujours enchaînés. Et maintenant, il faut que tu saches que chez les êtres vivants, esprits et âmes fragiles connaissent la naissance et la mort ; ces vérités, conquêtes d'un doux labeur, je continue à les exposer en un poème que je voudrais digne de toi. Mais toi, comprends désormais l'une et l'autre substance sous un même nom ; si, parlant de l'âme, j'enseigne qu'elle est mortelle, sache que je l'entends aussi de l'esprit, puisque tous les deux se tiennent dans une indissoluble unité. Souvenons-nous que l'âme, substance subtile, est composée de corps menus, faite d'éléments beaucoup plus petits que l'eau limpide, le brouillard ou la fumée. Car elle l'emporte sur ces corps en mobilité et de bien plus légers chocs la mettent en mouvement, des simulacres de fumée ou de brouillard suffisent à l'émouvoir. Ainsi les rêves du sommeil nous font voir la vapeur des autels monter dans les airs et répandre de la fumée : ce ne sont là, sans nul doute, que les simulacres de ces objets. Or, si d'un vase brisé tu vois l'eau s'échapper de toutes parts, si le brouillard et la fumée se dissipent dans les airs, il faut croire que l'âme aussi se répand dans l'espace et qu'elle disparaît plus vite, qu'elle est plus prompte à se résoudre en ses éléments une fois arrachée au corps et enfuie. Le corps est pour ainsi dire le vase de l'âme ; s'il ne peut plus la contenir quand un choc le bouleverse, ou quand le retrait du sang hors des veines le rend poreux, comment croire que l'air la puisse contenir un moment, lui dont la matière a moins de consistance que notre corps ? Au reste, nous le sentons, l'âme naît avec le corps, avec lui elle grandit, elle partage sa vieillesse. Les enfants ont un corps tendre et frêle, la démarche incertaine, une pensée qui participe de cette faiblesse. Puis, avec les forces accrues par l'âge, l'intelligence s'étend, l'esprit acquiert de la puissance. Ensuite les durs assauts du temps ébranlent les forces du corps, les facultés s'émoussent et les membres s'affaissent ; alors l'esprit se met à boiter, la langue s'égare, la pensée chancelle, tout défaille, tout manque à la fois. Il faut donc que l'âme, en sa substance même, se dissipe comme une fumée dans les hautes régions de l'air, puisque nous la voyons naître avec le corps, avec lui grandir et, comme je l'ai montré, succomber avec lui à la fatigue des ans. A cela s'ajoute que si le corps contracte de terribles maladies, des douleurs cruelles, l'âme a aussi à redouter les soucis cuisants du chagrin, de la crainte : comment n'aurait-elle pas sa part de la mort ? Souvent même, dans les maladies du corps, l'esprit s'égare hors de ses voies, il déraisonne, il délire. Parfois une lourde léthargie plonge le malade dans un profond sommeil sans fin, où, ses yeux fermés, sa tête tombante, il n'entend plus les voix, ne reconnaît plus les visages de ceux qui autour de lui s'efforcent de le rappeler à la vie, leurs joues et tout leur visage baignés de larmes. Reconnaissons donc une fatalité de dissolution pour l'âme si aisément gagnée par la contagion du mal : car la douleur et la maladie sont toutes deux ministres de la mort, la fin de bien des hommes a pu nous l'apprendre. Enfin lorsqu'un homme se trouve en puissance d'un vin généreux, dont la chaleur se répand partout dans ses veines, on voit ses membres s'alourdir, l'embarras de ses jambes qui vacillent ; sa langue est engourdie, son intelligence est noyée, ses yeux flottants ; voici des cris, des hoquets, des injures, enfin toutes les tristes suites de l'ivresse. Pourquoi tout cela ? sinon parce que l'ardente force du vin est capable de troubler l'âme à l'intérieur même du corps ? Or tout être susceptible de trouble et de paralysie laisse assez voir que si une cause plus puissante l'atteignait, il devrait périr et renoncer à l'existence. D'autres fois un malheureux, frappé tout à coup par la violence de son mal et comme foudroyé sous nos yeux, s'abat en écumant, gémit, tremble de tout son corps, délire, raidit ses muscles, se tord, respire d'un souffle haletant et saccadé, s'épuise en mouvements convulsifs. C'est évidemment que la violence du mal à travers les membres vient déchirer l'âme, qui se soulève et écume, comme sur la plaine salée de la mer le déchaînement des vents fait bouillonner les flots. Des gémissements sont arrachés à l'homme, parce que ses membres éprouvent de la douleur et parce que les éléments de la voix, chassés tous à la fois, se précipitent en masse hors de sa bouche, leur canal familier et pour ainsi dire leur grand chemin. Il y a délire, parce que l'esprit et l'âme sont en désordre et, comme je l'ai montré, séparés violemment, arrachés l'un à l'autre par l'effet du même poison. Puis, quand la cause de la maladie s'est éclipsée, quand est rentrée dans ses retraites l'âcre humeur du corps malsain, alors le malade chancelant comme un homme ivre se redresse, peu à peu reprend ses sens et rentre enfin en possession de son esprit. Or, puisque l'âme et l'esprit sont dans le corps même