Ermold le Noir

 BERNARD LE TRÉSORIER.

 

CONTINUATION DE GUILLAUME DE TYR, partie 4

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

partie 3 - partie 5

 

 

 

 

1824.

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE.

 

CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.

 

 

PARIS, IMPRIMERIE DE LEBEL,

imprimeur du Roi, rue d'Erfurth, n. 1.

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANGE,

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE,

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES
ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L'ACADÉMIE DE PARIS.

A PARIS

CHEZ J.-L.-J. BRIERE, LIBRAIRE

rue saint-andré-des-arts, n° 68.

 

 

1CONTINUATION

DE

GUILLAUME DE TYR,

PAR BERNARD LE TRÉSORIER.

 

 

 

précédent

 

Li François et li Venitiens, quant il virent que les portes de la ville estoient fermées, et que nus ni pooit aler ne venir, si s'esmerveillerent mult ou l'empereor estoit alé. Mes on ne les laissa mie entrer dedens, ains dist l'en que l'empereor estoit malades. Cele chose ne pout pas longuement estre celée, ains sorent très tuit comment l'empereor avoit esté mort, et en quelle maniere Marcofles avoit esté empereor. Ne demora guaires après cele chose que Marcofles commença à guerroier les Latins et lor viande à destraindre. Si vous dirai qu'il fist un jor. Il fist jus-300ques à quatorze nés enplir d'espines, et quant il orent le vent qui venoit devers eus, et qui s'en aloit sor l'ost des Latins, il fist le feu bouter dedens, et le vent les mena tot droit vers la navie des Latins. Mes li Veniciens, qui estoient bien garnis, se defendirent mult bien d'eus et de ce feu, si que onques damage ni orent ne de lor cors ne de lor avoir. Iluec ivernerent nos François jusques à tant que ce vint au caresme. Si que cil de Venice firent pons de lor mas et de lor nés; si les atornerent par tel engin qu'il s'en monterent par dessus tuit armés; et quant il avaloient il estoient par dessus les plus hautes tors qui devers la mer estoient, là où il devoit assaillir. Ainsi orent atiré lor affaire et establi à la Pasque florie. Quant vint lendemain par matin, si s'armerent et entrerent és nés, et Dex lor donna si bon vent qu'il les mena à Constantinople. La premiere nef qui vint as murs, ce fu la nef l'evesque de Soissons, cele avala tantost sous une tor sous le pont, et François et Veniciens monterent sor le pont, et pristrent cele tor. Cil qui primes i entra estoit venicien et i fu occis; l'autre fu un chevalier de France et ot nom Audins Durebouche. Cil gaaigna cent mars, et l'autre après cinquante. Tantost comment cele tor fu prise, il ouvrirent les portes et entrerent ens. Quant l'empereor vit que li Latins furent entrés dedens la cité, si s'enfui. Ainsi fu Constantinople prise. Li François et li Veniciens, ançois que l'en asseis la cité, establirent que dedens mostier ne prendroient nulle chose, et que les avoirs que l'en prendroit en la cité, l'en les mettroit ensemble, et departeroit l'en a droit; car li Veniciens devoient avoir la moitié par tot: ainsi furent lor convenant quant il orent l'estoire accueillie, que de toutes les couquestes, fors la terre de Jerusalem, devoient avoir la moitié en quele part que ce fust. Après, quant il orent ce establi, si fist l'on escommenier à trois evesques qui là furent, 302l'evesque de Soissons, l'evesque de Troies, un evesque d'Alemaigne, tous ceus qui nulle chose en destorneroient, et qui ne porteroient ce qu'il trouveroient là où l'en l'establiroit por departir. Aprés escommenia l'en tous ceus qui dedens mostier prendroient aucune chose, ne prestre ne moine desroberoit, ne qui sor fame mettroit main. Ainsi fu establi l'escommuniement fait. Devant ce que li Latins entrassent en Constantinople, ne qu'il l'eussent, estoient-il plain de la grace de Dieu, et avoient grant charité en eus, et si cent Griffons veissent, deus Latins si fussent-il.

Les Français et les Vénitiens, quand ils virent que les portes étaient fermées, s'émerveillèrent beaucoup où l'empereur était allé. On ne les laissa pas entrer dedans, mais on leur dit que l'empereur était malade. Cette chose ne pouvoit être longuement cachée. Ils surent donc très-tôt comment l'empereur avoit été tué et comment Murzufle avoit été fait empereur. Il ne tarda guère après cela que Murzufle commençât à guerroyer les Latins, et à leur retenir leurs vivres. Je 301vous dirai ce qu'il fit un jour. Il fit garnir d'épines jusque à quatorze navires, et, quand ils eurent le vent soufflant vers le camp des Latins, il y fit mettre le feu. Le vent les mena tout droit vers la flotte des Latins; mais les Vénitiens, qui étaient bien gardés, se défendirent d'eux et de leur feu, tellement qu'ils n'eurent aucun dommage en leurs corps ni en leur avoir. Nos Français hivernèrent en ce lieu jusqu'à ce que vînt le carême. Alors les gens de Venise firent des ponts de leurs mâts et de leurs navires. Ils les arrangèrent de telle sorte qu'ils montèrent par dessus tout armés, et quand ils descendoient ils étaient au-dessus des plus hautes tours qui étaient sur la mer, là où ils vouloient assaillir. Ainsi eurent-ils arrangé et établi leur affaire à la Pâque fleurie. Quand vint le lendemain matin, ils s'armèrent et vinrent dans les navires, et Dieu leur donna si bon vent qu'ils vinrent à Constantinople. Le premier navire qui vint près des murs fut celui de l'évêque de Soissons; il descendit sous une tour sur le pont. Les Français et les Vénitiens prirent cette tour. Le premier qui entra étoit vénitien et fut occis. L'autre fut un chevalier de France et avoit nom Audin Durebouche. Celui-ci gagna cent marcs, celui qui vint après en eut cinquante. Aussitôt que cette tour fut prise, ils ouvrirent les portes et entrèrent dedans. Quand l'empereur vit que les Latins étaient entrés dans la cité, il s'enfuit. Ainsi fut prise Constantinople118. Les Français et les Vénitiens, avant qu'on assiégeât la Cité, établirent qu'ils ne prendraient nulle chose dedans les monastères, et que ce qu'on prendrait dans la cité seroit 303mis ensemble et partagé justement, car les Vénitiens devoient avoir la moitié de tout; ainsi avoient été les conditions quand ils assemblèrent la flotte, que de toutes les conquêtes., hors la cité de Jérusalem, ils devoient avoir la moitié, quelque part que ce fût. Ensuite, quand ils eurent établi ceci, on fit excommunier par trois évêques qui se trouvoient là, savoir, l'évêque de Soissons, l'évêque de Troyes et un évêque d'Allemagne, tous ceux qui détourneraient nulle chose et n'apporteraient pas ce qu'ils prendraient là où on l'établirait pour le partage. On excommunia ensuite tous ceux qui prendraient quelque chose en aucun monastère, déroberaient prêtres ou moines, et mettraient la main sur aucune femme. Ainsi fut dressée l'excommunication; et devant que les Chrétiens entrassent en Constantinople et qu'ils l'eussent, ils étaient pleins de la grâce de Dieu et avoient grande charité en eux, et là où étaient cent Grégeois pour se défendre, il suffisoit de deux Latins.

Quant li Latins orent prise Constantinople, il orent l'escu Dieu embracié devant eus, et tantost com il furent ens, il le jeterent jus, et embracierent l'escu au deable. Il corurent à saint eglise premierement et roberent les abaies. Là fu la convoitise si grant entr'eus, que cil qui devoient porter amour119, portoient à val. Là fu tele la haine et la rencune entr'eus que li chevaliers distrent que la povre gent avoit tot, et li povre disoient que li chevaliers avoient tot ravi, et li clerc et li prestre avoient tout mucié, dont il fu bien aparissant à la partie. Cil qui plus en orent furent li Veniciens, qui emportaient de nuit à lor nes; dont il avint, quant on ot prise 304Constantinople, que li dus de Venice vot faire marchié as Latins de l'avoir qui estoit en Constantinople, qu'il feroit l'avoir assembler à ses gens et metre à une part les muebles, et donroient à chascun chevalier quatre cens marcs, et as chascun prestre et à chascun serjans à cheval deus cens marcs, et as chascun home à pié cent marcs; ainsi l'eust il fait et otroié, mes li François ne le vodrent otroier, ains en embla là tant et destorna devant ce con partist as Veniciens que de la partie as François n'ot li chevaliers que vingt mars, li prestres et li serjans à cheval dix mars, et home à pié cinq mars.

Quand les Latins avoient pris Constantinople, ils marchoient tenant embrassé l'écu de Dieu devant eux, et sitôt qu'ils furent dedans ils le jetèrent bas et embrassèrent l'écu du diable. Ils coururent premièrement à la sainte église et pillèrent les abbayes. Là fut si grande entre eux la convoitise, que celui qu'ils devoient porter en haut, ils le mettaient en bas. Là fut telle entre eux la haine et la rancune, que les chevaliers dirent que les pauvres gens avoient tout, et les pauvres dirent que les chevaliers avoient tout enlevé, et que les clercs et les prêtres avoient tout caché, dont il parut bien au partage. Ceux qui en eurent le plus furent les Vénitiens, qui emportaient de 305nuit à leurs navires; dont il arriva, quand on eut pris Constantinople, que le duc de Venise voulut faire marché avec les Latins de ce qui étoit à Constantinople, disant qu'il feroit réunir par ses gens toutes les richesses et mettre les effets à part, et donneroit à chaque chevalier quatre cents marcs, à chaque prêtre et à chaque homme d'armes à cheval deux cents marcs, et à chaque homme de pied cent marcs. Ainsi l'eût-il fait et octroyé, mais les Français n'y voulurent pas consentir. Il en fut donc tant enlevé et détourné, avant qu'on partageât avec les Vénitiens, qu'au partage les Français n'eurent, les chevaliers que vingt marcs, les prêtres et les hommes d'armes à cheval dix marcs, et les hommes de pied cinq marcs.

Quant il orent ainsi parti l'avoir, si partirent la cité, si que les Veniciens orent la moitié et li François l'autre. Si eschai la partie as Veniciens devers terre, et la partie as François devers la mer. Quant il orent parti l'avoir et la cité, si pristrent conseil de qui il feroient empereor et patriarche. Si s'accorderent que se l'en faisoit empereor deçà les mons, cil delà les mons feroient patriarche, et que li Veniciens donroient la quarte partie à l'empereor par devers terre de la cité, et li François la quarte part prés de Bouche de Lion. Quant ainsi orent attiré, si eslut l'en le conte Baudoin à empereor qui de Flandres fu cuens, si porta corone. Quant l'empereor fu coroné, il desparti les terres, les isles de la contrée, et as Veniciens dona tel partie com avoir devoient. Après laissa les Veniciens et ses baillis en Constantinople, et ala à Salonique por prendre et por doner au marchis, à cui il avoit donné le roiaume de Salonique. Le marquis ala avec, et mena l'empereris sa fame qu'il ot espousée, qui fame ot esté l'empereor Quirsac, et mere l'emperere que 306Marcofles fist etrangler, et seror le roi Honguerie. Cele dame ot un fils qui puis fu roi de Salonique. Il a bien vingt cinq jornées de Salonique jusques à Constantinople. L'empereor ala de Constantinople jusques à Salonique; et en tous les lieus où il venoit, le tenoit l'on à seignor par toute la terre; et quant il vint à Salonique si li rendist l'en, et il la dona au marchis. Après li rendi l'en grant terre sor la marine devers Puille, qu'il dona au chaps Peneis, que puis tint Gieffroi de Villehardoin. Quant cele terre fu tote delivrée, et il l'ot donnée à ceus que je vous ai dit, si retorna ariere en Constantinople. Là vint Henri d'Anjou son frere. Si prist gent et passa le bras Saint Jorge. Si ala en Turquie et conquist grant terre. Paiens d'Orliens et Baudoien de Biauveoir, Pierre de Brachuel, pristrent gent avec eus, et passerent le bras, et alerent en Turquie, et conquistrent grant terre. D'autre part l'empereor Baudoin et li cuens Lois sejornerent en Constantinople. Devant ce que li cuens Baudoin fust emperere et qu'il eust pris Constantinople, porce qu'il orent l'estoire plus esloingné qu'il n'orent en convent, manda-il ariere sa fame que ele alast à lui en quele terre que il fust. Quant la dame oi les novelles que son sire li manda, si s'apareilla, et s'en ala outre mer, et ariva à Acre. En ce point arriva que ses sires fu empereor. Noveles vindrent à l'empereor que sa fame estoit en Acre. Il i envoia chevalier por faire la venir à Constantinople, et si manda en la terre d'outre mer et fist crier par tot que qui vodroit avoir terre ne garison, si venist à lui. Il i ala bien de cele voie cens chevaliers de la terre, et si i ala bien d'autre gent jusques à dix mil; et quant il vindrent là, si ne lor vout riens donner. Ains se partirent de là et s'en alerent à Salonique et là où il porent miex faire par le païs. La contesse de Flandre, qui en Acre estoit, ne vesqui guaires puis qu'ele fu venue en Constantinople.

Quand ils eurent ainsi partagé l'avoir, ils partagèrent la cité, en sorte que les Vénitiens eurent la moitié et les Français l'autre. Aux Vénitiens échut la partie du côté de terre, et aux Français la partie du côté de mer. Quand ils eurent partagé l'avoir et la cité, ils avisèrent qui ils feroient empereur et patriarche. Ils s'accordèrent que, si l'on prenoit un empereur deçà les Monts, ceux de delà les Monts feroient le patriarche, et que les Vénitiens donneroient à l'empereur la quatrième partie de la cité du côté de la terre, et les Français la quatrième partie près de Bouche-de-Lion. Quand ils eurent ainsi décidé on élut pour empereur le comte Baudouin de Flandre120, et il prit la couronne. Quand l'empereur fut couronné il partagea les terres, les îles de la contrée, et donna aux Vénitiens la part qu'ils devoient avoir. Après cela il laissa les Vénitiens et ses baillis à Constantinople, et 307alla à Salonique pour la prendre et la donner au marquis121 à qui il avoit donné le royaume de Salonique. Le marquis alla avec lui et mena l'impératrice sa femme qu'il avoit épousée, qui avoit été femme de l'empereur Isaac et mère de l'empereur que Murzufle avoit fait étrangler, et sœur du roi de Hongrie. Cette dame eut un fils qui fut depuis roi de Salonique. L'empereur alla de Constantinople jusqu'à Salonique; et en tous les lieux où il venoit on le tenoit pour seigneur en toute la terre; et quand il vint à Salonique on la lui rendit, et il la donna au marquis. Après on lui rendit beaucoup de terres sur les bords de la mer vers la Pouille, qu'il donna à Guy de Chappes, et que depuis tint Geoffroi de Villehardouin. Quand ce pays eut été tout entier remis et qu'il l'eut donné à ceux que je vous ai dit, il retourna en Constantinople. Là vint Henri d'Anjou son frère; il prit du monde et passa le bras de Saint-George, alla en Turquie et conquit beaucoup de pays. Payen d'Orléans, Baudouin de Beauvoir et Pierre de Brachuel prirent du monde avec eux, passèrent le bras, allèrent en Turquie et conquirent beaucoup de pays. D'autre part l'empereur Baudouin et le comte Louis séjournèrent à Constantinople. Avant que l'empereur Baudouin fût empereur et qu'il eût conquis Constantinople, comme l'armée étoit allée plus loin qu'on n'étoit convenu d'abord, il manda à sa femme qu'elle vînt vers lui, en quelque pays qu'il se trouvât. Quand la dame ouït les nouvelles que lui manda son sire, elle s'apprêta, se mit en mer, et arriva à Acre. En ce temps il avint que son sire fut empereur. Il arriva des nou-309velles à l'empereur que sa femme étoit à Acre; il lui envoya un chevalier pour la faire venir à Constantinople, et il manda en la terre d'outre mer et fit crier partout que qui voudrait avoir terres ou biens vînt à lui. Il y alla bien de cette fois cent chevaliers du pays, et il y alla bien d'autres gens jusqu'à dix mille; et quand ils vinrent là il ne leur voulut rien donner. Alors ils se partirent de là et s'en allèrent à Salonique et dans les endroits du pays où ils purent avoir meilleure fortune. La comtesse de Flandre, qui étoit à Acre, ne vécut guère depuis qu'elle fut venue à Constantinople.

308Or vous dirai des Grifons de la cité d'AndrinopIe qu'iil firent. La cité d'AndrinopIe si estoit as Veniciens, car ele estoit escheuë en lor partie. Il menoient mult mal ceus de la cité, et si lor faisoient mult de hontes. Por ce manderent as chastiaus et as cités qui prés d'eus estoient, por Dieu, qu'il s'acordassent ensemble, et qu'il mandassent le seignor de Blaquerre qu'il les secorust et il li rendroient toute la terre, car li Latins les menoient trop mal. A ce s'accorderent les cités et les chastiaus d'iluec entor, et furent tuit à la tor d'AndrinopIe, et manderent au seignor de Blaquerre qu'il les secorust, et il lor manda ariere que volenticr les secorroit dedens la Pasque à tot grant gent; et ce fu quinze jors devant quaresme prenant que le message i ala, et si a quatre mult grant jornées d'Andrinople jusques à Constantinople. Cil des chastiaus et cil de la cité d'AndrinopIe, quant il orent la seureté des Blaquerres qui les secorroient, il vindrent as garnisons qui là estoient de Veniciens, si lor distrent qui voidassent la cité, et s'il ne la voidoient, il les occiroient, mes en pes s'en alassent, ançois com les occist. Les garnisons virent qu'il ne se porroient tenir, si s'en issirent fors, et s'en alerent à Constantinople, et ainsi fist l'en à toutes les garnisons des chas-310tiaus d'iluec entor. Les garnisons envoierent un message à l'empereor, et li firent asavoir que ainsi s'en venoient, et comment li Grifons les avoient mis hors. Le message vint à Constantinople le jor de la Cendre, ainsi comme l'empereor issoit de sa chapele, où il avoit oi le servise. Cil li dist le message qu'il apportoit. Quant l'empereor l'oi, si fu mult dolent, et manda le duc de Venice et le comte Lois, et ses chevaliers qui en Constantinople estoient. Il alerent tuit à li, et mult furent corociés quant l'empereor lor dist la novele qu'il ot oie. Là pristrent conseil, et s'accorderent d'aller Andrinople asseoir, et tot metre à l'espée, que par Andrinople estoit tote la terre revelée. Lors commenda l'empereor que tuit fussent appareilliés de movoir dedens la mi-quaresme et tuit cil qui armes porroient porter, fors ceus que l'en esgardoit à demorer en la cité por garder la. Ainsi com il le commanda fu fait. Quant ce vint à la mi-quaresme, si murent, et alerent asseoir Andrinople. N'orent gaires esté devant Andrinople quant les Blaquerres et Comain furent prés d'iluec, et corurent chascun jor prés de l'ost, et gaitoient si la viande qu'à peine en pooit l'en avoir, et si firent lices par derriere, que li Blac et li Comain ne se ferissent en l'ost.

Je vous dirai maintenant ce que firent les Grégeois de la cité d'Andrinople. Cette cité étoit aux Vénitiens, car elle étoit tombée en leur part. Ils malmenoient fort ceux de la cité et leur faisoient beaucoup d'outrages. A cause de cela ils mandèrent aux châteaux et aux cités des environs que, pour Dieu, ils s'accordassent ensemble et mandassent au seigneur des Bulgares qu'il les secourût et qu'ils lui rendraient tout le pays, car les Latins les malmenoient trop fort. Les cités et les châteaux d'alentour s'y accordèrent, et ils allèrent tous à la tour d'Andrinople et mandèrent au seigneur de Bulgarie qu'il les secourût, et il leur répondit qu'il les secourrait volontiers avec beaucoup de monde avant Pâques: et ce fut quinze jours avant le carême prenant qu'on avoit envoyé vers lui, et il y a quatre grandes journées d'Andrinople à Constantinople. Les gens des châteaux et des cités d'Andrinople, quand ils eurent la promesse que ceux de Bulgarie les secourraient, vinrent aux garnisons des Vénitiens qui étoient là, et leur dirent qu'ils vidassent la cité, que, s'ils ne vidoient pas la cité, ils les 311tueroient, mais qu'ils s'en allassent en paix avant qu'on les tuât. Les garnisons, voyant qu'elles ne pourroient tenir, sortirent et s'en allèrent à Constantinople; et ainsi fit-on à toutes les garnisons des châteaux d'alentour. Les garnisons envoyèrent un messager à l'empereur pour lui annoncer qu'elles s'en venoient ainsi, et comment les Grégeois les avoient mises dehors. Le messager vint à Constantinople le jour des Cendres, comme l'empereur sortait de sa chapelle, où il avoit ouï le service. Il lui dit le message qu'il apportoit. L'empereur en fut très-dolent; il manda le duc de Venise, le comte Louis et ses chevaliers qui étaient à Constantinople. Ils allèrent tous à lui, et furent en grande fâcherie quand l'empereur leur dit la nouvelle qu'il avoit ouïe. Ils prirent conseil, et arrêtèrent d'aller assiéger Andrinople et de tout passer au fil de l'épée, parce que Andrinople faisoit révolter tout le pays. Alors l'empereur commanda que fussent apprêtés à marcher avant la mi-carême tous ceux qui pourroient porter armes, hors ceux que l'on conserveroit en la cité pour la garder. Ce fut fait comme il le commanda. Quand ce vint à la mi-carême, ils se mirent en marche et allèrent assiéger Andrinople. Ils n'avoient guère été devant Andrinople quand les Bulgares et les Comans arrivèrent près de là, et chaque jour ils couroient près du camp, et épioient tellement les vivres qu'à peine en pouvoit-on avoir. Ils firent des barrières derrière eux pour que les Bulgares et les Comans ne vinssent pas attaquer le camp.

