Ermold le Noir

 BERNARD LE TRÉSORIER.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR, partie 2

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

partie 1 - partie 3

 

 

 

 

1824.

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.

 

 

PARIS, IMPRIMERIE DE LEBEL,

imprimeur du Roi, rue d'Erfurth, n. 1.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANGE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE,

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES
ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIERE, LIBRAIRE

rue saint-andré-des-arts, n° 68.

 

 

1CONTINUATION

DE

GUILLAUME DE TYR,

PAR BERNARD LE TRÉSORIER.

 

 

 

 

 

précédent

98Quant li Sarazin vit qu'il ne prendraient port, il retorna ariere por faire armer les vaissiaus d'Acre por la nef prendre s'il peussent. Mes Dieu, qui li avoit envoié por secore Sur, ne le vout sofrir, ains li envoia bon vent. Quant il vindrent devant Sur, cil de la cité vindrent devant eus por savoir ques gens c'estoient. Quant le marchis les vist venir, mult en fu lie, porce qu'il estoient crestiens. Tant li prierent qu'il arrivast à Sur que ce fu merveil, et qu'il eust pitié de la crestienté. Il i arriva volontiers. Quant cil de Sur sorent qu'il estoit fils au marchis de Monferrat, mult en furent lies. Il issirent contre lui à procession, et le mistrent dedens le chastel, lui et ses chevaliers.

précédent

Quand le Sarrasin vit qu'ils n'entroient pas au port, il retourna en arrière pour faire armer les vaisseaux d'Acre, afin qu'ils prissent le navire s'ils pouvoient; mais Dieu, qui les avoit envoyés pour secourir Tyr, ne le voulut pas souffrir, et il leur envoya bon vent. Quand ils arrivèrent devant Tyr, ceux de la cité vinrent au devant d'eux pour savoir quelles gens c'étoient. Quand le marquis les vit venir, il en fut très-joyeux parce qu'ils étaient chrétiens; ils le prièrent qu'il abordât à Tyr et qu'il eût pitié de la chrétienté, tant que c'étoit merveille. Il y aborda volontiers, et quand ceux de Tyr surent qu'il étoit fils du marquis de Montferrat, ils en furent très-joyeux; ils sortirent devant lui en procession, et le mirent dans le château, lui et ses chevaliers.

Quant Renaut de Sajette et le chastelain de laiens33 virent que la cité de Sur estoit rendue au marquis, il orent grant paor, porce qu'il l'avoient ottroiée à rendre à Salahadin. Il entrerent la nuit en un batel et s'enfuirent à Triple. Quant le marchis fu dedens le chastel, il le sercha por savoir comment il estoit garni d'armes et d'autres choses. La trova les deux banieres Salahadin qu'il avoit envoiée por mettre sus le chastel. Il demanda qui ces banieres estoient. Un home li dist que c'estoit les banieres Salahadin que on devoit demain mettre sus le chastel, que la cité li devoit estre renduë. Le mar-100chis fist prendre les deux banieres, et si les fist geter es fosses de la cité.

Quand Renaud de Sidon et le châtelain de là-dedans virent que la cité de Tyr étoit rendue au marquis, ils eurent grand'peur, parce qu'ils s'étoient accordés de la rendre à Saladin. Ils entrèrent la nuit dans un bateau et s'enfuirent à Tripoli. Quand le marquis fut dans le château, il le visita partout pour savoir comment il étoit garni d'armes et autres choses. Il y trouva les deux bannières que Saladin avoit envoyées pour mettre sur le château. Il demanda ce que c'était que ces bannières; un homme lui dit que c'étoient les bannières de Saladin qu'on devoit mettre 101le lendemain sur le château, et que la cité lui devoit être rendue. Le marquis fit prendre les deux bannières et les fit jeter dans les fossés de la cité.

Lendemain que le marchis fu venu, Salahadin vint devant Sur, que bien cuida que la cité li deust maintenant estre renduë; mes Dex i envoia secors. Quant Salahadin vist qu'il n'auroit mie Sur, mult s'esmerveilla de ce que l'on l'avoit mandé. Si demanda porquoi c'estoit. L'en li dist que le fils au marchis de Monferrat qu'il tenoit en prison estoit là arrivé, si li avoit l'on renduë et bien la tendroit contre lui et contre son ost à l'aide de Dieu. Qu'ant Saladin oi ce, il aseia Sur et manda à Domas que l'en li amenast le marchis le pere celui qui dedens Sur estoit. Quant le marchis fu amené en l'ost à Sur, si manda Salahadin à Coraut, son fil, que, s'il li rendoit Sur, il li donroit grant avoir et li rendrait son pere. Le marcbis respondi que la plus petite pierre de Sur ne donroit-il pas por son pere, mes le liast lon à une estache en l'ost et fist traire à lui, car il estoit trop vieus. Quant Salahadin veist qu'il n'i porroit riens faire, il s'en parti, et ala aseoir Cesaire, si la prist; aprés ala à Jaffe, si laprist; puis ala à Escalone, si l'aseia, mes ele estoit forte, si ne la prist mie si com il cuida; ains envoya à Domas et fist amener le roi de Jerusalem en l'ost. Quant il fu venu, Salahadin dist à ceus d'Escalone que cil li voloient rendre la cité, il en lairoit aler eus et lor roi tot quitte. Le roi parla à ses homes qui en la cité estoient, et lor dist qu'il ne voloit mie qu'il rendissent Escalone por li, car grant domage seroit s'il rendoient une cité por un home, mes il lor prioit, por Dieu, que, s'il avenoit qu'ils ne pussent tenir Escalone, ils la rendissent, qu'ils feissent tant qu'il fust délivré s'ils pooient. Lors s'assemblerent li borgois et pristrent conseil, et dis-102trent qu'il ne veoient de nulle part dont secors lor peust venir, si venoit miex qu'il rendissent la cité, sauves lor vies et lor cors et lor avoirs, qu'il fussent afamés ne pris par force. Si rendirent Salahadin la cité si com je vous dirai: il furent delivrés, lor cors et lor avoirs, et les fist Salahadin sauvement conduire en terre de Crestiens; le roi fu delivré lui disiéme qu'il choisirait en la prison Salahadin; mes tant i ot qu'en prison dut estre le roi jusqu'à l'issuë de mars, et Escalone fu rendue à l'issue de l'aost devant34.

Le lendemain que le marquis fut venu, Saladin arriva devant Tyr, croyant bien que la cité devoit maintenant lui être rendue; mais Dieu y avoit envoyé secours. Quand Saladin vit qu'il n'auroit pas Tyr, il s'émerveilla beaucoup de ce qu'on l'avoit fait venir, et demanda pourquoi c'étoit; on lui dit que le fils de ce marquis de Montferrat, qu'il tenoit en prison, y étoit arrivé, qu'on la lui avoit rendue, et qu'avec l'aide de Dieu il la tiendroit contre lui et son armée. Quand Saladin ouït ceci, il assiégea Tyr et manda à Damas qu'on lui amenât le marquis père de celui qui étoit dedans Tyr. Quand le marquis fut amené dans le camp à Tyr, Saladin manda à Conrad, son fils, que, s'il lui rendoit Tyr, il lui donnerait de grands biens et lui rendroit son père. Le marquis répondit qu'il ne donnerait pas pour son père la plus petite pierre de Tyr, quand on le lierait à un poteau dans le camp et qu'on tireroit sur lui, car il étoit trop vieux. Quand Saladin vit qu'il n'y pouvoit rien faire, il partit et s'en alla assiéger Césarée, et la prit; après il alla à Jaffa, et la prit; puis il alla à Ascalon et l'assiégea, mais elle étoit forte, et il ne la prit pas comme il le croyoit. Il envoya à Damas et fit amener le roi de Jérusalem en l'armée. Quand il fut venu, Saladin dit à ceux d'Ascalon que, s'ils vouloient lui rendre la cité, il les laisserait aller, eux et le roi, en liberté. Le roi parla à ses hommes qui étaient dans la cité, et leur dit qu'il ne vouloit pas qu'ils rendissent la cité pour lui, car ce serait grand dommage de rendre une cité pour 103un homme, mais qu'il les prioit, pour Dieu, s'il arrivoit qu'ils ne pussent tenir Ascalon et qu'ils la rendissent, qu'ils fissent tant qu'il fût délivré s'ils le pouvoient. Lors les bourgeois s'assemblèrent, prirent conseil, et dirent qu'ils ne voyoient nul endroit d'où il leur pût venir secours, et qu'ainsi il valoit mieux qu'ils rendissent la cité pour sauver leur vie, leur corps et leur avoir, que si on les affamoit ou prenoit par force. Ils rendirent donc à Saladin la cité, comme je vais vous le dire; ils furent délivrés en leur corps et leur avoir, et Saladin les fit conduire sûrement en terre de Chrétiens. Le roi fut délivré avec neuf autres qu'il devoit choisir en la prison de Saladin; mais le roi devoit demeurer en prison jusqu'à la fin de mars, et Ascalon fut rendue à la fin d'août de l'année précédente.

Quant Salahadin ot Escalone, il envoia le roi sejorner à Naples, et manda la roine, la fame le roi, que ele s'en alast à lui à Naples, qu'il ne voloit mie qu'ele fust dedens Jerusalem quant il l'iroit aseoir. Quant la roine oi le message, ele s'en ala à Naples au roi, et furent là tant que Salahadin ot pris Jerusalem.

Quand Saladin eut Ascalon, il envoya le roi à Naplouse, et manda à la reine, femme du roi, qu'elle s'en allât vers lui à Naplouse, qu'il ne vouloit pas qu'elle fût dans Jérusalem quand on viendrait l'assiéger. Quand la reine ouït ce message, elle s'en alla à Naplouse vers le roi, et restèrent là jusqu'à ce que Saladin eût pris Jérusalem.

Le jor que Escalone fu rendue à Salahadin, estoient venus cil de Jerusalem à lui qu'il avoit mandé por faire pes à eus s'il peust la cité rendre. Celui jor fu vendredi, si se mua le soleil en droit hore de none qu'il sembla bien qu'il fust nuit. Lors dist Saladin as borgois de Jerusalem qu'il veoient bien qu'il avoit tot le roiaume de Surie conquis, fors seulement Sur et Jerusalem, et s'il li voloient rendre la sainte cité, ains qu'il la prist par force, il feroient 104que sages. Je vous avois oublié à dire que le jor qu'Escalone fu perduë, li rendi l'on tous les chastiaus qui environ estoient. Li borgois de Jerusalem respondirent à Salahadin que, se Dieu plaisoit, la cité ne li rendroient il pas. «Je vous dirai, dit Salahadin, que vous ferés. Je crois bien que Jerusalem est maison de Dieu, et c'est nostre creance, et je ne mettrais mie siege volontiers en la maison de Dieu, ne ne feraie asaillir, se je la paost avoir par pes et par amor. Je vous donrai trente mille besans à fermer la cité de Jerusalem, et cinq milles d'espace d'aler quel part que vos vodrés, et de laborer à cinq milles de la cité, et vous ferai venir à tel plente viandes qu'en nul lieu en toute la terre ni est viande à si bon marchié, et aurés trives de ci à Pentecostes; et quant ce venra lors, si vous vées que vos puissiez avoir secors, si vous tenez bien, et se vous ne le poués avoir, si rendés la cité, et je vous ferai conduire en terre de Crestiens sauvement, et vos cors et vos avoirs.» Il respondirent que ja, se Dieu plaisoit, la cité ne rendroient où Dieu soffri mort et espandi son sanc por nous. Quant Salahadin vit qu'il ne li rendroient mie Jerusalem par amor ne par priere, si fist son serement que james ne la prendroit se par force non.

Le jour qu'Ascalon fut rendue à Saladin, étoient venus à lui ceux de Jérusalem qu'il avoit mandés pour traiter avec eux, s'il le pouvoit, de la reddition de la cité. C'était un jour de vendredi, et le soleil changea tellement, précisément à la neuvième heure, qu'il sembla bien qu'il fût nuit. Alors Saladin dit aux bourgeois de Jérusalem qu'ils voyoient bien qu'il avoit conquis tout le royaume de Syrie, hormis seulement Tyr et Jérusalem, et que, s'ils lui vouloient rendre la 105cité avant qu'il la prît par force, ils ne feraient que sagement. J'avois oublié de vous dire que le jour qu'Ascalon fut perdue, on rendit à Saladin tous les châteaux qui étoient aux environs. Les bourgeois de Jérusalem répondirent à Saladin que, s'il plaisoit à Dieu, ils ne lui rendraient pas la cité: «Je vous dis, repliqua Saladin, que vous le ferez. Je crois bien que Jérusalem est la maison de Dieu, c'est notre croyance. Je ne mettrais pas volontiers le siége devant la maison de Dieu, et ne la ferais pas assaillir si je la pouvois avoir par traité et par amour. Je vous donnerai trente mille besans si vous me promettez la cité de Jérusalem. Vous pourrez aller à cinq milles du côté que vous voudrez, et pourrez labourer à cinq milles de la cité, et je vous ferai venir telle abondance de vivres qu'en aucun lieu de toute la terre il n'y aura de vivres à si bon marché. Vous aurez trève d'ici à la Pentecôte; et quand ce temps viendra, si vous voyez que vous puissiez avoir secours, alors tenez bien; mais, si vous ne le pouvez avoir, vous rendrez la cité, et je vous ferai conduire sûrement en terre de Chrétiens, corps et avoir.» Ils répondirent que, s'il plaisoit à Dieu, ils ne rendraient pas la cité où Dieu souffrit la mort et répandit son sang pour nous. Quand Saladin vit qu'ils ne lui rendraient pas la cité par amour ni par prière, il fit serment que jamais il ne la prendrait que par force.

En demantieres que Salahadin fu devant Escalone, li demanda Beleen d'Ibelin que il, por Dieu, donnast conduit à sa fame et à ses enfans, qu'ele s'en peust aler à Triple; car le convenant qu'il li octroia quant il i alast en Jerusalem, il ne li pooit tenir; car il estoit si prés gardé qu'il 106ne s'en pooit issir. Salahadin i envoia un chevalier, et la fist conduire jusqu'à Triple. Salahadin ot pris tot le roiaume, fors Jerusalem et Sur et le Crac. Au Crac ne mist-il onques siege, ains se tint, puisqu'il ot la terre conquise, deux ans, tant que par droite famine les estut rendre, et, devant qu'il se rendissent, vendirent-il lor fames et, lor enfans as Sarrazins por avoir viandes, et ne demora beste ne chose nulle u chastel qu'il pussent mangier. Quant il n'orent plus que vendre ni que mangier, si rendirent le chastel à Safahadin, porce qu'il virent bien qu'il n'oroient point de secors. Salahadin fu mult lie quant il li rendirent. Il fit racheter lor fames et lor enfans qu'il avoient vendus, et lor fit rendre, et pardessus lor donna grant avoir, et les fit conduire en terre de Crestiens; et porce le fit qu'il avoient si bien et loiaument gardé li chastel tant com il porent et sans seignor. Salahadin vint d'Escalone aseoir Jerusalem un jeudi à soir. Lendemain se logea vers la maladerie as fames jusques as maladerie as homes, et jusqu'à la porte Saint-Estienne.

Pendant que Saladin étoit devant Ascalon, Balian d'Ibelin lui demanda que, pour Dieu, il donnât sauf-conduit à sa femme et à ses enfans, afin qu'ils s'en pussent aller à Tripoli, car il ne lui pouvoit tenir les conventions que Saladin lui avoit accordées quand il 107alla en Jérusalem, étant gardé de si près qu'il n'en pouvoit sortir. Saladin lui envoya un chevalier et fit conduire sa femme jusqu'à Tripoli. Saladin avoit alors tout le royaume, hormis Jérusalem, Tyr et Krac. Il ne mit jamais le siège devant Krac, mais, après avoir conquis la terre, attendit deux ans, jusqu'à ce que, par pure famine, il les forçât de se rendre; et, devant qu'ils se rendissent, ils vendirent aux Sarrasins leurs femmes et leurs enfans pour avoir des vivres, et il ne demeura au château ni bête ni chose aucune qu'ils pussent manger. Quand ils n'eurent plus rien à vendre ni à manger, ils rendirent le château à Saladin, parce qu'ils virent bien qu'ils n'auroient pas de secours. Saladin fut fort joyeux quand ils le lui rendirent; il fit racheter leurs femmes et leurs enfans qu'ils avoient vendus, et les leur fit rendre, et par dessus leur donna grand avoir et les fit conduire en terre de Chrétiens; ce qu'il fit parce qu'ils avoient si bien et si loyalement gardé le château autant comme ils avoient pu, et sans seigneur. Saladin vint d'Ascalon assiéger Jérusalem un jeudi soir; le lendemain il se logea du côté de la maladrerie des femmes jusqu'à la maladrerie des hommes, et jusqu'à la porte Saint-Étienne.

Ançois que Salahadin asausist la cité de Jerusalem, manda à ceux dedens qu'il li rendissent, et que les convenances qu'il lor otroia devant Escalone lor tendroit, ne mes qu'il rendissent la cité, et seussent-il bien qu'il en avoit fait tel serement que, s'il les faisoit asaillir, il ne les prendroit james se à force non. Cil de Jerusalem li manderent qu'il fist du miex qu'il peust, que la cité ne li rendroient-il ja. Lors fist Salahadin armer ses homes por assaillir. Cil de la cité s'en issirent hors tos armés, et se combattirent contre les Sarrazins; mes la 108bataille ne dura guaires, que li tuit avoient le soleil de la matinée emmi les eus, si se traistrent ariere jusqu'au vespre que il recommencier à assaillir jusqu'à la nuit. Ainsi fist Salahadin de cele part huit jors conques li Sarrazins ne porent mettre ens les Crestiens, à force que toujors ne fussent hors as portes tant com li jor duroit, et que deus fois le jor ou trois ne fussent les Sarrazins resortis arieres jusques à lor tentes, nonques de cele part ne porent li Sarrazins drecier perriere, ne mangonelle, ne engins nul. Hors ces comment li Sarrazins assaillir li Crestiens: il ne les assaillirent jusques à tant que none fust passée; lors avoient li Sarrazins le soleil au dos, et li Crestiens emmi les ieus et la poudre: lors assailloient li Turc, si avoient peles dont il getoient contremont le sablon et la poudre qui voloit as Crestiens es eus et es visages.

Avant que Saladin assiégeât la cité de Jérusalem, il manda à ceux qui étoient dedans qu'ils la lui rendissent et qu'il leur tiendroit les conditions qu'il leur avoit octroyées devant Ascalon; mais que, s'ils ne lui rendoient pas la cité, ils sussent bien qu'il avoit fait serment que, s'il leur faisoit donner l'assaut, il ne les prendrait jamais que de force. Ceux de Jérusalem lui dirent qu'il fit du mieux qu'il pût, qu'ils ne lui rendraient pas la cité. Alors Saladin fit armer ses hommes 109pour assaillir. Ceux de la cité en sortirent tout armés, et combattirent contre les Sarrasins; mais la bataille ne dura guère, car tous avoient le soleil du matin dans les yeux, et ils se retirèrent en arrière jusqu'au soir qu'ils recommencèrent à assaillir jusqu'à la nuit. Ainsi fit Saladin durant huit jours, sans que jamais les Sarrasins pussent forcer les Chrétiens à rentrer, car ils étoient toujours hors des portes tant que duroit le jour, et deux ou trois fois le jour les Sarrasins étoient repoussés en arrière jusqu'à leurs tentes, et les Sarrasins de ce côté ne purent jamais dresser ni pierrier ni mangoneau35 ni aucun engin. Or voilà comment les Sarrasins attaquoient les Chrétiens: ils ne les assailloient pas jusqu'à tant que la neuvième heure fût passée; alors les Sarrasins avoient le soleil au dos, et les Chrétiens l'avoient dans les yeux, et aussi la poussière: alors les Turcs les assailloient, et ils avoient des pelles avec quoi ils j etoient en l'air le sable et la poussière qui voloient aux yeux et au visage des Chrétiens.

Quant li Sarrazins virent qu'il ne porroient rien faire de cele part, si remuerent le siege, et s'alerent logier de l'autre part de la porte de Saint Estienne jusques à la porte de Josaphas, et jusques à l'abbaye de mont Olivete, et veoient quant que cil de Jerusalem faisoient, fors es rues covertes. Le remuement de cel siege fu fait au vendredi. Aprés ce qu'il orent asegié la cité, lors furent les Crestiens enclos, si qu'il ne pooient de la cité issir; car des la porte Saint Estienne jusques à la porte de Josaphas n'avoient porte ne posterne par on il peussent issir as chans, fors seulement la posterne de la Madeleine dont l'en issoit por aler entre deux murs. Le jor que Salahadin remua son siege fist-il drecier une perriere qui jetta le jor meismes sept fois as murs de la cité, et la nuit 110fist-il tant drecier que perrieres que mangouniaus, que lendemain en conta l'on douze, tous estachiés. Au matin fit Salahadin armer ses chevaliers, et fit trois batailles pour aler assaillir la cité, les targes devant eus; li archiers estoient derriere, qui traioient si espés come gresle, ne n'avoient si hardi home en la cité qui as murs s'osast aperoir. Li Turcs vindrent jusques sus les fossés, et firent ens entrer les mineurs et drecier les eschieles as murs des barbacanes. Si minerent en deus jors quinze toises des murs. Quant il orent miné et mis ens latref, si bouterent le feu dedans, et le mur versa u fossé tant com il en avoient miné. Li Crestiens ne porent miner encontre, car il douterent les perrieres, les mangoniaus et les quarriaus et les sagettes; porquoi il n'y pooient demorer.

Quand les Sarrasins virent qu'ils ne pouvoient rien faire de ce côté, ils changèrent le lieu du siège et s'allèrent loger de l'autre côté, depuis la porte de Saint-Étienne jusqu'à la porte de Josaphat et jusqu'à l'abbaye du mont des Oliviers, et ils voyoient ce qu'on faisoit en dedans de Jérusalem, excepté dans les rues couvertes. Ce changement du siège se fit le vendredi. Lorsqu'ils eurent ainsi assiégé la cité, les Chrétiens furent enclos tellement qu'ils n'en pouvoient sortir; car, depuis la porte Saint-Étienne jusqu'à la porte de Josaphat, ils n'avoient porte ni poterne par où ils pussent sortir aux champs, hors seulement la poterne de 111la Magdeleine, d'où l'on sortait pour aller entre deux murs. Le jour que Saladin changea son siège, il fit dresser un pierrier qui lança le jour même sept fois des pierres contre les murs de la cité, et pendant la nuit il en fit dresser, ensorte que le lendemain, tant pierriers que mangoneaux, on en compta douze, tous affermis à des poteaux. Au matin, Saladin fit armer ses chevaliers et en forma trois corps pour aller assaillir la cité, les boucliers devant eux. Les archers étoient en arrière, qui tiroient épais comme grêle, et il n'y avoit en la cité homme si hardi qui osât paraître sur les murs. Les Turcs vinrent jusque sur les fossés, et firent entrer dedans les mineurs, et firent dresser les échelles aux murs des parapets. Ils minèrent en deux jours quinze toises des murs. Quand ils eurent miné et mis dedans des étançons, ils y mirent le feu, et il tomba des murs dans le fossé autant comme ils en avoient miné. Les Chrétiens ne purent contre-miner, car ils avoient peur des pierriers, des mangoneaux, des carreaux et des flèches, à quoi ils ne pouvoient tenir.

