Ermold le Noir

 BERNARD LE TRÉSORIER.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR,  partie 3

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

partie 2 - partie 4

 

 

 

 

1824.

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.

 

 

PARIS, IMPRIMERIE DE LEBEL,

imprimeur du Roi, rue d'Erfurth, n. 1.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANGE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE,

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES
ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIERE, LIBRAIRE

rue saint-andré-des-arts, n° 68.

 

 

1CONTINUATION

DE

GUILLAUME DE TYR,

PAR BERNARD LE TRÉSORIER.

 

 

 

 

 

précédent

204Quant le cuens Henri mut de Champagne, il estoit menans et prenans de la contrée68 de Champaigne; il la laissa à sa mere et bailla à garder. Ele li envoia, tant com ele vesqui, les rentes de la terre, et paioit les dettes de là, qu'il acreoit en Acre as marchans qui venoient de là en Champaigne. Ainsi tint le cuens Henri la terre tant com il vesqui, dont maintes gens s'esmerveilloient mult que si hoir furent deseritez de la terre et de la comté. Il demora à la contesse un fils et une fille. La fille fu mariée au conte Baudoin de Flandres, qui puis fu empereres de Constantinople. Le vaslet, après la mort le comte Henri et après sa mere la comtesse, le roi Felippe le fist chevalier, et li donna la comté. Il ot nom Tibaut, et out à fame une seror à la roine de Navarre, et seror à la roine d'Angleterre fame le roi Richart. Quant le roi Richart ot doné fame à son neveu le comte de Champaigne, si vit que li chevalier et li pelerin s'en retornoient en lor païs ariere, et poi de gent demoroient en la terre; il dist au comte Henri qu'il feroit trives as Sarrazins et s'en iroit en son païs, et assemblerait grant gent et grant avoir por lui aidier et secorre 206u point que li trives devroient faillir. Le cuens dist puisqu'il le voloit faire, biau li seroit, mes, por Dieu, ne l'oubliast mie, car il veoit bien comment il le laissoit u pais. Au comte Henri, porce qu'il demoroit en la terre, li afferoient les trives à requerre; il les requis à Salahadin. Salahadin sot bien que le roi d'Angleterre et li pelerin qui là estoient s'en retornoient en lor païs, et por ce requeroit le cuens trives. Il li manda que nulles trives ne li donroit si le roi ne li faisoit abattre Escalone et Gadres et le Daron, qu'il avoit fermés. Quant le roi oi que de tant descroitroit la terre son neveu, come de si bonne terre come cele d'Escalone estoit, il dist au comte Henri: «Biaus neveu, je ne puis plus demorer en cest païs. Por Escalone faire abatre ne lairai-je mie qne je ne m'en voise; je la ferai abatre por avoir trives; et, à l'aide de Dieu, se j'ai vie et santé, je remanrai tant de gent que je raurai Escalone et toute la terre, et porterés couronne en Jerusalem.» Ainsi furent les trives faites que l'on abati Gadre et le Daron et Escalone.

précédent

Quand le comte Henri partit de la Champagne, il étoit menant et prenant69 de la comté de Champagne; il la laissa à sa mère et la lui bailla à garder. Elle lui envoya, tant qu'elle vécut, les rentes de la terre, et elle payoit les dettes qu'il avoit contractées avec des marchands qui venoient de là en Champagne. Le comte Henri tint donc la terre tant qu'il vécut, en sorte que beaucoup de gens s'émerveilloient fort que ses hoirs fussent ensuite déshérités de la terre et de la comté. Il demeura à la comtesse un fils et une fille. La fille fut mariée au comte Baudouin de Flandre, qui fut depuis empereur de Constantinople. Le jeune homme, après la mort du comte Henri et de la comtesse, fut fait chevalier par le roi Philippe, qui lui donna la comté. Il eut nom Thibaut, et eut pour femme une sœur de la reine de Navarre, sœur aussi de la reine d'Angleterre, femme du roi Richard. Le roi Richard, ayant donné femme à son neveu, comte de Champagne, vit bien que les chevaliers et les pélerins s'en retourne-207roient en leur pays, et que peu de gens demeureroient en la Terre-Sainte. Il dit au comte Henri qu'il feroit trêve avec les Sarrasins, et s'en iroit en son pays où il assembleroit beaucoup de monde et beaucoup d'avoir pour le venir aider et secourir au moment où devroit cesser la trêve. Le comte lui dit que, puisqu'il le vouloit faire, lui l'auroit pour agréable, mais que, pour Dieu, il ne l'oubliât pas, car il voyoit bien en quel état il le laissoit au pays. Comme le comte Henri demeuroit dans le pays, c'étoit à lui qu'il convenoit de requérir la trêve; il la requit de Saladin. Saladin sut bien que le roi d'Angleterre et les pèlerins qui étaient là s'en retournoient dans leur pays, et que c'étoit pour cela que le comte requéroit une trêve. Il lui manda qu'il ne lui donnerait aucune trêve si le roi ne faisoit abattre Ascalon, Gadres et Daroun, qu'il avoit fortifiés. Quand le roi ouït que le pays de son neveu alloit être diminué d'une aussi bonne terre comme celle d'Ascalon, il dit au comte Henri: «Beau neveu, je ne puis plus demeurer en ce pays. Pour ce qui est de faire abattre Ascalon, je ne laisserai pas pour cela de m'en aller; je le ferai abattre pour avoir trêve; et, avec l'aide de Dieu, si j'ai vie et santé, je ramènerai tant de gens que j'aurai Ascalon et tout le pays, et vous porterez la couronne en Jérusalem.» On fit donc la trêve moyennant que l'on abattit Gadres, Daroun et Ascalon70.

Quant les trives furent faites, Saladin ot pitié de haus homes de la terre qiftl avoit deserités qui encore vivoient. Il dona au seigneur de Sajete une bonne ville à quatre milles de Sur qui a nom Serfent, et dona à Belian d'Ibelin, qui baron estoit la roine Marie, un chastel à cinq mille d'Acre, et 208la terre qui i appartenoit. Le chastel a nom Laqueimont. Au seignor de Cayphas rendi Cayphas. Au seignor de Cesaire rendi Cesaire. Au seignor d'Arsur rendi Arsur et l'appartenance. Au conte Henri dona Jaffe. Puis out le cuens Henri trois filles de sa fame, dont il fist mariage de toutes trois as trois fils le conestable Hemeri, qui sires estoit de Chipre, l'ainsné à l'ainsnée, quant il seroient d'aage; por ce, dit l'ainsné à l'ainsnée que, se aucuns en morut, qu'il ne perdist pas que li ainsné n'eust l'ainsnée; et dona Jaffe au roi de Chipre avec ses filles. Il ne lor pout plus doner de la terre, car sa fame avoit une fille du marchis qui puis fu roine, si come vous oirés. Li sire de Chipre ot Jaffe, et la fist garnir de chevaliers et de serjans et de viandes, si la tint.

Quand les traités furent faits, Saladin eut pitié des seigneurs qui vivoient encore dans le pays, et qu'il avoit dépossédés. Il donna au seigneur de Sidon une bonne ville à quatre milles de Tyr qui a nom 209Serfent. Il donna à Balian d'lbelin, qui avoit épousé la reine Marie, un château à cinq milles d'Acre, et les terres qui en dépendoient: le château a nom Laqueimont. Au seigneur de Caïpha il rendit Caïpha. Au seigneur de Césarée il rendit Césarée. Au seigneur d'Arsur il rendit Arsur et ce qui en dépendoit. Au comte Henri, il donna Jaffa; puis le comte Henri eut de sa femme trois filles qu'il maria toutes trois aux trois fils du connétable Amauri, sire de Chypre. L'aîné devoit être à l'aînée quand ils seraient en âge; et l'aîné des fils d'Amauri dit à l'aînée des filles de Henri que, si l'un d'eux mouroit, il n'en falloit pas moins que l'aîné eût l'aînée. Il donna Jaffa au roi de Chypre avec ses filles. Il ne leur put donner davantage de pays, car sa femme avoit une fille du marquis, qui depuis fut reine, comme vous l'apprendrez. Le sire de Chypre eut Jaffa, la fit garnir de chevaliers, d'hommes d'armes et de vivres, et ainsi en fut maître.

Le roi d'Angleterre, quant il ot fait trives as Sarrazins, il fist appareiller ses nes et chargier ses galies de viandes et de gens, et fist entrer ens sa fame et la fame de l'empereor de Chipre, qui estoit mort en sa prison, et sa fille et ses gens. Après dist au maistre du Temple: «Maistre, je sai bien que je ne suis pas amé de toutes gens, et si je passe mer porquoi l'en mi sache, je n'arriverai en lieu où je ne soie ou mort ou pris. Si vous pri que vous me prestes de vos freres chevaliers et serjans, qui vendront avec moi en une galie. Quant nous serons de là, il me conduiront ausi come se je fusse frere Templier jusques en mon pais.» Sans faille le roi avoit fait vilainie à aucuns Templiers devant Acre quant il arriva, meismement au duc d'Osteriche, dont il ne covient 210pas que le livre en ait parlé. Le maistre li dist que volentier le feroit. Il fist apareiller chevaliers et serjans coiement, et entrerent en une galie. Le roi prist congié au conte Henri et as Templiers, et à ceux de la terre, et entra en une nef; au vespre entra en la galie as Templiers, et prist congié à sa fame et à sa mesnie; si alerent l'un d'une part, li autre d'autre.

Quand le roi d'Angleterre eut fait trève avec les Sarrasins, il fit apprêter ses navires, charger ses galères de vivres et de gens, et y fit entrer sa femme et la femme de l'empereur de Chypre, qui étoit mort son prisonnier, sa fille et ses gens; puis il dit au maître du Temple: «Maître, je sais bien que je ne suis pas aimé de tout le monde, et si je passe la mer, et que l'on sache que j'y suis, je n'arriverai nulle part, que je ne sois tué ou pris. Je vous prie donc que vous me prêtiez de vos frères chevaliers et hommes d'armes, qui viendront avec moi en une galère. Quand nous serons loin d'ici, ils me conduiront comme un frère templier jusque dans mon pays.» 211Sans mentir le roi avoit fait outrage à certains Templiers devant Acre quand il y arriva, et aussi au duc d'Autriche, de quoi il ne convient pas que le livre parle. Le maître lui dit qu'il le feroit volontiers, et il fit apprêter secrètement des chevaliers et des hommes d'armes, et ils entrèrent en une galère. Le roi prit congé du comte Henri, des Templiers et de ceux du pays, et entra en un navire. Au soir il entra en la galère des Templiers et prit congé de sa femme et de sa suite. Ils allèrent donc les uns d'un côté, les autres de l'autre71.

Le roi ne sot si celeement faire son afaire que cil ne fust apareillées qui en la galie entra por li faire prendre, et tant ala avec lui qu'il furent arrivés, et plus encore. Il arriverent à un port qui est à l'entrée d'Allemaigne, pardevers la mer de Grece. Quant le roi et li Templier furent arrivez, il quistrent chevauchures, si monterent et alerent par Alemaigne, tant qu'il se herbergierent en un chastel le duc d'Osteriche en Alemaigne. Et avint que le duc estoit lors à sejor en ce chastel; et quant cil qui estoit avec le roi d'Angleterre por lui faire prendre, sot que le duc estoit u chastel, il vint à lui, si li dist: «Sire, or du bien faire; le roi d'Engleterre est herbergié en celle ville, gardés qu'il ne vos eschape.» Le duc fust mult lies de ces noveles, porce que aucune gent dient qu'il li avoit fait laidure devant Acre. Il commanda que les portes du chastel fussent fermées toutes, et que sa gent s'armassent, et il meismes ala à l'ostel où le roi estoit herbergié, et mena avec lui celui qui ces noveles li avoit aportées por connoistre le. L'en fist à savoir au roi que l'en venoit en la maison por lui prendre. Il fut surpris, et ne sot que faire, porce prist une mauvaise cote, et entra en la cuisine, et s'asist au feu por torner les chapons. Ce ne di-je pas por voir, mes si le dient aucune gent. Li home au duc entrerent en la 212maison, et quistrent deça et dela, et ne troverent se Templier non, et ceus qui atiroient la viande à la cuisine. Cil que le roi ot encusé entra en la cuisine, et vit qui tornoit les chapons, si com l'en dist. Il dist as chevaliers: «Vées-le ci, prenés-le.» Il le pristrent, et fu en la prison le duc tant qu'il vint à raençon.

Le roi ne sut faire son affaire si secrètement qu'il n'entrât en la galère tel qui partit avec lui pour le faire prendre, et qui l'accompagna jusqu'à ce qu'ils fussent débarqués, et plus loin encore. Ils arrivèrent à un port qui est à l'entrée d'Allemagne, devers la mer de Grèce72. Quand le roi et les Templiers furent débarqués, ils cherchèrent des chevaux, montèrent dessus, et allèrent par l'Allemagne tant qu'ils s'hébergèrent en un château du duc d'Autriche en Allemagne. Il arriva que le duc séjournoit alors en ce château; et quand celui qui étoit avec le roi d'Angleterre pour le faire prendre sut que le duc étoit au château, il vint à lui, et lui dit: «Sire, c'est à ce moment qu'il faut bien faire: le roi d'Angleterre est hébergé dans cette ville, gardez qu'il ne vous échappe.» Le duc fut très-joyeux de ces nouvelles; car, à ce que dirent certaines gens, le roi lui avoit fait affront devant Acre. Il commanda que les portes du château fussent toutes fermées, que ses gens s'armassent, et alla lui-même 213à la maison où le roi étoit hébergé, et mena avec lui celui qui lui avoit apporté ces nouvelles pour qu'il le reconnût. On fit savoir au roi que l'on venoit dans la maison pour le prendre; il fut surpris, et, ne sachant que faire, prit une mauvaise soubreveste, entra en la cuisine, et s'assit au feu pour tourner les chapons qui rôtissoient. Je ne dis pas cela pour vrai, mais quelques gens l'ont dit. Les hommes du duc entrèrent dans la maison, cherchèrent deçà delà, et ne trouvèrent personne, si ce n'est le Templier et ceux qui accommodoient la viande à la cuisine. Celui qui avoit dénoncé le roi entra en la cuisine, le vit qui tournoit les chapons, à ce qu'on dit, et dit aux chevaliers: «Le voici, prenez-le.» Ils le prirent, et il fut prisonnier du duc jusqu'à ce qu'il vînt à rançon.

Quant le roi Felipe oi dire que le roi d'Angleterre avoit la mer passée et estoit arresté en Alemaigne, por la honte qu'il li ot faite de sa seror qu'il avoit fiancé por espouser quant il vendroit, et il autre avoit prise, il semonst ses os, et s'en entra en sa terre, et prist Gisors et autres chastiaus, de sa terre ardi une partie, et prist le conte de Ceslre qui estoit garde de Normandie. En ce point que le roi Richart fu pris, estoit en Alemaigne Henri le fils à l'empereor Frederic empereres, que Frederic avoit laissé por garder sa terre. Quant le roi d'Angleterre ot esté en prison grant piece, il pria l'empereor que, por Dieu, le mist à raençon, il l'en donroit quant qu'il en oseroit demander, et plus estoit dolent de ce que le roi de France ardoit sa terre et cssilloit que de sa prison. L'empereor manda le duc d'Osteriche por le roi metre à raençon; il le mistrent à raençon par le conseil au roi Felipe, si com l'en dist, mult grant avoir; i ot cens et soixante mille mars. De cele raençon ot l'empereor 214la greigiior partie, li dus l'autre, le roi de France en ot la partie por laissier passer la raençon par sa terre. Le roi d'Angleterre jura la raençon à rendre, et bons ostage en livra. Quant il fu hors, l'empereor le fist conduire par sa terre, puis entra en mer, et s'en ala en Angleterre. Quant il fu en sa terre, il porchaça sa raençon justement et l'envoia à l'empereor, et delivra ses pleges. Quant sa raençon fu paiée, il entra en mer, et passa en Normandie, et semonst ses os por aler sus le roi de France por rescorre sa perte, s'il peust. Ainsi commença la guerre des deux rois, mais je n'en dirai ore plus.

Quand le roi Philippe ouït dire que le roi Richard avoit passé la mer et étoit arrêté en Allemagne, se souvenant de la honte qu'il lui avoit faite de fiancer sa sœur pour l'épouser quand il reviendrait, et puis d'en prendre une autre, il assembla son armée, entra en sa terre, prit Gisors et les autres châteaux, brûla une partie de son pays, et prit le comte de Leicester, qui étoit gardien de Normandie. Lorsque le roi Richard fut pris, Henri étoit empereur en Allemagne, fils de l'empereur Frédéric, qui l'avoit laissé pour garder son pays. Quand le roi d'Angleterre eut été long-temps en prison, il pria l'empereur que, pour Dieu, il le mît à rançon, promettant de donner autant qu'il oseroit lui demander, et il étoit plus dolent de ce que le roi de France brûloit et ravageoit ses états, que de sa prison. L'empereur manda au duc d'Autriche de mettre le roi à rançon. Ils le mirent à 215rançon par le conseil du roi Philippe, si, comme on l'a dit, il en eut grande part, pour le prix de cent soixante mille marcs. De cette rançon l'empereur eut la meilleure partie, et le duc l'autre. Le roi de France en eut sa part pour laisser passer la rançon à travers ses états. Le roi d'Angleterre jura de rendre la rançon, et en donna de bons otages. Quand il fut dehors, l'empereur le fit conduire par ses états, puis il se mit en mer et alla en Angleterre. Quand il fut en son pays, il leva exactement sa rançon, l'envoya à l'empereur et délivra ses otages. Quand sa rançon fut payée il se mit en mer et passa en Normandie, et assembla ses armées pour aller sur le roi de France et reprendre, s'il le pouvoit, ce qu'il avoit perdu. Ainsi commença la guerre des deux rois; mais je n'en dirai pas plus maintenant.

Le roiaume de Cesile, de Puille et de Calabre estoit escheus à la fame Henri des que ses nies le roi Guillaume estoit mort, et qu'en fist roi en la terre Tancre. Quant le roiaume Li fu eschus, il n'ot pas loisir d'aler là, car li plus haut home et barons estoient alés avec son pere et le plus de la chevalerie. Quant son pere fu mort, il fu empereres, il ot assez à faire à aler par sa terre et recevoir ses homages. Quant il ot eue la raençon du roi d'Angleterre, il assembla gens et s'en alla en Puille, et laissa son frere, qui dus estoit de Souave, por estre garde de la terre. Ançois que l'empereres fust mort, morut le roi Tancres, et ot l'en fait d'un fil qu'il avoit roi. Le roi de Cesile oi dire que l'empereor venoit en sa terre, si assembla ses os, et ala à l'encontre, tant qu'il s'entre-rencontrerent devant une cité qui a nom Naples, en terre de Labor. Là se combatirent, et fu l'empereor desconfit. Il remest 216en la terre et manda gens. En dementieres qu'il les assembloit por entrer en la terre de Puille et Calabre, fu le roi de Cesile mort. Quant cil de la terre orent perdu seignor, si rendirent la terre de Puille et de Calabre à l'empereor. Il ot un haut home en la terre de Cesile qui vout l'isle tenir contre l'empereor, et d'un sien neveu faire roi; mes n'en ot mie le pooir, car aucunes gens en furent encontre. Quant l'empereor ot garnié Puille et Calabre, il passa en Cesile et la prist, et chaça tant cele haut home qui contre lui aloist, qu'il le prist et fist morir de maie mort, et son neveu fist les eus crever, et porta corone à Palerme lui et sa fame.

Le royaume de Sicile, de Pouille et de Calabre étoit échu à la femme du roi Henri73 depuis que son neveu, le roi Guillaume, étoit mort, et qu'on avoit fait Tancrède roi du pays. Quand le royaume lui fut échu, il n'eut pas le moyen d'y aller, car les plus grands seigneurs et les barons étoient allés avec son père et la plus grande partie de ses chevaliers. Quand son père fut mort, il fut empereur, et eut assez affaire de parcourir ses états et recevoir les hommages. Quand il eut la rançon du roi d'Angleterre, il assembla des gens et s'en alla dans la Pouille, et laissa son frère, qui étoit duc de Souabe, à la garde du pays. Avant 217la mort de l'empereur, étoit mort le roi Tancrède, et l'on avoit fait roi un fils qu'il avoit74. Le roi de Sicile ouït dire que l'empereur venoit dans son pays; il assembla donc son armée, et alla au-devant de lui, tant qu'ils se rencontrèrent devant une cité qui a nom Naples, en la terre de Labour. Là ils se battirent, et l'empereur fut déconfit. Il quitta le pays et manda de nouvelles troupes. Tandis qu'il les assembloit pour entrer dans la terre de Pouille et de Calabre, le roi de Sicile mourut. Quand ceux du pays eurent perdu leur seigneur, ils rendirent la terre de Pouille et de Calabre à l'empereur. Il y eut au pays de Sicile un seigneur qui voulut tenir l'île contre l'empereur et faire roi un sien neveu, mais il n'en eut pas le pouvoir, car quelques-uns s'y opposèrent. Quand l'empereur eut gagné la Pouille et la Calabre, il passa en Sicile et la prit, et poursuivit tant ce seigneur qui étoit contre lui, qu'il le prit et le fit mourir de malemort. Il fit crever les yeux à son neveu, et se fit couronner à Palerme avec sa femme.