Quant l'empereor sout que li sires de Blaquerre avoit amené sor lui si grant gent, si ot grant paor. Si prist messages et les envoia en Turquie à Henri d'Anjou son frere, et li 312manda qu'il s'en venist à tout ce qu'il avoit de gent, que li Blac et li Comain l'avoient assis devant Andrinople. Tout ainsi manda-il à Paien d'Orliens et à Baudoin de Biauveoir et à Pirron de Brachuel, qui un autre ost avoient en Turquie. Quant l'empereor vint devant Andrinople, cil de la ville issirent hors tuit contre lui, et bien le saluerent comme seignor, et li demanderent porquoi il estoit venu sor eus, et porquoi il venoit la cité asseoir, car il le connoissoient bien à seignor, et la cité li rendroient-il volentiers, si les voloit à droit tenir comme ses hommes, mes il ne li rendroient pas, ains se lairroient depecier tuit piece à piece, por qu'il les vosist metre en autre main que la souë, et ce qu'il avoient fait as garnisons, il l'avoient fait sor lor corps deffendans, car il les mal menoient de lor fames et de lor enfans, tant qu'il ne les porroient plus soffrir, ne james tant com il vesquissent Veniciens n'auroient justice sor eus.

Quand l'empereur sut que le sire de Bulgarie avoit amené sur lui tant de monde, il eut grand'peur; il prit des messagers et les envoya en Turquie à Henri 313d'Anjou son frère; il lui manda qu'il s'en vînt avec ce qu'il avoit de gens, que les Bulgares et les Comans l'avoient assiégé devant Andrinople. Il en manda autant à Payen d'Orléans, à Baudouin de Beauvoir, et à Pierre de Brachuel, qui avoient une autre armée en Turquie. Quand l'empereur vint devant Andrinople, ceux de la ville sortirent tous au-devant de lui, le saluèrent comme leur seigneur, et lui demandèrent pourquoi il étoit venu contre eux et pourquoi il étoit venu assiéger la cité, car ils le reconnoissoient bien pour seigneur, et lui rendraient volontiers la cité s'il les vouloit tenir justement comme ses hommes, mais qu'ils ne la lui rendraient pas et se laisseraient dépecer pièce à pièce s'il les vouloit mettre en d'autres mains que les siennes; que ce qu'ils avoient fait aux garnisons ils l'avoient fait à leur corps défendant, car elles les malmenoient en leurs femmes et enfans, tant qu'ils ne les pouvoient plus souffrir, et que jamais tant qu'ils vivraient les Vénitiens n'auraient gouvernement sur eux.

Quant l'empereor oi que cil d'Andrinople li orent ce offert, si en prist conseil, et bien li donna son conseil que se le dus voloit aillor prendre terre, qu'il li donnast por qu'il li laissa Andrinople en pes. L'empereor en requist le duc, et le duc li dist que autre eschange ne n'avoit il ja, ains se vengeroit de la honte con avoit fait à lui et à ses gens, et si li dist qu'il li aidast si com il devoit la cité à assaillir. L'empereor li dist qu'il ne li faudroit ja. Lors fist l'empereor attirer ses gens et assaillir la cité, et envoia une partie de ses mineors qui minerent d'une part le mur et estançonnerent et mirent la tret, si qu'il ni ot fors de metre le feu. Quant si fu apareillié, qu'il ni ot fors du feu à bouter 314ens et d'entrer en la cité, l'empereor manda les chevaliers de l'ost por assaillir, et establi li qu'il garderoient les lices, et li qu'il entreroit en la cité, qu'il ne voloit pas que les menues gens i entrassent por destorner l'avoir qui dedens estoit. Après commanda l'empereor et fist crier que, por chose qu'il veissent ne qu'il oissent, n'ississent des lices. Or fu bien none quant il orent cest atirement fait, si se departirent, et ala chascun à sa herberge. Ce fu fait le jeudi avant Pasques. Le cuens Lois fu assis au disné, et si com il mangeoit, vindrent li Blac et li Comains jusques à lices criant et glatissant. Quant le cuens Lois les oi, si en fu mult ires, et dist: «Veés cil glouton ne nos lairoient mengier en pes. Va, dist-il à un sien escuyer, amaine-moi mon cheval;» et dist à l'autre: «Va, dist-il, à Estienne du Perche et à Robert de Monmirail et à mes chevaliers, qu'il viennent après moi.» Il demanda un hauberion, si le geta en son dos, et monta sor son cheval, et issi fors des lices, et li chevalier et sa mesnie après lui. Quant li Blac et li Comain qui as lices estoient les virent venir, si commancer à fuir, et il après eus à enchaucier. Quant cil de l'ost virent que le cuens Lois issoit, si crierent as armes et issirent après. Quant l'empereor oi la noise et le cri, si demanda que c'estoit, et l'en li dist que le cuens Lois estoit issus et aloit après les Comains. L'empereor dist que l'en li amena un cheval, et il iroit après, si les feroit retorner, et commanda au mareschal de Champaigne que nus n'alla après lui, fors chevalier, et qu'il fist garder les lices et les engins por ce us de la cité, et il s'en iroit après le conte Lois por faire le retorner. Le cuens Lois chaça tant les Blacs et les Comains, qu'il s'embati sor lor aguait, et les avoit ja chaciés trois mil ou plus. Quant il vit la guaite, se retorna arriere, et une partie de la guaite saillirent après, si le navrerent à mort, et occistrent ceus qui o lui estoient. Il issit 316bien après l'empereor deus cents des meillors chevaliers de l'ost por aler rescorre le conte Lois, outre les Veniciens qui après aloient. Et quant la gait vit les gens l'empereor venir, si se retraist ariere, et l'empereor ala avant, si trouva le conte qui se moroit, si fu mult dolent, et grant duel fist. Le cuens Lois li dist: «Sire, ne menés duel por moi, mes, por Dieu, aiés merci de vos et de la crestienté, car je suis mort, mes tenés vos tuit coi, et raliés vos gens ensemble, qu'il iert nuit partant, si porrés, aler as berberges, car j'ai sor lor agait esté, et veus les ai, et sachiés, se vos alés avant, ja pié n'en eschapera.» L'empereor dist que ja Dieu nepleust qu'il eust reprovier ne si oi qu'il eust le conte Lois laissié mort en champ, ou il l'emporterait, ou il i morroit.

Quand l'empereur ouït que ceux d'Andrinople lui offraient ceci, il en avisa, et on lui conseilla bien que, si le duc vouloit prendre d'autres terres, il les lui donnât, pour qu'il lui laissât Andrinople en paix. L'empereur en requit le duc, et le duc lui dit qu'il n'y avoit pas d'échange à faire, mais qu'il se vengerait de la honte qu'on avoit faite, à lui et à ses gens, et il lui dit qu'il l'aidât, comme il le devoit, à assaillir la cité. L'empereur lui dit qu'il ne lui manquerait pas. Alors l'empereur fit apprêter ses gens. et assaillir la cité, et envoya une partie de ses mineurs qui minèrent un côté du mur, l'étançonnèrent et y mirent la 315travée, de sorte qu'il n'y avoit plus qu'à y mettre le feu. Quand ce fut ainsi préparé qu'il n'y eut plus que seulement le feu à mettre dedans et entrer dans la ville, l'empereur manda les chevaliers du camp pour donner l'assaut, et établit que les uns garderoient le camp, les autres entreroient dans la cité, et qu'il ne vouloit pas que les petites gens y entrassent pour détourner l'avoir qui étoit dedans. Après cela l'empereur commanda et fit crier que, quelque chose qu'ils vissent ou entendissent, ils ne sortissent pas du camp. Il étoit bien la neuvième heure quand ces apprêts furent achevés; alors ils se séparèrent et chacun alla à son logement. Ce fut fait le jeudi avant Pâques. Le comte Louis s'assit pour dîner, et tandis comme il mangeoit vinrent les Bulgares et les Comans jusqu'aux barrières du camp, criant et glapissant. Quand le comte Louis les entendit il en fut très en colère et dit: «Voyez ces gloutons, ils ne nous laisseroient pas manger en paix. Va, dit-il à un écuyer, mène-moi mon cheval;» et dit à l'autre: «Va à Étienne du Perche et à René de Montmirail et à mes autres chevaliers, qu'ils viennent et me suivent.» Il demanda un haubert, le jeta sur son dos, monta sur son cheval et sortit des barrières, et ses chevaliers et ses gens après lui. Quand les Bulgares et les Comans qui étoient aux barrières les virent venir, ils commencèrent à fuir et lui à les poursuivre. Quand ceux du camp virent que le prince Louis sortait, ils crièrent aux armes et sortirent après. Quand l'empereur ouït la noise et le cri, il demanda ce que c'était: on lui dit que le prince Louis étoit sorti et alloit après les Comans. L'empereur dit qu'on lui amenât un cheval, qu'il iroit après 317et les feroit revenir, et commanda au maréchal de Champagne que nul ne le suivît que des chevaliers, et qu'il fit garder les barrières et les engins contre ceux de la cité, et qu'il s'en iroit après le comte Louis pour le faire revenir. Le comte Louis poursuivit tant les Bulgares et les Comans, qu'il tomba dans leur embuscade; et il les avoit déjà poursuivis trois milles et plus. Quand il vit l'embuscade il retourna sur ses pas. Une partie de l'embuscade sortit pour le poursuivre, ils le blessèrent à mort et tuèrent ceux qui étoient avec lui. Il sortit bien après l'empereur deux cents des meilleurs chevaliers du camp pour aller secourir le comte Louis. Les Vénitiens venoient après. Quand ceux de l'embuscade virent venir les gens de l'empereur, ils se retirèrent en arrière. L'empereur avança et trouva le comte qui se mouroit. Il en fut fort dolent et en montra beaucoup d'affliction. Le comte Louis lui dit: «Sire, ne vous affligez pas pour moi, mais, pour Dieu, ayez pitié de vous et de la chrétienté, car je suis mort, mais tenez-vous tous cois et ralliez vos gens ensemble, et quand il sera nuit partez, si vous pouvez, pour aller à vos logemens, car j'ai été sur leur embuscade et je les ai vus, et sachez que, si vous avancez, il n'en échappera pas un seul.» L'empereur dit que ne plût à Dieu qu'il eût ce reproche qu'on ouït dire qu'il avoit laissé le comte Louis mort sur le champ de bataille, qu'il l'emporteroit, ou qu'il y mourroit.

Or chevaucha l'empereor avant, et li chevaliers après. Li Blac et li Comain saillirent de lor embuschement et les avirannerent, et là se combatirent et occistrent tuit ceus de la compagnie l'empereor et lui avec; fors ne sai quant cheva-318liers et serjans qui en eschaperent et tornerent à lor herberges.

L'empereur chevaucha en avant, et les chevaliers après lui. Les Bulgares et les Comans sortirent de leur embuscade et les environnèrent. Alors on se battit, et ils tuèrent tous ceux de la compagnie de l'empereur 319et lui122, avec hors je ne sais quel nombre de chevaliers et hommes d'armes qui en échappèrent et retournèrent à leurs logemens.

Quant li Veniciens et cil qui avec eus estoient virent la bataille, si retornerent ariere, qu'il savoient bien s'il aloient avant, qu'il n'auroient durée. Il estoit ja prime soir quant il vindrent as herberges. Lors firent savoir au duc de Venice et au mareschal de Champaigne la mescheance, comment ele estoit avenuë. Quant il oirent ce, si se livrerent du siege tot coiement, et laissierent lor hernois, et s'en alerent tote nuit vers une cité qui siet sor la marine, qui est des Veniciens, qui a nom Rodestoc. En Constantinople en ala une partie, mes ce fu poi. Quant il orent tote nuit erré, et ce vint à lendemain qu'il fu jor, alerent il regarder. Si virent de loing grant gens à cheval. Si cuidierent que ce fussent li Blac, por ce commancierent à fuir vers Rodestoc. Cil qui estoient à cheval, si estoient li os Baudoin de Biauveoir et Paien d'Orliens, et Pirron de Brachuel, qui venoient secorre l'empereor. Pierre de Brachuel les choisi premierement, et mult s'emerveilla quex gens c'estoient qui fuioient, ne porquoi, et regarda et conut une partie des banieres, et li fu avis que c'estoit de lor gent. Dont dit à ses compaignons: «Venés tot belement, et je poindrai vers eus, et saurai que ce est.» Il point et les atainst. Quant il le virent venir sol, si s'arresterent. Quant il vint à eus, si les conut, et il lui. Si demanda de lor noveles, et il li distrent. Quant Pierre de Brachuel oi la novelle, si fist grant duel et manda ses compaignons qu'il venissent à lui, et il i vindrent, et quant il furent là venu si s'en alerent tout droit à Rodestoc. Là sejornerent et attendirent, se Dame Dex lor envoiroit secors de nulle partie.

Quand les Vénitiens et ceux qui étaient avec eux virent la bataille ils retournèrent en arrière, sachant bien que, s'ils alloient en avant, ils n'y dureraient pas. Le soir commençoit déjà quand ils arrivèrent à leurs logemens. Alors ils firent savoir au duc de Venise et au maréchal de Champagne la mésaventure, et comment elle étoit avenue. Quand ils ouïrent ceci, ils quittèrent le siège sans bruit, et allèrent toute la nuit vers une cité qui est sur le bord de la mer, appartient aux Vénitiens et a nom Rodoste. Une partie alla à Constantinople, mais pas beaucoup. Quand ils eurent marché toute la nuit, et que le lendemain il fut jour, ils allèrent à la découverte. Ils virent de loin beaucoup de gens à cheval, et croyant que c'était des Bulgares, ils commencèrent à fuir vers Rodoste. Ceux qui étaient à cheval étaient la troupe de Baudouin de Beauvoir, Payen d'Orléans et Pierre de Brachuel, qui venoient pour secourir l'empereur. Pierre de Brachuel les aperçut le premier, et s'émerveilla beaucoup quelles gens c'étaient qui fuyoient, et pourquoi; il regarda et reconnut une partie des bannières, et il lui fut avis que c'était de leurs gens. Il dit donc à ses compagnons: «Venez tous tranquillement, je piquerai vers eux et je saurai ce que c'est.» Il piqua et les atteignit. Quand ils le virent seul ils s'arrêtèrent. Quand il vint à eux il les reconnut et eux lui. Il leur demanda des 321nouvelles qu'il savoit, et ils les lui dirent. Quand Pierre de Brachuel ouït la nouvelle, il en eut grande douleur, et manda à ses compagnons qu'ils vinssent à lui, et ils vinrent; et quand ils furent venus, ils s'en allèrent tout droit à Rodoste. Là ils s'arrêtèrent et attendirent pour voir si le Seigneur Dieu ne leur enverroit secours de quelque part.

320Quant li Blac orent occis l'empereor et ses chevaliers, et il sorent que Henri son frere avoit passé le bras Saint Jorge et qu'il venoit à Andrinople, si alerent encontre por lui occire, s'il le peussent trover ne ataindre; mes Dex ne le vout pas soffrir, mes i envoia un païsant du païs por dire la mort d'empereor et du conte Lois et des chevaliers qui mort estoient, et du siege qui estoit levé d'Andrinople, et ales à Rodestoc, et que li Blac venoient contre lui, et s'il le trovoient il l'occiroient; mes, por Dieu, pensa de son cors garantir et de ses compaignons, et ne finast d'errer de jor et de nuit. Quant Henri oi la novele de la mort l'empereor son frere et de ses compaignons, si en fu mult ires et mult dolens, et grant paor ot de sa souë mort et de ceus qui avec lui estoient; si ne sout que faire. Il avoit bien amené avec lui trente milles mesnie Hermins et lor fames et lor enfans et lor hernois, por faire manoir en Constantinople. Si lor avoit juré que, por riens qui avenist, ne lor faudrait, jusques qu'il les aurait mis en Constantinople. Or ne sout que faire; car il veoit bien que, s'il s'en aloit et les laissoit, qu'il aurait grant peschié, et qu'il irait contre son serment. Dont prist conseil as chevaliers de l'ost qu'il ferait; si chevaliers li conseillerent qu'il venoit miex qu'il laissa ce menu pueple en avanture, et s'en alast à Rodestoc à lor gent, se raliassent là, qu'il demorassent là por eus faire occire. Que ce sout il bien que ce que le païsant li avoit dist, que pié n'en eschaperoit. Si venoit 322miex que li Hemins fussent mors que eus; car se seust-il bien de voir, s'il fust mort, qu'en Constantinople, ne à Rodestoc, n'en toute la terre, n'en auront pié qui tuit ne fussent livrés à l'espée. Il fu d'avis à Henri que li chevaliers li donnerent bon conseil. Lors apela le païsant, et li demanda s'il les sauroit mener à Rodestoc; et il dit oil bien, mes, por Dieu, exploitassent d'aler. Henri mut, et ses chevaliers et le païsan avec, et errerent deus nuis que onques ne mengierent, et mult perdirent de lor chevax qui recrurent, si que mult en convint aler à pié, et errerent tant qu'il vindrent à Rodestoc. Là troverent lor compaignons qui eschapés estoient. Quant il se virent là assemblés si furent mult lies, selon la mescheance qui avenuë estoit. Grant duel firent de ceux qui mors estoient. Li Blac aceinstrent li Hermins que Henri ot laissiés, si les assaillirent, et les occistrent et lor, fames et lor enfans et lor mesnie, fors aucun qui eschaperent et alerent en Constantinople.

Quand les Bulgares eurent occis l'empereur et ses chevaliers, ils surent que Henri son frère avoit passé le bras de Saint-George et qu'il venoit à Andrinople. Ils allèrent à sa rencontre pour l'occire s'ils le pouvoient trouver ou atteindre. Mais Dieu ne le voulut pas souffrir; il lui envoya un paysan du lieu pour lui dire la mort de l'empereur et du comte Louis, et lui conter les chevaliers qui étaient morts et le siège d'Andrinople qui était levé, et que les Bulgares venoient contre lui, et que, s'ils le trouvaient, ils l'occiroient, mais que, pour Dieu, il mît en sûreté sa personne et ses compagnons, et ne cessât de marcher jour et nuit. Quand Henri ouït la nouvelle de la mort de son frère et de ses compagnons, il en fut très-irrité et très-dolent, et eut grand'peur de mourir, lui et ceux qui étaient avec lui: en sorte qu'il ne savoit que faire. Il avoit bien mené avec lui trente mille familles d'Arméniens, leurs femmes, leurs enfans et leurs bagages, qui venoient habiter à Constantinople. Il leur avoit juré que, pour aucune chose qui pût avenir, il ne leur manquerait jusqu'à ce qu'il les eût mis en Constantinople. Maintenant il ne sut que faire, car il voyoit bien que, s'il s'en alloit et les laissoit, il en auroit grand péché et iroit contre son serment. Il prit conseil des chevaliers de l'armée sur ce qu'il devoit faire. Les chevaliers 323lui dirent qu'il valoit mieux qu'il laissât ce menu peuple au hasard, et s'en allât à Rodoste trouver leurs gens pour que tous s'y ralliassent, plutôt que demeurer là pour se faire occire; et qu'il sût bien ce que lui avoit dit le paysan: qu'aucun n'en échapperoit; qu'il valoit mieux que les Arméniens fussent tués que non pas eux; car il devoit bien savoir que s'il mouroit il n'y en auroit pas un seul d'entre eux en Constantinople, ni à Rodoste, ni dans le pays, qui ne fût livré à l'épée. Il fut avis à Henri que les chevaliers lui donnoient bon conseil. Alors il appela le paysan et lui demanda s'il les sauroit mener à Rodoste: il répondit oui bien, mais que, pour Dieu, ils se hâtassent d'aller. Henri partit, et ses chevaliers et le paysan avec lui, et ils marchèrent deux nuits sans manger, et ils perdirent beaucoup de leurs chevaux par la fatigue; tellement qu'il fallut que beaucoup allassent à pied. Ils marchèrent tant qu'ils vinrent à Rodoste. Là ils trouvèrent ceux de leurs compagnons qui s'étaient échappés. Quand ils se virent assemblés là ils en furent très-joyeux, après la mésaventure qui étoit avenue. Ils menèrent grand deuil de ceux qui étaient morts. Les Bulgares entourèrent les Arméniens que Henri avoit laissés, les attaquèrent et les occirent, eux, leurs femmes et leurs enfans, hors quelques-uns qui échappèrent et allèrent à Constantinople.

Quant la novele vint en Constantinople et du conte Lois et des chevaliers, et qu'il ne sorent novelles de l'ost qui parti est d'Andrenople du siege, si furent esmaié et dolens. Ce ne fust mie merveille. Li cuens de Bethune, qui estoit demoré en Constantinople, et un cardinal ausi oirent la novele, si manderent tous les Latins de Constantinople, et les 324firent assembler en un lieu por prendre conseil qu'il feroient, et por commander que chascun fust appareillié por lui defendre, si veoit que mestier l'en fust; car à chascuns Latins qui estoient lors à Constantinople, estoient-il lors cent Grifons, et si avoit le cri de la terre. Là pristrent conseil qu'il armeroient un vaissel et l'envoiroient à Rodestoc, et feroient cherchier la marine por savoir s'il orroient nulles noveles de Henri d'Anjou ne des autres qui estoient partis d'Andrenople; porce attirerent et manderent par mer ce qu'il ne pooient mander par terre. Il armerent un vaissel, et l'envoierent par mer, et bien demora plus de huit jors puis qu'il les ot trové à Rodestoc, ne onques cil de Rodestoc ne leur firent asavoir jusques que li vaissel revint ariere. Bien sejornerent li là tui quinze jors et plus; puis qu'il furent à Rodestoc, ne ne s'en osoient partir por li Blac; et quant il sorent que li Blac s'estoient traits ariere, si se partirent de Rodestoc, et s'en alerent vers Constantinople, et envoierent le vaissel avant qui estoit venu por novel oir d'eus, et firent asavoir qu'il venoient.