Lors s'assemblerent li Crestiens por prendre conseil qu'il feroient. Il vindrent au patriarche et à Beleen d'Ibelin, si lor distrent qu'il s'en voloient aler par nuit et ferir en l'ost; car plus chieres avoient-il qui fussent mors en la bataille honorablement, que pris en la cité et occis honteusement; car il veoient bien que plus tenir là ne vaudrait noiant ne lors deffense, et plus chier avoient amour là où Jesus-Crist soffri mort por eus, qu'il rendissent la cité. A cest conseil s'accorderent borgois et chevaliers et serjans; mes le patriarche lor dist encontre: «Seignors, ce tendroie-je à bien, mes plus i a, car se nous nos pardons et laisons perdre les 112ames que puissions sauver, ce n'est mie bien, car à chascun home qu'il en a en ceste cité, il i a bien cinquante que fames que enfans; et se nos morons, les Sarrazins prendront les fames et les enfans, si ne les occiront mie, ainçois les feront convertir à la loi Mahomet, et ainsi perdus à Dieu. Mes qui porroit tant faire vers les Sarrazins, à l'aide de Dieu, que nous peussons issir hors et aler à la crestienté, il me semblerait miex que aler combattre en avanture.» A cest conseil s'accorderent tuit. Lors pristrent Beleen d'Ibelin, et li prierent qu'il alast à Salahadin por savoir quel pes il porroient faire. Il ala et parla à lui. En ce qu'il parloit à Salahadin de la ville rendre, firent li Turc un asaut à la cité, et aporterent eschielles et les drecierent as murs. Bien furent montez jusques à dix banieres ou douze sus les murs, et estoient jà entrés par là où le mur estoit miné et cheu. Quant Saladin vit ses homes et ses banieres sus les murs, il dist à Beleen: «Porquoi me requeres vous de la cité rendre et de faire pes, quant vous veés mes gens apareilliés d'entrer ens, ce est à tart, car bien veés que la cité est moie?» A ce point qu'il parloient ainsi, presta nostre sire tel hardement as Crestiens qui sus les murs estoient, qu'ils firent les Sarrazins qui sus les murs estoient reculer et flatir à terre, et les en chacierent jusques tot hors des fossés. Saladin, quant il vit ce, fu mult honteus et dolent. Si dist à Beleen qu'il s'en retornast, qu'il ne feroit ore plus, mes lendemain revenist parler à lui, il orroit volontiers ce qu'il vodroit dire. Or vous dirai qu'il avint la nuit la pierre d'une perriere feri si à l'ordois d'une tornace, que li hordois chai et fist trop grant escrois, dont les eschargailes de l'ost et de la cité orent tele paor, que chacun commence à crier traï, traï. Cil de la cité cuidierent que li Sarrazins fussent entrés ens, et 114cil dehors cuidierent que li Crestiens fussent venus en l'ost.

Alors les Chrétiens s'assemblèrent pour aviser sur ce qu'ils feroient; ils vinrent au patriarche et à Balian d'Ibelin, et leur dirent qu'ils s'en vouloient aller la nuit attaquer le camp, car ils aimoient mieux mourir en la bataille et honorablement, que pris en la cité et tués honteusement; car ils voyoient bien qu'ils ne pouvoient plus tenir en la cité, que leur défense n'y serviroit à rien, et qu'ils aimoient mieux mourir là où Jésus-Christ avoit souffert la mort pour nous, que de rendre la cité. Les bourgeois, chevaliers et hommes d'armes s'accordèrent à ce conseil; mais le patriarche 113leur dit au contraire; «Seigneurs, je trouverais cela très-bien s'il n'y avoit autre chose; mais si nous nous perdons et laissons perdre les ames que nous pouvons sauver, cela n'est pas bien, car pour chaque homme qu'il y a en cette cité, il y a bien cinquante femmes ou enfans, et si nous mourons, les Sarrasins prendront les femmes et les enfans, et ne les tueront pas, mais les feront convertir à la loi de Mahomet, et ils seront ainsi perdus pour Dieu; mais si, à l'aide de Dieu, quelqu'un pouvoit tant faire auprès des Sarrasins que nous pussions sortir et aller en terre chrétienne, cela me semblerait mieux que d'aller combattre à l'aventure.» Ils s'accordèrent tous à ce conseil. Alors ils prirent Balian d'Ibelin et le prièrent qu'il allât vers Saladin pour savoir quel traité ils pourraient faire. Il y alla et parla à lui. Tandis qu'il parloit à Saladin de rendre la ville, les Turcs firent un assaut, apportèrent des échelles et les dressèrent aux murs. Il y eut bien jusqu'à dix ou douze bannières plantées sur les murs, et ils étoient déjà entrés par l'endroit où le mur étoit miné et tombé. Quand Saladin vit ses hommes et ses bannières sur les murs, il dit à Balian: «Pourquoi me requérez-vous de me rendre la cité et de traiter, quand vous voyez mes gens près d'y entrer? c'est trop tard, car vous voyez bien que la cité est mienne.» Pendant qu'il parloit ainsi, notre Seigneur prêta un tel courage aux Chrétiens qui étoient sur les murs, qu'ils firent reculer et tomber à terre les Sarrasins qui étoient sur les murs, et les en chassèrent jusque hors des fossés. Quand Saladin vit cela il fut très-honteux et dolent; il dit à Balian qu'il s'en retournât, qu'il ne ferait rien de plus 115ce jour-là, mais qu'il revînt le lendemain parler à lui, et qu'il écouterait volontiers ce qu'il voudroit lui dire. Or je vous dirai qu'il avint la nuit que la pierre d'un pierrier frappa si fort à la palissade d'une tranchée, que la palissade tomba et fit un très-grand fracas, dont les sentinelles du camp et de la cité eurent telle peur que chacun commença à crier sauve! sauve! Ceux de la cité crurent que les Sarrasins étoient entrés dedans, et ceux du dehors crurent que les Chrétiens étoient entrés dans le camp.

Les dames de Jerusalem firent prendre cuves et mettre en la place devant le monte Cauviaire, et emplir d'euë froide, et firent lors filles entrer jusqu'au col, et couper lor treices et geter les. Li moines, li provaires et les nonains aloient tuit deschaus pardessus les murs de la cité à procession, et faisoient porter la sainte crois, que li Suriens avoient devant eus; li provoir portoient corpus Domini sur lor chies; mes nostre sire Jesus-Crist ne les voloit oir de priere qu'il feissent, car l'orde puant luxure et lavoutire qui en la cité estoient, ne laissoient monter oraison ne priere devant Dieu. Nostre sire ne le vout plus soffrir, ains netoya si la cité des habitans, qu'il n'i demora homes ne fames, ne enfans, fors deux homes d'aage, qui ne vesquirent guaires après. Or lairons à parler de ce, et dirons de Beleen d'Ibelin qui ala à Salahadin por la cité rendre.

Les dames de Jérusalem firent prendre des cuves et les firent mettre en la place devant le mont Calvaire, les firent emplir d'eau froide, et y firent entrer leurs filles jusqu'au cou; elles leur firent couper et jeter bas leurs tresses. Les prêtres, les moines et les nonnains alloient tout déchaussés par-dessus les murs de la cité en procession, et faisoient porter devant eux la sainte croix, qu'avoient les Tyriens. Les prêtres portoient sur leur tête corpus Domini; mais notre Seigneur Jésus-Christ ne les vouloit pas ouïr, quelques prières qu'ils fissent; car la sale et puante luxure et l'adultère qui étoient en la cité ne laissoient monter devant Dieu oraisons ni prières. Notre Seigneur ne le voulut plus souffrir, et nétoya tellement la cité de ses habitans, qu'il n'y demeura homme ni femme ni enfant, hors deux hommes d'âge qui ne vécurent guère après. Nous cesserons d'en parler, et dirons de Balian d'Ibelin qui alla à Saladin pour rendre la cité.

Quant Beleen vint devant Saladin, il li dist que li Crestiens li rendroient la cité, sauves lor vies. Saladin li respondi qu'il avoit à tart parlé, car quant il lor fist la belle offre de rendre li la ville, il ne le vodrent rendre, et en avoit fait son se-115rement qu'il ne les prendroit mes se à force non; mes s'il se voloient rendre à sa merci, et en sa volonté faire, il les prendroit, autrement non. «Car vous veés bien, dist-il, qu'il n'ont nulle secors, et qu'il ne que prendre en la cité.» Béleen li pria que, por Dieu, eust merci d'eus. Salahadin li respondi: «Sire Belëen, por l'amor de Dieu et de vous, j'aurai merci d'eus en une maniere, et por mon serement sauver il se rendront à moi comme pris à force, et je lor laisserai lor muebles et lor avoirs à faire lor volonté comme du lor; mes lor cors seront en ma prison, et qui racheter se porra et voudra, je l'en lairai aler par rançon dèvisée, et qui ne se porra raaindre, il demorra en ma prison comme pris à force.» Beleen li respondi: «Sire, qu'il seroit le nombre de la raançon?» Saladin li respondi que le nombré seroit tel à povres com as riches, que li hons donroit xx. liv., fame x., et li enfes x., et qui ceste raençon ne porroit paier, il seroit esclaves. Lors li dit Beleen: «Sire, en cette cité en a cun poi de gent qui aidier se puisse, fors les borgois, et à chascun home qu'il i a qui la rançon puisse paier, en i a il cens qui n'auroit mie deux livres; car la cité est tote pleine de gent de ci entor et de menu pueple qui là dedens s'est bouté. Por Dieu, sire, si i metes tel Conseil et tel mesure com les puisse racheter.» Salahadin dit qu'il s'en c0nseilleroit, et que lendemain revenist à lui. Beleen retorna en la cité, et vint au patriarche, et manda tous les barons por dire ce qu'il avoit trové à Salahadin. Quant il lor ot conté, mult furent corociés por le menu pueple de la cité. Ils pristrent conseil et distrent qu'il avoit grant avoir du roi Henri d'Angleterre en l'Ospital, et si pooient tant faire vers les Hospitaliers qu'il eussent cel avoir à racheter une partie du menu pueple, ce seroit bien à faire; ausi com le roi Gui fist tant vers le maistre du 118Temple, qu'il li bailla le tresor au roi d'Angleterre qui estoit en la maison du Temple, dont il loüa chevaliers et serjans qu'il mena en la bataille, et fu pris, et où la vraie crois fu perduë. Lors manda le patriarche, entre lui et Beleen, ceux de l'Ospital, et lor distrent que ainsi avoient parlé ensemble, et voloient avoir le tresor au roi d'Angleterre qu'il avoient en garde, por racheter le menu pueple de la cité, si pooient tant faire vers Salahadin qu'il venissent à raençon. Li commendieres dist qu'il en prendrait conseil à ses freres; et ceus li distrent qu'il gardassent bien quel conseil il en prendroient, que ce seussent il bien certainement, s'il ne lor livreroient l'avoir au roi d'Angleterre por les povres racheter, il le feroient prendre à Salahadin, si ne lor en sauroient gré. Li commendieres en prist conseil à ses freres. Ils distrent que c'estoit bien à faire, et se le36 tresor estoit lor, si vodroient-il bien que l'en en rachetast les povres. Lors vint le maistre de l'Ospital au patriarche et à Beleen, et lor dist qu'il et ses freres voloient bien que le tresor au roi d'Angleterre fust abandonné por racheter les povres gens. Lors prierent tuit à Beleen d'Ibelin qu'il alast à Salahadin, et fist la meillor pes qu'il porroit, et il ala. Salahadin li demanda qu'il estoit venu querre «Sire, dist Beleen, je suis venu à vous por ce dont je vous avoie prié.» Salahadin li respondi que ce qu'il li avoit en convenant qui li tendroit, et s'il ne li eust otroié, il n'en fist noient, car la cité et ce qui a dedens estoit sien.

Quand Balian vint devant Saladin, il lui dit que les Chrétiens lui rendroient la cité pourvu qu'ils eussent la vie sauve. Saladin lui répondit qu'il parloit trop tard, car quand il leur avoit offert de si belles conditions 117pour rendre la ville, ils ne l'avoient voulu rendre, et il avoit fait serment qu'il ne les prendrait plus que par force; s'ils se vouloient rendre à sa merci et pour en faire à sa volonté, à la bonne heure; autrement non; «Car vous voyez bien, dit-il, qu'ils n'ont nul secours, et qu'il n'y a plus rien qui ne soit pris en la cité.» Balian le pria que, pour Dieu, il eût merci d'eux. Saladin lui répondit: «Sire Balian, pour l'amour de Dieu et pour vous, j'aurai merci d'eux en une manière, et pour sauver mon serment ils se rendront à moi comme s'ils étoient pris par force, et je leur laisserai leurs meubles et avoir pour en faire à leur volonté, comme de leur bien; mais leurs corps seront mes prisonniers; et qui pourra et voudra se racheter je le laisserai aller pour une rançon convenue, et celui qui ne se pourra racheter demeurera mon prisonnier comme pris par force.» Balian lui répondit: «Sire, quel seroit le prix de la rançon?» Saladin lui dit que le prix seroit le même pour les pauvres comme pour les riches, que les hommes donneraient vingt livres, les femmes dix, les enfans dix, et que celui qui ne pourrait payer cette rançon seroit esclave. Alors Balian lui dit: «Sire, en cette cité il n'y a que peu de gens qui se puissent aider, hors les bourgeois, et pour un homme qu'il y a qui puisse payer la rançon, il y en a cent qui n'auraient pas deux livres, car la cité est toute pleine de gens du pays d'autour et de menu peuple qui s'est mis là dedans; pour Dieu, Sire, mettez-y telle sagesse et telle modération qu'on se puisse racheter.» Saladin dit qu'il y penserait, et que le lendemain il revînt à lui. Balian retourna en la cité et vint trouver le patriarche, et manda tous les 119barons pour leur dire ce qui s'était passé avec Saladin. Quand il le leur eut conté, ils en eurent grande fâcherie pour le menu peuple de la cité. Ils prirent conseil et dirent qu'il y avoit grand avoir du roi d'Angleterre en l'Hôpital, et que, s'ils pouvoient si bien faire auprès des Hospitaliers qu'ils eussent cet avoir pour racheter une partie du menu peuple, ce seroit bonne chose. C'était ainsi que le roi Gui avoit tant fait auprès du maître du Temple qu'il lui bailla le trésor du roi d'Angleterre qui étoit dans la maison du Temple, avec quoi il prit à sa solde des chevaliers et des hommes d'armes qu'il mena en la bataille où il fut pris et la vraie croix perdue. Alors le patriarche et Balian mandèrent ceux de l'Hôpital et leur dirent ce qu'ils avoient avisé ensemble, et qu'ils vouloient avoir le trésor du roi d'Angleterre qu'ils avoient en garde, pour racheter le menu peuple de la cité, s'ils pouvoient tant faire auprès de Saladin qu'il la reçût à rançon. Le commandeur dit qu'il prendrait conseil de ses frères, et les autres l'avertirent de bien regarder quel conseil il en prendrait, et qu'ils sussent bien certainement que, s'ils ne leur livraient le trésor du roi d'Angleterre pour racheter les pauvres, il seroit pris par Saladin, et qu'on ne leur en saurait nul gré. Le commandeur prit conseil de ses frères; ils dirent que c'était bien fait, que le trésor étoit à eux, et qu'ainsi ils vouloient bien qu'on en rachetât les pauvres. Alors le maître de l'Hôpital vint au patriarche et à Balian, et leur dit que lui et ses frères vouloient bien que le trésor du roi d'Angleterre fût abandonné pour racheter les pauvres gens; alors ils prièrent tous Balian d'Ibelin qu'il allât pour faire 121la meilleure paix qu'il pourroit; et il y alla. Saladin lui demanda ce qu'il étoit venu quérir. «Sire, ditBalian, je suis venu à vous pour ce dont je vous avois prié.» Saladin lui répondit qu'il lui tiendrait les conditions qu'il lui avoit faites, et que, s'il ne les avoit pas déjà octroyées, il n'en ferait rien, car la cité et ce qui étoit dedans étoit à lui.

120«Sire, dist Beleen, por Dieu, metes resnable raançon es povres gens, et je ferai, se je puis, com la vous rendra, car de cent ne ni a pas deus qui cele raançon puisse paier.» Saladin dist que, por Dieu avant, et por li après, i mettroit il raençon resnable qui i porroient avenir. Lors atira que li hons donroit x. liv. et la fame v., et li enfes i. Ainsi fu atiré à la raançon à ceux qui racheter se porroient, et ce qu'il auroient de ramenant, fust mueble ou autre chose, porroient emporter sauvement, ja ne troveroient qui tort lor en fist.

«Sire, dit Balian, pour Dieu, demandez des pauvres gens une rançon raisonnable, et je ferai, si je puis, qu'on vous la paiera, car de cent il n'y en a pas deux qui puissent payer rançon.» Saladin dit que, pour Dieu d'abord, et pour lui ensuite, il se contenteroit d'une rançon raisonnable pour ceux qui pourroient payer rançon. Alors il convint que les hommes donneraient dix livres, les femmes cinq et les enfans une. Ainsi fut convenue la rançon de ceux qui pourraient se racheter, et que ce qu'ils auraient de reste, soit meubles ou autres choses, ils le pourraient emporter en sûreté, et ne trouveraient personne qui leur en fît tort.

Après dist Beleen à Salahadin: «Sire, vous avez atiré la raançon à riche, or devés atirer la raançon as povres; car il i en a tex vingt mille qui ne porroient paier la raençon d'un home. Por Dieu mettés-i raison, et je porchacerai au Temple et à l'Ospital, et as borgois, qu'il seront delivrés.» Salahadin dist qu'il i mettroit volontiers raison, et que cent mille besans lairoit tous les povres aler. «Sire, dit Beleen, quant tuit cil qui racheter se porroient seront racheté, ne leur remaindroit-il mie la moitié de la raençon que vous demandés as povres.» Salahadin dist que autrement ne le feroit. Lors se pensa Beleen qu'il ne feroit mie marchié de tot racheter ensemble; car s'il en avoit racheté une partie, espoir i auroit raison 122de l'autre, à l'aide de Dieu. Lors demanda à Salahadin por combien il auroit sept mille homes quittes et delivrés. Salahadin dist por cinquante mille besans. «Sire, ce dit Beleen, ce ne porroit estre, mes por Dieu, metés-i mesure.» Tant parlerent ensemble qu'il firent marchié à trente mille besans de sept mille homes, et que l'en conteroit deux fames por un home, et dix enfans por un home qui d'aage ne seroient. Quant ainsi fu atiré, Salahadin mist jor de lor choses vendre et engagier et de lor raençon paier, et cil terme fu de cinquante jors, et qui puis les cinquante jors seroit trové dedens la cité, cors et avoir demorroit à Salahadin, et quant il seroient hors de la cité, il les feroit conduire sauvemeut à la crestienté, et dit à Beleen que tuit cil de la cité qui armes auraient s'armassent, et que s'il avenoit que larron ne rebeor se meissent entr'eus, qu'il les defendissent et gardassent les destrois, tant que li desarmes fussent passés.

Après Balian dit à Saladin: «Sire, vous avez fixé la rançon des riches; maintenant vous devez fixer la rançon des pauvres, car il y en a bien vingt mille qui ne pourroient payer la rançon d'un homme. Pour Dieu mettez y de la raison, et je tâcherai de faire, auprès du Temple, de l'Hôpital et des bourgeois, tant qu'ils seront délivrés.» Saladin dit qu'il y mettrait volontiers de la raison, et que pour cent mille besans il laisseroit aller tous les pauvres. «Sire, dit Balian, quand tous ceux qui peuvent se racheter se seront rachetés, il ne restera pas la moitié de la rançon que vous demandez aux pauvres.» Saladin 123dit qu'il ne feroit pas autrement. Alors Balian pensa qu'il ne feroit pas un bon marché à tout racheter ensemble, car s'il en avoit racheté une partie, il espéroit avoir le reste à meilleur compte avec l'aide de Dieu. Alors il demanda à Saladin pour combien il délivrerait sept mille hommes. Saladin dit: Pour cinquante mille besans.—Sire, dit Balian, ce ne pourroit être; mais, pour Dieu, mettez y de la raison.» Ils parlèrent tant ensemble, qu'ils firent marché pour trente mille besans pour sept mille hommes, et que l'on compteroit deux femmes pour un homme, et pour un homme aussi dix enfans qui ne seroient pas d'âge. Quand tout fut ainsi arrangé, Saladin donna un temps pour vendre et engager leurs effets et payer leur rançon. Le terme fut de cinquante jours, et celui qui après les cinquante jours seroit trouvé dans la cité, demeureroit à Saladin, corps et avoir. Il promit que, quand ils seroient hors de la cité, il les feroit conduire sûrement en terre de Chrétiens, et il dit à Balian que tous ceux qui avoient des armes s'armassent, et que s'il arrivoit que larrons ou voleurs se missent parmi eux, ils se défendissent contre eux et gardassent les passages jusqu'à ce que les désarmés fussent passés.

Quant la chose fu ainsi atirée, Beleen prit congié de Salahadin, et s'en retorna en la cité. Le patriarche manda les Templiers, les Hospitaliers et les borgois de la cité por oir l'atirement que Beleen avoit fait vers Salahadin. Il vindrent là, et Beleen lor conta tot ainsi com il avoit fait. Il dist que bien lor agreoit, car miex ne pooit faire. Lors envoia l'en les clés des portes à Salahadin. Quant il les out, mult en fu lies et rendi grace à Dex. Il envoya gardes en la tor David, et fist metre sa baniere desus, et totes les portes de la cité 124fermer, fors une: ce fu la porte David. Là mit-il chevaliers et serjans, que nul Crestien n'en issist, et par là entroient et issoient li Sarazins por acheter ce que les Crestiens avoient à vendre. Le jor que la cité de Jerusalem fu rendue estoit vendredi, et fu feste Saint Legier, qui est le second jor d'octembre en l'an de l'incarnation Nostre Seigneur mil cent et quatre-vingt et huit. Quant Salahadin ot bien fait garnir la tor David et les portes de la cité, il fist crier qu'il portassent lor raençon à la tor David, et la livrassent à ses baillis qu'il i ot mis por la raençon recevoir, et n'attendissent mie que les cinquante jors fussent passés; car qui puis les cinquante jors seroit trové, cors et avoir demorcroit. Le patriarche et Beleen alerent à l'Ospital, si furent prendre trente mille besans et porter à la tor David por la raençon de sept mille homes povres. Quant les trente mille besans furent païés, ils manderent les borgois de la cité, et quant ils furent venus, si pristrent de chacune rue deus des plus prodomes qu'il savoient, et lor firent jurer, sur sain, qu'il n'espargneroient home ne fame, por haine ne por amor, qu'il ne li feissent jurer combien il auroit, et qu'il n'en retenroit fors tant com il convendroit por aler à la crestienté, qu'il en rachetastent les povres gens. L'on mist escrit le nombre des povres qui estoient en chacune ruë, et com porroit, selon ce qu'il estoient, prendre un plus, autre moins. Si atirerent iluec le nombre de sept mille homes. Lors mist l'on les sept mille homes tous hors de la cité de Jerusalem. Quant il furent hors de la cité, ne parut guaire au remanant. Après manderent le patriarche et Beleen, les Templiers et les Hospitaliers et les borgois, et lor prierent, por Dieu, qu'il meissent conseil à racheter les povres gens qui ramés estoient en Jerusalem. Il aidierent, mes non pas tant com il deussent, car 126il n'avoient ore mie paor com lor tousist à force le lor, puisque Salahadin les avoit asseurés; car autrement il se fussent mult plus elargis vers les povres, et de ce qu'ils pristrent des povres qui s'en furent issus, du sourplus de lor despens il racheterent aucuns povres homes, mes ne vous en dirai pas le nombre.

