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table des matières de l'oeuvre d'Aristote

ARISTOTE

Thomas d’Aquin

 

 

Physique d'Aristote

 

texte grec d'Aristote

traduction française du premier livre d'Aristote

Paraphrase du livre I

Commentaire de Thomas d'Aquin sur le livre II de la physique d'Aristote

 

 

 


 

 

Yvan Pelletier Yvan Pelletier (né en 1946) est professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l'Université Laval, où il enseigne depuis 1975 et où il a complété sa formation philosophique jusqu'au doctorat, en s'attachant à l'enseignement de Mgr Maurice Dionne, de M. l'abbé Jasmin Boulay et de MM. Warren Murray, Alphonse Saint-Jacques et quelques autres professeurs d'une tradition aristotélico-thomiste initiée à cette faculté par M. Charles De Koninck. Son enseignement est agencé de façon à offrir aux étudiants du baccalauréat une présentation des principes fondamentaux et de la méthode de chacune des disciplines philosophiques de base - dans une perspective aristotélicienne : éthique, politique, physique, métaphysique - et aux étudiants de maîtrise et doctorat une réflexion critique sur les éléments du credo contemporain - démocratie, nouvelle morale, logique symbolique, dissociation de l'être et du devoir, primauté de la conscience, etc. - à partir de ces principes fondamentaux.   

Commentaire de saint Thomas d'Aquin

Docteur des docteur de l'Eglise

aux huit livres de la Physique d'Aristote

traduction par Yvan Pelletier 1999, Prologue et livres 1, 2 et 4.

 

PROŒME AU COMMENTAIRE DES PHYSIQUES.

 

Nous ouvrons l'analyse du livre des physiques qui est le premier de toute la science de la nature, et nous devons commencer par déterminer sa matière.

Toute science ayant son siège dans l'intelligence, on parvient à concevoir une réalité en l'abstrayant de la matière, et selon les divers rapports que les choses entretiennent avec elle, elles sont l'objet de différentes sciences. En outre, une science se construit par la démonstration, dont le nœud est la définition. Par conséquent, les sciences se différencient également par les diverses façons de définir.
Il faut donc savoir que certaines réalités dépendent de la matière pour exister et pour être définies. D'autres ne peuvent exister sans une matière tangible, quoique celle-ci n'intervienne pas dans leur définition ; elles diffèrent des premières comme le courbe du camus. Il faut de la matière pour l'existence et la définition du camus, car c'est la courbure d'un nez. Il en va de même pour toute réalité naturelle comme l'homme ou la pierre. Mais la courbe, qui ne peut exister sans matière concrète, s’en dispense dans sa définition, comme tout être mathématique tel que le nombre, la grandeur ou la figure. Il est enfin des êtres qui ne dépendent de la matière ni pour exister, ni pour être conçus, soit qu'ils soient libres de toute matière comme Dieu et les êtres spirituels, soit qu'ils ne soient pas toujours matériels comme la puissance, l’acte, la substance et l'être lui-même. Ces derniers sont le sujet de la métaphysique, les précédents celui des mathématiques et les premiers celui de la science de la nature ou physique.
Tout ce qui est matériel est le lieu de mouvements, de sorte que l'être mobile est le sujet de la philosophie de la nature. Celle-ci porte en effet sur les réalités naturelles dont le principe est la nature, source intime du mouvement et du repos de l'être. Seront donc sujet de la science de la nature les êtres qui ont en eux le principe de leurs mouvements.
Lorsque plusieurs réalités ont quelque chose en commun, il vaut mieux d'abord traiter de ce commun pour lui-même, afin de ne pas se répéter dans les différentes études particulières. De là, la nécessité d'un livre au début de la science de la nature, qui analyse les traits communs de l'être mobile, de même qu'une «philosophie première» traitant des caractères communs de l'être en tant que tel, précède toutes les autres sciences. C'est du livre des «Physiques» dont il est question. Il est aussi intitulé «Propos sur la Physique» ou «Leçons sur la Nature», car il est bâti comme un enseignement destiné à des élèves. Son sujet est l'être capable de mouvement. Je ne dis pas «... Les corps capables de mouvements», car ce livre démontre que tout être mobile est un corps, alors qu'aucune science ne prouve son sujet. D'ailleurs, le premier livre du «Traité du Ciel», qui succède à celui-ci, examine dès le début ce que sont les corps.
Viennent après lui tous les autres traités de la science de la nature, qui analysent les différentes espèces d'êtres mobiles : Le «Traité du Ciel» aborde les êtres en déplacement local, première espèce de mouvement ; le «Traité de la Génération», la formation des êtres et les transformations communes aux premiers mobiles que sont les éléments ; le «Traité des Météores», les transformations particulières de ces éléments ; le «Traité des Minéraux», les substances mobiles inanimées ; le «Traité de l'Âme» et les suivants, les êtres animés.
Aristote fait précéder son livre d’un proœme sur la méthode en sciences naturelles : Il faut commencer par considérer les principes, et d'abord les plus universels d'entre eux. Dans toute science où se trouve principes, causes ou éléments, la compréhension et la science débutent avec eux. Comme c'est le cas de la physique, il faut d'abord étudier ses principes. La compréhension réfère à la définition, et la science à la démonstration, car toutes deux procèdent des causes, et une définition complète ne diffère d'une démonstration que par la position de ses termes.
Par les mots «principes, causes ou éléments», on n'entend pas signifier la même chose. Cause dit plus qu'éléments, car ceux-ci sont les ultimes composants intrinsèques des choses. Les éléments d'une phrase par exemple, sont les lettres et non les syllabes, alors que la cause est ce dont dépend l'être et le devenir. Contrairement aux éléments, une cause peut donc être extrinsèque ou même intrinsèque sans être un composant ultime de la réalité. Principe dit processus ordonné, et quelque chose peut être principe sans être cause. Le départ par exemple, est le principe du mouvement ou le point celui de la ligne, sans être cause. C'est donc en donnant à «principe» le sens de cause motrice qu'on rend le mieux l'idée de processus ordonné. De même «cause» doit s'entendre des causes formelle et finale, dont dépendent d'abord l'être et le devenir. Les «éléments» enfin, sont proprement les causes matérielles primordiales. L'auteur énumère ces concepts, mais ne les associe pas, pour montrer que toutes les sciences ne démontrent pas par toutes les causes. Les mathématiques n'utilisent que la cause formelle, la métaphysique essentiellement les causes formelle et finale, et parfois la cause efficiente, tandis que la physique se sert des quatre.
La première assertion repose sur une opinion commune : On pense connaître quelque chose lorsqu'on en connaît toutes ses causes, de la première à la dernière. Il est inutile de chercher, comme Averroès, à comprendre autrement l'expression «principes, causes ou éléments». Aristote écrit d'ailleurs «... jusqu’aux éléments», car la matière est ce que l'on connaît en dernier. Elle est en effet conditionnée par la forme, elle-même produite par un agent en vue d'une fin, à moins qu'elle ne soit elle-même cette fin. Pour remplir sa fonction par exemple, la scie doit avoir des dents, et ces dents doivent être en acier pour pouvoir couper.
Aristote donne ensuite une raison et un signe pour expliquer que l'on doit commencer par les principes les plus universels. Il nous est tout naturel de saisir d'abord ce qui nous est le plus accessible, avant d'arriver à des connaissances plus conformes à la nature des choses mais aussi plus lointaines. Or plus proche est la connaissance et plus elle est connue en raison de sa généralité. On doit donc aller de l'universel au singulier.
Les connaissances les plus proches de nous sont les plus éloignées de la nature des choses, et comme la progression naturelle du savoir consiste à partir de ce que l'on connaît pour découvrir ce qu'on ignore, on doit s'appuyer sur ce qui est plus connu de nous pour accéder à des connaissances plus essentielles par nature. Remarquons qu'Aristote parle indifféremment de connaissable par nature ou de connaissable purement et simplement. On a une connaissance pure et simple de ce qui est en soi connaissable. Or quelque chose est d'autant plus connaissable en soi qu'il a plus d'être, et il a d'autant plus d'être qu'il est plus en acte. C'est donc de cela qu'on peut avoir une connaissance conforme à la nature. Inversement notre compréhension progresse de la puissance à l’acte, et les prémisses de la connaissance sont les qualités sensibles qui, étant matérielles, sont intelligibles en puissance. Nous les connaissons donc avant les substances immatérielles, qui sont pourtant plus connaissables par nature. «Connaissable par nature» ne veut pas dire que c'est la nature qui connaît, mais que quelque chose est connu en lui-même et dans sa propre nature. Aristote dit d'ailleurs : «plus connaissable et plus certain» car ce n'est pas n'importe quel savoir que recherche la science, mais un savoir sûr.
La seconde affirmation s'éclaire si l’on sait que le mot «confusion» signifie un contenu de développements possibles, mais seulement vu globalement. La connaissance globale est l'intermédiaire entre la pure puissance et l'acte achevé. Or l'intelligence humaine passe de la puissance à l'acte. La connaissance est donc confuse avant d'être distincte. Mais la science est achevée lorsque sa résolution débouche sur la connaissance précise des principes et des éléments. C'est pourquoi la connaissance confuse est plus proche de nous.
L'universel est évidemment confus car il contient potentiellement ses espèces. La connaissance universelle est globale. Elle se précise lorsque chacune de ses potentialités est actualisée. La connaissance de l'animalité n'est que virtuellement la connaissance de la rationalité. Donc la connaissance virtuelle précède la connaissance actuelle, et, selon cet apprentissage progressif qui nous fait passer de la puissance à l'acte, la connaissance de l'animalité est plus proche de nous que celle de l'humanité.
Aristote semble dire ailleurs qu'au contraire, ce sont les singuliers qui sont les plus immédiatement connu de nous et que les universels sont plus connaissables par nature. Comprenons que l’auteur entend alors par singulier l'être individuel tangible. Sa connaissance nous est plus immédiate car la sensation du singulier précède l'intelligence de l'universel. Mais l'universel est intelligible en acte, au contraire du singulier qui est matériel. Donc la connaissance intellectuelle est plus parfaite et, absolument parlant, l’universel est plus connaissable par nature. Tandis qu'ici, «singulier» ne désigne pas l'être individuel, mais l'espèce, qui est plus connaissable par nature, puisque son existence est plus achevée et sa connaissance plus précise.
Averroès explique autrement ce passage. Pour lui, Aristote a voulu donner la méthode de démonstration de cette science qui consiste à partir des effets et de ce qui est second par nature, et non la façon dont elle progresse. Toujours selon ce commentateur, le philosophe a voulu montrer que ce qui est plus connaissable pour nous, c'est l'être composé d'éléments simples, prenant "composé " pour " confus ", et il en conclut comme corollaire qu'il faut aller du plus universel au moins universel. Mais cette explication ne convient manifestement pas. Il n'y a pas d'unité d'intention liant l'ensemble. De plus Aristote n'a pas voulu donner ici le mode de démonstration puisqu'il le fait au second livre de ce traité, selon l'ordre normal de progression. En outre ce n'est pas la «composition» qu'il fallait expliquer, mais l’ «indistinction». On ne peut en effet conclure quoi que ce soit d'un universel, car le genre n'est pas «composé» d'espèces.
Puis Aristote illustre son propos de trois signes : Comme une entité sensible est d'abord connue des sens, une entité intelligible l'est d'abord de l'intelligence. Or l'universel est une sorte d'entité intelligible car il contient à titre de parties de nombreux inférieurs. Donc pour nous, l’universel est d'abord connu de l'intelligence. Pourtant l'équivoque des termes «tout», «partie» et «contient» semble anéantir toute force probante. Il faut donc voir qu'une entité complexe et un universel ont en commun d'être synthétiques et indistincts. La saisie d'un genre n'est pas le discernement de ses espèces, elle n'en est qu'une possibilité. De la même façon en apercevant une maison, on n'en distingue pas d'emblée les parties, et notre connaissance de cette entité comme de l'autre est d'abord marquée d’indistinction. Elles n'ont cependant pas en commun le fait d'être composées, ce qui montre que l'auteur a bien voulu parler de confusion et non pas de composition.
Aristote donne un deuxième signe avec la notion d'entité complexe d'ordre intellectuel : Un objet défini se comporte, vis à vis des éléments le définissant, un peu comme un tout puisqu'il les contient en acte. Mais celui qui en saisit le nom, que ce soit «homme» ou «cercle», ne discerne pas tout de suite les principes le définissant. Le nom est donc une totalité indistincte que la définition décompose, en séparant un à un les principes qui le définissent. Là encore pourtant, il parait y avoir contradiction avec ce qu'on a dit précédemment : Les éléments définissant un objet doivent être plus universels, puisqu'on les a dits mieux connus de nous. Si en outre l'objet défini nous était mieux connu que ce qui le définit, jamais la définition ne pourrait nous le faire découvrir, puisqu'on ne progresse qu'à partir de ce que l'on sait déjà. C'est qu'en fait, les termes d'une définition, en tant que tels, nous sont mieux connus que le défini, mais on connaît l'objet à définir avant de savoir que ce sont ces termes là qui le définissent. Pour prendre un exemple, on sait ce que sont l'animalité et la rationalité avant de savoir ce qu'est l'humanité, mais on connaît d'abord confusément la nature humaine avant de savoir qu'elle se définit comme «animal raisonnable».
Enfin le philosophe donne une dernière preuve issue de l'universalité propre à la sensation : Plus le concept est universel et plus il nous est accessible, et de même, le sens appréhende d'abord des perceptions plus communes. Il s'agit là d'une antériorité aussi bien au regard de la distance que du temps. Lorsqu'en effet, nous percevons quelque chose d'éloigné, nous voyons d'abord un corps, avant de distinguer un être animé, puis un homme et enfin Socrate. De même l'enfant perçoit un homme avant de voir que cet homme est Platon et qu'il est son père. C'est pourquoi, ajoute Aristote, il appelle d'abord tous les hommes «papa» et toutes les femmes «maman», avant de les reconnaître chacun personnellement.