ébranlés par de tels maux ; puisqu'ils y souffrent si cruellement de pareils déchirements, comment croire que sans l'abri du corps, dans la liberté de l'air, parmi les vents en tempête, ils puissent se maintenir en vie ? Et nous voyons d'autre part l'esprit guérir comme un corps malade, se prêter aux soins de la médecine ; n'est-ce pas encore un signe de sa condition mortelle ? Augmenter le nombre des parties ou leur donner un autre ordre, ou encore retrancher à leur somme, autant de nécessités qui s'imposent à quiconque entreprendrait de changer l'état de l'âme ou voudrait modifier toute autre substance. Mais une substance immortelle ne souffre ni transformation ni addition de parties, ni perte quelconque ; car le changement qui fait sortir un être de ses limites le fait aussitôt mourir à ce qu'il est. Ainsi donc l'âme, qu'elle tombe malade ou que la médecine la guérisse, donne, ai-je montré, des signes de mortalité. Tant il est vrai qu'une fausse doctrine trouve toujours en face d'elle la vérité qui lui barre la retraite et par une double réfutation triomphe de ses sophismes. Enfin nous voyons souvent l'homme s'en aller peu à peu, et perdre membre à membre le sentiment de la vie ; aux pieds d'abord, les doigts, les ongles deviennent livides, puis les pieds, les jambes meurent et le reste du corps, de proche en proche, cède à la mort glacée. Or l'âme se trouve alors entamée aussi, et elle ne sort pas du corps d'un seul coup et tout entière : c'est pourquoi nous devons la tenir pour mortelle. Pensera-t-on qu'elle peut rassembler ses éléments épars, se porter sur un point de l'intérieur, enlever le sentiment à tous les membres pour en concentrer toute la somme en elle ? Mais alors ce point où les éléments de l'âme auraient afflué en foule devrait apparaître doué d'une plus vive sensibilité. Comme ce point n'est nulle part, il faut, je l'ai déjà dit, que l'âme morcelée se dissipe au dehors : elle meurt donc. Je dis plus : accorderais-je ce qui est faux, à savoir que l'âme peut se concentrer dans le corps des moribonds, privés par degrés de la lumière ? Il faudrait encore convenir qu'elle est mortelle. Peu importe qu'elle périsse dissipée dans les airs ou qu'après la concentration de ses parties elle aille s'engourdissant, puisque c'est toute la personne qui perd de plus en plus de toutes parts le sentiment et que de tous cotés la vie abandonne. L'âme constitue une partie du corps et y occupe sa place fixe et déterminée ainsi que les oreilles, les yeux et tous les autres sens qui gouvernent la vie ; c'est pourquoi si la main, l'œil, le nez, une fois séparés de nous, ne peuvent éprouver de sensation ni exister par eux-mêmes, mais qu'au contraire ils se dissolvent et se corrompent en peu de temps, l'âme ne peut-elle non plus exister seule sans le corps, détachée de la personne, qui la contient, pour ainsi dire, comme ferait un vase ou tout ce qu'il te plaira d'imaginer pour avoir l'idée du plus intime rapport possible, puisqu'un lien étroit attache les deux substances. Enfin c'est par leur union que les facultés du corps et de l'âme fonctionnent et vivent. L'âme séparée du corps est incapable d'accomplir toute seule les mouvements de la vie et le corps privé de l'âme ne peut subsister ni sentir. De même qu'arraché de sa racine et séparé du reste du corps, l'œil isolé ne voit plus aucun objet, de même l'âme et l'esprit ne peuvent rien par eux seuls. C'est que leurs éléments épars dans les veines et la chair, parmi les nerfs et les os, se trouvent retenus par tout le corps et n'ont pas la liberté de s'écarter à de longs intervalles ; grâce à cette cohésion, ils exécutent les mouvements de sensibilité qu'ils ne sauraient après la mort, une fois rejetés du corps dans les brises de l'air, exécuter de même, parce qu'alors ils ne seraient plus retenus par les mêmes liens. L'air en effet deviendra un être vivant, si l'âme peut s'y maintenir et y enfermer les mouvements qui avaient lieu antérieurement dans les nerfs et dans le corps. Je le répète donc : l'enveloppe corporelle une fois dissoute et le souffle vital expulsé, il faut de toute nécessité que les facultés de l'esprit s'éteignent et l'âme pareillement, car leurs causes sont liées. Bien plus, puisque le corps ne peut supporter le départ de l'âme sans se corrompre dans une odeur fétide, comment douter que montant de nos profondeurs elle ne se soit échappée, évanouie comme une fumée, et qu'ainsi le corps tombé en ruine et décomposé ne doive l'ébranlement de ses assises à la fuite de l'âme qui a traversé tout l'organisme et suivi tous les méandres des canaux intérieurs jusqu'aux pores ? Tout prouve donc que l'âme éparse dans le corps s'est échappée à travers tout l'organisme et que déjà son unité se trouvait rompue dans le corps même avant qu'elle se glissât au dehors pour flotter sur les souffles de l'air. Souvent même, sans quitter le séjour de la vie, l'âme ébranlée par les secousses de quelque mal, semble vouloir s'en aller, se détacher du corps entier ; alors, comme au moment suprême, le visage pâlit de langueur et les membres affaissés semblent vouloir se détacher d'un corps qui n'a plus de sang. Tel est l'état d'un homme qui se trouve mal, comme l'on dit, qui a perdu connaissance, autour de qui déjà tous s'empressent et cherchent à ressaisir le dernier lien de la vie. Dans cette circonstance en effet l'esprit et l'âme, ébranlés tout entiers par la secousse, défaillent avec le corps, si bien qu'une secousse un peu plus violente suffirait à tout détruire. Peux-tu douter encore qu'une fois chassée hors du corps, l'âme dans sa faiblesse à l'air libre, sans abri qui la protège, soit incapable de subsister, non seulement pendant la durée des âges, mais même un seul instant ? Il n'est pas de mourant en effet qui sente son âme se retirer intacte de tout le corps et remonter d'abord vers la gorge ; il la sent plutôt défaillir à la place où la nature l'a mise, avec les autres sens dont il éprouve la lente dissolution. Si notre âme était immortelle, la mort, bien loin de lui inspirer des gémissements, la ferait se réjouir de gagner l'air et de quitter son ancien vêtement, comme le serpent change de peau, comme le vieux cerf se défait de son bois trop long. Enfin, pourquoi l'esprit et la pensée, notre conseil vital, ne naissent-ils jamais dans la tète, les pieds ou les mains ? Pourquoi un siège déterminé les fixe-t-il chez tous les hommes, sinon parce qu'il y a pour chaque organe un lieu assigné à sa naissance et, une fois né, à sa durée : de sorte que les divers organes et membres de chaque être, dans la variété de la répartition, n'aient jamais leur ordre interverti ? Tel est l'enchaînement des causes et des effets ; la flamme n'est pas engendrée dans les fleuves, non plus que la glace dans le feu. Si du reste l'âme est immortelle et capable de sentiment, même séparée du corps, il faut, je pense, la supposer pourvue de cinq sens : ce n'est pas autrement que nous nous représentons les âmes aux enfers errant au bord de l'Achéron. Les peintres, les anciens écrivains, nous les ont représentées sous cet aspect. Mais l'âme séparée du corps ne peut avoir ni yeux, ni nez, ni mains, ni langue, ni oreilles, ainsi donc les âmes par elles seules ne peuvent avoir sensation ni existence. Nous nous rendons bien compte que tout notre corps est animé du sentiment de la vie, que partout l'âme y est répandue. Si donc une force soudaine le tranche par le milieu et le sépare en deux tronçons, il est hors de doute que l'âme du même coup sera tranchée, fendue, et, comme le corps, tombera en deux moitiés. Or, ce qui se fend et se divise ne peut évidemment prétendre à l'immortalité. On dit que les chars armés de faux, tout fumants de carnage au fort de la mêlée, tranchent des membres d'un coup si rapide, qu'on voit palpiter à terre la partie tranchée, tandis que l'âme du soldat et sa force vitale, tant l'atteinte a été prompte, ne peuvent en ressentir la douleur. Et même, possédé par l'ardeur du combat, le soldat veut ramener à la lutte et au carnage ce qui reste de son corps : il ne s'aperçoit pas que sa main gauche avec son bouclier est emportée au milieu des chevaux par les chars et leurs faux meurtrières. Un autre ne sent pas que sa main droite est tombée tandis qu'il monte à l'assaut et menace l'ennemi. Un troisième s'efforce de se relever sur la jambe qu'il a perdue, et près de lui son pied agonisant sur le sol remue encore les doigts. C'est quelquefois une tête coupée d'un tronc encore chaud et vivant qui garde un visage animé et des yeux ouverts jusqu'à ce que soient rendus les derniers restes de l'âme. Bien plus, vois ce serpent, le dard vibrant et qui se dresse menaçant sur la queue de son long corps ; s'il te plaît de t'armer d'un fer, de le trancher en deux et de mettre en pièces chacune des deux moitiés, tu verras tous les tronçons fraîchement coupés se tordre sur le sol et y distiller leur venin, tu verras même la partie antérieure se retourner pour se saisir elle-même, et furieuse de sa blessure, essayer de se mordre. Dirons-nous que chaque tronçon possède une âme entière ? Il s'ensuivrait qu'un animal aurait dans son corps plusieurs âmes. Ainsi donc, cette âme qui était une dans le corps, a été partagée en même temps que lui, et les deux substances doivent être regardées comme mortelles, puisqu'elles sont également divisibles. Si l'âme est immortelle et qu'au moment de la naissance elle se glisse dans le corps, pourquoi notre vie antérieure ne nous laisse-t-elle aucun souvenir ? Pourquoi ne conservons-nous aucune trace de nos anciennes actions ? Et si l'âme a subi de telles altérations que tout souvenir du passé soit perdu, un tel état n'est pas, je pense, bien éloigné de la mort. Allons ! l'âme d'autrefois est morte et celle d'aujourd'hui a été créée aujourd’hui. Si c'est une fois le corps formé que l'âme s'introduit en nous à l'heure où nous naissons et franchissons le seuil de la vie, on ne devrait pas en ce cas la voir grandir avec le corps, avec les membres, dans