ARISTOTE
Thomas d’Aquin
Physique d'Aristote
traduction française du premier livre d'Aristote
Commentaire de Thomas d'Aquin sur le livre II de la physique d'Aristote
Yvan Pelletier Yvan Pelletier (né en 1946) est professeur titulaire à la Faculté de philosophie de l'Université Laval, où il enseigne depuis 1975 et où il a complété sa formation philosophique jusqu'au doctorat, en s'attachant à l'enseignement de Mgr Maurice Dionne, de M. l'abbé Jasmin Boulay et de MM. Warren Murray, Alphonse Saint-Jacques et quelques autres professeurs d'une tradition aristotélico-thomiste initiée à cette faculté par M. Charles De Koninck. Son enseignement est agencé de façon à offrir aux étudiants du baccalauréat une présentation des principes fondamentaux et de la méthode de chacune des disciplines philosophiques de base - dans une perspective aristotélicienne : éthique, politique, physique, métaphysique - et aux étudiants de maîtrise et doctorat une réflexion critique sur les éléments du credo contemporain - démocratie, nouvelle morale, logique symbolique, dissociation de l'être et du devoir, primauté de la conscience, etc. - à partir de ces principes fondamentaux.
Commentaire
de saint Thomas d'Aquin
Docteur
des docteur de l'Eglise
aux
huit livres de la Physique d'Aristote
traduction
par Yvan Pelletier 1999, Prologue et livres 1, 2 et 4.
PROŒME
AU COMMENTAIRE DES PHYSIQUES. Nous ouvrons l'analyse du livre des physiques qui est le premier de toute la science de la nature, et nous devons commencer par déterminer sa matière.
Toute
science ayant son siège dans l'intelligence, on parvient à concevoir une réalité
en l'abstrayant de la matière, et selon les divers rapports que les choses
entretiennent avec elle, elles sont l'objet de différentes sciences. En outre,
une science se construit par la démonstration, dont le nœud est la définition.
Par conséquent, les sciences se différencient également par les diverses façons
de définir. Chapitre 1 1. Connaissance et science viennent, en toute recherche ordonnée (1) dont il y a principes ou causes ou éléments, du fait de les connaître. En effet, nous pensons connaître vraiment une chose lorsque nous avons découvert ses premières causes, puis ses premiers principes, et jusqu'à ses éléments. Il est donc clair que, pour la science qui porte sur la nature, on doit d'abord s'efforcer de définir ce qui en concerne les principes. 2. Or, la voie qui nous est naturelle, c'est d'aller de ce qui nous est plus connaissable et plus clair à ce qui est plus clair et plus connaissable de par sa nature; car ce n'est pas la même chose qui nous est plus connaissable et qui l'est absolument. C'est pourquoi il faut progresser de la manière suivante: de ce qui est moins clair, de par sa nature, mais plus clair pour nous, à ce qui est plus clair et plus connaissable de par sa nature. Or, ce qui est manifeste et clair en premier, pour nous, c'est ce qui est davantage confus (2); par après, à partir de cela, à mesure que nous en faisons l'analyse, les éléments et les principes se font connaître. C'est pourquoi il faut aller des universels aux singuliers. 3. Pour le sens, déjà, le tout est plus connaissable, et l'universel est une sorte de tout, car l'universel contient bien des choses comme ses parties. 4. Il en va pareillement, en quelque manière, dans la relation des noms à la définition: en effet, ils signifie une sorte de tout et sans distinction, comme le cercle. Alors que sa définition pousse la division jusqu'aux éléments singuliers. 5. Aussi, les enfants appellent d'abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c'est par après qu'ils différencient chacun d'eux.
Leçon
1 #1. — Le traité des choses naturelles, dont nous entreprenons l'exposition, est le premier traité de la science naturelle. Aussi faut-il, à son début, indiquer ce qu'est la matière et le sujet de la science naturelle. Toute science, doit-on savoir, réside dans l'intelligence, et une chose devient intelligible en acte du fait d'être de quelque façon abstraite de la matière. Par conséquent, dans la mesure où des choses entretiennent une relation différente avec la matière, elles appartiennent à des sciences différentes. De plus, toute science s'obtient par démonstration et le moyen de la démonstration, c'est la définition; nécessairement, donc, de manières différentes de définir résultent des sciences différentes.
#2.
— Or, doit-on savoir, il y a des choses dont l'existence dépend de la matière
et qui ne peuvent pas se définir sans matière; il y en a, par contre, dans la
définition desquelles n'intervient pas de matière sensible, même si elles ne
pourraient pas exister sinon dans une matière sensible. Ces choses diffèrent
entre elles comme le courbe et le camus. En effet, le camus existe dans une matière
sensible, et nécessairement, dans sa définition, intervient une matière
sensible; car le camus est un nez courbe. Et toutes les choses naturelles sont
de la sorte, comme l'homme, la pierre. Dans la définition du courbe, par
contre, n'intervient pas de matière sensible, bien qu'il ne pourrait pas
exister sinon dans une matière sensible. Et toutes les choses mathématiques
sont de la sorte, comme les nombres, les grandeurs et les figures. Par ailleurs,
il y a des choses qui ne dépendent de la matière ni pour leur existence ni
pour leur conception (3). Soit qu'elles n'existent jamais dans une matière,
comme Dieu et les autres substances séparées; soit qu'universellement elles
n'existent pas dans une matière, comme la substance, la puissance et l'acte, et
l'être même.
#3.
— C'est sur des choses de la sorte que porte la métaphysique, tandis que
c'est la mathématique qui porte sur celles qui dépendent de la matière
sensible pour leur existence mais non pour leur conception, et la science
naturelle — qu'on appelle Physique — qui porte sur celles qui dépendent
de la matière non seulement pour leur existence mais aussi pour leur
conception. En outre, tout ce qui comporte matière est mobile; par conséquent,
c'est l'être mobile qui est le sujet de la philosophie naturelle. En effet, la
philosophie naturelle porte sur les choses naturelles; or les choses naturelles
sont celles dont le principe est leur nature, et la nature est un principe de
mouvement et de repos en ce en quoi elle est. C'est donc sur les choses qui ont
en elles un principe de mouvement que porte la science naturelle.
#4.
— Par ailleurs, on doit traiter en premier et à part de ce qui s'attache à
quelque chose de commun, pour ne pas avoir à le répéter plusieurs fois, en
traitant toutes les parties de cet élément commun. Pour cette raison, il a été
nécessaire de mettre en premier, dans la science naturelle, un traité dans
lequel on traiterait de ce qui s'attache à l'être mobile en général. De la même
manière, on met avant toutes les sciences la philosophie première, dans
laquelle on détermine de ce qui est commun à l'être en tant qu'être. C'est
le traité de la Physique, qu'on appelle aussi De l'auditeur physique,
ou naturel, parce que son contenu s'adresse à des auditeurs sur le mode
d'un enseignement. Et son sujet est l'être mobile pris absolument. Je ne dis
pas, toutefois, le corps mobile, car c'est dans ce traité qu'on prouve
que tout mobile est un corps, et aucune science ne prouve son sujet. C'est
pourquoi aussi, dès le début du traité Du Ciel, qui fait suite à
celui-ci, on commence par une manifestation du corps. Puis, font suite à ce
traité d'autres traités de science naturelle, dans lesquels on traite des espèces
des êtres mobiles. Par exemple, au traité Du Ciel, il s'agit de l'être
mobile selon le mouvement local, qui est la première espèce de mouvement; dans
le traité De la génération, il s'agit du mouvement vers la forme et
des premiers êtres mobiles, à savoir, les éléments, en rapport à leurs
transformations générales; pour ce qui est de leurs transformations spéciales,
on en traite dans le traité Des Météores ; puis, il s'agit des êtres
mobiles mixtes inanimés dans le traité Des Minéraux ; et des êtres
animés dans le traité De l'âme et dans ceux qui le suivent.
#5.
— Aristote fait précéder ce traité d'un proème dans lequel il montre
l'ordre dans lequel on doit procéder en science naturelle. Aussi établit-il
deux règles: il montre, en premier, qu'il faut commencer par traiter des
principes et, en second (184a16), que, parmi les principes, il faut commencer
par les principes plus universels. En premier, donc, il raisonne comme suit.
Dans toutes les sciences où on trouve des principes ou des causes ou des éléments,
leur intelligence et leur science sont issues de la connaissance de leurs
principes, causes et éléments; or la science qui porte sur la nature possède
des principes, des éléments et des causes; il faut donc, en elle, commencer
par traiter des principes. Par ailleurs, qu'il parle d'intelliger, cela
renvoie aux définitions, et qu'il parle de savoir, cela renvoie aux démonstrations.
En effet, tout comme les démonstrations, les définitions aussi partent des
causes, car une définition complète est une démonstration, seule la
disposition faisant une différence, comme il est dit, Seconds Analytiques,
I, ch. 8. D'autre part, en parlant de principes ou de causes ou d'éléments,
il ne veut pas dire la même chose. En effet, la cause a plus d'extension que l'élément,
car l'élément est ce dont une chose est initialement composée et qui se
trouve en elle, comme il est dit, Métaphysique, V, ch. 3. Par exemple,
les éléments d'un mot, ce sont ses lettres, et non ses syllabes. On appelle
des causes, par contre, ce dont des choses dépendent dans leur être ou leur
devenir; aussi, même ce qui est en dehors d'une chose, ou qui se trouve dans la
chose, mais dont elle n'est pas initialement composée, peut s'appeler sa cause,
mais non son élément. Le principe, quant à lui, implique un ordre dans un
processus; aussi, une chose peut être un principe sans être une cause; par
exemple, là où commence un mouvement, c'est le principe du mouvement, mais ce
n'en est pas la cause; et le point est le principe de la ligne, mais non sa
cause, pourtant. Ainsi donc, par principes, Aristote semble bien, ici,
entendre les causes motrices et les agents, de qui surtout on attend l'ordre
d'un processus; par causes, ensuite, il semble bien entendre les causes
formelles et finales, dont, surtout, dépendent les choses dans leur être et
dans leur devenir; et par éléments, il semble entendre les premières
causes matérielles. Il use par ailleurs de ces noms en disjonction et non en
conjonction pour signaler que toute science ne démontre pas par toutes les
causes. En effet, la mathématique ne démontre que par la cause formelle; la métaphysique
démontre par la cause formelle et finale principalement, et aussi par l'agent;
enfin, la science naturelle démontre par toutes les causes. Il prouve ensuite
la première proposition du raisonnement apporté à partir de l'opinion
commune, comme aussi Seconds Analytiques, I, ch. 2: c'est que n'importe
qui pense qu'il connaît une chose quand il en connaît toutes les causes, des
premières aux dernières. Et il n'est pas nécessaire, ici, de prendre causes,
éléments et principes en d'autres sens que plus haut, comme le
veut le Commentateur, mais en les mêmes sens. Aristote dit enfin jusqu'aux
éléments du fait que ce qui vient en dernier dans la connaissance c'est la
matière. Car la matière est en vue de la forme, tandis que la forme vient d'un
agent en vue de la fin, si elle n'est pas elle-même la fin; par exemple, nous
disons que c'est en vue de scier que la scie a des dents, et qu'il faut qu'elles
soient de fer pour se trouver aptes à scier.