LIVRE PREMIER

Chapitre 1

1. Connaissance et science viennent, en toute recherche ordonnée (1) dont il y a principes ou causes ou éléments, du fait de les connaître. En effet, nous pensons connaître vraiment une chose lorsque nous avons découvert ses premières causes, puis ses premiers principes, et jusqu'à ses éléments. Il est donc clair que, pour la science qui porte sur la nature, on doit d'abord s'efforcer de définir ce qui en concerne les principes. 2. Or, la voie qui nous est naturelle, c'est d'aller de ce qui nous est plus connaissable et plus clair à ce qui est plus clair et plus connaissable de par sa nature; car ce n'est pas la même chose qui nous est plus connaissable et qui l'est absolument. C'est pourquoi il faut progresser de la manière suivante: de ce qui est moins clair, de par sa nature, mais plus clair pour nous, à ce qui est plus clair et plus connaissable de par sa nature. Or, ce qui est manifeste et clair en premier, pour nous, c'est ce qui est davantage confus (2); par après, à partir de cela, à mesure que nous en faisons l'analyse, les éléments et les principes se font connaître. C'est pourquoi il faut aller des universels aux singuliers. 3. Pour le sens, déjà, le tout est plus connaissable, et l'universel est une sorte de tout, car l'universel contient bien des choses comme ses parties. 4. Il en va pareillement, en quelque manière, dans la relation des noms à la définition: en effet, ils signifie une sorte de tout et sans distinction, comme le cercle. Alors que sa définition pousse la division jusqu'aux éléments singuliers. 5. Aussi, les enfants appellent d'abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c'est par après qu'ils différencient chacun d'eux.

Leçon 1

#1. — Le traité des choses naturelles, dont nous entreprenons l'exposition, est le premier traité de la science naturelle. Aussi faut-il, à son début, indiquer ce qu'est la matière et le sujet de la science naturelle. Toute science, doit-on savoir, réside dans l'intelligence, et une chose devient intelligible en acte du fait d'être de quelque façon abstraite de la matière. Par conséquent, dans la mesure où des choses entretiennent une relation différente avec la matière, elles appartiennent à des sciences différentes. De plus, toute science s'obtient par démonstration et le moyen de la démonstration, c'est la définition; nécessairement, donc, de manières différentes de définir résultent des sciences différentes.

#2. — Or, doit-on savoir, il y a des choses dont l'existence dépend de la matière et qui ne peuvent pas se définir sans matière; il y en a, par contre, dans la définition desquelles n'intervient pas de matière sensible, même si elles ne pourraient pas exister sinon dans une matière sensible. Ces choses diffèrent entre elles comme le courbe et le camus. En effet, le camus existe dans une matière sensible, et nécessairement, dans sa définition, intervient une matière sensible; car le camus est un nez courbe. Et toutes les choses naturelles sont de la sorte, comme l'homme, la pierre. Dans la définition du courbe, par contre, n'intervient pas de matière sensible, bien qu'il ne pourrait pas exister sinon dans une matière sensible. Et toutes les choses mathématiques sont de la sorte, comme les nombres, les grandeurs et les figures. Par ailleurs, il y a des choses qui ne dépendent de la matière ni pour leur existence ni pour leur conception (3). Soit qu'elles n'existent jamais dans une matière, comme Dieu et les autres substances séparées; soit qu'universellement elles n'existent pas dans une matière, comme la substance, la puissance et l'acte, et l'être même.

#3. — C'est sur des choses de la sorte que porte la métaphysique, tandis que c'est la mathématique qui porte sur celles qui dépendent de la matière sensible pour leur existence mais non pour leur conception, et la science naturelle — qu'on appelle Physique — qui porte sur celles qui dépendent de la matière non seulement pour leur existence mais aussi pour leur conception. En outre, tout ce qui comporte matière est mobile; par conséquent, c'est l'être mobile qui est le sujet de la philosophie naturelle. En effet, la philosophie naturelle porte sur les choses naturelles; or les choses naturelles sont celles dont le principe est leur nature, et la nature est un principe de mouvement et de repos en ce en quoi elle est. C'est donc sur les choses qui ont en elles un principe de mouvement que porte la science naturelle.

#4. — Par ailleurs, on doit traiter en premier et à part de ce qui s'attache à quelque chose de commun, pour ne pas avoir à le répéter plusieurs fois, en traitant toutes les parties de cet élément commun. Pour cette raison, il a été nécessaire de mettre en premier, dans la science naturelle, un traité dans lequel on traiterait de ce qui s'attache à l'être mobile en général. De la même manière, on met avant toutes les sciences la philosophie première, dans laquelle on détermine de ce qui est commun à l'être en tant qu'être. C'est le traité de la Physique, qu'on appelle aussi De l'auditeur physique, ou naturel, parce que son contenu s'adresse à des auditeurs sur le mode d'un enseignement. Et son sujet est l'être mobile pris absolument. Je ne dis pas, toutefois, le corps mobile, car c'est dans ce traité qu'on prouve que tout mobile est un corps, et aucune science ne prouve son sujet. C'est pourquoi aussi, dès le début du traité Du Ciel, qui fait suite à celui-ci, on commence par une manifestation du corps. Puis, font suite à ce traité d'autres traités de science naturelle, dans lesquels on traite des espèces des êtres mobiles. Par exemple, au traité Du Ciel, il s'agit de l'être mobile selon le mouvement local, qui est la première espèce de mouvement; dans le traité De la génération, il s'agit du mouvement vers la forme et des premiers êtres mobiles, à savoir, les éléments, en rapport à leurs transformations générales; pour ce qui est de leurs transformations spéciales, on en traite dans le traité Des Météores ; puis, il s'agit des êtres mobiles mixtes inanimés dans le traité Des Minéraux ; et des êtres animés dans le traité De l'âme et dans ceux qui le suivent.

#5. — Aristote fait précéder ce traité d'un proème dans lequel il montre l'ordre dans lequel on doit procéder en science naturelle. Aussi établit-il deux règles: il montre, en premier, qu'il faut commencer par traiter des principes et, en second (184a16), que, parmi les principes, il faut commencer par les principes plus universels. En premier, donc, il raisonne comme suit. Dans toutes les sciences où on trouve des principes ou des causes ou des éléments, leur intelligence et leur science sont issues de la connaissance de leurs principes, causes et éléments; or la science qui porte sur la nature possède des principes, des éléments et des causes; il faut donc, en elle, commencer par traiter des principes. Par ailleurs, qu'il parle d'intelliger, cela renvoie aux définitions, et qu'il parle de savoir, cela renvoie aux démonstrations. En effet, tout comme les démonstrations, les définitions aussi partent des causes, car une définition complète est une démonstration, seule la disposition faisant une différence, comme il est dit, Seconds Analytiques, I, ch. 8. D'autre part, en parlant de principes ou de causes ou d'éléments, il ne veut pas dire la même chose. En effet, la cause a plus d'extension que l'élément, car l'élément est ce dont une chose est initialement composée et qui se trouve en elle, comme il est dit, Métaphysique, V, ch. 3. Par exemple, les éléments d'un mot, ce sont ses lettres, et non ses syllabes. On appelle des causes, par contre, ce dont des choses dépendent dans leur être ou leur devenir; aussi, même ce qui est en dehors d'une chose, ou qui se trouve dans la chose, mais dont elle n'est pas initialement composée, peut s'appeler sa cause, mais non son élément. Le principe, quant à lui, implique un ordre dans un processus; aussi, une chose peut être un principe sans être une cause; par exemple, là où commence un mouvement, c'est le principe du mouvement, mais ce n'en est pas la cause; et le point est le principe de la ligne, mais non sa cause, pourtant. Ainsi donc, par principes, Aristote semble bien, ici, entendre les causes motrices et les agents, de qui surtout on attend l'ordre d'un processus; par causes, ensuite, il semble bien entendre les causes formelles et finales, dont, surtout, dépendent les choses dans leur être et dans leur devenir; et par éléments, il semble entendre les premières causes matérielles. Il use par ailleurs de ces noms en disjonction et non en conjonction pour signaler que toute science ne démontre pas par toutes les causes. En effet, la mathématique ne démontre que par la cause formelle; la métaphysique démontre par la cause formelle et finale principalement, et aussi par l'agent; enfin, la science naturelle démontre par toutes les causes. Il prouve ensuite la première proposition du raisonnement apporté à partir de l'opinion commune, comme aussi Seconds Analytiques, I, ch. 2: c'est que n'importe qui pense qu'il connaît une chose quand il en connaît toutes les causes, des premières aux dernières. Et il n'est pas nécessaire, ici, de prendre causes, éléments et principes en d'autres sens que plus haut, comme le veut le Commentateur, mais en les mêmes sens. Aristote dit enfin jusqu'aux éléments du fait que ce qui vient en dernier dans la connaissance c'est la matière. Car la matière est en vue de la forme, tandis que la forme vient d'un agent en vue de la fin, si elle n'est pas elle-même la fin; par exemple, nous disons que c'est en vue de scier que la scie a des dents, et qu'il faut qu'elles soient de fer pour se trouver aptes à scier.

#6. — Ensuite (184a16), Aristote montre que parmi les principes il faut traiter en premier des plus universels: il montre cela en premier avec un raisonnement et en second (184a24) avec des signes. Au premier propos, il présente son raisonnement comme suit. Il nous est naturel, en connaissant, de passer de ce qui est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature; or ce qui est plus connaissable pour nous, c'est ce qui est confus, et les universels sont de cette sorte; il nous faut donc aller des universels aux singuliers.

#7. — Puis, pour manifester la première proposition, il signale que ce n'est pas la même chose qui est plus connaissable pour nous et par nature; au contraire, ce qui est plus connaissable par nature est moins connaissable quant à nous. Or le mode ou l'ordre naturel pour apprendre, c'est d'aller de ce que nous connaissons à ce que nous ignorons; aussi faut-il que nous passions de ce qui est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature. On doit noter que c'est la même chose dont il dit qu'elle est connaissable par nature et connaissable absolument. Est plus connaissable absolument, par ailleurs, ce qui est plus connaissable en soi. Et est plus connaissable en soi ce qui a davantage d'entité, car tout est connaissable en tant qu'il est un être. Or est davantage un être ce qui est davantage en acte; c'est pourquoi c'est lui qui est le plus connaissable par nature. Pour nous, par contre, c'est l'inverse qui se produit, du fait que notre intelligence va de la puissance à l'acte et que le principe de notre connaissance est issu des sensibles, qui sont matériels et, pour autant, intelligibles en puissance; c'est pourquoi ces objets nous sont connus avant les substances séparées, qui sont pourtant plus connaissables par nature, comme il appert, Métaphysique, II. Il ne dit donc pas plus connaissable par nature comme si la nature le connaissait, mais du fait qu'il s'agit de ce qui est plus connaissable en soi et en raison de sa propre nature. Il dit enfin plus connaissable et plus certain, parce que dans les sciences on ne recherche pas n'importe quelle connaissance, mais la certitude de la connaissance. Par après, pour comprendre la seconde proposition, on doit savoir qu'ici on appelle confus ce qui contient en soi autre chose, en puissance et indistinctement. Or connaître une chose indistinctement, c'est le milieu entre la pure puissance et l'acte parfait; aussi, comme notre intelligence passe de la puissance à l'acte, le confus lui vient avant le distinct. Cependant, il y a science complète en acte seulement quand, par analyse, on parvient à une connaissance distincte des principes et des éléments. Voilà la raison pour laquelle le confus nous est connu avant le distinct. Que maintenant les universels soient confus, cela est manifeste, car les universels contiennent en eux leurs espèces en puissance, de sorte que celui qui connaît une chose universellement la connaît indistinctement; la connaissance de cette chose devient distincte quand chaque précision contenue en puissance dans l'universel devient connue en acte; celui, par exemple, qui sait que tel être est un animal sait seulement en puissance qu'il est rationnel. On vient à connaître une chose en puissance avant de la connaître en acte; donc, selon cet ordre dans lequel nous passons, pour apprendre, de la puissance à l'acte, nous savons qu'un être est un animal avant de savoir qu'il est un homme.