En cel point que l'emperere vint en Cesile, il n'avoit onques eu enfant. Là ot l'emperris un fil, si com l'en dist; mes mult de gent ne porent croire qu'ele l'eust porté, porce qu'ele estoit de si grand aage qu'ele ne peust mie, à lor avis, avoir enfant. Cil enfes ot nom Frederic.

Quand l'empereur vint en Sicile il n'avoit pas encore eu d'enfant; là l'impératrice eut un fils, à ce que l'on dit; mais beaucoup de gens ne purent croire qu'elle l'eût vraiment porté, car elle étoit d'un si grand âge qu'elle ne pouvoit, à leur avis, avoir d'enfant. Cet enfant eut nom Frédéric.

Quant l'emperor Henri ot sa terre conquise, il fit nes et galies atorner por envoier en la terre d'outre-mer grant gent. Il envoia par toute Alemaigne, et fist crier que tuit cil qui vodroient aler en la terre d'outre-mer, povres et riches, il lor livreroit passage et viande qui prendre la vodroit. Lors se croisierent grant gens, et alerent là où l'em-218pereor estoit por passer. Quant li Alemant et cil que li empereres i envoia à son coust furent assemblés, l'en prisa qu'il i ot quatre cens chevaliers et grans gens à pié. D'autre part l'empereor i envoia le chancelier d'Alemaigne por estre chevetaine de l'ost, et fist creanter à tos ceus qui i aloient qu'il feroient sa volenté. L'empereor lor creanta qu'il ne se moveroit de la terre où il estoit tant com il seroient outremer, et lor envoieroit gent et grant plente de viandes. Quant le passage et les nes furent apareilliés, si murent. En ce tans fu le roi de Hongrie mort, et la roine demora voire sans hoir. La terre eschai au frere son seignor. Ele vendi son douaire grant avoir, et ala en la terre d'outremer, et mena chevaliers et serjans, et passa au passage que li Alemans passerent, et arriva à Sur. Le cuens Henri la receut à grant honor, et il le dut bien faire, car ele estoit seror sa mere; fame avoit esté au vieil roi d'Angleterre son oncle, et suer le roi Felippe de France. Cele dame puis qu'ele fut arrivée, ne vesquit que huit jors; si demora cil avoirs, au comte Henri, mes poi en i ot.

Quand l'empereur Henri eut conquis son pays, il fit apprêter ses navires et ses galères pour envoyer beaucoup de gens en la terre d'outre mer. Il envoya par toute l'Allemagne, et fit crier que tous ceux qui voudroient aller en la terre d'outre mer, pauvres ou 219riches, il leur livrerait passage et des vivres à qui en voudroit. Alors beaucoup de gens se croisèrent et allèrent passer où étoit l'empereur. Quand les Allemands et ceux que l'empereur y envoya à ses frais furent assemblés, on estima qu'il y avoit quatre cents chevaliers et beaucoup de gens de pied. D'autre part l'empereur y envoya le chancelier d'Allemagne pour être capitaine de l'armée, et fit promettre à tous ceux qui iroient qu'ils feroient sa volonté. L'empereur leur promit qu'il ne s'éloigneroit pas du pays où il étoit tant qu'ils seroient outre mer, et qu'il leur enverroit du monde et grande abondance de vivres. Quand le passage et les navires furent prêts, ils partirent75 En ce temps mourut le roi de Hongrie76, et la reine demeura veuve sans hoirs. Le pays échut au frère de son seigneur. Elle vendit son douaire pour une grosse somme, et alla en la terre d'outre mer, menant chevaliers et hommes d'armes, passa au même passage que les Allemands, et arriva à Tyr. Le comte Henri la reçut avec de grands honneurs, et il le devoit bien faire, car elle étoit sœur de sa mère, elle avoit été femme du vieux roi d'Angleterre son oncle, et étoit sœur du roi Philippe de France77. Cette dame ne vécut que huit jours après son arrivée. Son avoir demeura au comte Henri, mais il n'en retira pas grand'chose.

Des Alemans qui passerent arriva une partie en Acre, l'autre en Chipre. Avec ceux qui arriverent en Chipre estoit le chancelier. Quant le roi de Chipre sout que le chancelier estoit arrivé en l'isle, il ala encontre, et li fist grant honor, et li dist, puisqu'il estoit en lieu de l'empereor, il voloit qu'il le coronast; car il voloit tenir sa terre de l'empereor. 220Le chancelier dist que volentier le feroit, puisqu'il l'en requeroit, et en fu mult lie. Il prist de ses chevaliers de Chipre, et s'en ala avec le seignor de Chipre à Nicocie, si le corona. Quant il ot coroné, il s'en ala us nes, puis arriverent après les antres en Acre.

Des Allemands qui passoient, une partie arriva à Acre, l'autre en Chypre; avec ceux qui arrivèrent en 221Chypre étoit le chancelier. Quand le roi de Chypre sut que le chancelier étoit arrivé en l'île, il alla à sa rencontre et lui fit de grands honneurs, et lui dit que, puisqu'il tenoit la place de l'empereur, il vouloit qu'il le couronnât, car il vouloit tenir sa terre de l'empereur. Le chancelier dit qu'il le feroit volontiers puisqu'il l'en requérait, et en fut très-content. Il prit de ses chevaliers de Chypre, s'en alla avec le seigneur de Chypre à Nicosie, et le couronna. Quand il l'eut couronné, il s'en alla sur ses navires, et arriva à Acre après les autres.

Ains que li Alemans fussent arrivés, fu Salahadin mort, et avoit assené ce qu'il avoit conquis, et donc là où il vout. Mes à son frere qui li avoit aidié à conquerre ne dona riens, ains s'en ala avec son neveu en Egypte, à cui Salahadin avoit cele terre donée. A l'ainsné de ses fils dona le roiaume de Domas et de Jerusalem, et à l'autre le roiaume de Halape, as autres dona tant qu'il assena douze fils qu'il avoit. En ce point que Salahadin morut avoit une haute dame à Triple qui dame avoit esté de Gibelet. Si porchaça tant vers les Sarrazins, à cui Salahadin avoit Gibelet baillée à garder, qu'il s'en issirent, et la dame i entra et si chevaliers, et garni la cité et le chastel. En cel point que li Alemans arriverent à Acre estoit les trives routes por la mort Salahadin qui avoient esté prises au tans le roi Richart. Le fils Salahadin, qui sires estoit de Domas et de Jerusalem, assembla ses os por venir sus les Crestiens. Si ala aseoir Jaffe. Ce fut ce fils Salahadin à cui le cuens de Triple dona congié d'entrer parmi sa terre en la terre des Crestiens. Quant cil de Jaffe furent assegié, si manderent querre secors au conte Henri; car il savoit bien que le chastel n'estoit pas fort. Quant le cuens oi cele novele, si fist semondre ses os et les Alemans, si les fist movoir à aler vers Cayphas à quatre milles d'Acre. Il lor dist qu'il 222moveroit lendemain; car il avoit à çonter à ses homes, et à atirer son affaire. L'ost mu, et le cuens demora, et conta à ses homes, et fu vespres quant il ot conté. Il fist metre les napes por souper. Il demanda à laver; l'en li aporta, et vint en droit d'une fenestre qui en la tor en haut estoit où il manoit. Si com il lavoit ses mains, il se lança avant et chei de la fenestre à val, si fu mort. Le vaslet qui tenoit la touaille se laissa chair après, porce qu'il ne voloit pas qu'en diest qu'il l'eust bouté. Il ne fu mie mort, mais il ot la cuisse braisée; aucuns dient que s'il ne se fust laissié chair, le cuens ne fust pas mort. Le vaslet, qui fu cheu entre deux murs, se traina tant qu'il vint prés d'une posterne, et oi gens passer par defors et commença à crier. Quant cil oirent le cris, ils vindrent cele part, et demanderent qu'il avoit. Il dist que, por Dieu, feissent venir chevalier et porter le conte, qui iluec gisoit mort. Les vaslets et les serjans le comte i alerent et le troverent mort. Il l'en apporterent au mostier et l'ensevelirent. Il avoit plusors fois commandé que l'en fist cele fenestre treillier por les enfans; car le cuer li disoit qu'ele feroit damage. Grant fu le duel com fist du conte. L'en envoia après l'ost qu'il retornast; car le cuens estoit mort. L'ost fu retorné, le cuens fut enfoui au mostier de Sainte Crois. Li Sarrazins qui devant Jaffe estoient le prissent à force et abatirent le chastel, et emmenerent tos les Crestiens qui dedens estoient.

Avant que les Allemands fussent arrivés, Saladin étoit mort78 et avoit partagé ses conquêtes, donnant à qui il lui plaisoit. Il ne donna rien à son frère, qui l'avoit aidé à conquérir le pays, et celui-ci s'en alla en Égypte avec son neveu, à qui Saladin avoit donné ce pays. Il donna à l'aîné de ses fils79 les royaumes de Damas et de Jérusalem, à l'autre80 le royaume d'Alep, et donna enfin jusqu'à ce qu'il eût fait une part à douze fils qu'il avoit. Lorsque Saladin mourut, il y avoit à Tripoli une haute dame qui avoit été dame de Gibel; elle fit tant envers les Sarrasins à qui Saladin avoit donné Gibel à garder, qu'ils en sortirent, et la dame y entra avec ses chevaliers, et mit garnison en la cité et le château. Lorsque les Allemands arrivèrent à Acre, les traités faits du temps du roi Richard étoient rompus par la mort de Saladin. Le fils de Saladin qui étoit sire de Damas et de Jérusalem assembla son armée pour venir sur les Chrétiens. Il alla donc assiéger Jaffa. C'était ce fils de Saladin à qui le comte de Tripoli avoit donné permission d'entrer, 223au travers sa terre au pays des Chrétiens. Quand ceux de Jaffa furent assiégés, ils envoyèrent demander des secours au comte Henri, car ils savoient bien que le château n'étoit pas fort. Quand le comte ouït cette nouvelle, il fit assembler ses armées et les Allemands; il les fit partir et aller vers Caïpha, à quatre milles d'Acre. Il leur dit qu'il les suivrait le lendemain, car il avoit à payer ses hommes et à arranger ses affaires. L'armée se mit en route et le comte demeura. Il paya ses hommes, et il étoit soir quand il eut fini. Il fit mettre les nappes pour souper; il demanda de l'eau pour se laver; on lui en apporta, et il vint auprès d'une fenêtre qui étoit en haut de la tour où il se tenoit. Comme il lavoit ses mains, s'étant jeté en avant, il tomba de la fenêtre en bas, et mourut81. Le valet qui tenoit la serviette se laissa choir après lui parce qu'il ne vouloit pas qu'on dit qu'il l'eût poussé. Il ne se tua pas, mais il eut la cuisse cassée. Aucuns dirent que, si celui-ci ne se fût pas laissé choir, le comte ne fût pas mort. Le valet, qui étoit tombé entre deux murs, se traîna tant qu'il vint près d'une poterne; il ouït passer des gens dehors, et commença à crier. Quand ils ouïrent ses cris, ils vinrent en cet endroit, et demandèrent ce qu'il avoit; il dit que, pour Dieu, ils fissent venir des chevaliers et emporter le comte qui gissoit là mort. Les valets et les hommes du comte y allèrent et le trouvèrent mort. Ils le portèrent au monastère et l'enfouirent. Il avoit commandé plusieurs fois qu'on mît un treillis à cette fenêtre à cause des enfans, car le cœur lui disoit qu'elle lui ferait dommage. On fit grand deuil de la mort du comte. On envoya après 225l'armée pour qu'elle revînt, puisque le comte étoit mort. L'armée revint, et le comte fut enfoui au monastère de Sainte-Croix. Les Sarrasins qui étoient devant Jaffa la prirent de force, occupèrent le château, et emmenèrent tous les Chrétiens qui étoient dedans.

224En ce point avint que le soudan d'Egypte, qui fu fils Salahadin, aloit un jor chacier, si chai de son cheval, et se bruisa le col. Quant son oncle, qui point de terre n'avoit, vit son neveu mort, il saisi la terre et la garni, et manda par tout paienime querre chevaliers et serjans, et il lor donroit bon sous. Quant le soudan de Domas, qui ot pris Jaffe, sot que son frere estoit mort, et que son oncle avoit garni la terre et saisi, il se retrait à Domas et assembla gens, car il sa voit bien que son oncle le deseriteroit s'il pooit, et il ce fist.

En ce temps il avint que le soudan d'Egypte, fils de Saladin, allant un jour chasser, tomba de son cheval et se brisa le cou82. Quand son oncle, qui n'avoit point de terres, vit son neveu mort, il saisit le pays et y mit garnison, et envoya par tout le pays des Païens chercher des chevaliers et hommes d'armes, leur promettant bonne solde. Quand le soudan de Damas, qui avoit pris Jaffa, sut que son frère étoit mort et que son oncle avoit saisi le pays et y avoit mis des troupes, il se retira à Damas et assembla du monde, car il savoit bien que son oncle le dépossederoit s'il pouvoit; et ainsi fit-il.

Quant le cuenst Henri fut enfoui, l'en prist conseil de faire seignor en la terre et de sa fame marier. Il avoit un haut home u païs, qui avoit nom Hue de Tabarie, qui fillastre avoit esté le conte de Triple, et avoit la seror cele dame à fame. Cil avoit un frere qui Raoul est apelés, à cui il conseilla que l'en la mariast, qu'ele i seroit bien emploiée; aucuns si accorderent; mes le Temple et l'Ospital furent encontre, et distrent que por lor conseil ne li donroit-on mie; car de toute l'aide qui venoit au comte de sa terre de Champaigne, ne pooit-il fornir la terre, et fu souvent en si grant povreté et besoignens; «Et comment donrons-nos la terre à home qui rien n'a, quant cil, o toute l'aide de Champaigne qu'il avoit, ne pooit la terre gouverner? Nous prendrons conseil, et la donron, se Dieu plaist, à tel home qui la terre gouvernera.» Il pristrent conseil, et s'accorderent à 226ce que83 le roi de Chipre la voloit prendre, ne savoit ou ele fust miex emploiée, ne dont la terre fust plus tost secoruë. Il si accorderent, et par le conseil au chancelier d'Alemaigne manderent quere Hemeri, roi de Chipre, et li donerent la dame, et l'espousa et porta corone. Lors à primes fust-elle roine.

Quand le comte Henri fut enterré, on délibera de nommer un seigneur du pays et de marier sa femme. Il y avoit un seigneur en ce pays, qui avoit nom Huon de Tibériade, qui étoit beau-fils du comte de Tripoli, et avoit pour femme la sœur de cette dame. Il avoit un frère appelé Raoul; il conseilla qu'on la lui fit épouser, disant qu'elle y seroit bien employée. Quelques-uns s'y accordèrent, mais le Temple et l'Hôpital furent contre, et dirent que par leur conseil, on ne la lui donneroit pas: car, avec tout le secours qui venoit au comte de son pays de Champagne, il ne suffisoit pas aux dépenses du pays où il étoit, et se trouvoit souvent en grande pauvreté et nécessité. 227Et comment, disoient-ils, donnerons-nous la terre à un homme qui n'a rien, quand, avec tout le secours qu'il avoit de Champagne, celui-ci ne pouvoit gouverner le pays? Nous prendrons conseil, et la donnerons, s'il plaît à Dieu, à tel homme qui gouvernera le pays.» Ils prirent conseil, et s'accordèrent à ce que, si le roi de Chypre la vouloit prendre, ils ne savoient où elle pouvoit être mieux employée, ni par qui la terre eût été plustôt secourue. Ils s'y accordèrent, et, par le conseil du chancelier d'Allemagne, envoyèrent quérir Amauri, roi de Chypre, lui donnèrent la dame, et il l'épousa et porta la couronne, et elle fut reine alors pour la première fois.

Après ce que le roi Hemeri ot la dame espousée, avint un jor qu'il chevauchoit par defors Sur, entre lui et ses chevaliers, deus homes vindrent contre lui à cheval por lui occire: il ne l'occistrent mie, mes durement fu navré. Il furent pris et essilliés, ne onques ne vodrent gehir qui ce lor voloit faire faire, dont l'en mescrut Huon de Tabarie por son frere qui n'ot la roine Isabel. Il manda tous les chevaliers qui rentes avoient dedens Acre, et lor dist qu'il eslussent deus chevaliers avec ses baillis qui fussent as rentes d'Acre garder et recueillir por departir entr'eus, et rendre à chascun ce qu'il devoit avoir, s'il pooit estre; car il ne voloit mie perdre ne metre du sien en lor rentes paier, ains vivroit-il et si chevalier des rentes de sa terre, et il vesquissent des rentes où il estoient assenés. Après prist conseil au Temple et à l'Ospital et au chancelier d'Alemaigne et as barons de la terre d'aler sor les Sarrazins. Il donerent conseil d'aler aseoir Baruth. Lors firent nes chargier de viandes et galies armer por aller 228par mer. L'ost ala par terre. Quant li Sarrasins qui à Baruth estoient sorent que l'en devoit venir sor eus, il voidierent le chastel de fames et d'enfans et de fiebles gens, et de tous les esclas qui dedens estoient, et un charpentier qui dedens iert manans, mes sa fame et ses enfans envoierent en paienime en ostage, porce qu'il ne feissent aucune traison. Quant li Sarrazins sorent que li Crestiens venoient par mer et par terre, il s'armerent et vindrent à l'encontre. Quant le charpentier vist que li Sarrazins furent tuit fors du chastel, il vint à deus esclas crestiens qui remes estoient, et lor dist: «Or du bien faire, se vous me volez croire, le chastel est pris.» Cil li distrent qu'il li aideroient. Lors alerent à la porte du chastel. Le charpentier fist un des esclas sor la porte monter, que, se li Sarrazins venoient, qu'il getta pierres et se defendist durement; il monteroit sus la maistre tor qui prés estoit de la porte, et li aiderait la porte à defendre. A l'autre esclas dist qu'il ala à l'autre tor qui est sor la mer, et monta si, et feist crois quant il verrait les nes prés, et criast: «Dex aide et saint Sepulcre!» après descendist et ouvrist la porte par entrer ens.

Après que le roi Amauri eut épousé la dame, il avint, un jour qu'il chevauchoit hors de Tyr, au milieu de ses chevaliers, que deux hommes vinrent au-devant de lui pour le tuer: ils ne le tuèrent pas, mais il fut grièvement blessé. Ils furent pris et mis en prison, mais ils ne voulurent jamais dire qui leur avoit voulu faire faire cela. On en soupçonna Huon de Tibériade à cause de ce que son frère n'avoit pas eu la reine Isabelle. Il manda tous les chevaliers qui avoient des biens dedans Acre, et leur dit qu'ils élussent deux chevaliers qui demeurassent avec ses baillis pour garder et recueillir leurs rentes d'Acre, afin de les partager entre eux et de rendre à chacun, s'il se pouvoit, ce qui devoit lui revenir, car il ne vouloit pas perdre ni mettre du sien pour leur payer leurs rentes, mais qu'il vivoit avec ses chevaliers des rentes de sa terre, et qu'ils vécussent de leurs rentes là où ils en avoient d'assignées; puis il délibéra, avec le Temple et l'Hôpital, le chancelier d'Allemagne et les 229barons du pays, d'aller sur les Sarrasins. Ils donnèrent conseil d'aller assiéger Béryte. Alors il fit charger des navires de vivres et armer des galères pour aller en mer. L'armée alla par terre. Quand les Sarrasins qui étaient à Béryte apprirent qu'on devoit venir sur eux, ils vidèrent le château de femmes, d'enfans et de gens foibles, et envoyèrent en otage au pays des Païens les femmes et les enfans de tous les esclaves et d'un charpentier qu'ils gardoient au dedans, afin qu'ils ne leur fissent aucune trahison. Quand les Sarrasins surent que les Chrétiens venoient par terre et par mer, ils s'armèrent et vinrent à leur rencontre. Quand le charpentier vit que les Sarrasins étaient tous hors du château, il vint à deux esclaves chrétiens qui étaient restés, et leur dit: «Voici le temps de bien faire, et, si voulez me croire, le château est pris». Ceux-ci lui dirent qu'ils l'aideroient. Alors ils allèrent à la porte du château. Le charpentier fit monter sur la porte un des esclaves; il lui dit que si les Sarrasins venoient, il jetât des pierres et se défendît rudement, et que lui monteroit sur la maîtresse tour qui est auprès de la porte, et aideroit à la défendre. Il dit à l'autre esclave qu'il allât à l'autre tour qui est sur la mer, qu'il y montât et fit des signes de croix quand il verroit les navires approcher, et criât: Dieu aide et saint Sépulcre! et qu'après il descendît et ouvrît la porte pour qu'on entrât dedans.