le sang même ; elle devrait vivre, comme l'oiseau dans sa cage, de sa vie propre, tout en répandant le sentiment par tout le corps. Aussi, je le répète, faut-il penser que les âmes ne sont ni exemptes de commencement ni soustraites à la loi de la mort. Serait-il possible d'imaginer qu'elles auraient pu se lier si étroitement au corps en s'y glissant de l'extérieur ? L'évidence nous enseigne tout le contraire. Car l'âme se mêle si intimement aux veines, à la chair, aux nerfs, aux os, que les dents elles-mêmes participent à la sensibilité, comme le font bien voir leurs maux, leurs douleurs, au contact de l'eau glacée, à la rencontre d'un gravier égaré dans le pain. Au reste, prises comme elles le sont dans le tissu général du corps, il n'y a pas moyen, semble-t-il, qu'elles s'échappent intactes et se dégagent sans dommage de tout l'ensemble des nerfs, os et articulations. Peut-être penseras-tu qu'introduite en nous du dehors l'âme coule fluide dans notre organisme ? Elle n'en sera que plus exposée, ainsi incorporée, à périr. Ce qui coule ainsi se dissout, donc meurt. L'âme se disperse par les pores du corps tout entier. De même que les aliments distribués en nous perdent leur existence pour vivre sous une forme nouvelle, l'âme et l'esprit, intacts à leur entrée dans le corps, doivent se dissoudre ensemble par leur écoulement ; leurs particules se dispersent par tous les pores dans les membres afin d'y former l'âme nouvelle, souveraine actuelle de notre corps, mais née de l'autre âme qui périssait tout à l'heure en se distribuant. C'est pourquoi il semble bien impossible que l'âme n'ait pas eu son jour de naissance, impossible aussi qu'elle vive exempte de la mort. Reste-t-il ou non, après la mort, des éléments de l'âme dans le corps ? S'il en reste, il n'y aura pas lieu de tenir l'âme pour immortelle, puisque c'est dépouillée d'une partie d'elle-même qu'elle s'est retirée. Si au contraire elle a fui tout entière, sans rien laisser de sa substance dans le corps, d'où vient que les chairs déjà putrides des cadavres donnent naissance à des vers ? d'où cette multitude d'êtres vivants dépourvus d'os et de sang et qui grouillent en flots dans les chairs gonflées ? Si tu crois par hasard que des âmes venues du dehors se glissent dans les vers, y trouvant chacune un corps, et que tu négliges de te demander comment tant de milliers d'âmes se rassemblaient en un lieu d'où une seule s'est retirée, une question reste encore à te poser et à mettre en discussion : ces âmes font-elles la chasse à chaque germe de la vermine pour s'y préparer des demeures, ou bien est-ce dans des corps pour ainsi dire tout formés qu'elles s'introduisent ? Mais pourquoi prendraient-elles la peine de composer elles-mêmes leurs corps ? il n'est pas facile de le dire. Car tant qu'elles sont privées de corps, elles voltigent à l'abri des maladies, du froid et de la faim ; c'est le corps qui est exposé à ces maux, et l'âme les reçoit de lui par contagion. Accordons pourtant que les âmes aient avantage à se construire un corps pour s'y établir par quels moyens, on ne peut le voir. Concluons qu'elles ne se font ni corps ni membres. Mais il n'y a pas plus de raisons de croire qu'elles entrent dans des corps tout faits, car elles ne pourraient avec eux former un tissu bien serré, ni réaliser l'accord de leurs sensations. Pourquoi enfin la colère et la violence sont-elles toujours attachées à la race cruelle des lions, la ruse à celle des renards ? Pourquoi l'instinct de fuir se transmet-il des pères aux enfants chez les cerfs, qu'une timidité native fait trembler de tous leurs membres ? Et pourquoi tous les héritages de cette sorte se reçoivent-ils dès le plu jeune âge dans l'organisme et dans le caractère de chacun, sinon parce que dans chaque germe, dans chaque espèce, à chaque corps est jointe une âme qui croît avec lui ? Si cette âme était immortelle et passait de corps en corps, les mœurs des animaux se confondraient ; un chien de race hyrcanienne fuirait l'attaque et les bois du cerf, l'épervier dans les airs tremblerait en s'envolant à l'approche de la colombe, l'homme perdrait sa raison et les bêtes féroces auraient la sagesse. C'est une erreur de penser que l'âme prétendue immortelle change de nature en changeant de corps. Car ce qui change se dissout, donc périt. S'il y a dans l'âme transposition des parties et modification d'un ordre intérieur, ces parties doivent pouvoir dissoudre leur assemblage dans nos membres et finalement périr avec le corps. Dira-t-on que les âmes humaines passent toujours dans des corps humains ? Je veux demander pourquoi de sages elles peuvent devenir sottes, pourquoi l'enfant n'a pas de prudence, pourquoi le poulain n'a pas l'entraînement du cheval belliqueux, sinon parce que l'âme a son germe propre qui se développe en même temps que le corps ? Peut-être que dans un jeune corps l'âme se fait plus frêle. En ce cas elle est mortelle, avouons-le, puisqu'en changeant de corps elle perd la vie et le sentiment