#8. — Cependant, ce que le Philosophe dit ailleurs, Seconds Analytiques, I, ch. 2, que les singuliers sont plus connaissables quant à nous tandis que les universels le sont par nature ou absolument, semble bien contraire à ce qu'on vient de dire. C'est qu'il faut comprendre que là il prend pour singuliers les individus sensibles mêmes; ceux-là sont plus connaissables quant à nous, parce que la connaissance du sens, qui porte sur les singuliers, précède en nous la connaissance de l'intelligence, qui porte sur les universels. Or comme la connaissance intellectuelle est plus parfaite, et que les universels sont intelligibles en acte, mais pas les singuliers, du fait qu'ils soient matériels, les universels, absolument et par nature, sont plus connaissables. Ici, au contraire, ce ne sont pas les individus mêmes qu'il appelle singuliers, mais les espèces; or celles-ci sont plus connaissables par nature, dans la mesure où elles sont dotées d'une existence plus parfaite et comportent une connaissance distincte, tandis que les genres sont connaissables antérieurement quant à nous, dans la mesure où ils comportent une connaissance en puissance et confuse. On doit savoir que le Commentateur donne une autre explication. Il dit en effet que là (184a16) le Philosophe veut montrer le mode de démonstration de cette science, à savoir, qu'elle démontre par les effets et par ce qui est postérieur par nature, de sorte que ce qui est dit là s'entende du processus de démonstration et non de détermination. Ensuite (184a21), Aristote entend manifester, d'après lui, ce qui est plus connaissable quant à nous et moins connaissable par nature, à savoir, le composé par rapport au simple, en entendant composé pour confus. À la fin, il conclut qu'on doit aller des plus universels aux moins universels, comme une espèce de corollaire. Il devient clair que son explication ne convient pas, du fait qu'il ne ramasse pas tout sous une seule intention; aussi parce qu'ici le Philosophe n'entend pas montrer le mode de démonstration de cette science, car cela il le fera au second livre, en suivant l'ordre dans lequel on doit traiter des choses; et en plus parce qu'on ne doit pas entendre par confus le composé, mais l'indistinct ; en effet, il ne pourrait conclure quoi que ce soit des universels, car les genres ne sont pas composés des espèces.

#9. — Ensuite (184a24), Aristote manifeste son propos avec trois signes. Le premier en provient du tout intégral sensible. Il dit que le tout sensible est plus connaissable pour le sens; donc, le tout intelligible aussi est plus connaissable pour l'intelligence. Or l'universel est une espèce de tout intelligible, car il comprend bien des choses comme parties, à savoir, ses inférieurs; donc, quant à nous, l'universel est plus connu pour l'intelligence. Mais cette preuve semble inefficace, car il se sert du tout et de la partie et de la compréhension de manière équivoque. On doit dire, toutefois, que le tout intégral et le tout universel se ressemblent en ceci que l'un et l'autre sont confus et indistincts. De même, en effet, que celui qui saisit le genre ne saisit pas distinctement les espèces, mais seulement en puissance, de même aussi celui qui saisit la maison n'en distingue pas encore les parties. Aussi, comme c'est en raison de sa confusion que le tout est connu antérieurement quant à nous, la même raison vaut pour l'un et l'autre tout. Par contre, être composé n'est pas commun à l'un et l'autre tout; aussi est-il manifeste qu'il a dit exprès confus, et non composé.

#10. — Ensuite (184a26), il présente un autre signe en rapport au tout intégral intelligible. En effet, d'une certaine manière, le défini se rapporte comme un tout intégral aux principes qui le définissent, pour autant que ces principes qui le définissent sont en acte dans le défini. Pourtant, celui qui saisit le nom, par exemple, homme, ou cercle, ne distingue pas aussitôt les principes qui le définissent. Ainsi, le nom est comme une espèce de tout et indistinct, tandis que la définition le divise en chacun de ses éléments, c'est-à-dire énumère les principes du défini. 7 Cela paraît contraire, toutefois, à ce qu'il a dit plus haut, car les principes qui définissent semblent bien être plus universels, et il a dit que, quant à nous, les universels sont connaissables antérieurement. En outre, si le défini était pour nous plus connaissable que les principes qui le définissent, un défini ne nous deviendrait pas connu par sa définition, car rien ne nous devient connu si ce n'est à partir de ce que nous connaissons davantage. On doit répliquer, cependant, que nous connaissons, en eux-mêmes, les principes qui définissent avant de connaître le défini; par contre, nous connaissons le défini avant de savoir que les principes qui le définissent sont justement ceux-là. Par exemple, nous connaissons l'animal et le rationnel avant l'homme; mais nous connaissons confusément l'homme avant de savoir que l'animal et le rationnel sont les principes qui le définissent.

#11. — Ensuite (184b12), il présente un troisième signe tiré des sensibles plus universels. Avec l'intelligence, en effet, nous connaissons l'intelligible plus universel antérieurement; par exemple: l'animal avant l'homme. De même aussi, avec le sens, nous connaissons le sensible plus commun antérieurement; par exemple: tel animal avant tel homme. Et par antérieurement avec le sens, je veux dire à la fois selon le lieu et selon le temps. Selon le lieu, certes, car lorsque nous voyons une chose de loin, nous percevons qu'il s'agit d'un corps avant de percevoir qu'il s'agit d'un animal, et cela avant de percevoir qu'il s'agit d'un homme, et enfin qu'il s'agit de Socrate. Pareillement, selon le temps, l'enfant saisit qu'un tel est un homme avant de saisir que c'est tel homme, que c'est Platon, que c'est son père. C'est ce qu'il veut dire, en soulignant que «les enfants appellent d'abord tous les hommes pères et mères toutes les femmes, et que seulement par la suite ils distinguent chacun, c'est-à-dire le connaissent distinctement». Par là, on montre manifestement que nous connaissons une chose dans une certaine confusion avant de la connaître distinctement.

Chapitre 2

 6. Nécessairement, le principe est unique ou il y en a plusieurs; s'il est unique, ou il est immobile, comme le disent Parménide et Mélissos, ou il est mobile selon l'opinion des naturalistes: certains affirment que le premier principe, c'est l'air, d'autres, que c'est l'eau. S'il y en a plusieurs, ils sont ou limités ou illimités; s'ils sont limités, mais plus qu'un, ils sont ou deux ou trois ou quatre ou un autre nombre; et s'ils sont illimités, ils seront ou bien, selon l'opinion de Démocrite, d'un genre unique, mais différents de figure ou de forme, ou bien ils seront même contraires. 7. Ils conduisent leur recherche de même manière ceux qui cherchent combien il y a d'êtres, car ils se demandent d'abord à partir de quoi les êtres sont, cherchant s'il y a un seul élément ou plusieurs et, si c'est plusieurs, s'ils sont limités ou illimités. En conséquence, tant du principe que de l'élément, on cherche s'il y en a un seul ou plusieurs. 8. Examiner la première position, comme quoi l'être serait unique et immobile, ce n'est pas faire porter son examen sur la nature. Cela n'appartient pas non plus au géomètre, en effet, de raisonner contre qui renverse ses principes — c'est l'affaire d'une autre science ou d'une science commune à toutes. De même, cela n'appartient pas à qui enquête sur les principes, car il n'y a plus de principe si l'être est unique, et unique de cette manière. Car le principe l'est d'une ou de plusieurs choses. 9. Assurément, examiner si l'être est un de cette manière, c'est pareil à discuter toute autre position énoncée simplement pour discuter, celle d'Héraclite, par exemple, ou si on prétendait que l'être c'est uniquement un homme. 10. Ce n'est pas non plus une considération naturelle de résoudre des raisonnements chicaniers, comme le sont précisément ces deux raisonnements, celui de Mélissos et celui de Parménide. En effet, ils assument des faussetés et n'infèrent pas (4). Celui de Mélissos est spécialement grossier et ne comporte pas de difficulté: si on concède une absurdité, elle entraîne les autres arrivent; mais cela ne présente rien de difficile. 11. Pour nous, qu'il soit considéré comme établi (5) que ce qui dépend de la nature est mobile, en totalité ou en partie; c'est d'ailleurs déjà évident par l'induction. En même temps, il ne convient pas non plus de tout résoudre, mais seulement tout ce qui démontre faussement en partant des principes et rien de ce qui n'en part pas. Par exemple, il appartient au géomètre de résoudre la quadrature effectuée par le moyen des segments, mais résoudre celle d'Antiphon n'appartient pas au géomètre. 12. Cependant, bien que leur considération ne porte pas sur la nature, il leur arrive de formuler des difficultés naturelles; peut-être donc cela a-t-il du bon d'en discuter un peu, car cet examen touche la philosophie.

 Leçon 2

#12. — Une fois établi le proème, dans lequel on a montré que la science naturelle doit commencer par les principes les plus universels, Aristote commence ici, suivant l'ordre annoncé, à examiner ce qui appartient à la science naturelle. Cela se divise en deux parties: dans la première, il traite des principes universels de la science naturelle; dans la seconde (200b1), il traite de l'être mobile en général, sujet visé en ce traité. C'est ce qu'il fait au troisième livre. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il traite des principes du sujet de cette science, c'est-à-dire des principes de l'être mobile en tant que tel; dans la seconde (192b1), il traite des principes de la science même (6), au second livre. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il recueille les opinons des autres sur les principes communs de l'être mobile; dans la seconde (188a19), il s'enquiert de la vérité à leur sujet. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il présente différentes opinions des philosophes anciens sur les principes communs de la nature; en second (184b25), il montre que pour certaines d'entre elles il n'appartient pas au naturaliste de les examiner; en troisième (185a20), il examine ces opinions et réfute leur fausseté. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente différentes opinions des philosophes sur les principes de la nature; en second (184b22), il montre qu'on trouve la même diversité dans les opinions des philosophes concernant les êtres.