Quand la chose fut ainsi arrêtée, Balian prit congé de Saladin, et s'en retourna en la cité. Le patriarche manda les Templiers, les Hospitaliers et les bourgeois de la cité pour ouïr l'arrangement que Balian avoit fait avec Saladin. Ils y vinrent, et Balian leur conta tout ainsi comme il l'avoit fait. Ils dirent que cela leur convenoit bien, car il ne pouvoit mieux faire. Lors on envoya les clefs des portes à Saladin; quand il les eut, il en fut joyeux et rendit grâces à Dieu. Il envoya 125des gardes à la tour de David, et fit mettre sa bannière dessus et fermer toutes les portes de la cité, hors une: ce fut la porte de David. Il y mit des chevaliers et hommes d'armes, afin qu'aucun Chrétien n'en sortît, et par là entroient et sortaient les Sarrasins pour acheter ce que les Chrétiens avoient à vendre. Le jour que la cité de Jérusalem fut rendue étoit un vendredi et fête de saint Léger, qui est le second jour d'octobre, l'an de l'incarnation de notre Seigneur 118837. Quand Saladin eut bien fait garnir la tour de David et les portes de la cité, il fit crier qu'ils portassent leur rançon à la tour de David, et la livrassent à ses baillis qu'il y avoit mis pour recevoir la rançon, et qu'ils n'attendissent pas que les cinquante jours fussent passés, car celui qui seroit trouvé après les cinquante jours demeurerait, corps et avoir. Le patriarche et Balian allèrent à l'Hôpital; ils firent prendre et porter à la tour de David trente mille besans pour la rançon de sept mille hommes pauvres. Quand les trente mille besans furent payés, ils mandèrent les bourgeois de la cité, et quand ils furent venus, ils prirent de chaque rue deux des plus prud'hommes qu'ils savoient, et leur firent jurer; sur les choses saintes, qu'ils n'épargneraient ni homme ni femme par haine ou par amour, mais feraient déclarer, par serment, à chacun ce qu'il avoit, et lui feraient jurer de n'en retenir que ce qu'il faudroit pour arriver en terre chrétienne, et du reste rachèteraient les pauvres gens. On mit par écrit le nom des pauvres qui étoient dans chaque rue, et, selon ce qu'ils étoient, on prenoit plutôt l'un que l'autre. On fit ainsi le nombre de sept mille hommes. 127On les mit tous hors de la cité de Jérusalem, et quand ils furent tous hors de la cité, il n'y parut guère sur ce qui restait. Après cela le patriarche et Balian mandèrent les Templiers, les Hospitaliers et les bourgeois, et les prièrent, pour Dieu, qu'ils avisassent à racheter les pauvres gens qui étaient restés en Jérusalem; ils y aidèrent, mais non pas tant comme ils l'auroient dû, car ils n'avoient plus peur qu'on leur prît par force ce qu'ils avoient, puisque Saladin le leur avoit assuré; autrement ils se fussent montrés plus larges envers les pauvres; et de ce qu'ils prirent aux pauvres qui étaient sortis, sur le surplus de ce qu'il leur falloit pour leur route, ils rachetèrent quelques pauvres hommes, mais je ne vous en dirai pas le nombre.

Or vous dirai comment Salahadin fist garder la cité de Jerusalem, porce que li Sarazins ne feissent tort ne outrage as Crestiens qui en la cité estoient. Il mist en chacune des ruës deus chevaliers et dix serjans por garder la cité, et il la garderent si bien conques n'oi on parler de mesprison qui fust faite as Crestiens; et à la mesure qu'il issoient de Jerusalem, se logoient devant l'ost des Sarrazins, si qu'il n'avoit pas un trait d'arc des uns as autres. Salahadin faisoit l'ost des Crestiens garder jor et nuict, com ne lor feist ennui, ne que larrons ne si embatissent. Quant tuit cil qui racheté furent, furent hors de la cité de Jerusalem, i remest-il mult de povres gens encore. Lors vint Salphedin à Salahadin, son frere, et li dist: «Sire, je aidié à conquerre la terre et la cité, si vous pri que vos me données mille esclaves de ceus qui en la cité sont.» Salahadin li demanda qu'il en voloit faire. Il dist qu'il en feroit son plaisir. Cil li dona, et manda à sis baillis qu'il li delivrassent mille esclaves, et cil si firent.

Or je vous dirai comment Saladin fit garder la cité de Jérusalem, pour que les Sarrasins ne fissent ni tort ni outrage aux Chrétiens qui étaient dans la cité. Il mit dans chacune des rues deux chevaliers et dix hommes d'armes pour garder la cité, et ils la gardèrent si bien qu'on n'ouït parler d'aucune injure faite aux Chrétiens; et à mesure qu'ils sortaient de Jérusalem, ils se logeoient devant le camp des Sarrasins, de manière qu'il n'y avoit pas un trait d'arc des uns aux autres. Saladin faisoit garder jour et nuit le camp des Chrétiens pour qu'on ne leur fît aucun chagrin, et que les larrons n'y entrassent point. Quand tous ceux qui furent rachetés furent hors de la cité de Jérusalem, il y resta encore beaucoup de pauvres gens. Alors Salphedin vint à Saladin, son frère, et lui dit: «Sire, j'ai aidé à conquérir la terre et la cité, je vous prie donc que vous me donniez mille esclaves de ceux qui sont en la cité.» Saladin lui 129demanda ce qu'il en vouloit faire, et il dit qu'il en feroit à son plaisir. Saladin les lui donna, et manda à ses baillis qu'ils lui délivrassent mille esclaves; et ainsi firent.

128Quant Salphedin ot les mille povres, il les delivra por Dieus. Après le patriarche pria Salahadin que por Dieu li dona des povres qui ne se pooient racheter. Salahadin l'en dona sept cens. Le patriarche les delivra. Après demanda Beleen à Salahadin des povres. Il li en dona cinq cens, et Beleen les deslivrast. Lors dist Salahadin à ses gens: «Salphedin mon frere a faite s'aumosne, et le patriarche et Beleen: or veil-je faire la moie.» Lors commanda à ses baillis qu'il feissent ouvrir la posterne devers Saint Ladre, et fist crier par la cité que toutes les povres gens ississent hors, et commanda que, s'il i en avoit nul entre ces povres qui racheter se peult, con li tousist, et l'emmenast l'on en prison, et les jones homes et les joues fames meist l'on entre deus murs, et les vieilles gens meist l'on hors de la cité. Cele enqueste et ce metre hors dura dès soleil levant jusqu'à soleil couchant, et furent mis hors par la posterne. Tele ausmone fist Salahadin as povres gens sans nombre. Après conta l'on ceus qui demorés estoient, si en trova l'on encore onze mille. Le patriarche et Beleen vindrent à Salahadin, et li prierent por Dieu qu'il les tenist en hostages et deslivrast la povre gent tant que eussent porchacié lor racnçon à la crestienté, dont il seraient racheté. Salahadin dist qu'il ne recevrait mie deus homes por onze mil, et qu'il plus n'en parlassent, et il ne firent.

Quand Salphedin eut les mille pauvres, il les délivra pour Dieu. Après le patriarche pria Saladin que, pour Dieu, il lui délivrât des pauvres qui ne se pouvoient racheter; il lui en donna sept cents. Le patriarche les délivra. Après Balian demanda à Saladin des pauvres; il lui en donna cinq cents; et Balian les délivra. Alors Saladin dit à ses gens: «Salphedin, mon frère, a fait son aumône, et le patriarche et Balian ont fait la leur, maintenant je veux faire la mienne.» Lors il commanda à ses baillis qu'ils tissent ouvrir la poterne devers Saint-Ladre, et fit crier par la cité que tous les pauvres gens sortissent dehors, et commanda, s'il y en avoit parmi ces pauvres qui pussent se racheter, qu'on les prît et qu'on les emmenât en prison; que l'on mît les jeunes hommes et les jeunes femmes entre deux murs, et les vieilles gens hors de la cité. Cette enquête et ce mettre-hors durèrent depuis le soleil levant jusqu'au soleil couchant, et ils furent mis dehors par la poterne. Saladin fit cette aumône à de pauvres gens sans nombre. Après on compta ceux qui étoient demeurés, et on en trouva encore onze mille. Le patriarche et Balian vinrent à Saladin, et le prièrent, pour Dieu, qu'il les tînt eux-mêmes en otage, et qu'il délivrât les pauvres gens jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu de la chrétienté leur rançon pour les racheter. Saladin dit qu'il ne recevroit pas deux hommes pour onze mille, et qu'ils ne lui en parlassent plus; et ainsi firent.

Une grant cortoisie fist Saladin, car les dames les bor-130goises, les filles as chevaliers qui fuies s'en furent en Jerusalem, à cui lor seignors orent esté pris et mors en la bataille, quant eles furent issues de Jerusalem et rachetées, si alerent devant Salahadin crier li merci. Quant Salahadin les vit, il demanda qui eles estoient, et l'on li dist que c'estoit les fames et les filles as chevaliers qui furent mors et pris en la bataille. Il demanda que eles voloient. Eles li distrent que, por Dieu, eust merci d'eus, qui avoient lor barons en prison et lor terres perduës, et que Dieu i meist conseil et aide. Quant Saladin les vit plorer, si en ot grant pitié, et dist as dames que eles enquisisent se lor seignors estoient vif, et quant qu'il en auroit en la prison, il les feroit delivrer: et delivrés furent quant que l'on en trova. Aprés comanda que l'on donast as dames et as demoiselles cui pere et cui seignor estoient mors, largement du sien, as unes plus, as autres mains, selonc ce que eles estoient. L'en lor dona tant qu'eles s'en loerent à Dieu et au siecle du bien et de l'onor que Salahadin lor avoit fait.

Saladin fit une grande courtoisie, car les dames 131bourgeoises, les filles des chevaliers qui s'étoient enfuies en Jérusalem, et dont les seigneurs avoient été pris et tués en la bataille, quand elles furent sorties de Jérusalem et rachetées, allèrent devant Saladin lui crier merci. Quand Saladin les vit il demanda qui elles étoient et, on lui dit que c'étaient les femmes et les filles des chevaliers qui avoient été tués et pris en la bataille; et il demanda ce qu'elles vouloient; elles lui dirent que, pour Dieu, il eût merci d'elles qui avoient leurs barons en prison et leurs terres perdues, et que Dieu leur donnât aide et conseil. Quand Saladin les vit pleurer, il en eut grande pitié, et leur dit de s'enquérir si leurs seigneurs étaient vivans, et qu'autant qu'il en auroit dans ses prisons, il les feroit délivrer; et furent délivrés tous ceux que l'on trouva. Après il commanda que l'on donnât largement du sien aux dames et demoiselles dont les pères ou les seigneurs étaient morts, aux unes plus, aux autres moins, selon ce qu'elles étaient. On leur en donna tant qu'elles se louèrent à Dieu et au monde du bien et de l'honneur que Saladin leur avoit faits.

Quant tuit les Crestiens furent issus hors de Jerusalem, cil qui issir en durent, si se merveillerent mult li Sarasins dont tel pueple estoit venu. Il distrent à Salahadin que si grant pueple estoit issu de la cité, qu'il ne porroit aller ensemble. Salahadin commanda com les partist en quatre parties38, et que le Temple menast une des parties et l'Ospital l'autre, et le patriarche et Beleen la tierce. Quant il ot ainsi atirée lor muete, il bailla à chascune partie cinquante chevaliers 132pour conduire les sauvement entre crestienté. Si vous dirai comment il les conduisoient et gardoient. Li vingt cinq chevaliers faisoient l'avant-garde; cil qui l'avant-garde faisoient, quant il avoit mangié, se couchoient dormir, et faisoient donner provende à lor chevaux de jor. Quant il avoient soupé, il montoient sor lor chevaus, et aloient toute nuit entre les Crestiens, que Sarrazins robeors ne s'enbatissent entr'eus. Cil que l'arriere-garde faisoient, quant il veoient home ne fame ne enfant recreu, il faisoient lor escuier descendre àpié, et porter les recreus jusques as herberges, eus-meismes portoient les enfans devant eus et deriere sus lor chevax. Quant il venoient as herberges, et il avoient soupé, si se couchoient dormir, et cil qui avoient fait le jor l'avant-garde faisoient l'endemain l'ariere-garde, et quant ce venoit as destroit là où il se doutoient, il faisoient armés les Crestiens qui armes avoient, et garder les destroits, tant que tuit fussent passés. Quant il estoient herbergié, li vilain de la terre aportoient viande à grant plente, si que li Crestiens en avoient grant marchié. De ces trois routes qui ainsi estoient atirée, menerent li Templiers une, li Ospitaliers l'autre, et le patriarche et Beleen la tierce. Por ce demora le patriarche et Beleen an derniere, qu'il cuidoient tous vaincre Saladin par prieres des Crestiens qui ariere demoroient.

Quand tous les Chrétiens qui devoient sortir de Jérusalem en furent sortis, les Sarrasins émerveillés ne savoient d'où pouvoit venir tout ce monde; ils dirent à Saladin qu'il était sorti tant de gens de la cité qu'ils ne pourroient aller ensemble. Saladin commanda qu'on les séparât en trois parts; que les chevaliers du Temple menassent une des parts, ceux de l'Hôpital l'autre, le patriarche et Badian d'Ibelin la troisième. Quant il eut ainsi divisé leur troupe, il donna à chaque part cinquante chevaliers pour les conduire sûrement en terre chrétienne; et je vous dirai comment ils les 133conduisoient et gardoient. Vingt-cinq chevaliers faisoient l'avant-garde. Ceux qui faisoient l'avant-garde, quand ils avoient mangé, se couchoient pour dormir, et faisoient donner la nourriture à leurs chevaux pendant le jour; quand ils avoient soupe, ils montaient sur leurs chevaux, et alloient toute la nuit parmi les Chrétiens afin que des voleurs sarrasins ne vinssent pas se fourrer entre eux. Ceux qui faisoient l'arrière-garde, quand ils voyoient hommes ou femmes ou enfans lassés, faisoient descendre leurs écuyers à pied, et faisoient porter les fatigués jusqu'au lieu d'héberger, et eux-mêmes portaient les enfans devant eux ou derrière sur leurs chevaux. Quand ils venoient au lieu d'héberger, et qu'ils avoient soupé, ils se couchoient pour dormir, et ceux qui avoient fait le jour l'avant-garde faisoient le lendemain l'arrière-garde. Et quand on venoit à quelque passage dont ils se méfioient, ils faisoient armer les Chrétiens qui avoient des armes, et leur faisoient garder le passage jusqu'à ce que tous fussent passés. Quand ils étaient hébergés, les vilains du pays apportaient des vivres en si grande abondance que les Chrétiens en avoient bon marché. De ces trois troupes qui ainsi étaient ordonnées, les Templiers menèrent l'une, les Hospitaliers l'autre, et le patriarche et Balian d'Ibelin la troisième. Le patriarche et Balian demeurèrent les derniers parce qu'ils espéraient obtenir de Saladin, par des prières, tous les Chrétiens qui demeuroient en arrière.

Ainsi les fist conduire Salahadin sauvement, tant com sa terre dura, jusqu'en la terre de Triple; et quant il vindrent devant Triple, le cuens de Triple fist les portes fermer, et n'en laissa nul entrer ens, ains fist de ses chevalier issir as chans, 134et fist prendre tos les riches borgois, lor fist tollir lor avoir que Salahadin lor avoir laissié. Le plus des povres gens s'en alerent en la terre d'Antioche et d'Ermenie, l'autre partie demora devant Triple, qui puis i entrerent. Ainsi ne furent raie recueilli cil d'Escalone des chastiaus entor quant il alerent iverner en Alixandre; car quant li Crestiens vindrent devant Alixandre, le baillif les fist herbergier et faire bones lices entor ens, et les fist garder par jor et par nuit, com ne lor feist ennuis ne domage: là ivernerent mult aise jusques au mars qu'il entrerent en mer por passer en la terre des Crestiens.

Saladin les fit ainsi conduire sûrement, tant que ce fut en son pays, jusqu'au pays de Tripoli; et quand ils vinrent à Tripoli, le comte de Tripoli fit fermer les portes et n'en laissa entrer aucun, mais fit sortir 135de ses chevaliers aux champs, et fit prendre tous les riches bourgeois et leur fit ôter leur avoir que Saladin leur avoit laissé. Le plus grand nombre des pauvres gens s'en allèrent à la terre d'Antioche et d'Arménie; le reste demeura devant Tripoli; et depuis ils y entrèrent. Ceux d'Ascalon ne furent point aussi recueillis dans les châteaux d'alentour, si bien qu'ils allèrent hiverner à Alexandrie; et quand les Chrétiens vinrent devant Alexandrie, le bailli les fit camper et faire de bonnes barrières autour d'eux, et les fit garder le jour et la nuit afin qu'on ne leur causât ni chagrin ni dommage. Ils hivernèrent là fort à l'aise jusqu'en mars qu'ils se mirent en mer pour entrer en la terre des Chrétiens.

Or vous dirai que cil d'Alixandre faisoient. Li prodome sarrazin de la cité d'Alixandre issoient chascun jor hors, et faisoient grant dons as povres crestiens de pain et de deniers. Li riche home qui deniers avoient les emploioient en marchandises qu'il mistrent es nes quant il passerent mer, où il guaignerent grant avoir. Or vous dirai quele aventure il lor avint. Il ivernoient au port d'Alixandre trente huit nes de Pisans et de Genevois et de Venitiens et d'autre gent, dont il orent au mars grant marchié de passage. Quant vint au mars, et cil furent recueilli es naves qui les orent loüées, si demora bien mil povres crestiens qui n'orent de quoi loer lor naves, ne d'acheter viandes por metre es naves. Les seignors des naves vindrent au baillif d'Alixandre, et s'aquiterent bien de ce qu'il devoient, et distrent qu'il lor feist delivrer lor tres et lor gouvernaus; car quant il auroient tans et vent, il s'en voudroient aler. Le baillif lor dist que lor tres et gouvernaus ne lor rendroit-il mie jusques à tant qu'il auroient mis les povres crestiens tous en lor naves. Il 136distrent qu'il ne les i metroient mie, qu'il n'avoient naves louées ne viandes achetées por eus. «Qu'en voulés-vous donc faire?» dist le baillif. Il distrent qu'il les lairoient, ne ja d'eus mener ne s'entremetroient. Le baillif lor demanda s'il estoient crestiens. Il distrent oïl. «Et comment, dit le baillif, les voles-vous ci laissier por estre esclaves à Salabadin? ce ne puet estre, mener les vous convient. Je vous dirai que je ferai por Dieu et por eus, je lor donnerai pain et euë assés, et vous les mettrés es naves; car autrement ne poves-vous avoir vos gouvernails et vos tres.» Quant li mariniers virent qu'autrement ne porroient chevir, si distrent qu'il les passeroient. «Vous me jurerez, sus saints, que vous bien et loiaument les menrés en crestienté, ne que par force que je vous aie faite d'eus mener, ne les arriverés fors là où vous arriverés les riches homes, ne mal ne lor ferés. Et se je puis savoir que vous lor aies fait honte ne vilainie, je m'en prendrai as marcheans de vostre terre qui vendront en cest pais.» Ainsi s'en alerent li Crestiens sauvement qui par terre des Sarrasins alerent iverner en Alixandre. Or vous dirai que Salahadin fist.

Or je vous dirai ce que faisoient ceux d'Alexandrie. Les prud'hommes sarrasins de la cité d'Alexandrie sortoient chaque jour hors la ville, et faisoient de grands dons aux pauvres chrétiens en pain et deniers. Les hommes riches qui avoient des deniers les employoient en marchandises qu'ils mirent dans les navires quand ils passèrent la mer, et y gagnèrent grand avoir. Or je vous dirai quelle aventure il leur avint. Il y avoit, pour hiverner, auprès d'Alexandrie trente-huit navires de Pisans, de Génois, de Vénitiens et d'autres nations, dont ils eurent, au mois de mars, grand marché pour leur passage. Quand vint le mois de mars, et que ceux qui avoient loué les navires y furent entrés, il demeura bien mille pauvres chrétiens qui n'avoient de quoi louer des navires ni acheter des vivres pour les y mettre. Les maîtres des navires vinrent au bailli d'Alexandrie s'acquitter de ce qu'ils devoient, et le requirent de leur faire rendre 137leurs voiles et leurs gouvernails, car dès qu'ils auraient bon temps et bon vent ils vouloient s'en aller. Le bailli leur dit qu'il ne leur rendrait pas leurs voiles et leurs gouvernails jusqu'à ce qu'ils eussent mis dans leurs navires tous les pauvres chrétiens. Ils dirent qu'ils ne les y mettraient pas, qu'ils n'avoient pas loué de navires ni acheté de vivres. «Qu'en voulez-vous donc faire?» dit le bailli. Ils dirent qu'ils les laisseroient, et ne se chargeraient pas de les prendre. Le bailli leur demanda s'ils étoient chrétiens: ils dirent oui. «Comment, dit le bailli, les voulez-vous laisser ici pour être esclaves de Saladin? Ce ne peut-être; il vous les faut mener. Je vais vous dire ce que je ferai pour Dieu et pour eux: je leur donnerai du pain et de l'eau ce qu'il leur en faudra, et vous les mettrez dans les navires, car autrement ne pouvez-vous avoir vos gouvernails et vos voiles.» Quand les mariniers virent qu'ils ne pouvoient s'en tirer autrement, ils dirent qu'ils les passeraient. «Vous me jurerez, sur les saints, que vous les mènerez bien et loyalement en la chrétienté, et que, parce que je vous ai forcé de les emmener, vous ne les descendrez pas à terre, si ce n'est au lieu où vous y descendrez les hommes riches, et vous ne leur ferez pas de mal; et si je puis savoir que vous leur ayez fait honte ou vilainie, je m'en prendrai aux marchands de votre terre qui viendront en ce pays.» Ainsi s'en allèrent sûrement les Chrétiens qui, à travers le pays des Sarrasins, vinrent hiverner en Alexandrie. Maintenant je vous dirai ce que fit Saladin.

Salahadin, quant il ot pris Jerusalem, et en ot envoié la premiere partie des Crestiens par les Templiers, il ne se vout 138partir de Jerusalem devant qu'il eust esté au Temple et aoré, et que li Crestien fust tuit hors. Il ot mandé à Damas por eue rose assés por le Temple laver ains qu'il voisist entrer. Si, com l'en dit, il en i ot quatre chamiex ou cinq tous chargiés; mes ançois qu'il fist le Temple laver de cele eue rose, ne qu'il i entrast, fist-il abatre une grant crois dorée à terre qui sus le temple estoit, et la lierent li Sarrazins à cordes, et la trainerënt jusques à la porte de la tor David. Là la depecierent, et grant hucrie firent après la crois, com il la trainoient; je ne di pas que ce fu par le commendement de Salahadin. Quant le Temple fu lavé, Salahadin entra eus, et rendi graces à Dieu de ce qu'il li ot presté seignorie sur sa maison. Après envoia une partie de son ost por aseoir Sur, et l'autre devant Jerusalem, tant que tuit les Crestiens qui aler s'en devoient en furent issus; puis s'en ala après son ost qu'il ot envoié à Sur.