Quant il orent ainsi devisé chascun ala à sa garnison. Li Sarrazins issus estoient du chastel, et virent que li Crestien approchoient durement par mer et par terre, si retornerent ariere, et cuiderent entrer u chastel, mes il virent la porte fermée. Cil qui sus la porte et sor la maistre tor estoient 230commencierent pierres à lancier et à crier: «Dex aide et saint Sepulcre!» Li Sarrazins virent qu'il avoient le chastiau perdu, et s'il demoroit iluec, il seroient pris et occis, car le secor des Crestiens iert prés. Il s'enfuirent et li chastiau demora as Crestiens. Ainsi fu pris Baruth. Quant il orent celui qui sor la tor estoit qui crioit: «Dex aide et saint Sepulcre!» il se merveillerent que ce pooit estre, et cuidierent que l'en le fcist par traïson. Cil qui sor la tor estoit descendi, et ouvri la porte qui devers la mer estoit, et lor cria qu'il venissent san remes, qu'il n'avoit nulli u chastel, car li Sarrazins s'en estoient tuit fui. Lors s'armerent jusques à dix serjans et alerent là et entrerent ens à grant doutance, et quant il aprochierent de terre, et il virent qu'il n'avoit nulli u chastel, après envoierent contre le roi qui par terre venoit, et li manderent qu'il venist, car le chastel estoit pris.

Quand ils furent ainsi convenus, chacun alla à son poste. Les Sarrasins qui étaient sortis du château virent que les Chrétiens approchoient rudement par mer et par terre; ils retournèrent en arrière et crurent rentrer au château, mais ils virent la porte fer-231mée. Ceux qui étoient sur la porte et sur la maîtresse tour commencèrent à jeter des pierres et à crier: Dieu aide et saint Sépulcre! Les Sarrasins virent qu'ils avoient perdu le château, et que, s'ils demeuroient là, ils seroient pris ou occis, car le secours des Chrétiens étoit proche. Ils s'enfuirent, et le château demeura aux Chrétiens. Ainsi fut prise Béryte. Quand les Chrétiens ouïrent celui qui étoit sur la tour crier: Dieu aide et saint Sépulcre! ils s'émerveillèrent de ce que ce pouvoit être, et crurent qu'on le faisoit par trahison. Celui qui étoit sur la tour descendit et ouvrit la porte qui étoit devers la mer, et leur cria qu'ils vinssent sans retard, parce qu'il n'y avoit personne au château, car les Sarrasins s'étoient tous enfuis. Alors s'armèrent jusqu'à dix hommes d'armes qui allèrent là et entrèrent dedans avec grande méfiance, et quand ils approchèrent de terre ils virent qu'il n'y avoit personne au château; ensuite ils envoyèrent vers le roi, qui arrivoit par terre, et lui mandèrent qu'il vînt, car le château étoit pris.

Quant cil qui par mer vindrent furent entrés u chastel, il pristrent les deus esclas, et les mistrent à destrece, porce qu'il lor enseignassent où l'avoir estoit, et le thresor que cil avoit repost. Il distrent qu'il n'en savoient rien, et qu'il faisoient mal et peschié quant il les destreignoient. Tant lor firent qu'il en furent mors. Après vindrent à la maistrc porte de la tor, si la cuidierent depecier, mes ele estoit de fer et bien barrée par dedens. Cil qui en la tor estoit lor dist qu'il se traisissent en sus, et qu'il ne ferissent plus à la porte, ou se ce non i a tant n'en ni vendroit com il occiroit, ne nus n'enterroit en la tor jusques à tant qu'il verroit le roi ou son message. Après ce que les nés furent arrivées, vint le 232roi devant Baruth, et tous li os, qui grant joie firent, et rendirent graces à Jesus-Christ de ce qu'il lor a voit en tel maniere rendu le chastel. Quant le roi fu logié devant Baruth, et il sot que le charpantier estoit dedens la maistre tor et ne voloit descendre jusques il veist le roi ou son message, il li envoia un chevalier, et li manda qu'il venist parler à lui seurement. Quant il vit le message le roi, il descendi et vint au roi. Grant joie li fist le roi, et li demandast comment li Sarrazins avoient vuidié le chastel. Il li conta comment il avoit esté. Le roi, porce que par lui avoit esté pris le chastel, li dona grant rente dedens le chastel, à lui et à ses hoirs, et li porchaça tant qu'il ot sa fame et ses enfans delivrés qui en paienime estoient. Ainsi rendi Dex ces deus chastiax as Crestiens, Gibelet et Baruth, dont il n'a que cinq milles de l'un à l'autre. Le roi garni Baruth de chevalier et de serjant: car autre garnison ni vout mettre, car il estoit bien garni d'armes et de viandes jusques à cinq ans, fort solement de vin. Et trova l'en escrit u chastel que les deus galies dont je vous ai dis dessus, qui eschaperent de Sur et vindrent à Baruth, avoient fait damage de plus de quatorze mil homes qu'il avoient pris jus et envoié en paienime, sans ceus qu'il avoient oçcis. Si vous dirai comment.

Quand ceux qui vinrent par mer furent entrés au château, ils prirent les deux esclaves et les mirent à la gehenne pour qu'ils leur enseignassent où étoit l'argent et le trésor qu'on y avoit déposés. Ils dirent qu'ils n'en savoient rien, et qu'ils faisoient mal et péché de les mettre à la gehenne. Ils leur en firent tant qu'ils en moururent. Après ils vinrent à la maîtresse porte de la tour, pensant la briser, mais elle étoit de fer et bien barrée par dedans. Celui qui étoit en la tour leur dit qu'ils se retirassent et ne frappassent plus contre la porte, ou que sinon il en occiroit tant qu'il en viendrait, et que personne n'entrerait 233en la tour jusqu'à ce qu'il vît le roi ou son messager. Après que les navires furent arrivés, le roi vint devant Béryte avec toutes les troupes, qui firent de grandes réjouissances et rendirent grâces à Jésus-Christ de ce qu'il leur avoit en telle manière livré le château. Quand le roi fut logé devant Béryte et sut que le charpentier étoit dedans la maîtresse tour et ne vouloit descendre jusqu'à ce qu'il vît le roi ou son messager, il lui envoya un chevalier et lui manda qu'il vînt parler à lui sans peur. Quand il vit le messager du roi, il descendit et vint au roi. Le roi lui fit grande fête et lui demanda comment les Sarrasins avoient vidé le château. Il lui conta comment il en avoit été. Comme le château avoit été pris par son moyen, le roi lui donna une grosse rente dedans le château, à lui et à ses hoirs, et fit tant qu'on lui délivra sa femme et ses enfans qui étoient au pays des Païens. Ainsi Dieu rendit aux Chrétiens ces deux châteaux, Gibel et Béryte, dont l'un n'est qu'à cinq milles de l'autre. Le roi garnit Béryte de chevaliers et d'hommes d'armes: il n'eut pas autre chose à y mettre, car il étoit bien garni d'armes et de vivres pour cinq ans, excepté devin. On trouva écrit dans le château que les deux galères dont je vous ai parlé ci-dessus, qui échappèrent de Tyr et vinrent à Béryte, avoient fait dommage de plus de quatorze mille hommes qu'elles avoient pris et envoyés dans les terres des Païens, sans ceux qu'ils avoient occis; et je vous dirai comment.

Il a une pointe de montaigne devant Baruth qui fiert en la mer. Au pié de cele montaigne estoient tousjours les galies armées. Dessus la montaigne avoit gaites qui tos jors gaitoient 234en la mer les vessiaux qui venoient d'Ermenie, d'Antioche et de Triple, et aloient à Sur et à Acre. Tous les covenoit passer par iluec. Quant les gaites les veoient, si le faisoient à savoir as galies, elle movoient, si les prenoient et occioient quant qu'il pooient. Ainsi firent ces deus galies damage as Crestiens tant com Baruth fut as Sarrazins.

Il y a devant Béryte une pointe de montagne qui s'avance en la mer. Au pied de cette montagne étoient toujours les galères armées. Dessus la montagne il y 235avoit des sentinelles qui toujours guettoient sur la mer les vaisseaux qui venoient d'Arménie, d'Antioche et de Tripoli, et alloient à Tyr et à Acre. Il leur falloit tous passer par là. Quand les sentinelles les voyoient, elles le faisoient savoir aux galères, elles s'avançoient et en tuoient tant qu'elles pouvoient. Ainsi firent ces deux galères dommage aux Chrétiens tant que Béryte fut aux Sarrasins.

Quant le roi Hemeri ot garni ce chastel, si s'en ala au chastel de Toron à cinq milles de Sur, si l'asega, et fist tant devant que cil du chastel se voudrent rendre sauves lor vies. Il ne le vout prendre. N'out gaires iluec esté puis qu'en li vout le chastel rendre que un messaige vint qui dist que l'empereor d'Alemaigne estoit mort. Quant le chancelier et li Alement oirent ce, si leverent du siege et s'en alerent ainsi comme deconfis qui n'attendirent l'un l'autre. Il firent atirer lor navie por passer mer ariere; lor viandes, chevaliers gierent et entrerent es nés et s'en alerent. Quant le roi Hemeri vit que li Alemans s'en aloient, il fit trives au soudan, qui frere avoit esté Salahadin, et son neveu avoit deserité. En tel maniere fist trives com Salahadin les avoit faites au conte Henri de la terre qu'il li avoit rendue entre Baruth et Gibelet.

Quand le roi Amauri eut garni ce château, il s'en alla au château de Toron, à cinq milles de Tyr. Il l'assiégea, et fit tant que ceux du château se voulurent rendre la vie sauve. Il ne voulut pas le prendre, et il ne tarda guère ensuite depuis le moment où on avoit voulu lui rendre le château jusqu'à ce qu'il arrivât un messager qui dît que l'empereur d'Allemagne étoit mort84. Quand le chancelier et les Allemands ouïrent ceci ils s'en allèrent comme gens déconfits, que l'un n'attendoit pas l'autre. Ils firent apprêter leur flotte pour repasser la mer, et y firent mettre leurs vivres. Leurs chevaliers entrèrent dans les navires et s'en allèrent. Quand le roi Amauri vit que les Allemands s'en alloient, il fit trêve avec le soudan, qui étoit frère de Saladin et avoit dépossédé son neveu85. Il fit des traités pareils à ceux que Saladin avoit faits avec le comte Henri pour le pays qu'il lui avoit rendu entre Béryte et Gibel.

Je vous avois dit dessus que je vous dirois comment il ot primes roi en Hermenie qui onques ni avoit esté. Or le vous dirai. Il avint, au tans le conte de Champaigne qui sires estoit de la terre d'outre-mer que li Crestiens tenoient, que le prince d'Antioche manda au roi d'Hermenie, qui ses hons estoient, qu'il venist parler à lui en un lieu qu'il li nomma. 236Li sires d'Ermenie dist qu'il n'iroit pas, qu'il n'i oseroit aler, que un jor qui passés estoit avoit mandé son frere Rufin qui sire estoit, il i ala, et le fist mettre en prison, et porce qu'il avoit ce fait à son frere, n'i osoit i aler. Le prince li manda qu'il venist seurement, qu'il n'iroit que li disime. Le sire d'Ermenie dist qu'il iroit. Il pristrent jor et i ala, et vous dirai comment. Il fist armer deux cens que chevaliers que serjans, et embuschier prés de là où le parlement devoit estre, et commanda que, tantost com il orroit corner, qu'il le secorussent; car il doutoit que le prince ne le fist prendre. Le prince d'Ermenie i ala soi tiers au prince, et mena o lui un vaslet à tot un cor, et le fist estre en sus de lui, et li dist que, s'il veoit que le prince le vousist faire prendre, que tantost sonnast le cor. Quant le sire d'Ermenie et le prince furent ensemble, si parlerent ensemble. Quant il orent une piece parlé, le prince vist que le sire d'Ermenie n'estoit que lui tiers, si le commanda à prendre, si chevaliers le pristrent. Quant le vaslet vit com prenoit son seignor, si corna. Cil qui estoient embuschiés saillirent tantost, et recoustrent lor seignor. Il pristrent le prince et ses chevaliers, si les emmenerent et mirent en prison. Le sires d'Ermenie semonst ses os por entrer en la terre d'Antioche. Il i entra et la gasta durement, et prist cité et chastiaus. Quant le prince vit que li sires d'Ermenie prenoit ainsi sa terre, et qu'il n'avoit nulle merci de lui, il envoia un messaige au conte Henri à Acre, et li manda en priant qu'il venist en la terre et li aida à issir de prison, car, si ne li aidoit-il, n'en istroit james. Le cuens Henri apareilla son erre et s'en ala en Ermenie; et quant li sires d'Ermenie sot que li cuens venoit, si ala encontre lui et le receut à grant honor, et fu mult lie de sa venue: il li abandonna sa terre quant qu'il pooit faire a son commandement, fors du prince d'Antioche 238qu'il ot en prison. Qant le cuens ot une piece demoré en la terre, il prist congié de parler au prince por pes metre entr'eus s'il peust. Il li donna congié de parler i. Cil atira la pes entr'eus deus, si com vous oirés, et le fist geter de prison. La pes fu tele que le prince quita l'homage au roi d'Ermenie, et devint ses hons, et que la terre que li sires d'Ermenie avoit conquise sur lui li demoreroit, et si firent mariage d'une niece au roi d'Ermenie, fille son frere Rufin, et de l'ainsné au prince d'Antioche, par si que le prince devoit mettre son fil en eschange86 de la terre; mes ne li mist pas, ains avint, puis qu'il ot la niece au roi d'Ermenie espousée, qu'il morut, ains que son pere; si li demora un fil. Le prince envoia la mere et le fils en Ermenie. Li sires d'Ermenie les garda tant que le prince fu mort; car il les voloit si garder, porce qu'il cuidoit avoir Antioche et la terre a delivré; car le prince avoit fait jurer, sur saints, tous ceux de la terre que Antioche et la terre rentroient à son fil après sa mort; mes autrement ne l'avoit-il mis en vesteure. Quant le prince fu mort, cil d'Antioche envoierent au conte de Triple, qui fils estoit au prince, qu'il venist en Antioche, et il li rendroit, et l'en li rendi. Quant le sire d'Ermenie oi dire que le prince estoit mort, il prist l'enfant et sa mere, et s'en vint devant Antioche; car il cuida entrer ens. Le cuens de Triple, qui dedens estoit, li contredist. Li sire d'Ermenie envoia en sa terre por semondre ses os por venir devant Antioche. Le cuens, qui en Antioche estoit, envoia à Halape, au soudan, et li manda en priant, por Dieu, qu'il li aidast, car ainsi le voloit le sire d'Ermenie deseriter. Le soudan li manda que toutes les hores qu'il li feroit à savoir, qu'il le secorroit; car il n'aimoit pas le roi d'Ermenie. Le soudan li tint bien convent; car autrement ne peust pas li cuens avoir 240tenue Antioche contre le seignor d'Ermenie. Cele guerre dura bien sept ans; puis rendit l'on Antioche au roi d'Ermenie par traïson.

Je vous avois dit ci-dessus que je vous raconterois comment il y eut pour la première fois un roi en Ar-237ménie où il n'y en avoit pas eu encore. Maintenant je vous le raconterai. Il avint, au temps que le comte de Champagne étoit sire du pays d'outre mer appartenant aux Chrétiens, que le prince d'Antioche87 manda au sire d'Arménie88 qui étoit son homme lige, qu'il vînt parler à lui en un lieu qu'il lui nomma. Le sire d'Arménie dit qu'il n'iroit pas, qu'il n'oseroit pas y aller, car un jour précédemment le prince d'Antioche avoit mandé son frère Ruffin, qui étoit sire d'Arménie, et il y alla, et le prince le fit mettre en prison, et pour ce que celui-ci avoit fait à son frère, il n'osoit y aller. Le prince lui manda qu'il vînt sans peur, qu'il n'iroit que lui dixième. Le sire d'Arménie dit qu'il iroit. Ils prirent jour, il y alla, et je vous dirai comment. Il fit armer deux cents hommes, tant chevaliers qu'hommes d'armes, les fit embusquer près de l'endroit où devoit être la conférence, et leur commanda que, quand ils entendraient sonner du cor, ils le secourussent, car il craignoit que le prince ne le fît prendre. Le prince d'Arménie alla au prince, lui troisième, mena avec lui un valet avec un cor, le fit tenir derrière lui, et lui dit que si le prince le vouloit faire prendre, il sonnât du cor. Quand le sire d'Arménie et le prince furent ensemble, ils se parlèrent; quand ils eurent parlé ensemble quelque temps, le prince, voyant que le sire d'Arménie n'étoit que lui troisième, commanda de le prendre, et ses chevaliers le prirent. Quand le valet vit qu'on prenoit son seigneur, il sonna du cor. Ceux qui étaient 239embusqués sortirent aussitôt de leur embuscade, et reprirent leur seigneur. Ils prirent le prince et ses chevaliers, les emmenèrent et mirent en prison. Le sire d'Arménie assembla ses armées pour entrer en la terre d'Antioche; il y entra et la ravagea rudement et prit cités et châteaux. Quand le prince vit que le prince d'Arménie prenoit ainsi sa terre et qu'il n'avoit nulle merci de lui, il envoya un message au comte Henri à Acre, le priant qu'il vînt en son pays et l'aidât à sortir de prison, car, s'il ne l'aidoit pas, il n'en sortiroit jamais. Le comte Henri s'apprêta au voyage et s'en alla en Arménie; et quand le sire d'Arménie sut que le comte venoit, il alla à sa rencontre, le reçut avec grand honneur, et fut fort joyeux de sa venue: il lui abandonna sa terre pour en faire à son commandement, hors pour ce qui regardoit le prince d'Antioche, qu'il avoit en prison. Quand le comte fut demeuré un peu de temps dans le pays, il demanda permission de parler au prince d'Antioche pour faire la paix entre eux, s'il pouvoit. Le sire d'Arménie lui permit de parler au prince. Le comte Henri accommoda la paix entre eux, comme vous allez l'ouïr, et fit mettre le prince hors de prison. La paix fut à ces conditions, que le prince dispenserait le roi d'Arménie de l'hommage qu'il lui rendoit, et deviendrait son homme, et que la terre que le sire d'Arménie avoit conquise sur le prince lui dmeureroit, et ils firent mariage d'une nièce du roi d'Arménie, fille de son frère Rufïin, et du fils aîné du prince d'Antioche, parce que le prince devoit laisser à son fils l'héritage de la terre; mais il ne le lui laissa pas, car il arriva, après que le fils eut épousé la nièce du roi d'Arménie, qu'il 241mourut avant son père et laissa un fils. Le prince envoya la mère et le fils en Arménie. Le sire d'Arménie les garda jusqu'à ce que le prince fût mort, et il les vouloit garder parce qu'il croyoit qu'on lui livreroit Antioche et le pays, car le prince avoit fait jurer, sur la sainte croix, à tous ceux du pays qu'ils rendraient Antioche et le pays à son fils après sa mort: mais il ne l'en avoit pas autrement investi. Quand le prince fut mort, ceux d'Antioche envoyèrent au comte de Tripoli, qui étoit fils du prince, et lui dirent qu'il vînt à Antioche, et qu'on la lui rendrait. On la lui rendit. Quand le sire d'Arménie ouït dire que le roi étoit mort, il prit le fils et la mère, et vint devant Antioche, car il croyoit y entrer. Le comte de Tripoli, qui étoit dedans, l'en empêcha. Le sire d'Arménie envoya en son pays pour rassembler ses armées afin qu'elles vinssent devant Antioche. Le comte, qui étoit à Antioche, envoya à Alep au soudan, le priant, pour Dieu, qu'il l'aidât, car le sire d'Arménie le vouloit déposséder. Le soudan lui manda que toutes les fois qu'il lui feroit demander secours il le secourroit, car il n'aimoit pas le sire d'Arménie. Le soudan lui tint bien parole, car autrement le comte n'auroit pas pu tenir Antioche contre le sire d'Arménie. Cette guerre dura bien sept ans, puis on rendit Antioche au sire d'Arménie par trahison.