#6.
— Ensuite (184a16), Aristote montre que parmi les principes il faut traiter en
premier des plus universels: il montre cela en premier avec un raisonnement et
en second (184a24) avec des signes. Au premier propos, il présente son
raisonnement comme suit. Il nous est naturel, en connaissant, de passer de ce
qui est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature;
or ce qui est plus connaissable pour nous, c'est ce qui est confus, et les
universels sont de cette sorte; il nous faut donc aller des universels aux
singuliers.
#7.
— Puis, pour manifester la première proposition, il signale que ce n'est pas
la même chose qui est plus connaissable pour nous et par nature; au contraire,
ce qui est plus connaissable par nature est moins connaissable quant à nous. Or
le mode ou l'ordre naturel pour apprendre, c'est d'aller de ce que nous
connaissons à ce que nous ignorons; aussi faut-il que nous passions de ce qui
est plus connaissable pour nous à ce qui est plus connaissable par nature. On
doit noter que c'est la même chose dont il dit qu'elle est connaissable par
nature et connaissable absolument. Est plus connaissable absolument, par
ailleurs, ce qui est plus connaissable en soi. Et est plus connaissable en soi
ce qui a davantage d'entité, car tout est connaissable en tant qu'il est un être.
Or est davantage un être ce qui est davantage en acte; c'est pourquoi c'est lui
qui est le plus connaissable par nature. Pour nous, par contre, c'est l'inverse
qui se produit, du fait que notre intelligence va de la puissance à l'acte et
que le principe de notre connaissance est issu des sensibles, qui sont matériels
et, pour autant, intelligibles en puissance; c'est pourquoi ces objets nous sont
connus avant les substances séparées, qui sont pourtant plus connaissables par
nature, comme il appert, Métaphysique, II. Il ne dit donc pas plus
connaissable par nature comme si la nature le connaissait, mais du fait
qu'il s'agit de ce qui est plus connaissable en soi et en raison de sa propre
nature. Il dit enfin plus connaissable et plus certain, parce que dans
les sciences on ne recherche pas n'importe quelle connaissance, mais la
certitude de la connaissance. Par après, pour comprendre la seconde
proposition, on doit savoir qu'ici on appelle confus ce qui contient en
soi autre chose, en puissance et indistinctement. Or connaître une chose
indistinctement, c'est le milieu entre la pure puissance et l'acte parfait;
aussi, comme notre intelligence passe de la puissance à l'acte, le confus lui
vient avant le distinct. Cependant, il y a science complète en acte seulement
quand, par analyse, on parvient à une connaissance distincte des principes et
des éléments. Voilà la raison pour laquelle le confus nous est connu avant le
distinct. Que maintenant les universels soient confus, cela est manifeste, car
les universels contiennent en eux leurs espèces en puissance, de sorte que
celui qui connaît une chose universellement la connaît indistinctement; la
connaissance de cette chose devient distincte quand chaque précision contenue
en puissance dans l'universel devient connue en acte; celui, par exemple, qui
sait que tel être est un animal sait seulement en puissance qu'il est
rationnel. On vient à connaître une chose en puissance avant de la connaître
en acte; donc, selon cet ordre dans lequel nous passons, pour apprendre, de la
puissance à l'acte, nous savons qu'un être est un animal avant de savoir qu'il
est un homme.
#8.
— Cependant, ce que le Philosophe dit ailleurs, Seconds Analytiques, I,
ch. 2, que les singuliers sont plus connaissables quant à nous tandis que les
universels le sont par nature ou absolument, semble bien contraire à ce qu'on
vient de dire. C'est qu'il faut comprendre que là il prend pour singuliers les
individus sensibles mêmes; ceux-là sont plus connaissables quant à nous,
parce que la connaissance du sens, qui porte sur les singuliers, précède en
nous la connaissance de l'intelligence, qui porte sur les universels. Or comme
la connaissance intellectuelle est plus parfaite, et que les universels sont
intelligibles en acte, mais pas les singuliers, du fait qu'ils soient matériels,
les universels, absolument et par nature, sont plus connaissables. Ici, au
contraire, ce ne sont pas les individus mêmes qu'il appelle singuliers, mais
les espèces; or celles-ci sont plus connaissables par nature, dans la mesure où
elles sont dotées d'une existence plus parfaite et comportent une connaissance
distincte, tandis que les genres sont connaissables antérieurement quant à
nous, dans la mesure où ils comportent une connaissance en puissance et
confuse. On doit savoir que le Commentateur donne une autre explication. Il dit
en effet que là (184a16) le Philosophe veut montrer le mode de démonstration
de cette science, à savoir, qu'elle démontre par les effets et par ce qui est
postérieur par nature, de sorte que ce qui est dit là s'entende du processus
de démonstration et non de détermination. Ensuite (184a21), Aristote entend
manifester, d'après lui, ce qui est plus connaissable quant à nous et moins
connaissable par nature, à savoir, le composé par rapport au simple, en
entendant composé pour confus. À la fin, il conclut qu'on doit
aller des plus universels aux moins universels, comme une espèce de corollaire.
Il devient clair que son explication ne convient pas, du fait qu'il ne ramasse
pas tout sous une seule intention; aussi parce qu'ici le Philosophe n'entend pas
montrer le mode de démonstration de cette science, car cela il le fera au
second livre, en suivant l'ordre dans lequel on doit traiter des choses; et en
plus parce qu'on ne doit pas entendre par confus le composé, mais
l'indistinct ; en effet, il ne pourrait conclure quoi que ce soit des
universels, car les genres ne sont pas composés des espèces.
#9.
— Ensuite (184a24), Aristote manifeste son propos avec trois signes. Le
premier en provient du tout intégral sensible. Il dit que le tout sensible est
plus connaissable pour le sens; donc, le tout intelligible aussi est plus
connaissable pour l'intelligence. Or l'universel est une espèce de tout
intelligible, car il comprend bien des choses comme parties, à savoir, ses inférieurs;
donc, quant à nous, l'universel est plus connu pour l'intelligence. Mais cette
preuve semble inefficace, car il se sert du tout et de la partie et
de la compréhension de manière équivoque. On doit dire, toutefois, que
le tout intégral et le tout universel se ressemblent en ceci que l'un et
l'autre sont confus et indistincts. De même, en effet, que celui qui saisit le
genre ne saisit pas distinctement les espèces, mais seulement en puissance, de
même aussi celui qui saisit la maison n'en distingue pas encore les parties.
Aussi, comme c'est en raison de sa confusion que le tout est connu antérieurement
quant à nous, la même raison vaut pour l'un et l'autre tout. Par contre, être
composé n'est pas commun à l'un et l'autre tout; aussi est-il manifeste qu'il
a dit exprès confus, et non composé.
#10. — Ensuite (184a26), il présente un autre signe en rapport au tout
intégral intelligible. En effet, d'une certaine manière, le défini se
rapporte comme un tout intégral aux principes qui le définissent, pour autant
que ces principes qui le définissent sont en acte dans le défini. Pourtant,
celui qui saisit le nom, par exemple, homme, ou cercle, ne
distingue pas aussitôt les principes qui le définissent. Ainsi, le nom est
comme une espèce de tout et indistinct, tandis que la définition le divise en
chacun de ses éléments, c'est-à-dire énumère les principes du défini. 7
Cela paraît contraire, toutefois, à ce qu'il a dit plus haut, car les
principes qui définissent semblent bien être plus universels, et il a dit que,
quant à nous, les universels sont connaissables antérieurement. En outre, si
le défini était pour nous plus connaissable que les principes qui le définissent,
un défini ne nous deviendrait pas connu par sa définition, car rien ne nous
devient connu si ce n'est à partir de ce que nous connaissons davantage. On
doit répliquer, cependant, que nous connaissons, en eux-mêmes, les principes
qui définissent avant de connaître le défini; par contre, nous connaissons le
défini avant de savoir que les principes qui le définissent sont justement
ceux-là. Par exemple, nous connaissons l'animal et le rationnel avant l'homme;
mais nous connaissons confusément l'homme avant de savoir que l'animal et le
rationnel sont les principes qui le définissent. #11. — Ensuite (184b12), il présente un troisième signe tiré des sensibles plus universels. Avec l'intelligence, en effet, nous connaissons l'intelligible plus universel antérieurement; par exemple: l'animal avant l'homme. De même aussi, avec le sens, nous connaissons le sensible plus commun antérieurement; par exemple: tel animal avant tel homme. Et par antérieurement avec le sens, je veux dire à la fois selon le lieu et selon le temps. Selon le lieu, certes, car lorsque nous voyons une chose de loin, nous percevons qu'il s'agit d'un corps avant de percevoir qu'il s'agit d'un animal, et cela avant de percevoir qu'il s'agit d'un homme, et enfin qu'il s'agit de Socrate. Pareillement, selon le temps, l'enfant saisit qu'un tel est un homme avant de saisir que c'est tel homme, que c'est Platon, que c'est son père. C'est ce qu'il veut dire, en soulignant que «les enfants appellent d'abord tous les hommes pères et mères toutes les femmes, et que seulement par la suite ils distinguent chacun, c'est-à-dire le connaissent distinctement». Par là, on montre manifestement que nous connaissons une chose dans une certaine confusion avant de la connaître distinctement. Chapitre 2
6.
Nécessairement, le principe est unique ou il y en a plusieurs; s'il est unique,
ou il est immobile, comme le disent Parménide et Mélissos, ou il est mobile
selon l'opinion des naturalistes: certains affirment que le premier principe,
c'est l'air, d'autres, que c'est l'eau. S'il y en a plusieurs, ils sont ou limités
ou illimités; s'ils sont limités, mais plus qu'un, ils sont ou deux ou trois
ou quatre ou un autre nombre; et s'ils sont illimités, ils seront ou bien,
selon l'opinion de Démocrite, d'un genre unique, mais différents de figure ou
de forme, ou bien ils seront même contraires. 7. Ils conduisent leur recherche
de même manière ceux qui cherchent combien il y a d'êtres, car ils se
demandent d'abord à partir de quoi les êtres sont, cherchant s'il y a un seul
élément ou plusieurs et, si c'est plusieurs, s'ils sont limités ou illimités.