Saladin, quand il eut pris Jérusalem et qu'il eut renvoyé la première partie des Chrétiens par les Tem-139pliers, ne voulut pas partir de Jérusalem avant qu'il eût été au Temple et fait ses adorations, et que les Chrétiens fussent tous dehors. Il avoit envoyé chercher à Damas assez d'eau-rose pour laver le Temple avant qu'il y voulût entrer, et l'on dit qu'il y en eut quatre ou cinq chameaux tout chargés; mais avant qu'il fit laver le Temple de cette eau-rose, ni qu'il y entrât, il fit abattre à terre une grande croix dorée qui étoit sur le Temple. Les Sarrasins la lièrent avec des cordes, et la traînèrent jusqu'à la porte de la tour de David; là ils la dépecèrent et firent de grandes huées après la croix comme ils la traînoient: je ne dis pas que ce fût par le commandement de Saladin. Quand le Temple fut lavé, Saladin y entra et rendit grâces à Dieu de ce qu'il lui avoit prêté seigneurie sur sa maison; puis il envoya une partie de son armée pour assiéger Tyr; l'autre resta devant Jérusalem jusqu'à ce que tous les Chrétiens qui devoient en sortir fussent sortis; puis il alla vers sort armée qu'il avoit envoyée devant Tyr.

Quant Salahadin vint devant Sur, il manda le marchis de Montferrat. L'on li amena. Lors manda à Coraut, le fils au marchis, qu'il avoit pris Jerusalem, et s'il li vojoit rendre Sur, il li rendrait son pere et donroit grant avoir. Le marchis li manda qu'il fist au miex qu'il pourrait, que Sur ne li rendrait-il ja, ains la tendrait bien, à l'aide de Dieu, encontre lui. Lors envoya Salahadin en Acre, et fist armer quatorze galies et venir devant Sur por garder la mer que viande ni peust entrer, et fist drecier vers terre quatorze que perrieres que mangoniaus qui getoient par jor et par nuit, mes ne firent gaires lor preu, et si n'estoit jor que nos Crestiens ne feissent saillies sur les Sarrazins deus ou trais fois, et tot ce faisoit faire 140un chevalier d'Espaigne qui en Sur estoit, qui portoit une armes vertes, dont il avenoit, quant il issoit devant, que li Sarrazins de l'ost s'estormissoient plus por veoir son biau contenement que por autre chose; si l'apeloient li Turc le vert chevalier. Il portoit une chaînes de fer sus son aiume. Le marchis fist faire vessiaus de cuir covers en telle maniere com les menoit bien prés de terre. Si ot arbalestriers dedens; si i furent les fenestres par où il traioient. Ces vaisseaux firent mult mal as Sarrazins, que galies n'autres vaissiaus n'osoient approchier d'eus, et ces vaissiaus appelloit l'on Barbotes. Quant le marchis vit qu'il fu assis par mer et par terre, il fist armer un batel, et issi fors par nuit, et l'envoia à Triple au conte, et li manda qu'il le secorust do gens et de viandes.

Quand Saladin vint devant Tyr il envoya chercher le marquis de Montferrat; on le lui amena. Alors il manda à Conrad, le fils du marquis, qu'il avoit pris Jérusalem, et que s'il vouloit lui rendre Tyr, il lui rendroit son père et lui donneroit grand avoir. Le marquis lui manda qu'il fit du mieux qu'il pourrait, qu'il ne lui rendroit pas Tyr, mais la tiendroit bien contre lui avec l'aide de Dieu. Alors Saladin envoya à Acre, et fit armer quatorze galères, et les fit venir devant Tyr pour garder la mer afin qu'il n'y pût entrer de vivres, et fit dresser sur terre quatorze tant pierriers que mangoneaux, qui lançoient de jour et 141de nuit; mais ils n'y firent guère de profit, et il n'étoit pas de jour que nos Chrétiens ne fissent deux ou trois sorties sur les Sarrasins; et tout cela étoit conduit par un chevalier d'Espagne qui étoit en la ville de Tyr, et qui portait une armure verte; dont il arrivoit que quand il sortait devant la ville, les Sarrasins du camp couroient en foule plus pour voir son beau déportement que pour autre chose. Les Turcs l'appeloient le vert chevalier. Il portait une chaîne de fer sur son haume. Le marquis fit faire des vaisseaux de cuir couverts de telle manière qu'on les menoit bien près de terre. Il y avoit dedans des arbalétriers, et il y avoit des fenêtres par où ils tiroient. Ces vaisseaux firent beaucoup de mal aux Sarrasins: ni galères ni autres vaisseaux n'osoient en approcher, et on les appeloit Barbotes. Quand le marquis vit qu'il étoit assiégé par mer et par terre, il fit armer un vaisseau, le fit sortir pendant la nuit, et l'envoya à Tripoli au comte, lui mandant qu'il le secourût de gens et de vivres.

Quant le cuens de Triple oi ce que le marchis li demandent, il fist armer vingt galies, et mist ens chevaliers et viandes, si les envoia à Sur; mes Dieu ne vout que eles i entrassent. Car, quant il vindrent à deus milles de Sur, une tourmente leva qui les depeça bien la moitié et les rebouta à Triple, mes ni out nulli peri.

Quand le comte de Tripoli ouït ce que le marquis lui demandoit, il fit armer vingt galères et mit dedans des chevaliers et des vivres, et les envoya à Tyr, mais Dieu ne voulut pas qu'elles y entrassent, car, quand elles vinrent à deux milles de Tyr, il s'éleva une tourmente qui les brisa bien à moitié et les repoussa à Tripoli; mais il n'y périt personne.

Quant le marchis vit qu'il n'avoit point de secors, si pria Dieu qu'il le conseilla, et il si fist si comme vous oirés. Il avint qu'il ot un vaslet en l'ost Salahadin, fils d'un amiraut, qui se coroça à son pere, et s'en entra dedens Sur, et devint crestien. Or vous dirai que le marchis fist quant le vaslet ot esté une piece dedens 142Sur. Le marchis fist faire une letre de par cel vaslet qui crestien fu devenu, qu'il mandoit à Salahadin com à son seignor, et li mandoit qu'il savoit toute la covine de Sur, et que li Crestiens s'en devoient la nuit fuir, et, s'il ne le voloit croire, feist faire escout, qui orroit la noise au port. Quant les lettres furent faites, le marchis les fist lier au fust d'une sajete, et la fist par un serjant traire en l'ost. Quant li Sarrazins virent la sajette et les lettres, si la pristrent et portèrent à Salahadin. Il fist lire les letres, et sous que eles disoient. Il le fist savoir as amiraus, et mist de sa meillor gent en galies por estre à l'encontre des Crestiens. Le marchis fist garnir la tour qui estoit sus la maistre porte de Sur, et mist garnison as murs, porce que se li Sarrazins vousist monter par eschieles as murs, qu'il les defendissent, et commanda as garnisons qu'il se tenissent tuit coi, com ne les oist ne tant ne quant, ne ne veist devant que mestier en seroit. Aprés fist fermer les portes des barbacanes; si ni laissa nul home, ains furent toute jor tuit coi dedens la cité. Quant il ot ainsi garni les murs et la tour, il ala au port et fist se galies bien armer, et commanda que tuit cil qui armes porroient porter fussent la nuit au port, et il si furent. Si grant noise firent tote nuit. Lors s'aperçurent li Sarrazins que ce com lor avoit mandé estoit voir. Si s'armèrent d'autre part, et entrerent es galees por estre à l'encontre des Crestiens. Au point du jor vindrent li Sarrazins au port. Les chaaines estoient avalées, porce qu'il voloient que les galies entrassent ens. Les trois tors qui estoient à la chaaine estoient bien garnies de gens qui mult bien se firent le jor. Quant le marchis vit qu'il ot entré tant de galies dedans le port, il fist lever la chaaine, et prit cinq galies qui i entrerent, et occis tous ceus qui dedens estoient; aprés fist garnir ces cinq galies de chevaliers et de serjans, et les deus avec qu'il avoit dedens 144Sur. Quant li Sarrazins les virent venir si se traistrent ariere, qu'il virent bien qu'il ne porroient garir à eus. Mes cil de Sur lor corurent sus. Sans faille le rivage fu tot covert de Sarrazins à cheval, et entroient en la mer quant qu'il pooient por aidier à lor galies, si que assés i en ot de noiés. Quant cil des galies virent qu'il ne porroient plus plus endurer ne soffrir, si se ferirent à terre vers l'ost, et deus s'en furent à Baruth. Ces deux galies qui s'enfuirent à Baruth firent grant dommage à nos Crestiens, si com vos oirés ce avant.

Quand le marquis vit qu'il n'avoit pas de secours, il pria Dieu qu'il le conseillât, et fit ce que vous allez apprendre. Il arriva qu'il y avoit dans le camp de Saladin un jeune homme, fils de l'amiral, qui se courrouça contre son père, entra dans Tyr et devint 143chrétien. Or je vous dirai ce que fit le marquis quand le jeune homme eut été un peu de temps dans Tyr. Le marquis fit faire une lettre par le jeune homme qui étoit devenu chrétien, qu'il adressoit à Saladin comme à son seigneur, et lui mandoit qu'il savoit tout ce qui se passoit à Tyr, et que les Chrétiens se devoient enfuir la nuit, et que s'il ne le vouloit pas croire, qu'il fit épier, et qu'on entendrait le bruit des pas. Quand les lettres furent faites, le marquis les fit lier au bois d'une flèche, et les fit par un homme d'armes lancer dans le camp. Quand les Sarrasins virent la flèche avec les lettres, ils les prirent et les portèrent à Saladin. Il fit lire les lettres et sut ce qu'elles disoient. Il le fit savoir aux amiraux, et mit troupes dans les galères pour aller à la rencontre des Chrétiens. Le marquis fit garnir la tour qui étoit sur la grande porte de Tyr, mit garnison sur les murs pour que, si les Sarrasins y vouloient monter par des échelles, on les défendît, et il commanda aux garnisons, de se tenir coites afin qu'on ne les entendît ni beaucoup ni peu, et qu'on ne les vît pas avant qu'il fût nécessaire. Après cela il fit fermer les portes des barricades et n'y laissa personne; mais ils demeurèrent tout le jour tous cois dedans la cité. Quand il eut ainsi garni les murs et les tours, il alla au port et fit bien armer ses galères, et commanda que tous ceux qui pourraient porter les armes fussent la nuit au port; et ils y furent, et ils firent grand bruit toute la nuit. Alors les Sarrasins s'aperçurent que ce qu'on leur avoit mandé étoit vrai; ils s'armèrent de leur côté, et entrèrent dans leurs galères pour aller à la rencontre des Chrétiens. Au point du jour les Sarra-145sins vinrent au port. Les chaînes étaient abaissées, parce qu'ils vouloient que les galères y entrassent. Les trois tours qui gardoient la chaîne étaient bien garnies de gens qui firent très-bien ce jour-là. Quand le marquis vit qu'il était entré tant de galères dans le port, il fit lever la chaîne, prit cinq galères, et tua tous ceux qui étaient dedans; puis il fit garnir ces cinq galères de chevaliers et d'hommes d'armes, ainsi que les deux qu'il avoit dedans Tyr. Quand les Sarrasins les virent venir, ils se retirèrent en arrière, voyant bien qu'ils ne pourroient se défendre contre elles, mais ceux de Tyr leur coururent sus. Aussitôt le rivage fut tout couvert de Sarrasins à cheval qui entroient dans la mer tant qu'ils pouvoient pour aider à leurs galères, tellement qu'il y en eut beaucoup de noyés. Quand ceux des galères virent qu'ils ne pouvoient plus résister ni tenir, ils se précipitèrent à terre vers le camp, et deux s'enfuirent à Béryte. Ces deux galères qui s'enfuirent à Béryte firent grand dommage à nos Chrétiens, comme vous l'ouïrez tout-à-l'heure.

Une partie de l'ost des Sarazins, en dementieres que la bataille fu en la mer, aporterent eschieles as murs des barbacanes, si entroient ens, et alerent jusques au maistre mur. Mes il estoit trop haut, si ne si pooient metre, et encore fussent les eschieles assés longues, ni puissent-il mie monter por les garnisons qui sus les murs estoient. Quant cil virent qu'il ne porroient monter as murs, il minerent le premier parement et le nieam39, et n'i avoit que de bouter la tret, quant Dieu i envoia secors. Quant li Crestiens en orent desconfis les Sarazins de la mer, si lor dist l'on que li Turc minoient les murs de la cité, et qui es barbacanes en avoient 146ja grant plente. Quant le marchis oi ce, il retorna et fist ouvrir une porte, si s'en issirent, et corurent sus as Turc. Quant cil virent cens venir sus eus, si s'enfuirent, aucuns se laissent chair de barbacanes, et ceus qu'on put consuire occist l'on, et prisa l'on bien jusqu'à mille ceus qui occis i furent. Ceste deconfiture que nos Crestiens firent sus les Sarrazins, fu le jor de l'an renuef, et le siege fut venu devant Sur à la Toussaint devant. Quant Salahadin vit qu'il estoit desconfit par mer et par terre, mult fu ires, et deffendi com n'assaillist plus à la cité. A lanuitier il fist le feu bouter en ses galies et en ses engins, et fist tout ardoir. La nuit se deslogea, et s'ala herbergier à une mille de Sur. Lendemain departi ses os, et s'en ala séjorner à Domas.

Une partie de l'armée des Sarrasins, pendant qu'on se battait sur la mer, apporta des échelles aux murs des palissades; ils entrèrent dedans et allèrent jusqu'au maître-mur, mais il étoit trop haut, ils ne s'y pouvoient loger, et, encore que les échelles fussent assez longues, ils n'y pouvoient monter à cause des garnisons qui étoient sur les murs. Quand ils virent qu'ils ne pouvoient pas monter aux murs, ils minèrent le premier rempart et celui du milieu, et il n'y avoit plus qu'à y mettre la solive, quand Dieu y envoya secours. Quand les Chrétiens eurent déconfit les Sarrasins de la mer, on leur dit que les Sarrasins minoient 147le mur de la cité, et qu'il y en avoit déjà beaucoup dans les palissades. Quand le marquis entendit ceci, il retourna et fit ouvrir une porte, ils en sortirent et coururent sus aux Turcs. Quand ceux-ci les virent venir sur eux, ils s'enfuirent, quelques-uns se laissèrent tomber des barricades, et l'on tua ceux que l'on put atteindre, et l'on estima bien jusqu'à mille ceux qui y furent tués. Cette déconfiture que nos Chrétiens firent des Sarrasins fut le jour du nouvel an, et le siège avoit été mis devant Tyr à la Toussaint précédente. Quand Saladin vit qu'il étoit déconfit par mer et par terre, il fut très en colère, et défendit qu'on assaillît plus la cité. A l'entrée de la nuit, il fit mettre le feu à ses galères et à ses engins, et fit tout brûler. La nuit, il délogea et s'alla camper à un mille de Tyr. Le lendemain il sépara son armée et s'en alla séjourner à Damas.

Ci vous lairons un petit de Salahadin, et si vous dirons de l'arcevesque de Sur qui vint à l'apostole en message. Noveles aporta de la grant dolor qui estoit avenuë en la terre de promission. Il arriva en la terre le roi de Cesile et de Calabre et de Puille. Cil roi Guillaume avoit une fille le roi d'Angleterre à fame, qui avoit nom Johanne. L'arcevesque de Sur si sout que le roi estoit prés d'iluec. Il vint à lui, et li conta le grant domage qui estoit avenu u roiaume de Jerusalem. Le roi en fu mult dolent, et pensa qu'il estoit auques coupable de la perdition de la terre. Si vous dirai comment. Quant Alexe ot fait les eus crever à son frere, qui empereres estoit, et il se fist empereres, il prist conseil à ses gens de Constantinople40 por la terre garder à son hues. Il li loerent 148bien. Si fist une estoire grant apareiller de naves et de galies. Il manda en la terre d'outre-mer et es autres contrées por chevaliers et serjans, et lor donroit sous, selon ce que chascun seroit, et retint les pelerins qui en la Sainte Terre voloient passer, et tint ainsi deus ans les ports que nus ne pooit passer, si que des passages qui detint que de ceux qui vindrent d'outre-mer, fu la terre mult afeblie, et fu le roi de Jerusalem desconfit, qui poi de gent ot contre les Turcs; car quant Salahadin vint as cités et à chatiax, il ne trova qui li contredeist, ains li rendi l'on tot le roiaume, fors seulement Sur. Por ceste achaison dist le roi Guillaume qu'il fu durement coupable de la terre et de la perdition du roiaume. Je vous dirai que cele estoire devint. Après oirés du secors qu'il envoya à la terre d'outre-mer. Le roi Guillaume n'ala mie en cele estoire, ains demora por envoier gens et viandes; après se mestier fust, il envoia des plus haus homes de la terre por estre guicours et garder de cele gent.

Nous laisserons ici Saladin pour un peu de temps, et nous parlerons de l'archevêque de Tyr qui vint à l'apostole en message. Il apporta nouvelle de la grande douleur qui étoit avenue en la terre de promission. Il arriva aux pays du roi de Sicile, de Calabre et de Pouille. Le roi Guillaume avoit pour femme une fille 149du roi d'Angleterre, qui avoit nom Jeanne. L'archevêque de Tyr sut que le roi étoit près de là. Il vint à lui, et lui conta le grand dommage qui étoit avenu au royaume de Jérusalem. Le roi en fut très-dolent, et pensa qu'il étoit en quelque chose coupable de la perdition de la terre, et je vous dirai comment. Quand Alexis eut fait crever les yeux à son frère qui étoit empereur, il se fit empereur. Guillaume tint conseil avec ses gens de Constantinople pour garder le pays à son profit. Ils le lui conseillèrent bien, et il fit préparer un grand équipage de navires et de galères. Il envoya en la terre d'outre mer et aux autres contrées pour avoir des chevaliers et autres hommes d'armes, promettant qu'il leur donnerait solde selon ce que seroit chacun. Il retint les pélerins qui vouloient passer en la Terre-Sainte, et ferma deux ans les portes, tellement que nul ne pouvoit passer; en sorte que la terre fut fort affoiblie par faute de ceux qu'on avoit retenus au passage et de ceux qui vinrent d'outre mer en Constantinople, et que le roi de Jérusalem fut déconfit, ayant peu de de gens à mettre contre les Turcs; car quand Saladin vint aux cités et châteaux, il ne trouva personne pour les lui disputer, mais on lui rendit tout le royaume, hors seulement Tyr. C'est à cette occasion que le roi Guillaume dit qu'il étoit grandement coupable de la perdition du pays et du royaume. Je vous dirai ce que devint cette flotte, et vous parlerai ensuite des secours qu'il envoya en la terre d'outre mer. Le roi Guillaume n'alla pas sur la flotte, mais demeura pour envoyer des gens et des vivres s'il en étoit ensuite besoin, et il envoya des plus hauts seigneurs du pays pour être guides et repousser ces nations.

150Quant les naves et les galies furent apareillées, il murent et arriverent à Duras en Grece; si la pristrent et garnirent. Après alerent à Salenique, conquerant toute la terre qui est entre Duras et Salenique, et la garnirent; puis passerent outre vers Constantinople. Quant li Grifon de la terre virent que cil avoient tant conquis sus eus, mult furent dolens, il vindrent à chevetaines de l'ost, et distrent que bien fussent-il venus; car mult estoient lie de lor venuë, et mult auroit grant joie s'il pooient vengier le prodome à qui l'on avoit ses eus crevés, qui la malice avoit vengié que Androine avoit faite41. Après lor distrent qu'il avoient trop grant tour à faire à aler par mer à Constantinople, mes alassent par terre, il iroient avec eus et les conduiroient, et feroient venir viandes à foison de la terre qu'il n'amoit point l'empereor. Tant prierent les Grifons les maistres de l'estoire, qu'il alerent avec eus, et laisserent lor estoire, et tant les menerent qu'il vindrent à sept jornées de Constantinople, prés d'une cité qui a nom Felipe. Là se herbergierent en une valée. En dementieres que les Grifons menoient, il firent à savoir à ceus du païs qu'il fussent contr'eus garnis d'armes à Felippe, et il si furent. Quant li Gres de la terre vint là, et il furent tuit assemblé, si s'armerent lendemain au point du jor, et corucent sus à ceus de l'estoire, si les occistrent et pristrent. Poi en eschapa. Ainsi fu cele estoire perduë.

151Quand les marins et les galères furent préparés, ils se mirent en route, arrivèrent devant Durazzo en Grèce, la prirent et y mirent garnison. Après ils allèrent à Salonique, conquirent tout le pays qui est entre Durazzo et Salonique, y mirent des troupes, puis passèrent outre vers Constantinople. Quand les Grégeois du pays virent que ceux-ci avoient tant conquis sur eux, ils furent très-dolens; ils vinrent aux chefs de l'armée, et leur dirent qu'ils étoient bien venus, car ils étoient très-joyeux de leur arrivée, et auraient fort grande joie s'ils pouvoient venger le prud'homme qui avoit puni la méchanceté d'Andronic, et à qui on avoit crevé les yeux; et ils leur dirent qu'ils avoient un trop grand tour pour aller par mer à Constantinople, mais qu'il falloit qu'ils allassent par terre, qu'ils iroient avec eux, les conduiraient, et feraient venir des vivres à foison de tout le pays, qui n'aimoit pas l'empereur. Les Grégeois prièrent tant les chefs de la flotte, qu'ils allèrent avec eux et laissèrent leur flotte, et ils les conduisirent jusqu'à sept journées de Constantinople, près d'une cité qui a nom Philippes. Là ils s'hébergèrent en une vallée, et, tandis que les Grégeois les conduisoient, ils firent savoir à ceux du pays qu'ils vinssent à Philippes pourvus d'armes, et ils y furent. Quand les Grecs du pays furent venus là et tous assemblés, ils s'armèrent le lendemain au point du jour, et coururent sus à ceux de la flotte. Ainsi ils les tuèrent et prirent. Il en échappa peu. Ainsi fut perdue cette flotte.

Or vous dirai du roi Guillaume quel secors il envoia en la 152terre d'outre-mer. Il i envoia cent galies et trois cent chevaliers por aidier à garder ce tant de terre qui estoit demoré as Crestiens. Après fist faire estoire de naves et de galies por envoïer après, et por aler après le roi d'Angleterre, cui fille il avoit. Je n'ai pas dit qu'il fust croisiès, mes ne demora guaires, après cele estoire, qu'il fu mort sans hoir, ains que le roi d'Angleterre i allast. Quant le roi Guillaume fu mort, cil du païs pristrent un sien cosin germain qui cuens estoit de Puille. Tancres avoit nom; si en firent roi. Ci lairons de Tancres à tant, et diron de l'arcevesque de Sur qui arrivé fu en la terre le roi Guillaume, qui li fist avoir chcvaucheures et despens por aller jusques à Rome.

Maintenant je vous dirai quels secours le roi Guillaume envoya en la terre d'outre mer. Il y envoya cent galères et trois cents chevaliers, pour aider à garder le 153peu de terre qui étoit demeuré aux Chrétiens; puis il fit faire une grande flotte de navires et de galères pour envoyer après et aller à la suite du roi d'Angleterre, dont il avoit la fille. Je n'ai pas dit qu'il s'étoit croisé; mais il ne demeura guère, après le départ de la flotte, qu'il ne mourût sans hoirs, avant que le roi d'Angleterre allât à la croisade. Quand le roi Guillaume fut mort, ceux du pays prirent un sien cousin germain qui étoit comte de Pouille, qui avoit nom Tancrède, et ils en firent leur roi. Nous laisserons ici Tancrède, et dirons de l'archevêque de Tyr qui étoit arrivé au pays du roi Guillaume, et à qui le roi Guillaume fit avoir des chevaux et de l'argent pour aller jusqu'à Rome.