Quant le cuens ot fait pes du prince et du roi d'Ermenie, cil prist congié à eus, et s'en revint en sa terre; mes ançois dist li sires d'Ermenie au conte Henri: «Sire, j'ai assés terre, cités et chastiaus et grant rentes por estre roi; si est le prince d'Antioche mes hons. Je vous prie que vous me coronés.» Le cuens le corona volentiers. Ainsi ot roi en Ermenie.

Quand le comte eut fait la paix du prince et du sire d'Arménie, il prit congé d'eux et s'en revint chez lui. Mais avant le sire d'Arménie dit au comte Henri: «Sire, j'ai assez de terres, cités et châteaux, et d'assez grands revenus pour être roi. Le prince d'Antioche est mon homme. Ainsi je vous prie donc que vous 243«me couronniez.» Le comte le couronna volontiers, et ce fut ainsi qu'il y eut un roi en Arménie89.

242Quant le cuens s'entorna, le roi d'Ermenie li dona grant avoir, et le convoia tant qu'il fu hors de sa terre. Le sire des Hassesis oi dire que le cuens Henri estoit en Ermenie, si li manda en priant que au repairier d'Ermenie s'en venist par lui, et il lui en sauroit bon gré; car il le desiroit mult à veoir. Le cuens li manda qu'il iroit volentiers, et il si fist. Quant le sire des Hassesis sot que le cuens venoit, il ala à l'encontre et le receut mult liement et à grant honor, et le mena par sa terre et par ses chastiaus, tant qu'il vint un jor devant un chastel. En cel chastel avoit une haute tor; sur chacun crenet avoit deux homes tous blans vestus. Li sires des Hassesis li dist: «Sire, vos homes ne feroient por vos ce que li mien feroient por moi. — Sire, dist-il, ce puet bien estre.» Le sire des Hassesis s'ecria, et deus de ses homes qui sus les creniaux estoient se lancierent à val, et se bruissierent les cous. Le cuens s'en merveilla mult, et dist vourment n'avoit-il home qui ce fist por li. Cil dit au conte: «Sire, se vous volés, je ferai tous ceus que vous vées là sus saillir à val.» Le cuens respondi ne nul. Et quant le cuens ot sejorné tant com lui plout en la terre le Viel, si prist congié d'aler s'en. Le sire des Hassesis li dona grant plente de ses joiaux, et le convoia hors de sa terre, et, au departir, li dist que, por l'honor qu'il li avoit fait de ee qu'il i est venu par sa terre, il l'assuroit de lui à tosjours mes; et s'il estoit nus haus hons qui li fist chose dont il li pesast, fist li à savoir, et il le feroit occire; à tant se departirent.

Quand le comte s'en retourna, le roi d'Arménie lui donna grand avoir et lui fît escorte jusqu'à ce qu'il fût hors de son pays. Le sire des Hassissins, ayant ouï dire que le comte Henri étoit en Arménie, envoya vers lui, le priant qu'au retour d'Arménie il vînt par chez lui, et qu'il lui en sauroit bon gré, car il désiroit beaucoup le voir. Le comte lui manda qu'il iroit volontiers, et ainsi fit-il. Quand le sire des Hassissins sut que le comte venoit, il alla à sa rencontre et le reçut avec grande joie et de grands honneurs, et le mena par son pays et en ses châteaux, jusqu'à ce qu'il vînt un jour devant un château. Dans ce château étoit une haute tour, et sur chaque créneau étoient deux hommes vêtus tout de blanc. Le sire des Hassissins lui dit: «Sire, «vos hommes ne feroient pas pour vous ce que les miens feroient pour moi. — Sire, dit-il, cela pourroit bien être.» Le sire des Hassissins cria, et deux des hommes qui étoient sur la tour se laissèrent aller en bas et se brisèrent le cou. Le comte s'émerveilla beaucoup et dit que vraiment il n'avoit pas d'hommes qui fissent cela pour lui. Celui-ci dit au comte: «Sire, si vous voulez, je ferai sauter en bas tous ceux que vous voyez là-dessus.» Le comte répondit que non; et quand le comte eut séjourné autant qu'il lui plut au pays du Vieux, il prit congé pour s'en aller. Le sire des Hassissins lui donna une grande abondance de ses joyaux, lui fit escorte jusque hors de son pays, 245et lui dit que, pour l'honneur qu'il lui avoit fait d'être venu en son pays, il s'assurât qu'il étoit pour toujours à lui, et que s'il étoit aucun seigneur qui lui fît chose dont il eût déplaisir, il le lui fit savoir, et qu'il le feroit occire; puis ils se séparèrent.

244Il avint que l'emperere d'Alemaigne Henri, qui en Cesile estoit, qui avoit envoié les Alemans en la terre d'outremer, fu mort, et sa fame l'emperis ot un fil l'an devant ce que l'empereor morust, et li ot mis nom Frederic, le nom de son aiel. Aprés manda deus haus homs d'Alemaigne, quant il dust mourir, et les fist venir devant lui, et commanda à l'un Puille et Calabre à garder à son fils tant qu'il fust d'aage, et cil ot nom Tibaut, et à l'autre commanda l'isle de Cesile et sa fame et son fils, et son frere Felippe, qui dus estoit de Souave, manda qu'il gardast bien l'empire tant que son fils fust d'aage; et il si fist tant com il vesqui; mes puis en fu-il occis, si com vous oirés.

Il avint que l'empereur d'Allemagne Henri, qui étoit en Sicile et avoit envoyé les Allemands en la terre d'outre mer, mourut; et un an avant qu'il mourût, sa femme, l'impératrice, avoit eu un fils qu'on avoit nommé Frédéric, du nom de son aïeul. Après sa naissance, l'empereur avoit mandé deux seigneurs d'Allemagne, et quand il fut près de mourir, il les fit venir devant lui. Il recommanda à l'un la Pouille et la Çalabre pour les garder à son fils jusqu'à ce qu'il fût d'âge, et celui-ci avoit nom Dieppold. Il recommanda à l'autre l'île de Sicile, sa femme et son fils, et manda à son frère Philippe, qui étoit duc de Souabe, qu'il gardât bien l'empire jusqu'à ce que son fils fût d'âge, et ainsi fit-il tant qu'il vécut; mais ensuite il fut occis, comme vous l'apprendrez.

Quant li empereres ot ainsi attiré sa terre, si morut. Ne demora mie aprés un an que l'emperris fu morte. Mes avant qu'ele morust, manda ele les arcevesques et les evesques et les barons de sa terre qu'il venissent à li en Messine. Quant il furent tuit assemblés, ele lor dist qu'ele voloit coroner son fils, et qu'en l'assura de la terre come droit hoir, ne voloit mie tant atendre qu'ele fu morte, ains voloit que l'en l'assurast et tenist à seignor à son vivant. Li baron distrent qu'il en oroient conseil. Quant il revindrent de conseil, si distrent: «Dame, nous ne voulons mie qu'il soit coroné, ne bomage ne li ferons, ne à seignor ne le tendrons; car vous estes de si grant aage que nous ne creons 246pas que vous aies porté en vostre ventre tel enfant.» La dame respondi: «Pourquoi chargeroi-je l'ame de moi, et deseriteroi-je autrui por cet enfant coroner? Je ne le feroie mie. Parmi tout ce que vous estes mi homes esgardes que j'en dois faire que jé l'enfant porté et fils est de l'emperaor, et je le ferai.» Il esgarderent entre eus qu'ele jureroit sur saints que son fils estoit, et ele si fist. Aprés le receurent come seignor, et puis le coronerent. Quant la dame ot fait l'enfant assurer de la terre, ele fist faire unes lettres, si les envoia à l'apostole, et manda qu'ele laissoit son fils et son avoir en sa baillie. Et quant la dame ot ainsi atorné son afaire, si morut. Quant ele fu morte, l'apostole i envoia un cardinal à l'enfant garder, et le mena l'en à Palerme; là le garderent longuement. Quant l'emperris fu morte, li haus homes de la terre ne porent soffrir les Alemans que l'empereor i avoit laissiés à la terre garder. Il lor corurent sus por chacier fors; mes il se tindrent tant come Marcodes vesqui lor sire. Quant il fu mort, li Alemans voidierent la terre, et quant il s'en furent alé, si commença la guerre entre les haus homes de Cesile, et vout chascun estre sires. Il s'entreguerroierent longuement, si qu'il ot grant chierté en la terre, si grant com ne pooit guaaignier les terres; car chascun disoit qu'il voloit avoir la terre avec l'enfant; et tant tolirent les uns as autres que le roi n'ot riens, et ne li demora que deux cités en Cesile, Messine et Palerme. Le chastiau de Palerme pristrent et le tolirent au roi. Si conquistrent une cité sor le roi en Cecile qui a nom Sarragonce. Puis que li Pisan l'orent prise, l'assistrent li Genevois, et la pristrent à force. Li Sarrazins de Cesile, quant il virent la guerre entre les Crestiens, s'assemblerent et alerent en une montaigne; là s'enfermerent si durement que nus ne pooit à eus avenir; il coroient 248par la terre des Crestiens et guaaignoient sus eus et en occioient assés.

Quand l'empereur eut ainsi disposé de son pays, il mourut, et il ne demeura pas ensuite un an que l'impératrice ne mourût aussi. Mais avant de mourir elle manda les archevêques, les évêques et les barons du pays pour qu'ils vinssent vers elle à Messine. Quand ils furent tous assemblés, elle leur dit qu'elle vouloit couronner son fils et qu'on l'assurât du pays comme hoir légitime, et qu'elle ne vouloit pas attendre qu'elle fût morte, mais vouloit qu'on le lui assurât et qu'on le tînt pour seigneur pendant qu'elle vivoit. Les barons dirent qu'ils en délibéreroient. Quand ils revinrent de délibérer ils lui dirent: «Dame, nous ne voulons 247point qu'il soit couronné, nous ne lui ferons point hommage et ne le tiendrons point pour seigneur, car vous êtes de si grand âge que nous ne croyons pas que vous ayez porté en votre ventre un tel enfant.» La dame répondit: «Pourquoi chargerois-je mon ame et déshériterois-je autrui pour couronner cet enfant? Je ne le ferois pas. Parmi tous tant que vous êtes de mes hommes, décidez de ce que je dois faire pour prouver que j'ai porté cet enfant et qu'il est fils de l'empereur, et je le ferai.» Ils décidèrent entre eux qu'elle jureroit sur les saints qu'il étoit son fils, et elle le fit; alors ils le reçurent comme seigneur et le couronnèrent. Quand la dame eut fait assurer le pays à l'enfant, elle fit faire des lettres qu'elle envoya à l'apostole90, et lui manda qu'elle laissoit son fils et son avoir sous sa tutelle; et quand la dame eut ainsi accommodé son affaire, elle mourut91. Quand elle fut morte, l'apostole envoya un cardinal pour garder l'enfant. On l'emmena à Palerme, et là on le garda longuement. Quand l'impératrice fut morte, les seigneurs du pays ne purent souffrir les Allemands que l'empereur y avoit laissés pour garder le pays. Ils leur coururent sus pour les chasser dehors, mais ils se défendirent aussi long-temps que vécut Markhardt, leur sire. Quand il fut mort92 les Allemands vidèrent le pays; et quand ceux-ci s'en furent allés, la guerre commença entre les seigneurs de Sicile, et chacun voulut être sire. Ils s'entrefirent longuement la guerre, tellement qu'il y eut une grande disette dans le pays, si grande qu'on ne pouvoit recueillir la moisson des terres, car chacun disoit qu'il vouloit avoir le pays 249avec l'enfant; et ils se prirent tant les uns aux autres que le roi n'eut rien. Il ne lui demeura en Sicile que deux cités, Messine et Palerme. Ils prirent le château de Palerme et l'ôtèrent au roi, et conquirent en Sicile, sur le roi, une cité qui a nom Syracuse, puis, lorsque les Pisans s'en furent emparés, les Génois l'assiégèrent et la prirent de force. Les Sarrasins de Sicile, quand ils virent la guerre entre les Chrétiens, s'assemblèrent et allèrent sur une montagne; là ils se fortifièrent si solidement que nul ne pouvoit arriver à eux; ils couraient par la terre des Chrétiens, butinoient sur eux et en tuoient beaucoup.

Une demoisele avoit en Puille qui fille avoit esté le roi Tancres, qui, par le conseil de l'apostole et d'aucun prodome, ala en Champaigne au conte Gautier de Brene, et fist tant qu'il l'espousa. Quant espousée l'out, ele le mena en Puille, et alerent par Rome. L'apostole, porce que par son conseil et par son los avoit cele dame espousée, li dona du sien, et li chargea gens, et li commanda qu'il entrast en la terre de la Puille. Cil du païs en furent mult lies, et grant partie li rendirent de la terre, et toute li eussent renduë si ne fust Tibaut, à cui l'empereor l'avoit commendé à garder, qui contre lui fu, et grant gent avoit. Tant par sui Tibaut le conte Gontier, que le cuens fust logié devant une cité. La nuit, quant le cuens fust endormis, le cuens entra en l'ost en larcin, il et si chevalier, et s'en alerent droit à la tente le comte, si couperent les cordes, et abatirent la tente sus li et l'occistrent. Quant le cuens fu mort, si fu toute sa gent desconfite. Tibaut reconquis! la terre à la fame eu comte ariere. A Gautier demora un fils qui ot nom Gautier, et puis fu cuens de Brene.

Il y en avoit en la Pouille une demoiselle qui étoit fille du roi Tancrède93, et qui, par le conseil de l'apostole et de quelques prud'hommes, alla en Champagne vers le comte Gautier de Brienne, et fit tant qu'il l'épousa, Quand il l'eut épousée, elle le mena en la Pouille, et ils passèrent par Rome. L'apostole, parce que Gautier avoit épousé cette dame par son conseil et avec son approbation, lui donna du sien, lui attira du monde, et lui ordonna d'entrer au pays de la Pouille. Ceux du pays en furent fort joyeux et lui rendirent une grande partie du pays: ils le lui eussent tout rendu, n'eût été que Dieppold, à qui l'empereur l'avoit laissé en garde, étoit contre lui et avoit beaucoup de monde. Dieppold poursuivit le comte Gautier jusqu'à ce qu'il fût logé devant une cité. La nuit, quand il fut endormi, le comte Dieppold entra au camp à la dérobée, lui et ses chevaliers; ils s'en allèrent droit à la tente du comte Gautier, coupèrent les cordes, abattirent la tente sur lui et le tuè-251rent94. Quand le comte fui mort toute son armée fut déconfite. Dieppold reconquit le pays sur sa femme. Gautier laissa un fils qui eut nom Gautier et fut ensuite comte de Brienne.

250Quant le roi d'Engleterre fu fors de prison, si fu mult dolent de sa terre qu'il ot perduë. Il fist semondre ses os par toute sa terre, et manda coreors par la terre de Provence. Si s'accorderent entre lui et le conte Baudoin de Flandres, en tel maniere qu'il ne lairoit la guerre, ne que luiens ne feroit pes sans l'autre, jusques qu'il auroient toutes les pertes restorées, et que le cuens Baudoin rauroit toute la terre que le roi Felippe tenoit, qui avoit prise o sa seror en mariage, et le roi d'Engleterre ce que le roi Felippe avoit conquis sor lui. Le roi d'Engleterre avoit tant fait vers les barons de France qu'il avoit lor cuers, encor fussent li cors u servise le roi. Quant le roi d'Engleterre et le cuens Baudoin furent juré ensemble, le cuens Baudoin semonst ses os, et commença à guerroier devers Flandres, le roi d'Engleterre devers Normandie. Un jor avint que si courier coururent devant Biauvés. L'evesque issi hors et ses gens et les chacierent. Une partie des autres qui en agait estoient lors saillirent et les pristrent. Une autre fois avint que le roi estoit prés de Gisors et n'avoit pas o lui plus de quatre-vingts chevaliers, et chevauchait par la terre, tant qu'il vint sor un embuschement que le roi d'Engleterre avoit de grant gent, et estoit avec. Quant li François virent qu'il s'estoient folement abatus, et qu'il ne s'en porroient partir sans honte et sans damage, il prierent le roi qu'il s'en retorna ariere vers Gisors; car s'il demoroit iluec il seroit pris, et il demoreroient et les tendroient tant icom il porroient. Le roi se parti de barons par lor conseil, et vint à Gisors sauvement. Le roi d'Angleterre, quant il vit les François, il lor corut sus, et les enclost et lesprist tous; 252et bien cuida avoir pris le roi de France, por un chevalier qui estoit armé des armes le roi, si com l'en dit. Le roi fu à Gisors mult corocié de ses chevaliers qu'il ot perdu et de la honte qui li estoit avenue. Il manda par toute sa terre et semonst ses os, et assembla grant gent. Le cuens Baudoin entra en la terre le roi par devers Flandres. L'en li rendi Aire et Saint-Omer, et puis ala assegier Arras, mes ni fist noient; car il avoit grant chevalerie dedens que le Roi i avoit envoié, fors tant qu'à un assaut jousta l'en à un des meillors chevaliers de France, qui avoit nom misire Johan de Hangest. Le cuens Baudoin vit qu'il ne feroit rien à Arras, si leva son siege, et corut en la terre le roi, et i fist grant damage. Un jor avint que le cuens de Namur, frere au comte Baudoin, corut devant Arras. Cil d'Arras issirent fors, si le pristrent, et l'envoierent en France. Quant le roi Felippe ot ses os assemblés, il ala encontre le roi d'Engleterre. Le roi vint contre lui. Quant il durent assembler, li barons alerent entre deus, et pristrent trives. J'avoie oublié à dire que puis que le roi d'Engleterre fu venu d'outre mer et issu de prison, assega le roi Felipe Aubemarle et la prist. Là fu faite l'aliance du conte de Flandres et du roi d'Engleterre de guerroier le roi de France.

Quand le roi d'Angleterre fut hors de prison, il fut fort dolent des pays qu'il avoit perdus; il fit rassembler ses armées par tout son pays, et envoya des courriers par le pays de Provence. Le comte Baudouin de Flandre et lui s'accordèrent en telle sorte95 qu'ils convinrent que l'un ne cesseroit pas la guerre et ne feroit jamais la paix sans l'autre, jusqu'à ce qu'ils eussent réparé toutes leurs pertes, et que le comte Baudouin eût repris toute la terre que tenoit le roi Philippe, et qu'il avoit prise en épousant sa sœur, et le roi d'Angleterre tout ce que le roi Philippe avoit conquis sur lui. Le roi d'Angleterre avoit tant fait auprès des barons de France qu'il avoit leurs cœurs, encore que leurs corps fussent au service du roi. Quand le comte roi d'Angleterre et le comte Baudouin furent liés ensemble par serment, le comte Baudouin rassembla ses troupes et il commença à guerroyer vers la Flandre, et le roi d'Angleterre en Normandie. Il avint qu'un jour ses courriers s'avancèrent devant Beauvais. L'évéque et ses gens sortirent de la ville, et les poursuivirent. Une partie des autres qui étaient en embuscade tombèrent sur eux et les prirent. Il avint une autre fois que le roi était près de Gisors et n'avoit pas avec lui plus de quatre-vingts chevaliers, et chevauchoit par la terre, et il tomba dans une embuscade où était le roi d'Angleterre avec beaucoup de monde. Quand les Français virent qu'ils s'étaient fol-253lement hasardés, et qu'ils n'en pourroient sortir sans honte et dommage, ils prièrent le roi de s'en retourner vers Gisors, car s'il demeuroit là il seroit pris, et qu'eux demeureroient et arrêteroient les Anglais tant qu'ils pourroient. Le roi se sépara des barons par leur conseil, et vint à Gisors en sauveté. Le roi d'Angleterre, quand il vit les Français, leur courut sus, les enferma et les prit tous; et il crut bien, à ce qu'on dit, avoir pris le roi de France, à cause d'un chevalier qui étoit armé des armes du roi. Le roi arriva à Gisors en grande fâcherie pour ses chevaliers qu'il avoit perdus et la honte qui lui étoit avenue. Il envoya par tout son pays, convoqua ses troupes et assembla beaucoup de monde. Le comte Baudouin entra au pays du roi par devers la Flandre. On lui rendit Aire et Saint-Omer, puis il alla assiéger Arras, mais il n'y fît rien, car il y avoit beaucoup de chevaliers que le roi y avoit envoyés. Seulement, à un assaut, il jouta contre un des meilleurs chevaliers de France, qui avoit nom Jean de Hangest. Le comte Baudouin vit qu'il ne feroit rien à Arras; il leva donc le siège et courut par le pays du roi, où il fit grand dommage. Un jour il avint que le comte de Namur, frère du comte Baudouin, courut devant Arras. Ceux d'Arras sortirent, le prirent et l'envoyèrent en France. Quand le roi Philippe eut assemblé ses troupes, il alla à la rencontre du roi d'Angleterre. Le roi vint contre lui. Quand ils furent près de combattre, les barons allèrent entre deux et ils firent trêve. J'avois oublié de dire que, depuis que le roi d'Angleterre étoit venu d'outre mer et sorti de prison, le roi de France assiégea Aumale et la prit. C'est alors que fut faite l'alliance du comte 255de Flandre et du roi d'Angleterre pour guerroyer le roi de France.