Quand la nouvelle vint à Constantinople de la mort du comte Louis et des chevaliers, sans qu'on sût ce qu'était devenue l'armée qui étoit partie du siège d'Andrinople, ils furent très-affligés et dolens; et ce n'était pas merveille. Le comte de Béthune, qui étoit resté à Constantinople, et un cardinal aussi ouïrent la nou-325velle. Ils mandèrent tous les Latins de Constantinople, et les firent assembler en un lieu pour prendre conseil de ce qu'ils feroient, et pour commander que chacun fût prêt à se défendre si l'on voyoit qu'il en fût besoin; car pour chaque Latin qui étoit pour lors à Constantinople, il y avoit cent Grégeois, et le pays étoit pour ceux-ci. Là ils délibérèrent qu'ils armeroient un vaisseau et l'enverroient à Rodoste, et feroient parcourir la côte pour savoir s'ils entendroient des nouvelles de Henri d'Anjou et des autres qui étoient partis d'Andrinople. Ils apprêtèrent pour cela, et envoyèrent par mer ce qu'ils ne pouvoient envoyer par terre, et il se passa bien plus de huit jours après qu'on les eut trouvés à Rodoste; et ceux de Rodoste ne leur firent rien savoir avant que le vaisseau retournât. Ils séjournèrent bien là quinze jours entiers, et plus; et après qu'ils furent arrivés à Rodoste, ils ne s'en osoient partir, à cause des Bulgares. Quand ils surent que les Bulgares s'étoient retirés, ils partirent de Rodoste et s'en allèrent vers Constantinople, et envoyèrent en avant le vaisseau qui étoit venu pour ouïr de leurs nouvelles, et firent savoir qu'ils venoient.

Quant il furent en Constantinople, si s'assemblerent tuit, et pristrent conseil de faire seignor en la terre, et esgarderent qu'il feroient baillif de la terre Henri le frere de l'empereor, jusques qu'il sauroient se l'empereor estoit mort ou vif. Là li firent homage come à baillif, et bien fu bailli plus d'un an, et faisoit querre et cherchier, et donna grant avoir à moines et à autres gens por trover l'empereor; mes onques n'en pout-on oir noveles, fors tant que un hons vint à lui un jor, si li dist qu'il avoit entre lui et deus homes l'empereor emblé, et l'avoient mené en une forest, et l'avoient là laissié 326et les deus homes avec lui qui le gardoient, et qu'il envoiast avec lui chevalier et serjans par mer, si l'amenroient. Henri fist armer deus galeres, et fist entrer ens chevaliers et serjans et le cuens de Bethune avec, si les envoia en la forest où cil les mena. Cele forest estoit sor mer major. Quant il vindrent là, si descendirent à terre, et alerent delés l'arbre où cil disoit qu'il avoient laissié l'empereor. Là ne le troverent mie, ains troverent relief de pain et de sel, mes ne sorent qui i avoit mengié. Cil lor jura que desous l'arbre avec deus homes avoient laissié l'empereor. L'en chercha la forest, si ne trova l'en rien. Quant il virent qu'il ne trovoient riens, si retornerent ariere vers Constantinople. Veés-ci toute la novele de l'empereor Baudoin qu'on en pout onques savoir puis qu'il fu perdu.

Quand ils furent à Constantinople ils s'assemblèrent tous, et avisèrent à faire un seigneur dans le pays, et ils décidèrent qu'ils feroient bailli de la terre Henri, frère de l'empereur, jusqu'à ce qu'ils sussent si l'empereur étoit mort ou vif. Ils lui firent hommage comme à leur bailli; et il le fut plus d'un an. Il faisoit quérir et chercher l'empereur, et donna grand avoir à moines et autres gens pour le trouver; mais jamais il n'en put ouïr nouvelles; seulement un jour un homme le vint trouver, et lui dit que lui et deux autres hom-327mes avoient sauvé l'empereur, l'avoient mené dans une forêt, et l'avoient là laissé avec les deux hommes qui le gardoient, et qu'il envoyât avec lui des chevaliers et des hommes d'armes,et qu'ils le ramèneroient. Henri fit armer deux galères, fit entrer dedans des chevaliers et des hommes d'armes et le comte de Béthune avec, et les envoya dans la forêt où celui-ci les mena. Cette forêt étoit sur la grande mer. Quand ils vinrent là ils descendirent à terre et allèrent à l'arbre où celui-ci disoit qu'il avoit laissé l'empereur. Là ils ne le trouvèrent pas, mais seulement des restes de pain et de sel, et ils ne surent pas qui avoit mangé. L'homme leur jura qu'il avoit laissé l'empereur sous l'arbre avec deux hommes. On chercha toute la forêt, et l'on ne trouva rien. Quand ils virent qu'ils ne trouvoient rien ils s'en retournèrent à Constantinople. Voici toutes les nouvelles qu'on put jamais savoir de l'empereur Baudouin.

Je vous avois oublié à dire du conte de Saint Pol qui en Constantinople estoit. Il fu mort de sa mort bien quinze jors avant que l'empereor meust à aler à Andrenople. Et quant Henri ot esté bailli de la terre plus d'un an, qu'en ne pout savoir noveles de l'empereor Baudoin, cil de la cité le firent empereor. Si li rendi l'en une partie de la terre qui avoit esté perdu entor Constantinople, et si li rendi l'on Andrenople, par tele division qu'il auroit seignor grifon et qu'il ne seroient mie sous la seignorie des Veniciens.ne des Latins. Toutes voies prist l'empereor ce qu'en li rendi, et la dona à un haut home de la terre qui avoit nom Livernas123, qui puis l'en servi bien. Cil Livernas avoit à fame la seror le roi Felippe de France qui fu fame au fils l'empereor Manuel 328qui Androines fist noier. L'empereor Henri fist pes à Blacs et fist la pes au seignor de la Blaquerre por avoir l'aide de lui et de sa terre; puis fist tant qu'en li rendi terre jusqu'à Salonique, et i ala; et quant il i vint si trova que le marquis estoit mort. Là trouva un sien fils qu'il corona et fist roi de Salonique. Ne demora guaires après ce qu'il ot esté iluec une piece qu'il fu mort. Si chevalier et si home qui avec li estaient retornerent ariere por garder Constantinople. Lors pristrent messages, si les envoyerent au conte Pierron d'Auverne, qui cousin estoit germain le roi Felippe de France, et avoit la comtesse de Namur à fame, qui seror estoit l'empereor Baudoin et l'empereor Henri, si li manderent qu'il alast en Constantinople o sa fame, car li empires estoit escheus à sa fame, et l'en feroient empereor et li emperris, si com drois estoit.

J'avois oublié de vous dire du comte de Saint-Pol qui étoit à Constantinople. Il étoit mort de sa belle mort quinze jours avant que l'empereur partît pour Andrinople. Quand Henri eut été bailli plus d'un an, et qu'on n'eut pas de nouvelles de Baudouin, on le fit empereur124. On lui rendit une partie du pays qui avoit été perdu autour de Constantinople, et on lui rendit aussi Andrinople, à cette condition qu'elle aurait un seigneur grégeois, et ne serait sous la domination ni des Vénitiens ni des Latins. Toutefois l'empereur prit ce qu'on lui rendit, et le donna à Un seigneur du pays qui avoit nom Branas, et qui depuis lui en fit bon service. Ce Branas avoit pour femme la sœur du roi Philippe de France, qui avoit été 329femme du fils de l'empereur Manuel qu'Andronic avoit fait noyer. L'empereur Henri fit la paix avec les Bulgares et le seigneur de Bulgarie pour avoir secours de lui et de son pays; puis il fit tant qu'on lui rendit sa terre jusqu'à Salonique. Il y alla, et quand il vint il trouva que le marquis étoit mort. Là il trouva un sien fils qu'il couronna et fit roi de Salonique. Après qu'il eut été là un peu de temps, il ne tarda guère qu'il ne mourût125. Ses chevaliers et les hommes qui étaient avec lui retournèrent pour garder Constantinople. Alors ils prirent des messagers et les envoyèrent au comte Pierre d'Auxerre, qui étoit cousin-germain du roi Philippe de France, et avoit pour femme la comtesse de Namur126 sœur de l'empereur Baudouin et de l'empereur Henri. Ils lui mandèrent qu'il allât à Constantinople avec sa femme, car l'empire étoit échu à sa femme, et qu'ils l'en feroient empereur et impératrice, ainsi que c'était justice.

Quant il oi la novele, si murent entre lui et sa fame, et s'en ala droit à Rome, et mena avec lui chevaliers et serjans, et si laissa deus fils chevaliers qu'il avoit, dont l'ainsné fu cuens de Namur. Quant le cuens Pierre fust à Rome, si fist tant à l'apostole qu'il le corona lui et sa fame. Quant coronés furent, si s'en alerent à Brandis en Puille, et li apostole envoia avec lui un cardinal. Quant l'empereor vint à Brandis, si fist apareillier nes et vessiaus et entrerent ens, et passerent à Duras, et quant il furent arrivés devant Duras, et li sires sout que c'estoit l'empereor, si ala encontre, et li fist grant joie, et le receut come seignor, et li fist homage et li rendi sa terre. Duras est la premiere cité de l'entrée de Grece pardevers Puille. Quant l'empereor ot iluec une piece demoré, si vint li sires de Duras, si li dist: «Sire, vous 330irez en Constantinople par terre, et je irai o vos tant comme ma terre durera; et puisqu'on saura par Grece que je vous aurai rendue ma terre, et que je irai avec vous, ni aura nul qui contré vos soit, ains vendront à vos à merci, et vous rendront, toute la terre.» L'empereor le crut: si murent et alerent par terre. L'emperris estoit grosse, si n'ala mie par terre, ains s'en ala par mer en Constantinople. Ains qu'ele venist à Constantinople, arriva ele en la terre Gieffroi de Vilehardoin, qui grant honor li fist. L'emperris avoit une fille et Giefroi de Vilehardoin un fil qui avoit nom Giefroi. L'emperris vit qu'il avoit grant terre et que sa fille i seroit bien mariée. Si li dona sa fille, et il la prist à fame, si l'espolisa. Après s'en ala l'emperris en Constantinople; ne demora après ce guaires qu'ele se delivra d'un fils dont ele estoit grosse.

Quand il ouït la nouvelle, lui et sa femme se mirent en route, et il s'en alla droit à Rome, menant avec lui des chevaliers et hommes d'armes, et laissa deux fils chevaliers qu'il avoit, dont l'aîné étoit comte de Namur. Quand le comte Pierre fut à Rome, il fit tant auprès de l'apostole qu'il le couronna lui et sa femme127. Quand ils furent couronnés ils s'en allèrent à Brindes en Pouille, et l'apostole envoya avec eux un cardinal. Quand l'empereur vint à Brindes il fit apprêter navires et vaisseaux; ils entrèrent dedans et passèrent à Durazzo. Quand ils furent arrivés devant Durazzo, et que le sire du pays128 sut que c'était l'empereur, il alla à 331sa rencontre et lui fît grande fête, le reçut comme seigneur, lui fit hommage et lui remit sa terre. Durazzo est la première cité par où on entre en Grèce du côté de la Pouille. Quand l'empereur y eut un peu demeuré, le sire de Durazzo vint à lui et lui dit: «Sire, vous irez à Constantinople par terre, et j'irai avec vous tant que ma terre durera; et comme on saura par la Grèce que je vous ai remis ma terre et que j'irai avec vous, il n'y aura personne qui soit contre vous, mais ils viendront à vous à merci et vous rendront tout le pays.» L'empereur le crut: ils se mirent en route et allèrent par terre. L'impératrice étoit grosse, en sorte qu'elle alla, non par terre, mais par mer à Constantinople. Avant qu'elle vînt à Constantinople elle arriva à la terre de Geoffroi de Villehardouin. L'impératrice avoit une fille et Geoffroi de Villehardouin un fils qui avoit nom Geoffroi. L'impératrice vit qu'il avoit de grandes terres et que sa fille seroit bien mariée; elle lui donna sa fille, et il la prit pour femme et l'épousa. Après l'impératrice s'en alla à Constantinople, puis ne tarda guère à se délivrer d'un fils dont elle étoit grosse.

Or vous dirai que li sires de Duras fist qui l'empereor conduisoit par terre. Il n'orent pas eloignié Duras plus de trois jornées qu'il se herbergierent en un chastel mult fort. Quant herbergié furent, et il nincioient la nuit129, li sires de Duras fist bien armer ses homes, et fist prendre l'empereor et ses gens, et assés en occist l'en, et les fist en prison metre, et tant les tint en prison que l'empereor fu mort et le cuens de Sancuerre. Quant cil de Grece oirent dire que l'empereor estoit en prison, si se releverent et reconquistrent toute la 332terre que l'empereor Henri avoit conquise. Ne demora guaires aprés la mort l'empereor que l'emperris morut en Constantinople. Quant l'emperris fu morte, li chevalier de la terre manderent le comte de Namur, qui ses fix estoit, qu'il alast en Constantinople, que la terre li estoit eschuë. Quant le message vint à lui, et li conta son message, il dist qu'il s'en conseilleroit. Il s'en conseilla, mes son conseil ne li aporta pas qu'il i alast, ains i envoia son frere, qui mainsnés estoit de lui, et il lor manda qu'il le coronassent, qu'il ni pooit aler. Cil Henri s'en ala par Honguerie; porce s'en ala par là que l'emperris estoit sa seror, et qu'il ot le conduit le roi de Honguerie parmi sa terre et parmi Blaquie. Sauvement s'en ala en Constantinople et porta corone. Et quant il ol porté corone, il ne fist guaires d'esploit en la terre, car il n'avoit mie amené gens dont il peust gramment exploiter, et eust perduë toute la terre s'il n'eust l'aide des Blacs; mes li Blac li aidierent à maintenir et à retenir ce qu'il en trouva.

Or je vous dirai ce que fit le comte de Durazzo qui conduisoit l'empereur par terre. Ils ne se furent pas éloignés de Durazzo de plus de trois journées qu'ils s'hébergèrent en un château très-fort. Quand ils furent hébergés pour y passer toute la nuit, le sire de Durazzo fit bien armer ses hommes et fit prendre l'empereur et ses gens. Il en tua beaucoup, fit mettre les autres en prison, et les tint en prison tant que l'empereur y mourut et le comte de Sancerre. Quand ceux de Grèce ouïrent dire que l'empereur étoit en 333prison, ils reprirent courage et prirent tout le pays que l'empereur Henri avoit conquis. Il ne tarda guère, après la mort de l'empereur, que l'impératrice ne mourût en Constantinople130. Quand l'impératrice fut morte, les chevaliers mandèrent au comte de Namur131 qui étoit son fils, qu'il vînt en Constantinople, que le pays lui étoit échu. Quand le messager vint à lui et lui conta son message, il dit qu'il en aviseroit. Il en avisa, mais ne pensa pas que ce fût bon conseil d'y aller. Il y envoya son frère puîné, et manda qu'ils le couronnassent, car il n'y pouvoit aller. Ce Henri s'en alla par la Hongrie, parce que l'impératrice étoit sa sœur, et qu'il eut le sauf-conduit du roi de Hongrie pour aller par sa terre et par la Bulgarie. Il arriva en sauveté en Constantinople et prit la couronne132. Quand il eut pris la couronne, il ne fit guère d'exploits dans le pays, car il n'avoit point amené de gens avec qui il pût faire beaucoup d'exploits, et il eût perdu tout le pays s'il n'eût eu l'aide des Bulgares; mais les Bulgares l'aidèrent à défendre et conserver ce qu'il trouva.

Il avoit une vaine dame en Constantinople qui fille avoit esté à un chevalier d'Arras, qui avoit nom Baudoin de Noveville. Cele dame avoit mere. L'empereor l'aima tant qu'il ne pooit estre sans li, si l'espousa coiement, et la mist avec lui en son manoir, et sa mere avec lui. Quant li chevalier de Constantinople sorent qu'il l'avoit espousée, si en furent mult dolent, car il estoit si entrés en li qu'il ne l'en pooit faire issir hors de sa chambre. Il pristrent conseil qu'il en feroient; si s'en alerent en la chambre où l'empereor estoit, si com lor conseil lor avoit aporté, et pristrent l'empereor, si le tindrent, et pristrent la mere sa fame, si la mistrent 334en un batel, et l'envoierent noier en mer; après vindrent à sa fame, si li couperent le nés et les baulevres, à tant laissierent l'empereor en pes. Quant l'empereor vit la honte que l'en li out faite de sa fame et de sa mere, si fu mult dolent. Il fist armer galies et entra ens, et laissa Constantinople et ala à Rome. Quant il vint là, si se plainst à l'apostole de la honte que si home li avoient faite. Le pape le conforta durement, et li dona du sien, et le pria tant et fist tant vers li qu'il retorna ariere en Constantinople. En ce qu'il s'en retornoit ariere, il ariva en la terre Giefroi de Vilehardoin; là prist maladie dont il fu mort.

Il y avoit à Constantinople une dame de vaine conduite, qui avoit été fille d'un défunt chevalier d'Arras nommé Baudouin de Villeneuve. Cette dame avoit sa mère. L'empereur l'aima tant qu'il ne pouvoit se passer d'elle. Il l'épousa secrètement, et la mit secrètement en son manoir, et sa mère avec elle. Quand les chevaliers de Constantinople surent qu'il l'avoit épousée, ils en furent fort dolens, car il en étoit si épris qu'on ne le pouvoit faire sortir de sa chambre. Ils délibérèrent sur ce qu'ils en feroient; et leur délibération 335fut qu'ils s'en allèrent dans la chambre où l'empereur étoit, prirent l'empereur et le tinrent, prirent la mère de sa femme, la mirent dans un bateau et l'envoyèrent noyer dans la mer; puis ils vinrent à sa femme, lui coupèrent le nez et les lèvres, et laissèrent l'empereur en paix. Quand l'empereur vit la honte qu'on lui avoit faite sur sa femme et la mère de sa femme, il en fut fort dolent, il fit amener des galères, entra dedans et alla à Rome. Quand il vint là il se plaignit à l'apostole du mal que ses hommes lui avoient fait. Le pape le reconforta grandement, lui donna du sien, et fit tant près de lui qu'il retourna en Constantinople. Tandis qu'il s'en retournoit, il arriva dans la terre de Geoffroi de Villehardouin, et prit là une maladie dont il mourut133.

Frederic, qui estoit roi de Cesile, et que si home avoit deserité de sa terre, et du duc de Souave, son oncle, qui la terre d'Alemaigne li gardoit, il devoit estre empereor. Il avint un jor qu'un chevalier entra en la chambre le duc, si l'occist. Quant li haut home d'Alemaigne sorent que li duc estoit mort, qui contre eus estoit de coroner Othon par les promesses et par les dons qu'il avoient eu du roi d'Angleterre, il le manderent, si le coronerent à Ais la Chapelle. Quant Othes ot porté corone, si fist querre le chevalier qui le duc avoit mort et occis, et le fist tant cherchier qu'il fu pris por li geter du blasme de ce qu'il li metoit la mort du duc sus. Il fist le chevalier trainer et pendre. Après s'en ala à l'apostole à Rome por estre coroné. L'apostole le corona mult volentiers, porce que le roi d'Engleterre l'en avoit fait grant present. Lendemain que Othes fu coronné à empereor de Rome, il entra en la terre l'apostole et le commença à guerroier, et prist les chastiaus et les garins encontre l'apostole. Quant 336l'apostole sout qu'il ot pris ses chastiaus, et qu'entré estoit en sa terre cil qu'il avoit fait empereor et faire ne devoit, et avoit aidié par convoitise à deseriter celui qui devoit estre empereres, si fust mult dolent, si ne pout autre chose faire, ne autre veniance, fors de Othon escommenier par toute crestienté; il l'escommenia et fist escommenier par toute crestienté. Quant Tibaut, qui estoit baillif de Puille, à cui l'empereor avoit laissié la terre de Puille et de Calabre, et de garder à son fil Frederic, sot que Othes ot porté corone, si ala à lui, et li dist qu'il alast en Puille, et il li rendroit toute la terre; après iroit en Cesile et prendroit Frederic et l'occiroit. Et se ce ne faisoit, bien seut que s'il venoit en aage, il li toudroit.

Frédéric134, qui étoit roi de Sicile, et que ses hommes avoient dépossédé de sa terre, devoit être empereur par le duc de Souabe, son oncle135, qui lui gardoit le pays d'Allemagne. Il avint un jour qu'un chevalier entra dans la chambre du duc et l'occit136. Quand les seigneurs d'Allemagne surent la mort du duc, qui s'opposoit à ce qu'ils couronnassent Othon137, lequel ils vouloient couronner à cause des promesses et dons qu'ils avoient eus du roi d'Angleterre, ils mandèrent Othon et le couronnèrent à Aix-La-Chapelle. Quand Othon eut pris la couronne, il fit quérir le chevalier qui avoit occis le duc, et le fit 337tant chercher qu'il fut pris. Pour se décharger du blâme que lui mettoit sus la mort du duc, il fit traîner et pendre le chevalier, puis il s'en alla vers l'apostole à Rome pour être couronné. L'apostole le couronna très-volontiers, parce que le roi d'Angleterre lui avoit fait pour cela de grands présens. Le lendemain qu'Othon fut couronné empereur de Rome, il entra en la terre de l'apostole et commença à le guerroyer, lui prenant ses châteaux et ses garnisons. Quand l'apostole sut que celui qu'il avoit fait empereur, quand il ne le devoit pas, et qu'il avoit aidé, par convoitise, à déshériter celui qui devoit être empereur, avoit pris ses châteaux et étoit entré en sa terre, il fut très-dolent, mais ne put faire autre chose ni prendre autre vengeance que d'excommunier Othon par toute la chrétienté. Il l'excommunia et le fit excommunier par toute la chrétienté. Quand Dieppold, qui étoit bailli de la terre, et à qui l'empereur avoit laissé le pays de Pouille et de Calabre pour le garder à son fils Frédéric, sut qu'Othon avoit pris la couronne, il alla à lui et lui dit qu'il allât en Pouille et qu'il lui rendroit tout le pays, qu'après il iroit en Sicile, prendrait Frédéric et l'occiroit, et qu'il sût bien que, s'il ne le faisoit, quand Frédéric viendrait en âge il lui reprendrait tout.

L'empereor garni bien les chastiaus qu'il avoit pris de l'apostole, si s'en ala en Puille avec Tibaut; mes il ni fist gaires, car cil de la terre furent contre lui, ne onques ne li vodrent rendre. Quant il vit qu'il ne feroit rien iluec, si laissa Tibaut en son lieu, et s'en ala en Lombardie, et en tous cave por prendre les seurtés. En Alemaigne demora tous escommenies. Li apostole attendi plus d'un an, qu'il cuidoit 338qu'il venist à amendement de ce qu'il avoit mespris vers lui, mes il ni vint, ne amender ne le vout; et l'apostole en prist conseil tel com vos oirés dire. Mes ançois vos dirai de Frederic qui à Palerme estoit.