En conséquence, tant du principe que de l'élément, on cherche s'il y en a un
seul ou plusieurs. 8. Examiner la première position, comme quoi l'être serait
unique et immobile, ce n'est pas faire porter son examen sur la nature. Cela
n'appartient pas non plus au géomètre, en effet, de raisonner contre qui
renverse ses principes — c'est l'affaire d'une autre science ou d'une science
commune à toutes. De même, cela n'appartient pas à qui enquête sur les
principes, car il n'y a plus de principe si l'être est unique, et unique de
cette manière. Car le principe l'est d'une ou de plusieurs choses. 9. Assurément,
examiner si l'être est un de cette manière, c'est pareil à discuter toute
autre position énoncée simplement pour discuter, celle d'Héraclite, par
exemple, ou si on prétendait que l'être c'est uniquement un homme. 10. Ce
n'est pas non plus une considération naturelle de résoudre des raisonnements
chicaniers, comme le sont précisément ces deux raisonnements, celui de Mélissos
et celui de Parménide. En effet, ils assument des faussetés et n'infèrent pas
(4). Celui de Mélissos est spécialement grossier et ne comporte pas de
difficulté: si on concède une absurdité, elle entraîne les autres arrivent;
mais cela ne présente rien de difficile. 11.
Pour nous, qu'il soit considéré comme établi (5) que ce qui dépend de la
nature est mobile, en totalité ou en partie; c'est d'ailleurs déjà évident
par l'induction. En même temps, il ne convient pas non plus de tout résoudre,
mais seulement tout ce qui démontre faussement en partant des principes et rien
de ce qui n'en part pas. Par exemple, il appartient au géomètre de résoudre
la quadrature effectuée par le moyen des segments, mais résoudre celle
d'Antiphon n'appartient pas au géomètre. 12. Cependant, bien que leur considération
ne porte pas sur la nature, il leur arrive de formuler des difficultés
naturelles; peut-être donc cela a-t-il du bon d'en discuter un peu, car cet
examen touche la philosophie.
Leçon
2
#12. — Une fois établi le proème, dans lequel on a montré que la
science naturelle doit commencer par les principes les plus universels, Aristote
commence ici, suivant l'ordre annoncé, à examiner ce qui appartient à la
science naturelle. Cela se divise en deux parties: dans la première, il traite
des principes universels de la science naturelle; dans la seconde (200b1), il
traite de l'être mobile en général, sujet visé en ce traité. C'est ce qu'il
fait au troisième livre. La première partie se divise en deux autres: dans la
première, il traite des principes du sujet de cette science, c'est-à-dire des
principes de l'être mobile en tant que tel; dans la seconde (192b1), il traite
des principes de la science même (6), au second livre. La première partie se
divise en deux autres: dans la première, il recueille les opinons des autres
sur les principes communs de l'être mobile; dans la seconde (188a19), il
s'enquiert de la vérité à leur sujet. Sur le premier point, il en développe
trois autres: en premier, il présente différentes opinions des philosophes
anciens sur les principes communs de la nature; en second (184b25), il montre
que pour certaines d'entre elles il n'appartient pas au naturaliste de les
examiner; en troisième (185a20), il examine ces opinions et réfute leur
fausseté. Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il présente
différentes opinions des philosophes sur les principes de la nature; en second
(184b22), il montre qu'on trouve la même diversité dans les opinions des
philosophes concernant les êtres.
#13.
— Nécessairement, dit-il donc en premier, il y a un seul principe de la
nature ou il y en a plusieurs; or l'une et l'autre contradictoire a trouvé des
philosophes pour la soutenir. En effet, certains ont introduit un seul principe,
d'autres plusieurs. De ceux qui en ont introduit un seul, certains ont soutenu
qu'il est immobile, comme Parménide et Mélissos, dont l'opinion deviendra évidente
plus loin, tandis que d'autres ont soutenu qu'il est mobile, à savoir, les
naturalistes anciens. Parmi ces derniers, certains ont soutenu que c'est l'air
qui est le principe de tous les êtres naturels, comme Diogène, d'autres l'eau,
comme Thalès, d'autres le feu, comme Héraclite, et d'autres enfin quelque
chose d'intermédiaire entre l'air et l'eau, comme la vapeur. Toutefois, aucun
de ceux qui ont introduit un seul principe n'ont dit que c'est la terre, à
cause de sa grossièreté. Par ailleurs, ils présentaient ces principes comme
mobiles, car ils affirmaient que toute autre chose se produisait par leur raréfaction
et condensation. Quant à ceux qui ont introduit plusieurs principes, certains
les ont présentés comme limités en nombre, d'autres les ont présentés comme
illimités. Parmi ceux qui les ont présentés comme limités en nombre, mais
plus nombreux qu'un seul, certains ont soutenu qu'ils sont deux, à savoir, le
feu et la terre, comme Aristote le dira plus loin (#76) de Parménide, d'autres
trois, à savoir, le feu, l'air et l'eau — car ils estimaient la terre comme
chose composée, à cause de sa grossièreté —, d'autres enfin quatre, à
savoir Empédocle, ou encore en un autre nombre — car Empédocle lui-même,
avec ses quatre éléments, en a introduit deux autres, à savoir, l'amitié et
la discorde. Que ce
soit supposé, non comme quelque chose de douteux, mais comme quelque chose de sûr,
dont la démonstration, cependant, relève d'une science supérieure. Quant à
ceux qui en ont présenté plusieurs comme illimités en nombre, ils ont divergé.
En effet, Démocrite a soutenu que des corps indivisibles, que l'on appelle des
atomes, sont les principes de toutes les choses. Ces espèces de corps, il a
soutenu qu'ils étaient tous d'un genre unique de nature, mais qu'ils différaient
de figure et de forme, et non seulement qu'ils différaient, mais aussi qu'ils
comportaient de la contrariété entre eux. Il introduisait en effet trois
contrariétés, l'une en rapport à leur figure, entre courbe et droit, l'autre
en rapport à leur ordre, entre antérieur et postérieur, la dernière en
rapport à leur position, entre avant et arrière, haut et bas, droite et
gauche. Et ainsi, à partir de ces corps d'une nature unique, il soutenait que
différentes choses se trouvaient produites selon la diversité de figure, de
position et d'ordre des atomes. À partir de cette opinion il donne à
comprendre l'opinion opposée, celle d'Anaxagore, qui a présenté lui aussi les
principes comme illimités, mais non pas d'un seul genre de nature. Car il a
soutenu que les principes de la nature sont une infinité de très petites
particules de chair et d'os et d'autres pareilles choses, comme il deviendra
manifeste plus loin (#58ss). On doit remarquer qu'Aristote n'a pas divisé les
plusieurs principes en mobiles et immobiles, parce que personne, en soutenant
que les premiers principes sont plusieurs, n'a pu les prétendre immobiles; étant
donné, en effet, que tous introduisaient de la contrariété dans les
principes, et que les contraires sont de nature à s'altérer, l'immobilité ne
pouvait pas tenir avec la pluralité des principes.
#14.
— Ensuite (184b22), il montre qu'on trouve la même diversité d'opinions à
propos des êtres. Pareillement, dit-il, les naturalistes, en enquêtant sur ce
qui est, c'est-à-dire sur les êtres, se demandent combien ils sont, à savoir,
si c'est un seul ou plusieurs; et, s'ils sont plusieurs, s'ils sont limités en
nombre ou illimités. La raison en est que les naturalistes anciens n'ont connu
que la cause matérielle, et n'ont touché que peu aux autres causes. Ils
soutenaient par ailleurs que les formes naturelles sont des accidents, comme les
formes artificielles; comme donc toute l'essence (7) des artefacts est leur matière,
de même s'ensuivait-il, d'après eux, que toute la substance des êtres
naturels était leur matière. Aussi, ceux qui introduisaient un principe
unique, par exemple l'air, pensaient que les autres êtres étaient de l'air
quant à leur essence; et il en va de même des autres opinions. C'est ce qu'il
dit, que les naturalistes se demandent à partir de quoi les êtres sont,
c'est-à-dire qu'en enquêtant sur les principes, ils recherchent les causes matérielles,
à partir de quoi on dit que les êtres sont. Aussi appert-il que lorsqu'ils
enquêtent sur les êtres, s'ils sont un seul ou plusieurs, leur recherche porte
sur les principes matériels, qu'on appelle les éléments.
#15.
— Ensuite (184b25), il montre qu'il n'appartient pas au naturaliste de réfuter
l'une de ces opinions. À ce propos, il développe deux points: en premier, il
montre qu'il n'appartient pas à la science naturelle de réfuter l'opinion de
Parménide et de Mélissos; en second (185a17), il donne la raison pour laquelle
il est utile au présent propos de la réfuter. Sur le premier point, il en développe
deux autres: en premier, il montre qu'il n'appartient pas à la science
naturelle de réfuter l'opinion mentionnée; en second (185a8), qu'il ne lui
appartient pas non plus de résoudre les raisonnements apportés pour la
prouver. Il montre le premier point avec deux raisonnements (184b25 et 185a5).
Il n'appartient pas à la science naturelle, dit-il donc en premier, d'examiner
cette opinion, que l'être serait unique et immobile. Car on a déjà montré
qu'il n'y a pas de différence, dans l'intention des philosophes anciens, à
soutenir un principe unique immobile et à soutenir un être unique immobile.
Qu'il n'appartienne pas au naturaliste de réfuter cette opinion, il le montre
comme suit. Il n'appartient pas à la géométrie d'apporter un raisonnement
contre qui détruit ses principes; au contraire, cela ou bien appartient à une
autre science particulière — si toutefois la géométrie est subordonnée à
une science particulière; par exemple, la musique est subordonnée à l'arithmétique,
et c'est à cette dernière qu'il appartient de s'attaquer à qui nie les
principes de la musique —, ou bien appartient à une science commune, à
savoir, à la logique ou à la métaphysique. Or la position mentionnée détruit
les principes de la nature; car s'il y a seulement un être, et qu'il soit
unique de cette façon, à savoir, immobile, de sorte que de lui rien d'autre ne
puisse être issu, la notion même de principe se trouve détruite, puisque tout
principe est le principe ou bien d'une chose ou bien de plusieurs. Du fait
d'introduire un principe, donc, il s'ensuit une multitude, car autre est le
principe et autre ce dont il est le principe. Donc, qui nie la multitude détruit
les principes; le naturaliste ne doit donc pas s'attaquer à cette position.
#16.
— Ensuite (185a5), il montre la même chose avec un autre raisonnement. On ne
requiert pas d'une science, en effet, qu'elle apporte un raisonnement contre des
opinions manifestement fausses et invraisemblables (8); car se préoccuper de
n'importe qui émet des avis contraires aux opinions du sage est stupide, comme
il est dit, Topiques, I, 9. C'est ce qu'il dit, que chercher à examiner
si l'être est un de cette façon, à savoir, immobile, c'est semblable à
s'attaquer à n'importe quelle autre position invraisemblable, par exemple à la
position d'Hérclite, qui disait que tout se meut et que rien n'est vrai, ou à
la position de quelqu'un qui dirait que tout être n'est qu'un homme, laquelle
position, de fait, serait parfaitement invraisemblable. Or qui soutient qu'il
n'y a seulement qu'un être immobile est forcé de soutenir que l'être tout
entier est une seule chose. Ainsi donc, il appert qu'il ne relève pas de la
science naturelle de s'attaquer à cette position.
#17.