tels qu'elle les possédait jusque-là. Mais comment pourra-t-elle se fortifier de concert avec le corps, atteindre avec lui à la fleur tant désirée de l'âge, si une même origine ne les unit pas l'un à l'autre ? et pourquoi veut-elle échapper aux membres décrépits de sa vieillesse ? Craint-elle la prison d'un corps en ruine et que sa vieille maison, cédant au poids des années, sur elle s'écroule ? Mais pour un être immortel le danger n'est point. Enfin quand se nouent les liens de Vénus et quand les femelles sont délivrées, n'est-il pas ridicule d'imaginer les âmes postées toutes prêtes et ces immortelles en foule innombrable guettant des corps mortels, luttant même entre elles, à qui aura le privilège de trouver place la première ? A moins que peut-être un pacte ne lie les âmes pour que la première arrivée au vol ait le droit d'entrer la première sans dispute ni violence. Songeons encore qu'il ne peut subsister d'arbres dans l'air, ni de nuages dans la mer profonde, ni de poissons dans les campagnes, ni de sang dans le bois, ni de sève dans les pierres. Un ordre fixe assigne à chaque être le lieu de sa croissance et de son habitat. La substance de l'esprit ne saurait donc naître seule hors du corps ni vivre séparée des nerfs et du sang. Si elle avait ce privilège, plus forte raison pourrait-elle naître et habiter dans la tête, dans les épaules, dans les talons, dans n'importe quelle partie du corps, puisque enfin elle demeurerait toujours dans le même homme, dans la même enveloppe. Or, puisque dans notre corps aussi un ordre a fixé la place spéciale où puissent subsister et grandir l'âme et l'esprit, on n'en est que plus fondé à contester qu'ils puissent naître et vivre hors du corps tout entier. Voilà pourquoi, quand le corps a péri, l'âme, il te faut l'avouer, a péri avec lui, dans la même décomposition. Joindre le mortel à l'immortel et supposer à tous deux des sentiments communs, une mutuelle action, c'est folie. Que peut-on imaginer en effet de plus contradictoire, de plus disparate, de plus incohérent qu'une substance mortelle unie à une autre qui n'aurait ni commencement ni fin pour subir ensemble l'assaut des mêmes tempêtes ? Poursuivons. Tout corps qui dure éternellement doit posséder le pouvoir de repousser par la plénitude d'une solide substance les chocs extérieurs, sans se laisser entamer par d'autres corps qui risqueraient de rompre l'étroite cohésion de ses parties (tels sont les éléments premiers de la matière dont j'ai précédemment exposé la nature) ou bien il est capable de se perpétuer dans l'infini des âges, parce qu'il ne peut subir de coups (tel le vide intangible et qui ne redoute aucun choc) ou encore parce qu'il n'a autour de lui aucun espace où les choses puissent en quelque sorte aller s'égarer et se dissoudre : tel cet éternel ensemble des ensembles hors duquel il n'y a ni lieu ouvert à la dissipation des parties, ni corps pour les heurter et les briser par violence. Or l'âme n'est pas immortelle en tant que corps solide, puisqu'il y a du vide dans la nature, t'ai-je enseigné ; elle n'est pas non plus semblable au vide et il ne manque pas de corps capable, à travers l'univers infini, de heurter violemment son être et de l'exposer à un danger mortel ; enfin il existe aussi des espaces immenses où la cohésion de l'âme peut se dissiper et sa substance périr par la violence. Ce n'est donc pas pour elle que les portes de la mort ont été fermées. Prétendra-t-on l'âme immortelle parce qu'elle est protégée contre les menaces de destruction, soit que des chocs mortels ne puissent l'atteindre, soit que ceux qui l'atteignent se trouvent repoussés avant que nous ayons pu sentir leur funeste action ? Voilà qui nous rejetterait bien loin de la vérité. Car sans parler des maladies qu'elle partage avec le corps, l'âme éprouve souvent l'inquiétude de l'avenir qui la ronge de crainte et la mine de souci, ainsi que la hantise des fautes passées et le déchirement du remords. Ajoute la folie qui lui est propre et la perte de la mémoire ; ajoute les ondes noires de la léthargie, où elle sombre. Ce n'est donc rien que la mort, elle ne nous touche aucunement, du moment que la substance de l'âme se révèle mortelle. Et de même que dans le temps passé nous n'avons pas éprouvé de douleur quand les Carthaginois se ruèrent de toutes parts pour nous assaillir, quand le monde secoué d'un pôle à l'autre par le choc effroyable de la guerre trembla d'épouvante sous la haute voûte du ciel, quand tous les humains eurent l'anxiété de se demander auquel des deux peuples allait échoir l'empire des terres et des mers : de même, quand nous cesserons d'exister, quand divorceront corps et âme dont l'union fait notre être, absolument rien, à cette heure où nous ne serons plus, ne sera capable de nous atteindre et d'émouvoir nos cœurs, quand bien même la terre se confondrait avec la mer, la mer avec le ciel. Même si, affranchis du corps, l'esprit et l'âme conservaient le sentiment, en quoi cela nous intéresse-t-il, nous