L'empereur garnit bien les châteaux qu'il avoit pris à l'apostole et s'en alla en Pouille avec Dieppold; mais il n'y fit pas grand chose, car ceux du pays étoient contre lui, et ne voulurent le lui rendre. Quand il vit qu'il ne feroit rien là, il laissa Dieppold en son lieu, et s'en alla en Lombardie138 et en tous ses fiefs pour 339s'en assurer. En Allemagne il demeura excommunié. L'apostole attendit plus d'un an, croyant qu'il viendrait à amendement de l'outrage qu'il lui avoit fait; mais il n'y vint pas, et ne le voulut amender. L'apostole prit sur cela le conseil que vous verrez, mais auparavant je vous dirai de Frédéric qui étoit à Palerme.

Il ot conseil des arcevesques qu'il le gardoient qu'il se marias! en tel lieu qu'il eust secors et aide de sa terre ravoir, que si home li avoit toluë. Il dist qu'il feroit volentiers par lor conseil ce qu'il vodroient. Lors distrent que le roi d'Arragon, qui marchisoit à lui par mer, avoit une seror qui avoit esté roine de Honguerie, et s'il pooit tant faire qu'il l'eust à fame, il ne savoit nul lieu dont il peust avoir secors par mer et par terre. Lors vint Frederic, si dist qu'il envoyassent la, se l'en li voloit envoyer il l'espouseroit volentiers. Li arcevesques firent armer galies, et envoierent au roi d'Arragon por demander sa seror au roi de Cesile.

Il fut conseillé des archevêques qui le gardoient qu'il se mariât en tel lieu qu'il en pût avoir secours et aide pour ravoir sa terre que ses hommes lui avoient prise: il dit qu'il feroit volontiers par leur conseil ce qu'ils voudroient. Alors ils dirent que le roi d'Aragon, qui confinoit à lui par mer, avoit une sœur qui avoit été reine de Hongrie139, et que, s'il pouvoit tant faire qu'il l'eût pour femme, ils ne savoient nul lieu dont il pût mieux avoir secours par mer et par terre. Alors Frédéric vint vers eux, et dit qu'ils y envoyassent, que, si on la lui vouloit faire venir, il l'épouseroit volontiers. Les archevêques firent armer des galères et envoyèrent demander au roi d'Aragon sa sœur pour le roi de Sicile.

Quant li message vindrent au roi d'Arragon et il orent dist lor message, le roi fust mult lies, et fist armer galies et nes et chargier d'armes et de viandes, et fist sa seror entrer ens, si l'envoia au roi de Cesile, et envoia avec son frere, qui cuens estoit de Provence, et cinc cens chevaliers por lui aidier la terre à secorre que si home tenoient contre lui. Aprés, quant il furent partis d'Arragon, arriverent il à une cité qui a nom Palerme, là où le roi de Cesile estoit. Quant il furent arrivez descendirent à terre, le roi ala encontre eus, si espousa la dame. Quant il ot espousée, si se partirent de Palerme et alerent en Cesile, et poi conquistrent de la terre. Mes tant firent le roi et la roine et li chevalier qu'il aloit 340tot conquerant. Il a de Palerme jusques à Messines cinq jornées. Aprés ce que le cuens de Provence fu à Messines, ne demora guaires que li cuens fust mort et grant partie de ses chevaliers, et l'autre partie s'en retorna en son païs. Le roi demora à Messines avec ses borgois, que de ses chevaliers n'avoit-il guaires avec lui.

Quand les messagers vinrent au roi d'Aragon et lui eurent dit leur message, il fut très-joyeux. Il fît armer des galères et navires, les fit charger d'armes et de vivres, y fit entrer sa sœur et l'envoya au roi de Sicile. Il envoya en même temps son frère, qui étoit comte de Provence, et cinq cents chevaliers pour l'aider à reprendre le pays que ses hommes lui retenoient. Après qu'ils furent partis d'Aragon, ils arrivèrent à une cité qui a nom Palerme, où étoit le roi de Sicile. Quand ils furent arrivés ils descendirent 341à terre, le roi alla à leur rencontre et épousa la dame140. Quand il l'eut épousée, ils se partirent de Palerme, allèrent en Sicile et conquirent du pays; et tant firent le roi, la reine et les chevaliers, qu'ils alloient tout conquérant. Il y a de Palerme à Messine cinq journées. Après que le comte de Provence fut arrivé à Messine, il ne demeura guère qu'il n'y mourût, et aussi une grande partie de ses chevaliers, et l'autre partie s'en retourna en son pays. Le roi demeura à Messine avec ses bourgeois, car de ses chevaliers il n'en avoit guère avec lui.

Or vous dirai le conseil que l'apostole ot contre Othon. Il oi dire que le roi de Cesile estoit à Messines, et qu'il avoit fame espousée; il li manda que, s'il pooit tant faire qu'il fust en Alemaigne, il manderoit as arcevesques et as evesques qu'il le coronassent à Ais, aprés qu'il aurait porté corone à Ais il le coroneroit à Rome. Quant le roi de Cesile oi cele novele si fu mult lies, et fist appareiller une galie et entra ens, et ala à une souë cité qui est au chief de sa terre à trois jornées de Rome, qui a nom Gaiete; mes ançois qu'il i alast, porce qu'il ne savoit qu'avenir estoit, corona un sien fil qu'il avoit de sa fame. Il sejorna grant piece à Gaiete, porce qu'il n'osoit aler avant por les Pisains qui le gaitoient por occire. Quant il ot là grant piece esté, si manda as Genevois que, por Dieu, le secorussent, qu'il ne s'osoit movoir de Gaiete. Cil de Janes armerent galies, et envoierent por lui, et l'emmenerent à Janes. Là sejorna bien huit mois, que onques n'issi hors de la ville. Car quant Othes oi dire que l'apostole l'avoit mandé por coroner contre lui, et por envoier en Alemaigne, il envoia en Lombardie et en Touscane ses messages as cités et as destrois, et envoia grant presens, et grant dons promist à ceus qui le porroient prendre, qu'il 342le prissent et le tenissent, et ce lor mandoit il mult en priant.

Or je vous dirai le conseil que l'apostole prit contre Othon. Il ouït dire que le roi de Sicile étoit à Messine, et qu'il avoit épousé une femme. Il lui manda que, s'il pouvoit tant faire que d'aller en Allemagne, il manderoit aux archevêques et aux évêques qu'ils le couronnassent à Aix, et qu'après qu'il auroit pris la couronne à Aix lui le couronneroit à Rome. Quand le roi de Sicile ouït cette nouvelle il fut fort joyeux, fit apprêter une galère, entra dedans, et alla à une sienne cité qui est à l'extrémité de son pays à trois journées de Rome, et qui a nom Gaëte; mais avant qu'il y allât, comme il ne savoit ce qui lui pourrait. avenir, il couronna un sien fils qu'il avoit de sa femme141. Il séjourna grand temps à Gaëte, parce qu'il n'osoit aller plus loin, à cause des Pisans qui le guettoient pour l'occire. Quand il eut été là grand temps, il manda aux Génois que, pour Dieu, ils le secourussent, parce qu'il n'osoit se mouvoir de Gaëte. Ceux de Gênes armèrent des galères, les lui envoyèrent et l'emmenèrent à Gênes. Il séjourna bien là huit mois, 343sans jamais sortir de la ville; car quand Othon ouït dire que l'apostole l'avoit mandé pour le couronner à son détriment et le faire passer en Allemagne, il envoya en Lombardie et en Toscane ses messagers aux cités et aux passages, et envoya aussi de grands présens et promit de grands dons à ceux qui pourraient le prendre, pour qu'ils le prissent et le retinssent; et il le leur mandoit avec beaucoup de prières.

Quant le roi de France Felippe oi dire que le roi de Cesile estoit à Genes, et que l'apostole l'envoioit en Alemaigne por coroner, si en fu mult lies, et sout que Othes faisoit guaitier les destroits et les chemins por lui prendre, si manda as Gennes qu'il meist coust et paine comment il fust tost en Alemaigne, et il lor guerredonneroit bien. Li Genevois firent tant vers ceus de Lombardie que le roi passa en Alemaigne, et porta corone à Ais. Si-tost com il fu coronés, il prist la crois d'outre-mer, et voa à Dieu qu'il iroit en la terre de promission, et aideroit, à son pooir, à delivrer la terre des mains des Sarrazins.

Quand le roi de France Philippe ouït dire que le roi de Sicile étoit à Gênes et que l'apostole l'envoyoit en Allemagne pour le couronner, il en fut fort joyeux, et, sachant qu'Othon mettoit des embûches sur les chemins et les passages pour le prendre, il manda aux Génois qu'ils missent grands frais et grande peine à le faire passer bientôt en Allemagne, et qu'il les en récompenserait bien. Les Génois firent tant près de ceux de Lombardie, que le roi passa en Allemagne et prit la couronne à Aix. Sitôt qu'il fut couronné, il prit la croix d'outre mer, et fît serment à Dieu qu'il iroit à la terre de promission et aiderait de tout son pouvoir à délivrer le pays des mains des Sarrasins.

Quant le roi de Cesile ot porté corone à Ais, li arcevesques etli evesques se tindrent à lui par le commandement l'apostole, et une partie des chevaliers de Loheraine toute. Il avint un jor qu'il estoit en Loheraine en un chastel, et con a voit porparlée sa mort par promesse que Othes avoit faite. Un chevalier qui savoit cele trahison vint à lui, et li dist con avoit sa mort porparlée, et con le devoit la nuit occire, et s'il voloit faire par son conseil, il feroit tant qu'il ne seroit pas mort. Le roi li dist que volentiers le feroit: «Sire, dist-il, se vos vous mouvés ore, vos estes guaittiés de toutes pars, vos ne porés de cele par aler que vos ne soiés occis. Je vous dirai que 344vous ferez. Quant ce vendra encore nuit, vos ferés un vaslet dormir en vostre lit, et serés derriere l'uis de la chambre. Quant cil sauront qui vous doivent occire, que vous serés endormi, et il verront celi qui gierra en vostre lit, si cuideront que ce soiés vos, si passeront outre, et entendront à celui occire, et vous tantost istres de la chambre; et je ferai apareillies à tot chevaucheors, si vos emmenrai. Li cris levera que vos serés occis, et je, à l'aide de Dieu, vos menrai à sauveté la nuit.» Et lendemain fu li cris par toute la ville et par toute la terre que le roi de Cesile estoit occis en son lit. Quant le cuens de Bar le sout, et li dus qui marchisoit à Loheraine, si le firent savoir au roi de France. Quant il le sout, il en fu trop dolent, porce qu'il se doutoit d'Othon que s'il venist en possession, qu'il ne le grevast. Le jour meisme refist asavoir le cuens de Bar et li dus au roi de France qu'il estoit eschapé et comment, dont li roi fu mult lies quant il le sot. Après ce avint que le roi de Cesile manda au roi de France que volentiers parleroit à lui à Vaucolor. Le roi Felippe n'i pot aler, ains i envoia Lois son fils, et furent là et parlerent ensemble; mes de lor conseil ne vos sai-je rien dire, fors tant que aucune gens distrent que le roi Felippe li presta grant avoir por maintenir sa guerre contre Othon.

Quand le roi de Sicile eut pris la couronne à Aix, les archevêques et les évêques tinrent son parti par le commandement de l'apostole, et aussi une partie des chevaliers de toute la Lorraine. Il avint un jour qu'il étoit en Lorraine dans un château, et qu'on avoit négocié de le mettre à mort à cause des promesses qu'Othon avoit faites. Un chevalier qui savoit cette trahison vint à lui et lui dit qu'on avoit négocié de sa mort, et qu'on le devoit occire la nuit; que, s'il vouloit suivre son conseil, il ferait tant qu'il ne mourrait pas. Le roi lui dit qu'il le feroit volontiers. «Sire, 345i lui dit-il, si vous bougez maintenant, vous êtes guetté de tous côtés, vous ne pouvez aller nulle part que vous ne soyez occis. Je vous dirai ce qu'il faut faire. Quand reviendra la nuit vous ferez dormir un valet en votre lit et serez derrière la porte de la chambre. Quand ceux qui vous doivent occire sauront que vous serez endormi et verront celui qui couchera en votre lit, ils croiront que c'est vous; alors ils suivront leur projet et se mettront à l'occire; et vous sortirez pendant ce temps hors de la chambre. Je ferai préparer des hommes à cheval, et vous emmènerai. Le bruit s'élèvera que vous serez occis, et, à l'aide de Dieu, je vous emmènerai en sauveté de nuit.» Le lendemain le bruit fut dans toute la ville que le roi de Sicile était occis dans son lit. Quand le comte de Bar le sut, et aussi les ducs qui confinoient à la Lorraine, ils le firent savoir au roi de France. Quand il le sut il en fut très-fort dolent, parce qu'il craignoit Othon, et que, s'il se mettait en possession, il ne l'incommodât. Le jour même le comte de Bar et les ducs renvoyèrent dire au roi de France que le roi de Sicile étoit échappé, et comment, dont le roi fut très-joyeux quand il le sut. Après cela il avint que le roi de Sicile manda au roi de France que volontiers il parleroit avec lui à Vaucouleurs. Le roi Philippe n'y put aller, mais y envoya Louis son fils. Ils y vinrent et parlèrent ensemble; mais de ce qu'ils avisèrent je ne puis vous en rien dire, hors seulement que quelques gens ont dit que le roi Philippe lui prêta grand avoir pour défendre sa terre contre Othon.

Othes sout bien que le roi de France amoit le roi de Cesile, 346et qu'il li aidoit du sien encontre lui. Il sot que le roi d'Engleterre, son oncle, et le cuens de Flandre, qui Ferrand avoit nom, estoient concordes ensemble, et assembloient gens por guerroier le roi de France. Il assembla grant gens, dus et contes, et s'en ala en Flandre en l'aide le conte por grever le roi de France. Le roi d'Engleterre envoia grant chevalerie au conte de Flandres por estre encontre le roi de France, et si i envoia son frere, qui avoit nom Guillaume Longue-Espée, et le conte Renaut de Boloingne, qui avoit lui manoit en la guerre, et Hue de Boves. Après passa le roi d'Engleterre en Poitou à tout grant ost et grant chevalerie. Quant le roi de France sont que le roi d'Engleterre estoit arrivés en Poitou por entrer en sa terre, si envoia là Lois son fil, et le conte de Nevers, et grant chevalerie, et tant i firent qu'il eussent pris le roi d'Engleterre en un chastel, se ne fust un cardinal de Rome qui estoit engleis, et estoit en cele terre por croisier à aler outre-mer. Quant il vit que le roi d'Engleterre en avoit le peor, tant pria Lois le fils le roi de France, qu'il ot trives, et le roi s'en ala. Ainsi fist eschaper le cardinal le roi d'Engleterre, qu'il ne fu mie pris.

Othon savoit bien que le roi de France aimoit le 347roi de Sicile et qu'il l'aidoit du sien contre lui. Il sut que le roi d'Angleterre, son oncle, et le comte de Flandre, qui avoit nom Ferrand, étaient d'accord ensemble et assembloient des gens pour guerroyer le roi de France. Rassembla beaucoup de monde, ducs et comtes, et s'en alla en Flandre aider le comte pour incommoder le roi de France. Le roi d'Angleterre envoya beaucoup de chevaliers au comte de Flandre pour combattre le roi de France. Il y envoya son frère, qui avoit nom Guillaume Longue-Épée, et le comte Renaut de Boulogne, qui le suivoit à la guerre, et Hugues de Boves. Puis le roi d'Angleterre passa en Poitou avec une grande armée et beaucoup de chevaliers. Quand le roi de France sut que le roi d'Angleterre étoit arrivé en Poitou pour entrer en son pays, il envoya Louis son fils et le comte de Nevers et beaucoup de chevaliers, et ils firent tant qu'ils eussent pris le roi d'Angleterre en un château, sans un cardinal de Rome qui étoit anglais et qui étoit en ce pays pour croiser des gens qui allassent outre mer. Quand il vit que le roi d'Angleterre avoit du pire, il pria tant Louis le fils du roi de France, qu'il eut trêve et que le roi s'en alla. Ainsi le cardinal fit échapper le roi d'Angleterre pour qu'il ne fût pas pris.

Quant le roi de France oi dire que le cuens de Flandre assembloit gens, et que Othes et le frere le roi d'Engleterre, et Renaut le cuens de Boloingne, estoient venu en s'aide, il semonst ses os, et s'en ala en Flandre encontre lui, et se herberja à quatre lieues prés de lui à une cité qui a nom Tornai. Cele jor que le roi vint à Tornai fu samedi, et du samedi fu dimanche, si dist le roi qu'il ne se moveroit 348por la hautesse du jor. Li Flamenc, quant il sorent que le roi estoit si prés d'eus, si s'armerent et vindrent encontre lui, car il le cuidierent trover à Tornai. L'en fist à savoir au roi que li Flamenc venoient sor lui; le roi fist ses gens armer et se leva d'iluec, et s'en revint à une herberge dont il meust estoit le jor devant, et establi s'arriere garde, et chargea à Champenois, et s'arresta à un pont con apelle le pont de Bovines. Là attendoit s'arriere garde qu'ele venist, qu'il ne voloit mie aler contre les Flamens por combatre, porce que le dimanche estoit. L'en fist à savoir au conte de Flandre que le roi de France s'enfuioit et qu'il ne l'osoit attendre. Adonc vint le cuens si poinst tant qu'il se feri en l'arriere garde, et cil le recueillirent à l'aide des eschieles des chevaliers qui prés d'eus estoient. Si pristrent le cuens de Flandres et Guillaume Longue-Espée et un conte d'Alemaigne qu'on apeloit le conte Pelvi, et Renaut de Boloingne, et des Flamens grant partie et des autres chevaliers assés.

Quand le roi de France ouït dire que le comte de Flandre assembloit ses gens, et qu'Othon et le frère du roi d'Angleterre, et Renaut, comte de Boulogne, étoient venus à son aide, il assembla ses armées et s'en alla en Flandre contre lui, et s'hébergea à quatre lieues de lui, à une cité qui a nom Tournai. Le jour que le roi vint à Tournai fut un samedi, et au sa-349medi suivoit le dimanche, en sorte que le roi dit qu'il ne se mettroit pas en marche à cause de la sainteté du jour. Les Flamands, quand ils surent que le roi étoit si près d'eux, s'armèrent et vinrent contre lui, car ils le crurent trouver à Tournai. L'on fit savoir au roi que les Flamands venoientsur lui. Le roi fit armer ses gens, partit de là, et s'en revint à un logement qu'il avoit quitté le jour d'avant; il établit son arrière-garde, en chargea les Champenois, et s'arrêta à un pont qu'on appelle le pont de Bovines. Là il attendit que son arrière-garde arrivât, car il ne vouloit pas aller contre les Flamands pour combattre, à cause que c'était dimanche. L'on fit savoir au comte de Flandre que le roi de France s'enfuyoit et qu'il ne l'osoit attendre. Le comte vint donc, et s'avança tellement qu'il tomba en l'arrière-garde. Ceux-ci le reçurent, avec l'aide des corps de chevaliers qui étoient près d'eux142; ils prirent le comte de Flandre et Guillaume Longue-Épée, et un comte d'Allemagne qu'on appeloit Pellevi, et Renaut de Boulogne, et une grande partie des Flamands et beaucoup des autres chevaliers.

Othes s'enfui et li dus de Brabant qui avec lui, et Hue de Bove. Cil eschaperent, et s'en ala Othes en Alemaigne. Quant Frederic oi dire que Othes estoit deconfis en Flandre, et qu'il s'en estoit afuis, si assembla grant gens, et ala sor lui. Quant Othes oi dire que le roi Frederic venoit sor lui à tout grant gens, si voida Alemaigne et ala à Soissone en la terre son frere, et le roi Frederic après, et le chaça tant qu'il l'atainst et l'assiegea en un chastel. Là prit maladie à Othes, si fut mort; mes ançois qu'il morust se demist-il de l'empire, et rendi au roi Frederic la corone de Rome, et les adoubemens qu'il portoit quant il estoit empereor. Si, comme vous avez 350oi, aida Dame Dex à Frederic de si povre com il fu au commencement. Or vous tairons à parler du roi Frederic qui en Alemaigne estoit, et sejorna grant piece, ains qu'il ala à Rome, jusques que ore et point en sera con en parlera. Cil roi Frederic manda son fil et sa fame qu'il avoit laissié en Cesile,

Othon s'enfuit et aussi le duc de Brabant qui étoit avec lui, et aussi Hugues de Boves; ils échappèrent, et Othon s'en alla en Allemagne. Quand Frédéric ouït dire qu'Othon étoit déconfit en Flandre et qu'il s'en étoit fui, il assembla beaucoup de gens et alla sur lui. Quand Othon ouït dire que le roi Frédéric venoit sur lui avec beaucoup de gens, il alla en la terre de son frère, et le roi Frédéric alla après lui et le poursuivit jusqu'à ce qu'il l'atteignit dans un château. Là Othon prit une maladie et mourut143; mais avant qu'il mourût 351il se démit-de l'empire et rendit au roi Frédéric la couronne de Rome et les ornemens qu'il portoit quand il étoit empereur. Ainsi, comme vous l'avez ouï, le Seigneur Dieu aida Frédéric à sortir de l'état si pauvre. où il avoit été au commencement. Or nous cesserons de parler du roi Frédéric qui étoit en Allemagne et y séjourna grand temps avant d'aller à Rome, jusqu'à ce que revienne l'heure et le moment d'en parler. Ce roi Frédéric manda son fils et sa femme qu'il avoit laissés en Sicile.