254Quaut le roi d'Engleterre ot fait trives au roi de France, l'en li fist à savoir, si com l'en dit, que un sien home, sire d'un chastel, avoit trové en terre grant thresor d'or. Le roi d'Engleterre li nianda qu'il li envoiast son thresor qu'il avoit trové en sa terre, et, s'il ne le faisoit, il l'iroit asseoir en son chastel. Le chevalier li manda qu'il n'avoit rien du sien, ne rien ne li manderoit. Le roi d'Engleterre i ala et asega le chastel. Cil chastel siet en la terre de Limoges, et quant le roi fu devant li chastel, si dist au chevalier qu'il li rendist, et, s'il ne li rendoit, seut bien qu'il le prendroit. En dementieres qu'il le menaçoit un arbalestrier du chastel tendi une arbalestre et traist à lui, et le feri parmi le cors. Le roi mist la main au quarrel, si l'arracha fors, et ne demora puis guaires qu'il fu mort. Ainsi fu mort le roi d'Engleterre, si com l'en dist. Devant ce que le roi d'Engleterre fust mort, avoit-il avec lui un sien neveu, fil de sa seror et fil au duc de Soissons, qu'il avoit amené avec lui d'Allemagne quant il issist de prison, et l'avoit fait conte de Poitiers. Il avoit nom Othes. Il oi dire en son vivant que l'empereor Henri estoit mort; il dit à Othes, son neveu, qu'il se traist vers Allemaigne, et qu'il feroit tant vers l'apostole qu'il seroit empereor. Othes ala en Alemaigne. Le roi Richart envoia à l'apostole et as barons d'Alemaigne, et lors promit tant et dona qu'il ot l'otroi de son neveu Othon faire empereor, fors du duc de Soave qui contre lui fu. Frere avoit esté l'empereor Henri qui mort estoi, et disoit bien qu'empereor ni auroit ja à tant com il vivroit, fors son neveu Frederic, qui en Cesile estoit, qui estre le devoit, et à cui il gardoit la terre. Grant piece tint ainsi l'empire contre l'apostole et contre ceux d'Allemaigne, tant qu'il avint 256que un jor un chevalier li coupa la teste en sa chambre meismes. Quant le duc de Souave fu mort, si fist l'en Othon empereor.-"

Quand le roi d'Angleterre eut fait trêve avec le roi de France, on lui fit savoir, à ce qu'on dit, qu'un de ses hommes96, sire d'un château, avoit trouvé en terre un grand trésor d'or. Le roi d'Angleterre lui manda qu'il lui envoyât le trésor qu'il avoit trouvé en sa terre, et que, s'il ne le faisoit, il iroit l'assiéger en son château. Le chevalier lui manda qu'il n'avoit rien du sien et ne lui enverroit rien. Le roi d'Angleterre y alla et assiégea le château. Ce château97 est situé au pays de Limoges, et quand le roi fut devant le château, il dit au chevalier qu'il le lui rendît, et que, s'il ne le lui rendoit, il sût bien qu'il le prendroit. Dans le temps qu'il le menaçoit, un arbalétrier98 du château tendit une arbalète, la lui tira, et le frappa dans le corps. Le roi mit la main sur le trait, l'arracha, et il ne demeura guère ensuite qu'il ne mourût. Ainsi mourut le roi d'Angleterre, à ce qu'on dit99. Devant qu'il mourût, il avoit avec lui un sien neveu, fils de sa sœur et du comte de Soissons, qu'il avoit emmené avec lui d'Allemagne quand il sortit de prison, et qu'il avoit fait comte de Poitiers. Il avoit nom Othon. Richard, ayant ouï dire de son vivant que l'empereur étoit mort, dit à son neveu qu'il passât en Allemagne, et qu'il feroit tant auprès de l'apostole qu'il seroit empereu. Othon alla en Allemagne. Le roi Richard envoya vers l'apostole et les barons d'Allemagne, et leur promit et donna tant qu'ils lui octroyèrent de faire son neveu Othon empereur, hors le duc de Souabe qui 257fut contre lui. Ledit duc étoit frère de l'empereur Henri qui étoit mort, et disoit bien que, tant qu'il vivrait, il n'y auroit d'empereur que son neveu Frédéric qui étoit en Sicile, qui devoit l'être, et à qui il gardoit sa terre. Il tint ainsi long-temps l'empire contre l'apostole et contre ceux d'Allemagne, tant qu'il avint qu'un jour un chevalier lui coupa la tête en sa chambre même. Quand le duc de Souabe fut mort, on fit Othon empereur100.

Ançois que je vous die plus de Othon, comment il fut empereor, ne quel fin il fist, vous dirai-je du comte de Flandre et des barons de France, qui contre le roi orent esté, qu'il firent. Il firent crier un tornoiement sur Somme et entre et il alerent tuit; et quant il furent tuit armé d'une part et d'autre por tornoier, et il durent assembler, il osterent lor hiaumes et corurent as crois, et se croisierent por aler outre mer, dont aucuns distrent qu'il se croisierent por doutance du roi de France qu'il ne les grevast, porce que contre lui avoient esté. A cele assemblée se croisa le cuens Baudoin de Flandre, Henri d'Anjou, son frere, le cuens Tibaut de Champagne, le cuens Lois de Blois, le cuens du Perche, le cuens de Saint Pol, le cuens Simon de Monfort, Johan de Neele, Enguerrant de Bove et si trois frere, le cuens Renaut de Dampierre, et autres barons assés et grant chevalerie. Bien prisoit l'on à mil chevaliers ou à plus ceus qui se croisierent delà les mons.

Avant que je vous dise davantage d'Othon, comment il fut empereur et quelle fin il fit, je vous dirai du comte de Flandre et des barons de France qui étoient contre le roi. Ils firent annoncer un tournois sur et entre la Somme, et ils y allèrent tous. Quand ils furent tous armés de part et d'autre pour le tournois, et qu'ils étoient au moment de combattre, ils ôtèrent leurs casques et coururent à la croix, et se croisèrent pour aller outre mer. Quelques-uns dirent qu'ils se croisèrent de crainte que le roi de France ne les chagrinât, parce qu'ils avoient été contre lui. A cette assemblée se croisèrent le comte Baudouin de Flandre, Henri d'Anjou son frère, le comte Thibaut de Champagne, le comte Louis de Blois, le comte du Perche, le comte de Saint-Pol, le comte Simon de Montfort, Jean de Nesle, Enguerrand de Boves et ses trois frères, le comte Renaud de Dampierre, et autres barons et beaucoup de chevaliers; et l'on estimoit à mille chevaliers et plus ceux qui se croisèrent delà les monts.

Devant ce que li baron se croisassent, avoit un prestre en France qui ot nom Fouque de Nuilli, qui preçoit de la crois, et mult croisoit de chevalier et d'autres gens, et grant 258avoir assembla qu'en li dona por despendre en la terre d'outre mer; mes il ne li porta mie, ains morut. Ançois que la muete fust, tout aucuns distrent qu'il fu mort de duel por l'avoir qu'il avoit recommandé, et l'en li cela. Ne porquant la greignor partie de son avoir estoit à Cistiaus; mes bien puet estre qu'il en commanda en aucun lieu qui celé li fu. Li avoir qui fu commandé à Cistiaus fu portés en la terre d'outre mer; ne onque avoir si grant bien ne fist en la terre d'outre mer com cil fist; car li crolles i avoient esté, et estoient fondus tous les murs de Sur et d'Acre et de Baruth, qu'en refist tous de cel avoir.

Avant que les barons se croisassent il y avoit un prêtre en France, nommé Foulque de Neuilly, qui 259prêchoit de la croix et croisoit beaucoup de chevaliers et d'autres gens, et qui amassa grand avoir qu'on lui donna pour dépenser en la terre d'outre mer; mais il ne l'y porta point, et mourut avant qu'on se mît en marche. Tout le monde dit qu'il étoit mort de chagrin de ce qu'on lui déroba l'avoir qu'on lui avoit confié. Pourtant la plus grande partie de son avoir étoit à Cîteaux; mais il se peut bien qu'il en eût confié en quelque lieu où il lui fut dérobé. L'avoir qui avoit été mis en dépôt à Cîteaux fut porté au pays d'outre mer, et jamais avoir ne fit aussi grand bien au pays d'outre mer qu'y fit celui-ci, car le tremblement de terre y avoit été, et tous les murs de Tyr et de Béryte étoient écroulés. On les refit tous de cet avoir.

Li barons de France qui croisié estoient si parlerent ensemble, et pristrent conseil de faire estoire por eus mener. Conseil lor amena qu'il envolassent en Venice, et feissent venir des Veniciens por marchié faire à eus de cele estoire. Quant li Veniciens orent ce, si en furent mult lies et envoiereut de lor plus sages homes en France por faire marchié as barons. Quant les Veniciens furent en France, si s'assemblerent li barons à Corbie. Là fu li marchiés fait des nés et des galies à estre u servise des croissiés deus ans là où il les voudront mener par mer. Grant avoir i ot et la moitié des conquestes, hors de la terre de promission. Là jurerent li conte et li haut home qui à ce parlement furent les convenances tenir et rendre l'avoir. Et li Veniciens jurerent, sor sains, des nés et des galies et des huissieres avoir apareilliés au terme qu'on i ot mis. Quant li haut home orent louée l'estoire, si parlerent entre eus et distrent qu'il feroient d'un deus seignor à cui il seraient obeissant, et qui justice tendroit sus eus. Là regarderent le comte Tibaut de Champaigne, si en 260firent seignor, et tant s'en partirent. Ne demora guaires après le cuens Tibaut fu mort. Li baron se rassemblerent por prendre conseil de qui il feroient seignor. Conseil lor apporta qu'il feroient seignor du marquis du Montferrat, qui croisic estoit et prodons. Il le manderent querre, si en firent seignor, et atirent lor erre de movoir. Plusors chevaliers ot en France qui ne furent mie à la cort101 de ceste muete, ne ni alerent pas, ains i out tex qui passerent à Marseille, et tex i ot par autre lieu. Johan de Neele entra adonc en mer, et grant partie de Flamens, et s'en alerent par les destrois de Marroc. Tuit li croisiés deçà les mons passerent à un port, et passerent outre mer, et arriverent en Acre, fors cens qui arriverent en Venice. Bien furent trois cents cil chevalier et plus de toutes terres; mult i passa de menuës gens. A ce passage passa le cuens de Forest, mes il ne vesqui guaires, ains fu tantost mort com il arriva en Acre. Le cuens Renaut de Dampierre i fu, qui vint au roi, et li dist qu'il voloit les trives bruisier, et que tant estoit de gent qui bien pooient guerroier les Sarrazins. Li roi respondi qu'il n'estoit mie tex hons qui les trives deust bruissier, ains atendist les haus homes de France qui en Venice estoient alés. Cil cuens fu mult honteus de ce que le roi avoit ainsi parlé à lui et qu'il ne li laissoit les trives bruissier. Si parla laidement au roi. Le roi fu sage, si escouta, et li laissa dire son plaisir, qu'il ne voloit pas as pelerins faire tençon ne meslée. Quant le cuens vit qu'il ne pooit rien faire en la terre, il parla à plusors chevaliers qui passés estoient à ce point. Il pristrent conseil ensemble, et distrent qu'il ne demoreroient mie en la terre, ains iroient en Antioche. Il errerent tant qu'il vindrent hors de la terre des Crestiens, et vindrent à une cité des Sarrazins qui a nom Gibel. Cete cité siet entre Margat et la 262Liche. Quant le sire de la Liche oi dire que si grant gent aloient là, il ala encontre, porce qu'il avoit trives as Crestiens, et les salua. Il lor fist grant honor, et les fist logier hors la cité. Après lor fist venir viande à grant plente à vendre. Il lor demanda où il voloient aler: il distrent qu'il iroient en Antioche. Li sire de la cité lor dist que en Antioche ne porroient-il aler s'il n'avoient la seureté du soudan de Halape, parmi cui terre il lor covenoit passer, et, s'il voloient, il envoiroit au prince, et feroit à savoir qu'il avoit iluec grant cavalerie et grans gens por lui aidier, et qu'il prengne seureté du soudan de passer par sa terre. Il distrent qu'il ne sejorneroit pas tant que le message fust venu, ains passeroient bien, qu'il estoient grant gent. Li Sarrazins dist qu'il ne feroit mie sens s'il s'en aloient ains qu'il l'eust fait à savoir au prince; car, s'il s'en aloient, il n'en eschaperoit ja pié. Il distrent toutesfois qu'il s'en iroient. Li Sarrasin dist: «Porquoy ne me créés vos? vous n'estes pas sages. Ja avez vous grant marchié de viande: en nulle lieu n'aurez-vous tel marchié.» Totes voies s'appareillerent li Crestiens, et distrent qu'il ne demoroient plus. Quant cil vit qu'il ne les porroit tenir par priere, il lor dist: «Seignors, j'ai trives as Crestiens, ne je ne voudrois nul avoir blasme de chose qui vous avenist; parmi ma terre vous conduirai-je sauvement; mes saches de voir sitost com vous istrés de ma terre, vous serés pris, car on vous guaite.» Il ne le voudrent croire, et s'en alerent; et il les conduisit tant com sa terre dura. Quant il furent hors de sa terre, il vindrent prés de la Liche. Grant gens de Sarrazins qui là furent embuschiés les pristrent tous, fors seulement un chevalier qui fu pris, et eschapa la nuit. Cil ot nom Sohiers d'Entreseignes. Ainsi, com vous avez oi, furent cil pris par lor folie, porce qu'il ne vodrent croire conseil.

Les barons de France qui étoient croisés parlèrent ensemble et avisèrent au moyen d'avoir une flotte pour les mener. Il leur fut donné conseil qu'ils envoyassent à Venise et fissent venir des Vénitiens afin de faire avec eux marché pour cette flotte. Quand les Vénitiens ouïrent ceci, ils en furent fort joyeux, et ils envoyèrent en France de leurs plus sages hommes pour faire marché avec les barons. Quand les Vénitiens furent en France, les barons s'assemblèrent à Corbie102. On fit marché que les navires et les galères seroient au service des croisés deux ans durant pour les mener par la mer où ils voudroient. On promit aux Vénitiens beaucoup d'argent et la moitié des conquêtes qui seroient faites, hors la terre de promission. Les comtes et les seigneurs qui étoient à ce parlement jurèrent de tenir les conventions et de payer l'argent. 261Les Vénitiens jurèrent, sur les saints, qu'ils auraient préparé les navires, les galères et les vaisseaux de guerre au terme convenu. Quand les seigneurs eurent loué la flotte, ils parlèrent entre eux et dirent qu'ils feroient de l'un d'eux le seigneur de tous, à qui ils seraient obéissans, et qui maintiendrait sur eux la justice. Ils choisirent le comte Thibaut de Champagne, le firent seigneur, puis se séparèrent. Il ne demeura guère ensuite que le comte Thibaut ne mourût103. Les barons se rassemblèrent pour délibérer qui ils feroient seigneur. Ils délibérèrent de faire seigneur le marquis de Montferrat, qui étoit croisé et prud'homme. Ils l'envoyèrent quérir, en firent leur seigneur, et convinrent des arrangemens du départ. Il y eut en France plusieurs chevaliers qui ne s'accordèrent pas à ce rendez-vous de départ, et n'y allèrent pas, mais il y en eut tels qui passèrent par Marseille, et tels par autre lieu. Jean de Nesle se mit en mer avec beaucoup de Flamands, et ils s'en allèrent par le détroit de Maroc104. Tous les croisés deçà les monts, hors ceux qui vinrent à Venise, partirent à un même port, passèrent outre mer, et arrivèrent à Acre. Ces chevaliers furent bien trois cents et plus de tous pays, et il passa avec eux beaucoup de petites gens. A cette expédition passa le comte de Forest, mais il ne vécut guère et mourut presque aussitôt qu'il fut arrivé à Acre. Y fut aussi le comte Renaud de Dampierre, qui vint au roi, et lui dit qu'il vouloit rompre les trèves, et qu'ils étoient tant de monde qu'ils pouvoient bien guerroyer les Sarrasins. Le roi lui dit qu'il n'étoit pas tel homme qu'il dût rompre les trèves, mais, 263qu'il attendît les seigneurs de France qui étoient allés à Venise. Le comte eut grande honte de ce que le roi lui avoit ainsi parlé et ne lui laissoit pas rompre les trèves. Il parla donc injurieusement au roi. Le roi fut sage, l'écouta, le laissa dire à son plaisir, ne voulant pas élever dispute ni rixe avec les pélerins. Quand le comte vit qu'il ne pouvoit rien faire dans le pays, il parla à plusieurs chevaliers qui étoient passés en ce même temps. Ils prirent conseil ensemble et dirent qu'ils ne demeureraient pas dans le pays, mais iraient à Antioche. Ils cheminèrent tant, qu'ils vinrent hors du pays des Chrétiens, et arrivèrent à une cité qui a nom Gibel. Cette cité est située entre Margat et la Liche. Quand le sire de la Liche ouït dire qu'il y avoit là une si grande troupe, il alla à sa rencontre, parce qu'il avoit trève avec les Chrétiens, et les salua. Il leur fit de grands honneurs et les fit loger hors de la cité, puis il leur fit apporter à vendre des vivres en grande abondance. Il leur demanda où ils vouloient aller: ils dirent qu'ils iraient en Antioche. Le sire de la cité leur dit qu'ils ne pourraient aller en Antioche s'ils n'avoient un sauf-conduit du Soudan d'Alep, par le pays duquel il leur falloit passer, et que, s'ils vouloient, il enverrait au prince et lui ferait savoir qu'il avoit là beaucoup de chevaliers et beaucoup de gens qui venoient à son aide, et qu'il prît un sauf-conduit du soudan pour qu'ils passassent par son pays. Ils dirent qu'ils ne vouloient pas attendre que le messager fût revenu, mais qu'ils passeraient bien, parce qu'ils étoient beaucoup de monde. Le Sarrasin leur dit qu'ils ne feroient pas chose de sens s'ils s'en alloient avant qu'il l'eût fait savoir au prince, car, s'ils s'en alloient, 265il n'en échapperait pas un. Ils dirent toutefois qu'ils s'en iroient. Le Sarrasin leur dit: «Pourquoi ne me croyez-vous pas? vous n'êtes pas sages. Vous trouvez ici un grand marché de vivres: en nul lieu vous n'aurez un tel marché.» Toutefois les Chrétiens s'apprêtèrent, et dirent qu'ils ne vouloient plus demeurer. Quand il vit qu'il ne les pouvoit retenir par prières, il leur dit: «Seigneurs, j'ai trève avec les Chrétiens; je ne voudrais avoir nul blâme de chose qui vous puisse arriver. Je vous conduirai en sauveté par ma terre; mais sachez qu'aussitôt que vous sortirez de ma terre, vous serez pris, car on vous guette.» Ils ne le voulurent croire, et s'en allèrent; et il les conduisit tant que dura sa terre. Quand ils en furent dehors, ils trouvèrent près de la Liche une grande troupe de Sarrasins embusqués qui les prirent tous, hors un chevalier qui fut pris aussi, mais échappa à la nuit. Il avoit nom Sohier d'Entreseigne. Ainsi, comme vous l'avez vu, ils furent pris par leur folie, et parce qu'ils ne voulurent pas écouter de conseil.