— #18. — Ensuite (185a12), il apporte un deuxième raisonnement pour montrer la même chose. Il va comme suit. Dans la science naturelle, on suppose que les êtres naturels se meuvent ou bien tous ou bien quelques-uns. Il précise cela du fait qu'il y a doute sur certains d'entre eux s'ils se meuvent et sur la manière dont ils se meuvent; par exemple, concernant l'âme, le centre de la terre, le pôle du ciel, les formes naturelles, et ainsi de suite. Et que les êtres naturels se meuvent, cela peut devenir manifeste par induction, car il est évident au sens que les choses naturelles se meuvent. … Chapitre 5 En tout cas, tous prennent pour principes les contraires, ceux pour qui le tout est un et sans mouvement (Parménide, en effet, prend pour principes le chaud et le froid, qu'il appelle, d'ailleurs, feu et terre) et les partisans du rare et du dense, et Démocrite avec son plein et son vide, dont l'un, d'après lui, est l'être, l'autre le non-être, et en outre avec les différences qu'il appelle situation figure ordre; ce sont là des genres contraires: la situation, pour le haut et le bas, l'avant et l'arrière; la figure pour l'anguleux et le non-anguleux, le droit et le circulaire. On voit donc que tous, chacun à sa façon, prennent pour principes les contraires; et c'est avec raison; car les principes ne doivent être formés ni les uns des autres, ni d'autres choses; et c'est des principes que tout doit être formé; or, c'est là le groupe des premiers contraires; premiers, ils ne sont formés d'aucune autre chose; contraires, ils ne sont pas formés les uns des autres. Maintenant, pourquoi en est-il ainsi? c'est ce qu'il faut expliquer rationnellement. Il faut admettre d'abord qu'il n'y a pas d'être à qui sa nature permette de faire ou de subir n'importe quoi de n'importe quel être; pas de génération où un être quelconque sorte d'un être quelconque, à moins qu'on ne l'entende par accident: comment le blanc viendrait-il du lettré, à moins que le lettré ne soit accident du non-blanc ou du noir? Le blanc vient du non-blanc et non de tout non-blanc, mais du noir ou des intermédiaires, et le lettré du non-lettré, et non de tout non-lettré, mais de l'illettré ou des intermédiaires, s'il y en a. Pas davantage une chose ne se corrompt essentiellement en n'importe quoi; par exemple, le blanc ne se corrompt pas en non-lettré, sauf par accident, mais en non-blanc, et non en n'importe quel non-blanc, mais en noir ou en un intermédiaire; de même, le lettré en non-lettré, et non en n'importe lequel, mais en l'illettré ou en l'un des intermédiaires, s'il y en a. Il en est de même dans les autres cas, car le même raisonnement s'applique aux choses qui ne sont pas simples, mais composées; mais, comme il n'y a pas de nom pour les états contraires, on ne le remarque pas; en effet, nécessairement, l'harmonieux vient du non-harmonieux et le non-harmonieux de l'harmonieux; et l'harmonieux est détruit en non-harmonie et non pas en n'importe laquelle, mais en celle qui est à l'opposé. Même langage à tenir sur l'ordre et la composition que sur l'harmonie; c'est évidemment le même raisonnement: et la maison, la statue, ou tout autre chose, a le même mode de génération; la maison, en effet, sort d'un état de non-rassemblement, de dispersion des matériaux, la statue ou une autre figure sort de l'absence de figure; et c'est, dans ces deux cas, tantôt une mise en ordre, tantôt une composition. Si donc cela est vrai, nous dirons que la génération de tout ce qui est engendré, et la destruction de tout ce qui est détruit ont pour points de départ et pour termes les contraires ou les intermédiaires. D'ailleurs, les intermédiaires viennent des contraires, par exemple, les couleurs viennent du blanc et du noir. Ainsi, tous les êtres engendrés naturellement sont des contraires ou viennent des contraires. Jusqu'à ce point, du moins, l'accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut: tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes, les contraires, encore qu'ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait. Ils se distinguent les uns des autres, selon qu'ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l'humide et le sec, d'autres l'impair et le pair, alors que certains posent l'amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l'on vient d'indiquer. Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l'apparence, mais accord dans l'analogie ; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). Voilà donc comment leurs principes sont identiques. Ils le sont encore par la distinction du Pire et du Meilleur, et aussi parce qu'ils sont plus connaissables pour certains selon la raison, pour d'autres selon la sensation; car le général est plus connaissable selon la raison, le particulier selon la sensation; car la raison a pour objet le général, la sensation le particulier; par exemple, l'opposition du grand et du petit est de l'ordre de la raison, celle du rare et du dense de l'ordre de la sensation. Quoi qu'il en soit, on voit que les principes doivent être des contraires. (Traduction Carteron)
Leçon
10
#75. — Maintenant qu'il a présenté les opinions des philosophes
anciens sur les principes de la nature, le Philosophe commence ici à rechercher
la vérité. En premier, il la recherche sous mode de discussion en partant
d'endoxes; en second (189b30), il établit la vérité sous mode de démonstration.
Sur le premier point, il en développe deux autres: en premier, il enquête sur
la contrariété des principes; en second (189a11), sur leur nombre. Sur le
premier point, il en développe trois autres: en premier, il présente l'opinion
des anciens sur la contrariété des principes; en second (188a27), il appuie
cela sur un raisonnement; en troisième (188b26), il montre comment les
philosophes se comparent pour ce qui est de donner des contraires comme
principes.
#76.
— Tous les philosophes anciens, dit-il donc en premier, introduisent de la
contrariété dans les principes. Et il le manifeste avec trois opinions des
philosophes. Certains, en effet, ont dit que tout l'univers est un seul être
immobile. Parmi eux, Parménide a soutenu que toutes choses n'en sont qu'une
seule d'après la raison, mais en sont plusieurs d'après le sens. Pour autant
qu'elles sont plusieurs, il introduisait en elles des contraires comme
principes, à savoir, le chaud et le froid, et il attribuait le chaud au feu et
le froid à la terre. La seconde opinion, ensuite, a appartenu aux philosophes
naturels qui ont reconnu un seul principe matériel mobile; ils soutenaient que
le reste en procédait par raréfaction et concentration, de sorte qu'ils
soutenaient que c'étaient le rare et le dense les principes. La troisième
opinion vient de ceux qui ont introduit plusieurs principes. Parmi eux, Démocrite
a soutenu que tout vient de corps indivisibles qui, joints les uns aux autres,
laissent du vide dans leur contact; il appelait ces espaces vides des pores,
comme il appert, De la génération, I, 8. C'est ainsi, donc, qu'il
donnait tous les corps comme composés de ferme et de vain, c'est-à-dire
de plein et de vide. Aussi affirmait-il que ce sont le plein et le vide les
principes de la nature; mais il attribuait le plein à l'être et le vide au
non-être. En outre, bien que les corps indivisibles soient tous d'une nature
unique, il affirmait quand même que s'en constituaient de différents en raison
d'une diversité de figure, de position et d'ordre. Aussi donnait-il comme
principe les contraires qui sont dans le genre de la 12 position, à savoir le
haut et le bas, l'avant et l'arrière; et les contraires qui sont dans le genre
de la figure, à savoir le droit, l'angulaire et le circulaire; et pareillement
les contraires qui sont dans le genre de l'ordre, à savoir l'avant et l'après,
dont il ne fait pas mention dans son texte, parce qu'ils sont manifestes. C'est
ainsi qu'il conclut comme par induction que d'une certaine façon tous les
philosophes ont soutenu que les principes étaient des contraires. Par ailleurs,
il n'a pas fait mention de l'opinion d'Anaxagore et d'Empédocle, parce qu'il
les a expliqué davantage plus haut (#56-57). Cependant, eux aussi
introduisaient de quelque manière de la contrariété dans les principes, en
affirmant que toutes choses se produisent par composition et division, ce qui
tombe dans le même genre que le rare et le dense.
#77.
— Ensuite (188a27), il apporte un raisonnement probable pour montrer que les
premiers principes sont des contraires, lequel va comme suit. Trois aspects
semblent bien appartenir à la définition des principes: le premier, qu'ils ne
soient pas issus d'autre chose; le second, qu'ils ne soient pas issus l'un de
l'autre; le troisième, que tout le reste soit issu d'eux. Or ces trois aspects
conviennent aux premiers contraires; ce sont donc les premiers contraires les
principes. Pour comprendre ce qu'il appelle des premiers contraires, on doit
tenir compte qu'il y a des contraires causés par d'autres contraires; par
exemple, le doux et l'amer sont causés par l'humide et le sec et par le chaud
et le froid. Mais on ne peut pas aller ainsi à l'infini, et il faut parvenir à
des contraires qui ne sont pas causés par d'autres contraires. Ce sont eux
qu'il appelle les premiers contraires. À ces premiers contraires, donc,
conviennent les trois conditions précédentes des principes. Du fait, en effet,
qu'ils sont premiers, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus d'autres; et du
fait qu'ils sont des contraires, il est manifeste qu'ils ne sont pas issus les
uns des autres. En effet, bien que le froid provienne du chaud pour autant que
ce qui, avant, est chaud, devient ensuite froid, la froideur elle-même
cependant ne provient jamais de la chaleur, comme on le dira par la suite (#90).
Quant au troisième point, de quelle manière tout vient des contraires, il faut
l'examiner avec plus d'attention.
#78.
— Ni l'action ni l'affection, déclare-t-il donc en premier pour montrer cela,
ne peuvent se produire entre contingents, c'est-à-dire entre choses qui
peuvent aller ensemble, ou entre contingents, c'est-à-dire entre
n'importe quelles choses indéterminément. Et ce n'est pas n'importe quoi qui
vient de n'importe quoi, comme Anaxagore l'a dit, sauf peut-être par accident.
Cela se trouve d'abord manifesté dans des choses simples. Le blanc, en effet,
ne vient pas du musicien, sauf peut-être par accident, dans la mesure où il
appartient par accident au musicien d'être blanc ou noir; par contre, le blanc
vient par soi du non-blanc, et non pas de n'importe quel non-blanc, mais d'un
non-blanc qui est du noir ou une couleur intermédiaire. Et pareillement le
musicien vient du non-musicien; et pas de n'importe quel non-musicien, mais d'un
opposé qu'on appelle amusicien, c'est-à-dire qui est de nature à avoir la
musique mais ne l'a pas, ou de quelque intermédiaire entre eux. Pour la même
raison, une chose ne se corromp pas en premier et par soi en n'importe quoi qui
se présente; par exemple, le blanc ne se corromp pas par soi en musicien, sauf
par accident, mais il se corromp par soi en non-blanc; et non pas en n'importe
quel non-blanc, mais en du noir ou en une couleur intermédiaire. Puis il
affirme la même chose pour la corruption du musicien et d'autres pareilles
qualités. La raison en est que tout ce qui vient à exister et à se corrompre
n'existe pas avant de venir à exister, ni n'existe après qu'il soit corrompu.