Quant l'archevesque de Sur vint à Rome, il trova l'apostole42 et li conta le grant domage d'outre-mer, et comment li Sarrazin avoient conquise la terre. Quant le pape l'oi, mult fu dolent. Il envoia ses messages par toute la crestienté por noncier la novelle com li avoit aportée de la terre de promission, et manda tous les haus homes de crestienté, as rois, as dus, as contes, et as barons, as chevaliers et as serjans, que tuit cil qui se croiseroient por aller en la terre d'outremer, tous les pechiés qu'il avoient fes, dont il estoient confes et repentans, il les prenoit sus soi, et quites entr'eus et Dame Dex, et manda que tuit cil qui vodroient prendre decime de lor homes, il lor otroioit qu'il le preissent de toutes les choses qu'il avoient vaillant, et bien lor abandonnoit por le service Dame Dieu faire. Quant les haust homes de la crestienté et chevaliers et borgois et serjans oirent la novelle, si se croisierent et apareiller d'aller i. Le haut home qui premier ala 154ce fu l'emperere d'Alemaigne43. Il ala par terre, et mena bien cinquante milles homes à cheval sans ceus à pié. Tant alerent qu'il vindrent à Constantinople, et passerent le bras Saint-Jorge, et furent en Turquie. Li emperere de Constantinople commanda com lor aportast viandes à plente, et manda à l'amiraut d'Ocoine, qui son home linge estoit, qui lor fist viandes aporter de sa terre au chemin à raisonnable marchié, et si les fist conduire parmi sa terre sauvement.

Quand l'archevêque de Tyr vint à Rome, il trouva l'apostole et lui conta le grand dommage d'outremer, et comment les Sarrasins avoient conquis le pays. Quand le pape l'ouït, il fut très-dolent; il envoya ses messagers par toute la chrétienté pour annoncer la nouvelle qu'on lui avoit apportée de la terre de promission, et manda à tous les seigneurs de la chrétienté, aux rois, aux ducs, aux comtes, aux chevaliers, aux hommes d'armes, que tous ceux qui se croiseroient pour aller en la terre d'outre mer, il prenoit sur lui tous les péchés qu'ils avoient faits, pourvu qu'ils en fussent confessés et repentans, et qu'ils en seroient quittes entre eux et Dieu; et il leur manda que tous ceux qui voudroient prendre la dîme sur leurs hommes, il leur octroyoit qu'ils la prissent sur tout ce qu'ils avoient vaillant, et qu'il le leur abandonnoit bien pour le service du Seigneur Dieu. Quand les seigneurs de la chrétienté, ainsi que les chevaliers, bourgeois et hommes d'armes ouïrent cette nouvelle, ils se croisè-155rent et apprêtèrent pour y aller; Le haut seigneur qui le premier y alla ce fut l'empereur d'Allemagne. Il alla par terre, et mena bien cinquante mille hommes à cheval, sans ceux à pied. Tant ils allèrent qu'ils vinrent à Constantinople, et passèrent le bras de Saint-Georges et furent en Turquie. L'empereur de Constantinople commanda qu'on leur apportât vivres en abondance, et manda à l'amiral44 d'Iconium, qui étoit son homme lige, qu'il leur fît apporter sur le chemin des vivres du pays, à un prix raisonnable, et qu'il les fît conduire en sûreté à travers le pays.

L'Alemant, quant il furent entrés en la terre de Turquie et d'Ocoine, commencer à tolir la viande as païsans qui lor apportoient. Li païsans se traistrent ariere, quant il virent com les desroboit, et n'apporterent point de viande. Ainsi errerent li Alemant trois semaines qu'il ne mengierent, se lor chevaus ne fu, tant qu'il vindrent en Hermenie. Si en fu prés de la moitié mors ains qu'il i venissent. Un jor se fu herbergié l'emperere sus une riviere en Hermenie, si li prist talent de baignier, et fu noies45. Quant l'emperere mut d'Alemaigne, il avoit trois fils. Il envoia l'un avec lui, qui aprés la mort son pere s'en ala en Antioche, et cil avec lui qui de la famine estoient escapé. Li ainsné des trois fils, qui fut remés por garder l'empire, ot nom Henri, et ot à fame l'antaine le roi Guillaume de Secile, seror son pere. L'autre frere ot nom Othes, et fu duc de Bourgoigne; cil ot à fame la fille le comte Tibaut de Blois, et fu mor sans hoir. Le tiers ot nom Phelipe, et fu duc de Soave. Porce vous ai commencié à parler 156des enfans d'empereor, que ci-aprés oirés qu'il devindrent et qu'il firent.

Les Allemands, quand ils furent entrés en la terre de Turquie et d'Iconium, commencèrent par prendre les vivres des paysans qui les leur apportoient. Les paysans se retirèrent en arrière quand ils virent qu'on les déroboit, et n'apportèrent point de vivres. Les Allemands errèrent donc trois semaines sans rien manger, si ce n'est leurs chevaux, tant qu'ils arrivèrent en Arménie. Il y en avoit près de la moitié moins qu'au moment de leur départ. Un jour l'empereur s'étant hébergé sur une rivière en Arménie, il lui prit envie de se baigner, et il se noya. Quand l'empereur étoit parti d'Allemagne, il avoit trois fils: il en mena avec lui un qui, après la mort de son père, s'en alla à Antioche, suivi de ceux qui avoient échappé à la famine. L'aîné des trois fils, qui étoit resté pour garder l'empire, avoit nom Henri, et avoit pour femme la tante du roi Guillaume de Sicile, sœur de son père. L'autre frère avoit nom Othon, et fut duc de Bourgogne; il eut pour femme la fille de Thibaut, comte de Blois, et mourut sans hoirs. Le troisième eut nom 157Philippe, et fut duc de Souabe. Et j'ai commencé à vous parler des enfans de l'empereur, parce que vous verrez après ce qu'ils devinrent et ce qu'ils firent.

Le roi de France, qui estoit croisié, ne mut mie si tost porce qu'il guerreoit au roi d'Angleterre. Ne dirai ore plus de lor guerre jusque tant en sera, ains orres de Salahadin qui à Domas demoroit.

Le roi de France, qui étoit croisé, ne se mit pas sitôt en route, parce qu'il faisoit la guerre au roi d'Angleterre. Je ne vous parlerai pas maintenant de leur guerre jusqu'à ce qu'il en soit temps, mais vous raconterai de Saladin qui demeuroit à Damas.

No veles vindrent à Salahadin que le roi de France et le roi d'Angleterre estoient croisiés, et tuit li autres barons de crestienté, por aler sus lui. Il n'en fu mie lies ni ascur. Il fist Acre mult bien fermer et garnir de chevaliers et de serjans et de viandes, et i mist de ceus où il plus se fioit, qu'il savoit bien que li Crestiens arriveroient là, et que si grant gent com il estoient ne porroient arriver se la non, et lor commanda que, por poi de gent ne por auques, n'ississent fors d'Acre, ains se tenissent coi et serré dedans la cité, et s'il estoient assis des Crestiens, com li feist à savoir, et il tantost les secorroit. Quant il ot ainsi Acre garnie, il fist garnir ses cités et ses chastiax qu'il avoit conquis sus la marine. Aprés semonst ses os, et ala à Triple aseoir. En ce point que Salahadin ot Triple assis, arriverent les nes et les galies le roi Guillaume à Sur et les trois cens chevaliers. Lors fist le marchis armer une partie de ces galies por secorre Triple, et commanda as chevaliers le roi Guillaume qu'il alassent là. Il i allerent avec ses chevaliers que li marchis i envoia. I estoit li vert chevalier d'Espaigne. Quant li secors fut arrivé à Triple, et il furent un poi reposé, il firent une saillie en l'ost des Turcs: li vert chevalier fu tot devant. Quant li Sarrazins virent le vert chevalier, mult s'esmerveillerent de ce qu'il avoient tel foison. Il distrent à Salahadin qu'il estoit venu au secors. Salahadin li manda 158en priant qu'il venist parler à lui, sauf aler et sauf venir. Il i ala, Salahadin li fist grant joie, et mult li presenta chevaus et avoir, mes il ne n'ot cure. Salahadin li dist que, s'il voloit demorer à lui, il li donroit grant terre, et cil li respondi qu'il ni demorroit pas, et qu'il n'estoit pas venu en la terre por aidier as Sarrazins, mes por eus confondre et grever à son pooir. Lors prit congié et retorna en la cité. Quant Salahadin vist qu'il avoit tant de Crestiens armés à Triple por secors, et qu'il ni porroit rien forfaire, si s'en parti et s'en ala à dix milles d'iluec, à une cité qui a nom Tortose. Mes ançois qu'il se partist d'iluec, la roine la fame le roi Guion, qui la i ens estoit, li manda que les convenances qu'il ot à son seignor, quant il parti d'Escalone, li tenist, et qu'il estoit bien tans que il son seignor li feist delivrer. Salahadin dist que volontiers le feroit. Il manda à Domas com li envoiast le roi et dix de ses chevaliers, leus com il les choisiroit en la prison, et comanda com menast le marchis à Sur, et le presenta l'on à son fils de par lui. Ainsi fu fait comme il commanda.

Les nouvelles vinrent à Saladin que le roi de France et le roi d'Angleterre étoient croisés avec tous les autres barons de la chrétienté pour venir sur lui. Il n'en fut ni joyeux ni rassuré. Il fit bien fortifier Acre et la garnit de chevaliers, d'hommes d'armes et de vivres, et y mit de ceux auxquels il se fioit le plus, sachant bien que les Chrétiens débarqueroient là, et qu'une si grande troupe ne pouvoit arriver ailleurs. Il leur recommanda que, pour l'arrivée d'un petit nombre de gens, et pour quelque chose que ce fût, ils ne sortissent d'Acre, mais se tinssent cois et enfermés dans la cité, et que s'ils étoient assiégés des Chrétiens, on le lui fît savoir, et qu'il les secourroit promptement. Quand il eut ainsi garni Acre, il fit garnir les cités et les châteaux qu'il avoit conquis sur le bord de la mer; ensuite il convoqua son armée et alla assiéger Tripoli. Lorsque Saladin eut assiégé Tripoli, arrivèrent à Tyr les navires, les galères et les trois cents chevaliers du roi Guillaume. Alors le marquis fit armer une partie de ses galères pour secourir Tripoli, et commanda aux chevaliers du roi Guillaume qu'ils y allassent. Ils y allèrent avec les chevaliers qu'y envoya le marquis; et le vert chevalier d'Espagne y étoit. Quand le secours fut arrivé à Tripoli, et qu'ils se fu-159rent un peu reposés, ils firent une sortie sur le camp des Turcs. Le vert chevalier étoit tout devant. Quand les Sarrasins virent le vert chevalier, ils s'émerveillèrent beaucoup de ce qu'il avoit tant de monde avec lui. Ils dirent à Saladin qu'il étoit venu au secours. Saladin le fit prier qu'il vînt parler à lui avec un sauf-conduit pour aller et un pour retourner. Il y alla. Saladin lui fit grande fête, lui présenta beaucoup de chevaux et de richesses, mais il n'en eut cure. Saladin lui dit que, s'il vouloit demeurer avec lui, il lui donnerait de grandes terres, et celui-ci lui répondit qu'il n'y demeurerait pas, qu'il n'étoit pas venu dans le pays pour aider les Sarrasins, mais pour les confondre et leur nuire à son pouvoir. Alors il prit congé et retourna en la cité. Quand Saladin vit qu'il y avoit dans Tripoli tant de Chrétiens armés pour la secourir, et qu'il n'y pouvoit rien faire, il s'en partit et s'en alla, à dix milles de là, à une cité qui a nom Tortose; mais avant qu'il s'en partît, la reine femme du roi Gui, qui y étoit, lui manda qu'il falloit qu'il lui tînt les conditions qu'il avoit faites à son seigneur quand il partit d'Ascalon, et qu'il étoit bien temps qu'il lui fit délivrer son seigneur. Saladin dit qu'il le ferait volontiers. Il manda à Damas qu'on lui envoyât le roi et dix de ses chevaliers, tels comme il les choisirait dans la prison, et commanda qu'on menât le marquis à Tyr, et qu'on en fît présent à son fils de sa part. Ainsi fut fait comme il l'ordonna.

Quant le roi et ceus qu'il ot choisi en la prison vindrent devant lui, il lor fist jurer, sus saints, que jamés armes ne porteroient contre lui; puis les envoia à Triple. L'un de ceux qui fu delivré avec le roi fu le maistre du Temple, l'autre le connestable Bauneris, et le tiers le mareschal. Les autres 160ne vous sai-je nomer. Le roi et si baron furent delivrés. Salahadin envoia au conte Renaut Honfroi son fils delivré. Puis s'en ala Salahadin à une cité à cinq milles de Tortose, qui a nom Valenie, si la prit et gasta, qu'il ne la vout mie garnir por un chastel qui prés d'iluec estoit en la montaigne qui a nom le Margat. De là s'en ala à une cité qui a nom Gibel, si la prit et garni. D'iluec s'en ala à Antioche, mes il ne l'assega mie. Là oi dire que un chevalier que il haioit mortellement estoit en un chastel en la terre d'Antioche. Cil chastel avoit nom la Roche-Guillaume, et por ce chevalier ala aseoir ce chastel plus que por autre chose, que s'il le peust tenir il li coupast le chief, ausi com il fist au comte Renaut; et il eust droit, car cil chevalier li fist mal por bien qu'il li ot fait. Si oirés comment. Cil chevalier oceist son seignor linge avec sa fame, et s'en ala à Salahadin, li cuiqu'une de freres46. Il les receut bel et lor donna grans terres. Quant cil chevalier ot une piece esté avec Salahadin, si fu mult bien d'un sien neveu, un jor li pria qu'il alast avec lui; cil i ala, et le chevalier le mena en la terre des Crestiens, et le mist en un chastel du Temple qui a nom le Safet, en prison, et donna as Templiers la moitié de la rançon qu'on auroit de ce vaslet por lui garantir contre les parens de son seignor linge qu'il avoit occis. Cil chevalier avoit nom Johan Gale. Cil lairons de Salahadin qui ala aseoir ce chevalier, et dirons du roi Guion qui fust à Triple.

Quand le roi et ceux qu'il avoit choisis dans la prison vinrent devant lui, il leur fit jurer, sur les saints, que jamais ils ne porteraient les armes contre lui, puis il les envoya à Tripoli. Un de ceux qui furent 161délivrés avec le roi étoit le maître du Temple, le second le connétable, et le troisième le maréchal. Je ne vous saurois nommer les autres. Saladin renvoya au comte Renaud son fils Honfroi délivré, puis s'en alla à une cité à cinq milles de Tortose qui a nom Valénie. Il la prit et détruisit, n'y voulant mettre garnison à cause d'un château qui étoit près de là en la montagne du Margat. De là il s'en alla à une cité qui a nom Gibel; il la prit et y mit garnison. De là il s'en alla à Antioche, mais ne l'assiégea pas. Là il ouït dire qu'un chevalier qu'il haïssoit mortellement étoit dans un château du pays d'Antioche. Ce château avoit nom la Roche-Guillaume. Il alla assiéger ce château pour ce chevalier plus que pour toute autre chose, afin, s'il le pouvoit avoir, de lui couper la tête comme il avoit fait au comte Renaud, et il avoit droit, car ce chevalier lui avoit fait mal pour le bien qu'il lui avoit fait: vous ouïrez comment. Ce chevalier avoit occis son seigneur lige avec sa femme. Il s'en alla vers Saladin, lui et quelques frères à lui; il les reçut très-bien et leur donna de grandes terres. Quand le chevalier eut été un peu de temps avec Saladin, comme il étoit fort bien avec un sien neveu, un jour il le pria qu'il allât avec lui; celui-ci y alla, et le chevalier le mena en la terre des Chrétiens et le mit en prison dans un château du Temple qui a nom Safet, et donna aux Templiers la moitié de la rançon qu'on devoit avoir de ce jeune homme, pour qu'ils le garantissent contre les parens de son seigneur lige qu'il avoit occis. Ce chevalier avoit nom Jean Gale. Ici nous laisserons Saladin qui alla assiéger ce chevalier, et dirons du roi Gui qui alla à Tripoli.

162Le roi qui fu delivres et quittes, l'en li dist qu'il alast sejorner à Sur et la roine tant qu'il eust aide d'aler aseoir Acre, et li si fist. Quant il marchis sout que le roi et la roine venoient à Sur, il fit armer ses gens et fermer les portes. Quant le roi Gui fu prés de Sur, l'en li dist que le marchis avoit fait fermer les portes contre lui. Il ala jusqu'à la porte, et dist que l'en li ouvrit. Le marchis demanda qui il estoit qui si abandonnement voloit ouvrir la porte. Il dist qu'il estoit le roi Gui et la roine sa fame, et voloit entrer en sa cité. Le marchis dist qu'ele n'etoit mie lor, mes souë, que Dieu li avoit donnée et bien la garderoit, ne dedens ne metroit-il le pié, allassent aillors herbergier. Quant le roi Gui oi ceste novele, mult fu dolent, et prist un chevalier, si l'envoia à Triple as chevaliers, et lor manda qu'il menassent la navie du roi Guillaume devant Acre, qu'il la voloit aler asegier. Lors se parti de Sur tot de sues, et fist grant merveille de ce qu'il alast aseoir Acre a si poi de gent com il avoit; car à chascun home avoit estoient dedens Acre quatre. Quant le roi vint là, il se herberja sus un toron qui est dehors Acre, en la terre S. Nicolas. Là firent bones lices, et avoient l'eue du flun, dont ils bevoient et abrevoient lor chevaus. A la mesure qu'il veoient nes et galies venir, s'armoient et aloient contre eus, et depeçoient les vaissiaus, et aportoient en l'ost por eus licier, et tous jors prenoient terre avant. Quant cil d'Acre virent que l'ost creissoit, il envoierent un message à Salahadin, qui ot assis la Roche-Guillaume, et li manderent que le roi Gui et li Crestiens avoient assise Acre. Quant Salahadin l'ai, il se leva du siege, et vint à Acre, et assist les Crestiens devant Acre. Et sachiés que se li Sarrazins fussent adonc coru sus les Crestiens, bien les peussent avoir damagiés; car à chascun des Crestiens estoient-il 164dix Sarrazins. Ainsi fu le siege devant Acre un an, conques cil d'Acre n'en laissierent à aler en l'ost des Sarrazins, ne cil de l'ost en la cité.

163Quand le roi fut délivré et quitte, on lui conseilla d'aller séjourner à Tyr avec la reine jusqu'à ce qu'il eût secours pour aller assiéger Acre, et il le fit. Quand le marquis sut que le roi et la reine alloient à Tyr, il fit armer ses gens et fermer les portes. Quand le roi fut près de Tyr, on lui dit que le marquis avoit fait fermer les portes contre lui. Il alla jusqu'à la porte, et dit qu'on lui ouvrît. Le marquis demanda qui il étoit qui si hardiment demandoit qu'on lui ouvrît la porte. Il dit qu'il étoit le roi Gui avec la reine sa femme, et vouloit entrer dans sa cité. Le marquis dit qu'elle n'étoit pas à eux, mais à lui, que Dieu la lui avoit donnée et qu'il la garderoit bien, qu'ils ne mettroient pas le pied dedans, et qu'ils allassent s'héberger ailleurs. Quand le roi Gui ouït cette nouvelle il fut fort dolent, il prit un chevalier et l'envoya à Tripoli aux chevaliers, et leur manda qu'ils menassent la flotte du roi Guillaume devant Acre, qu'il la vouloit assiéger. Alors il partit de Tyr tout de suite, et l'on eut grand étonnement de ce qu'il alloit assiéger Acre avec si peu de gens qu'il en avoit, car pour chacun de ses hommes il y en avoit quatre dedans Acre. Quand le roi vint à Acre, il s'hébergea sur une colline qui est hors d'Acre, en la terre Saint-Nicolas. Là ils firent de bonnes barrières et ils avoient l'eau du fleuve dont ils buvoient et abreuvoient leurs chevaux. A mesure qu'ils voyoient venir des galères ou des navires, ils s'armoient et alloient contre eux, dépeçoient les vaisseaux et les apportoient dans le camp pour se barricader, et s'avançoient tous les jours davantage. Quand ceux d'Acre virent que l'armée croissoit, ils envoyèrent un message à Saladin qui assiégeoit la Roche-Guillaume, et lui mandèrent 165que le roi Gui et les Chrétiens avoient assiégé Acre. Quand Saladin l'ouït, il se leva du siège et vint à Acre, et assiégea les Chrétiens devant Acre; et sachez que si les Sarrasins eussent alors couru sus aux Chrétiens, ils auraient pu leur faire grand dommage, car pour chaque Chrétien il y avoit dix Sarrasins; aussi le siège fut-il d'un an devant Acre, sans que ceux d'Acre fussent empêchés d'aller au camp des Sarrasins, ni ceux du camp en la cité.

Quant le fils à l'empereor d'Alemaigne, qui en Antioche sejornoit, et li Alemant sorent que li Sarrazins avoient assise Acre, il alerent au siege tant com il pooient par terre, et quant terre lor failli, il alerent par mer. Le roi de France et le roi d'Angleterre ce furent cil qui derenier i alerent, por une guerre qui entr'eus estoient. Si vous dirai comment ele commença. Le roi d'Angleterre avoit deus fils, et dont l'un avoit nom Richard, cuens fu de Petou; l'autre out nom Johan47. Le roi d'Angleterre, ains qu'il alast outre-mer, vout faire couronner son fils Johan a roi d'Angleterre, et donner à Richard tote la terre deça; et quant Richard le sout, il n'en fut pas lie. Il vint au roi de France, si li cria merci; «Sire, por Dieu, ne soffroit mie que je sois deserité, ains le veut parfaire mon pere, et j'ai vostre seror pleine48, et la doit avoir à fame. Aidié-moi mon droit à maintenir et le vostre seror.» Le roi semonst ses os, et ala sus le roi d'Angleterre au Mans. Il prist le Mans. Le roi d'Angleterre s'enfui à Tors. Le roi de France ala après, et passa Loire, et prist Tors. Le roi d'Angleterre s'enfuit à Chignon. Quant 166le roi de France ot pris Tors et le Mans, si firent pes en telle maniere: rendi Auvergne au roi de France. Après ce ne demora guaires que le roi d'Angleterre morut, si com l'en dit, de duel. Quant il fu mort, Richart vint au roi de France, et li fist homage de la terre de Calame49, et le roi li rendist ce qu'il en ot conquis sus son pere, Tors et le Mans; puis passa le roi Richart en Angleterre et fu coroné. Quant il fu coroné et sa terre fu asurée, si repassa deça et vint en Normandie; et quidrent pleinement50 li et le roi de France por atirer lor muete et le jor du movoir.