Or vous dirons de la terre de Jerusalem. Il avint chose que le cuens Henri fu mort, et que la terre eschai à la fille le marquis que li Hassisis occistrent. Elle n'ot point de seignor, ains fist-l'en d'un sien oncle baillif de la terre jusques à tant qu'il auroit trouvé à qui il la donroient, et de qui il feroient seignor. Cil chevalier de qui l'en fist baillif et qui estoit son oncle, avoit nom Jehan d'Ibelin, et fu fil de Balian et la roine Marie, qui fame fu au roi Amauri. Cil fu baillif de la terre ançois con eust trouvé à cui donner la damoiselle, et bien tint en pes la terre envers les Sarrazins. Il avint chose que li patriarche et li evesques et li chevalier de la terre et li Templiers et li Hospitaliers s'assemblerent ensemble, et pristrent conseil à cui il porroient donner la demoiselle et faire roi de la terre. Là estoit un chevalier quant ensemble estoient, et se leva en piés, et lor dist qu'il savoit un chevalier en France qui n'avoit point de fame, et estoit haut honset prodons, et, s'il si voloient accorder, il li estoit bien avis que le roiaume li afferroit bien, et qu'ele i seroit bien emploiée. Il demanderent qui il estoit, et comment il avoit nom. Il lor dist qu'il avoit nom le cuens Johan de Brene. Il en parlerent ensemble, et s'en conseillerent, et i ot assés de ceus qui bien le connoissoient, et avoient oi parler de li; si 352s'accorderent tuit de demander, le querre et de donner li la demoiselle, et de faire le roi. Il pristrent messages, et l'envoierent querre. Li messages vindrent à lui là où il estoit en France, et li distrent que cil de la terre d'outre-mer le mandoient querre por lui faire roi. Quant il oi ce, si dist qu'il en prendroit conseil. Il ala au roi de France, et li dist que l'en l'a voit mandé querre por estre roi. en la terre d'outre-mer. Le roi li conseilla bien, et li loa qu'il i alast. Il ala et arriva en Acre, où l'en le receut à grant honor et à grant seignorie, puis ala à Sur, et espousa sa fame, et porterent corone.

Or nous vous dirons de la terre de Jérusalem. Il arriva que le comte Henri mourut144 et que le pays échut à la fille du marquis145 qu'avoient occis les Hassissins; elle n'avoit point de seigneur, mais on fit un sien oncle bailli du pays jusqu'à ce qu'on eût trouvé à qui on la donneroit et qui on prendroit pour seigneur. Ce chevalier que l'on fit bailli, et qui étoit son oncle, avoit nom Jean d'Ibelin, et étoit fils de Balian et de la reine Marie qui avoit été femme du roi Amauri. Celui-ci fut bailli du pays jusqu'à ce qu'on eût trouvé à qui donner la demoiselle, et il tint bien le pays en paix envers les Sarrasins. Il avint que le patriarche et les évêques, les chevaliers du pays, les Templiers et les Hospitaliers, s'assemblèrent et avisèrent à qui ils pourroient donner la demoiselle, pour en faire le roi du pays. Tandis qu'ils étoient ensemble il y avoit un chevalier qui se leva en pied, et dit qu'il savoit un chevalier en France qui n'avoit point de 353femme et étoit haut seigneur et prud'homme, et, s'ils vouloient s'y accorder, il lui étoit avis que la royauté lui conviendroit bien et qu'elle seroit bien placée. Ils demandèrent comment il étoit et comment il avoit nom. Il répondit qu'il avoit nom le comte Jean de Brienne146. Ils en parlèrent ensemble et en avisèrent, et il y avoit beaucoup de gens qui le connoissoient bien et avoient ouï parler de lui, et ils s'accordèrent tous de le mander, le requérir, lui donner la demoiselle et le faire roi. Ils prirent des messagers et l'envoyèrent quérir. Les messagers vinrent à lui là où il étoit en France. Ils lui dirent que ceux du pays d'outre mer l'envoyoient quérir pour le faire roi. Quand il ouït ceci il dit qu'il en aviseroit. Il alla au roi de France et lui dit qu'on l'avoit envoyé quérir pour être roi au pays d'outre mer. Le roi lui conseilla bien et l'approuva qu'il y allât. Il alla et arriva à Acre147, où on le reçut avec de grands honneurs et en grande pompe; puis il alla à Tyr, épousa sa femme, et ils prirent la couronne148.

Quant li Sarrazins sorent qu'il ot roi en Acre, si brisierent les trives qu'il avoient fait au baillif, et commença la guerre. Quant le roi Johan ot porté corone, si manda le roi de Chipre qu'il prist sa fame la fille le conte Henri. Li cuens Henri, le pere à la demoiselle, avoit fait cele mariage ains qu'il morust. Le roi de Chipre la manda querre, si l'espousa et la fist roine. Li roi Johan ayoit un cosin germain qui avoit nom Herart de Brene. Il sout un jor que le roi estoit alé à Sur; si fist tant vers la roine, qu'ele li dona l'autre fille au comte Henri, qui sa seror estoit. Il l'espousa coiement tantost com la roine li ot donnée, porce qu'il ne voloit mie que le roi en eust blasme, ne con dist qu'il li eust donnée. Il passa mer tantost, et s'en vint en France.

Quand les Sarrasins surent qu'il y avoit un roi à Acre, ils rompirent les traités qu'ils avoient faits avec le bailli, et la guerre commença. Quand le roi Jean eut pris la couronne, il manda au roi de Chypre qu'il prît la femme du comte Henri. Le comte Henri, père de la demoiselle, avoit fait ce mariage avant qu'il mourût149. Le roi de Chypre l'envoya quérir, l'épousa 355et la fit reine150. Le roi Jean avoit un cousin qui avoit nom Érard de Brienne; celui-ci sut un jour que le roi étoit allé à Tyr, et fit tant auprès de la reine qu'elle lui donna l'autre fille du comte Henri151, qui étoit sœur de la première. Il l'épousa secrètement aussitôt que la reine la lui eut donnée, parce qu'il ne vouloit pas que le roi en eût blâme, ni qu'on dît qu'il la lui eût donnée. Il passa aussitôt la mer et s'en vint en France.

354Je ne vous dirai ore plus de Herart ne de sa fame, mes par aventure vos en orrés autrefois parler. Le roi Johan, qui en Acre estoit, manda à l'apostole que, por Dieu, le secorust, et qu'il avoit grant mestier de gens. Quant l'apostole oi la novelle de la terre d'outre-mer qui avoit mestier d'aide, il manda par toute crestienté as meillors clercs qu'il savoit qu'il prechassent de la crois d'outre-mer. Aprés i envoia cardinax por eus conforter et confermer ce qu'il disoient, et mult en croisierent par toutes terres. Il ot en France un clerc qui precha de la crois qui avoit nom maistre Jacques de Vitri; cil en croisa mult. Là où il estoit en la predication l'elurent les chanoines d'Acre, et manderent à l'apostole qu'il lor envoia por estre evesque d'Acre; et sachiés, s'il n'en eust eu le commandement l'apostole, il ne l'eust mie reçu, mes toutes voies passa il outre-mer, et fust evesque grant piece, et fist mult de biens en la terre; mes puis resigna il et retorna en France, et puis fu il cardinal de Rome. Le premier haut home de cele croiserie qui passa fu le roi de Honguerie, qui mult de gens mena; et mult de gens passerent à ce passage de toutes terres et arriverent en Acre. En cel point que le roi de Honguerie passa, fu la roine la fame le roi Johan morte, si li demora une fille. Le roi ne vout mie estre sans fame, ains envoia au roi d'Ermenie qu'il li envoia une de ses filles, et 356il la prendrait à farae. Le roi li envoia et il l'espousa. Après vint le roi d'Ermenie en Acre. Quant le roi Johan ot sa fame espousée, vint le roi de Chipre en Acre à tot grant gent.

Je ne vous dirai plus rien maintenant d'Érard ni de sa femme, mais par aventure vous en ouïrez encore parler. Le roi Jean, qui étoit à Acre, manda à l'apostole que, pour Dieu, il le secourût, et qu'il avoit grand besoin de monde. Quand l'apostole ouït la nouvelle du pays d'outre mer qui avoit besoin de secours, il manda par toute la chrétienté aux meilleurs clercs qu'il avoit qu'ils prêchassent pour qu'on se croisât outre mer. Il envoya après des cardinaux pour les fortifier et confirmer ce qu'ils disoient; et ils en croisèrent beaucoup dans le pays. Il y avoit en France un clerc qui prêchoit de la croix et qui avoit nom maître Jacques de Vitry; il en croisa beaucoup. Tandis qu'il étoit en la prédication, les chanoines d'Acre l'élurent, et mandèrent à l'apostole qu'il le leur envoyât pour être évêque d'Acre; et sachez que, s'il n'en eût eu le commandement de l'apostole, il n'eût pas accepté, mais toutefois il passa outre mer, fut évêque long-temps, et fit beaucoup de bien dans le pays; mais ensuite il résigna, et retourna en France, et fut après cardinal de Rome. Le premier seigneur de 357cette croisade qui passa fut le roi de Hongrie151, qui mena beaucoup de monde; et beaucoup de gens de tous pays passèrent à cette expédition et arrivèrent en Acre. Au temps que le roi de Hongrie passa, la reine femme du roi Jean mourut153 et lui laissa une fille. Le roi ne voulut pas demeurer sans femme, et envoya au roi d'Arménie pour qu'il lui envoyât une de ses filles, disant qu'il en feroit sa femme. Le roi la lui envoya et il l'épousa. Après cela le roi d'Arménie vint à Acre. Quand le roi Jean eut épousé sa femme, le roi de Chypre vint à Acre avec beaucoup de monde.

Or furent en Acre quatre rois et i ot mult grant pueple qui arrivés i estoit. Là pristrent conseil qu'il iroient asseoir un chastel qui estoit à quatre milles d'Acre, qui a nom Monte-Tabor. Il i alerent et l'assistrent, mes il ne le pristrent pas; car li soudan ot assemblé grant gens, et vint son chastel secorre. Quant li Crestiens sorent que le soudan estoit prés d'eus, et qu'il venoit por eus grever, si se leverent du siege et alerent encontre por combatre. Li Sarrazins furent es montaignes en haut, et li Crestiens u plain. Coredain, le fils au soudan, vint à son pere, et li dist: «Sires, ores descendès à val, si nous combatrons as Crestiens.» Li soudan dit que non feroit: «Veés, dit-il, biau fils, com il viennent erans et espris por combatre. Se nous descendons à val, espoir nous en aurons le meillor; car aussi chier ont il à estre mort com vif. Il m'est avis qu'il sont tuit abandonnés à la mort, si ne veul mie mes homes faire occire. Veés, dist-il, com il sont grant gens, et si n'ont point de seignor qui les gouverne, et vit chascun du sien. Quant il auront despendu ce qu'il ont, si s'en iront.» Li soudan se tint tous cois es montaignes. Quant les Crestiens virent qu'il n'avaleroient mie, si n'oserent demorer 358au siege, por ce qu'il ne se meissent entr'eus en Acre, et qu'il ne lor tollissent la viande. Il n'orent gaires esté en Acre puis qu'il furent revenus, que le roi Honguerie entra en mer et s'en r'ala en son païs, et le roi d'Ermenie s'en r'ala eu Ermenie, et le roi de Chipre s'en retorna ariere, et arriva à Triple, et acoucha malade et fu mort. Le roi Johan fu en Acre, et ot mult grant gens, et mult en venoient chascun jor. Il se porpensa qu'il ne porroit rien esploitier en cele terre, et que, s'il avoit conseil du Temple et de l'Hospital et des chevaliers de la terre, qu'il iroit volentier Alixandre ou Damiete aseoir, s'il li conseilloient. Et s'il li estoit bien avis, que s'il avoit l'une de ces cités, que por cele cité porroit bien avoir le roiaume de Jerusalem. Quant ainsi ot pensé, si manda les Templiers et les Hospitaliers et les chevaliers de la terre, por prendre conseil de ce qu'il avoit pensé.

Or il y avoit à Acre quatre rois et une grande multitude de peuple qui y étoit arrivé. Ils délibérèrent qu'ils iroient assiéger un château à quatre milles d'Acre, et qui a nom Mont-Thabor. Ils y allèrent et l'assiégèrent, mais ils ne le prirent pas, car le soudan avoit assemblé beaucoup de monde et vint secourir son château. Quand les Chrétiens surent que le Soudan étoit près d'eux et qu'il venoit pour leur faire dommage, ils levèrent le siège et allèrent à sa rencontre pour combattre. Les Sarrasins étaient sur la montagne en haut, et les Chrétiens dans la plaine. Coradin, le fils du Soudan, vint à son père et lui dit: «Sire, descendez en bas, afin que nous combattions les Chrétiens.» Le soudan lui dit qu'il n'en feroit rien. «Voyez, dit-il, beau fils, comme ils viennent promptement et ardemment pour combattre. Si nous descendons en bas, vraisemblablement ils nous en 359donneront de leur meilleur, car ils aiment autant être morts que vivans. Il m'est avis qu'ils se sont tous dévoués à la mort, ainsi je neveux pas faire occire mes hommes. Mais voyez, dit-il, tout ce qu'ils sont là de monde: ils n'ont pas de seigneur qui les gouverne, et chacun vit du sien; quand ils auront dépensé ce qu'ils ont, ils s'en iront.» Le soudan se tint tout tranquillement sur les montagnes. Quand les Chrétiens virent que les Sarrasins ne vouloient pas descendre, ils n'osèrent demeurer au siège, de peur que les autres ne se missent entre eux et Acre et ne leur ôtassent les vivres. Après être revenus à Acre, ils n'y furent guère que le roi de Hongrie se mit en mer et s'en retourna dans son pays. Le roi d'Arménie s'en retourna en Arménie. Le roi de Chypre s'en retourna d'où il étoit venu, arriva à Tripoli, se mit au lit malade et mourut. Le roi Jean étoit à Acre et avoit beaucoup de monde, et il en venoit tous les jours beaucoup. Il pensa en lui-même qu'il n'y avoit rien à faire en ce pays, et que si le Temple, l'Hôpital et les chevaliers du pays vouloient s'y accorder, il iroit volontiers assiéger Alexandrie ou Damiette s'ils le lui conseilloient, et il lui étoit avis que, s'il prenoit une de ces cités, il pourrait bien avoir pour celle-là le royaume de Jérusalem. Quand il eut ainsi pensé il manda les Templiers, les Hospitaliers et les chevaliers du pays pour prendre conseil sur ce qu'il avoit pensé.

Quant tuit furent assemblés, si vint le roi, et lor dist: «Seignors, dist-il, or me conseilliés, por Dieu, de ce que je vous dirai. Nos avons mult grant gens, mult en i a de croisiés par toutes terres qui venront, et mult croisera l'en encore. Il 360m'est avis que nous ne pourrons mie ci gramment esploitier sor les Sarrazins, et se vous vées que ce soit bien à faire, et consens le vos aportoit, je irois volentier en la terre d'Egypte asseoir Damiete ou Alixandre. Car se nos poons avoir une de ces cités, il m'est avis que nous en porrions avoir toute ceste terre por l'une de ces deus, se Dex la nos donoit prendre.» Li Templier et li Hospitalier et li chevalier en parlerent ensemble, et lor apporta lor conseil que bien seroit à faire; il si accorderent, et creanterent qu'il iroient. Quant le roi vit qu'il se furent accordés ensemble, si commanda à chascun qu'il atornassent lor nes et chariassent es galies armes et viandes, et chascun selonc ce qu'il estoit, et pristrent jor de mouvoir. Et quant la muete fut atirée, le roi garni bien Sur et Acre de chevaliers et de serjans, et laissa à Acre bien cinq cens chevaliers quant il s'en ala en la terre d'Egypte, que de ceus de la terre que des pelerins. Et quant li rois ot ainsi garni Sur et Acre, si fist par Acre crier qui haitié estoient, fors ceus qui demorés estoient es garnisons, entrassent es nes, et alassent avec lui, sor escomeniement. Quant les nes et les galies furent appareilliés, si entrerent ens, et quant Dex lor dona bon vent, si murent, et errerent tant que poi de tans vindrent à Damiete, et pristrent terre, et descendirent à une isle qui est devant Damiete, et se logierent iluec sur le flun. Là furent bien un an que onques ne porent rien faire à Damiete, fors tant qu'il pristrent une tor qui est prés de la rive du flun, là où il estoient logiés, et estoit bien garnie. En cele tor estoit un chief d'une chaene et à Damiete l'autre, qu'il levoient quant il voloient que vessiaux ne montassent ne avalassent le flun. Quant les Crestiens orent pris cele tor, si la garnirent, et brisierent la chaene, si que li vaissel, quant il estoient arrivés, ne venoit154 à lor ost tot contre mont le flun à la rive devers eus.

Quand ils furent tous assemblés, le roi vint et leur dit: Seigneurs, conseillez-moi, pour Dieu, sur ce que je vous dirai. Nous avons beaucoup de gens ici; il y en a beaucoup de croisés par 361tous pays qui viendront, et il s'en croisera beaucoup encore. Il m'est avis que nous ne pourrons ici faire de grands exploits contre les Sarrasins. S'il vous paroît que ce soit bien faire, et «que vous y donniez votre consentement, j'irai volontiers en la terre d'Egypte assiéger Damiette ou Alexandrie, car si nous pouvons avoir une de ces cités, il m'est avis que pour l'une de ces deux, si Dieu nous accordoit de la prendre, nous pourrions avoir tout le pays.» Les Templiers, les Hospitaliers et les chevaliers en parlèrent ensemble, et décidèrent en leur conseil que ce seroit bien fait; ils s'y accordèrent, et promirent qu'ils iroient. Quand le roi vit qu'ils s'étoient accordés ensemble, il commanda à tous qu'ils apprêtassent leurs navires et transportassent aux galères des armes et vivres, chacun selon qu'il étoit, et prissent jour pour se mettre en route. Quand l'expédition fut prête, le roi garnit bien Tyr et Acre de chevaliers et d'hommes d'armes, et, en partant pour la terre d’Égypte, laissa bien à Acre cinq cents chevaliers, tant de ceux du pays que des pèlerins. Quand le roi eut ainsi garni Tyr et Acre, il fit crier par la ville d'Acre que tous ceux qui se portaient bien, hors ceux qui demeuroient pour les garnisons, entrassent dans les navires et allassent avec lui, sous peine d'excommunication. Quand les navires et les galères furent apprêtés ils entrèrent dedans, et quand Dieu leur donna bon vent, ils se mirent en route et avancèrent si bien qu'en peu de temps ils vinrent à Damiette, prirent terre, et descendirent à une île qui est devant Damiette, et se logèrent là sur le fleuve. Là ils furent 363bien un an sans pouvoir rien faire à Damiette, hors seulement qu'ils prirent une tour qui est près de l'endroit où ils étoient logés, et étoit bien garnie. En cette tour étoit le bout d'une chaîne dont l'autre bout étoit à Damiette, ils la levoient quand ils vouloient que les vaisseaux ne montassent ni ne descendissent le fleuve. Quand les Chrétiens eurent pris cette tour ils y mirent garnison et brisèrent la chaîne, en sorte que les vaisseaux, quand ils étoient arrivés, venoient à leur camp et remontoient le fleuve vers le rivage où ils étoient.

362Quant li apostole sout que li Crestiens orent assiegé Damiete, si manda par toute crestienté que li croisiés meussent, et après manda as arcevesques et as evesques des pors qu'il fussent legat à descroisier la menue gens, et qu'il renvoiassent ariere ceus qui n'estoient mie deffensable, et prissent Ions deniers. Ceus con descroiseroit à Rome ne lairoit l'en d'argent, fors tant qu'il s'en porroient r'aler en lor païs, si come aucune gens distrent. Après envoia l'apostole legas par toutes les terres por descroisier et por faire movoir ceus qui ne se descroiseroient. Si manda par tout qu'on ne tenist crestienté à croisié qui ne mouveroit ou donroit du sien, tant comme raison seroit, à porter en la terre d'outre mer. Après envoia deus cardinaus à Damiete à l'ost: li cardinaus Robert, qui anglois estoit, et le cardinal Pelage, qui estoit de Portigal. Le cardinal Robert i fut mort, et Pelage vesqui, dont ce fu grant damage, qui mult i fist de mal, si comme oirés dire en aucun tans.

Quand l'apostole sut que les Chrétiens avoient assiégé Damiette, il manda par toute la chrétienté que les croisés se missent en route, puis il manda aux archevêques et évêques des villes de port qu'ils lui servissent de légats pour décroiser les petites gens, qu'ils renvoyassent ceux qui n'étoient pas en état de se défendre et prissent leur argent. Ceux qu'on décroiseroit à Rome, on ne devoit, à ce qu'ont dit quelques-uns, leur laisser d'argent que seulement ce qu'il leur en faudroit pour retourner dans leur pays. L'apostole envoya ensuite des légats dans tous les pays pour décroiser et pour faire partir ceux qui ne se décroiseroient pas, et il manda partout qu'on ne gardât pas communion chrétienne avec le croisé qui ne partiroit pas, ou ne donneroit pas du sien autant que raison seroit, pour le porter au pays d'outre mer. Après cela il envoya à l'armée à Damiette deux cardinaux: le cardinal Robert, qui étoit anglais, et le cardinal Pélage, qui étoit de Portugal. Le cardinal Robert y mourut, et Pélage vécut; dont ce fut grand dommage,365car il fit beaucoup de mal, comme vous l'ouïrez dire en un autre temps.

364Quant li soudan sout que li Crestiens estoient meu por aler en Egypte, si ne fu mie lie, ains fist abatre les murs et les chastiaus entor Jerusalem, fors seulement le Crac. Car il cuida bien que, quant li murs de Jerusalem et li chastel seroient abatus, qu'il s'en retornassent ariere, et alassent en Jerusalem faire lor pelerinage, et puis s'en r'alassent en lor païs. Mes ce ne firent. il pas, ains pristrent terre, et se logierent devant Damiete, si com vos avés oi. Quant li soudan vit que li Crestiens ne retornoient pas, et con li fist à savoir qu'il avoient pris terre et assegié Damiete, si fu mult dolent, si assembla gent et ala là, et mena un sien fil qui avoit nom Loquemel, à cui il dona la terre d'Egypte quant il morut. Son autre fil laissa en la terre por garder la, et à celui laissa-il la terre de Domas et de Jerusalem. Li saudan s'en alast en la terre d'Egypte, et quant il vint là, et il vit que li Crestiens estoient prés de Damiete de l'autre part du flun, si fu mult dolent. Il s'ala herbergier devant Damiete, ne vesqui gaires après, ains fu mort, et son fil fu sire de la terre et maintint l'ost. Il fit le flun paler de grant pieus de l'une rive jusqu'à l'autre, que li Crestiens ne montassent le flun et pristrent terre devers lui. Après fist mult bien garnir la rive du fiun dés les palis jusqu'à Damiete, de cele part où il estoit, que li Crestiens ni arrivassent.