Aussi faut-il que ce qui devient par soi quelque chose, et en quoi quelque chose
se corromp, soit tel qu'il inclue dans sa définition le non-être de ce quelque
chose qui vient à exister ou à se corrompre. Il manifeste cela pareillement
dans les choses composées. Il en va pareillement, dit-il, dans les choses
composées et dans les choses simples. Mais cela nous échappe davantage dans
les choses composées, parce que les opposés des choses composées ne sont pas
nommés, comme les opposés des choses simples. L'opposé de la maison, en
effet, n'est pas nommé, comme l'opposé du blanc; aussi, si on les ramène à
des choses nommées, ce sera manifeste. En effet, tout composé consiste en une
espèce de consonance; or le consonant vient du dissonant, et le dissonant vient
du cosonant; et pareillement, le consonant se corromp dans la dissonance, et pas
dans n'importe laquelle, mais dans l'opposée. La dissonance, par ailleurs, peut
se dire soit quant à l'ordre seulement, soit quant à la composition. En effet,
un tout consiste en une consonance d'ordre, par exemple une armée, tandis qu'un
autre consiste en une consonance de composition, comme une maison. Mais la même
raison 13 vaut pour les deux. Et il est manifeste que tous les composés
viennent pareillement de non-composés, comme la maison vient de non-composés,
et le figuré de non-figurés; et en toutes ces chose on ne regarde que l'ordre
et la composition. Ainsi donc, il devient manifeste comme par induction que tout
ce qui vient à exister ou à se corrompre arrive à exister à partir de
contraires ou d'intermédiaires, ou se corromp en eux. Les intermédiaires,
quant à eux, viennent des contraires, comme les couleurs intermédiaires
viennent du blanc et du noir. Aussi conclut-il que tout ce qui vient à exister
par nature ou bien est les contraires mêmes, comme le blanc et le noir, ou
vient des contraires, comme les intermédiaires. Et c'est le propos principal
qu'il entend conclure, à savoir, que tout vient des contraires, ce qui était
la troisième condition des principes.
#79.
— Ensuite (188b26), le Philosophe montre ici comment les philosophes se
comparent pour ce qui est de donner pour principes des contraires: et en
premier, comment ils se comparent quant au motif de leur position; en second
(188b30), comment ils se comparent quant à leur position même. Beaucoup de
philosophes, dit-il donc en premier, ont, comme on l'a dit plus haut (#76),
suivi la vérité jusqu'au point de donner pour principes des contraires. Mais
cela, bien qu'ils l'aient soutenu avec vérité, ils ne l'ont pas soutenu comme
mus par quelque raison, mais comme forcés par la vérité même. Le vrai, en
effet, est le bien de l'intelligence, celui auquel elle est naturellement ordonnée;
aussi, de même que les choses privées de connaissance se meuvent à leurs fins
sans raison, de même parfois l'intelligence de l'homme tend par une espèce
d'inclination naturelle à la vérité, bien qu'elle ne perçoive pas la raison
de cette vérité.
#80.
— Ensuite (188b30), il montre comment les philosophes mentionnés se comparent
dans leur position même. À ce propos, il développe deux points: en premier,
il montre comment ils différaient pour ce qui est de donner pour principes des
contraires; en second (188b36), comment simultanément ils différaient et se
ressemblaient. Les philosophes, dit-il donc en premier, en donnant pour
principes des contraires, différaient de deux manières. En premier, certes,
parce que certains d'entre eux, s'exprimant de façon rationnelle, recevaient
pour principes des contraires antérieurs, tandis que d'autres, examinant avec
moins de prévoyance, recevaient des contraires postérieurs comme principes. Et
parmi ceux qui recevaient des contraires antérieurs, certains portaient
attention à ceux qui étaient plus connus quant à la raison, tandis que
d'autres à ceux qui sont plus connus quant au sens. Ou encore, peut-on dire,
avec cette deuxième différence, on donne la raison de la première différence.
En effet, ceux qui sont plus connus quant à la raison sont antérieurs
absolument, tandis que ceux qui sont plus connus quant au sens sont postérieurs
absolument et antérieurs quant à nous. Or il est manifeste qu'il faut que des
principes soient premiers. Aussi, ceux qui jugeaient antérieur quant à ce qui
est plus connu pour la raison introduisaient des principes contraires antérieurs
absolument, tandis que ceux qui jugeaient antérieurs quant à ce qui est plus
connu pour le sens introduisaient des principes postérieurs absolument. Aussi
certains donnaient comme premiers principes le chaud et le froid, et d'autres
l'humide et le sec: les uns et les autres sont plus connus quant au sens.
Cependant, le chaud et le froid, qui sont des qualités actives, sont antérieurs
à l'humide et au sec, qui sont des qualités passives, parce que l'actif est
antérieur naturellement au passif. D'autres, par contre, ont introduit des
principes plus connus quant à la raison. Parmi eux, certains ont donné pour
principes le pair et l'impair, à savoir les Pythagoriciens, du fait qu'ils
pensaient que la substance de toutes choses est des nombres, et que toutes
choses se composent de pari et d'impair comme de forme et de matière. Car ils
attribuaient au pair l'infinité et l'altérité, à cause de sa divisibilité,
et à l'impair ils attribuaient la finitude et l'identité, à cause de son
indivision. D'autres, par ailleurs, ont donné comme causes de la génération
et de la corruption la discorde et la concorde, à savoir les partisans d'Empédocle,
qui sont aussi plus connus quant à la raison. Aussi appert-il qu'en ces
positions apparaît la diversité dont on a parlé. #81. — Ensuite (188b36), il montre comment, à l'intérieur de la différence des opinions mentionnées, il y a aussi une certaine ressemblance. À partir de ce qui précède, conclut-il, c'est d'une certaine manière les mêmes principes que les philosophes anciens ont affirmés et d'une certaine manière de différents. De différents, certes, pour autant qu'ils ont assumé des contraires différents, comme on l'a dit; mais les mêmes selon une certaine analogie, une proportion c'est-à-dire, parce que les principes reçus de tous ont la même proportion. Et cela de trois manières. En premier, certes, parce que tous les principes reçus par eux se rapportent entre eux comme des contraires. C'est ce qu'il dit, que tous reçoivent des principes issus de la même relation, à savoir, celle de contraires. Tous, en effet, reçoivent des contraires pour principes, bien que des contraires différents. Et ce n'est pas étonnant si, de la relation de contraires, ce sont des principes différents qu'on reçoit; c'est que parmi les contraires certains en contiennent d'autres, en tant qu'antérieurs et plus communs, et certains sont contenus sous d'autres, parce que postérieurs et moins communs. Voilà donc une manière selon laquelle ils parlent pareillement, en tant que tous reçoivent des principes issus de la relation de contraires. Une autre manière en laquelle ils se ressemblent selon une proportion, c'est que quels que soient les principes reçus par eux, l'un d'eux se rapporte à l'autre comme meilleur et l'autre comme pire. Par exemple, la concorde ou le plein ou le chaud sont présentés comme meilleurs, tandis que la discorde ou le vide ou le froid comme pires. Et il en va ainsi à regarder les autres. La raison en est que toujours l'un des contraires comporte de la privation inclue; en effet, le principe de la contrariété est l'opposition de la privation et de l'habitus, comme il est dit, Métaphysique, X, 4. Ils se ressemblent d'une troisième manière en proportion en ce que tous reçoivent des principes plus connus. Cependant, certains en reçoivent de plus connus quant à la raison, mais d'autres quant au sens. Étant donné que la raison porte sur l'universel, et le sens sur le particulier, ce sont des universels qui sont plus connus quant à la raison, comme le grand et le petit; mais des singuliers quant au sens, comme le rare et le dense, qui sont moins communs. Et ainsi, finalement, par manière d'épilogue, il conclut ce qu'il vise principalement, à savoir, que les principes sont des contraires.
Chapitre
6
Ici
doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont
deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet, qu'ils soient un, c'est
impossible, car le contraire n'est pas un. Pas davantage infinis: en effet, l'être
ne serait pas intelligible. Et il y a une contrariété unique dans un genre un:
or, la substance est un genre un. De plus, l'explication est possible à partir
de principes en nombre fini et elle est meilleure ainsi, telle celle d'Empédocle,
qu'à partir de principes infinis: en effet, il pense rendre compte de tout ce
qu'Anaxagore explique avec son infinité de principes. De plus, il y a, entre
les différents contraires, des rapports d'antériorité et de provenance, comme
le doux et l'amer, le blanc et le noir; mais les principes doivent demeurer éternels.
On voit donc qu'ils ne sont ni un ni infinis. Mais, puisqu'ils sont en nombre
fini, on p eut, avec raison, refuser de les considérer comme deux; en effet, on
serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité
exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité. De même
pour toute autre contrariété, car l'amitié n'unit pas la haine ni ne tire
rien de la haine, ni la haine de l'amitié; mais l'action de toutes les deux se
produit dans un troisième terme. Et même certains admettent plusieurs termes
pour en constituer la nature des êtres. En outre, on serait aussi fort
embarrassé si l'on ne plaçait pas, sous les contraires, une autre nature: en
effet, il n'y a pas d'êtres dont nous voyions que la substance soit constituée
par les contraires; or, le principe ne peut s'attribuer à aucun sujet; car il y
aurait principe de principe; le sujet, en effet est principe et doit être antérieur
à l'attribut. En outre, et c'est une de nos propositions fondamentales, la
substance n'est pas contraire à la substance; comment donc une substance
viendrait-elle de non-substances? ou comment une non-substance serait-elle antérieure
à une substance? C'est pourquoi, si l'on admet la proposition précédente et
celle-ci, il faut, pour les conserver toutes les deux, accepter un troisième
terme parmi les principes; telle est l'opinion de ceux pour qui le tout est une
nature unique, comme l'eau ou le feu ou un intermédiaire entre ces choses.
L'intermédiaire semble préférable, car déjà le feu et la terre, l'air et
l'eau sont un tissu de contrariétés; aussi n'est-ce pas sans raison que
certains ont établi comme sujet une autre chose, certains autres l'air: car
c'est l'air qui possède le moins de différences sensibles; après lui, c'est
l'eau. Mais tous, du reste informaient leur Un par des contraires, comme Densité
et Rareté et Plus ou Moins. Ce sont là, en somme, assurément, Excès et Défaut,
on l'a dit plus haut; et c'est une opinion qui paraît être ancienne, que l'Un
avec l'Excès et le Défaut soit principes des êtres, réserve faite sur les
variations qu'elle a subies: pour les anciens, le couple est l'agent, l'un le
patient; pour les plus récents, c'est plutôt le contraire, l'Un est agent et
le couple patient. Quoi qu'il en soit, on peut dire avec quelque raison, comme
on le voit avec nous par ces arguments et d'autres analogues, qu'il y a trois éléments;
mais, maintenant, dépasser ce chiffre, non: en effet, comme patient, l'Un
suffit et, s'il y avait quatre termes et donc deux contrariétés, il faudrait,
en dehors de chacune, qu'il existât une autre nature intermédiaire; or, si
elles peuvent, étant deux, s'engendrer l'une de l'autre, l'une de ces contrariétés
est inutile. En même temps, il ne peut y avoir plusieurs contrariétés premières.