Quand le fils de l'empereur d'Allemagne, qui séjournoit en Antioche, et les Allemands apprirent que les Sarrasins avoient assiégé Acre, ils y allèrent par terre aussi long-temps qu'ils purent, et quand terre leur manqua ils allèrent par mer. Le roi de France et le roi d'Angleterre furent ceux qui y allèrent les derniers, à cause d'une guerre qui étoit entre eux; et je vous dirai comment elle commença. Le roi d'Angleterre avoit deux fils, dont l'un avoit nom Richard et étoit comte de Poitou; l'autre avoit nom Jean. Le roi d'Angleterre, avant qu'il allât outre mer, voulut faire couronner son fils Jean roi d'Angleterre, et donner à Richard tout le pays en deçà de la mer. Quand Richard le sut il n'en fut pas content, il vint au roi de France et lui cria merci. «Sire, dit-il, pour Dieu, ne souffrez pas que je sois déshérité, ainsi le veut exécuter mon père. Je suis engagé à votre sœur et la dois avoir pour femme, aidez-moi à maintenir mon droit et celui de votre sœur.» Le roi assembla ses armées et alla sus au roi d'Angleterre au Mans. Il prit le Mans. Le roi d'Angleterre s'enfuit à Tours. Le roi de France alla après lui, passa la Loire et prit Tours. Le roi d'Angleterre s'enfuit à Chinon. 167Quand le roi de France eut pris le Mans et Tours, ils firent la paix en cette manière que le roi d'Angleterre rendit l'Auvergne au roi de France. Après cela il ne demeura guère que le roi d'Angleterre mourût, à ce qu'on dit, de chagrin. Quand il fut mort, Richard vint au roi de France et lui fit hommage du pays de Normandie, et le roi lui rendit ce qu'il avoit conquis sur son père, Tours et le Mans; puis le roi Richard passa en Angleterre et fut couronné. Quand il fut couronné et affermi dans son pays, il repassa en deçà de la mer et vint en Normandie; et le roi de France et lui cherchèrent un emplacement à convenir ensemble de leur marche et du jour de leur départ.

Quant li diu roi furent assemblés, le roi Richart dist an roi de France: «Sire, je suis un jone home, et tele voie ai emprise com d'aler outre-mer, si n'aurois mestier de fame prendre. Ore, si vous prie que me dones respit tant que je sois revenu, et je vous creans que dedens les quarante jors que Dieu m'aura ramené, ariere espooserai yostre seror.» Le roi de France li otroia, et atirent lor muete en tele maniere que le roi de France prendroit à la Saint Johan lescreipe et le bordon à Saint Denys, et s'en iroit droit à Gennes sus mer, d'iluec passeroit, à l'aide de Dieu, en la Sainte Terre. Le roi Richart recreanta que ce jor meisme prendroit l'escreipe et le bordon à Saint Martin à Tors, et passeroit à Marseille, à l'aide de Dieu. Lors meismes se croiserent le duc de Borgogne, le cuens Henri de Champaigne, le cuens Tibaut de Blois, le cuens Estienne de Sancuerre, le cuens de Cleirmont, le cuens de Ponti, le 168cuens de Flandre, le cuens de Saint Pol, et autres contes plusors que je ne sai nomer, et grant chevalerie de France. Le cuens Renaut de Dammartin demora, que le roi laissa avec l'arcevesque de Reims son oncle por estre garde de France. Je ne dis pas que tuit cil chevalier passassent au port où le roi passa, ains passerent à plusieurs pors. Le roi de France fist à Gennes ses viandes et ses engins chargier, et quant Dex lor dona tans, si murent. Le roi Richart et ses barons murent ausi à Marseille. Tiexs i ot qui passerent droit en Acre, et tex qui ni porent passer, ains arriverent en Cesile. La navie le roi de France n'ot gaires alé par mer, quant une tormente les prist qui fist au roi grant damage de ses viandes et de ses engins, qui furent getez en mer. Le cuens Henri de Champeigne, qui fu ançois arrivé à Acre que nul des autres, quant les nes le roi furent arrivées, prist les viandes et les engins et les fist drecier as murs d'Acre por assaillir, si que quant le roi arriva à Acre, se ne fust la viande qu'il ot fait chargier à Meschines, il eust eu soffrance de cele qu'il avoit envoiée avant. Le roi ne passa pas l'iver, mes après le forment qu'il ot arriva à Meschines.

Quand les deux rois furent assemblés, le roi Richard dit au roi de France: «Sire, je suis un jeune homme, et, ayant entrepris un tel voyage comme celui d'outre mer, il ne m'est pas besoin de prendre femme; «onnez-moi répit, je vous prie, jusqu'à ce que je sois revenu, et je vous promets que, dans les quarante jours que Dieu m'aura ramené, j'épouserai votre sœur.» Le roi de France le lui octroya, et ils convinrent de leur marche en telle manière qu'à la Saint-Jean le roi de France devoit prendre l'écharpe et le bourdon à Saint-Denis, et s'en aller droit à Gènes sur mer, d'où il passeroit, avec l'aide de Dieu, en la Sainte-Terre. Le roi Richard promit que le jour même il prendrait l'écharpe et le bourdon à Saint-Martin de Tours, et se rendroit à Marseille, avec l'aide de Dieu. A ce même temps se croisèrent le duc de Bourgogne, le comte Henri de Champagne, le comte Thibaut de Blois, le comte Étienne de Sancerre, le comte de Clermont, le comte de Ponthieu, le comte 169de Flandre, le comte de Saint-Pol, et plusieurs autres comtes que je ne saurois nommer, et beaucoup de chevalerie de France. Le roi laissa le comte de Dammartin avec l'archevêque de Reims, son oncle, pour être gardes de France. Je ne dis que tous ces chevaliers passassent au port où le roi passa, mais ils passèrent à plusieurs ports. Le roi de France fit charger à Gènes ses vivres et ses engins, et, quand Dieu leur donna un bon temps, ils partirent. Le roi Richard et ses barons partirent aussi pour Marseille: il y en eut qui passèrent droit à Acre, et tels qui n'y purent passer, mais arrivèrent en Sicile. La flotte du roi de France n'étoit guère avancée en mer, quand une tourmente la prit, qui fit grand dommage au roi en ses vivres et engins, qui furent jetés à la mer. Le comte Henri de Champagne, qui étoit arrivé à Acre avant tous les autres, quand les navires du roi furent arrivés, prit les vivres et aussi les engins, qu'il fit dresser contre les murs d'Acre pour l'assaillir; tellement que quand le roi arriva à Acre, si ce n'eût été les vivres qu'il avoit fait embarquer à Messine, il y eût eu faute de ceux qu'il avoit envoyés d'avance. Le roi ne passa pas en la Terre-Sainte durant l'hiver; mais après la tourmente qu'il avoit eue il arriva à Messine.

Quant Tancres, qui estoit roi de la terre, oi dire que le roi de France estoit arrivé en la terre, il ala encontre, liement le receut, et li pria que plus n'entra en mer, ains sejorna en sa cité jusques au mars, et il li abandonoit sa terre à faire sa volenté. Le roi li otroia qu'il demorroit. Tancres li delivra son manoir qu'il avoit à Meschines, si s'y herberja le roi de France, et iverna jusques au mars. A ce passage le roi entra en mer, arriva tant de gent à Acre, 170qu'il l'assistrent de l'une mer à l'autre toute à la roonde, et firent une fosse en la sabloniere en sus d'Acre, par où il firent le flun aler qui coroit à meismes d'Acre, pour tolir la douce euë as Sarrazins. Par dedens Acre n'avoit euë se non de puis salée, fors aucunes cisternes d'euë de pluie; mes poi en i avoit, et c'estoit noient à tant de gent com il avoit dans la cité. A grant meschief furent li Sarrazins dedens Acre, il orent perdu l'eue doce et la voie de viande qui lor venoit de l'ost des Sarrazins, fors qu'il avoient aucune fois secors d'une ville prés d'Acre qui a nom Cayfas. Salahadin avoit gagnié cele ville, et faisoit garnir les vaissiaus de viande, si les metoit en avanture por trespasser la mer, et entroierït en Acre quant il pooient. Une si grant chierté fu en l'ost aucune fois, com vendoit un muis de froment cinquante besans, et le mui de farine soixante. Le mui de la terre est tant com un porteor porte à son col à une fois. L'en vendoit une oef vingt deniers, une geline dix sols, une pome six deniers. Vin et char paressoit si chier com n'en pooit point avoir, se de cheval non quant il moroit. En cel ost morut mult de gent de faim et de mesaise.

Quand Tancrède, qui étoit roi du pays, ouït dire que le roi de France étoit arrivé en sa terre, il alla à sa rencontre, le reçut joyeusement et le pria qu'il ne se remît plus en mer, mais demeurât en sa cité jusqu'au mois de mars, et qu'il lui abandonnoit son pays pour en faire à sa volonté. Le roi lui octroya qu'il demeureroit. Tancrède lui délivra son manoir qu'il avoit à Messine. Le roi de France s'y hébergea et y 171demeura jusqu'en mars. A ce moment le Roi se remit en mer, et il arriva tant de gens à Acre qu'ils l'assiégèrent d'une mer à l'autre tout à l'entour, et firent dans la sablonnière au-dessus d'Acre une fosse par où ils détournèrent le fleuve qui couloit dans Acre, pour ôter l'eau douce aux Sarrasins. Il n'y avoit dans Acre d'autre eau que de l'eau de puits salée, hors quelques citernes d'eau de pluie; mais il y en avoit peu, et ce n'étoit rien pour tant de gens comme il y en avoit dans la cité. Les Sarrasins furent en grande souffrance dedans Acre quand ils eurent perdu l'eau douce et les envois de vivres qui leur venoient du camp des Sarrasins; hors qu'ils avoient quelquefois secours d'une ville qui est près d'Acre, et qui a nom Caïfa. Saladin avoit pris cette ville et faisoit remplir ses vaisseaux de vivres, et il les envoyoit traverser la mer à l'aventure, et ils entroient dans Acre quand ils pouvoient. Il y eut quelquefois dans le camp une si grande cherté qu'on y vendoit un muid de froment cinquante besans, et le muid de farine quarante. Le muid du pays est ce qu'un porteur porte sur son cou en une fois. On vendoit un œuf vingt deniers, une poule dix sols, une pomme six deniers. Le vin et la viande étoient si chers qu'on n'en pouvoit point avoir, sinon de cheval quand il en mouroit. Il mourut dans ce camp beaucoup de gens de faim et de misère.

Un jor s'esmurent bien jusques à deus milles serjans, et distrent as barons que, por Dieu, lor donassent à mengier, ou se non il l'iroient conquerre sur les Sarrazins. Il ne porent plus endurer, ains issirent de l'ost une matinée, et se ferirent en l'ost des Sarrazins. Quant li Turcs les virent venir, il voidierent lor loges, et les laissierent entrer ens, et 172se chargierent des viandes, puis se mistrent au retors tuit chargiés. Quant li Sarrazins virent que cil s'en retornoient chargiés, si poinstrent à eus et les descouperent tous, aprés les depoüillerent, et geterent u flun, et les envoierent en l'ost des Crestiens. Ainsi fu perdue cele compagnie de serjans, conques n'orent secors de lor ost. Et sachiés que tout ainsi comme li Crestiens avoient assis à Acre de l'une marine jusques à l'autre, assistrent li Sarrazins li Crestiens par deriere de l'une mer jusques à l'autre. Et quant les Crestiens assailloient Acre, li Sarrazins assailloient les Crestiens par derriere. En cel point morut en l'ost la roine la fame le roi Guion, et quatre enfans que ele avoit, et eschai la terre à Isabel, fame Honfroi qui s'enfui quant les barons de la terre le durent coroner. Quant le marchis Coraut de Montferra sout que le roiaume estoit escheu à Isabel et à Honfroi, il ala à l'evesque de Biauvés, qui en l'ost estoit, et li pria que, por Dieu, meist conseil que Honfroi fust despartis d'Isabel sa fame, et l'eust amouillier, car Honfroi estoit si coüart, que ja ne porroit terre tenir. L'evesque dist qu'il s'en entremettroit volontiers. Il en aparla as barons de l'ost et au clergié, et lor monstra la mauvaistié Honfroi. Li uns s'accorderent au departir, li autres distrent que ce ne pooit estre. L'evesque ala à Honfroi, et fist tant vers lui qu'il clama quite sa fame au marchis por deniers donans. Quant Honfroi fu departi d'Isabel, le marchis l'epousa et l'emmena à Sur.

Un jour se soulevèrent bien jusqu'à deux mille hommes d'armes, et ils dirent aux barons que, pour Dieu, ils leur donnassent à manger, ou sinon qu'ils en iroient conquérir sur les Sarrasins. Comme ils ne pouvoient plus endurer, ils sortirent du camp un matin et s'allèrent jeter sur le camp des Sarrasins. Quand les 173Turcs les virent venir, ils quittèrent leurs logemens et les y laissèrent entrer. Alors ils se chargèrent de vivres, puis s'en retournèrent tous chargés. Quand les Sarrasins virent qu'ils s'en retournoient chargés, ils les attaquèrent et les mirent tous en pièces, puis ils les dépouillèrent et les jetèrent dans le fleuve, et les envoyèrent ainsi dans le camp des Chrétiens. Ainsi périt cette compagnie d'hommes d'armes à qui il ne vint aucun secours de leur camp. Et sachez que tout ainsi comme les Chrétiens avoient assiégé Acre d'une mer jusqu'à l'autre, les Sarrasins assiégèrent les Chrétiens d'une mer jusqu'à l'autre. En ce temps mourut en l'armée la reine femme du roi Gui, et quatre enfans qu'elle avoit, et la terre échut à Isabelle, femme de Honfroi qui s'étoit enfui quand les barons du pays avoient voulu le couronner. Quand le marquis de Montferrat sut que le royaume étoit échu à Isabelle et à Honfroi, il alla à l'évêque de Beauvais, qui étoit en l'armée, et le pria que, pour Dieu, il conseillât que Honfroi fût séparé d'Isabelle, sa femme, et qu'on la lui donnât en mariage, car Honfroi étoit si couard qu'il ne pourrait garder le pays. L'évêque dit qu'il s'y emploierait volontiers. Il parla aux barons de l'armée, et leur fit voir que Honfroi n'étoit bon à rien: les uns furent d'avis qu'on les séparât, les autres dirent que ce ne pouvoit être. L'évêque alla trouver Honfroi, et fit tant auprès de lui que, pour deniers comptans, il céda publiquement sa femme au marquis. Quand Honfroi fut séparé d'Isabelle, le marquis l'épousa et l'emmena à Tyr.

Or lairons ci à parler du siege d'Acre, et dirons du roi d'Angleterre qui fu meu de Marseille et mis se fu en mer. 174Quant il vint en droit l'isle de Cesile, il se pensa qu'il arriverent là por oir novelles du roi de France et por voir sa seror, qui roine avoit esté de la terre, et fist traire vers terre, et arriva à une cité qui a nom Palerme, au chief de Cesile pardevers la mer, et Meschines est à l'autre chief pardevers terre ferme, et à sept jornées est l'une de l'autre. Quant le roi d'Angleterre fu arrivé, il demanda novelles du roi de France, et l'en li dist qu'il estoit arrivé à Meschines et ivernoit là. Quant il oi ces novelles, il ala à Meschines, et iverna avec le roi de France jusques au mars. Quant le roi de France sot que le roi d'Angleterre venoit, il ala encontre li, et s'entrefirent grant joie de ce qu'il furent sains et haities. Le roi de France estoit herbergié u palais le roi Tancres, le roi d'Angleterre se herberja de l'autre part de la cité fors de la ville, qu'il ne se voloit mie herbergier prés du roi, que lor gens ne s'entremeslassent. Là ferma un chastel sur un torun, si li mist nom Mategrifun; porce fu ce chastel que ce meslée sorsist entre ses gens et ceus au roi Tancres, qu'il si recueillissent, dont il sordi puis grant contens; mes le roi de France en fist la pes. Après ce le roi Richart pria sa seror que ele vendist son doüaire et en prist l'avoir, et alast avec lui outre-mer, et quant Dieu le remanroi, il li rendroit son avoir et la marieroit richement. Ele repondist que volentier feroit ce qu'il vodroit; puis la maria au conte de Saint Gile, dont elle ot un fils qui cuens fu de Saint Gile. Quant on fist pes de la terre d'Aubuiois51, le roi Richart parla au roi Tancres de vendre le douaire sa seror. Cil l'ascheta volentiers et paia l'avoir. Quant le mars fu venu, le roi de France et le roi d'Angleterre firent acheter viande; quant tans fu si 176murent. Le roi de France ala en nes et arriva à Acre ançois que le roi d'Angleterre52. Le roi Richart ala en galies, et li avint une avanture que vous oirés, dont il ne pout mie sitost venir à Acre. La vieille roine sa mere estoit en Petou; si oi dire que le roi son fils ivernoit à Meschines, et porce que ele ne voloit mie que son fils espousa la seror au roi Felippe, ele manda au roi de Navare qu'il li envoiast une souë seror qu'il avoit53 au roi Richart son fils, et ele li envoieroit à Meschines là où il ivernoit, et li feroit espouser. Le roi de Navarre en fu mult lie, si li envoia, et lors la roi li fist appareiller son erre, et s'en ala par terre jusques à Meschines.

Nous laisserons ici de parler du siège d'Acre, et dirons du roi d'Angleterre qui étoit parti de Mar-175seille et s'étoit mis en mer. Quand il vint à l'île de Sicile il pensa qu'en arrivant là il ouïroit des nouvelles du roi de France et verroit sa sœur, qui avoit été reine du pays. Il fit cingler vers la terre et arriva à une cité qui a nom Palerme, à l'extrémité de la Sicile, vers la mer, et Messine est à l'autre extrémité, vers la terre ferme; et il y a sept journées de l'une à l'autre. Quand le roi d'Angleterre fut arrivé, il demanda des nouvelles du roi de France, et on lui dit qu'il étoit à Messine, où il hivernoit. Quand il ouït ces nouvelles, il alla à Messine et hiverna avec le roi de France jusqu'au mois de mars. Quand le roi de France sut que le roi d'Angleterre venoit, il alla à sa rencontre, et ils se montrèrent l'un à l'autre grande joie de ce qu'ils étoient sains et saufs. Le roi de France étoit hébergé au palais du roi Tancrède. Le roi d'Angleterre s'hébergea d'un autre côté, hors la ville. Il ne vouloit pas héberger près du roi pour que leurs gens n'eussent rien à démêler ensemble. Là il fortifia un château sur une éminence, et lui donna le nom de Mategriffon. C'est parce qu'il s'étoit logé dans ce château qu'il s'éleva un combat entre ses gens et ceux du roi Tancrède, dont il résulta ensuite de grands différends, mais le roi de France en fit la paix. Après cela le roi Richard pria sa sœur qu'elle vendît son douaire et prît ce qu'il lui vaudrait, et allât avec lui outre mer, et que, quand Dieu le ramèneroit, il lui rendroit ses biens et la marieroit richement. Elle répondit qu'elle feroit volontiers ce qu'il lui demandoit. Il la maria depuis au comte de Saint-Gilles, dont elle eut un fils qui fut comte de Saint-Gilles quand on fit la paix au pays des Albigeois. Le roi 177Richard parla au roi Tancrède de vendre le douaire de sa sœur; celui-ci l'acheta volontiers et en paya le prix. Quand mars fut venu, le roi de France et le roi d'Angleterre firent acheter des vivres, et quand le temps le permit ils se mirent en route. Le roi de France alla sur un navire et arriva à Acre avant le roi d'Angleterre. Le roi Richard alla en galère, et il lui avint une aventure que vous ouïrez, et qui l'empêcha de venir sitôt à Acre. La vieille reine sa mère étoit en Poitou; elle ouït dire que le roi son fils hivernoit à Messine, et comme elle ne vouloit pas que son fils épousât la sœur du roi Philippe, elle manda au roi de Navarre qu'il lui envoyât une sienne sœur, qu'il avoit, pour le roi Richard, son fils, et qu'elle la lui enverroit à Messine où il hivernoit, et qu'elle la lui feroit épouser. Le roi de Navarre en fut fort joyeux; il l'envoya donc, et alors la reine fit préparer son voyage et s'en alla par terre jusqu'à Messine.

Quant la roine vint à Meschines, le roi son fils s'en estoit ja partis, mes la roine Johanne sa fille n'estoit pas muë, ains devoit movoir lendemain. La roine d'Angleterre li dist: «Belle fille, menés-moi cette damoiselle au roi vostre frere, et li dite que je li mande qu'il l'espouse.» Cele la receut volentier, et la roine retorn a ariere en Poitou. Or vous dirai qu'il avint à la roine Johanne quant ele vint prés de l'isle de Chipre. Ele dist as mariniers qu'il prissent terre por savoir s'il oroient noveles de son frère le roi d'Angleterre. Cil tornerent vers terre, et geterent encre devant une cité qui a nom Limeçon54. En ce point estoit li empereor de Chipre55 à Limeçon à tot son ost, porce que se cil qui aloient et 178venoient outre-mer vousissent faire force en l'isle ne rober, qu'il fust apareillé du defendre. Quant l'empereor vit la nef arriver, il i envoia un batel por savoir ques gens c'estoient. Cil de la nef distrent que c'estoit la roine de Cesile et la fame au roi d'Angleterre. Le batel retorna ariere, et dist à l'empereor quex gens c'estoient. Lors envoia l'empereor deus chevaliers à la roine Johane, et li manda qu'ele descendist à terre por lui rafreschir, et il li feroit donner ce qu'il porroit. La roine li manda qu'ele ne descendroit mie, puis lor demanda s'il savoient novelles si le roi d'Angleterre estoit passé. Il distrent qu'il ne savoient noient. Lors retornerent à l'empereor, et li distrent qu'ele ne descendroit mie. Quant il oi ce, il fist armer quatre galies por prendre la nef s'il peussent. Mes li chevaliers la roine virent les galies armer, si penserent que ce n'estoit por nul bien, ils se desancrerent et se retraistrent en haute mer; mes n'orent guaire alé quant le roi d'Angleterre vint o ses galies. Il torna vers la nef por savoir ques gens c'estoient. Quant il sot que c'estoit la nef de sa seror, il entra ens.

Quand la reine arriva à Messine, le roi son fils s'en étoit déjà parti, mais la reine Jeanne, sa fille, ne l'étoit pas, et devoit se mettre en route le lendemain. La reine d'Angleterre lui dit: «Belle-fille, menez-moi cette damoiselle au roi d'Angleterre, et dites-lui que je lui mande qu'il l'épouse.» Elle la reçut volontiers, et la reine retourna en Poitou. Or je vous dirai ce qu'il avint à la reine Jeanne quand elle vint près de l'île de Chypre. Elle dit aux mariniers qu'ils prissent terre pour savoir si elle ouïroit des nouvelles de son frère, le roi d'Angleterre. Ils tournèrent vers la terre, et jetèrent l'ancre devant une cité qui a nom Limeçon. En ce moment l'empereur de Chypre étoit à Limeçon avec toute son armée, afin d'être prêt à se 19défendre si ceux qui alloient et venoient outre mer vouloient commettre quelque violence ou pillage en l'île. Quand l'empereur vit arriver le navire, il envoya un bateau pour savoir quelles gens c'étoient. Ceux du navire dirent que c'était la reine de Sicile et la femme du roi d'Angleterre. Le bateau retourna en arrière et dit à l'empereur quelles gens c'étoient. Alors l'empereur envoya deux chevaliers à la reine Jeanne, et lui manda qu'elle descendît à terre pour se rafraîchir, et qu'il lui feroit donner tout ce qu'il pourroit. La reine lui manda qu'elle ne descendroit pas, puis leur demanda s'ils savoient que le roi d'Angleterre fût passé: ils dirent qu'ils n'en savoient rien. Alors ils retournèrent à l'empereur et lui dirent qu'elle ne descendroit pas. Quand il ouït ceci, il fit armer quatre galères pour prendre le navire si l'on pouvoit. Mais les chevaliers de la reine, voyant armer les galères, pensèrent que ce n'étoit pour rien de bon; ils levèrent l'ancre et regagnèrent la haute mer; mais ils n'avoient guère fait de chemin que le roi d'Angleterre arriva avec ses galères. Il alla vers le navire pour savoir quelles gens c'étoient. Quand il sut que c'était le navire de sa sœur, il entra dedans.