#13. — Nécessairement, dit-il donc en premier, il y a un seul principe de la nature ou il y en a plusieurs; or l'une et l'autre contradictoire a trouvé des philosophes pour la soutenir. En effet, certains ont introduit un seul principe, d'autres plusieurs. De ceux qui en ont introduit un seul, certains ont soutenu qu'il est immobile, comme Parménide et Mélissos, dont l'opinion deviendra évidente plus loin, tandis que d'autres ont soutenu qu'il est mobile, à savoir, les naturalistes anciens. Parmi ces derniers, certains ont soutenu que c'est l'air qui est le principe de tous les êtres naturels, comme Diogène, d'autres l'eau, comme Thalès, d'autres le feu, comme Héraclite, et d'autres enfin quelque chose d'intermédiaire entre l'air et l'eau, comme la vapeur. Toutefois, aucun de ceux qui ont introduit un seul principe n'ont dit que c'est la terre, à cause de sa grossièreté. Par ailleurs, ils présentaient ces principes comme mobiles, car ils affirmaient que toute autre chose se produisait par leur raréfaction et condensation. Quant à ceux qui ont introduit plusieurs principes, certains les ont présentés comme limités en nombre, d'autres les ont présentés comme illimités. Parmi ceux qui les ont présentés comme limités en nombre, mais plus nombreux qu'un seul, certains ont soutenu qu'ils sont deux, à savoir, le feu et la terre, comme Aristote le dira plus loin (#76) de Parménide, d'autres trois, à savoir, le feu, l'air et l'eau — car ils estimaient la terre comme chose composée, à cause de sa grossièreté —, d'autres enfin quatre, à savoir Empédocle, ou encore en un autre nombre — car Empédocle lui-même, avec ses quatre éléments, en a introduit deux autres, à savoir, l'amitié et la discorde. Que ce soit supposé, non comme quelque chose de douteux, mais comme quelque chose de sûr, dont la démonstration, cependant, relève d'une science supérieure. Quant à ceux qui en ont présenté plusieurs comme illimités en nombre, ils ont divergé. En effet, Démocrite a soutenu que des corps indivisibles, que l'on appelle des atomes, sont les principes de toutes les choses. Ces espèces de corps, il a soutenu qu'ils étaient tous d'un genre unique de nature, mais qu'ils différaient de figure et de forme, et non seulement qu'ils différaient, mais aussi qu'ils comportaient de la contrariété entre eux. Il introduisait en effet trois contrariétés, l'une en rapport à leur figure, entre courbe et droit, l'autre en rapport à leur ordre, entre antérieur et postérieur, la dernière en rapport à leur position, entre avant et arrière, haut et bas, droite et gauche. Et ainsi, à partir de ces corps d'une nature unique, il soutenait que différentes choses se trouvaient produites selon la diversité de figure, de position et d'ordre des atomes. À partir de cette opinion il donne à comprendre l'opinion opposée, celle d'Anaxagore, qui a présenté lui aussi les principes comme illimités, mais non pas d'un seul genre de nature. Car il a soutenu que les principes de la nature sont une infinité de très petites particules de chair et d'os et d'autres pareilles choses, comme il deviendra manifeste plus loin (#58ss). On doit remarquer qu'Aristote n'a pas divisé les plusieurs principes en mobiles et immobiles, parce que personne, en soutenant que les premiers principes sont plusieurs, n'a pu les prétendre immobiles; étant donné, en effet, que tous introduisaient de la contrariété dans les principes, et que les contraires sont de nature à s'altérer, l'immobilité ne pouvait pas tenir avec la pluralité des principes.

#14. — Ensuite (184b22), il montre qu'on trouve la même diversité d'opinions à propos des êtres. Pareillement, dit-il, les naturalistes, en enquêtant sur ce qui est, c'est-à-dire sur les êtres, se demandent combien ils sont, à savoir, si c'est un seul ou plusieurs; et, s'ils sont plusieurs, s'ils sont limités en nombre ou illimités. La raison en est que les naturalistes anciens n'ont connu que la cause matérielle, et n'ont touché que peu aux autres causes. Ils soutenaient par ailleurs que les formes naturelles sont des accidents, comme les formes artificielles; comme donc toute l'essence (7) des artefacts est leur matière, de même s'ensuivait-il, d'après eux, que toute la substance des êtres naturels était leur matière. Aussi, ceux qui introduisaient un principe unique, par exemple l'air, pensaient que les autres êtres étaient de l'air quant à leur essence; et il en va de même des autres opinions. C'est ce qu'il dit, que les naturalistes se demandent à partir de quoi les êtres sont, c'est-à-dire qu'en enquêtant sur les principes, ils recherchent les causes matérielles, à partir de quoi on dit que les êtres sont. Aussi appert-il que lorsqu'ils enquêtent sur les êtres, s'ils sont un seul ou plusieurs, leur recherche porte sur les principes matériels, qu'on appelle les éléments.

#15. — Ensuite (184b25), il montre qu'il n'appartient pas au naturaliste de réfuter l'une de ces opinions. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre qu'il n'appartient pas à la science naturelle de réfuter l'opinion de Parménide et de Mélissos; en second (185a17), il donne la raison pour laquelle il est utile au présent propos de la réfuter. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre qu'il n'appartient pas à la science naturelle de réfuter l'opinion mentionnée; en second (185a8), qu'il ne lui appartient pas non plus de résoudre les raisonnements apportés pour la prouver. Il montre le premier point avec deux raisonnements (184b25 et 185a5). Il n'appartient pas à la science naturelle, dit-il donc en premier, d'examiner cette opinion, que l'être serait unique et immobile. Car on a déjà montré qu'il n'y a pas de différence, dans l'intention des philosophes anciens, à soutenir un principe unique immobile et à soutenir un être unique immobile. Qu'il n'appartienne pas au naturaliste de réfuter cette opinion, il le montre comme suit. Il n'appartient pas à la géométrie d'apporter un raisonnement contre qui détruit ses principes; au contraire, cela ou bien appartient à une autre science particulière — si toutefois la géométrie est subordonnée à une science particulière; par exemple, la musique est subordonnée à l'arithmétique, et c'est à cette dernière qu'il appartient de s'attaquer à qui nie les principes de la musique —, ou bien appartient à une science commune, à savoir, à la logique ou à la métaphysique. Or la position mentionnée détruit les principes de la nature; car s'il y a seulement un être, et qu'il soit unique de cette façon, à savoir, immobile, de sorte que de lui rien d'autre ne puisse être issu, la notion même de principe se trouve détruite, puisque tout principe est le principe ou bien d'une chose ou bien de plusieurs. Du fait d'introduire un principe, donc, il s'ensuit une multitude, car autre est le principe et autre ce dont il est le principe. Donc, qui nie la multitude détruit les principes; le naturaliste ne doit donc pas s'attaquer à cette position.

#16. — Ensuite (185a5), il montre la même chose avec un autre raisonnement. On ne requiert pas d'une science, en effet, qu'elle apporte un raisonnement contre des opinions manifestement fausses et invraisemblables (8); car se préoccuper de n'importe qui émet des avis contraires aux opinions du sage est stupide, comme il est dit, Topiques, I, 9. C'est ce qu'il dit, que chercher à examiner si l'être est un de cette façon, à savoir, immobile, c'est semblable à s'attaquer à n'importe quelle autre position invraisemblable, par exemple à la position d'Hérclite, qui disait que tout se meut et que rien n'est vrai, ou à la position de quelqu'un qui dirait que tout être n'est qu'un homme, laquelle position, de fait, serait parfaitement invraisemblable. Or qui soutient qu'il n'y a seulement qu'un être immobile est forcé de soutenir que l'être tout entier est une seule chose. Ainsi donc, il appert qu'il ne relève pas de la science naturelle de s'attaquer à cette position.

#17. —

#18. — Ensuite (185a12), il apporte un deuxième raisonnement pour montrer la même chose. Il va comme suit. Dans la science naturelle, on suppose que les êtres naturels se meuvent ou bien tous ou bien quelques-uns. Il précise cela du fait qu'il y a doute sur certains d'entre eux s'ils se meuvent et sur la manière dont ils se meuvent; par exemple, concernant l'âme, le centre de la terre, le pôle du ciel, les formes naturelles, et ainsi de suite. Et que les êtres naturels se meuvent, cela peut devenir manifeste par induction, car il est évident au sens que les choses naturelles se meuvent. …

Chapitre 5

 En tout cas, tous prennent pour principes les contraires, ceux pour qui le tout est un et sans mouvement (Parménide, en effet, prend pour principes le chaud et le froid, qu'il appelle, d'ailleurs, feu et terre) et les partisans du rare et du dense, et Démocrite avec son plein et son vide, dont l'un, d'après lui, est l'être, l'autre le non-être, et en outre avec les différences qu'il appelle situation figure ordre; ce sont là des genres contraires: la situation, pour le haut et le bas, l'avant et l'arrière; la figure pour l'anguleux et le non-anguleux, le droit et le circulaire. On voit donc que tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les contraires; et c'est avec raison; car les principes ne doivent être formés ni les uns des autres, ni d'autres choses; et c'est des principes que tout doit être formé; or, c'est là le groupe des premiers contraires; premiers, ils ne sont formés d'aucune autre chose; contraires, ils ne sont pas formés les uns des autres. Maintenant, pourquoi en est-il ainsi? c'est ce qu'il faut expliquer rationnellement. Il faut admettre d'abord qu'il n'y a pas d'être à qui sa nature permette de faire ou de subir n'importe quoi de n'importe quel être; pas de génération où un être quelconque sorte d'un être quelconque, à moins qu'on ne l'entende par accident: comment le blanc viendrait-il du lettré, à moins que le lettré ne soit accident du non-blanc ou du noir? Le blanc vient du non-blanc et non de tout non-blanc, mais du noir ou des intermédiaires, et le lettré du non-lettré, et non de tout non-lettré, mais de l'illettré ou des intermédiaires, s'il y en a. Pas davantage une chose ne se corrompt essentiellement en n'importe quoi; par exemple, le blanc ne se corrompt pas en non-lettré, sauf par accident, mais en non-blanc, et non en n'importe quel non-blanc, mais en noir ou en un intermédiaire; de même, le lettré en non-lettré, et non en n'importe lequel, mais en l'illettré ou en l'un des intermédiaires, s'il y en a. Il en est de même dans les autres cas, car le même raisonnement s'applique aux choses qui ne sont pas simples, mais composées; mais, comme il n'y a pas de nom pour les états contraires, on ne le remarque pas; en effet, nécessairement, l'harmonieux vient du non-harmonieux et le non-harmonieux de l'harmonieux; et l'harmonieux est détruit en non-harmonie et non pas en n'importe laquelle, mais en celle qui est à l'opposé. Même langage à tenir sur l'ordre et la composition que sur l'harmonie; c'est évidemment le même raisonnement: et la maison, la statue, ou tout autre chose, a le même mode de génération; la maison, en effet, sort d'un état de non-rassemblement, de dispersion des matériaux, la statue ou une autre figure sort de l'absence de figure; et c'est, dans ces deux cas, tantôt une mise en ordre, tantôt une composition. Si donc cela est vrai, nous dirons que la génération de tout ce qui est engendré, et la destruction de tout ce qui est détruit ont pour points de départ et pour termes les contraires ou les intermédiaires. D'ailleurs, les intermédiaires viennent des contraires, par exemple, les couleurs viennent du blanc et du noir. Ainsi, tous les êtres engendrés naturellement sont des contraires ou viennent des contraires. Jusqu'à ce point, du moins, l'accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut: tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes, les contraires, encore qu'ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait. Ils se distinguent les uns des autres, selon qu'ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l'humide et le sec, d'autres l'impair et le pair, alors que certains posent l'amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l'on vient d'indiquer. Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l'apparence, mais accord dans l'analogie ; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). Voilà donc comment leurs principes sont identiques. Ils le sont encore par la distinction du Pire et du Meilleur, et aussi parce qu'ils sont plus connaissables pour certains selon la raison, pour d'autres selon la sensation; car le général est plus connaissable selon la raison, le particulier selon la sensation; car la raison a pour objet le général, la sensation le particulier; par exemple, l'opposition du grand et du petit est de l'ordre de la raison, celle du rare et du dense de l'ordre de la sensation. Quoi qu'il en soit, on voit que les principes doivent être des contraires. (Traduction Carteron)

Leçon 10

#75. — Maintenant qu'il a présenté les opinions des philosophes anciens sur les principes de la nature, le Philosophe commence ici à rechercher la vérité. En premier, il la recherche sous mode de discussion en partant d'endoxes; en second (189b30), il établit la vérité sous mode de démonstration. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il enquête sur la contrariété des principes; en second (189a11), sur leur nombre. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il présente l'opinion des anciens sur la contrariété des principes; en second (188a27), il appuie cela sur un raisonnement; en troisième (188b26), il montre comment les philosophes se comparent pour ce qui est de donner des contraires comme principes.