dont une union intime de l'âme et du corps réalise l'existence et constitue l'être ? Et quand bien même le temps, après notre mort, rassemblerait toute notre matière et la réorganiserait dans son ordre actuel en nous donnant une seconde fois la lumière de la vie, là encore il n'y aurait rien qui nous pût toucher, du moment que rupture se serait faite dans la chaîne de notre mémoire. Que nous importe aujourd'hui ce que nous fûmes autrefois ? que nous importe ce que le temps fera de notre substance ? En effet, tournons nos regards vers l'immensité du temps écoulé, songeons à la variété infinie des mouvements de la matière : nous concevrons aisément que nos éléments de formation actuelle se sont trouvés plus d'une fois déjà rangés dans le même ordre ; mais notre mémoire est incapable de ressaisir ces existences détruites, car dans l'intervalle la vie a été interrompue et tous les mouvements de la matière se sont égarés sans cohésion bien loin de nos sens. Il faut bien qu'un homme, pour que le malheur et la souffrance puissent l'atteindre, vive lui-même à l'époque où il doit faire leur rencontre. Voilà que la mort fait disparaître cet homme et retire l'existence à cette victime présumée d'un concert de maux. Eh bien, n'est-ce pas là de quoi conclure qu'il n'y a rien de redoutable dans la mort ? Aucun malheur ne peut atteindre celui qui n'est plus ; il ne diffère en rien de ce qu'il serait s'il n'était jamais né, puisque sa vie mortelle lui a été ravie par une mort immortelle. Lors donc qu'un homme se lamente sur lui-même la pensée du sort mortel qui fera pourrir son corps abandonné, ou le livrera aux flammes, ou le donnera en pâture aux bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, qu'une crainte secrète tourmente son cœur, bien qu'il affecte de ne pas croire qu'aucun sentiment puisse résister en lui à la mort. Cet homme, à mon avis, ne tient pas ses promesses et cache ses principes ; ce n'est pas de tout son être qu'il s'arrache à la vie ; à son insu peut-être il suppose que quelque chose de lui doit survivre. Tout vivant en effet qui se représente son corps déchiré après la mort par les oiseaux de proie et les bêtes sauvages, se prend en pitié ; car il ne parvient pas à se distinguer de cet objet, le cadavre, et croyant que ce corps étendu, c'est lui-même, il lui prête encore, debout à ses côtés, la sensibilité de la vie. Alors il s'indigne d'avoir été créé mortel, il ne voit pas que dans la mort véritable il n'y aura plus d'autre lui-même demeuré vivant pour pleurer sa fin et, resté debout, gémir de voir sa dépouille devenue la proie des bêtes et des flammes. Car si c'est un malheur pour les morts d'être broyés entre les dents des fauves, je ne trouve pas qu'il puisse être moins douloureux de rôtir dans les flammes d'un bûcher, d'être étouffé dans du miel, de subir raidi la pierre glacée du tombeau ou le poids écrasant de la terre qui vous broie. « - Il n'y a plus désormais de maison heureuse pour t'accueillir, plus d'épouse vertueuse, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton cœur d'une douceur profonde. Tu ne pourras plus travailler à ta fortune, à la sécurité de ta famille. Malheureux ! disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie, un seul jour, un jour funeste te les a arrachées. » Ils n'ajoutent point : « - Mais le regret de tous ces biens ne te suit pas dans la mort. » Si l'on se pénétrait de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles avec sa pensée, de quelle crainte et de quelle angoisse on délivrerait son esprit. - « Pour toi, tel que tu t'es endormi dans la mort, tel tu demeureras éternellement, exempt de toutes les douleurs. Mais nous, au pied de l'horrible bûcher où tu achèves de te réduire en cendres, nous n'avons pas cessé de te pleurer, aucun jour de l'avenir ne t'arrachera de notre cœur. » Qu'ils nous disent, ceux qui parlent ainsi, à quelle source amère peut s'entretenir un deuil qui nous consume éternellement, alors que tout se réduit au sommeil et au repos. Certains, quand ils sont installés à table, tenant une coupe à la main et le front ombragé de couronnes, s'écrient le plus sérieusement du monde : « Combien est brève la joie pour les humains ! bientôt ils auront passé et jamais plus ne pourront revenir. » Comme si dans la mort les malheureux avaient à craindre avant tout la brûlure desséchante d'une soif ardente ou le poids d'un regret quelconque. Qui donc se regrette, qui regrette la vie, lorsque l'esprit et le corps reposent dans un égal assoupissement ? Or, il ne tient qu'à nous qu'il en soit ainsi du sommeil éternel, aucun regret de nous-mêmes ne vient nous y affliger. Et pourtant les principes répandus dans un organisme pendant le repos du sommeil ne vont pas se perdre au loin, au delà des mouvements de sensibilité, puisque l'homme en se réveillant recouvre ses facultés rassemblées. Pensons donc que la mort nous touche beaucoup moins encore, s'il peut y avoir des degrés dans ce qui n'est rien. La mort jette dans la matière un