Or ce qu'il parloient ainsi, il vit la demoiselle, si demanda qui ele estoit. Ele repondi que c'estoit la seror le roi de Navarre que sa mere li envoioit, et li mandoit que por riens ne laissast qu'il ne l'espousast. Apres li dist comment li sires de Chipre les avoit fait desancrer. Quant le roi oi ce, il entra en une galie, et fist prendre terre à Limeçon à toutes ses gens. L'empereor vit les galies, et sout que le roi d'Angleterre i estoit. Il sailli sus un cheval, tot deschaus, et s'enfui. Quant cil de l'ost virent que lor 180seignor s'enfuioit, chacun pensa de soi destorner. Le roi descendit à terre, et prist la cité, et quanqu'estoit demoré en l'ost l'empereor. Là guaigna chevax et bestes assez et grant avoir. Quant le roi ot pris la cité, il fist descendre sa seror, puis fist mener la demoiselle à un mostier, si l'espousa le roi, puis sejorna iluec une piece. Le roi Gui, qui à Acre estoit, quant il sout que le roi d'Angleterre venoit, entra en une galie, et ala encontre lui, et le trova à Limeçon. Grant joie s'entrefirent; après atirerent que le roi Gui menroit la navie au roi dAngleterre à un port qui est prés d'une cité qui a nom Nicocic, et si est en milieu de Chipre, parce que se le roi eust mestier de sa navie, qu'ele li fust prés, car il iroit après l'empereor par terre; et ainsi s'en ala le roi Gui par mer et le roi d'Angleterre par terre, et chaça tant l'empereor, qu'il l'asega en un chastel et le prist li et sa fame et une fille qu'il avoit, et des barons prist il de la terre, et grant avoir qui u chastel estoit; car trestout le tresor de l'isle estoit la trait, parce que le chastel estoit fort.

Pendant qu'ils se parloient, il vit la demoiselle et demanda qui elle était. Elle répondit que. c'était la sœur du roi de Navarre que sa mère lui envoyoit, et qu'elle lui mandoit d'épouser sans que rien l'en empêchât. Après cela elle lui dit comment le sire de Chypre les avoit obligées à lever l'ancre. Quand le roi ouït cela, il entra en une galère et fit prendre terre à tous ses gens à Limeçon. L'empereur vit les galères et sut que le roi d'Angleterre y était; alors il 181sauta sur un cheval, tout déchaussé, et s'enfuit. Quand ceux du camp virent que leur seigneur s'enfuyoit, chacun pensa à s'en aller. Le roi descendit à terre, et prit la cité et tout ce qui étoit demeuré dans le camp de l'empereur. Il gagna là beaucoup de chevaux, de bétail, et de grandes richesses. Quand le roi eut pris la cité il fit descendre sa sœur, puis il fit venir la demoiselle à un monastère, où il l'épousa, et séjourna là quelque temps. Le roi Gui, qui étoit à Acre, quand il sut que le roi d'Angleterre venoit, entra en une galère, vint à sa rencontre et le trouva à Limeçon. Ils se firent mutuellement grande fête, et convinrent ensuite que le roi Gui conduiroit la flotte du roi d'Angleterre à un port qui est près d'une cité qui a nom Nicosie, et qui est au milieu de Chypre, afin que, si le roi avoit besoin de sa flotte, elle fût là tout près, car il vouloit poursuivre l'empereur par terre. Ainsi le roi Gui s'en alla par mer, et le roi d'Angleterre par terre, et il chassa devant lui l'empereur jusqu'à ce qu'il l'assiégeât dans un château et le prît lui et sa femme et une fille qu'il avoit, et il prit les barons du pays et de grandes richesses qui étaient dans le château, car tout le trésor de l'ile étoit retiré là parce que le château étoit fort.

Quant le roi Richard out prise l'isle et l'empereor, il la commanda as Templiers à garder, et lor vout doner, et ils distrent qu'il ne la prendroient mie, ains la garderoient. Lors ala le roi outre-mer, et mena l'empereor et sa fame et sa fille. Si arriva à Acre. Le roi de France sout que le roi d'Angleterre venoit et avoit fame espousée; si en fu mult dolent, mes porce ne laissa il pas qu'il n'alast encontre, et fu de si grant cortoisie qu'il 182descendist de son cheval et prist la fame le roi Richart entre ses bras, et la conduisit du batel à terre, si com l'en dit. Puis que le roi Richart fu venu, le roi de France et i firent chascun jor assaillir Acre. A un assaut avint que li François passerent à force entre deus murs. La fu le mareschal de France occis. Le siege avoit ja plus d'un an duré; et furent les Turcs mult grevés et afeblis de gent et de viandes. Il manderent à Salahadin qu'il meist conseil comment il fussent delivrés, qu'il ne se pooit plus tenir. Salahadin sout bien qu'il estoit à grant meschief, si l'en pesa mult. Il manda as deus rois qu'il li donassent trives tant qu'il eust parlé à ceus dedens, et jor de pes. Dedens ces trives fu la pes faite, si com je vous dirai. Salahadin rendit Acre au roi de France, et li dut rendre la sainte crois; et por chascun Sarrazin qui dedens estoient un Crestien, et por les amiraus et por les haus homes qui dedens estoient, raençon devisée. De la crois aporter et de la raençon faire venir prist jor. Quant la pes fu atirée, li Crestiens entrerent en Acre, et mistrent les Sarrazins en prison. Le roi de France ot le chastel d'Acre, et le fist garnir, et le roi d'Angleterre se herberja en la maison du Temple. Ainsi fu Acre prise et rendue l'an de l'incarnation notre Seignor mil cent et quatre-vingt et onze.

Quand le roi Richard eut pris l'île et l'empereur, il commanda aux Templiers de la garder, et voulut la leur donner; ils dirent qu'ils ne la prendroient pas, mais qu'ils la garderoient. Alors le roi alla outre mer et mena l'empereur, sa femme et sa fille. Ainsi il arriva à Acre56. Le roi de France apprit que le roi d'Angleterre venoit et avoit épousé une femme; il en fut 183fort dolent, mais ne laissa pas pour cela d'aller à sa rencontre, et fut de si grande courtoisie qu'il descendit de cheval et prit, à ce qu'on dit, la femme du roi Richard entre ses bras, et la conduisit du bateau à terre. Lorsque le roi Richard fut venu, le roi de France et lui firent chaque jour assaillir Acre. A un assaut il avint que les Français entrèrent de force entre deux murs: là fut occis le maréchal de France. Le siége avoit déjà duré plus d'un an, et les Turcs étoient fort affoiblis de gens et de vivres; ils mandèrent à Saladin qu'il avisât comment ils pourroient être délivrés, qu'on ne pouvoit plus tenir. Saladin comprit bien qu'ils avoient souffert grand dommage, et il lui en pesa beaucoup. Il manda aux deux rois qu'ils lui fissent trève jusqu'à ce qu'il eût parlé à ceux qui étoient dans la ville, et lui donnassent un jour pour traiter. Durant cette trève, la paix se fit comme je vous dirai. Saladin rendit Acre au roi de France, et promit de lui rendre la sainte croix, et de lui rendre un Chrétien pour chaque Sarrasin qui étoit dans la ville, et pour les amiraux et pour les hommes puissans qui étoient dedans, la rançon qui seroit convenue. Il prit jour pour faire apporter la croix et payer la rançon. Quand la paix fut accommodée, les Chrétiens entrèrent dans Acre et mirent les Sarrasins en prison. Le roi de France eut le château d'Acre et y mit garnison; le roi d'Angleterre s'hébergea dans la maison du Temple. Ainsi fut prise et rendue Acre, l'an de l'incarnation 119157.

Li borgois d'Acre et les gens qui heritages i avoient devant ce que les Sarrazins l'eussent prise, se traistrent à lor heritages et les vodrent avoir; mes li chevalier soudoié 184qui prises les avoient, distrent qu'il n'en rendroient point, car il ne les connoissoient, et qu'il les avoient conquis sus les Sarrazins. Les borgois d'Acre vindrent au roi de France, et li crierent merci, qu'il ne fussent deserités, car il n'avoient lor heritages engagés ne vendus, mes li Sarrazins lor avoient tolus, et puisque Dame Dieu l'avoient rendue as Crestiens, n'estoit pas raison, à lor avis, qu'il les deussent perdre, mes, por Dieu, meist-il conseil. Le roi dist que si feroit-il volentiers. Il manda le roi d'Engleterre et les barons de l'ost. Quant il furent venus, le roi lor dist que ainsi l'avoient les borgois d'Acre requis de mettre conseil en lor heritages ravoir. Après lor dist qu'il n'estoit mie en la terre venu por maisons ne por heritages acquerre, mes por la terre secorre et metre en mains des Crestiens, et bien li estoit avis, puis qu'il avoient la terre conquise, que cil qui heritages i avoient ne les devoient pas par droit perdre, et tel estoit son conseil. Il si accorderent tuit, et distrent que bien estoit à faire. Là otroierent les diu rois et tuit li autres que quiconques porroit mostrer par bons tesmoins que l'heritage eust esté sien, com li delivreroit. Après atirerent que li chevaliers qui les maisons avoient prises dedens Acre, que cil qui les heritages estoient, manidroient avec eus en la maison d'une part, tant com li chevaliers vodroient iluec estre.

Les bourgeois d'Acre et ceux qui y avoient des propriétés avant que les Sarrasins l'eussent prise, allèrent 185à leurs propriétés et les voulurent avoir; mais les chevaliers soudoyés qui les avoient prises dirent qu'ils ne les rendroient pas, car ils n'y connoissoient rien et les avoient conquises sur les Sarrasins. Les bourgeois d'Acre vinrent au roi de France et lui crièrent merci, demandant à n'être pas dépouillés, car ils n'avoient ni engagé ni vendu leurs propriétés, mais les Sarrasins les leur avoit prises, jet puisque le Seigneur Dieu les avoit rendues aux Chrétiens, il n'étoit pas juste qu'on les leur ravît, mais ils le prioient, pour Dieu, qu'il en avisât. Le roi dit qu'il le feroit volontiers. Il manda le roi d'Angleterre et les barons de l'armée. Quand ils furent venus, le roi leur dit d'aviser, ainsi que l'avoient requis les bourgeois d'Acre, à leur rendre leurs héritages; puis il leur dit qu'ils n'étoient pas venus en ce pays pour acquérir des maisons et des héritages, mais pour secourir le pays et le mettre aux mains des Chrétiens, et qu'il lui étoit avis que, puisqu'ils avoient conquis le pays, ceux qui y avoient des héritages ne les devoient pas perdre avec justice, et que tel étoit son conseil. Ils s'y accordèrent tous, et dirent que c'était ce qu'il falloit faire. Les deux rois et tous les autres octroyèrent donc que quiconque pourroit montrer par bons témoins que l'héritage avoit été sien, on le lui rendrait. Ensuite il fut convenu que les chevaliers qui avoient pris les maisons dans Acre demeureraient avec ceux à qui elles appartenoient en héritage, et habiteroient une partie de la maison aussi long-temps que le voudraient les chevaliers.

Quant le jor fu venu que Salahadin devoit delivrer la sainte crois au roi et paier la raençon de ses amiraus qui 187dedens Acre estoient, il manda au roi de France qu'il li donast un autre jor, qu'il n'avoit mie encore apareillée ce qu'il li devoit delivrer: le roi li dona. Quant ce vint au secont jor, il ne li delivra mie, ains li manda qu'il li donast un autre jor. Le roi se coroça de ce que Salahadin le trichoit ainsi. Si li dona jor par convenant que, s'il ne le delivroit de ce qu'il le devoit delivrer, il feroit à tous les Sarrazins qui en Acre estoient les testes couper. Quant ce vint au jor, il ne le delivra mie. Lors fist le roi prendre les Sarrazins, fors les amiraus, et mener en sus d'Acre et les testes couper. Les amiraus detint, porce que la guerre n'estoit mie finie et porce qu'on prenoit un haut home, coin rendist l'un por l'autre. De ces amiraus qu'on destint ot le roi de France Une moitié et le roi d'Engleterre l'autre. Quant Salahadin ot Acre rendue, il se trait ariere en sa terre, et envoia à la cité d'Escalone qu'il ot conquise sus les Crestiens, et la fist abatre, porce qu'il ot paor que li Crestiens ne la venissent aseoir. Aprés ce ne demora guaires que le cuens Felipe de Frensede fu mort, et grant maladie prist au roi Felippe de France. Mes sitost com il commença à garir, il fist apareillier une galie, si entra ens, et s'en revint en France sauvement. Il laissa le duc de Borgogne en son lieu et de son avoir et de ses homes, dont aucune gens distrentque, quant le cuens Felippe morut, il manda le roi, et il dist qu'il s'en alast, que l'on avoit sa mort jurée. Aucunes gens distrent qu'il s'en estoit venu por la comté de Flandres qui li estoit eschuë, qu'il avoit donée à sa niece en mariage, et porce qu'il avoit paor que le cuens de Hainaut ne la seiscsist. Ci lairons du roi qui sauvement arriva, par Rome s'en vint, et par l'apostole. Si dirons du roi d'Engleterre et des barons qui en Acre demorerent.

Quand le jour fut venu où Saladin devoit délivrer la sainte croix au roi et payer la rançon de ses ami-187raux qui étaient dans Acre, il manda au roi de France qu'il lui donnât un autre jour, qu'il n'avoit pas encore apprêté ce qu'il lui devoit délivrer: le roi le lui donna. Quand ce vint au second jour, il ne le délivra pas davantage, mais lui manda qu'il lui donnât un autre jour. Le roi se courrouça de ce que Saladin le trichoit ainsi; il lui donna un jour, et convint que, s'il ne lui délivroit pas ce qu'il devoit délivrer, il feroit couper la tête à tous les Sarrasins qui étaient dans Acre. Quand ce vint au jour fixé, il ne le délivra pas. Lors le roi fit prendre les Sarrasins, hors les amiraux, et les fit mener au-dessus d'Acre, où on leur coupa la tête. Il retint les amiraux parce que la guerre n'était pas finie, et pour que, quand on prendrait un seigneur, on rendît l'un pour l'autre. De ces amiraux qu'on retint le roi de France eut une moitié et le roi d'Angleterre une autre. Quand Saladin eut rendu Acre il se retira en son pays et envoya à la cité d'Ascalon qu'il avoit conquise sur les Chrétiens, et la fit abattre, parce qu'il avoit peur que les Chrétiens ne la vinssent assiéger. Après cela il ne tarda guère que le comte Philippe de Flandre ne mourût58 et qu'il ne prît grande maladie au roi Philippe de France; mais sitôt qu'il commença à guérir, il fit apprêter une galère, entra dedans, et s'en revint en France sain et saufs59. Il laissa le duc de Bourgogne en son lieu avec ses hommes et son avoir, dont quelques-uns dirent que quand le comte Philippe était mort, il avoit mandé le roi et lui avoit dit qu'il s'en 189allât, que l'on avoit juré sa mort. Quelques gens diront qu'il s'en étoit revenu à cause de la comté de Flandre qui lui étoit échue, et qu'il avoit donnée à sa nièce en mariage, parce qu'il avoit peur que le comte de Hainaut la saisît. Nous laisserons ici de parler du roi qui arriva sain et sauf et s'en retourna par Rome en passant chez l'apostole, et nous dirons du roi d'Angleterre et des barons qui demeurèrent à Acre.

188L'en fist à savoir au roi Richart que li Sarrazins avoient Jerusalem voidie, et bien porroit avoir la cité s'il61 alloit sans traire et sans lanciers60. Il le fist à sçavoir au duc de Borgoigne et as barons de l'ost. Conseil pristrent qu'il iroient et garniroient bien Acre. Il chargierent les nés de viandes et les envoierent à Jaffe; d'iluec vindrent et aferent herbergier à cinq milles de Jerusalem, à une ville qui a nom Batenuble. Là ordonerent lor batailles, et qui feroit l'avant-garde et l'ariere-garde. Le roi Richart fist l'avant-garde, et le duc de Borgoigne l'ariere-garde.

On fit savoir au roi Richard que les Sarrasins avoient vidé Jérusalem, et qu'il pourroit bien avoir la ville s'il y alloit sans bagage et sans arrêter. Il le fit savoir au duc de Bourgogne et aux barons de l'armée; ils avisèrent d'y aller et de mettre bonne garnison dans Acre. Ils chargèrent les navires de vivres et les envoyèrent à Jaffa. De là ils vinrent héberger à cinq milles de Jérusalem, à une ville qui a nom Batnuble61. Là ils ordonnèrent leurs bataillons et qui feroit l'avant-garde et l'arrière-garde. Le roi Richard fit l'avant-garde, et le duc de Bourgogne l'arrière-garde.

Quant les batailles furent ordenées chacun ala à sa herberge. Lors pensa mult le duc de Borgoigne, et quant il ot pensé, il manda les barons de France, et lor dist: «Seignors, vous sçavez que nostre sire, le roi de France, s'en est retorné, et que toute la flor de son roiaume est ci demorée, et que le roi d'Engleterre n'a cun poi de gent avers nous. Se nous alons en Jerusalem et nous prenons la cité, l'en ne dira pas que nous l'aions prise, ains dira l'on que le roi d'Engleterre l'aura prise, si iert grant honte à la France et grant reproche. Et dira l'on que le roi Felippe s'en sera fui, et le roi Richart 190aura pris Jerusalem, ne james ne sera que France n'en ait reproche.» Plusor s'accorderent à son plaisir faire, et tex i ot qui ne si accorderent mie. Le duc de Borgoigne fist armer les François, et s'en retorna vers Acre. Aucuns i ot des barons qui amoient le roi d'Engleterre, et li manderent que li François s'en retornoient à Acre. Quant le roi ot oi ce, il retorna à Jaffe, et la garni bien de gent et de viandes, et vint à Acre après le duc de Borgoigne. Ne demora guaire après ce que le duc fu mort. Lors assembla Salahadin ses os et ala aseoir Jaffe. Quant cil de Jaffe furent assis, il envoierent au roi Richart qu'il les secorust, qu'il ne se pooient par tenir contre un si grant ost. Quant le roi Richart oi ce, il le fist à sçavoir as barons de France que Jaffe estoit assise, et lor demanda s'il iroient avec lui. Il respondirent qu'en tous les lieus où sainte crestienté avoit mestier de lor aide, il s'acordoient d'aler. Lors ordenerent lor batailles et murent por aler secorre Jaffe. Le roi Richart dist as barons de France qu'il alassent seulement par terre, et il iroit par mer, por plustost venir au chastel, tant qu'il vienroient là. Le roi fist armer ses galies, et entra ens il et ses gens, et errerent tant, par jor et par nuit, qu'il vindrent à Jaffe. Quant il vindrent devant Jaffe le chastel estoit ja pris, et lioient les Crestiens li Sarrazins por mener en l'ost. Quant le roi Richart sout ce que le chastel fu pris, il descendi à terre, et mist l'escu au col et la hache danoise u poing. La requost le chastel, et occis les Sarrazins qui dedens estoient, et chaça ceus dehors jusques en l'ost. II s'arresta sus un tertre devant l'ost, il et si home. Salahadin demanda à ses homes porquoi il fuioient. Il distrent que le roi d'Engleterre estoit arrivé à Jaffe, mult de ses homes occis et pris, et le chastel rescous. Salahadin lor demanda où il estoit. Il respondirent: «Sire, vées le là sus ce tertre tout à pié avec ses homes. — 192Comment, dist Salahadin, est roi à pié entre ses homes? il n'afiert pas.» Lors li envoia Salahadin un cheval, et encharja au message que il li deist que tel home com il estoit ne deust pas estre à pié entre ses homes en tel peril. Le serjant fist le commandement son seignor. Il vint au roi et li presenta le cheval de par Salahadin. Le roi l'en mercia. Lors fist monter desus le cheval un sien serjant et poindre devant li. Quant cil out esperoné le cheval, et il cuida retorner, ce ne fust james, ains l'emporta le cheval maugré sien en l'ost des Sarrazins.

Quand les postes eurent été partagés, chacun alla à son logement. Alors le duc de Bourgogne réfléchit beaucoup, et quand il eut réfléchi il manda les barons de France et leur dit: «Seigneurs, vous savez que notre sire, le roi de France, s'en est retourné, et que toute la fleur de son royaume est ici demeurée, et que le roi d'Angleterre n'a, en comparaison de nous, que peu de monde; si nous allons en Jérusalem et 191prenons la cité, on ne dira pas que nous l'ayons prise, mais on dira que le roi d'Angleterre l'a prise; ce sera grande honte à la France et grand reproche, et l'on dira que le roi Philippe s'en est enfui, et que le roi Richard a pris Jérusalem, et ce sera à tout jamais un reproche à la France.» Plusieurs s'accordèrent à faire à son plaisir, mais il y en eut tels qui ne s'y accordèrent pas. Le duc de Bourgogne fit armer les Français et s'en retourna vers Acre. Il y eut quelques-uns des barons qui aimoient le roi d'Angleterre, et lui mandèrent que les Français s'en retournoient à Acre. Quand le roi eut ouï ceci, il retourna à Jaffa, la garnit bien de gens et de vivres, et vint à Acre après le duc de Bourgogne. Après cela il ne tarda guère que le duc ne mourût. Alors Saladin assembla son armée et alla assiéger Jaffa. Quand ceux de Jaffa furent assiégés, ils envoyèrent au roi Richard pour qu'il les secourût, car ils ne pouvoient pas tenir contre une si grande armée. Quand le roi Richard ouït ceci, il fit savoir à tous les barons de France que Jaffa étoit assiégée, et leur demanda s'ils iroient avec lui; ils répondirent qu'en tous les lieux où sainte chrétienté avoit besoin de leur aide, ils étoient d'accord d'y aller. Alors ils rangèrent leurs bataillons et partirent pour aller secourir Jaffa. Le roi Richard dit aux barons de France qu'ils allassent sans danger par terre, et qu'il iroit par mer pour arriver plus tôt au château, tandis qu'ils s'y rendraient de leur côté. Le roi fit armer ses galères et entra dedans, lui et ses gens, et ils allèrent tant, par jour et par nuit, qu'ils arrivèrent à Jaffa. Quand ils vinrent devant Jaffa, le château étoit déjà pris et les Sarrasins lioient les Chré-193tiens pour les conduire dans leur camp. Quand le roi Richard sut que le château étoit pris, il descendit à terre, mit l'écu au cou et la hache danoise au poing; il reprit le château, occit les Sarrasins qui étoient dedans, et poursuivit ceux qui étaient dehors jusqu'à leur camp. Il s'arrêta sur un tertre devant le camp, lui et ses hommes. Saladin demanda à ses hommes pourquoi ils fuyoient; ils dirent que le roi d'Angleterre étoit à Jaffa, avoit pris et occis beaucoup de ses hommes et pris le château. Saladin leur demanda où il étoit; ils répondirent: «Sire, «voyez-le là sur ce tertre avec ses hommes. — Comment, dit Saladin, le roi à pied entre ses hommes? cela ne convient pas.» Alors Saladin lui envoya un cheval, et chargea le messager de lui dire qu'un homme tel qu'il étoit ne devoit pas demeurer à pied parmi ses hommes, en un tel péril. Le messager fit ce que lui avoit ordonné son seigneur. Il vint au roi et lui présenta le cheval de la part de Saladin. Le roi l'en remercia, puis fit monter dessus le cheval un sien homme d'armes, et le fit partir devant lui. Quand celui-ci eut donné de l'éperon et pensa le faire retourner, il ne le put jamais, mais le cheval l'emporta malgré lui dans le camp des Sarrasins.