#76. — Tous les philosophes anciens, dit-il donc en premier, introduisent de la contrariété dans les principes. Et il le manifeste avec trois opinions des philosophes. Certains, en effet, ont dit que tout l'univers est un seul être immobile. Parmi eux, Parménide a soutenu que toutes choses n'en sont qu'une seule d'après la raison, mais en sont plusieurs d'après le sens. Pour autant qu'elles sont plusieurs, il introduisait en elles des contraires comme principes, à savoir, le chaud et le froid, et il attribuait le chaud au feu et le froid à la terre. La seconde opinion, ensuite, a appartenu aux philosophes naturels qui ont reconnu un seul principe matériel mobile; ils soutenaient que le reste en procédait par raréfaction et concentration, de sorte qu'ils soutenaient que c'étaient le rare et le dense les principes. La troisième opinion vient de ceux qui ont introduit plusieurs principes. Parmi eux, Démocrite a soutenu que tout vient de corps indivisibles qui, joints les uns aux autres, laissent du vide dans leur contact; il appelait ces espaces vides des pores, comme il appert, De la génération, I, 8. C'est ainsi, donc, qu'il donnait tous les corps comme composés de ferme et de vain, c'est-à-dire de plein et de vide. Aussi affirmait-il que ce sont le plein et le vide les principes de la nature; mais il attribuait le plein à l'être et le vide au non-être. En outre, bien que les corps indivisibles soient tous d'une nature unique, il affirmait quand même que s'en constituaient de différents en raison d'une diversité de figure, de position et d'ordre. Aussi donnait-il comme principe les contraires qui sont dans le genre de la 12 position, à savoir le haut et le bas, l'avant et l'arrière; et les contraires qui sont dans le genre de la figure, à savoir le droit, l'angulaire et le circulaire; et pareillement les contraires qui sont dans le genre de l'ordre, à savoir l'avant et l'après, dont il ne fait pas mention dans son texte, parce qu'ils sont manifestes. C'est ainsi qu'il conclut comme par induction que d'une certaine façon tous les philosophes ont soutenu que les principes étaient des contraires. Par ailleurs, il n'a pas fait mention de l'opinion d'Anaxagore et d'Empédocle, parce qu'il les a expliqué davantage plus haut (#56-57). Cependant, eux aussi introduisaient de quelque manière de la contrariété dans les principes, en affirmant que toutes choses se produisent par composition et division, ce qui tombe dans le même genre que le rare et le dense.

#77. — Ensuite (188a27), il apporte un raisonnement probable pour montrer que les premiers principes sont des contraires, lequel va comme suit. Trois aspects semblent bien appartenir à la définition des principes: le premier, qu'ils ne soient pas issus d'autre chose; le second, qu'ils ne soient pas issus l'un de l'autre; le troisième, que tout le reste soit issu d'eux. Or ces trois aspects conviennent aux premiers contraires; ce sont donc les premiers contraires les principes. Pour comprendre ce qu'il appelle des premiers contraires, on doit tenir compte qu'il y a des contraires causés par d'autres contraires; par exemple, le doux et l'amer sont causés par l'humide et le sec et par le chaud et le froid. Mais on ne peut pas aller ainsi à l'infini, et il faut parvenir à des contraires qui ne sont pas causés par d'autres contraires. Ce sont eux qu'il appelle les premiers contraires. À ces premiers contraires, donc, conviennent les trois conditions précédentes des principes. Du fait, en effet, qu'ils sont premiers, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus d'autres; et du fait qu'ils sont des contraires, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus les uns des autres. En effet, bien que le froid provienne du chaud pour autant que ce qui, avant, est chaud, devient ensuite froid, la froideur elle-même cependant ne provient jamais de la chaleur, comme on le dira par la suite (#90). Quant au troisième point, de quelle manière tout vient des contraires, il faut l'examiner avec plus d'attention.

#78. — Ni l'action ni l'affection, déclare-t-il donc en premier pour montrer cela, ne peuvent se produire entre contingents, c'est-à-dire entre choses qui peuvent aller ensemble, ou entre contingents, c'est-à-dire entre n'importe quelles choses indéterminément. Et ce n'est pas n'importe quoi qui vient de n'importe quoi, comme Anaxagore l'a dit, sauf peut-être par accident. Cela se trouve d'abord manifesté dans des choses simples. Le blanc, en effet, ne vient pas du musicien, sauf peut-être par accident, dans la mesure où il appartient par accident au musicien d'être blanc ou noir; par contre, le blanc vient par soi du non-blanc, et non pas de n'importe quel non-blanc, mais d'un non-blanc qui est du noir ou une couleur intermédiaire. Et pareillement le musicien vient du non-musicien; et pas de n'importe quel non-musicien, mais d'un opposé qu'on appelle amusicien, c'est-à-dire qui est de nature à avoir la musique mais ne l'a pas, ou de quelque intermédiaire entre eux. Pour la même raison, une chose ne se corromp pas en premier et par soi en n'importe quoi qui se présente; par exemple, le blanc ne se corromp pas par soi en musicien, sauf par accident, mais il se corromp par soi en non-blanc; et non pas en n'importe quel non-blanc, mais en du noir ou en une couleur intermédiaire. Puis il affirme la même chose pour la corruption du musicien et d'autres pareilles qualités. La raison en est que tout ce qui vient à exister et à se corrompre n'existe pas avant de venir à exister, ni n'existe après qu'il soit corrompu. Aussi faut-il que ce qui devient par soi quelque chose, et en quoi quelque chose se corromp, soit tel qu'il inclue dans sa définition le non-être de ce quelque chose qui vient à exister ou à se corrompre. Il manifeste cela pareillement dans les choses composées. Il en va pareillement, dit-il, dans les choses composées et dans les choses simples. Mais cela nous échappe davantage dans les choses composées, parce que les opposés des choses composées ne sont pas nommés, comme les opposés des choses simples. L'opposé de la maison, en effet, n'est pas nommé, comme l'opposé du blanc; aussi, si on les ramène à des choses nommées, ce sera manifeste. En effet, tout composé consiste en une espèce de consonance; or le consonant vient du dissonant, et le dissonant vient du cosonant; et pareillement, le consonant se corromp dans la dissonance, et pas dans n'importe laquelle, mais dans l'opposée. La dissonance, par ailleurs, peut se dire soit quant à l'ordre seulement, soit quant à la composition. En effet, un tout consiste en une consonance d'ordre, par exemple une armée, tandis qu'un autre consiste en une consonance de composition, comme une maison. Mais la même raison 13 vaut pour les deux. Et il est manifeste que tous les composés viennent pareillement de non-composés, comme la maison vient de non-composés, et le figuré de non-figurés; et en toutes ces chose on ne regarde que l'ordre et la composition. Ainsi donc, il devient manifeste comme par induction que tout ce qui vient à exister ou à se corrompre arrive à exister à partir de contraires ou d'intermédiaires, ou se corromp en eux. Les intermédiaires, quant à eux, viennent des contraires, comme les couleurs intermédiaires viennent du blanc et du noir. Aussi conclut-il que tout ce qui vient à exister par nature ou bien est les contraires mêmes, comme le blanc et le noir, ou vient des contraires, comme les intermédiaires. Et c'est le propos principal qu'il entend conclure, à savoir, que tout vient des contraires, ce qui était la troisième condition des principes.

#79. — Ensuite (188b26), le Philosophe montre ici comment les philosophes se comparent pour ce qui est de donner pour principes des contraires: et en premier, comment ils se comparent quant au motif de leur position; en second (188b30), comment ils se comparent quant à leur position même. Beaucoup de philosophes, dit-il donc en premier, ont, comme on l'a dit plus haut (#76), suivi la vérité jusqu'au point de donner pour principes des contraires. Mais cela, bien qu'ils l'aient soutenu avec vérité, ils ne l'ont pas soutenu comme mus par quelque raison, mais comme forcés par la vérité même. Le vrai, en effet, est le bien de l'intelligence, celui auquel elle est naturellement ordonnée; aussi, de même que les choses privées de connaissance se meuvent à leurs fins sans raison, de même parfois l'intelligence de l'homme tend par une espèce d'inclination naturelle à la vérité, bien qu'elle ne perçoive pas la raison de cette vérité.

#80. — Ensuite (188b30), il montre comment les philosophes mentionnés se comparent dans leur position même. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre comment ils différaient pour ce qui est de donner pour principes des contraires; en second (188b36), comment simultanément ils différaient et se ressemblaient. Les philosophes, dit-il donc en premier, en donnant pour principes des contraires, différaient de deux manières. En premier, certes, parce que certains d'entre eux, s'exprimant de façon rationnelle, recevaient pour principes des contraires antérieurs, tandis que d'autres, examinant avec moins de prévoyance, recevaient des contraires postérieurs comme principes. Et parmi ceux qui recevaient des contraires antérieurs, certains portaient attention à ceux qui étaient plus connus quant à la raison, tandis que d'autres à ceux qui sont plus connus quant au sens. Ou encore, peut-on dire, avec cette deuxième différence, on donne la raison de la première différence. En effet, ceux qui sont plus connus quant à la raison sont antérieurs absolument, tandis que ceux qui sont plus connus quant au sens sont postérieurs absolument et antérieurs quant à nous. Or il est manifeste qu'il faut que des principes soient premiers. Aussi, ceux qui jugeaient antérieur quant à ce qui est plus connu pour la raison introduisaient des principes contraires antérieurs absolument, tandis que ceux qui jugeaient antérieurs quant à ce qui est plus connu pour le sens introduisaient des principes postérieurs absolument. Aussi certains donnaient comme premiers principes le chaud et le froid, et d'autres l'humide et le sec: les uns et les autres sont plus connus quant au sens. Cependant, le chaud et le froid, qui sont des qualités actives, sont antérieurs à l'humide et au sec, qui sont des qualités passives, parce que l'actif est antérieur naturellement au passif. D'autres, par contre, ont introduit des principes plus connus quant à la raison. Parmi eux, certains ont donné pour principes le pair et l'impair, à savoir les Pythagoriciens, du fait qu'ils pensaient que la substance de toutes choses est des nombres, et que toutes choses se composent de pari et d'impair comme de forme et de matière. Car ils attribuaient au pair l'infinité et l'altérité, à cause de sa divisibilité, et à l'impair ils attribuaient la finitude et l'identité, à cause de son indivision. D'autres, par ailleurs, ont donné comme causes de la génération et de la corruption la discorde et la concorde, à savoir les partisans d'Empédocle, qui sont aussi plus connus quant à la raison. Aussi appert-il qu'en ces positions apparaît la diversité dont on a parlé.

#81. — Ensuite (188b36), il montre comment, à l'intérieur de la différence des opinions mentionnées, il y a aussi une certaine ressemblance. À partir de ce qui précède, conclut-il, c'est d'une certaine manière les mêmes principes que les philosophes anciens ont affirmés et d'une certaine manière de différents. De différents, certes, pour autant qu'ils ont assumé des contraires différents, comme on l'a dit; mais les mêmes selon une certaine analogie, une proportion c'est-à-dire, parce que les principes reçus de tous ont la même proportion. Et cela de trois manières. En premier, certes, parce que tous les principes reçus par eux se rapportent entre eux comme des contraires. C'est ce qu'il dit, que tous reçoivent des principes issus de la même relation, à savoir, celle de contraires. Tous, en effet, reçoivent des contraires pour principes, bien que des contraires différents. Et ce n'est pas étonnant si, de la relation de contraires, ce sont des principes différents qu'on reçoit; c'est que parmi les contraires certains en contiennent d'autres, en tant qu'antérieurs et plus communs, et certains sont contenus sous d'autres, parce que postérieurs et moins communs. Voilà donc une manière selon laquelle ils parlent pareillement, en tant que tous reçoivent des principes issus de la relation de contraires. Une autre manière en laquelle ils se ressemblent selon une proportion, c'est que quels que soient les principes reçus par eux, l'un d'eux se rapporte à l'autre comme meilleur et l'autre comme pire. Par exemple, la concorde ou le plein ou le chaud sont présentés comme meilleurs, tandis que la discorde ou le vide ou le froid comme pires. Et il en va ainsi à regarder les autres. La raison en est que toujours l'un des contraires comporte de la privation inclue; en effet, le principe de la contrariété est l'opposition de la privation et de l'habitus, comme il est dit, Métaphysique, X, 4. Ils se ressemblent d'une troisième manière en proportion en ce que tous reçoivent des principes plus connus. Cependant, certains en reçoivent de plus connus quant à la raison, mais d'autres quant au sens. Étant donné que la raison porte sur l'universel, et le sens sur le particulier, ce sont des universels qui sont plus connus quant à la raison, comme le grand et le petit; mais des singuliers quant au sens, comme le rare et le dense, qui sont moins communs. Et ainsi, finalement, par manière d'épilogue, il conclut ce qu'il vise principalement, à savoir, que les principes sont des contraires.