Quand le soudan sut que les Chrétiens étoient allés en Égypte, il n'en fut pas content, et il fit abattre les murs et les châteaux aux environs de Jérusalem, hors seulement le Krac, car il pensoit que quand les murs de Jérusalem et les châteaux seraient abattus, ils s'en reviendraient sur leurs pas, iraient en Jérusalem faire leur pèlerinage et puis retourneraient dans leur pays. Mais ils ne le firent pas ainsi; au contraire ils prirent terre et se logèrent devant Damiette, comme vous l'avez ouï. Quand le soudan vit que les Chrétiens ne s'en retournoient pas, et qu'on lui eut fait savoir qu'ils avoient pris terre et assiégé Damiette, il fut très-dolent; il assembla du monde et y alla, et mena un sien fils qui avoit nom Loquemel155, à qui il donna ensuite le pays d'Egypte quand il mourut. Il laissa son autre fils dans le pays pour le garder, et à celui-là il laissa le pays de Damas et de Jérusalem. Le soudan s'en alla en la terre d'Égypte; et quand il vint là et vit que les Chrétiens étoient de l'autre côté du fleuve, il fut très-dolent. Il s'alla héberger devant Damiette et ne vécut guère, mais mourut bientôt. Son fils fut sire du pays et maintint l'armée. Il fit garnir le fleuve de grands pieux d'une rive à l'autre, pour empêcher les Chrétiens de le remonter et de prendre terre devers lui, puis fit bien garnir de monde la rive du fleuve, depuis la palissade jusqu'à Damiette du côté où il étoit, afin que les Chrétiens n'y arrivassent pas.

366Quant li Crestiens orent esté en l'isle grant piece, si pristrent conseil qu'il feroient; car là ne faisoient nul exploit, et qu'il lor convenoit passer par devers Damiete. Il distrent que nulle fin ne porroient-il prendre terre entre Damiete et le palis, mes s'il pooient tant faire qu'il peussent brisier le palis et passer outre, à l'aide de Dieu, il prendroient terre. Là pristrent conseil, et s'accorderent qu'il iroient. Quant il furent acordé, si garnirent mult bien lor ost et lor lices. Après s'armerent et monterent es nes et es galies, et quant il furent dedens, Dieu lor dona bon vent, si murent. En la nef qui devant aloit, estoit Gautier le chamberlene le roi le France, par qui le roi avoit envoié grant avoir à la besoigne de la terre. Cele nef fu fort et ot bon vent, si se feri u palis et le froissa et passa outre, et fist la voie as autres nes, qui après passerent sauvement, fors une du Temple qui traversa, que li Sarrazins ardirent, mes les gens eschaperent. Quant li Sarrazins virent que li Crestiens s'apareilloient de monter le flun, si s'armerent, et alerent sor la rive por contretenir qu'il n'arrivassent, et traioient à eus et lançoient feu gregeois. Et quant li Crestiens orent esloingnié Damiete, si troverent une rive, où lor fu avis qu'il pooient bien arriver. Il virent que toute la terre fu couverte de Sarrazins et tot le rivage. Si distrent qu'il ne porroient mie arriver en cel point, car trop estoit la terre couverte de Sarrazins. Il orent conseil qu'il arriveroient en la rive de l'isle par où il montoient, et que lendemain prendroient terre à l'ajorner d'autre part. Il ariverent et geterent ancres selon la rive du flun. Li Sarrazins d'autre part garnirent mult bien lor rive et alerent à lor herberges.

367Quand les Chrétiens eurent été grand temps dans l'île, ils tinrent conseil de ce qu'ils avoient à faire, car ils ne faisoient là nul exploit, et ils disoient qu'il leur falloit passer de l'autre côté vers Damiette. Ils dirent qu'en aucune manière ils ne pourroient prendre terre entre Damiette et la palissade, mais que, s'ils pouvoient tant faire que de briser la palissade et passer outre, à l'aide de Dieu ils prendroient terre. Ils tinrent conseil là-dessus et s'accordèrent d'y aller. Quand ils furent accordés, ils mirent très-forte garde à leur camp et à leurs barrières, puis s'armèrent et montèrent dans les navires et les galères, et quand ils furent dedans Dieu leur donna bon vent, et ils se mirent en marche. Dans le navire qui alloit devant étoit Gautier, le chambellan du roi de France, par qui le roi avoit envoyé grand avoir pour les besoins du pays. Ce navire marcha fort et eut bon vent; il alla heurter la palissade, la brisa, passa outre, et fit la voie aux autres navires qui après passèrent en sauveté, hors un navire du Temple qui traversa le fleuve. Les Sarrasins le brûlèrent, et ceux qui étaient dedans échappèrent. Quand les Sarrasins virent que les Chrétiens s'apprêtaient à monter le fleuve, ils s'armèrent, et allèrent sur la rive pour la défendre et empêcher qu'ils n'abordassent, et ils tirèrent sur eux et lancèrent du feu grégeois. Quand les Chrétiens se furent éloignés de Damiette, ils trouvèrent un rivage où il leur fut avis qu'ils pourroient bien aborder. Ils virent que le pays étoit couvert de Sarrasins et aussi tout le rivage. Ils connurent qu'il ne pourroient aborder en cet endroit, car il étoit trop garni de Sarrasins. Ils se conseillèrent d'aborder sur la rive de l'île par où ils étaient 369venus, et que le lendemain au point du jour ils prendraient terre de l'autre côté. Ils abordèrent et jetèrent l'ancre le long de la rive du fleuve. Les Sarrasins de l'autre côté garnirent fort bien le rivage et allèrent à leurs logemens.

368Or vous dirai comment il avint, et comment Dex aida as Crestiens. Il ot discorde entre un haut home de l'ost des Sarrazins et le soudan; car li soudan le voloit metre dedens Damiete en garnison; mes cil dist qu'il n'y entreroit ja, car Salahadin son oncle avoit mis son pere en garnison dedens Acre, et le laissa prendre quant li Crestiens pristrent Acre. Cil haut home s'esparti de l'ost, il et si home et grant gent avec lui; mes il laissa son hernois et ses tentes, porce qu'il ne voloit mie qu'on s'en aperçust, ne qu'il ru pris. Quant cil qui estoient en garnison sor la rive por garder les Crestiens, oirent la frainte et la noise de ceus qui s'en aloient, si cuiderent estre trais. Il guerpirent le rivage et s'en alerent. Quant le jor commença à esclairier, ceus qui eschargaitoient lor nes et gaitoient l'ost esgarderent sor le rivage d'autre part de la rive, si n'y virent nullui, ains virent le rivage tout vuit, et il le firent à savoir as Crestiens; si s'armerent et leverent lor ancres, et passerent, et pristrent terre d'autre part, et descendirent les chevaliers et les serjans, fors les mariniers, qui enremenerent la naïve contre-val le flun. Cil se mistrent en conroi et alerent vers Damiete. Quant li Sarrazins sorent qu'il avoient passé le flun, si s'armerent et issirent des herberges por venir encontre eus. L'en fist à savoir au soudan que cil haus hons qu'il avoit prié d'entrer dedens Damiete s'en estoit ales o toutes ses gens et grant partie de l'ost avec lui. Quant le soudan oi ce, si ne vput mie aler contre les Crestiens, ains guerpi ses herberges et s'en ala. Li Crestiens l'en virent bien aler, mes ne vodrent mie aler aprés, ains alerent as her-370berges des Sarrazins qu'il orent laissiés. Si se herbergierent, et assistrent Damiete. Il troverent les herberges bien garnies, qui grant mestier lor ot, et grant avoir i gaaignerent, après despartirent les viandes, et le gaaing donerent à chascun selonc ce qu'il estoit. Après firent deux pons sor le flun de l'un ost à l'autre; après firent derriere eus bons fossés et bones lices, que li Sarrazins ne lor corrussent sus; puis drecierent perrieres et mangouneaus, tresbuches, por geter as murs de Damiete, mes ni pooient riens faire, et faisoient assaillir chascun jor, et bien furent un an ainsi que rien ne firent.

Or je vous dirai ce qui avint et comment Dieu aida les Chrétiens. Il y eut discorde entre un seigneur de l'armée des Sarrasins et le soudan: car le soudan le vouloit mettre dedans Damiette en garnison; mais celui-ci dit qu'il n'y entreroit pas, car Saladin, père du soudan, avoit mis son père en garnison dedans Acre, et le laissa prendre quand les Chrétiens prirent Acre. Ce seigneur partit de l'armée, lui et ses hommes et beaucoup de gens avec lui; mais il laissa son bagage et ses tentes, parce qu'il ne vouloit pas qu'on s'en aperçût et craignoit d'être pris, Quand ceux qu'on avoit postés sur la rive pour se garder des Chrétiens ouïrent le tumulte et le bruit de ceux qui s'en alloient, ils crurent être trahis. Ils abandonnèrent le rivage et s'en allèrent. Quand le jour commença à luire, ceux qui faisoient sentinelle sur les vaisseaux et épioient les mouvemens de l'armée, regardèrent sur l'autre rive; ils n'y virent personne, et s'aperçurent que le rivage étoit tout vide. Ils le firent savoir aux Chrétiens, qui s'armèrent, levèrent les ancres, passèrent et prirent terre de l'autre côté. Tous descendirent, chevaliers et hommes d'armes hors les mariniers, qui emmenèrent la flotte en lui faisant remonter le fleuve. Ils se mirent en troupe et allèrent vers Damiette. Quand les Sarrasins surent que les Chrétiens avoient passé le fleuve, ils s'armèrent et sortirent des logemens pour venir contre eux, 371On fit savoir au soudan que ce seigneur qu'il avoit prié d'entrer dans Damiette s'en étoit allé avec tout son monde et une grande partie de l'armée avec lui. Quand le soudan ouït ceci, il ne voulut pas aller contre les Chrétiens, mais abandonna ses logemens et s'en alla. Les Chrétiens le virent bien partir, mais ne voulurent pas aller après lui. Ils allèrent aux logemens que les Sarrasins avoient laissés, s'hébérgèrent, et assiégèrent Damiette. Ils trouvèrent les logemens bien garnis, et, ce qui leur faisoit grand besoin, ils y trouvèrent grand avoir, se partagèrent les vivres, puis donnèrent du butin à chacun selon ce qu'il étoit. Ensuite ils établirent deux ponts sur le fleuve d'un de leurs camps à l'autre, puis firent derrière eux de bons fossés et de bonnes barrières pour que les Sarrasins ne vinssent pas sur eux; puis ils dressèrent des pierriers, des mangonneaux, des bascules, pour lancer des pierres contre Damiette; mais ils n'y pouvoient rien faire; et ils donnoient l'assaut chaque jour, et furent bien un an ainsi sans avancer de rien.

Quant li Sarrazins orent guerpi lor herberges, et il se furent tuit trait ariére, et il sorent que li Crestiens estoient herbergiés, et qu'il avoient drecié engin devant la ville, et faisoient assaillir, si se herbergierent à deus milles prés d'eus et establirent qu'il envoiroient chascun jor de lor gens por assaillir as lices. Après manda li soudan à Coredin son frere, qui estoit en la terre de Jerusalem, qu'il le secorrust à tant de gent com il porroit avoir; car li Crestiens avoient passé le flun et avoient assise Damiete tout entor à la ronde. Après manda au caliphe de Baudac, qui apostole est des Sarrazins, et par Mahomet, qu'il le secorust, et s'il ne le secorroit, il perdroit la terre; car l'apostole de Rome i envoioit tant de 372gent que ce n'estoit mie conte ne mesure, et qu'il feist prescier par païenisme ausi com cil faisoient par la crestienté, et envoia au soudan grant secors de gent par son preschement.

Quand les Sarrasins eurent abandonné leurs logemens et se furent tous retirés en arrière, et qu'ils surent que les Chrétiens étoient logés, qu'ils avoient dressé leurs engins devant la ville et la faisoient assaillir, ils logèrent à deux milles d'eux et décidèrent qu'ils enverraient chaque jour du monde pour attaquer leur camp. Puis le soudan manda à Coradin son frère156, qui étoit en la terre de Jérusalem, qu'il le secourût avec tout ce qu'il pourrait avoir de monde, car les Chrétiens avoient passé le fleuve et assiégé 373Damiette tout à l'entour. Puis il manda au Calife de Bagdad, qui est l'apostole des Sarrasins, que par Mahomet il le secourût, et que, s'il n'étoit secouru, il perdrait le pays, car l'apostole de Rome envoyoit tant de monde qu'il n'y avoit ni compte ni mesure, et qu'il falloit qu'il fît prêcher par le pays des Païens comme celui-ci le faisoit par la chrétienté. Le calife fit prêcher, et envoya au soudah grand secours de monde.

Ançois que li Crestiens meussent d'Acre por aler en la terre d'Egypte, fermerent il un chastel au chief d'une cité sor la mer qui a nom Cesaire. Il encommencierent à fermer un autre à sept milles d'Acre et à cinq de Cesaire, en un lieu qu'on apele le Destroit. Cil chastiaus qu'il laissierent fermant quant il murent, est en la mer; il limistrent nom Chastiau-Pelerin, porce que li pelerins le commancierent à fermer. Cil chastel tienent li Templiers porce qu'en lor terres fu fermés.

Avant que les Chrétiens partissent d'Acre pour aller en la terre d'Égypte, ils fortifièrent un château situé sur la mer, en avant d'une cité qui a nom Césarée; ils commencèrent à en fortifier un autre à sept milles d'Acre et à cinq de Césarée, en un lieu qu'on appelle le Détroit. Ce château qu'on étoit occupé à fortifier quand ils se mirent en route, est en la mer; ils lui donnèrent nom Château-Pélerin, parce que ce sont les pélerins qui l'ont commencé à fortifier. Les Templiers tiennent ce château parce qu'il a été établi sur leur terre.

Li Coredin, qui fu fils au soudan de Domas, ot mult grant gent assemblés le jor de la feste Saint-Johan decolast, qui est à l'issuë d'aoast, fist un embuschement prés d'Acre, puis fist corre par devant. Quant les garnisons d'Acre virent les correors venir, si issirent aprés eus et chacierent tant qu'il vindrent sor cel embuschement; si s'arresterent qu'il ne vodrent aler avant, et se tindrent por fous de ce qu'il avoit tant chacié ceus. Quant li Sarrazins virent les Crestiens, si saillirent et se combatirent à eus. Assés i ot de mors d'une part et d'autre, tant que li Crestiens ne porent plus endurer, ains torna en fine qui eschaper pout vers Acre, et li Sarrazins les suirent jusqu'as portes d'Acre, et en pristrent assés et occistrent. Quant les Crestiens qui estoient en Acre virent venir lor gens tous desconfis, si corurent as armes, et fermerent les 374portes et garnirent que li Sarrazins n'entrassent ens. Quant Coredin ot desconfit les garnisons d'Acre, si assis le chastel. Quant cil du chastel furent assis, si envoierent à Acre por secors. Cil d'Acre lor envoierent galies, et lor manderent qu'il laissassent le chastel et venissent à Acre, qu'il ne les pooient secorre. Et quant cil du chastel oirent la novelle, si entrerent es galies par nuit, et s'en alerent à Acre, et laissierent le chastel.

Coradin, fils du soudan de Damas, ayant assemblé beaucoup de monde le jour de la fête de la décollation de saint Jean, qui est à la fin d'août, fit une embuscade près d'Acre, puis envoya des hommes courir devant. Quand les gens d'Acre virent venir les coureurs, ils sortirent après eux, et les poursuivirent tant qu'ils vinrent sur l'embuscade: ils s'arrêtèrent alors, et ne voulurent plus aller en avant, se tenant pour fous de les avoir tant poursuivis. Quand les Sarrasins virent les Chrétiens, ils sortirent de leur embuscade et les combattirent; il y eut beaucoup de morts de part et d'autre, mais enfin les Chrétiens furent obligés de céder, et qui put s'échapper tourna vers Acre. Les Sarrasins les suivirent jusqu'aux portes d'Acre, et en 375prirent et occirent beaucoup. Quand les Chrétiens qui étaient en Acre virent venir leurs gens tout déconfits, ils coururent aux armes, fermèrent les portes et les garnirent de monde pour que les Sarrasins n'entrassent pas. Quand Coradin eut déconfit la garnison d'Acre il assiégea le château. Ceux du château étant assiégés, ils s'adressèrent à Acre pour avoir des secours. Ceux d'Acre leur envoyèrent des galères et leur mandèrent qu'ils quittassent le château et qu'ils vinssent à Acre, qu'ils ne les pouvoient secourir; et quand ceux du château ouïrent cette nouvelle, ils entrèrent dans les galères pendant la nuit, s'en allèrent à Acre et laissèrent le château.

Quant ce vint lendemain, li Sarrazins s'armerent por assaillir le chastel, et quant il vindrent prés des murs si ne troverent nullui qui fust encontre eus. Il firent porter eschielles et monterent sus les murs et entrerent u chastel, et quant il l'orent pris, il ne le vodrent mie garnir, ains l'abatirent. Quant il l'orent abatu, si alerent asseoir Chastel-Pelerin. Quant li messages vit que son frere le soudan li mandoit qu'il l'alast secorre à tant de gent come il porroit avoir, Coredin se leva du siege et garni sa terre, puis ala en Egypte à son frere. Quant li Crestiens orent esté devant Damiete une piece, il pristrent conseil, et s'accorderent qu'il iroient Sarrazins requere les et se combatroient à eus. Quant il orent ce conseil pris, si establirent ceus qui demorroient por garder les lices, et ceus qui iroient as Sarrazins. Le roi Johan issist avant de l'ost et li eslus de Biauvés, qui puis fu evesque, et Gautier li chamberlant et grant chevalerie de toutes terres, et merveilles en issi de gent à pié, et errerent tant qu'il vindrent prés de l'ost des Sarrazins. Quant li Sarrazins les virent venir si se traistrent ariere, et monterent es chevaus, et les nos gens à pié se mistrent es 376herberges, et se chargierent de viandes et de ce qu'il porent avoir trové, et retornerent ariere. Quant li Sarrazins virent que li Crestiens avoient chargié, si lor corrurent sus. Le roi et la chevalerie qui les gardoient alerent encontre, si assemblerent et se combatirent, si que li Crestiens en orent le peor et furent desconfis. Si fu pris li eslut de Biauvés et Gautier li chamberlan, et grant partie de ceus de France et d'aillors, ne des gens à pié n'en eschapa un sol, ains furent tous occis et mort de soif; car il fist mult grant chaut ce jor, et il n'orent point d'iauë là où il alerent. Le jor fu feste saint Johan à l'issuë d'aoust, et ce jor ot un an que li Crestiens furent desconfis devant Acre. Grant joie firent les Sarrazins des Crestiens qu'il avoient pris, qui haus hons estoient, et de ce qu'il avoient desconfi le roi, et li Crestiens firent grant duel, et si vous dis que chascun jor tuoient Sarrazins ou prenoient.

Quand ce vint le lendemain les Sarrasins s'armèrent pour assaillir le château: mais quand ils arrivèrent près des murs, ils ne virent personne pour les combattre. Ils firent porter des échelles, montèrent sur les murs et entrèrent au château, et quand ils l'eurent pris ils ne le voulurent pas garnir, mais l'abattirent. Quand ils l'eurent abattu, ils allèrent assiéger Château-Pèlerin. Quand vint le message par où son frère le soudan lui mandoit qu'il l'allât secourir avec tout ce qu'il avoit de monde, Coradin se leva du siège, mit garnison en sa terrre, puis alla en Égypte vers son frère. Quand les Chrétiens eurent été long-temps devant Damiette, ils délibérèrent et s'accordèrent à aller chercher les Sarrasins et les combattre. Quand ils eurent ainsi délibéré, ils établirent ceux qui devoient demeurer pour garder le camp et ceux qui iroient vers les Sarrasins. Le roi Jean sortit en avant du camp, avec l'élu de Beauvais, qui depuis fut évêque, et Gautier le chambellan, et beaucoup de 377chevaliers de tous pays et de gens de pied, que c'était merveille. Ils allèrent tant qu'ils arrivèrent près du camp des Sarrasins. Quand les Sarrasins lés virent venir ils se tirèrent en arrière et montèrent sur leurs chevaux, et nos gens de pied entrèrent dans les logemens, se chargèrent de vivres et de ce qu'ils purent trouver, et retournèrent sur leurs pas. Quand les Sarrasins virent les Chrétiens chargés, ils leur coururent sus. Le roi et les chevaliers qui les gardoient allèrent contre les Sarrasins, ils se mêlèrent et se combattirent. Les Chrétiens eurent du pire et furent déconfits. Là furent pris l'élu de Beauvais et Gautier le chambellan, et grande partie de ceux de France et d'ailleurs, et il n'échappa pas un seul des gens de pied, mais ils furent tous occis ou moururent de soif, car il faisoit grand chaud ce jour là, et il n'y avoit point d'eau là où ils allèrent. C'était le jour de la fête de Saint-Jean, à la fin d'août, et il y avoit ce jour-là un an que les Chrétiens avoient été déconfits devant Acre. Les Sarrasins firent grande fête à cause des Chrétiens qu'ils avoient pris, et qui étaient des seigneurs, et parce qu'ils avoient déconfit le roi; et les Chrétiens en menèrent grand deuil: et je vous dis pourtant que chaque jour ils tuoient ou prenoient des Sarrasins.