264Le soudan d'Egypte, qui fu frere Salahadin, qui la terre ot saisie après la mort son neveu, et qui son autre neveu avoit deserité de la terre de Domas et de Jerusalem, quant il oi dire que li Crestiens avoient apareillié lor estoire por venir en la terre d'Egypte, il fist metre bonne garnison à Domas por son neveu qu'il avoit deserité, et vint en Egypte por prendre conseil comment il porroit sa terre garnir contre les Crestiens, qui en la terre devoient venir. Quant il fu venu il manda les evesques et les prestres de sa loi, et lor dist: «Seignor, li Crestiens ont fait grant estoire por venir en ceste terre, et por prendre la, s'il pooient; il convient que vous, aiés chevaus et armes, et soiés bien garnis por la terre 266defendre, car j'ai guerre au soudan de Halape et à mes neveus, si ne porroie mie ci avoir toutes mes gens, ains me covendra tenir ost çà et là: si covient que vous m'aidiés.» Il distrent que armes ne porteroient-il pas, ne ja ne se combatroient, car lor loi lor deflendoit à combatre, ne contre lor loi n'iroient il ja, ains iroient à mahomeries, et prieroient Dieu que il deffendist la terre: car autre chose ne devoient-il faire. Le soudan lor dist: «Se li Crestiens venoient ci, et il vous toloient la terre, que ferés-vous? — Ce que Dieu plaira ferons. — Puisque vous ne povés combatre, dist le soudan, je querrai qui combatra por vous.» Lors list venir un escrivain devant li, puis apela le plus haut des evesques, et li demanda combien il avoit de terre, et où ele seoit, et qu'il ne l'en mentist pas. Cil li dist verité, et il le mit en escrit. Aprés apela les autres un et un, et fist mettre en escrit. Quant tout ot escrit, si fist as sommer combien lor rentes valoient; si trova que deus tans avoient en la terre de rentes qu'il n'avoit. «Seignors, vous avez plus de terre que je n'ai, et aurés grant damage se vous la perdes. Je saisierai vos terres, et vous donrai vos vies. Du remanant loerai chevaliers et serjans por defendre la terre.» Il distrent: «Sire, ce ne ferés-vous pas, se Dieu plaist, que vous tolliés les aumones que vos antecessors ont données.» Il dit qu'il ne les voloit mie tolir, car ce seroit contre raison s'il les toloit ne apeticoit, ains les voloit garder et garantir à son pooir. Il saisi toutes lor rentes et lor terres, et les assembla à sa soue et à son benefice, à chascun selonc ce qu'il avoit dona sa vie. Aprés envoia message et serjans en Venice, et lor dona grant avoir et grans richesses qu'il manda au duc et as Veniciens, et avec ce lor manda salus et amitiés, et lor manda, s'il pooicnt tant faire en nulle maniere qu'il destornassent les Crestiens 268qu'il n'alassent en la terre d'Egypte, il lor donroit grant avoir et grant franchises u port d'Alixandre. Li message vindrent en Venice, et firent bien ce qu'il i quistrent, et s'en retornerent ariere le plas tost qu'il porent.

Le soudan d'Égypte, frère de Saladin, qui s'étoit emparé du pays après la mort de son neveu, et qui avoit dépossédé son autre neveu du pays de Damas et de Jérusalem, quand il ouït dire que les Chrétiens avoient apprêté leur flotte pour venir au pays d'Égypte, il fit mettre bonne garnison à Damas pour la garder contre son neveu qu'il avoit dépossédé, et vint en Égypte pour aviser comment il pourroit défendre son pays contre les Chrétiens, qui devoient y venir. Quand il fut arrivé, il manda les évêques et prêtres de sa loi et leur dit: «Seigneurs, les Chrétiens ont fait une grande flotte pour venir en ce pays, et 267pour le prendre, s'ils peuvent. IL convient que vous ayez des chevaux et des armes, et que vous vous mettiez bien en état de défendre le pays, car j'ai guerre contre le soudan d'Alep et contre mes neveux, et ne pourrai donc avoir ici tout mon monde; mais il me faudra tenir des armées de côté et d'autre: il convient donc que vous m'aidiez.» Ils dirent qu'ils ne porteroient pas les armes ni ne combattroient, car leur loi leur défendoit de combattre, et qu'ils n'iroient pas contre leur loi, mais qu'ils iraient aux mahomeries et prieraient Dieu qu'il défendit le pays: car ils ne devoient pas faire autre chose. Le soudan leur dit: «Si les Chrétiens venoient ici et vous ôtoient la terre, que feriez vous?» Ils répondirent: «Nous ferions ce qu'il plairoit à Dieu. — Puisque vous ne pouvez combattre, dit le soudan, je chercherai qui combatte pour vous.» Alors il fit venir un écrivain devant lui, puis appela le plus puissant des évêques, et lui demanda combien il avoit de terres, où elles étoient situées, et qu'il ne lui mentît pas. Celui-ci lui dit la vérité, et il le mit par écrit. Après il appela les autres un à un, et fit mettre tout en écrit. Quand il eut tout par écrit, il fit supputer combien valoient leurs rentes, et il trouva qu'ils avoient dans le pays deux fois plus de rentes que lui. «Seigneurs, leur dit-il, vous avez plus de terre que je n'en ai, et souffririez grand dommage si vous la perdiez. Je saisirai vos terres et vous donnerai de quoi vivre. Du demeurant, je louerai des chevaliers et hommes d'armes pour défendre le pays.» Ils lui dirent: «Sire, il ne sera pas, s'il plaît à Dieu, que vous preniez les aumônes que vos prédécesseurs ont données.» 269Il dit qu'il ne les vouloit pas prendre, car ce seroit contre raison qu'il les prît ou amoindrit, mais qu'il les vouloit garder et défendre de tout son pouvoir. Il saisit toutes leurs rentes et leurs terres, les réunit aux siennes et à son profit, et donna de quoi vivre à chacun selon ce qu'il avoit. Après cela il envoya à Venise des messagers et des gens à lui, et leur donna grand avoir et grandes richesses qu'il envoya au duc et aux Vénitiens. En même temps il leur adressa des saluts et des amitiés, et leur manda que, s'ils pouvoient tant faire d'aucune manière qu'ils détournassent les Chrétiens d'aller en Égypte, il leur donneroit grand avoir et de grandes franchises dans le port d'Alexandrie. Les messagers vinrent à Venise, y firent bien ce qu'ils vouloient faire, et s'en retournèrent le plus tôt qu'ils purent.

En dementieres que le soudan estoit en Egypte, le soudan de Halape et le fil Salahadin, qui deserité estoient, assistrent Domas à grant gent et à grant effors. Quant cil de Domas se virent assis, si manderent au soudan, lor seignor, qu'il les secorust. Quant le soudan oit ces novelles, il fu mult corociés, et s'en ala secorre Domas à tant de gent com il pout avoir. Il vint au plustost qu'il pout en Jerusalem; là assembla ses os et tote sa gent à Naples, qui est à une jornée d'Acre et à cinq jornées de Domas. Là fist tant par son engin qu'il leva le siege de Domas, ne onques de plus prés ne les secorut.

Pendant que le Soudan étoit en Egypte, le soudan d'Alep et le fils de Saladin, qui étoient dépossédés, assiégèrent Damas avec beaucoup de monde et de grands efforts. Quand ceux de Damas se virent assiégés, ils mandèrent au soudan leur seigneur qu'il les secourût. Quand le soudan ouït cette nouvelle, il en eut grande fâcherie et s'en alla secourir Damas avec autant de gens qu'il en put avoir. Il vint le plus tôt qu'il put à Jérusalem. Là il assembla son armée et tout son monde à Naplouse, qui est à une journée d'Acre et cinq journées de Damas. Là il fit tant par son sens et son habileté, qu'il fit lever le siège de Damas, et jamais ne s'approcha davantage pour les secourir.

Li pelerin qui devoient entrer es nes en Venice: il a iluec une isle prés de Venise qui a nom Saint Nicolas; à la mesure 270que li pelerins venoient, les faisoit l'on passer en cele isle et herbergier. Là assena l'on chascun haut home à sa nef, et combien chascun paieroit. L'en receut le paiement ce que chascun en devoit. Quant il orent ce fait, si ne fu mie l'estoire la moitié paiée de ce que lor ot en convenant; mult s'en retourna de la menue gens en lor païs, et mult s'en espandi par la terre por querre lor vivre. Quant li Venicien furent paiés des pelerins ce qui lor fu assené, se distrent à mariniers nos gens qu'il les passassent. Li Venicien distrent qu'il n'entreroient en mer tant qu'il auraient toutes lor convenances eues, car il lor avoient bien tenue la lor. Li haut homes voudrent doner bon pleges et creanter à rendre. Il distrent qu'il ne feraient rien, nil n'entreroient en mer jusques tant qu'il fussent paiés. Là les cuidrent tant à malaise en cele isle qu'il passerent l'esté et vindrent vers l'ivert; si ne porent passer por le froit. Là furent li haut home mult dolent et corocié de lor avoir qu'il avoient guasté et perdu, et de ce qu'il ne pooient riens exploitier de ce qu'il devoient faire. Quant li Venitiens les virent si à malaise et corociés, mult en furent lies. Le duc vint as haus homes de l'ost, et lor dist qu'il avoit iluec prés une cité qui mult li avoit fait d'ennui et greve, et s'il se voloient accorder à ce qu'il alassent avec eus, et aider à prendre la cité, il lor quitterait l'avoir qu'il devoit avoir de l'estoire, et les menroit où il les devoient mener. Li haut homes distrent qu'il en auraient conseil des pelerins de l'ost. Il en parlerent et distrent qu'il lor convenoit tel chose faire qu'il ne deussent pas, ou il retorneroient honteusement arriere. Il s'accorderent qu'il feraient la volenté as Venitiens et iraient là où il voudraient. Quant li Venitiens oirent ce, si en furent mult lie. Il firent chargier viandes et les recueillirent es nes et es vessiaus, et alerent vers la cité, et pristrent terre et assiegerent la cité. Cele cité 272a nom Gadres en Esclavonie, et estoit au roi de Honguerie. Quant le roi de Honguerie sont que li pelerins qui outre-mer aloient avoient sa cité assise et guasté sa terre, il fa mult dolent; il manda as barons de l'ost et as pelerins qu'il ne faisoient mie bien qui sa terre li gastoient, qu'il estoit croisié ausi com il estoient, et que, por Dieu, se levassent du siege, et s'il voloient du sien, il lor en donroit à grant plente et iroit avec eus outre-mer. Il li remandirent qu'il ne s'en porroient partir; car il avoient juré l'aide as Venitiens, si lor aideroient. Lors manda le roi de Honguerie à l'apostole en priant, por Dieu, des pelerins qui outre-mer aloient qui li gastoient sa terre, qu'il i meist conseil.

Il y a près de Venise une île qui a nom Saint-Nicolas. A mesure que venoient les pèlerins qui devoient en-271trer dans les navires à Venise, on les faisoit passer et héberger en cette île. Là on assigna à chaque seigneur son navire, et combien chacun paieroit. On reçut le paiement de ce que devoit chacun. Quand ils l'eurent fait, la flotte ne fut pas payée la moitié de ce qu'on étoit convenu. Beaucoup des petites gens s'en retournèrent dans leur pays, et beaucoup se répandirent dans le pays où ils étoient pour chercher leur vie. Quand les pélerins eurent payé aux Vénitiens ce qui étoit assigné pour chacun d'eux, nos gens dirent aux mariniers qu'ils les passassent. Les Vénitiens dirent qu'ils ne se mettroient pas en mer jusqu'à ce qu'on eût tenu toutes les conventions qu'on avoit faites, car ils avoient bien tenu les leurs. Les seigneurs voulurent donner de bonnes promesses et s'engager à rendre. Ils dirent qu'ils ne feroient rien, et ne se mettroient pas en mer qu'ils ne fussent payés, et les tinrent en cette île en tel malaise qu'ils y passèrent l'été et vinrent à l'hiver, qu'ils n'y purent passer à cause du froid. Alors furent les seigneurs très-dolens et fâchés de leur avoir qu'ils avoient dissipé et perdu, et de ce qu'ils ne pouvoient rien accomplir de ce qu'ils devoient faire. Quand les Vénitiens les virent en tels malaise et fâcherie, ils en furent très joyeux; et le duc vint aux seigneurs de l'armée, et leur dit qu'il y avoit près de là une cité qui lui avoit fait beaucoup de peines et de dommages, que s'ils vouloient consentir à y aller avec lui et l'aider à prendre la cité, il les tiendroit quittes du paiement qui restoit à faire pour la flotte, et les meneroit là où il les devoit mener. Les seigneurs dirent qu'ils en aviseroient avec les pélerins de l'armée. Ils en parlèrent et dirent qu'il 273leur falloit faire telle chose qui n'étoit pas de leur devoir ou retourner honteusement en arrière. Ils convinrent qu'ils feroient la volonté des Vénitiens, et iroient là où ils voudraient. Quand les Vénitiens ouïrent ceci ils en furent fort joyeux; ils firent embarquer des vivres, recueillirent les pèlerins dans les navires et vaisseaux, et allèrent vers la cité, prirent terre et l'assiégèrent. Cette cité a nom Zara, en Esclavonie, et étoit au roi de Hongrie. Quand le roi de Hongrie sut que les pèlerins qui alloient outre mer avoient assiégé sa cité et ravagé sa terre, il en fut fort dolent, et manda aux barons et aux pèlerins qu'ils ne faisoient pas bien de ravager son pays; qu'il étoit croisé tout comme eux, et que, s'ils vouloient du sien, il leur en donneroit en grande abondance et iroit avec eux outre mer. Ils lui répondirent qu'ils ne s'en pouvoient partir, car ils avoient promis d'aider les Vénitiens, et qu'ils les aideroient. Alors le roi de Hongrie envoya à l'apostole pour lui apprendre que les pèlerins qui alloient outre mer lui ravageoient son pays, le priant que, pour Dieu, il y avisât.

Quant l'apostole oi ces noveles, si n'en fu mie lies. Il i envoia un cardinal por amonester les pelerins qu'il alassent fors de la terre le roi, et s'il n'en issoient, il les escommenieroit. Le cardinal i ala et les amonesta. N'en vodrent rien faire, ains pristrent la cité. Le cardinal les escommenia de par l'apostole. Quant escommeniés furent, il s'assemblerent et parlerent ensemble. Il envoierent à l'apostole et li crierent merci, et firent à savoir porquoi il i estoient alés, et, por Dieu, eust d'eus merci. Ce message fist Robert de Bove. Le cardinal s'en retorna quant il les ot escommeniés. Robert de Bove, quant il ot fait son message de par les pelerins, ne re-274torna mie à eus, ains s'en ala en Puille por passer en la terre d'outre-mer. Il passa et arriva en Acre. Enguerran ne vout mie demorer en escommenation, ains s'en ala au roi d'Honguerie, et fu avec lui grant piece. Le cuens Simon de Monfort et Gui son frere s'en alerent ausi à un port, et passerent, quant tans fu, avec deus abbés de Citiaus, l'abé de Vaus et l'abé de Sarquanciau. Estienne du Perche, Renaut de Monmirail, et autres chevaliers assés passerent outre-mer. Li autres ivernerent à Guadres quant il l'orent prise, et demorerent tot l'iver.

Quand l'apostole ouït ces nouvelles il n'en fut pas content; il envoya un cardinal pour les admonester de sortir hors du pays du roi, et, s'ils n'en sortoient pas, les excommunier. Le cardinal y alla et les admonesta. Ils ne voulurent rien faire de ce qu'il leur disoit, mais ils prirent la cité. Le cardinal les excommunia de par l'apostole. Quand ils furent excommuniés ils s'assemblèrent et parlèrent ensemble; ils envoyèrent à l'apostole et lui crièrent merci, et lui firent savoir pourquoi ils y étaient allés, et que, pour Dieu, il eût merci d'eux. Ce message fut fait par Robert de 275Boves. Le cardinal s'en retourna quand il les eut excommuniés. Robert de Boves, quand il eut fait son message de la part des pèlerins, ne retourna pas vers eux, mais s'en alla en Pouille pour passer en la terre d'outre mer. Il passa et arriva à Acre. Enguerrand ne voulut pas rester en excommunication, et s'en alla au roi de Hongrie, et fut long-temps avec lui. Le comte Simon de Montfort et Gui, son frère, s'en allèrent aussi en un port, et, quand le temps le permit, passèrent outre mer avec deux abbés de Cîteaux, l'abbé de Vaux et l'abbé de Cerquanceau105. Étienne du Perche, René de Montmirail et beaucoup d'autres chevaliers passèrent outre mer. Les autres hivernèrent à Gadres quand ils l'eurent prise, et y demeurèrent tout l'hiver.

Johan de Neele et li Flamenc entrerent adonc en mer. Il alerent par les destrois de Marroc, et pristrent une cité de Sarrazins, où il firent grant guaaing. Quant il orent pris cele cité, il n'i vodrent pas demorer, ains la donnerent as frere de l'Espée qui la garnirent et la tiennent encore, puis alerent à Marselle iverner. Il avoit avec ces Flamens un chevalier qui parent estoit le comte Baudoin; cil s'acointa d'une fame qui à Marselle estoit, qui fille fu au roi de Chipre. Il la remanda en son pais. Si com ele s'en aloit, le cuens de Saint Giles la prist, si l'espousa. Quant il l'out tant tenue com il vout, il la mist hors de sa terre, ele s'en vint à Marselle, et le cuens espousa la seror au roi d'Arragon. Là la trouva le chevalier que je vous di, et fist tant vers li qu'il l'espousa, et cuida bien, à l'aide du conte de Flandres qui son parent estoit et des Flamens, qu'il r'eust l'isle de Chipre, qui fu son pere. Quant tans fu de passer, Johan de Neele et li autres pelerins qui iverné avoient à Marselle, et es autres païs, passerent et arriverent en la terre d'outre-mer. Quant 276il furent arrivé, li chevalier qui la fille au roi de Chipre avoit à fame, prist de ses amis et des Flamens, et alerent devant le roi Hemeri. Le chevalier li requist qu'il li rendist l'isle de Chipre, car il avoit à fame la fille de l'empereor qui ele fu et soue devoit estre. Quant le roi 'Hemeri oi cele novelle, si le tint por musart, et li commanda qu'il li voidast sa terre, sor le cors essiller, et, s'il ne faisoit, il l'essilleroit. Li chevalier n'ot pas conseil de demorer, ains voida la terre au roi de Chipre. Au passage où li Flamens passerent, passa grant gent, et arriverent en la terre d'outre-mer, mes ni furent euvré, car il avoit trives. L'une partie s'en ala à Triple, l'autre en Antioche au prince qui guerreoit le roi d'Ermenie. Johan de Neele s'en ala sejorner en Ermenie, et fu avec le roi à un siege devant Antioche, et furent veuës ses bannieres, si com l'en dist. Cil qui en Ermenie et en Antioche alerent n'alerent mie si folement com cil qui avant i alerent qui prist furent, ains orent sauf conduit à aler.

Jean de Nesle et les Flamands entrèrent donc en mer. Ils allèrent par le détroit de Maroc, et prirent une cité de Sarrazins, où ils firent grand butin. Quand ils eurent pris cette cité, ils n'y voulurent pas demeurer, mais la donnèrent aux frères de l'Épée106, qui y mirent garnison et la tiennent encore; puis ils allèrent hiverner à Marseille. Il y avoit avec les Flamands un chevalier qui étoit parent du comte Baudouin. Il fit connoissance d'une femme qui étoit à Marseille, qui étoit fille du roi de Chypre107. Son père l'avoit renvoyée en son pays. Comme elle s'en alloit, le comte de SaintGilles la prit et l'épousa. Quand il l'eut gardée tant 277qu'il voulut, il la mit hors de son pays et épousa la sœur du roi d'Aragon, et l'autre s'en revint à Marseille. Le chevalier que je vous dis l'y trouva, et fit tant près d'elle qu'il l'épousa, et espéra bien, à l'aide du comte de Flandre qui étoit son parent, avoir l'île de Chypre qui avoit été au père de sa femme. Quand il fut temps de passer, Jean de Nesle et les autres pèlerins qui avoient hiverné à Marseille et autres pays, passèrent et arrivèrent en la terre d'outre mer. Quand ils furent arrivés, le chevalier qui avoit pour femme la fille du roi de Chypre prit de ses amis les Flamands, et ils allèrent devant le roi Amauri. Le chevalier le requit qu'il lui rendît l'île de Chypre, car il avoit pour femme la fille de l'empereur à qui elle avoit été, et elle devoit être sienne. Quand le roi Amauri ouït cette nouvelle, il le tint pour musard, et lui commanda de vider le pays, sous peine d'être mis en prison, et que, s'il ne le faisoit, il le mettroit en prison. Le chevalier ne crut pas sage de demeurer, mais vida le pays du roi de Chypre. A l'expédition où passèrent les Flamands il passa beaucoup de monde, et ils arrivèrent en la terre d'outre mer, mais n'y furent point employés, car il y avoit trêve. Une partie s'en alla à Tripoli, l'autre en Antioche au prince qui guerroyoit le roi d'Arménie. Jean de Nesle s'en alla séjourner en Arménie, et fut avec le roi à un siège devant Antioche, et on y vit ses bannières, à ce qu'on dit. Ceux qui allèrent en Arménie et en Antioche n'allèrent pas si follement que ceux qui avoient été avant eux et avoient été pris, mais ils eurent un sauf-conduit pour passer.