En effet, la substance est un genre un de l'être; par suite, les principes se
distinguent les uns des autres par l'antériorité et la postériorité
seulement et non par le genre: en effet, il n'y a jamais, dans un genre un, plus
qu'une contrariété unique et, en conséquence, les contrariétés paraissent
se réduire à une seule. Donc il apparaît que l'élément n'est pas un, ni en
nombre supérieur à deux ou trois; mais lequel de ces deux nombres? c'est là,
avons-nous dit, une question fort embarrassante. (Traduction Carteron)
Chapitre
7
65.
Établissons-le donc, en nous adressant d'abord à toute la génération, car ce
qui est naturel c'est de ne regarder ce qui est propre à chaque chose qu'une
fois qu'on a d'abord établi leurs points communs. 66. Quand nous disons qu'une
chose est issue (9) d'une autre, une différente d'une différente, nous
exprimons les termes soit simples, soit complexes. Voici ce que je veux dire par
là. Il est possible qu'un homme devienne musicien, mais aussi qu'un
non-musicien devienne musicien ou qu'un homme non-musicien devienne un homme
musicien. D'une part, donc, avec l'homme ou le non-musicien j'exprime comme
simple ce qui devient, et, d'autre part, avec le musicien j'exprime comme simple
ce qu'il devient; par contre, c'est comme complexe que nous exprimons ce qui
devient et ce qu'il devient (10), quand nous disons que l'homme non-musicien
devient un homme musicien. 67. En outre, pour ces termes, on dit de l'un non
seulement qu'il devient tel autre, mais aussi qu'il est issu de tel autre, comme
le musicien est issu du non-musicien; mais de l'autre on ne parle pas de toutes
les manières. Car cela ne va pas: le musicien est issu de l'homme; on dit plutôt:
l'homme est devenu musicien. 68. Par ailleurs, ce qui devient, et dont nous
exprimons les termes comme simples, devient tantôt tout en demeurant, tantôt
sans demeurer; en effet, l'homme demeure quand il devient musicien et il est
encore un homme; le non-musicien, par contre, et l'amusicien (11), ne demeure
pas, ni comme simple ni comme complexe. 69. Cela fixé, on peut retenir de tous
les devenirs, si on y regarde bien, qu'il faut toujours, comme nous le disons,
admettre quelque chose comme sujet: c'est cela qui devient. Ce sujet, même s'il
est unique de nombre, n'est cependant pas unique d'espèce — unique d'espèce,
c'est-à-dire la même chose pour sa définition. L'essence n'est pas la même
pour l'homme et pour l'amusicien. 70. De plus, l'un demeure, l'autre ne demeure
pas: le non-opposé demeure — l'homme, en effet, demeure —, mais le musicien
et le non-musicien ne demeurent pas, ni le composé des deux, comme l'homme
amusicien. 71. D'ailleurs, qu'une chose soit issue de telle autre, et non pas
qu'une chose devienne telle autre, se dit de préférence pour ce qui ne demeure
pas; le musicien, par exemple, est issu de l'amusicien, mais non de l'homme.
Quoique parfois on parle de la même façon à propos de ce qui demeure: en
effet, nous disons qu'une statue est issue d'airain, et non que de l'airain
devient statue. Par contre, on parle des deux manières pour ce qui est issu de
l'opposé et de ce qui ne demeure pas: on dit tout aussi bien que telle chose
est issue de telle autre et que telle chose devient telle autre; en effet, on
dit aussi bien que le musicien est issu de l'amusicien et que l'amusicien
devient musicien. Aussi en va-t-il de même encore pour le composé: en effet,
on dit que le musicien est issu de l'homme amusicien et aussi que l'homme
amusicien devient musicien. 72. Par ailleurs, le devenir se dit de plusieurs
manières et, dans certains cas, il ne s'agit pas de devenir tout court, mais de
devenir telle chose; c'est seulement pour les substances qu'il s'agit de devenir
de manière absolue; les autres choses, c'est relativement qu'elles deviennent (12).
— Manifestement, il est nécessaire d'admettre un sujet qui devienne. En
effet, cela prend un sujet pour devenir quantifié, et qualifié, et en relation
à autre chose, et en un temps, et en un lieu, car seule la substance ne se dit
de rien d'autre comme sujet alors que tout le reste se dit de la substance.
D'ailleurs, que les substances aussi et que tout ce qui est absolument soient
issus d'un sujet, cela devient manifeste pour qui regarde bien. En effet, il y a
toujours quelque chose qui sert de sujet, d'où est issu ce qui devient; par
exemple, les plantes et les animaux sont issus d'une semence. 73. En outre, ce
qui devient absolument devient soit par transformation, comme une statue issue
d'airain, soit par addition, comme ce qui s'accroît, soit par réduction, comme
l'Hermès issu de la pierre, soit par composition, comme une maison, soit par
altération, comme ce qu'on modifie dans sa matière. Or tout ce qui devient de
la sorte, il est manifeste qu'il est issu de sujets. 74. Donc, d'après ce qu'on
a dit, il est évident que toujours tout ce qui devient est composé; il y a
d'un côté ce qui devient, et de l'autre ce que cela devient, lequel est
double: c'est ou le sujet ou l'opposé. Je dis que fait fonction d'opposé
l'amusicien, et que fait fonction de sujet l'homme; et que l'absence de figure,
de forme, d'ordre, c'est l'opposé, tandis que l'airain, la pierre ou l'or,
c'est le sujet.
Leçon
12
#98. — Auparavant, le Philosophe a travaillé à examiner
dialectiquement le nombre des principes. Ici, il commence à établir la vérité.
Cela se divise en deux parties: dans la première, il établit la vérité; dans
la seconde (191a23), à partir de la vérité établie, il exclut les difficultés
et les erreurs des anciens. La première partie se divise en deux autres: dans
la première, il montre qu'en n'importe quel devenir naturel il se trouve trois
choses; dans la seconde (190b17), il montre à partir de là qu'il y a trois
principes. À ce propos, il développe deux points: en premier, il dit sur quoi
porte son intention; en second (189b32), il poursuit ce qu'il a en vue.
#99.
— Plus haut, il avait dit qu'il y a beaucoup de difficulté à savoir s'il y a
deux ou trois principes de la nature; il conclut donc qu'il faut l'établir en
observant la génération ou le devenir (13) d'une manière générale dans
toutes les espèces de changement. En effet, on trouve en tout changement une
espèce de devenir; par exemple, ce qui est altéré de blanc à noir, étant
blanc devient non-blanc, et de non-noir devient noir; et il en va pareillement
dans les autres changements. Il donne la raison de l'ordre qu'il suit, qu'il est
nécessaire de dire en premier ce qui est commun, et de regarder seulement par
après ce qui concerne proprement chaque chose, comme il a été dit au début
du traité (#6).
#100.
— Ensuite (189b32), il poursuit son propos. À son sujet, il développe deux
points: en premier, il présente certaines notions nécessaires en vue de
montrer son propos; en second (190a13), il montre son propos. Sur le premier
point, il en développe deux autres: en premier, il présente une division; en
second (190a5), il montre les différences qu'il y a entre les parties de la
division.
#101.
— Il dit donc en premier qu'en n'importe quel devenir on dit qu'une chose est
issue d'une autre — pour ce qui est du devenir selon l'être substantiel —,
ou qu'une chose est issue de l'autre — quant au devenir selon l'être
accidentel —, et cela pour la raison que tout changement comporte deux termes;
par conséquent, en tire-t-il, il est possible de dire cela de deux façons, du
fait que les termes d'un devenir ou d'un changement peuvent se prendre simples
ou composés. Il explique cela comme suit. Parfois, en effet, nous disons qu'un
homme devient musicien, et alors les deux termes du devenir sont simples. Il
en va pareillement quand nous disons qu'un non-musicien devient musicien. Par
contre, quand nous disons qu'un homme non musicien devient un homme musicien,
l'un et l'autre termes sont alors composés. Car lorsque c'est à un homme ou à
un non musicien qu'on attribue de devenir, l'un et l'autre sont simples; et de même
ce qui devient, c'est-à-dire à quoi il est attribué de devenir, on signifie
qu'il devient comme simple. Par ailleurs, ce en quoi se termine le devenir même
signifié comme simple est musicien, comme lorsque je dis: un homme
devient musicien, ou un non-musicien devient musicien. Par contre, on
[peut] signifier que l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient,
c'est-à-dire ce à quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire
ce à quoi se termine le devenir — deviennent comme un composé. Lorsque nous
disons qu'un homme non musicien devient musicien, il y a composition de
la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais
lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors
il y a composition de part et d'autre.14
#102.
— Ensuite (190a9), il montre deux différences entre les membres de la
division avancée. La première en est qu'en certaines des divisions qui précèdent,
nous utilisons deux manières de parler, à savoir, que telle chose devient
telle autre, et que telle chose est issue de telle autre. Nous
disons, en effet, qu'un non-musicien devient musicien, et qu'un
musicien est issu d'un non-musicien. Mais on ne parle pas de la sorte dans
tous les cas; on ne dit pas, en effet, qu'un musicien est issu d'un
non-musicien. Il introduit ensuite la seconde différence (190a9). Il dit
que lorsqu'on attribue le devenir à deux termes simples, à savoir, à un sujet
et à un opposé, l'un d'entre eux est permanent et l'autre n'est pas permanent.
En effet, lorsqu'on est déjà devenu musicien, on demeure un homme, mais
l'opposé, lui, ne demeure pas, que cet opposé soit négatif, comme non-musicien,
ou privatif, ou contraire, comme amusicien. Le composé du sujet et de
l'opposé ne demeure pas non plus; en effet, on ne demeure pas un homme non
musicien une fois qu'on est devenu musicien. Pourtant, c'est bien à ces trois
termes qu'on attribue le devenir; car on disait qu'un homme devient musicien,
et qu'un non-musicien devient contexte précis de la production — fieri
statuam — ou même dans celui de l'action — fieri musicum. On
aura donc intérêt à recourir à la notion de devenir chaque fois que
le contexte est plus commun que celui de la stricte production extérieure. —
Ici, toutefois, factio est ajouté à generatio pour indiquer
qu'on ne va pas s'intéresser qu'à la génération stricte, mais aussi à la génération
accidentelle, ce qu'on pourrait ne pas comprendre tout de suite, du fait
qu'Aristote fait entrer tout ce programme dans le seul mot génesis
(perì
pásês genéseôs).
La composition latine de la dernière affirmation — depuis par contre —
a une maladresse que je corrige. Littéralement: «Par contre, on signifie que
l'un et l'autre — à savoir, à la fois ce qui devient, c'est-à-dire ce à
quoi on attribue de devenir, et ce qu'il devient, c'est-à-dire ce à quoi se
termine le devenir — deviennent comme un composé, lorsque nous disons qu'un
homme non musicien devient musicien. Alors, en effet, il y a composition de
la part du sujet seulement, et simplicité de la part de l'attribut; mais
lorsque je dis qu'un homme non musicien devient un homme musicien, alors
il y a composition de part et d'autre.» musicien, et qu'un homme
non musicien devient musicien. Parmi les trois, seulement le premier
demeure, une fois complétée la production, et les deux autres ne demeurent
pas.