plus grand désordre et une plus complète dispersion ; personne ne se réveille pour se relever, une fois que la glace de la mort est venue l'endormir. Supposons enfin que prenant soudain la parole, la Nature adresse à l'un de nous ces reproches : « Qu'est-ce donc qui te tient si à cœur, ô mortel, pour que tu t'abandonnes à tant de douleur et de plaintes ? Pourquoi la mort te fait-elle gémir et pleurer ? Si la vie jusqu'à ce jour t'a été douce, si tous tes plaisirs n'ont pas été s'entassant dans un vase sans fond et si donc ils ne se sont pas écoulés et perdus, que ne te retires-tu de la vie en convive rassasié ? Es-tu sot de ne pas prendre de bonne grâce un repos qui ne sera plus troublé ! Mais si toutes tes jouissances se sont consumées en pure perte et si la vie n'est plus pour toi que blessure, quelle idée de vouloir la prolonger d'un moment, lequel à son tour finirait tristement et tomberait tout entier inutile. Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à ta vie et à ta souffrance ? Car des nouveautés pour te plaire, je ne puis en inventer désormais : le monde se ressemble toujours. Si ton corps n'est plus abîmé par les ans, si tes membres ne tombent pas de langueur, tu ne verras cependant jamais que les mêmes choses, même si ta vie durait jusqu'à tromper les âges ou même si tu ne devais jamais mourir. » Qu'aurions-nous à répondre, sinon que la Nature nous fait un juste procès et qu'elle plaide la cause de la vérité. Mais si un malheureux plongé dans la misère se lamente sans mesure parce qu'il lui faut mourir, la Nature n'aurait-elle pas raison d'élever la voix pour l'accabler de reproches plus sévères ? « Chasse ces larmes, fou que tu es, et arrête tes plaintes. » Et si c'est un vieillard chargé d'ans : « Toutes les joies de la vie, tu les as goûtées avant d'en venir à cet épuisement. Mais tu désires toujours ce que tu n'as pas ; tu méprises ce que tu as, ta vie s'est donc écoulée sans plénitude et sans charme ; et puis soudain la mort s'est dressée debout à ton chevet avant que tu puisses te sentir prêt à partir content et rassasié. Maintenant il faut quitter tous ces biens qui ne sont plus de ton âge. Allons, point de regret, laisse jouir les autres ; il le faut. » Juste réquisitoire à mon sens, juste discours de blâmes et de reproches. Toujours en effet, la vieillesse dans le monde doit céder au jeune âge qui l'expulse ; les choses se renouvellent aux dépens les unes des autres, suivent un ordre fatal. Nul n'est précipité dans le noir gouffre du Tartare ; mais il est besoin de matière pour la croissance des générations nouvelles, lesquelles à leur tour, leur vie achevée, iront te rejoindre ; toutes celles qui t'ont précédé ont déjà disparu, toutes après toi passeront. Ainsi jamais les êtres ne cesseront de s'engendrer les uns des autres ; la vie n'est la propriété de personne, tous n'en ont que l'usufruit. Regarde maintenant en arrière, tu vois quel néant est pour nous cette période de l'éternité qui a précédé notre naissance. C'est un miroir où la nature nous présente l'image de ce qui suivra notre mort. Qu'y apparaît-il d'horrible, quel sujet de deuil ? Ne s'agit-il pas d'un état plus paisible que le sommeil le plus profond ? Et puis tout ce qui, selon la légende, attend nos âmes dans les profondeurs de l'Achéron, nous est donné dès cette vie. Il n'y a pas de Tantale malheureux, comme le prétend la fable, qui tremble sous la menace d'un énorme rocher et qu'une terreur vaine paralyse : mais plutôt l'inutile crainte des dieux tourmente la vie des mortels et chacun de nous redoute les coups du destin. Il n'y a pas davantage de Tityon gisant au bord de l'Achéron et la proie des oiseaux ; pourraient-ils d'ailleurs trouver dans sa vaste poitrine de quoi fouiller pour l'éternité ? On a beau donner à son corps étendu de gigantesques proportions, quand bien même il ne couvrirait pas seulement neuf arpents de ses membres écartés en tous sens, mais la terre tout entière, il ne pourrait supporter une douleur éternelle ni fournir de son corps une pâture sans fin. Mais le voici, le vrai Tityon : c'est un malade d'amour, livré aux vautours de sa dévorante angoisse, ou la victime déchirée par les tourments de quelque autre passion. Sisyphe aussi existe dans la vie, sous nos yeux, s'acharnant à briguer devant le peuple les faisceaux et les haches et se retirant toujours vaincu et triste. Car rechercher le pouvoir qui n'est que vanité et que l'on n'obtient point, et dans cette poursuite s'atteler à un dur travail incessant, c'est bien pousser avec effort au flanc d'une montagne le rocher qui à peine hissé au sommet retombe et va rouler en bas dans la plaine. Et repaître sans cesse les appétits d'une âme ingrate, la combler de biens sans parvenir jamais à la rassasier, comme font à notre égard dans leur retour annuel les saisons qui nous apportent leurs productions et tant d'agréments, sans que nous ayons jamais assez de ces fruits de la vie, c'est bien là, je pense, ce qu'on raconte de ces jeunes