Un amiraut avoit en la terre d'Egypte qui chastiaus avoit en 278sa terre de Sajete. Il fist armer galies et les mist en mer, si les envoia gaaignier dedens les trives. Les galies vindrent devant l'isle de Chipre et pristrent deus batiaus, et n'avoit dedens que cinq homes: plus ne firent de damage as Crestiens. L'en fist à savoir au roi Hemeri que les galies des Sarrazins avoient pris ses homes devant Chipre. Quant il le sout, il manda au soudan qu'il li fist rendre ses homes qui avoient esté pris en trives. Le soudan manda à l'amiral qu'il les rendist. L'amiral dist qu'il n'en rendrait nul. Le roi dist qu'il lamenderoit quant il porroit. Cil amiral qui les homes le roi avoit pris fist un jor chargier vingt vessiaus de forment et d'orge et de marchandises por garnir le chastel qu'il avoit en la terre de Sajete, et por paier les garnisons; car il se doutoit que li pelerins ne sejornassent à Gadres quant il seraient arrivés à Acre, et qu'il ne l'asseissent. Quant li vaissel furent chargiés et il orent tans, si murent. Quant il vindrent prés d'Acre, et cil d'Acre virent qu'il passoient outre et ne tornoient au port, cil d'Acre sorent bien que c'estoit nes des Sarrazins; il corurent as nes et as galies et corurent encontre, si les pristrent et les amenerent en Acre. Dedens ces nes avoit bien deus cens chevaliers sarrazins, et plus. Tout ce gaaing de blé et de vessiaux fu au roi, et bien prisa l'en qu'il i avoit, que forment que orge, au mui de la terre, quinze mil muis. Bien valu le gaaing qui a cele emprainte fu fait soixante mille besans.

Il y avoit en la terre d'Égypte un amiral qui avoit 279un château en la terre de Sidon; il fit armer des galères, les mit en mer, et les envoya butiner durant les trèves. Les galères vinrent devant l'ile de Chypre et prirent deux bateaux où il n'y avoit dedans que cinq hommes: elles ne firent d'autre dommage aux Chrétiens. On fit savoir au roi Amauri que les galères des Sarrasins avoient pris ses hommes devant Chypre. Quand il le sut il manda au soudan qu'il lui fit rendre ses hommes qui avoient été pris pendant la trève. Le Soudan manda à l'amiral qu'il les rendît. L'amiral dit qu'il n'en rendroit aucun. Le roi dit qu'il le lui feroit payer quand il pourrait. Cet amiral qui avoit pris les hommes du roi fit un jour charger vingt vaisseaux de froment, d'orge et de marchandises pour garnir le château qu'il avoit en la terre de Sidon, et pour payer ses garnisons, car il craignoit que les pélerins ne demeurassent pas à Zara, et que, quand ils iraient à Acre, ils ne l'assiégeassent. Quand les vaisseaux furent chargés et eurent bon temps, ils se mirent en route. Quand ils vinrent près d'Acre, et que ceux d'Acre virent qu'ils ne s'arrêtoient pas au port et passoient outre, ils surent bien que c'étoit des navires sarrasins. Ils se jetèrent sur leurs navires et galères, coururent sus aux Sarrasins, les prirent et les menèrent à Acre. Il y avoit bien dans ces navires deux cents chevaliers sarrasins, et plus. Tout ce butin de blé et de vaisseaux fut pour le roi, et l'on estima bien qu'il y avoit, tant orge que froment, mille muids, mesure du pays, et le butin fait dans cette expédition fut bien évalué soixante mille besans.

Quant e roi ot fait l'avoir dechargier et metre à sauveté et les Sarrazins emprisonner, il fist les portes d'Acre bien 280fermer et bien garder, que nus n'en peust issir ne entrer, parce qu'il ne voloit mie que on fist as Sarrazins asavoir ce qu'il voloit faire. Lors manda as chevaliers d'Acre et à ceux qui avoient armes et chevaus, qu'il lor donassent provendes, et tantost, com il orroit les nacaires sonner, qu'il s'armassent et montassent et alassent aprés lui. Cil qui en Acre estoient le firent volentiers, car mult desiroient à aler sor Sarrazins. La nuit, quant le roi ot fait soner les nacaires, et li chevalier ot mengié, il les fist armer, et murent, et mult de gens à pié i ot, et errerent tote nuit. Li Templiers et li Hospitaliers, li uns fist l'avant-garde, et l'autre l'ariere garde; au point du jor furent entrés en terre de Sarrazins, et s'espandirent par le païs, proie cueillirent, mult pristrent fames et enfans, et grant gaains i firent. Il revindrent à Acre. L'en fist asavoir au Soudan qui à Domas estoit que le roi Hemeri estoit entré en sa terre, et avoit pris ses homes et grant damage fait. Quant le soudan l'oi, si fu mult lies, et dist que Bellen estoit108, assés pooit prendre et gaster, que par lui ne par son conseil n'en seroit destorbes, bien gardast chascun ce que garder avoit; car ore avoit bien le roi Hemeri sa perte des cinq homes que li amiral avoit pris.

Quand le roi eut fait décharger et mettre en sûreté ce qu'il y avoit sur les navires et emprisonné les Sar-281rasins, il fit bien fermer et garder les portes d'Acre afin que nul ne pût sortir ni entrer, parce qu'il ne vouloit pas qu'on fit savoir aux Sarrasins ce qu'il avoit dessein de faire. Alors il manda aux chevaliers d'Acre et à ceux qui avoient des armes et des chevaux qu'ils leur donnassent à manger, et qu'aussitôt qu'ils entendraient sonner les nacaires109, qu'ils s'armassent, montassent à cheval, et vinssent à sa suite. Ceux qui étoient en Acre le firent volontiers, car ils desiraient beaucoup aller sur les Sarrasins. Le soir, quand le roi eut fait sonner les nacaires et que les chevaliers eurent mangé, il les fit armer, et ils se mirent en route. Il y eut aussi beaucoup de gens de pied, et ils marchèrent toute la nuit. Les Templiers et les Hospitaliers firent, les uns l'avant-garde, les autres l'arrière-garde. Au point du jour ils entrèrent sur les terres des Sarrasins, se répandirent par le pays, firent butin, prirent beaucoup de femmes et enfans, et y eurent grand profit. Ils revinrent à Acre. On fit savoir au soudan de Damas que les Chrétiens étoient entrés dans son pays, avoient pris sa terre et occasionné grand dommage. Quand le sultan l'ouït, il en fut fort joyeux, et dit qu'ils en étoient bien les maîtres, qu'ils pouvoient prendre et ravager tant qu'ils voudraient, qu'ils n'en seraient empêchés par lui ni par son conseil, et que chacun gardât bien ce qu'il avoit à garder: le roi Amauri avoit bien réparé la perte des cinq hommes que l'amiral lui avoit pris.

Quant Johan de Neele, qui en Ermenie estoit, et li autre chevalier oirent dire que les trives estoient routes, si alerent à Acre où la guerre estoit sor les Sarrazins. Le roi par 282maintes fois s'en entroit en lor terre, et en amenoit proie, et grant gaahig faisoit sor eus. Une fois ala deça le flun, si ne trouva rien, si passa outre bien profont, proies acuillierent, et grant gaaing firent. Si passerent ariere le flun et s'en retornerent et herbergierent iluec, dont l'en ot le jor grant paor en Acre d'eus, car quant il orent la proie acueillie, et il s'en retornoient, ains qu'il eussent le flun passé, pristrent un coulon, si li lierent un fil rouge au col, et l'envoierent en Acre. Quant le coulon fu venu,et il fu pris, si ni trova l'en nulles lettres, fors le fil rouge, dont il orent grant paor; car il esperoit que ce fust signe de bataille et de sanc espandu. Quant le roi fu passé par deça le flun, il fist unes lettres, si les lia à un autre coulon au col, et les envoia en Acre, et lor fist à savoir qu'il estoit sain et haitie, et comment il avoit le flun passé, et tout ce qu'il avoit fait. Lendemain retorna le roi sauvement à tout son gaaing.

Quand Jean de Nesle et les chevaliers ouïrent dire que les trèves étoient rompues, ils allèrent à Acre où étoit la guerre contre les Sarrasins. Le roi souvent 283entrait en leur terre, en rapportait des dépouilles et faisoit grand butin sur eux. Une fois il alla en deçà du fleuve, ne trouva rien, et passa outre bien avant. Là ils trouvèrent à prendre et firent grand butin. Ils repassèrent le fleuve, revinrent au même lieu et s'y hébergèrent. Ce jour-là on eut à Acre grand'peur pour eux, car quand ils eurent fait butin, et en s'en retournant, avant d'avoir repassé le fleuve, ils prirent un pigeon, lui lièrent un fil rouge au cou, et l'envoyèrent à Acre. Quand le pigeon fut arrivé, comme on ne lui trouva aucune lettre, mais seulement un fil rouge, on eut grand'peur, car on croyoit que c'était signe de bataille et de sang répandu. Quand le roi eut repassé par deçà le fleuve, il fit une lettre qu'il attacha au cou d'un pigeon, puis l'envoya à Acre, leur fit savoir qu'il était sain et sauf, qu'il avoit passé la rivière, et tout ce qu'il avoit fait. Le lendemain le roi retourna sain et sauf avec son butin.

Un des fils au soudan qui avoit nom Coredins, qui mult haioit les Crestiens, sot que le roi Hemeri gastoit la terre son pere et prenoit proie et gens, et que son pere ni mettoit nus conseil; si fu mult dolent. Il assembla grant gent, et s'en ala herbergier à huit milles d'Acre à la fontaine de Saforie, et faisoit corre une fois ou deus chascun jor devers Acre. Quant le roi vit que les Sarrazins estaient si près herbergié d'Acre, il fist ses tentes tendre de fors Acre por movoir et si chevalier o lui; et souvent avenoit que l'en mengoit en l'ost, que les correor sarrazins venoient si prés des herberges que bien i pooient l'en traire. Un jor avint que Coredins vint à toutes ses gens à une lieuë d'Acre à un casal du Temple qui a nom Doc. Quant le roi sot que Coredin estoit venu o toutes ses gens si prés de lui, il s'arma, il et ses gens qui armes 284pooient porter à pié et à cheval. Il alerent contre les Sarrazins, et ordonnerent lor batailles. Il furent si prés des Sarrazins que les uns traioient as autres. Là ot le roi mult de requestes de poindre. Le roi lor pria qu'il soffrissent tant que lieu en fust; car il envoia ses correor por descouvrir le païs, que il se doutoit que li Sarrazins n'eussent fait embuschement por recorre vers la cité. Là furent de none jusques au vespres que les uns ne forfirent as autres, fors deus chevaliers qui issirent fors de lor bataille, et poinstrent vers deus Sarrazins et les abatirent; mes les gens à pié les occiserent. L'un de ces chevaliers fu d'Orliens et avoitnom Guillaume Prunel, l'autre Guillaume et fu né de Calabre. Quant les descouvreor furent venus, il distrent au roi qu'il n'avoient rien vu, ne point d'embuschement ni avoit. Il manda as chevaliers, qui prié li avoient de poindre, qu'il poinsissent. Lors ni ot si hardie bataille qui poinsist, tant les ens eust le roi prier, ains furent tuit coi jusque à la nuit que li Sarrazins s'en retornerent. Cil revindrent en Acre sans plus faire. Bien prisa l'en à mille chevaliers ceus qui là furent. Lendemain en acocha de malades et le tiers jor plus, tant en i ot de malades et de mors que onques puis le roi, por pooir qu'il eust, ne pout assembler cinq cens chevaliers. Le roi fist armer galies et veissiaus, et les envoia en la terre de Damiete, à grant gent. Là firent grant gaaing, et s'en retornerent sauvement. Grant gaaing fist le roi Hemeri par mer et par terre sor Sarrazins por achaison de cinq homes que li Sarrazins avoient pris en trives. Quant vint au passage de septembre, le plus des chevaliers loerent lor nes, et revindrent ariere, et Johan de Neele et Robert de Bove, le cuens Simon de Monfort, et Gui son frere, demorerent en la terre. Cil Gui espousa la dame de Sajete. Quant le roi vit que chevaliers s'en retornoient, et la terre demoroit voide, il fist trives as Sarrazins.

Un des fils du soudan, qui avoit nom Coradin110, et qui haïssoit beaucoup les Chrétiens, sut que le roi Amauri ravageoit le pays de son père, prenoit choses et gens, et que son père n'y faisoit rien. Il fut fort dolent. Il assembla beaucoup de monde, s'en alla héberger à huit milles d'Acre, à la fontaine de Séphorim, et faisoit courir une fois ou deux chaque jour vers Acre. Quand le roi vit que les Sarrasins étaient hébergés si près d'Acre, il fit tendre ses tentes hors d'Acre pour marcher, et ses chevaliers avec lui; et souvent il arrivoit, tandis que l'on mangeoit dans le camp, que les coureurs des Sarrasins venoient si près des logemens qu'on pouvoit bien tirer sur eux. Un 285jour avint que Coradin vint avec tous ses gens à une lieue d'Acre, à une maison des Templiers qui a nom Doc. Quand le roi sut que Coradin étoit venu avec tous ses gens si près de lui, il s'arma, et aussi tous ceux de ses gens de pied et de cheval qui pouvoient porter les armes. Ils allèrent contre les Sarrasins et rangèrent leurs bataillons. Ils étoient si près des Sarrasins qu'ils tiroient les uns sur les autres. Alors furent faites au roi beaucoup de requêtes d'attaquer. Le roi les pria d'attendre jusqu'à ce qu'il en fût temps; car il envoya ses coureurs pour reconnoître le pays, craignant que les Sarrasins n'eussent fait quelque embuscade pour courir vers la cité. Là ils furent depuis la neuvième heure jusqu'au soir sans que les uns fissent aucun mal aux autres, sauf deux chevaliers qui sortirent hors de leur troupe, piquèrent vers deux Sarrasins et les abattirent, mais furent tués par les gens de pied. L'un de ces chevaliers étoit d'Orléans et avoit nom Guillaume Prunel, l'autre s'appeloit Guillaume et étoit né de Calabre. Quand les éclaireurs furent venus ils dirent au roi qu'ils n'avoient rien vu et qu'il n'y avoit point d'embuscade. Il manda aux chevaliers qui l'avoient prié d'attaquer, qu'ils attaquassent. Alors il n'y eut pas de bataillon assez hardi pour attaquer, quelque prière que leur en fit le roi, mais ils demeurèrent cois jusqu'à la nuit que les Sarrasins s'en retournèrent, puis revinrent à Acre sans rien faire de plus. On estima bien à mille chevaliers tous ceux qui étoient là. Le lendemain il en tomba malades plusieurs, et davantage le troisième jour. Et tant y en eut-il de malades et de morts, que depuis le roi ne put, avec tout son pouvoir, rassembler jamais cinq 287cents chevaliers. Le roi fit armer des galères et des vaisseaux, et les envoya en la terre de Damiette avec beaucoup de monde. Là ils firent grand butin et s'en retournèrent en sauveté. Le roi Amauri fit grand butin par terre et par mer sur les Sarrasins, pour cinq bommes que les Sarrasins lui avoient pris en trêve. Quand vint en septembre le temps de passer la mer, la plupart des chevaliers louèrent des navires et s'en retournèrent. Jean de Nesle et Robert de Boves, le comte de Montfort et Gui, son frère, demeurèrent au pays. Ce Gui épousa la dame de Sidon. Quand le roi vit que les chevaliers s'en retournoient et que la terre demeuroit vide, il fit trêve avec les Sarrasins.

286Or vous lairons à parler de la terre d'outre-mer jusques à tant que point en sera. Si vous dirons des contes et des pelerins qui estoient à Gadres, et du fils l'empereor Quirsac, que l'empereor ot envoié en Honguerie à garantise à son frere le roi, que cil qui ot fait son pere les eus crever ne le tuast. Li enfes fust grant vaslet, si li conseilla l'en qu'il s'en alast à Gadres, et qu'il fist tant vers les pelerins et vers les Veniciens qui là estoient, et par promettre et par doner, qu'il alassent avec lui en Constantinople, et qui li aidassent à ravoir sa terre, dont il estoit deserité, et il lor donroit quant qu'il deviseroient. Li Veniciens distrent qu'il s'en conseilleroient. Il parlerent ensemble, et conseil lor dona qu'il li aideraient, s'il faisoit lor gré; dont vindrent à li, et li distrent qu'il estoient conseillés, et s'il voloit faire lor gré, il li aideraient. Il lor dist qu'il deissent qu'il feraient. Il atirerent que li cuens de Flandres aroit cent mil mars, et li marchis cent mil mars. Cil avoirs lor fu creantés111 por eus, por lui et por 288les chevaliers de sa terre, et le duc de Venise cent mille mars, et le cuens de Saint Paul cinquante mille mars; et si jura qu'il rendroit à chascun pelerin povre et riche ce qu'il avoit paié de l'estoire deus ans avec ce qu'il l'avoient à tenir, et si lors querroit112 cinq cens chevaliers deus ans, et viande à tote l'estoire deus ans; et ainsi le jura li enfes de tenir s'il pooient tant faire qu'il fust en Constantinople, et qu'il r'eust la terre; et il li graanterent qu'il ne li faudroient et qu'il li aideraient tuit à l'aide de Dieu, tant qu'il serait emperere, et qu'il r'auroit la terre de Constantinople. Quant ce fu creanté d'une part et d'autre, li vaslet s'en ala en Honguerie por prendre conseil à son oncle, et por li atirer por aler avec les pelerins. Li Veniciens firent les nes et galies atirer et chargier les viandes et recueillir les pelerins, et quant tans fu, si murent de Gadres, et alerent en l'isle de Corfout. Cele isle est entre Duras et Puille. Là attendirent le vaslet tant qu'il vint, et quant il fu venu, si murent d'iluec, et s'en alerent en Constantinople. Lors orent bien oi li Veniciens la priere que le soudan lor fist, qu'il destournassent les pelerins qu'il n'alassent en Alixandre, dont je vous parlois devant.

Nous laisserons maintenant de parler d'outre mer jusqu'à ce qu'il en soit temps, et vous dirons des comtes et pèlerins qui étaient à Zara, et du fils de l'empereur Isaac, que l'impératrice avoit envoyé en Hongrie à son frère le roi pour le garder, de peur que celui qui avoit fait crever les yeux à son père ne le tuât. Quand l'enfant fut devenu grand jeune homme, on lui conseilla de s'en aller à Zara, et de faire tant auprès des pèlerins et auprès des Vénitiens qui y étaient, par promesse et par présens, qu'ils allassent avec lui en Constantinople, et qu'ils lui aidassent à avoir son pays dont il était dépossédé, et qu'il leur donnerait ce qu'ils demanderaient113. Les Vénitiens dirent qu'ils en aviseraient. Ils parlèrent ensemble et décidèrent qu'ils l'aideraient s'il faisoit à leur gré. Ils vinrent donc à 289lui, et lui dirent que, s'il vouloit faire à leur gré, ils l'aideroient. Il leur dit qu'ils parlassent, et qu'il le ferait. Ils arrangèrent que le comte de Flandre auroit cent mille marcs, et le marquis cent mille marcs. Cet argent leur fut promis. Le duc de Venise eut pour les Vénitiens cent mille marcs, et le comte de Saint-Pol, pour lui et les chevaliers de son pays, cinquante mille marcs; et le prince jura qu'il rendroit à chaque pélerin, pauvre ou riche, ce qu'il avoit payé pour la flotte pour deux ans, en comptant ce qu'il devoit la garder encore; qu'il les accompagneroit avec cinq cents chevaliers pendant deux ans, et fournirait pendant deux ans des vivres à toute la flotte. Ainsi le jeune homme jura de tenir toutes ces conditions s'ils pouvoient tant faire qu'il rentrât en Constantinople et reprît le pays, et ils lui garantirent qu'ils ne lui manqueraient pas, et le secourraient tous, avec l'aide de Dieu, tant qu'il seroit empereur et rauroit le pays de Constantinople. Quand ce fut promis de part et d'autre, le jeune homme s'en alla en Hongrie pour prendre conseil avec son oncle, et pour s'apprêter à aller avec les pélerins. Les Vénitiens firent préparer les navires et les galères, les firent charger de vivres, y recueillirent les pélerins, et quand ils eurent bon temps, ils partirent de Zara et, allèrent en l'île de Corfou. Cette île est entre Durazzo et la Pouille. Là ils attendirent le jeune homme jusqu'à ce qu'il vînt, et quand il fut venu ils partirent de là et allèrent à Constantinople. Ainsi les Vénitiens avoient bien écouté la prière que leur avoit faite le soudan, comme je vous l'ai dit ci-devant, qu'ils détournassent les pélerins d'aller à Alexandrie.