#103.
— Ensuite (190a13), il montre son propos avec la supposition de ce qui précède,
à savoir, qu'en tout devenir naturel on trouve trois choses. À ce propos, il développe
trois points: en premier, il énumère deux choses qu'on trouve en tout devenir
naturel; en second (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé; en troisième
(190b10), il conclut son propos.
#104.
— Il dit donc en premier qu'en supposant ce qui précède, si on veut regarder
en tout ce qui se produit selon la nature, on admettra qu'il faut toujours
introduire un sujet auquel on attribue le devenir. Et ce sujet, même s'il est
un en nombre ou comme sujet, n'est cependant pas identique de nature ou de
conception. En effet, quand on attribue à un homme de devenir musicien, cet
homme est certes unique comme sujet, mais il est double de conception: car dans
la conception qu'on en a, ce n'est pas la même chose que l'homme et le
non-musicien. Il n'indique pas le troisième terme, toutefois, à savoir, que nécessairement
dans une génération il y a quelque chose d'engendré, car cela est manifeste.
#105.
— Ensuite (190a17), il prouve ce qu'il avait supposé: en premier, que le
sujet auquel on attribue le devenir est double, quant à sa définition; en
second (190a31), qu'il faut, en tout devenir, supposer un sujet. Il montre le
premier point de deux manières. En premier, certes, du fait que, dans le sujet
auquel on attribue le devenir, il y a quelque chose qui demeure et quelque chose
qui ne demeure pas. En effet, ce qui n'est pas opposé au terme du devenir
demeure, car l'homme demeure, quand il devient musicien, tandis que le
non-musicien ne demeure pas, ni le composé de l'homme et du non-musicien. Et de
là devient manifeste que l'homme et le non-musicien ne sont pas la même chose,
pour leur définition, car l'un demeure et l'autre non.
#106.
— En second (190a21), il montre la même chose d'une autre manière, car pour
ce qui ne demeure pas on dit que «de telle chose est issue telle autre», plutôt
que «telle chose devient telle autre» — quoique, cependant, cela aussi
puisse se dire, mais non aussi proprement. Nous disons, en effet, que «d'un
non-musicien est issu un musicien». Nous disons aussi qu'«un non-musicien
devient musicien», mais c'est par accident, à savoir, pour autant que c'est
celui qui par accident est non musicien qui devient musicien. Mais on ne parle
pas de la sorte à propos de ce qui reste; en effet, nous ne disons pas que «d'un
homme est issu un musicien», mais qu'«un homme devient musicien». Nous disons
néanmoins parfois que «de telle chose est issue telle autre»; par exemple,
nous disons qu'«une statue est issue d'airain»; mais cela est possible parce
qu'avec le nom d'airain nous concevons non-figuré, de sorte qu'on le dit
en raison de la privation conçue. En outre, bien que nous disions, à propos de
ce qui demeure, que «de telle chose est issue telle autre», il reste que c'est
plutôt à propos de ce qui ne demeure pas qu'on peut dire l'une et l'autre
chose, à la fois que «telle chose devient telle autre» et que «de telle
chose est issue telle autre», soit qu'on prenne l'opposé qui ne demeure pas,
soit qu'on prenne le composé d'opposé et de sujet. Du fait donc que nous
usions d'une manière différente de parler pour le sujet et pour l'opposé, il
devient manifeste que le sujet et l'opposé, par exemple, homme et non-musicien,
bien qu'ils soient la même chose quant à leur sujet, sont cependant deux
choses quant à leur définition.
#107.
— Ensuite (109a31), il montre l'autre chose qu'il avait supposée, à savoir,
qu'en tout devenir naturel il doit y avoir un sujet. Cela, bien sûr, c'est au métaphysicien
qu'il appartient de le prouver par raisonnement; aussi est-ce prouvé Métaphysique,
VII, 7. Ici, néanmoins, il le prouve seulement par induction: en premier, à
partir de ce qui devient; en second (190b5), à partir des manières de devenir.
Il dit donc, en premier, que, comme c'est de plusieurs manières qu'on parle de
devenir, le devenir, de manière absolue, c'est seulement le devenir de
substances; on dit d'autres choses, plutôt, qu'elles deviennent sous un
rapport. Cela, c'est parce que devenir implique commencer à être; aussi, pour
qu'une chose devienne, absolument, il est requis qu'auparavant, elle n'était
absolument pas, ce qui est le cas de ce qui devient substantiellement. En effet,
ce qui devient homme, non seulement n'était pas homme auparavant, mais il est
vrai de manière absolue de dire qu'il n'était pas; tandis que lorsqu'un
homme devient blanc, il n'est pas vrai de dire qu'auparavant il n'était pas,
mais seulement qu'auparavant il n'était pas tel. Donc, pour ce qui devient sous
un rapport, il manifeste que cela a besoin d'un sujet. En effet, la quantité et
la qualité et les autres accidents auxquels appartient le devenir sous un
rapport ne peuvent pas être sans sujet; car c'est seulement à la substance
qu'il appartient de ne pas être dans un sujet. Par ailleurs, même pour les
substances, si on y regarde bien, il est manifeste que leur devenir est issu
d'un sujet; nous observons, en effet, que les plantes et les animaux sont issus
d'une semence.
#108.
— Ensuite (190b5), il montre la même chose par une induction à partir des
manières de devenir. Il dit que, parmi les choses en devenir, certaines
deviennent par transformation, comme la statue issue d'airain; d'autres
deviennent par apposition, ainsi qu'il appert de tout ce qui augmente, comme un
fleuve est issu de nombreux ruisseaux; d'autres encore deviennent par
extraction, comme l'image de Mercure issue d'une pierre par sculpture; d'autres
deviennent par composition, comme une maison; d'autres deviennent par altération,
comme ce dont la matière s'altère, et ce, que le devenir en soit naturel ou
artificiel. Or dans tous ces cas, il est manifeste que la chose est issue d'un
sujet. Aussi devient-il manifeste que tout ce qui devient est issu d'un sujet.
On doit remarquer, toutefois, qu'il a compté les choses artificielles avec
celles qui deviennent de manière absolue — bien que les formes artificielles
soient des accidents. C'est parce que les choses artificielles, d'une certaine
manière, se trouvent dans le genre de la substance par leur matière. Ou bien
c'est à cause de l'opinion des anciens, qui concevaient pareillement choses
naturelles et artificielles, comme il sera dit au second livre. #109. — Ensuite (190b10), il conclut son propos. Il affirme qu'on a montré avec ce qu'on a dit que ce à quoi on attribue le devenir est toujours composé. De plus, en tout devenir, il y a ce à quoi se termine le devenir et ce à quoi on attribue le devenir, lequel est double, à savoir, sujet et opposé; il en devient manifeste qu'en tout devenir il intervient trois termes, à savoir, un sujet et un terme du devenir et son opposé. Par exemple, lorsqu'un homme devient musicien, l'opposé est non-musicien, et le sujet est homme, et musicien est le terme du devenir. Et pareillement, dans les choses artificielles, l'absence de figure et de forme et d'ordre sont des opposés, tandis que l'airain et l'or et les pierres sont des sujets.
Chapitre
7
(190b17ss)
75. Si donc, pour les êtres naturels, il y a des causes et des principes, dont
elles tiennent l'être et le devenir en premier, et non par accident, mais
chacun selon ce qu'on le dit en son essence, il est manifeste que tout devient
en dépendance de son sujet et de sa forme. L'homme musicien, en effet, est
composé, d'une certaine manière, d'homme et de musicien, car on résout les
notions dans les notions des éléments. Il est donc évident que ce qui devient
en dépendance de ces principes. 76. Le sujet, toutefois, est un numériquement,
mais deux spécifiquement. L'homme, en effet, l'or et, en général, la matière
nombrable, c'est surtout telle chose, et ce n'est pas par accident que ce qui
devient en dépendance de lui; par contre, la privation et la contrariété,
c'est un accident. La forme, elle, est une; par exemple, l'ordre ou la musique
ou telle autre des choses que l'on attribue ainsi. 77. C'est pourquoi il y a
lieu de dire que les principes sont d'un côté deux, de l'autre trois; et que
d'un côté ce sont les contraires — par exemple, si on nomme le musicien et
l'amusicien, ou le chaud et le froid, ou l'harmonieux et le disharmonieux —,
mais de l'autre non, car il est impossible que les contraires pâtissent l'un
par l'autre. Néanmoins, cette difficulté se résout elle aussi du fait qu'il y
ait l'autre principe, le sujet; celui-ci, en effet, n'est pas un contraire. De
la sorte, les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, d'une
certaine manière, mais deux, peut-on dire, numériquement; ils ne sont pas non
plus absolument deux, mais trois, en raison d'une différence entre leurs
essences, car l'essence n'est pas la même pour l'homme et pour l'amusicien, de
même que pour ce qui est privé de forme et pour l'airain. 78. Combien il y a
de principes, donc, pour la génération des choses naturelles, et comment il se
fait qu'il y en ait tant, voilà qui est dit. Il est évident, aussi, qu'il faut
que quelque chose serve de sujet aux 20 contraires et que les contraires soient
deux. Quoique d'une autre manière cela ne soit pas nécessaire, car l'un des
contraires sera assez, par son absence et sa présence, pour produire le
changement. 79. Quant à la nature qui sert de sujet, elle est connaissable par
analogie. En effet, la façon dont l'airain se rapporte à la statue, dont le
bois se rapporte au lit, dont la matière et l'informe se rapporte à quoi que
ce soit d'autre chose qui a forme, avant qu'il ne reçoive cette forme, voilà
la façon dont la nature dont nous parlons se rapporte à l'essence, à telle
chose, à l'être. Cette nature est donc un principe, bien qu'elle ne soit ni
une, ni être comme telle chose particulière; la forme en est un autre; et
aussi son contraire, sa privation. Comment ces principes font deux et comment
ils font plus, on l'a dit plus haut. 80. Ainsi donc, on a d'abord dit que seuls
les contraires sont principes, puis qu'il était nécessaire qu'autre chose
serve de sujet et que donc il y avait trois principes. D'après ce qu'on vient
d'expliquer, cela devient manifeste: quelle différence il y a entre les
contraires, et comment les principes se comportent l'un par rapport à l'autre,
et ce qu'est le sujet. Maintenant, est-ce la forme ou le sujet qui constitue
l'essence, ce n'est pas encore évident. Mais que les principes sont trois, et
comment ils sont trois, et de quelle manière chacun se présente, c'est évident.
Combien il y a de principes, donc, et quels ils sont, avec cela que ce soit
considéré comme établi.