A ceus qui dedens Damiete estoient prist grant maladie, si qu'il i en ot mult de mort, et moroient chascun jor. Il le firent asavoir au soudan, et li manderent qu'il rendist la cité, ou qu'il lor mandast gens qui defendre se peussent, qu'il ne se pooient defendre. Li soudan fist appareiller cinq cens chevaliers bien montés, si lor dist que, s'il pooient tant faire qu'il fussent dedens Damiete, il lor donroit quant qu'il deviseroient. Cil distrent qu'il iroient et entreroient ens. Cil s'appareillerent 378et atornerent por entrer ens la nuit. Quant ainsi furent atonie, si firent asavoir à ceus de Damiete que quant il orroient la nuit la frainte et la noise en l'ost des Crestiens, qu'il ouvrissent une porte par où il entreroient. Quant ce vint la nuit de prim somme, et li os des Crestiens fu endormis, li Sarrazins qui furent bien armé et bien monté se ferirent en l'ost parmi les gaites qui les lices gardoient, et li Sarrazins qui dedens Damiete estoient ouvrirent la porte, et cil entrerent ens. Et de cele part où il entrerent estoit le cuens de Nevers herbergié, dont il ot grant blasme et banis en fu hors de l'ost. Ne demora guaires après ce que li Sarrazins furent entrés dedens Damiete, que la gent le cardinal firent l'eschargaite une nuit pardevers la cité, dont il avenoit que chascun haut home faisoit l'eschargaite une nuit à son tor, tant que cele nuit eschai au cardinal. Cele nuit donnerent escot si comme il soloient faire, et se nierveillerent que ce pooit estre. Il parlerent ensemble et appareillerent eschielles, et mistrent es murs, et quant il fu jor si monterent sus, si ne troverent nulli. Si le firent asavoir en l'ost, et avalerent as portes et les ouvrirent, et entrerent ens sans contredit. L'en trouva les mors et les malades parmi les rues, si que tote la ville en puoit, et tant de Sarrazins qui aidier se pooient se recueillirent en une tor, et là furent pris. L'en geta tous les mors u flun, si alerent en la mer.

Il prit une grande maladie à ceux qui étaient dedans Damiette, en sorte qu'il en mouroit beaucoup, et ils mouroient chaque jour. Ils le firent savoir au soudan, et lui mandèrent qu'il rendit la cité, ou qu'il leur envoyât des gens qui pussent se défendre, car eux ne le pouvoient. Le soudan fit apprêter cinq cents chevaliers bien montés, et il leur dit que, s'ils pouvoient tant faire que d'entrer dedans Damiette, 379il leur donneroit tout ce qu'ils demanderaient. Ils dirent qu'ils iroient et entreroient dedans. Ils se préparèrent pour entrer la nuit. Quand ils furent ainsi apprêtés, ils firent savoir à ceux de Damiette que, quand ils entendroient la nuit du tumulte et du bruit dans le camp des Chrétiens, ils ouvrissent une porte par où ils entreroient. Quand ce vint la nuit, au temps du premier somme, et que le camp des Chrétiens fut endormi, les Sarrasins bien armés et bien montés se jetèrent dans le camp à travers les sentinelles qui gardoient les barrières: les Sarrasins qui étoient dans Damiette ouvrirent la porte, et ceux-ci entrèrent dedans. Le côté par où ils entrèrent étoit celui des logemens du comte de Nevers: il en eut grand blâme et fut banni hors du camp. Il ne tarda guère, après que les Sarrasins furent entrés dans Damiette, que les gens du cardinal furent chargés une nuit de faire le guet du côté de la cité. Chaque seigneur faisoit le guet une nuit à son tour, et cette nuit échut au cardinal. Cette nuit ils épièrent comme ils avoient coutume de faire, et s'émerveillèrent de ce que ce pouvoit être. Ils parlèrent ensemble, apprêtèrent des échelles, les mirent contre les murs, et quand il fut jour ils montèrent dessus et ne trouvèrent personne. Ils le firent savoir au camp, descendirent aux portes et les ouvrirent, et entrèrent dedans sans obstacle157. On trouva les morts et les malades par les rues, tellement que toute la ville en puoit. Tous ceux des Sarrasins qui se pouvoient encore aider se retirèrent en une tour, et ils y furent pris. On jeta tous les morts dans le fleuve, et ils allèrent en la mer.

380Quant li Crestiens orent pris Damiete, si donnerent à chascun sa part de la cité et de l'avoir selonc ce qu'il estoit. Ne demora gaires aprés ce qu'il ot grant mautalent entre le roi et le cardinal; dont il avint que le cardinal escommenioit chascun jor tous ceus et toutes celes qui en la partie de Damiete que le roi Johan tenoit maindroit ne loueroit maison. Le roi fu mult dolent de ce que le cardinal faisoit; car coust et paine avoit mis en Damiete prendre.

381Quand les Chrétiens eurent pris Damiette, ils donnèrent à chacun sa part de la cité et de l'avoir, selon ce qu'il étoit. Il ne tarda guère après cela qu'il n'y eût grande mésintelligence entre le roi et le cardinal; dont il avint que le cardinal excommunioit chaque jour tous ceux et toutes celles qui demeureraient ou loueraient des maisons dans la partie de Damiette que tenoit le roi Jean. Le roi fut très-dolent de ce que faisoit le cardinal, car il lui en avoit coûté peine et dépense pour prendre Damiette.

L'en aporta novelles au roi Johan que le roi d'Ermenie, cui fille il avoit, estoit mort, dont fu mult lies, dont il ot mult honorable achaison de laissier l'ost, car il estoit mult ennuiés, porce que le cardinal avoit seignorie sor lui, et avoit defendu con ne feist riens por lui en l'ost. Il manda querre les chevaliers de l'ost, si prist congié, et dit qu'il li convenoit aler en Ermenie, car la terre li estoit eschuë par sa fame. Cil de l'ost furent mult dolent quant il sorent que le roi s'en iroit. Le roi Johan s'en alla en Ermenie, et quant il vint là si requist la terre. Cil d'Ermenie distrent qu'il ne le connoissoient mie à seignor, mes, s'il veoient la fille le roi, il li rendroient la terre come à lor dame. Le roi Johan ala en Acre por amener sa feme en Ermenie. Quant il fut en Acre, si li firent aucunes gens accroire que sa feme voloit apoisoner sa fille dont il tenoit le roiaume. Le roi fu mult dolent, si bati sa fame de ses esperons, si que l'en dit qu'ele fu morte de cele bature. Le roi ne demora mie à Damiete, ains demora à Acre, demora bien un an puis qu'il retorna de Damiete ançois qu'il i ralast, dont il fu en l'aventure de la vie158 perdre. Quant le roi se parti de Damiete, le cardinal demora sire de l'ost. Il avoit establi devant ce qu'il eust Damiete, et faisoit encore, que nus hons, tant eust laissic sa fame 382povre, ne ses enfans, ne endetés, nulle chose ne pooit renvoir ariere, ains li convenoit tot laissier en l'ost; et faisoit chascun jor escoraenier tous ceus et toutes celes qui rien emporteroit d'home qui mort fust en l'ost. Après faisoit jurer à ceus qui les nes looient que nul pelerin lairoient entrer dedens, ne nul ne passeroient s'il ne veoient son scel: encore avec tot ce les faisoit escomenier, tout autre tel commandement fist-il en Acre et en la terre. Quant li pelerins qui lor nes avoient loées et chargié lor viandes cuiderent entrer ens, et oirent que li mariniers lor disoient qu'il ni entreroient pas, se il ne veoient le scel au cardinal, si furent mult dolent. Il alerent au cardinal, et li demanderent porquoi il avoit defendu as mariniers qu'il ne les passassent. Et il dit qu'il l'avoit defendu porce qu'il laissassent du lor en l'ost. Li un disoient: «Sire, nous avons ja ci demoré un an ou deus, n'avons pas mie assez dependu?» Toutes voies prenoit-il de chascun selonc ce qu'il estoit, quand il s'en voloit venir ou avoir son scel. Tout ainsi faisoit-il en Acre.

On apporta la nouvelle au roi Jean que le roi d'Arménie, dont il avoit la fille, étoit mort; dont il fut fort joyeux et eut très-honorable occasion de quitter l'armée, car il étoit fort ennuyé à cause que le cardinal étoit plus puissant que lui et avoit défendu qu'on fit rien pour lui en l'armée. Il envoya quérir les chevaliers de l'armée, prit congé, et dit qu'il lui falloit aller en Arménie, car le pays lui étoit échu par sa femme. Ceux de l'armée furent très-dolens quand ils surent que le roi s'en alloit. Le roi Jean s'en alla en Arménie, et quand il fut là il requit le pays. Ceux d'Arménie dirent qu'ils ne le reconnoissoient pas pour seigneur, mais que, s'ils voyoient la fille du roi, ils lui rendraient le pays comme à leur dame. Le roi Jean alla à Acre pour emmener sa femme en Arménie. Quand il fut à Acre, quelques-uns lui firent croire que sa femme vouloit empoisonner sa fille dont il tenoit le royaume. Le roi fut très-dolent et battit sa femme de ses éperons, tant qu'on dit qu'elle mourut d'avoir été ainsi battue. Le roi ne demeura pas à Damiette, mais à Acre. Il se passa bien un an depuis qu'il vint de Damiette avant qu'il y retournât; 383dont il fut en danger de perdre la ville. Quand le roi partit de Damiette le cardinal demeura sire de l'armée. Il avoit établi avant qu'il eût Damiette, et il le vouloit encore, que nul homme, eût-il laissé sa femme et ses enfans pauvres ou endettés, ne pût rien envoyer dans son pays, mais il lui falloit tout laisser dans l'armée; et il faisoit chaque jour excommunier tous ceux et toutes celles qui emporteroient de ce qui avoit appartenu à un homme mort en l'armée. Ensuite il faisoit jurer à tous ceux qui louoient des navires qu'ils ne laisseroient entrer dedans nul pèlerin, et qu'ils n'en passeroient aucun s'ils ne voyoient son sceau. Outre cela encore ils étaient excommuniés pour tous les autres commandemens de ce genre qu'il avoit faits à Acre et dans le pays. Quand les pèlerins qui avoient loué des navires et chargé leurs vivres pensoient entrer dedans, les mariniers leur disoient qu'ils n'y entreraient pas s'ils ne montroient le sceau du cardinal. Ils étaient fort dolens; ils alloient au cardinal et lui demandoit pourquoi il avoit défendu aux mariniers qu'ils les passassent; et il leur disoit qu'il l'avoit défendu pour qu'ils laissassent du leur en l'armée. Quelques-uns disoient: «Sire, nous avons déjà demeuré ici un an ou deux, n'avons nous pas assez dépensé?» Toutefois il prenoit de chacun selon ce qu'il était lorsqu'on vouloit s'en aller ou avoir son sceau; et ainsi faisoit-il en Acre.

Li Sarrazins sorent que li Crestiens n'avoient nulles galées sor mer, ne que la mer n'estoit mie gardée. Il firent appareillier galies et armer et mettre en mer por prendre les Crestiens qui venoient à Damiete. Espies vindrent au cardinal, et distrent que li Sarrazins avoient galies appareillées, et qu'il s'appareil-384last encontre, et s'il ne le faisoit, il i recevroit damage. Le cardinal ne les vout croire, ains lor dona à mangier et les laissa aler. Quant les galies furent en mer, les espies revindrent au cardinal, et li distrent: «Or vos gardés, les galies sont en mer.» Le cardinal dist: «Quant cist vilain volent mangier, si viennent dire aucune novelles; vai si lor done à boivre du vin et à mangier!» Les galies qui furent en mer ne s'oublierent pas, ains alerent en l'isle de Chipre, et trouverent nes assés chargiés de pelerins à un port devant Limeçon. Il alerent avant, si les ardirent et les pelerins. Il furent grant piece iluec et ardoient et prenoient toutes les nes qui aloient à Acre ou à Damiete. La novelle vint au cardinal que les galies des Sarrazins avoient fait grant damage as Crestiens et estoient en l'isle de Chipre, et bien avoient ja pris, que occis, que ars, plus de treize mille Crestiens. Quant le cardinal oi la novelle, si fu mult dolent, et il ot droit, car le damage avoit esté por lui, qu'il ne vout croire ceus qui l'en avoient garni. Il fist armer galies, mes ce fu à tart; car celes s'en estoient tornées bien garnies d'avoir et de gens qu'il avoient gaaignié.

Les Sarrasins surent que les Chrétiens n'avoient aucune galère en mer et que la mer n'était pas gardée. Ils firent apprêter, armer et mettre en mer des galères pour prendre les Chrétiens qui venoient à Damiette. Il vint des espions au cardinal qui lui dirent 385que les Sarrasins avoient apprêté des galères, et qu'il s'apprêtât de son côté, et que, s'il ne le faisoit, il en recevrait dommage. Le cardinal ne les voulut croire; mais il leur donna à manger et les laissa aller. Quand les galères furent en mer les espions revinrent au cardinal et lui dirent: «Maintenant prenez garde à vous, les galères sont en mer.» Le cardinal dit: «Quand ces vilains veulent manger ils viennent dire quelle que nouvelle; malheur à moi si je leur donne à boire du vin et à manger!» Les galères qui étaient en mer ne s'oublièrent pas, mais allèrent à l'île de Chypre et y trouvèrent beaucoup de vaisseaux et de navires chargés de pèlerins, à un port qui est devant Limeçon. Elles avancèrent et les brûlèrent avec les pèlerins. Elles furent long-temps en ce lieu et prenoient ou brûloient tous les navires qui alloient à Acre ou à Damiette. La nouvelle vint au cardinal que les galères des Sarrasins avoient fait grand dommage aux Chrétiens et étaient en l'île de Chypre, et avoient déjà pris, occis ou brûlé plus de treize mille Chrétiens. Quand le cardinal ouït la nouvelle, il fut très-dolent: et eut raison, car le dommage lui venoit de ce qu'il n'avoit voulu croire ceux qui l'en avoient averti. Il fit armer des galères: mais ce fut trop tard, car les autres s'en étaient retournés bien garnis d'avoir et de gens qu'ils avoient pris.

Or vous dirai que deus clers furent en l'ost qui estoit à Damiete, et vindrent au cardinal; si li distrent qu'il iroient au soudan preschier, et qu'il i voloient aler par son congié. Le cardinal dist qu'il n'iroient pas par son congié; car il savoit bien que si i alassent, qu'il n'en eschaperoient ja. Toutes voies distrent qu'il s'offrit qu'il i alassent, et mult l'en prierent. Quant li cardinaus oit qu'il estoient si en grant d'aler, si lor dist: «Je 386ne connois mie vos pensées, mes gardés, si vous ales, que vos cuers soient toujours à Dame Dieu.» Il distrent qu'il ni voloient aler se por mult grant bien non, si le pooient exploiter. Dont dist le cardinal qu'il i pooient bien aler, s'il voloient. A tant se partirent de l'ost des Crestiens, et s'en allerent en l'ost des Sarrazins. Quant les Sarrazins qui eschargaitoient les virent venir, si cuidierent qu'il venissent en message ou por eus renoier. Il alerent à l'encontre, et les pristrent et les menerent devant le soudan. Quant il vindrent devant le soudan si le saluerent, et il les salua aussi, puis lor demanda s'il voloient estre sarrazins ou s'il venoient en message. Il respondirent que sarrazins ne seraient il-ja, ains estoient venu en message de par Dieu et por sa vie sauver s'il les voloit croire; «car nous disons por voir que se vous morés en cette loi vos estes perdu, et por ce sommes-nous ci venus à vos; et se nos volés oir et entendre, nos vos montrerons par droite raison, pardevant les plus sages homes de votre terre, que vos estes tuit perdus, et estes tuit noient.» Li soudan dist qu'il avoit arcevesque et evesques de sa loi mult bons clers, ne sans eus ne porroit-il oir ce qu'il diroient. Li clers respondirent: «De ce sommes nos mult lies, mandés les querre.» Le soudan les manda querre, et il vindrent à lui en sa tente, et si i ot des plus haus homes et des plus sages de la terre, et li diu clerc i furent aussi. Et quant il furent venus, si lor dist li soudan porquoi il les avoit mandés querre. Si lor conta ce que li clerc li avoit dit. Il respondirent: «Sire, tu es espées de la loi, si lor doit maintenir et garder; nous te commandons, de par Mahomet qui la nos doné, que tu lor face lor teste couper; car nos n'orrions chose que il deissent; car la loi defent con ne croie nul preschement, et porce te commandons que tu lor face les testes coper.» A tant pristrent congié, si s'en alerent. Li soudan demora et li diu clerc. Dont vint li soudan, si lor dist: «Seignors, il m'ont commandé, de par Maho-388met et de par la loi, que je vous face les testes couper; car ainsi le commande la loi. Mes j'irai encontre le commandement; car mauvais guerridon vous rendroi-je de ce que vos vos estes mis en avanture de morir por m'ame sauver.» Après dist, s'il votaient demorer avec lui, qui lor donroit grant terre et grans possessions. Il distrent qu'il ne demorroient mie, ains s'en iroient volentier ariere, se son commandement i estoit. Le soudan dist que volentier les feroit ariere conduire sauvement. Après lor fist aporter or et argent, et dras de soie à grant plente, et commenda qu'il en prissent ce qu'il voudroient. Il distrent qu'il n'en prendroient noient, puis qu'il ne pooient avoir l'ame de lui à Dieu, et plus chier auroient l'ame de lui à Dieu qu'il n'auroient quant qu'il avoit vaillant; à lor eus mes fist-il bien, dona lor à mangier, si s'en iroient, puisque autrement ne pooient estre. Le soudan lor fist doner assés à mengier et à boivre; et quant il orent mengié si prislrent congié au soudan, et il les fist conduire jusque, à l'ost des Crestiens.

Or je vous dirai que deux clercs furent en l'armée qui étoit à Damiette et vinrent au cardinal. Ils lui dirent qu'ils iroient prêcher le Soudan, et qu'ils y vouloient aller avec son congé. Le cardinal dit qu'ils n'iroient pas avec son congé, parce qu'il savoit que s'ils y alloient ils n'en échapperoient pas. Toutefois ils lui demandèrent qu'il leur permît d'y aller, et l'en 387prièrent beaucoup. Quand le cardinal vit qu'ils étoient en si grand désir d'y aller, il leur dit: «Je ne connois pas vos pensées, mais, si vous y allez, ayez garde que vos coeurs soient toujours au Seigneur Dieu.» Ils dirent qu'ils n'y vouloient aller que pour un très-grand bien, s'ils le pouvoient accomplir. Le cardinal leur dit donc qu'ils pouvoient bien aller s'ils le vouloient. Alors ils se partirent de l'armée des Chrétiens et s'en allèrent dans celle des Sarrasins. Quand les Sarrasins qui faisoient sentinelle les virent venir, ils crurent qu'ils venoient en message ou pour se faire renégats. Ils allèrent au-devant d'eux, les prirent, et les emmenèrent devant le soudan. Quand ils vinrent devant le soudan ils le saluèrent. Il les salua aussi, puis il leur demanda s'ils vouloient être sarrasins ou s'ils venoient en message. Ils répondirent qu'ils ne seroient pas sarrasins, mais qu'ils étoient venus en message de la part de Dieu pour sauver sa vie s'il les vouloit croire; «car nous disons pour vrai, ajoutèrent-ils, que si vous mourez en cette loi vous êtes perdu, et c'est pour cela que nous sommes venus ici vers vous; et si vous nous voulez ouïr et entendre, nous vous montrerons par droite raison, par devant les plus sages hommes de votre pays, que vous êtes ci tous perdus et êtes tous à néant.» Le soudan dit qu'il avoit un archevêque et des évêques de sa loi très-bons clercs, et qu'il ne pouvoit ouïr sans eux ce qu'ils lui diroient. Les clercs répondirent: «Nous en sommes très-contens, envoyez-les quérir.» Le soudan les envoya quérir, et ils vinrent à lui en sa tente. C'étoit des premiers et des plus sages du pays, et les deux clercs y étoient aussi; et quand ils furent venus, 389le soudan leur dit pourquoi il les avoit envoyé quérir. Il leur conta ce que les clercs lui avoient dit. Ils répondirent: «Sire, tu es l'épéede la loi, ainsi tu dois garder et défendre la loi. Nous te commandons, de par Mahomet qui nous l'adonnée, que tu leur fasses couper la tête, car nous n'écouterons rien de ce qu'ils pourroient dire, parce que la loi défend qu'on croie aucun prêchement, et pour cela nous te commandons que tu leur fasses couper la tête.» Après cela ils prirent congé et s'en allèrent. Le soudan demeura avec les deux clercs. Le soudan vint à eux et leur dit: «Seigneurs, ils m'ont commandé, de par Mahomet et de par la loi, que je Vous fasse couper la tête, car ainsi le commande la loi; mais j'irai contre le commandement, car ce seroit vous rendre mauvaise récompense de ce que vous vous êtes mis au hasard de mourir pour sauver mon ame;» Après il leur dit que, s'ils vouloient demeurer avec lui, il leur donnerait de grandes terres et de grandes richesses. Ils dirent qu'ils ne demeureraient pas, mais s'en retourneraient volontiers si c'étoit son commandement. Le soudan dit qu'il les ferait volontiers reconduire en sauveté. Après il leur fit apporter de l'or et de l'argent et des draps de soie en grande abondance, et commanda qu'ils en prissent ce qu'ils voudraient. Ils dirent qu'ils n'en prendraient rien puis qu'ils ne pouvoient gagner son ame à Dieu, et qu'ils aimeraient mieux gagner son ame à Dieu que d'avoir à leur disposition tout ce qu'il avoit vaillant, mais qu'il leur fit donner à boire et à manger, et qu'ils s'en iraient, puis que ce ne pouvoit être autrement. Le soudan leur fit donner beaucoup à manger et à boire; et quand ils eurent mangé ils 391prirent congé du soudan, et il les fit conduire jusqu'au camp des Chrétiens.

390Quant li Sarrazins orent perdu Damiete, si furent mult dolent. Il manderent as Crestiens que, s'il voloient rendre Damiette, il lor rendroient toute la terre de Jerusalem, si come li Crestiens la tindrent, fors que le Crac, et tous les Crestiens qui en prison estoient en paienisme. Li Crestiens en parlerent et prirent conseil, et conseil lor aporta qu'il ne la rendroient mie, que par Damiete porroient-il conquerre toute la terre d'Egypte et après la terre de Jerusalem; car cil qui empereor d'Allemaigne estoit estoit croisiés par le monde, et assés s'en croiseroit; que se li empereres estoit là o tot son pooir, et li croisiés qui estoient encore à venir à l'aide, et au commancement qu'il avoient, et à l'aide de Dieu, bien porroient avoir toute la terre d'Egypte et de Jerusalem. Quant le roi Felippe oi dire qu'il pooient avoir un roiaume por une cité, si les tint à fous et à musars quant il ne le faisoient.