Chapitre 6 

 Ici doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet, qu'ils soient un, c'est impossible, car le contraire n'est pas un. Pas davantage infinis: en effet, l'être ne serait pas intelligible. Et il y a une contrariété unique dans un genre un: or, la substance est un genre un. De plus, l'explication est possible à partir de principes en nombre fini et elle est meilleure ainsi, telle celle d'Empédocle, qu'à partir de principes infinis: en effet, il pense rendre compte de tout ce qu'Anaxagore explique avec son infinité de principes. De plus, il y a, entre les différents contraires, des rapports d'antériorité et de provenance, comme le doux et l'amer, le blanc et le noir; mais les principes doivent demeurer éternels. On voit donc qu'ils ne sont ni un ni infinis. Mais, puisqu'ils sont en nombre fini, on p eut, avec raison, refuser de les considérer comme deux; en effet, on serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité. De même pour toute autre contrariété, car l'amitié n'unit pas la haine ni ne tire rien de la haine, ni la haine de l'amitié; mais l'action de toutes les deux se produit dans un troisième terme. Et même certains admettent plusieurs termes pour en constituer la nature des êtres. En outre, on serait aussi fort embarrassé si l'on ne plaçait pas, sous les contraires, une autre nature: en effet, il n'y a pas d'êtres dont nous voyions que la substance soit constituée par les contraires; or, le principe ne peut s'attribuer à aucun sujet; car il y aurait principe de principe; le sujet, en effet est principe et doit être antérieur à l'attribut. En outre, et c'est une de nos propositions fondamentales, la substance n'est pas contraire à la substance; comment donc une substance viendrait-elle de non-substances? ou comment une non-substance serait-elle antérieure à une substance? C'est pourquoi, si l'on admet la proposition précédente et celle-ci, il faut, pour les conserver toutes les deux, accepter un troisième terme parmi les principes; telle est l'opinion de ceux pour qui le tout est une nature unique, comme l'eau ou le feu ou un intermédiaire entre ces choses. L'intermédiaire semble préférable, car déjà le feu et la terre, l'air et l'eau sont un tissu de contrariétés; aussi n'est-ce pas sans raison que certains ont établi comme sujet une autre chose, certains autres l'air: car c'est l'air qui possède le moins de différences sensibles; après lui, c'est l'eau. Mais tous, du reste informaient leur Un par des contraires, comme Densité et Rareté et Plus ou Moins. Ce sont là, en somme, assurément, Excès et Défaut, on l'a dit plus haut; et c'est une opinion qui paraît être ancienne, que l'Un avec l'Excès et le Défaut soit principes des êtres, réserve faite sur les variations qu'elle a subies: pour les anciens, le couple est l'agent, l'un le patient; pour les plus récents, c'est plutôt le contraire, l'Un est agent et le couple patient. Quoi qu'il en soit, on peut dire avec quelque raison, comme on le voit avec nous par ces arguments et d'autres analogues, qu'il y a trois éléments; mais, maintenant, dépasser ce chiffre, non: en effet, comme patient, l'Un suffit et, s'il y avait quatre termes et donc deux contrariétés, il faudrait, en dehors de chacune, qu'il existât une autre nature intermédiaire; or, si elles peuvent, étant deux, s'engendrer l'une de l'autre, l'une de ces contrariétés est inutile. En même temps, il ne peut y avoir plusieurs contrariétés premières. En effet, la substance est un genre un de l'être; par suite, les principes se distinguent les uns des autres par l'antériorité et la postériorité seulement et non par le genre: en effet, il n'y a jamais, dans un genre un, plus qu'une contrariété unique et, en conséquence, les contrariétés paraissent se réduire à une seule. Donc il apparaît que l'élément n'est pas un, ni en nombre supérieur à deux ou trois; mais lequel de ces deux nombres? c'est là, avons-nous dit, une question fort embarrassante. (Traduction Carteron)  

Chapitre 7 

 65. Établissons-le donc, en nous adressant d'abord à toute la génération, car ce qui est naturel c'est de ne regarder ce qui est propre à chaque chose qu'une fois qu'on a d'abord établi leurs points communs. 66. Quand nous disons qu'une chose est issue (9) d'une autre, une différente d'une différente, nous exprimons les termes soit simples, soit complexes. Voici ce que je veux dire par là. Il est possible qu'un homme devienne musicien, mais aussi qu'un non-musicien devienne musicien ou qu'un homme non-musicien devienne un homme musicien. D'une part, donc, avec l'homme ou le non-musicien j'exprime comme simple ce qui devient, et, d'autre part, avec le musicien j'exprime comme simple ce qu'il devient; par contre, c'est comme complexe que nous exprimons ce qui devient et ce qu'il devient (10), quand nous disons que l'homme non-musicien devient un homme musicien. 67. En outre, pour ces termes, on dit de l'un non seulement qu'il devient tel autre, mais aussi qu'il est issu de tel autre, comme le musicien est issu du non-musicien; mais de l'autre on ne parle pas de toutes les manières. Car cela ne va pas: le musicien est issu de l'homme; on dit plutôt: l'homme est devenu musicien. 68. Par ailleurs, ce qui devient, et dont nous exprimons les termes comme simples, devient tantôt tout en demeurant, tantôt sans demeurer; en effet, l'homme demeure quand il devient musicien et il est encore un homme; le non-musicien, par contre, et l'amusicien (11), ne demeure pas, ni comme simple ni comme complexe. 69. Cela fixé, on peut retenir de tous les devenirs, si on y regarde bien, qu'il faut toujours, comme nous le disons, admettre quelque chose comme sujet: c'est cela qui devient. Ce sujet, même s'il est unique de nombre, n'est cependant pas unique d'espèce — unique d'espèce, c'est-à-dire la même chose pour sa définition. L'essence n'est pas la même pour l'homme et pour l'amusicien. 70. De plus, l'un demeure, l'autre ne demeure pas: le non-opposé demeure — l'homme, en effet, demeure —, mais le musicien et le non-musicien ne demeurent pas, ni le composé des deux, comme l'homme amusicien. 71. D'ailleurs, qu'une chose soit issue de telle autre, et non pas qu'une chose devienne telle autre, se dit de préférence pour ce qui ne demeure pas; le musicien, par exemple, est issu de l'amusicien, mais non de l'homme. Quoique parfois on parle de la même façon à propos de ce qui demeure: en effet, nous disons qu'une statue est issue d'airain, et non que de l'airain devient statue. Par contre, on parle des deux manières pour ce qui est issu de l'opposé et de ce qui ne demeure pas: on dit tout aussi bien que telle chose est issue de telle autre et que telle chose devient telle autre; en effet, on dit aussi bien que le musicien est issu de l'amusicien et que l'amusicien devient musicien. Aussi en va-t-il de même encore pour le composé: en effet, on dit que le musicien est issu de l'homme amusicien et aussi que l'homme amusicien devient musicien. 72. Par ailleurs, le devenir se dit de plusieurs manières et, dans certains cas, il ne s'agit pas de devenir tout court, mais de devenir telle chose; c'est seulement pour les substances qu'il s'agit de devenir de manière absolue; les autres choses, c'est relativement qu'elles deviennent (12). — Manifestement, il est nécessaire d'admettre un sujet qui devienne. En effet, cela prend un sujet pour devenir quantifié, et qualifié, et en relation à autre chose, et en un temps, et en un lieu, car seule la substance ne se dit de rien d'autre comme sujet alors que tout le reste se dit de la substance. D'ailleurs, que les substances aussi et que tout ce qui est absolument soient issus d'un sujet, cela devient manifeste pour qui regarde bien. En effet, il y a toujours quelque chose qui sert de sujet, d'où est issu ce qui devient; par exemple, les plantes et les animaux sont issus d'une semence. 73. En outre, ce qui devient absolument devient soit par transformation, comme une statue issue d'airain, soit par addition, comme ce qui s'accroît, soit par réduction, comme l'Hermès issu de la pierre, soit par composition, comme une maison, soit par altération, comme ce qu'on modifie dans sa matière. Or tout ce qui devient de la sorte, il est manifeste qu'il est issu de sujets. 74. Donc, d'après ce qu'on a dit, il est évident que toujours tout ce qui devient est composé; il y a d'un côté ce qui devient, et de l'autre ce que cela devient, lequel est double: c'est ou le sujet ou l'opposé. Je dis que fait fonction d'opposé l'amusicien, et que fait fonction de sujet l'homme; et que l'absence de figure, de forme, d'ordre, c'est l'opposé, tandis que l'airain, la pierre ou l'or, c'est le sujet.  

Leçon 12

#98. — Auparavant, le Philosophe a travaillé à examiner dialectiquement le nombre des principes. Ici, il commence à établir la vérité. Cela se divise en deux parties: dans la première, il établit la vérité; dans la seconde (191a23), à partir de la vérité établie, il exclut les difficultés et les erreurs des anciens. La première partie se divise en deux autres: dans la première, il montre qu'en n'importe quel devenir naturel il se trouve trois choses; dans la seconde (190b17), il montre à partir de là qu'il y a trois principes. À ce propos, il développe deux points: en premier, il dit sur quoi porte son intention; en second (189b32), il poursuit ce qu'il a en vue.

#99. — Plus haut, il avait dit qu'il y a beaucoup de difficulté à savoir s'il y a deux ou trois principes de la nature; il conclut donc qu'il faut l'établir en observant la génération ou le devenir (13) d'une manière générale dans toutes les espèces de changement. En effet, on trouve en tout changement une espèce de devenir; par exemple, ce qui est altéré de blanc à noir, étant blanc devient non-blanc, et de non-noir devient noir; et il en va pareillement dans les autres changements. Il donne la raison de l'ordre qu'il suit, qu'il est nécessaire de dire en premier ce qui est commun, et de regarder seulement par après ce qui concerne proprement chaque chose, comme il a été dit au début du traité (#6).

#100. — Ensuite (189b32), il poursuit son propos. À son sujet, il développe deux points: en premier, il présente certaines notions nécessaires en vue de montrer son propos; en second (190a13), il montre son propos. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente une division; en second (190a5), il montre les différences qu'il y a entre les parties de la division.

#101. — Il dit donc en premier qu'en n'importe quel devenir on dit qu'une chose est issue d'une autre — pour ce qui est du devenir selon l'être substantiel —, ou qu'une chose est issue de l'autre — quant au devenir selon l'être accidentel —, et cela pour la raison que tout changement comporte deux termes; par conséquent, en tire-t-il, il est possible de dire cela de deux façons, du fait que les termes d'un devenir ou d'un changement peuvent se prendre simples ou composés. Il explique cela comme suit. Parfois, en effet, nous disons qu'un homme devient musicien, et alors les deux termes du devenir sont simples. Il en va pareillement quand nous disons qu'un non-musicien devient musicien. Par contre, quand nous disons qu'un homme non musicien devient un homme musicien, l'un et l'autre termes sont alors composés. Car lorsque c'est à un homme ou à un non musicien qu'on attribue de devenir, l'un et l'autre sont simples; et de même ce qui devient, c'est-à-dire à quoi il est attribué de devenir, on signifie qu'il devient comme simple. Par ailleurs, ce en quoi se termine le devenir même signifié comme simple est musicien, comme lorsque je dis: un homme devient musicien, ou un non-musicien devient musicien. Par contre, on [peut] signifier que l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient, c'est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire ce à quoi se termine le devenir — deviennent comme un composé. Lorsque nous disons qu'un homme non musicien devient musicien, il y a composition de la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors il y a composition de part et d'autre.14

#102. — Ensuite (190a9), il montre deux différences entre les membres de la division avancée. La première en est qu'en certaines des divisions qui précèdent, nous utilisons deux manières de parler, à savoir, que telle chose devient telle autre, et que telle chose est issue de telle autre. Nous disons, en effet, qu'un non-musicien devient musicien, et qu'un musicien est issu d'un non-musicien. Mais on ne parle pas de la sorte dans tous les cas; on ne dit pas, en effet, qu'un musicien est issu d'un non-musicien. Il introduit ensuite la seconde différence (190a9). Il dit que lorsqu'on attribue le devenir à deux termes simples, à savoir, à un sujet et à un opposé, l'un d'entre eux est permanent et l'autre n'est pas permanent. En effet, lorsqu'on est déjà devenu musicien, on demeure un homme, mais l'opposé, lui, ne demeure pas, que cet opposé soit négatif, comme non-musicien, ou privatif, ou contraire, comme amusicien. Le composé du sujet et de l'opposé ne demeure pas non plus; en effet, on ne demeure pas un homme non musicien une fois qu'on est devenu musicien. Pourtant, c'est bien à ces trois termes qu'on attribue le devenir; car on disait qu'un homme devient musicien, et qu'un non-musicien devient contexte précis de la production — fieri statuam — ou même dans celui de l'action — fieri musicum. On aura donc intérêt à recourir à la notion de devenir chaque fois que le contexte est plus commun que celui de la stricte production extérieure. — Ici, toutefois, factio est ajouté à generatio pour indiquer qu'on ne va pas s'intéresser qu'à la génération stricte, mais aussi à la génération accidentelle, ce qu'on pourrait ne pas comprendre tout de suite, du fait qu'Aristote fait entrer tout ce programme dans le seul mot génesis (perì pásês genéseôs). La composition latine de la dernière affirmation — depuis par contre — a une maladresse que je corrige. Littéralement: «Par contre, on signifie que l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient, c'est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire ce à quoi se termine le devenir — deviennent comme un composé, lorsque nous disons qu'un homme non musicien devient musicien. Alors, en effet, il y a composition de la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors il y a composition de part et d'autre.» musicien, et qu'un homme non musicien devient musicien. Parmi les trois, seulement le premier demeure, une fois complétée la production, et les deux autres ne demeurent pas.