filles condamnées dans la fleur de leur âge à verser de l'eau dans un vase sans fond, un vase que nul effort jamais ne saurait remplir. Cerbère et les Furies et l'Enfer privé de lumière, le Tartare dont les gouffres vomissent des flammes terrifiantes, tout cela n'existe nulle part et ne peut exister. Mais la vie elle-même réserve aux auteurs des pires méfaits la terreur des pires châtiments ; pour le crime, il y a l'expiation de la prison, la chute horrible du haut de la Roche Tarpéienne, les verges, les bourreaux, le carcan, la poix, le fer rouge, les torches ; et même à défaut de tout cela, il y a l'âme consciente de ses fautes et prise de peur, qui se blesse elle-même de l'aiguillon, qui s'inflige la brûlure du fouet, sans apercevoir de terme à ses maux, de fin à ses supplices, et qui craint au contraire que maux et supplices ne s'aggravent encore dans la mort. Oui, c'est ici-bas que les insensés trouvent leur Enfer. Voici encore ce que tu pourrais te dire à toi-même. Le bon roi Ancus lui aussi ferma ses yeux à la lumière et pourtant comme il valait mieux que toi, canaille ! Depuis lors, combien d'autres rois, combien d'autres puissants du monde sont morts, qui gouvernèrent de grandes nations ! Celui-là même qui jadis établit une route à travers la vaste mer et qui ouvrit à ses légions un chemin sur les flots, qui leur apprit à traverser les abîmes salés à pied sec et de ses escadrons foula dédaigneusement les eaux grondantes, celui-là aussi a perdu la lumière et son corps moribond rendit l'âme. Et Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a rendu ses os à la terre comme le dernier des esclaves. Ajoute les inventeurs des sciences et des arts, ajoute les compagnons des Muses ; un des leurs, unique entre tous, Homère, a tenu le sceptre ; pourtant avec eux tous il repose dans le même sommeil. Enfin Démocrite, lorsque le poids de l'âge l'avertit que les ressorts de la mémoire faiblissaient en lui, alla de lui-même offrir sa tète à la mort. Épicure en personne a succombé au terme de sa carrière lumineuse, lui qui domina de son génie le genre humain et qui rejeta dans l'ombre tous les autres sages, comme le soleil en se levant dans l'éther éteint les étoiles. Et toi, tu hésiteras, tu t'indigneras de mourir ? Tu as beau vivre et jouir de la vue, ta vie n'est qu'une mort, toi qui en gaspilles la plus grande part dans le sommeil et dors tout éveillé, toi que hantent les songes, toi qui subis le tourment de mille maux sans parvenir jamais à en démêler la cause, et qui flottes et titubes, dans l'ivresse des erreurs qui t'égarent. Si les hommes, comme ils semblent sentir sur leur cœur le poids qui les accable, pouvaient aussi connaître l'origine de leur mal et d'où vient leur lourd fardeau de misère, ils ne vivraient pas comme ils vivent trop souvent, ignorant ce qu'ils veulent, cherchant toujours une place nouvelle comme pour s'y libérer de leur charge. L'un se précipite hors de sa riche demeure, parce qu'il s'ennuie d'y vivre, et un moment après il y rentre, car ailleurs il ne s'est pas trouvé mieux. Il court à toute bride vers sa maison de campagne comme s'il fallait porter secours à des bâtiments en flamme ; mais, dès le seuil, il baille ; il se réfugie dans le sommeil pour y chercher l'oubli ou même il se hâte de regagner la ville. Voilà comme chacun cherche à se fuir, mais, on le sait, l'homme est à soi-même un compagnon inséparable et auquel il reste attaché tout en le détestant ; l'homme est un malade qui ne sait pas la cause de son mal. S'il la pouvait trouver, il s'appliquerait avant tout, laissant là tout le reste, à étudier la nature ; car c'est d'éternité qu'il est question, non pas d'une seule heure ; il s'agit de connaître ce qui attend les mortels dans cette durée sans fin qui s'étend au delà de la mort. Enfin pourquoi trembler si fort dans les alarmes ? Quel amour déréglé de vivre nous impose ce joug ? Certaine et toute proche, la fin de la vie est là ; l'heure fatale est fixée, nous n'échapperons pas. D'ailleurs nous tournons sans cesse dans le même cercle ; nous n'en sortons pas ; nous aurions beau prolonger notre vie, nous découvririons pas de nouveaux plaisirs. Mais le bien nous n'avons pu atteindre encore nous paraît supérieur à tout le reste ; à peine est-il à nous, c'est pour en désirer un nouveau et c'est ainsi que la même soif de la vie nous tient en haleine jusqu'au bout. Et puis nous sommes incertains de ce que l'avenir nous réserve, des hasards de la fortune et de la fin qui nous menace. Mais pourquoi donc vouloir plus longue vie ? qu'en serait-il retranché du temps qui appartient à la mort ? Nous ne pourrions rien en distraire qui diminuât la durée de notre néant. Ainsi tu aurais beau vivre assez pour enterrer autant de générations qu'il te plairait : la mort toujours t'attendra, la mort éternelle, et le néant sera égal pour celui qui a fini de vivre aujourd'hui ou pour celui qui est mort il y a des mois et des années.
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