Leçon
13
#110. — Auparavant, le Philosophe a montré qu'en tout devenir naturel,
on trouve trois termes; il montre ici, avec ce qui précède, combien il y a de
principes de la nature. À ce propos, il développe deux points: en premier, il
montre son propos; en second (191a15), il montre, sous forme de récapitulation,
ce qui se trouve dit et ce qu'il reste à dire. Sur le premier point, il en développe
deux autres: en premier, il montre trois principes de la nature; en second
(191a8), il les manifeste. Sur le premier point, il en développe trois autres:
en premier, il montre la vérité sur les principes de la nature; en second
(190b29), avec la vérité ainsi montrée il résout les difficultés antérieures
sur les principes; en troisième (191a3), étant donné que les anciens ont dit
que ce sont les contraires les principes, il montre si toujours des contraires
sont requis, ou non. Sur le premier point, il en développe deux autres: en
premier, il montre qu'il y a deux principes par soi de la nature; en second
(190b23), il montre qu'il y a par accident un troisième principe de la nature.
#111.
— Sur le premier point, il use d'un raisonnement comme suit: les principes et
les causes des choses naturelles, on dit que ce sont les choses desquelles leur
être et leur devenir dépendent par soi, et non par accident; or tout ce qui
devient est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme; donc, ce sont
son sujet et sa forme qui constituent les causes et principes par soi de tout ce
qui devient par nature. Que par ailleurs ce qui devient par nature devient en dépendance
de son sujet et de sa forme, il le prouve de la manière suivante. Les éléments
en lesquels se résout la définition d'une chose se trouvent à composer cette
chose. En effet, toute chose se résout en les éléments dont elle est composée;
or la notion de ce qui devient par nature se résout en son sujet et sa forme:
la notion d'un homme musicien, par exemple, se résout en la notion de l'homme
et la notion du musicien; si, en effet, on veut définir l'homme musicien, il
faut qu'on fournisse la définition de l'homme et du musicien. Donc, ce qui
devient par nature est et devient en dépendance de son sujet et de sa forme. On
doit noter, de plus, qu'ici Aristote entend rechercher les principes non
seulement du devenir, mais aussi de l'être; aussi est-ce à dessein qu'il dit
«desquels en premier on est et devient». Il dit aussi «desquels en premier»,
c'est-à-dire par soi et non par accident. Les principes par soi, donc, de tout
ce qui devient par nature, ce sont son sujet et sa forme.
#112.
— Ensuite (190b23), il ajoute le troisième principe par accident. Il dit que,
bien que le sujet soit unique en nombre, il est cependant double en espèce et
en notion, comme on a dit plus haut (#104); car l'homme et l'or et toute matière
comporte un certain nombre. Il y a là lieu de regarder le sujet même, qui est
positivement quelque chose, en dépendance de quoi une chose devient par soi et
non par 21 accident: par exemple, ce qui est un homme et de l'or; puis il y a
aussi lieu, là, de regarder ce qui lui appartient par accident, à savoir, une
contrariété et une privation: par exemple, l'absence de musique et de figure.
Le troisième principe, quant à lui, est l'espèce ou la forme, comme son
agencement est la forme d'une maison, ou la musique celle d'un homme musicien,
ou l'une des autres choses que l'on attribue de cette manière. Ainsi donc, sa
forme et son sujet sont les principes par soi de ce qui devient par nature,
tandis que la privation ou le contraire en est le principe par accident, dans la
mesure où il appartient par accident au sujet. Par exemple, nous disons que son
constructeur est la cause active par soi d'une maison, tandis qu'un musicien
n'est que la cause active par accident d'une maison, pour autant qu'il
appartient par accident à son constructeur d'être musicien. De même aussi,
l'homme concerné est la cause par soi, comme sujet, d'un homme musicien, tandis
que sa qualité de non-musicien en est la cause et le principe par accident.
#113.
— On pourrait toutefois objecter qu'une privation n'appartient plus par
accident au sujet, une fois qu'il est sous la forme, et qu'alors la privation
n'intervient pas comme principe par accident de l'être. Aussi doit-on répliquer
que la matière ne va jamais sans privation; quand elle comporte une forme, en
effet, c'est avec la privation de la forme opposée. Aussi, tant qu'est en
devenir ce qui devient — par exemple, un homme musicien —, il y a en son
sujet, tant qu'il ne détient pas encore la forme, la privation de la musique même;
et c'est pourquoi le non-musicien intervient comme principe par accident de
l'homme musicien en devenir. Mais une fois que la forme lui est advenue,
s'adjoint à lui la privation de la forme opposée; et alors cette privation de
la forme opposée intervient comme principe par accident dans son être. Il
appert donc que, d'après l'intention d'Aristote, la privation que l'on
introduit comme principe de la nature par accident n'est pas une aptitude à la
forme, ni un commencement de la forme, ni un principe actif imparfait, comme
certains le disent, mais l'absence même de la forme, ou le contraire de la
forme, absence qui appartient par accident au sujet.
#114.
— Ensuite (190b29), il résout toutes les difficultés antérieures à l'aide
de la vérité établie. Aussi conclut-il de ce qui précède que d'une certaine
manière on doit dire qu'il y a deux prncipes, à savoir, par soi; et d'une
autre manière trois, si on compte le principe par accident avec les principes
par soi. Et que d'une certaine manière, ce sont les contraires les principes;
par exemple, si on prend le musicien et le non-musicien, le chaud et le froid,
l'harmonieux et le disharmonieux; et que d'une autre manière, les contraires ne
sont pas des principes, à savoir, si on les prend sans leur sujet, car des
contraires ne peuvent pas se souffrir l'un l'autre, à moins de résoudre la
difficulté du fait de supposer un sujet aux contraires, en raison duquel ils se
souffrent l'un l'autre. Il conclut ainsi que les principes ne sont pas plus
nombreux que les contraires, mais sont seulement deux par soi. Toutefois, il ne
sont pas non plus tout à fait deux, car l'un d'eux diffère essentiellement; le
sujet, en effet, est double de notion, comme on l'a dit. De la sorte, il y a
trois principes, car l'homme et le non-musicien, et l'airain et l'absence de
figure diffèrent de notion. Il appert donc, de la sorte, que les développements
antérieurs qui s'attaquaient à l'une et l'autre contradictoires étaient en
partie vrais, mais pas tout à fait.
#115.
— Ensuite (191a3), il montre de quelle manière deux contraires sont nécessaires
et de quelle manière non. Il dit qu'il est manifeste, avec ce qu'on a dit,
combien il y a de principes en rapport à la génération des choses naturelles,
et de quelle manière il y en a tant. On a montré, en effet, qu'il en faut deux
qui soient contraires, dont l'un est principe par soi et l'autre par accident;
et que quelque chose serve de sujet pour les contraires, lequel sujet est aussi
principe apr soi. Mais d'une manière, l'autre contraire n'est pas nécessaire
à la génération; il suffit parfois, en effet, de l'un des contraires pour par
son absence et sa présence produire le changement.
#116.
— À l'évidence de cela on doit savoir que, comme il sera dit au cinquième
livre, il y a trois espèces de changement, à savoir, la génération et la
corruption et le mouvement. En voici la différence: le mouvement va d'un terme
affirmé à un autre terme affirmé, par exemple, du blanc au noir, tandis que
la génération va d'un terme nié à ce terme affirmé, par exemple, du
non-blanc au blanc, ou du non-homme à l'homme, et que la corruption va d'un
terme affirmé à ce terme nié, par exemple, du blan au non-blanc, ou de
l'homme au non-homme. Il appert donc ainsi qu'on requiert dans le mouvement 22
deux contraires et un seul sujet; par contre, dans la génération et dans la
corruption, on requiert la présence d'un contraire puis son absence, qui est sa
privation. Par ailleurs, la génération et la corruption sont conservées dans
le mouvement. En effet, ce qui est mû du blanc au noir se corromp comme blanc
et devient noir. Ainsi donc, en tout changement naturel, on requiert sujet et
forme et privation. Par contre, la notion de mouvement n'est pas conservée en
toute génération et corruption, comme il appert dans la génération et la
corruption des substances. Aussi, le sujet et la forme et la privation sont
conservées en tout changement, mais non le sujet avec deux contraires.
#117.
— On trouve aussi cette opposition dans les substances, où on a le premier
genre, mais non l'opposition de contrariété. En effet, les formes
substantielles ne sont pas contraires les unes aux autres, bien que les différences,
dans le genre de la substance, soient contraires, pour autant que l'une se prend
avec la privation de l'autre, comme il appert pour l'animé et l'inanimé.
#118.
— Ensuite (191a8), il manifeste les principes introduits. Il dit que la nature
qui sert en premier de sujet au changement, c'est-à-dire la matière première,
ne peut se connaître par elle-même, puisque tout ce qu'on connaît se connaît
par sa forme, alors que la matière première se regarde comme sujette à toute
forme. On la connaît plutôt par analogie, c'est-à-dire suivant une
proportion. En effet, nous savons que le bois est autre chose que la forme de la
scie et du lit, parce qu'il est tantôt sous une forme tantôt sous une autre.
Comme donc nous observons que ce qui est de l'air devient parfois de l'eau, il
faut dire qu'il y a quelque chose qui existe sous forme d'air qui parfois est
sous forme d'eau; et ainsi cela est autre chose que la forme de l'eau et autre
chose que la forme de l'air, comme le bois est autre chose que la forme de la
scie et autre chose que la forme du lit. Ce qui, donc, se rapporte aux
substances naturelles elles-mêmes comme l'airain se rapporte à la statue et le
bois au lit, et n'importe quel matériel informe à la forme, c'est cela que
nous appelons matière première. Voilà donc un principe de la nature, qui
n'est pas un comme telle chose, c'est-à-dire comme un individu que l'on pointe,
de sorte qu'il aurait déjà forme et unité en acte, mais qu'on désigne comme
être et comme un dans la mesure où il est en puissance à une forme. Un autre
principe est la notion ou forme, et le troisième est la privation qui contrarie
cette forme. Comment ces principes sont deux et comment ils sont trois, on l'a
dit auparavant (#114).
#119.
— Ensuite (191a15), il résume ce qui a été dit, et il montre ce qu'il reste
à dire. Il dit donc qu'on a dit auparavant que des contraires sont les
principes, et ensuite que quelque chose leur sert de sujet, de sorte qu'il y a
trois principes. Avec ce qu'on a déjà dit, cela devient manifeste quelle différence
il y a entre les contraires: que l'un est principe par soi et l'autre par
accident. En outre, on a dit comment les principes se rapportent les uns aux
autres: que le sujet et le contraire ne sont qu'une chose, numériquement, mais
deux, rationnellement. De plus, on a dit aussi ce qu'est le sujet, pour autant
qu'on a pu le manifester. Mais on n'a pas encore dit qu'est-ce qui est davantage
substance, si c'est la forme ou la matière; on le dira, de fait, au début du
second livre. Mais on a dit qu'il y a trois principes, et comment, et quel est
leur manière. Et enfin, il conclut son intention principale, à savoir, qu'il
est manifeste maintenant combien il y a de principes et quels ils sont.
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PerÜ pasŒw
tŒw meyñdouw.
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