Salahadin fu mult honteus de ce. Il fist un autre cheval appareillier. Le roi Richart retorna à Jaffe. Salahadin ne se deslogea mie cel jor jusques à lendemain. Por cele proesce que le roi Richart fist iluec et aillors au chastel de Darun, qu'il prit sus les Sarrazins, fu il mult douté par toute paienime, et avenoit aucune fois, si com l'en dist, que quant les enfans as Sarrazins ploroient, il disoient: «Tes-toi, por le roi d'Engleterre.» Et quant un Sarrazin chevauchoit cheval restif, et 194il veoit bien son ombre, il reculoit ariere, et quant li Sarrazin le hurtoit des esperons, si disoit: «Cuides-tu que le roi Richart soit mucié en cest buison?» ou en ce dont le cheval avoit paor. Quant Salahadin sout que li Crestiens venoient à Jaffe par terre, il se leva du siege et ala encontre, et les encontra devant le chastel d'Arsur. Là assemblerent et se combatirent. Plus grant damage reçurent li Crestiens que li Sarrazins, mes toutes voies s'en partirent li Crestiens sans desconfiture, et alerent à Jaffe, où le roi Richart estoit. A cele assemblée fu Jacques Davaines, li bons chevaliers, occis. Lors avint que une caravane de Sarrazins vint de la terre d'Egypte et aloit à Domas, et avoit oi dire que Salahadin estoit à Jaffe; por ce aloit plus seurement, et furent herbergier à cinq milles prés de Jaffe. L'en fist à sçavoir au roi Richart qu'il avoit une riche caravane, et que grant avoir y porroit guaignier s'il la prenoit. Le roi fist armer ses gens, si la prist, et l'amena à Jaffe. Après assembla les barons de l'ost, et dist qu'il voloit aler fermer Escalone, et que se ele estoit fermée, la terre seroit bien enforcie. Il i alerent et pristrent Escalone, si la garnirent bien, et pristrent deus chastiaus qui prés d'iluec estoient, Gadres et le Daron. Là demora le roi d'Engleterre et li baron, porce que la terre i estoit plus saine que aillors. Ci lairons à parler de la terre d'outre-mer, et dirons de l'isle de Chipre.

Saladin fut très-honteux de ceci, et lui fit apprêter un autre cheval. Le roi Richard retourna à Jaffa. Saladin ne délogea point ce jour-là, jusqu'au lendemain. Le roi Richard, pour les prouesses qu'il fit là et ailleurs, et au château de Daroun qu'il prit sur les Sarrasins, fut très-redouté par tout le pays des Païens, et il arrivoit quelquefois, à ce que l'on dit, que quand les enfans des Sarrasins pleuroient, les 195mères leur disoient: «Tais toi, de peur du roi d'Angleterre;» et quand un Sarrasin chevauchoit un cheval rétif, et qui, voyant son ombre, reculoit en arrière, le Sarrasin, en le piquant des éperons, lui disoit: «Crois-tu que le roi Richard soit caché en ce buisson?» ou en la chose dont le cheval avoit peur. Quand Saladin sut que les Chrétiens venoient à Jaffa par terre, il leva le siège et alla à leur rencontre, et les trouva devant le château d'Arsur. Là ils se joignirent et se combattirent. Les Chrétiens y reçurent un plus grand dommage que les Sarrasins, mais toutefois ils en partirent sans déconfiture, et allèrent à Jaffa où étoit le roi Richard62. A cette rencontre fut occis Jacques dAvesne, le bon chevalier. Lors il avint qu'une caravane de Sarrasins, venant des terres d'Êgypte, arriva à Damas. Elle avoit ouï dire que Saladin étoit à Jafla, et, à cause de cela, elle marchoit sans crainte, et fut s'héberger à cinq milles de Jaffa. On fit savoir au roi Richard qu'il y avoit une riche caravane, et que, s'il la pouvoit prendre, il y gagneroit grand avoir. Le roi fit armer ses gens; il la prit et l'emmena à Jaffa; après cela il assembla les barons de l'armée et dit qu'il vôuloit aller prendre et fortifier Ascalon, et que, si elle étoit fortifiée, le pays en seroit bien mieux défendu. Ils y allèrent et prirent Ascalon, y mirent bonne garnison, et prirent deux châteaux qui étaient près de là, Gadres63 et Daroun. Le roi d'Angleterre et les barons y demeurèrent, parce que le pays étoit plus sain qu'ailleurs. Nous 197laisserons de parler ici du pays d'outre mer et dirons de l'île de Chypre.

196Il avint que li Grifon s'assemblerent et pristrent conseil d'assaillir et d'occir les Latins qui estoient avec les Templiers à cui le roi Richart avoit l'isle commandée. L'on fist à sçavoir as Latins que li Grifons s'assembloient por eus occire; si lor conseilla l'on qu'il mandassent secors, et se meissent en une forteresse tant que le secors venist. Il s'assemblerent tuit et vindrent à Nicosie, et entrerent u chastel, et ne furent pas plus de cent Latins dedens; mes tant assembla de Grifons entor com ni veoit que gens. Li Latins furent dedens le chastel, une veille de Pasques s'assemblerent, et virent bien qu'il n'avoient pooir du chastel tenir, et qu'il n'estoient mie fort contre tant de gens; si distrent entr'eus que miex lor venoit-il morir d'armes que de faim. Il pristrent conseil qu'il s'en istroient et metroient en avanture cors et ames. Il se confesserent lendemain et communierent, puis s'armerent et issirent hors. Dix des plus faibles demorerent la i ens por ouvrir la porte, se mestier fust. Lors issirent les Latins hors, et se ferirent entre les Grifons ausi com entre brebis, que nient plus ne se defendirent que feissent brebis. Li Latins en tuerent tant que ce fu merveille, car onques toute jor ne finirent d'occir et de chacier, tant qu'il orent voidié la cité qu'il ni demora home ne fame. Landemain troverent tote la cité plaine de viandes et d'avoir, et menerent tout dedens le chastel. Après firent à savoir au roi d'Engleterre et au maistre du Temple coment il avoient fait. Lors distrent li Templiers au roi qu'il feist de l'isle à sa volonté, qu'il ne la pooient plus garder. Quant le roi Gui, qui n'avoit point de terre, sot queli Templiers avoient rendue l'isle de Chipie, il vint au roi d'Engleterre, et par le conseil au maistre du Temple l'acheta. Le roi d'Engleterre li vendi. Or vous dirai 198que le roi Gui fist. Quant il ot l'isle achetée, il envoia en Ermenie et en Antioche ses messages, et en autres lieus, et manda à ceus du pais qu'il venissent en l'isle qui venir vodroient, et il lor donroit terres et garnisons à grant plente.

Il avint que les Grégeois s'assemblèrent et délibérèrent d'attaquer et d'occire les Chrétiens qui étoient avec les Templiers que le roi Richard avoit mis à la garde de l'île. On fit savoir aux Chrétiens que les Grégeois s'assembloient pour les occire, et on leur conseilla d'envoyer chercher du secours et de se mettre en une forteresse jusqu'à ce que le secours arrivât. Ils s'assemblèrent tous et vinrent à Nicosie; ils n'étoient pas dedans plus de cent Latins, mais il s'assembla autour tant de Grégeois qu'on n'y voyoit que des hommes. Les Latins qui étoient dedans le château s'assemblèrent une veille de Pâques, et virent bien qu'ils n'avoient pouvoir de tenir le château, et qu'ils n'étoient pas assez forts contre tant de gens: ils dirent entre eux que mieux leur convenoit-il mourir par l'épée que par la faim. Ils délibérèrent qu'ils se mettraient au hasard, corps et ame. Ils se confessèrent le lendemain et communièrent, puis s'armèrent et sortirent du château. Dix des plus foibles demeurèrent dedans pour ouvrir la porte s'il étoit besoin. Alors les Latins sortirent dehors et se jetèrent sur les Grégeois comme en un troupeau de brebis, car ils ne se défendoient pas plus que n'auroient fait des brebis. Les Latins en tuèrent tant que ce fut merveille, car de tout le jour ils ne cessèrent de les occire et de les poursuivre jusqu'à ce qu'ils eussent vidé la cité, tellement qu'il n'y demeura ni homme ni femme. Le lendemain ils trouvèrent la cité pleine de vivres et de richesses, et menèrent tout dans le château, puis firent savoir au roi d'Angleterre et au maître du 199Temple ce qu'ils avoient fait. Alors les Templiers dirent au roi qu'il fît de l'île à sa volonté, qu'ils ne la pouvoient plus garder. Quand le roi Gui, qui n'avoit pas de royaume, sut que les Templiers avoient rendu l'île de Chypre, il vint au roi d'Angleterre, et, par le conseil du maître du Temple, il l'acheta. Le roi d'Angleterre la lui vendit. Or je vous dirai ce que fit le roi Gui quand il eut acheté l'île. Il envoya ses messagers en Arménie, en Antioche et en autres lieux, et manda à ceux de ces pays qu'ils vinssent en l'île et qu'il leur donneroit des terres et biens en grande abondance.

Li chevaliers qui deserités estoient, et à cui les Sarrazins avoient lor terres toluës, et les pucelles et les dames veves i alerent. Le roi Gui lor dona terre à grant plente, les orfelines maria, et lor dona grant avoir, tant qu'il fiefa trois cens chevaliers en la terre, et deux cens serjans à cheval, sans les borgois cui il dona grant terre et grant garnison. Quant il ot tant donc, il ne li demora mie dont il peust tenir vingt chevaliers de maisnie. Ainsi puepla le roi Gui l'isle de Chipre, et quant il l'out ainsi pueplée, ne demora guaire après qu'il fu mort. La terre eschai au conestable Aimery son frere. Il vit qu'il avoit poi de terre, et que les terres que son frere, le roi Gui, avoit données por mille besans valoient au double, que chascun en avoit pris tant com il voloit. Il manda tous les chevaliers de la terre, et lor dist: «Seignors, le roi Gui mon frere vous dona tant que rien ne li demora. La terre m'est eschuë, et sire en sui, tant com Dieu plaira. Vous estes mi hommes, et je n'ai point de terre. Il i a tex de vous qui plus en ont que je n'ai, et coment serai-je povre et vous puissans et riches, et n'aurai que despendre? il n'afiert pas; prenés conseil entre vos, et me rendes chas-200cun tant, que je puisse estre entre vous come sire, et vous puisse aidier come à mes homes.» Il pristrent conseil, et li donna chascun de sa terre tant comme au cuer li vint. Tant fist le conestable Aimeri, que par force que par amor, que quant il fu mort, li valoit les terres de Chipre deux cens mille besans. Quant l'isle fu eschuë au comte Aimeri, il ne vout porter corone jusques il la prist de haut prince de cui il tenist l'isle. Ci lairon de l'isle de Chipre, et diron de la terre d'outre-mer.

Les chevaliers qui étaient dépossédés et à qui les Sarrasins avoient pris leurs terres, et les pucelles et les dames veuves y allèrent. Le roi Gui leur donna des terres en grande quantité, maria les orphelines et leur donna grand avoir; tant qu'il reçut en fief dans le pays trois cents chevaliers et cent hommes d'armes à cheval, sans compter les bourgeois à qui il donna beaucoup de terres et de biens. Quand il eut tant donné il ne lui resta pas de quoi entretenir pour lui une suite de vingt chevaliers. Ce fut ainsi que le roi Gui peupla l'île de Chypre; et quand il l'eut ainsi peuplée il ne demeura guère qu'il ne mourût64. Le pays échut au connétable Amauri, son frère; il vit qu'il avoit peu de terre, et que les terres que son frère, le roi Gui, avoit données pour mille besans valoient le double, et que chacun en avoit pris autant qu'il en vouloit. Il manda tous les chevaliers du pays et leur dit: «Seigneurs, le roi Gui, mon frère, vous a tant donné qu'il ne lui est rien de-201meuré; le pays m'est échu, et j'en suis sire tant qu'il plaira à Dieu. Vous êtes mes hommes, et je n'ai point de terres. U y a tels de vous qui en ont plus que moi. Comment se pourra-t-il que je sois pauvre et vous puissans et riches, et que je n'aie pas de quoi dépenser? cela ne convient pas; prenez conseil entre vous, et que chacun me rende assez pour que je puisse être entre vous comme votre sire, et vous puisse aider comme mes hommes.» Ils prirent conseil, et chacun lui donna de sa terre autant que le cœur lui en dit. Le connétable Amauri fit tant, par force ou par amour, que, quand il mourut, ses terres de Chypre valoient deux cent mille besans. Quand l'île fut échue au comte Amauri, il ne voulut point porter la couronne jusqu'à ce qu'il la reçût du puissant prince de qui il tenoit l'île. Nous laisserons ici de parler de l'île de Chypre, et dirons de la terre d'outre mer.

Un jor avint que une nef de marchans de terre as Hassesis arriva à Sur. Le marchis ot mestier d'avoir; il envoia à la nef et fist prendre de l'avoir tant com il li plout. Li marchant descendirent à terre, et se plainstrent au marchis qu'on les avoit derobés, et que, por Dieu, lor fist rendre lor avoir. Le marchis respondit que l'avoir ne r'auroient-il mie, mes gardassent bien le remanent. Il distrent, puisqu'il ne leur voloit rendre, il s'en plaindroient à lor seignor, et il respondit de par Dieu. Il s'en retornerent, et distrent à lor seignor et se plainstrent de lor damage. Quant le sire des Hassesis oi ce, il manda au marchis que il l'avoir à ses homes rendist; le marchis manda qu'il ne l'en rendroit mie. Le sire des Hassesis li remanda autre fois qu'il li rendist l'avoir de ses gens, et seust bien, s'il ne li 202rendoit, qu'il lui en nuieroit. Le marchis dist qu'il ne le rendrait mie. Lors commanda le sire des Hassesis à deus de ses homes qu'il alassent à Sur, et occissent le marchis. Il i alerent. Quant il vindrent à Sur, il se cristiannerent, dont l'un demora entor le marchis, et l'autre demora entor Beleen d'Ibelin, qui la roine Marie avoit à fame, qui lors à Sur demoroit. Un jor avint que la marchise estoit alé as bains; le marchis ne vout mengier jusques qu'ele fu venue. Il li fu avis qu'ele demoroit trop, si ot talent de mengier. Il monta entre lui et deux chevaliers, et ala à l'hostel l'evesque de Biauvés por mengier avec lui. Quant il parvint là, l'evesque avoit mangié, si s'en retorna ariere. Si com il fu entré en une etroite rue, qui est prés du Change, un home sorst d'une part de la rue et un autre de l'autre. Quant il vint en droit ces deux homes, il se leverent contre lui. L'un li tendi une lettres: le marchis les prist; l'autre traist un coutel, et l'en feri parmi le cors, si chai mort. Ainsi le tesmoignent cil de la terre qu'il fu mort. L'en dist que ce avoit fait faire le roi d'Angleterre par Hasesins qu'il avoit aussi envoié en France por faire occire le roi Felippe, dont encore, par aventure, ne fust ce mie veoir. Li fist l'on65 à sçavoir que ainsi avoit fait le roi d'Angleterre. Le roi Felippe en ot grant paor, et bien se fist garder; si fu lonc tans com ne laissa nulli venir devant lui com ne conneust bien. En ce point que le marchis fust occis, estoit le roi d'Angleterre à Acre. Quant il sout que le marchis fu occis, il monta tantost, et vint à Sur, et mena avec lui le conte Henri de Champaigne, qui son neveu estoit: porce fu il mescru de maintes gens qui il ot coupés en la mort du marchis; car le marchis fu occis le mardi, et li fist espouser au jeudi après la fame au marchis au conte Henri de Champagne.

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Un jour avint qu'il arriva à Tyr un navire de marchands du pays des Hassissins. Le marquis66 avoit besoin d'argent; il envoya au navire et fit prendre de l'avoir des marchands tant qu'il lui plut. Les marchands descendirent à terre, et se plaignirent au marquis de ce qu'on les avoit dérobés, demandant que, pour Dieu, il leur fit rendre leur avoir. Le marquis répondit qu'ils ne rauroient pas leur avoir, et qu'ils gardassent bien le reste. Ils dirent que, puisqu'il ne leur vouloit pas rendre, ils s'en plaindraient à leur seigneur, et il répondit, de par Dieu, qu'ils le pouvoient. Ils s'en retournèrent, et dirent à leur seigneur leur dommage, et s'en plaignirent. Quand le sire des Has-203sissins ouït ceci, il manda au marquis de rendre l'avoir de ces hommes; le marquis manda qu'il ne le rendrait point. Le sire des Hassissins lui remanda une autre fois qu'il rendît l'avoir à ses gens, et sût bien que, s'il ne le rendoit pas, il lui en arriverait mal; le marquis dit qu'il ne le rendrait pas. Alors le sire des Hassissins commanda à deux de ses hommes qu'ils allassent à Tyr pour tuer le marquis. Ils y allèrent. Quand ils furent à Tyr, ils se firent chrétiens, et l'un des deux demeura auprès du marquis, l'autre auprès de Balian d'Ibelin, qui avoit pour femme la reine Marie, et qui alors demeurait à Tyr. Un soir il avint que la marquise étoit allée au bain; le marquis ne voulut pas manger jusqu'à ce qu'elle fût revenue: il trouva qu'elle demeurait trop, et eut envie de manger. Il monta à cheval avec deux chevaliers, et alla au logis de l'évêque de Beauvais pour manger avec lui. Quand il y arriva, l'évêque avoit mangé. Il s'en retourna donc. Comme il fut entré dans une rue étroite qui est près du Change, un homme parut d'un côté de la rue, et un autre de l'autre. Quand il arriva près de ces deux hommes, ils vinrent à sa rencontre, et l'un lui tendit des lettres; le marquis les prit; l'autre tira un couteau et l'en frappa dans le corps, et il tomba mort. C'est ainsi que les gens du pays racontent qu'il mourut67. On dit que le roi d'Angleterre avoit fait faire cela par les Hassissins, et qu'il avoit aussi envoyé en France pour faire occire le roi Philippe; et quoique, par aventure, ce ne fût peut-être pas vrai, on fit savoir au roi Philippe que le roi d'Angleterre avoit ainsi fait. Le roi Philippe en eut grande 205peur et se fit bien garder; il fut long-temps qu'on ne laissa venir devant lui personne qu'on ne connût bien. Lorsque le marquis fut occis, le roi d'Angleterre étoit à Acre. Quand il sut que le marquis étoit occis, il monta aussitôt à cheval et vint à Tyr, et mena avec lui le comte Henri de Champagne, qui étoit son neveu; et c'est pourquoi maintes gens firent de lui ce fâcheux jugement qu'il avoit trempé dans la mort du marquis: car le marquis fut occis le mardi, et le jeudi suivant il fit épouser la femme du marquis au comte Henri de Champagne.

 

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(33Lisez: de là iens, ou la i ens.

(34) Le 4 septembre 1187.

(35) Mangonelles, mangoneaux, machines à lancer des pierres.

(36 Et se le tresor. Probablement il faut lire: cil tresor ou ke le tresor.

(37) 1187.

(38D'aprés ce qui suit, il faut probablement lire très au lieu de quatre parties, à moins que la quatrième partie ne fut composée de ceux qui n'étaient pas rachetés, et qui ainsi ne sortaient pas.

(39)   Nicam, probablement mean, moyen, du milieu.

(40) Si l'on ne veut pas supposer quelque erreur de copiste, il faut entendre la phrase en ce sens que Guillaume prit conseil des gens, des sujets de l'empereur Alexis, venus de Constantinople. Mais de plus il y a ici confusion. Jérusalem fut reprise par Saladin en 1187; le roi de Sicile, Guillaume le Bon, dont il est ici question, mourut en 1189, et ce ne fut qu'en 1195 qu'Alexis l'Ange parvint au trône de Constantinople, aprés avoir fait crever les yeux à son frère Isaac. L'entreprise de Guillaume sur l'empire de Constantinople eut lieu en 1185, à l'instigation d'Alexis, neveu de l'empereur Manuel, qui s'était refugié en Sicile pour échapper à la cruauté d'Andronic. Les Siciliens eurent d'abord de grands succés. Andronic furieux s'en prit à plusieurs seigneurs de Constantinople qu'il accusait d'intelligence avec l'ennemi, et les fit mourir. Isaac devait être du nombre, ce fut ce qui détermina sa révolte et la mort d'Andronic. Aussitôt qu'Isaac fut monté sur le trône, il reprit, ou plutôt son armée, sous le commandement d'Uranus, reprit le dessus et chassa les Siciliens. Les gens de Constantinople dont parle ici le chroniqueur doivent être, ou le prince Alexis et ceux qui s'étaient avec lui réfugiés en Sicile, ou les seigneurs que soupçonna ensuite Andronic. En tout cas, la suite de la phrase présente encore une erreur soit de l'historien soit du copiste, car Guillaume ne put prendre conseil de garder, mais bien de gaigner ce qu'il n'avait pas encore; et à moins qu'il n'eût formé et préparé ce dessein dès l'avènement d'Andronic et avant l'arrivée d'Alexis en Sicile, la mesure qu'il se reprochait ne peut avoir duré deux ans, car Alexis n'arriva en Sicile qu'en 1185, l'armée sicilienne s'embarqua le 11 juin de la même année, et fut chassée au mois de novembre suivant.

(41Tout ce récit, conforme à la première supposition, fourmille par conséquent d'erreurs.

(42 Clément III.

(43) Frédéric Barberousse. Il partit pour la croisade le 27 juillet 1189.

(44) L'émir.

(45) Frédéric Barberousse se noya le 10 juin 1190 dans le Sélef, petite riviére prés de Séleucie.

(46) II faut lire probablement, et cuiq'une si frères.

(47) II est inutile de relever les erreurs que contient ce paragraphe; il suffit, pour les reconnaître, d'ouvrir l'histoire de France et d'Angleterre à la fin du XIIe siècle.

(48) Lisez pleivie, engagée.

(49) II y a ici une faute grossière de copiste; il faut lire probablement Normandie ou Aquitaine.

(50Selon toute apparence plachement.

(51) Cuens fu de Saint Gile. Quant on fit pes, etc. Il y a ici erreur de ponctuation; il faut lire cuens fu de Saint Gile quant on fist pes de la terre d'Aubuiois.

(52) Le 13 avril 1191.

(53) Bérengère de Navarre.

(54) Limisso.

(55) Ce prince de Chypre s'appeloit Isaac Comnène.

(56) Le 8 juin 1191.

(57Le 13 juillet.

(58) Le 1er juin 1191.

(59) Philippe-Auguste partit de Palestine le 3 août, et arriva à Paris le 27 décembre 1191.

(60Sans traire et sans lanciers; lisez probablement sans trac (bagage) et sans laissier.

(61) Béthanopolis. M. Paultre, dans son Histoire manuscrite des Etats de Syrie, croit que c'est la ville d'Eleutheropolis, située à neuf ou dix lieues à l'est d'Ascalon, sur le chemin de Jérusalem, dans une vallée traversée par le torrent d'Ascalon, à sept lieues à l'ouest de Jérusalem, à six de Ramla. (Histoire des Croisades, par M. Michaud, t. II, p. 415.)

(62Richard étoit à la bataille d'Arsur, et elle eut lieu le 7 septembre 1191, avant la marche des Chrétiens sur Jérusalem.

(63) Probablement Gaza.

(64) En 1194.

(65) Mie veoir. Li fist l'on, etc. lisez: mie voir, le fist, etc.

(66 Conrad de Montferrat.

(67 Le 29 avril 1192.