290Quant l'empereor Alexes de Constantinople oi dire que ses nies amendent si grant estoire sor li, si ne fu mie lies. Il manda tous les haus homes de sa terre, et lor fist asavoir que ainsi amenoit ses nies grant gens sor lui, et qu'il fussent appareillé de lor armes por eus defendre. Cil li creanterent qu'il li aideroient com à lor seignor. Quant il sorent que li Venitiens approchoient de Constantinople, si firent une chaene lever qui estoit à l'entrée du port, por ce que les nes ne li vaissel entrassent dedens. Cele chaene avoit de lonc plus de quatre traits d'arc et si avoit de gros le bras d'un home. Li uns des chevaliers fu à une des tors de Constantinople, li autre furent à une ville que l'on appele Parte. Au chief de cele ville avoit une tor, là où li uns des chief de cele chaene fu qui de Constantinople venoit. Cele tor fu bien garnie, porce qu'il savoit bien que nos gens prendroient de cele part terre, et en tel maniere l'avoient garnie por la tor garder. Cele tor a nom la tor de Galathas. Là fist saint Paul une partie de ses epistres. Tant errerent les pelerins françois, qu'il vindrent par un samedi devant Constantinople, et ne porent entrer dedens le port, ains alerent à une part ariere desus la guirice114 prés de la rouge abbaie. Là arriverent li François sans nul contredit de ceux de Constantinople, dont il avint que cil de la ville, quant il virent les François, vindrent à l'empereor, et li distrent: «Sire, ores issons, si lor defendons terre à prendre.» Li emperere dist que non feroit, ains les lairoit arriver et prendre terre; si com il seroient herbergié, il ferolt istre toutes les putains de Constantinople, si les feroit monter sor un mont qui estoit devers cele partie où il estoient herbergiés, si les feroit tant pisser qu'il seroient noié, et de si vil 292mort les feroit morir. Je ne le li die mie por voir, mes ainsi le disent aucunes gens que ainsi le dist l'empereor par orgueil.

291Quand l'empereur Alexis de Constantinople ouït dire que son neveu amenoit une si grande flotte contre lui, il n'en fut pas content. Il manda tous les seigneurs de son pays, et leur fit savoir que son neveu amenoit sur lui une grande armée, et qu'ils s'apprêtassent en armes pour se défendre. Ils lui promirent qu'ils l'aideroient comme leur seigneur. Quand ils surent que les Vénitiens approchoient de Constantinople, ils firent lever une chaîne qui étoit à l'entrée du port pour que les navires et les vaisseaux n'y entrassent point. Cette chaîne avoit de long plus de quatre traits d'arc et la grosseur du bras d'un homme. Des chevaliers, les uns allèrent à une des tours de Constantinople, les autres à une ville que l'on appelle Parte. A l'extrémité de cette ville étoit une tour où s'attachoit un des bouts de la chaîne qui venoit de Constantinople. Cette tour fut bien garnie, parce qu'on savoit que nos gens prendraient terre en ce lieu, et on l'avoit garnie de cette façon pour défendre la tour. Elle a nom la tour de Galata. C'est là que saint Paul a fait une partie de ses épitres. Tant allèrent les pèlerins français qu'ils vinrent un samedi devant Constantinople, et ne purent entrer dans le port, mais allèrent à un endroit plus loin, au-dessus de la caserne, près la rouge abbaye. Là arrivèrent les Français sans être empêchés par ceux de Constantinople, dont il arriva que ceux de la ville, quand ils virent les Français, vinrent à l'empereur, et lui dirent: «Seigneur, combattons et empêchons-les de prendre terre.» L'empereur dit qu'il n'en feroit rien, qu'il les laisserait arriver et prendre terre, et que, quand ils seroient hébergés, il feroit sortir toutes les 293putains de Constantinople, les feroit monter sur un mont qui étoit près de l'endroit où ils devoient s'héberger, et les feroit tant pisser qu'ils seroient noyés, et qu'ainsi ils mourroient de vile mort. Je ne le dis pas pour vrai, mais quelques gens rapportent que l'empereur le dit ainsi par orgueil.

Quant vint à lendemain que nos gens furent arrivés d'autre part de Constantinople, il assaillirent la tor de Galathas, et si ni ot mie grant assaut, et la pristrent, si bouterent le feu en la guitée, et desconfirent les Grifons qui estoient venus de Constantinople por la tor secore, et mult en ot i de noiés, quant on dépeça la chaene, qui dessus estoient montés por fuir en Constantinople à garant; car quant li François orent pris la tor il depecierent la chaene. Quant li François orent le port delivré por entrer ens, si firent les nes passer outre jusques au chief du chastel de Blaquerre, qui est au chief de Constantinople, pardevers terre. Là fu un des manoirs l'empereor, et là où il fu le plus. Là entrerent les nes prés du chastel, et li chevaliers et li pelerins se logierent, et assistrent de cele part Constantinople, et firent lices devant eus, porce que cil de la ville n'ississent fors por eus grever. Il furent herbergiés en une valée prés de lor nes, et il avoient derriere eus une abbaie en la montagne, qui avoit nom Biaumont, qu'il avoit garnie. Quant il orent iluec esté une piece, si atirerent lor batailles, que se cil dedens ississent fors por combattre à eus, que chascun alast à sa bataille. Ne demora guaires après que cil de Constantinople vindrent à l'empereor, si li distrent: «Sire, si tu ne nos delivre de ces chiens qui ci nos ont assis, nous lor rendrons la cité:» et il dist qu'il les en delivreroit bien. Lors manda ses chevaliers et lor dist qu'il s'armassent, et fist crier par toute la terre qu'il iroit combattre as Latins. Quant il furent armés, il issirent 294fors de Constantinople par une porte que l'on appele porte Romaine, à un mille prés de là où li Latins estoient herbergiés. Quant l'empereor fu fors de Constantinople, il et sa gent tuit armés, si envoia jusques à cinq batailles as herberges des Latins. Quant li Latins oirent dire que cil de la cité issoient por venir combattre à eus, si s'armerent et vindrent fors des lices, et se tindrent tuit coi, et li Grifon furent coi d'autre part.

Quand il arriva le lendemain que nos gens furent revenus de l'autre côté de Constantinople, ils assaillirent la tour de Galata, et il n'y eut pas grand assaut. Ils la prirent, mirent le feu à la caserne, déconfirent les Grégeois qui étoient venus de Constantinople pour secourir la tour, et quand on rompit la chaîne, il y en eut beaucoup de noyés qui étoient montés dessus pour fuir à Constantinople et se, mettre en sûreté, car quand les Français eurent pris la tour ils rompirent la chaîne. Quand les Français eurent ouvert le port pour y entrer, ils firent passer les navires jusqu'à la pointe du château de Blachernes, qui est au bout de Constantinople, vers la terre. Là étoit un des manoirs de l'empereur, et celui où il demeuroit le plus. Les navires approchèrent du château. Les chevaliers et les pèlerins se logèrent, assiégèrent Constantinople de ce côté, et firent devant eux des barrières pour que ceux de la ville ne sortissent pas pour les inquiéter. Ils furent héberger dans une vallée près de leurs navires, et ils avoient derrière eux une abbaye en la montagne qui avoit nom Beaumont, et où l'empereur avoit mis garnison. Quand ils eurent été là quelque temps, ils ordonnèrent leurs bataillons, afin que si ceux du dedans sortaient pour les combattre, chacun allât au sien. Il ne demeura guère ensuite que ceux de Constantinople vinrent à l'empereur et lui dirent: 295Sire, si tu ne nous délivres de ces chiens qui nous ont assiégés, nous leur rendrons la cité:» et il dit qu'il les en délivrerait bien. Alors il manda ses chevaliers et leur dit qu'ils s'armassent, et fit crier par tout le pays qu'il iroit combattre les Latins. Quand ils furent armés ils sortirent de Constantinople par une porte que l'on appelle porte Romaine, à un mille de l'endroit où les Latins étoient hébergés. Quand l'empereur fut hors de Constantinople, lui et ses gens tous armés, il envoya jusqu'à cinq bataillons au logement des Latins. Quand les Latins ouïrent dire que ceux de la cité venoient les combattre, ils s'armèrent, sortirent de leurs barrières et se tinrent cois, et les Grecs demeurèrent cois de leur côté.

Li Venitiens qui furent es nes, sans ce qu'il feissent asavoir as Latins, quant il sorent que l'empereor et ses gens furent issis de Constantinople, et li Latins estoient fors des lices tuit armés qui attendoient la bataille, il s'armerent et entrerent es batiaus, et porterent eschieles avec eus, et vindrent as murs de la cité devers Blaquerre. Si drecierent eschieles, et entrerent dedans la cité, et ouvrirent les portes devers la mer, et bouterent le feu en la cité. Puis manderent as François, s'il avoient mestier de chevaliers, qu'il lor envoieroient, qu'il estoient en la cité et l'avoient prise. Quant l'empereor vit que la cité ardoit, et que li Venitiens l'avoient prise, si s'en ala il et si chevaliers, et li François se herbergierent en la cité, et mistrent celui qui avoit crevez les eus en possession: mais ne vesqui guaire après. Li François coronerent le vaslet qui les avoit amené à Constantinople; après regarderent un haut home de la terre, qui prodome leur sembloit; si le firent baillif de la terre et de l'enfant, porce qu'il estoit jones, et porce qu'il porchaçast les convenances teles com li 296enfes lor avoit promises. Quant ainsi orent atiré, si vint cil, si lor dist: «Biaus seignors, vous estes ci en cete cité avec nos, et si m'avés esgardé à estre baillif de l'empire. Il m'est avis, se vos le loes entre vos, que vos ississiez hors de la cité, et vous alissiez herbergier de la en Parte pardevers la tor de Galathas, ou li guirée estoient devant ce qu'il fussent ars, et je vous envoierai des viandes assés, et si querrai et porchacerai comment vous aurez les convenances teles comme l'en les vous doit.» Li François se conseillerent et parlerent ensemble à Venitiens, et bien si accorderent, si s'alerent logier pardevers la tor de Galathas. Cil baillif que je vous dis si avoit nom Marcofles. Quant li Latins se furent logiés et lor navie prés d'eus, lors manda Marcofles as Venitiens que il seussent115 en écrit combien li pelerins avoient es nes donné, et si li fist l'on à savoir combien estoit le nombre de l'avoir. Si fist prendre l'avoir et rendre à chascun ce que l'en avoit trouvé en escrit; après si lor envoia forment et vin et char, à chascun ce qu'il estoit. Ne demora guaires, après ce qu'il ot ainsi fait, qu'il leva grant meslée en Constantinople de Grecs et de Latins qui i manoient devant ce que l'estoire i alast, dont li Grifons orent grant paor que cil de fors ne s'en meslassent, si bouterent le feu es maisons des Latins, qui ne fina d'ardoir neuf jors et neuf nuits en travers la cité et de l'une mer à l'autre.

Quand les Vénitiens qui étoient dans les navires surent que l'empereur et ses gens étoient sortis de Constantinople, et les Latins hors des barrières, tout armés, attendant la bataille, sans le faire savoir aux Latins, ils s'armèrent, entrèrent dans leurs bateaux, portèrent des échelles avec eux, et vinrent aux murs de la cité vers Blachernes. Ils dressèrent des échelles, entrèrent dans la cité, ouvrirent les portes sur la mer, et mirent le feu en la cité; puis mandèrent aux Français que, s'ils avoient besoin de chevaliers, ils leur en enverroient, qu'ils étoient dans la cité et l'avoient prise116. Quand l'empereur vit que la cité brûloit et que les Vénitiens l'avoient prise, il s'en alla avec ses chevaliers, et les Français s'hébergèrent en la cité et en mirent en possession celui qui avoit les yeux crevés: mais il ne vécut guère ensuite. Les Français couronnèrent le jeune homme qu'ils avoient amené à Cons-297tantinople, puis choisirent un seigneur de la terre qui leur sembloit prud'homme, le firent bailli de la terre et de l'enfant, parce qu'il étoit jeune, et afin qu'il leur fit tenir les conditions que l'enfant leur avoit promises. Quand ils eurent ainsi réglé la chose, celui-ci vint à eux et leur dit: «Beaux seigneurs, vous êtes ici en cette cité avec nous; il m'est avis, si vous l'approuviez entre vous, que vous sortiez hors de la cité et alliez vous héberger dehors à Parte, devers la tour de Galata, où étoit la caserne avant qu'elle fût brûlée, et je vous enverrai des vivres en abondance, et je tâcherai qu'on vous tienne les conditions telles qu'on vous les doit.» Les Français avisèrent et parlèrent avec les Vénitiens, et ils s'y accordèrent tous et s'allèrent loger par devers la tour de Galata. Ce bailli que je vous ai dit avoit nom Murzufle. Quand les Latins se furent logés et leur flotte près d'eux, Murzufle manda aux Vénitiens qu'ils couchassent en écrit combien les pélerins avoient donné pour les navires, et qu'on lui fît passer l'état de ce qui étoit dessus. Il fit prendre ce qui étoit sur les navires et rendre à chacun ce qu'on avoit trouvé par écrit. Ensuite il leur envoya du froment, du vin, de la viande, à chacun selon ce qu'il étoit. Il ne tarda guère, après qu'il eut ainsi fait, qu'il s'élevât à Constantinople une grande mêlée entre les Grecs et ceux des Latins qui y demeuroient avant que la flotte y allât. Les Grecs eurent grand'peur que ceux du dehors ne s'en mêlassent. Ils mirent donc le feu aux maisons des Latins, et il ne cessa de brûler neuf jours et neuf nuits de suite, et alla d'une mer à l'autre.

298Marcofles fist entrer en Blaquerre en la chambre l'empereor, une nuit si le fist estrangler, et fu averé le songe que l'empereor avoit une nuit songié. Il avoit un porc sauvage contrefait de cuivre à Bouche de Lion, qui estoit sor la mer. Là manoit l'empereor; si songea que cil porc l'estrangloit, et quant vint lendemain, por la paor qu'il en ot, si le fist depecier: mes il ne li valut riens, toutes voies fut-il estranglé. Quant l'empereor fu mort, si le fist l'en asavoir à Marcofles, et Marcofles ala à Blaquerre, si le fist enfouir; et quant il l'out enfoui, il manda ses chevaliers, et ala à Sainte Sophie, et porta corone et fu empereor. Mes devant ce qu'il porta corone, fist-il bien garder les portes que nus ne peust issir ne entrer, que l'en ne seust la mort l'empercor en l'ost, ne la covine de la cité. Il ot un haut home en la cité qui parent avoit esté l'empereor. Si li fust avis qu'il deust miex estre empereor que Marcofles. Si espia un jor que Marcofles fu à Blaquerre, si prist ce qu'il pot avoir de gens, et s'en ala à Sainte Sophie, si s'assist en chaere et porta corone. Quant Marcofles l'oi dire, si ala là, il et si home, si l'occist.

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299Murzufle fit entrer une nuit en la chambre de l'empereur et le fit étrangler117: et ainsi fut vérifié le songe que l'empereur avoit fait une nuit. Il y avoit à Bouche-de-Lion, sur la mer, un porc sauvage imité en cuivre. C'était là que demeuroit l'empereur. Il songea que ce porc l'étrangloit. Quand vint le lendemain il en eut une telle peur qu'il le fit mettre en pièces: mais cela ne lui servit de rien, il n'en fut pas moins étranglé. Quand l'empereur fut mort, on le fit savoir à Murzufle: Murzufle alla à Blachernes et le fit enfouir. Quand il l'eut enfoui, il manda ses chevaliers, alla à Sainte-Sophie, prit la couronne et fut empereur: mais avant qu'il prît la couronne il fit bien garder les portes afin qu'on ne pût savoir dans le camp la mort de l'empereur, ni ce qui se passoit dans la cité. Il y avoit dans la cité un seigneur qui avoit été parent de l'empereur. Il lui fut avis qu'il devoit plutôt être empereur que Murzufle. Il épia un jour que Murzufle était à Blachernes, prit ce qu'il avoit de gens, et s'en alla à Sainte-Sophie, s'assit sur le trône et prit la couronne. Quand Murzufle l'ouït dire, il y alla avec ses hommes et l'occit.

 

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(68 Lisez de la comté.

(69) Termes de coutume pour désigner celui qui avait la souveraineté et percevait les revenus ou impôts d'une terre ou pays.

(70) Le 10 août 1192.

(71) Les deux reines, femme et sœur de Richard, partirent le 29 septembre, et Richard le 9 octobre 1192.

(72 Près de Zara.

(73Constance, fille de Roger II, et femme de l'empereur Henri VI. Guillaume le Bon, roi de Sicile et petit-fils de Roger II, étant mort en 1189, ceTte couronne revenait en effet à sa tante Constance; mais Tancrède, comte de Lecce, s'en empara, et elle ne revint à l'empereur Henri VI qu'en 1194.

(74Guillaume III.

(75En 1196.

(76) Béla III, mort le 18 avril 1196.

(77) II s'agit ici de Marguerite de France, fille de Louis le Jeune, et veuve de Henri au court mantel, fils du roi d'Angleterre Henri II. Béla III l'avait épousée en 1185.

(78  Le 4 mars 1193, à l'âge de 57 ans.

(79) Malek-El-Afdhal-Noureddyn-Ali.

(80) Malek-El-Daher-Gaiatheddyn-Ghazi.

(81) En 1197.

(82) Malek-El-Aziz-Othman, second fils de Saladin et Soudan d'Egypte, mourut le 27 novembre 1198.

(83A ce que le roi de Chipre, etc., probablement «ce que, si le roi, etc.

(84  Henri VI, mort à Messine le 28 septembre 1197.

(85) Malek-El-Adhel-Seipheddyn Aboubekr, que les historiens des croisades nomment Saphadin, et qui avoit chassé son neveu de Damas en 1196.

(86) Lisez eschance, ou escheage, succession, héritage.

(87) Boémond III, en 1194.

(88) Livon ou Léon II, qui gouverna l'Arménie, à titre de prince ou de roi, de 1189 à 1219.

(89) Ce fut au chancelier de l'empereur d'Allemagne et au pape Céleslin III, que Livon s'adressa pour obtenir le titre de roi, et il fut couronne en 1197 par Conrad de Wittelsbach, archevêque de Mayence, qui se trouvait alors en Syrie.

(90Innocent III.

(91) Le 27 novembre 1198.

(92) En 1201.

(93) Albérie.

(94En 12o5.

(95) En 1196.

(96Aimar, vicomte de Limoges.

(97) Le château de Chalus.

(98) Gordon.

(99) Le 26 mars 1199.

(100) Othon IV.

(101) Lisez à l'accort.

(102Le traité des croisés avec les Vénitiens fut conclu à Venise en avril 1201.

(103 Le 24 mai 1201.

(104) Le détroit de Gibraltar.

(105) II y a ici probablement une erreur, et ces deux abbés ne Cîteaux ne sont que l'abbé de Vaulx-Cernay.

(106) Les chevaliers porte-glaive.

(107) Bourgogne, fille d'Amauri, roi de Chypre; le chevalier qui l'épousa aprés Raimond VI, comte de Toulouse, s'appeloit Gautier de Montbelliard.

(108) Lisez que bel luy estoit.

(109) Espèce de tambour ou de timbale.

(110) Malek-Al-Moadhan-Scharfeddyn.

(111) Lor fu creantés por eus, etc., lisez: lor fu creantés. Por eus, etc. Et ensuite: et le duc de Venise, lisez: ot le duc de Venise.

(112) Lisez guierroit, de guier, mener, conduire.

(113) Il faut consulter sur toute cette croisade et l'histoire des empereurs latins de Constantinople, le beau récit de Villehardouin; celui du continuateur de Guillaume de Tyr est fort incomplet et plein d'erreurs si embrouillées qu'il seroit impossible de les rectifier sans écrire toute cette histoire.

(114) Je n'ai pu découvrir le sens précis de ce mot qui est écrit guirice, guiréa, guitée; je l'ai traduit par caserne, d'après ce que m'a paru indiquer le sens général des phrases.

(115) Lisez qu'ils jeussent.

(116) Le 17 juillet 12o3.

(117) Alexis IV fut étranglé le 8 février 12o4.