Quand les Sarrasins eurent perdu Damiette, ils furent très-dolens; ils mandèrent aux Chrétiens que, s'ils vouloient rendre Damiette, ils leur donneroient tout le pays de Jérusalem, comme les Chrétiens l'avoient possédé, hors le Krac, et qu'ils leur rendraient aussi tous les Chrétiens qui étoient en prison dans le pays des Païens. Les Chrétiens en parlèrent et délibérèrent, et leur fut avis qu'ils ne la rendraient pas, et qu'ayant Damiette ils pouvoient conquérir tout le pays d'Egypte, et après tout le pays de Jérusalem, car il y avoit par le monde l'empereur d'Allemagne qui s'étoit croisé, et il s'en devoit croiser beaucoup d'autres; et si l'empereur étoit là avec toutes ses forces, et aussi tous les croisés qui devoient encore venir à leur secours, avec ce commencement qu'ils avoient, et avec l'aide de Dieu, ils pourraient bien prendre tout le pays d'Egypte et de Jérusalem. Quand le roi Philippe ouït dire qu'ils pouvoient avoir un royaume pour une cité, il les tint pour fous et musards s'ils ne le faisoient pas.

Li cardinaus fist asavoir à l'apostole que Dex lor avoit donné à prendre Damiete, et que c'estoit la clef d'Egypte, et que li Sarrazins lor en voloient rendre toute la terre de Jérusalem, fors le Crac, mes cil de la terre ne s'y accordoient pas por le secors qu'il attendoient de l'empereor et des autres Crestiens. Quant li apostole oi ce, si mult lie, et le fist asavoir par toute la crestienté, et manda qu'on fist movoir tous les pelerins qui croisiers estoient. Après manda à Frederic, qui en Alemaigne estoit, qu'il venist à Rome et portast corone, puis alast en la terre d'outre-mer. L'empereor envoia tantost 392à Messines, et manda qu'on fist galies et huissiers159 à chevaus mettre à grant plente por lui passer. Quant Frederic oi le message, il prist congié en Alemaigne, et laissa son fils, ala à Rome entre lui et sa fame, et porterent corone; mes ançois qu'il portast corone, rendi il à l'apostole les cités et les chastiaus que Othes li avoit toluës. Et quant Frederic fu coronés, si li manda qu'il alast en la terre d'outre-mer. L'empereor dist qu'il ni porroit mie aler sitost, qu'il avoit mult de Sarrazins en sa terre et en Cesile qu'il voloit ançois oster; car s'il i aloit avant qu'il fussent hors, il i porroit bien perdre. D'autre part il n'avoit mie Puille ne Calabre à sa volenté, ne Cesile, que si home avoient tenue contre lui; mes s'il avoit sa terre mise à point, il passeroit, à l'aide de Dieu, et mult de bien feroit en la terre. Aprés s'en ala l'empereor en Puille à une soue cité qui a nom Capes. Quant li chevaliers et li haus homes oirent que Frederic avoit porté corone et qu'il estoit à Capes, assés en vint à sa merci, et li rendirent lor terres; et tex i ot qui ne l'oserent attendre, ne venir à sa merci, ains s'enfuirent en la terre d'outre-mer, et tex i ot qui se rendirent au Temple, et tex i ot dont il ne vout avoir merci, ains les fist pendre. Ainsi li rendi l'en toute la terre de Puille, et de Calabre et de Cesile, fors les Sarrazins qui y estoient; mes puis les prist il, et les envoia en Puille. Là en fist l'en une grant cité, où il sont encore; mes ni sont mie tuit, ains en ala par les villes de Puille manans.

Le cardinal fit savoir à l'apostole que Dieu leur avoit donné Damiette en leurs mains, que c'étoit la clef d'Egypte, et que les Sarrasins leur vouloient rendre pour cela tout le pays de Jérusalem, hors le Krac, mais que les Chrétiens du pays ne le vouloient pas à cause du secours qu'ils attendoient de l'empereur et des autres Chrétiens. Quand l'apostole ouït ceci, il en fut très-joyeux. Il le fit savoir par toute la chrétienté, et manda qu'on fît partir tous les pélerins qui étoient croisés. Après il manda à Frédéric, 393qui étoit en Allemagne, qu'il vînt à Rome, prît la couronne, puis allât en la terre d'outre mer. L'empereur envoya aussitôt à Messine, et manda qu'on préparât une grande abondance de galères et barques à chevaux pour le passer. Quand Frédéric ouït le message il prit congé en Allemagne, laissa son fils, alla à Rome avec sa femme, et ils y prirent la couronne160, mais avant qu'il prît la couronne il rendit à l'apostole les cités et châteaux que lui avoit enlevés Othon; et quand Frédéric fut couronné, l'apostole lui manda qu'il allât en la terre d'outre mer. L'empereur dit qu'il n'y pourrait aller sitôt, car il avoit en son pays et en Sicile beaucoup de Sarrasins qu'il en vouloit d'abord ôter; car s'il y alloit avant qu'ils fussent dehors, il y pourrait bien perdre; que d'autre part il n'avoit en son pouvoir ni la Pouille ni la Calabre, ni la Sicile, que ses hommes a voient tenues contre lui, mais que quand il aurait remis son pays en bon état, il passeroit, avec l'aide de Dieu, et ferait beaucoup de bien en la Terre-Sainte. Après cela l'empereur s'en alla en Pouille à une sienne cité qui a nom Capoue. Quand les chevaliers et les seigneurs surent que Frédéric avoit pris la couronne et qu'il étoit à Capoue, il en vint beaucoup se mettre à sa merci et qui lui rendirent leur terre. Il y en eut tels qui ne l'osèrent attendre ni se mettre à sa merci, mais s'enfuirent en la terre d'outre mer. Il y en eut tels qui se rendirent au Temple, et tels dont il ne voulut pas avoir merci et qu'il fit pendre. Ainsi lui fut rendue toute la terre de Pouille, de Calabre et de Sicile, hors que les Sarrasins y étoient: mais depuis il les prit et les envoya en Pouille. Là 395on en fit une grande cité, où ils sont encore; mais ils n'y sont pas tous, et il en est allé demeurer dans d'autres villes de la Pouille.

394Or vous lairons à parler de l'empereor d'Alemaigne jusqu'à tant que point en sera, si vos dirons des Crestiens qui sont à Damiete. Il oirent dire que l'empereor ot porté corone, et qu'il faisoit grant apareillement de passer et d'eus secorre. Il parlerent ensemble et distrent qu'il pooient bien aler asseoir le Caire. Cil qui conseil lor en dona, lor dona conseil d'eus noier; car je vos dirai la maniere de la terre. Il a escluses d'un flun par toute la terre d'Egypte por l'eue du flun detenir. Cil flun si a sept branches quant il se part, et il vient en la terre d'Egypte, si se partent en sept, et tuit chient en la mer de Grece. Le graindre de ces sept si vient en Babilone et au Caire. Babilone est une cité et li Caire est un chastel desous Babilone; forche cil bras d'eue et se part en deus: l'une de ces parties se part Damiete, et l'autre core à une cité qui a nom Fae, et chiet aussi en mer, et chascun de ces fluns si porte navie. Entre ces deus fluns pristrent li Crestiens terre quant il vindrent devant Damiete. Il avient chose chascun an le jor de la mie aoust qu'en rout les escluses, si que l'eue s'espant par toute la terre, si seme l'en les blés, et autrement, se cele eue ne s'espandist, ainsi por pluie qu'il i face, bled ne vendroit en la terre. Aucune fois avint en nos tans que le flun ne coroit mie, ne s'éspandoit, ne qu'il se pooit mie espandre por defaut d'euë, dont il avint que cil de la terre furent tuit mort de faim.

Nous cesserons maintenant de vous parler de l'empereur d'Allemagne jusqu'à ce qu'il en soit temps, et vous dirons des Chrétiens qui sont à Damiette. Ils ouïrent dire que l'empereur avoit pris la couronne et qu'il faisoit de grands apprêts pour passer et venir à leur secours. Ils parlèrent ensemble et dirent qu'ils pourraient bien aller assiéger le Caire. Celui qui leur endonna le conseil leur conseilla de s'aller noyer: car je vous dirai la coutume du pays. Il y a dans tout le pays d'Égypte des écluses faites à un fleuve pour contenir ses eaux. Ce fleuve a sept branches quand il se sépare. Il vient au pays d'Égypte, et là se sépare en sept branches qui toutes tombent dans la mer de Grèce. La plus grande de ces sept branches vient à Babylone et au Caire. Babylone est une cité, et le Caire est un château au-dessous de Babylone. Ce bras de rivière fait la fourche et se sépare en deux; l'une de ses parties va à Damiette, et l'autre coule vers une cité qui a nom Fae161 et tombe aussi en la mer, et chacun de ces fleuves porte navire. C'est entre ces deux fleuves que les Chrétiens prirent terre quand ils vinrent devant Damiette. Il arrive chaque année que le jour de la mi-août on rompt les écluses et que l'eau s'épand par tout le pays. C'est ainsi que l'on sème les blés; et si cette eau ne s'épandoit pas, quelque pluie qu'il fît, il ne viendrait pas de blé dans le pays. Il avint une fois en nos temps que le fleuve ne courut ni ne s'épandit point et ne se pouvoit épan-397dre faute d'eau, dont il avint que ceux du pays moururent tous de faim.

396En cel point que li flun se devoit espandre, murent-il à aler vers le Caire. Li Sarrazins, quant il orent perduë Damiete, si sorent bien que li Crestien ne lairoient mie à tant, ains iroient en Babilone et au Caire. Il firent sor le flun là où l'eue enforce un pont, si le couvrirent tot de fer, et porce le firent u fort de cele eue, qu'il ne voloient mie que li Crestiens alassent à l'autre bras du flun à aler en Babilone. Quant li Crestiens orent pris conseil, et il se furent accordés d'aler au Caire, il garnirent bien Damiete, et s'atirerent por aler. Ançois qu'il meussent manda le cardinal querre le roi Johan, qui en Acre estoit, qu'il venist à Damiete, car il estoient atorné por aller asseoir le Caire. Le roi dist qu'il n'iroit pas, ains garderoit sa terre, et bien li convenist de la terre dont il estoit sires, qui demorée li estoit et qu'il avoit aidié à conquerre. Quant li Sarrazins oirent dire que li Crestien s'appareilloient por aler en Babilone et au Caire, si s'alerent herbergier et logier au pont de fer por garder iluec le passage. Après manda le soudan au cardinal que, s'il voloit rendre Damiete, il lor rendroit toute la terre de Jerusalem, si comme li Crestiens l'avoient tenuë, fors le Crac, et si fermeroit Jerusalem à son coust, et tous les chastiaus qui furent abatus puis qu'il murent à aler vers Damiete, et si donneroit trives à trente ans, tant qu'il porroient bien avoir la terre garnie de Crestiens.

En ce moment que le fleuve se devoit épandre, ils se mirent en marche pour aller vers le Caire. Les Sarrasins, quand ils eurent perdu Damiette, surent bien que les Chrétiens ne s'arrêteraient pas là, mais qu'ils iroient à Babylone et au Caire. Ils firent un pont sur le fleuve là où il se sépare en deux, et le couvrirent tout de fer; et ils le firent à l'endroit où là rivière se sépare, parce qu'ils ne vouloient pas que les Chrétiens prissent l'autre bras du fleuve pour aller à Babylone. Quand les Chrétiens eurent délibéré et se furent accordés d'aller au Caire, ils garnirent bien Damiette et s'apprêtèrent à partir. Avant qu'ils partissent le cardinal envoya quérir le roi Jean, qui était à Acre, et lui manda qu'il vînt à Damiette, car ils étaient prêts à partir pour aller assiéger le Caire. Le roi dit qu'il n'iroit pas, mais garderoit son pays, et qu'il falloit qu'on traitât avec lui du pays dont il étoit sire, qui lui étoit demeuré et qu'il avoit aidé, à conquérir. Quand les Sarrasins ouïrent dire que les Chrétiens s'apprêtaient pour aller à Babylone et au Caire ils s'allèrent héberger et loger au pont de fer, pour garder en ce lieu le passage; puis le soudan manda au cardinal que, s'il vouloit rendre Damiette, il leur rendrait tout le pays de Jérusalem, comme les Chrétiens l'avoient possédé, hors le Krac, et fortifieroit Jérusalem à ses dépens, et aussi tous les châteaux qui avoient été abattus depuis qu'ils étaient partis pour aller vers Damiette, et qu'il donneroit une trêve de trente ans, tellement qu'ils auroient bien le temps de garnir le pays de Chrétiens.

398A cele pes s'accorderent li Templiers et li Hospitalier et les gens de la terre; mes li cardinaus ne si voloit accorder, ains fist movoir ceus de l'ost, fors les garnisons, et alerent contre mont le flun et la navie par euë, et il alerent par terre, si qu'il se hebergeoient tuit jors li un encontre l'autre. Quant le cardinal fu meu, il manda au roi Johan que, por Dieu, eust pitié de la crestienté, car il estoient meus por aler au Caire, et que, por Dieu, meust aprés eus, et il paieroit ce dont il estoit endetté: bien cent mille besans qu'il devoit por l'ost de Damiete. Quant le roi oi que l'ost estoit meu por aler au Caire, si fu mult dolent, quant il estoit meus en tel point; car en grant aventure aloit de tout perdre; si come il finrent. Le roi vist bien qu'il le convenoit aler après eus, car s'il n'i alast, il lor mescheoit, grant blasme en auroit. Si se parti d'Acre et ala après eus, et erra tant qu'il vint à eus au pont de fer, où il estoient logiés prés de l'ost des Sarrazins. Li vaissel de l'ost aloient chascun jor à Damiete, et amenoit en l'ost viandes, si que li os estoit bien plenteif.

399Les Templiers, les Hospitaliers et les gens du pays s'accordèrent à cette paix; mais le cardinal ne voulut pas s'y accorder. Il fit mettre en marche toute l'armée, hors les garnisons. Ils remontèrent le fleuve, la flotte sur l'eau et eux par terre: en sorte que l'armée et la flotte hébergeoient toujours l'une près de l'autre. Quand le cardinal fut en marche, il manda au roi Jean que, pour Dieu, il eût pitié de la chrétienté, car ils étaient en marche pour aller au Caire, et que, pour Dieu, il marchât à leur suite, et qu'il paierait ce dont il était endetté: ce qui alloit bien à cent mille besans pour l'armée de Damiette. Quand le roi ouït que l'armée était en marche pour aller au Caire, il fut fort dolent qu'on fût parti en ce temps, car on couroit grand hasard de tout perdre: comme il arriva. Le roi vit bien qu'il lui falloit marcher à leur suite, car s'il n'y alloit et qu'ils eussent mésaventure, il en auroit grand blâme. Il se partit d'Acre et alla après eux, et marcha tant qu'il les joignit au pont de fer où ils étoient logés près du camp des Sarrasins. Les vaisseaux de l'armée alloient chaque jour à Damiette, et amenoient des vivres, tellement que l'armée était dans l'abondance.

Or vous dirai que li Sarrazins firent. Il firent lor galies qui estoient u flun de Fae, si les firent monter jusqu'au pont, et avaler coiement u flun de Damiete, si que onques la navie des Crestiens, qui d'autre part estoit, ne le sout ne n'aperceut. Les galies des Sarrazins se mistrent entre l'ost et Damiete. Iluec s'arresterent, et si prenoient li vaissiaus qui aloient de l'ost à Damiete, et de Damiete à l'ost; ains clostrent le chemin de l'euë, que viandes ne pooient aler en l'ost, et bien fu huit jors ou plus que viande n'alast de Damiete en l'ost, dont cil 400de l'ost s'esmerveillerent mult que ce pooit estre, qu'il ne pooit oir noveles de Damiete, ne cil de Damiete ne pooient oir noveles de l'ost. Dont il avint que en cel point que les galies des Sarrazins avaloient le flun de Fae, u flun de Damiete estoient cent galies armées, arrivées u flun de Damiete, que l'empereor d'Alemaigne i avoit envoiée, et là sejornerent; que s'il seussent qu'il eust entre eus et l'ost galies, il les eussent prises et secoru l'ost, si n'eust mie Damiete esté perduë. Quant li soudan sout qu'il put galies des Crestiens arrivées à Damiete, si dist qu'il porroit bien trop targier des Crestiens damagier; il fist couper les escluses, et l'euë s'espandit, si s'en ala en l'ost des Crestiens, si qu'il i furent tex i ot jusqu'à la goule, et mult en i ot de noiés, et lor viande fu tote perduë, qu'il ne pooit n'avant n'ariere aler en lors vessiaus ne à terre; si furent-il atorné de l'euë, que li soudan si lor dona congié d'aler ariere sauvement à Damiete, n'en peut il pié eschaper que tuit ne fussent noiés.

Or je vous dirai ce que firent les Sarrasins. Ils firent monter jusqu'au pont les galères qu'ils avoient sur le fleuve de Fae, et les firent redescendre secrètement dans le fleuve de Damiette, tellement que la flotte des Chrétiens, qui était ailleurs, ne le sut ni ne s'en aperçut. Les galères des Sarrasins se mirent entre le camp des Chrétiens et Damiette. Là ils s'arrêtaient et prenoient les vaisseaux qui alloient du camp à Damiette et de Damiette au camp, et fermèrent ainsi 401le chemin, tellement que les vivres ne pouvoient aller au camp; et il se passa bien huit jours, et plus, sans qu'il arrivât des vivres de Damiette au camp. Ceux du camp s'émerveilloient beaucoup de ce que ce pouvoit être, car ils ne pouvoient ouïr nouvelles de Damiette, ni ceux de Damiette ouïr nouvelles du camp. Il avint que, dans ce moment où les galères des Sarrasins descendoient du fleuve de Faë dans le fleuve de Damiette, il étoit arrivé dans le fleuve de Damiette cent galères armées qu'envoyoit l'empereur d'Allemagne; elles s'y arrêtèrent, et si elles eussent su qu'il y avoit des galères entre elles et le camp, elles lés eussent prises et eussent secouru le camp, et Damiette n'eût pas été perdue. Quand le soudan sut qu'il étoit arrivé à Damiette des galères chrétiennes, il dit qu'il ne falloit pas trop tarder à faire dommage aux Chrétiens. Il fit couper les écluses: l'eau s'épandit et s'en alla dans le camp des Chrétiens; en sorte que tels eurent de l'eau jusqu'au cou; il y en eut beaucoup de noyés. Leurs vivres furent tous perdus, car ils ne pouvoient, ni en avant, ni en arrière, aller à leurs vaisseaux ni à terre; et ils étoient tellement entourés d'eau que, le soudan leur eût-il donné congé de retourner en sauveté à Damiette, il n'en aurait échappé aucun, mais tous auraient été noyés.

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(118Le 12 avril 1204.

(119) Que cil qui devoient porter amour, lisez que cil qui devoient porter à mont.

(120) Le 9 mai 1204.

(121) Le marquis de Montferrat.

(122) Baudouin ne fut point tué dans la bataille, mais fait prisonnier par Joannice, roi des Bulgares, qui le tint un an en prison et le fit ensuite égorger.

(123) Théodore Branas, qui épousa en effet Agnés de France, fille de Louis VII et veuve d'Alexis le Jeune et d'Andronic Comnène.

(124) Le 20 août 12o6.

(125) Le 11 juin 1216.

(126) Yolande. C'étoit sa seconde femme.

(127Le 9 avril 1217.

(128) Théodore l'Ange Comnène.

(129) Lisez et il nuilioient la tuit.

(130) En août 1119.

(131Philippe.

(132) Le 25 mars 1221,

(133) En 1228.

(134) L'empereur Frédéric II.

(135) Philippe de Souabe.

(136) Le 23 juin 1208.

(137) Othon IV, fila de Henri le Lion, duc de Brunswick. Il avoît été couronné pour la première fois le 4 juillet 1198, et le fut une seconde à Rome le 27 septembre 1209, après la mort de Philippe de Souabe.

(138) En 1311.

(139 Constance, fille d'Alphonse II, roi d'Aragon, et veuve d'Eméric, roi de Hongrie.

(140) En 1208.

(141) Henri, en 1215.

(142) Le 27 août 1214.

(143) Dans le château de Hartzbourg, le 19 mai 1218.

(144) Il s'agit ici, non du comte Henri qui étoit mort en 1197, mais du roi Amauri de Lusignan, mort le premier avril 12o5.

(145) Marie, fille de Conrad, marquis de Monferrat, et de la reine Isabelle.

(146) Second fils d'Erard II, comte de Brienne.

(147) Le 13 septembre 1210.

(148) Le 3 octobre. L'Art de vérifier les dates se trompe en disant que, d'après Bernard le Trésorier, le couronnement eut lieu à Acre et non à Tyr.

(149) Henri de Champagne, roi de Jérusalem, était mort en 1197, et sa fille Alix n'épousa Hugues I, roi de Chypre, qu'en 1208.

(150) Il l'avoit épousée en 1208, et la fit couronner en 1211.

(151) Philippine.

(152) André II, roi de Hongrie de 1204 à 1235. Il passa en Palestine en 1217.

(153) En 1212.

(154) Ne venoit, lisez: se venoient.

(155) Malek-El-Kamel, sultan d'Egypte de 1218 à 1238. Son pére Malek-El-Adel-Seifeddyn n'alla pas lui-même en Egypte pour repousser l'invasion des Francs.

(156) Malek-El-Moadham-Scharfeddyn, sultan de Damas et second fils de Seifeddyn.

(157) Le 20 novembre 1219.

(158) Lisez la ville.

(159) Huissier: en basse latinité huisserium ou hippigus, sorte d'embarcation destinée à passer les chevaux.

(160) Le 22 novembre 1220.

(161) Aschemoien: c'est le phatmeticum ostium.