#103. — Ensuite (190a13), il montre son propos avec la supposition de ce qui précède, à savoir, qu'en tout devenir naturel on trouve trois choses. À ce propos, il développe trois points: en premier, il énumère deux choses qu'on trouve en tout devenir naturel; en second (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé; en troisième (190b10), il conclut son propos.

#104. — Il dit donc en premier qu'en supposant ce qui précède, si on veut regarder en tout ce qui se produit selon la nature, on admettra qu'il faut toujours introduire un sujet auquel on attribue le devenir. Et ce sujet, même s'il est un en nombre ou comme sujet, n'est cependant pas identique de nature ou de conception. En effet, quand on attribue à un homme de devenir musicien, cet homme est certes unique comme sujet, mais il est double de conception: car dans la conception qu'on en a, ce n'est pas la même chose que l'homme et le non-musicien. Il n'indique pas le troisième terme, toutefois, à savoir, que nécessairement dans une génération il y a quelque chose d'engendré, car cela est manifeste.

#105. — Ensuite (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé: en premier, que le sujet auquel on attribue le devenir est double, quant à sa définition; en second (190a31), qu'il faut, en tout devenir, supposer un sujet. Il montre le premier point de deux manières. En premier, certes, du fait que, dans le sujet auquel on attribue le devenir, il y a quelque chose qui demeure et quelque chose qui ne demeure pas. En effet, ce qui n'est pas opposé au terme du devenir demeure, car l'homme demeure, quand il devient musicien, tandis que le non-musicien ne demeure pas, ni le composé de l'homme et du non-musicien. Et de là devient manifeste que l'homme et le non-musicien ne sont pas la même chose, pour leur définition, car l'un demeure et l'autre non.

#106. — En second (190a21), il montre la même chose d'une autre manière, car pour ce qui ne demeure pas on dit que «de telle chose est issue telle autre», plutôt que «telle chose devient telle autre» — quoique, cependant, cela aussi puisse se dire, mais non aussi proprement. Nous disons, en effet, que «d'un non-musicien est issu un musicien». Nous disons aussi qu'«un non-musicien devient musicien», mais c'est par accident, à savoir, pour autant que c'est celui qui par accident est non musicien qui devient musicien. Mais on ne parle pas de la sorte à propos de ce qui reste; en effet, nous ne disons pas que «d'un homme est issu un musicien», mais qu'«un homme devient musicien». Nous disons néanmoins parfois que «de telle chose est issue telle autre»; par exemple, nous disons qu'«une statue est issue d'airain»; mais cela est possible parce qu'avec le nom d'airain nous concevons non-figuré, de sorte qu'on le dit en raison de la privation conçue. En outre, bien que nous disions, à propos de ce qui demeure, que «de telle chose est issue telle autre», il reste que c'est plutôt à propos de ce qui ne demeure pas qu'on peut dire l'une et l'autre chose, à la fois que «telle chose devient telle autre» et que «de telle chose est issue telle autre», soit qu'on prenne l'opposé qui ne demeure pas, soit qu'on prenne le composé d'opposé et de sujet. Du fait donc que nous usions d'une manière différente de parler pour le sujet et pour l'opposé, il devient manifeste que le sujet et l'opposé, par exemple, homme et non-musicien, bien qu'ils soient la même chose quant à leur sujet, sont cependant deux choses quant à leur définition.

#107. — Ensuite (109a31), il montre l'autre chose qu'il avait supposée, à savoir, qu'en tout devenir naturel il doit y avoir un sujet. Cela, bien sûr, c'est au métaphysicien qu'il appartient de le prouver par raisonnement; aussi est-ce prouvé Métaphysique, VII, 7. Ici, néanmoins, il le prouve seulement par induction: en premier, à partir de ce qui devient; en second (190b5), à partir des manières de devenir. Il dit donc, en premier, que, comme c'est de plusieurs manières qu'on parle de devenir, le devenir, de manière absolue, c'est seulement le devenir de substances; on dit d'autres choses, plutôt, qu'elles deviennent sous un rapport. Cela, c'est parce que devenir implique commencer à être; aussi, pour qu'une chose devienne, absolument, il est requis qu'auparavant, elle n'était absolument pas, ce qui est le cas de ce qui devient substantiellement. En effet, ce qui devient homme, non seulement n'était pas homme auparavant, mais il est vrai de manière absolue de dire qu'il n'était pas; tandis que lorsqu'un homme devient blanc, il n'est pas vrai de dire qu'auparavant il n'était pas, mais seulement qu'auparavant il n'était pas tel. Donc, pour ce qui devient sous un rapport, il manifeste que cela a besoin d'un sujet. En effet, la quantité et la qualité et les autres accidents auxquels appartient le devenir sous un rapport ne peuvent pas être sans sujet; car c'est seulement à la substance qu'il appartient de ne pas être dans un sujet. Par ailleurs, même pour les substances, si on y regarde bien, il est manifeste que leur devenir est issu d'un sujet; nous observons, en effet, que les plantes et les animaux sont issus d'une semence.

#108. — Ensuite (190b5), il montre la même chose par une induction à partir des manières de devenir. Il dit que, parmi les choses en devenir, certaines deviennent par transformation, comme la statue issue d'airain; d'autres deviennent par apposition, ainsi qu'il appert de tout ce qui augmente, comme un fleuve est issu de nombreux ruisseaux; d'autres encore deviennent par extraction, comme l'image de Mercure issue d'une pierre par sculpture; d'autres deviennent par composition, comme une maison; d'autres deviennent par altération, comme ce dont la matière s'altère, et ce, que le devenir en soit naturel ou artificiel. Or dans tous ces cas, il est manifeste que la chose est issue d'un sujet. Aussi devient-il manifeste que tout ce qui devient est issu d'un sujet. On doit remarquer, toutefois, qu'il a compté les choses artificielles avec celles qui deviennent de manière absolue — bien que les formes artificielles soient des accidents. C'est parce que les choses artificielles, d'une certaine manière, se trouvent dans le genre de la substance par leur matière. Ou bien c'est à cause de l'opinion des anciens, qui concevaient pareillement choses naturelles et artificielles, comme il sera dit au second livre.

#109. — Ensuite (190b10), il conclut son propos. Il affirme qu'on a montré avec ce qu'on a dit que ce à quoi on attribue le devenir est toujours composé. De plus, en tout devenir, il y a ce à quoi se termine le devenir et ce à quoi on attribue le devenir, lequel est double, à savoir, sujet et opposé; il en devient manifeste qu'en tout devenir il intervient trois termes, à savoir, un sujet et un terme du devenir et son opposé. Par exemple, lorsqu'un homme devient musicien, l'opposé est non-musicien, et le sujet est homme, et musicien est le terme du devenir. Et pareillement, dans les choses artificielles, l'absence de figure et de forme et d'ordre sont des opposés, tandis que l'airain et l'or et les pierres sont des sujets.

Chapitre 7 

 (190b17ss) 75. Si donc, pour les êtres naturels, il y a des causes et des principes, dont elles tiennent l'être et le devenir en premier, et non par accident, mais chacun selon ce qu'on le dit en son essence, il est manifeste que tout devient en dépendance de son sujet et de sa forme. L'homme musicien, en effet, est composé, d'une certaine manière, d'homme et de musicien, car on résout les notions dans les notions des éléments. Il est donc évident que ce qui devient en dépendance de ces principes. 76. Le sujet, toutefois, est un numériquement, mais deux spécifiquement. L'homme, en effet, l'or et, en général, la matière nombrable, c'est surtout telle chose, et ce n'est pas par accident que ce qui devient en dépendance de lui; par contre, la privation et la contrariété, c'est un accident. La forme, elle, est une; par exemple, l'ordre ou la musique ou telle autre des choses que l'on attribue ainsi. 77. C'est pourquoi il y a lieu de dire que les principes sont d'un côté deux, de l'autre trois; et que d'un côté ce sont les contraires — par exemple, si on nomme le musicien et l'amusicien, ou le chaud et le froid, ou l'harmonieux et le disharmonieux —, mais de l'autre non, car il est impossible que les contraires pâtissent l'un par l'autre. Néanmoins, cette difficulté se résout elle aussi du fait qu'il y ait l'autre principe, le sujet; celui-ci, en effet, n'est pas un contraire. De la sorte, les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, d'une certaine manière, mais deux, peut-on dire, numériquement; ils ne sont pas non plus absolument deux, mais trois, en raison d'une différence entre leurs essences, car l'essence n'est pas la même pour l'homme et pour l'amusicien, de même que pour ce qui est privé de forme et pour l'airain. 78. Combien il y a de principes, donc, pour la génération des choses naturelles, et comment il se fait qu'il y en ait tant, voilà qui est dit. Il est évident, aussi, qu'il faut que quelque chose serve de sujet aux 20 contraires et que les contraires soient deux. Quoique d'une autre manière cela ne soit pas nécessaire, car l'un des contraires sera assez, par son absence et sa présence, pour produire le changement. 79. Quant à la nature qui sert de sujet, elle est connaissable par analogie. En effet, la façon dont l'airain se rapporte à la statue, dont le bois se rapporte au lit, dont la matière et l'informe se rapporte à quoi que ce soit d'autre chose qui a forme, avant qu'il ne reçoive cette forme, voilà la façon dont la nature dont nous parlons se rapporte à l'essence, à telle chose, à l'être. Cette nature est donc un principe, bien qu'elle ne soit ni une, ni être comme telle chose particulière; la forme en est un autre; et aussi son contraire, sa privation. Comment ces principes font deux et comment ils font plus, on l'a dit plus haut. 80. Ainsi donc, on a d'abord dit que seuls les contraires sont principes, puis qu'il était nécessaire qu'autre chose serve de sujet et que donc il y avait trois principes. D'après ce qu'on vient d'expliquer, cela devient manifeste: quelle différence il y a entre les contraires, et comment les principes se comportent l'un par rapport à l'autre, et ce qu'est le sujet. Maintenant, est-ce la forme ou le sujet qui constitue l'essence, ce n'est pas encore évident. Mais que les principes sont trois, et comment ils sont trois, et de quelle manière chacun se présente, c'est évident. Combien il y a de principes, donc, et quels ils sont, avec cela que ce soit considéré comme établi.  

Leçon 13

#110. — Auparavant, le Philosophe a montré qu'en tout devenir naturel, on trouve trois termes; il montre ici, avec ce qui précède, combien il y a de principes de la nature. À ce propos, il développe deux points: en premier, il montre son propos; en second (191a15), il montre, sous forme de récapitulation, ce qui se trouve dit et ce qu'il reste à dire. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre trois principes de la nature; en second (191a8), il les manifeste. Sur le premier point, il en développe trois autres: en premier, il montre la vérité sur les principes de la nature; en second (190b29), avec la vérité ainsi montrée il résout les difficultés antérieures sur les principes; en troisième (191a3), étant donné que les anciens ont dit que ce sont les contraires les principes, il montre si toujours des contraires sont requis, ou non. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il montre qu'il y a deux principes par soi de la nature; en second (190b23), il montre qu'il y a par accident un troisième principe de la nature.

#111. — Sur le premier point, il use d'un raisonnement comme suit: les principes et les causes des choses naturelles, on dit que ce sont les choses desquelles leur être et leur devenir dépendent par soi, et non par accident; or tout ce qui devient est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme; donc, ce sont son sujet et sa forme qui constituent les causes et principes par soi de tout ce qui devient par nature. Que par ailleurs ce qui devient par nature devient en dépendance de son sujet et de sa forme, il le prouve de la manière suivante. Les éléments en lesquels se résout la définition d'une chose se trouvent à composer cette chose. En effet, toute chose se résout en les éléments dont elle est composée; or la notion de ce qui devient par nature se résout en son sujet et sa forme: la notion d'un homme musicien, par exemple, se résout en la notion de l'homme et la notion du musicien; si, en effet, on veut définir l'homme musicien, il faut qu'on fournisse la définition de l'homme et du musicien. Donc, ce qui devient par nature est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme. On doit noter, de plus, qu'ici Aristote entend rechercher les principes non seulement du devenir, mais aussi de l'être; aussi est-ce à dessein qu'il dit «desquels en premier on est et devient». Il dit aussi «desquels en premier», c'est-à-dire par soi et non par accident. Les principes par soi, donc, de tout ce qui devient par nature, ce sont son sujet et sa forme.

#112. — Ensuite (190b23), il ajoute le troisième principe par accident. Il dit que, bien que le sujet soit unique en nombre, il est cependant double en espèce et en notion, comme on a dit plus haut (#104); car l'homme et l'or et toute matière comporte un certain nombre. Il y a là lieu de regarder le sujet même, qui est positivement quelque chose, en dépendance de quoi une chose devient par soi et non par 21 accident: par exemple, ce qui est un homme et de l'or; puis il y a aussi lieu, là, de regarder ce qui lui appartient par accident, à savoir, une contrariété et une privation: par exemple, l'absence de musique et de figure. Le troisième principe, quant à lui, est l'espèce ou la forme, comme son agencement est la forme d'une maison, ou la musique celle d'un homme musicien, ou l'une des autres choses que l'on attribue de cette manière. Ainsi donc, sa forme et son sujet sont les principes par soi de ce qui devient par nature, tandis que la privation ou le contraire en est le principe par accident, dans la mesure où il appartient par accident au sujet. Par exemple, nous disons que son constructeur est la cause active par soi d'une maison, tandis qu'un musicien n'est que la cause active par accident d'une maison, pour autant qu'il appartient par accident à son constructeur d'être musicien. De même aussi, l'homme concerné est la cause par soi, comme sujet, d'un homme musicien, tandis que sa qualité de non-musicien en est la cause et le principe par accident.

#113. — On pourrait toutefois objecter qu'une privation n'appartient plus par accident au sujet, une fois qu'il est sous la forme, et qu'alors la privation n'intervient pas comme principe par accident de l'être. Aussi doit-on répliquer que la matière ne va jamais sans privation; quand elle comporte une forme, en effet, c'est avec la privation de la forme opposée. Aussi, tant qu'est en devenir ce qui devient — par exemple, un homme musicien —, il y a en son sujet, tant qu'il ne détient pas encore la forme, la privation de la musique même; et c'est pourquoi le non-musicien intervient comme principe par accident de l'homme musicien en devenir. Mais une fois que la forme lui est advenue, s'adjoint à lui la privation de la forme opposée; et alors cette privation de la forme opposée intervient comme principe par accident dans son être. Il appert donc que, d'après l'intention d'Aristote, la privation que l'on introduit comme principe de la nature par accident n'est pas une aptitude à la forme, ni un commencement de la forme, ni un principe actif imparfait, comme certains le disent, mais l'absence même de la forme, ou le contraire de la forme, absence qui appartient par accident au sujet.

#114. — Ensuite (190b29), il résout toutes les difficultés antérieures à l'aide de la vérité établie. Aussi conclut-il de ce qui précède que d'une certaine manière on doit dire qu'il y a deux prncipes, à savoir, par soi; et d'une autre manière trois, si on compte le principe par accident avec les principes par soi. Et que d'une certaine manière, ce sont les contraires les principes; par exemple, si on prend le musicien et le non-musicien, le chaud et le froid, l'harmonieux et le disharmonieux; et que d'une autre manière, les contraires ne sont pas des principes, à savoir, si on les prend sans leur sujet, car des contraires ne peuvent pas se souffrir l'un l'autre, à moins de résoudre la difficulté du fait de supposer un sujet aux contraires, en raison duquel ils se souffrent l'un l'autre. Il conclut ainsi que les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, mais sont seulement deux par soi. Toutefois, il ne sont pas non plus tout à fait deux, car l'un d'eux diffère essentiellement; le sujet, en effet, est double de notion, comme on l'a dit. De la sorte, il y a trois principes, car l'homme et le non-musicien, et l'airain et l'absence de figure diffèrent de notion. Il appert donc, de la sorte, que les développements antérieurs qui s'attaquaient à l'une et l'autre contradictoires étaient en partie vrais, mais pas tout à fait.

#115. — Ensuite (191a3), il montre de quelle manière deux contraires sont nécessaires et de quelle manière non. Il dit qu'il est manifeste, avec ce qu'on a dit, combien il y a de principes en rapport à la génération des choses naturelles, et de quelle manière il y en a tant. On a montré, en effet, qu'il en faut deux qui soient contraires, dont l'un est principe par soi et l'autre par accident; et que quelque chose serve de sujet pour les contraires, lequel sujet est aussi principe apr soi. Mais d'une manière, l'autre contraire n'est pas nécessaire à la génération; il suffit parfois, en effet, de l'un des contraires pour par son absence et sa présence produire le changement.

#116. — À l'évidence de cela on doit savoir que, comme il sera dit au cinquième livre, il y a trois espèces de changement, à savoir, la génération et la corruption et le mouvement. En voici la différence: le mouvement va d'un terme affirmé à un autre terme affirmé, par exemple, du blanc au noir, tandis que la génération va d'un terme nié à ce terme affirmé, par exemple, du non-blanc au blanc, ou du non-homme à l'homme, et que la corruption va d'un terme affirmé à ce terme nié, par exemple, du blan au non-blanc, ou de l'homme au non-homme. Il appert donc ainsi qu'on requiert dans le mouvement 22 deux contraires et un seul sujet; par contre, dans la génération et dans la corruption, on requiert la présence d'un contraire puis son absence, qui est sa privation. Par ailleurs, la génération et la corruption sont conservées dans le mouvement. En effet, ce qui est mû du blanc au noir se corromp comme blanc et devient noir. Ainsi donc, en tout changement naturel, on requiert sujet et forme et privation. Par contre, la notion de mouvement n'est pas conservée en toute génération et corruption, comme il appert dans la génération et la corruption des substances. Aussi, le sujet et la forme et la privation sont conservées en tout changement, mais non le sujet avec deux contraires.

#117. — On trouve aussi cette opposition dans les substances, où on a le premier genre, mais non l'opposition de contrariété. En effet, les formes substantielles ne sont pas contraires les unes aux autres, bien que les différences, dans le genre de la substance, soient contraires, pour autant que l'une se prend avec la privation de l'autre, comme il appert pour l'animé et l'inanimé.

#118. — Ensuite (191a8), il manifeste les principes introduits. Il dit que la nature qui sert en premier de sujet au changement, c'est-à-dire la matière première, ne peut se connaître par elle-même, puisque tout ce qu'on connaît se connaît par sa forme, alors que la matière première se regarde comme sujette à toute forme. On la connaît plutôt par analogie, c'est-à-dire suivant une proportion. En effet, nous savons que le bois est autre chose que la forme de la scie et du lit, parce qu'il est tantôt sous une forme tantôt sous une autre. Comme donc nous observons que ce qui est de l'air devient parfois de l'eau, il faut dire qu'il y a quelque chose qui existe sous forme d'air qui parfois est sous forme d'eau; et ainsi cela est autre chose que la forme de l'eau et autre chose que la forme de l'air, comme le bois est autre chose que la forme de la scie et autre chose que la forme du lit. Ce qui, donc, se rapporte aux substances naturelles elles-mêmes comme l'airain se rapporte à la statue et le bois au lit, et n'importe quel matériel informe à la forme, c'est cela que nous appelons matière première. Voilà donc un principe de la nature, qui n'est pas un comme telle chose, c'est-à-dire comme un individu que l'on pointe, de sorte qu'il aurait déjà forme et unité en acte, mais qu'on désigne comme être et comme un dans la mesure où il est en puissance à une forme. Un autre principe est la notion ou forme, et le troisième est la privation qui contrarie cette forme. Comment ces principes sont deux et comment ils sont trois, on l'a dit auparavant (#114).

#119. — Ensuite (191a15), il résume ce qui a été dit, et il montre ce qu'il reste à dire. Il dit donc qu'on a dit auparavant que des contraires sont les principes, et ensuite que quelque chose leur sert de sujet, de sorte qu'il y a trois principes. Avec ce qu'on a déjà dit, cela devient manifeste quelle différence il y a entre les contraires: que l'un est principe par soi et l'autre par accident. En outre, on a dit comment les principes se rapportent les uns aux autres: que le sujet et le contraire ne sont qu'une chose, numériquement, mais deux, rationnellement. De plus, on a dit aussi ce qu'est le sujet, pour autant qu'on a pu le manifester. Mais on n'a pas encore dit qu'est-ce qui est davantage substance, si c'est la forme ou la matière; on le dira, de fait, au début du second livre. Mais on a dit qu'il y a trois principes, et comment, et quel est leur manière. Et enfin, il conclut son intention principale, à savoir, qu'il est manifeste maintenant combien il y a de principes et quels ils sont. 

1 PerÜ pasŒw tŒw meyñdouw.
2
Tà sugkecuména mâllon. céei signifie verser. Il s'agit des choses qui se trouvent versées ensemble, c'est-à-dire qui ne sont pas encore séparées, sans connotation péjorative. Parler des ensembles les plus mêlés, comme traduit Henri Carteron, risque de pousser sur une fausse piste en donnant l'impression d'une confusion finale et donc mauvaise, plutôt que de la confusion de départ normale des parties d'un tout qu'on s'apprête à séparer les unes des autres.
3.
Nec secundum rationem.
4 Yeudê lambánousi kaì äsullógistoí eïsin.
5
Upokeísthei
6 De principiis doctrinae, des principes de l'enseignement pertinent. Thomas d'Aquin nomme la science par l'un de ses caractères propres: elle peut s'enseigner, donc, les principes d'une science et les principes de son enseignement, c'est la même chose.
7 Substantia. Comme il s'agit d'enquêter sur l'être des choses artificielles et naturelles, donc d'un contexte plus général que la substance, genre distinct de l'être, et que substantia traduit
oüsía, il me paraît plus conforme au contexte de parler, en français, d'essence que de substance.
8 Improbabiles. Improbable ne sonne pas assez fort en français.
9
Gínesthai, devenir. Le terme grec, comme fieri en latin, convient quel que soit le sens dans lequel on regarde le mouvement, c'est-à-dire qu'on prenne son principe ou son terme comme sujet. Mais en français, lorsque c'est le terme qu'on prend comme sujet, la notion de devenir ne convient pas; dire, par exemple, «du non-musicien devient un musicien» confine au barbarisme; je préférerai construire avec être issu de.
10 Étrangement,
tò gignómenon et gígnetai sont intervertis dans le texte; le français ne peut se permettre cette interversion, le pronom il devant renvoyer à une réalité nommée auparavant.
11
Tò amouson, ce qui est privé de sens musical, ou de formation musicale. Le contexte, où on rend en un mot unique l'idée de mê mousikón, oblige à forger un mot français correspondant.
12
Katà mèn talla. Cette formule abrégée se traduit difficilement; il est même déjà difficile de trancher si elle se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Carteron la rattache à ce qui suit: «Pour tout le reste, la nécessité d'un sujet…» Le sens est alors d'attirer l'attention sur le fait que la nécessité d'un sujet est plus évidente dans le devenir accidentel. Mais on laisse en suspens l'opposition esquissée auparavant avec le devenir absolu. Je préfère rattacher avec ce qui précède, pour compléter cette opposition, et interpréter katá comme un adverbe. C'est d'ailleurs le texte que Thomas d'Aquin avait sous les yeux, car c'est l'interprétation que lui a donnée Moerbeke: «secundum quid aliorum». Celui-ci disposait peut-être d'une version avec un complément indéterminé (katá ti) et un génitif (allôn) plus facile à mettre en rapport avec tôn oüsiôn mónôn.
13 Factio. Il est difficile de traduire dans une même famille de dérivés les différents dérivés de facere, lequel signifie faire, produire. Le passif fieri, tout spécialement, a souvent bien plus d'extension que la simple production et nomme tout mouvement, tout devenir, tout commencement d'être, sans précision que ce soit substantiel ou accidentel, et ce dans le 17